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Marcel Roncayolo décembre 1997 Marcel Roncayolo, né en 1926, est à la fois un enseignant, un chercheur et un "homme d'influence". En effet, la recherche urbaine, en France a bénéficié et bénéficie encore de sa perspicacité à saisir des thèmes "porteurs" et à repérer et encourager de nouveaux talents. Sa soif de comprendre cet "urbain généralisé", qu'il apprécie plus qu'il ne craint, le fait de partager son désir de dialogue, de débat. La parole est importante pour lui - certes, comme pour tout Méridional -;, mais c'est pour convaincre, vous amener à discuter qu'il n'hésite pas à se positionner. Son franc-parler est salutaire et oblige l'interlocuteur, à son tour, à se redéfinir. La pensée n'est jamais figée; la connaissance, même historique, est régulièrement revisitée, corrigée, modifiée. C'est à cette réévaluation (et invention) des savoirs sur la ville qu'il nous invite. Suivons-le... Th. P. Comment passe-t-on de l'histoire à la géographie? Marcel Roncayolo: Je suis né et j'ai fait ma scolarité à Marseille. Je suis venu à Paris en 1943 pour préparer le concours de l'École normale supérieure. Mon passage à Normale sup a été important. J'ai opté pour la géographie, choix rare dans une promotion, et aussi pour changer d'air après une khâgne d'historien. J'y ai retrouvé, cependant, des inquiétudes d'historien et des camarades historiens de grande qualité. Outre les diplômes universitaires et les concours préparés, l'intérêt de la formation à Normale sup résidait dans ses enseignements spécifiques. Deux, en particulier, ont été importants pour moi et les deux concernaient le monde rural. L'un sur le Moyen ge, de Charles-Edmond Perrin, m'a appris à m'intéresser au cadastre et aux formes matérielles. L'autre, l'enseignement de Roger Dion, portait sur l'intégration des démarches géographique et historique. Je remarque d'ailleurs que les épistémologues actuels de la géographie ont perdu, ou presque, la trace de ce dernier. Il montrait comment se combinaient la prise en compte de données géographiques, y compris dans leur élément naturel, et la succession des périodes et des types de société qui pesaient sur les formes de l'habitat rural. Par exemple, il étudiait la succession des périodes qui poussaient à l'organisation communautaire et des périodes qui poussaient au contraire à un certain individualisme. C'est un auteur majeur, à la fois historien et géographe, et peut-être, à cause de cette double casquette, trop peu cité de nos jours. Sa thèse sur Le Val de Loire, en 1933, et son Essai sur la formation du paysage rural français, en 1934, ne doivent pas occulter ses études sur l'Histoire de la vigne et du vin en France et les articles, qui, au-delà de leur objet, ont une implication en épistémologie (1) . Ce type de réflexion sur le rural et ses paysages a été déterminant pour mon choix, qui portait dès l'origine sur l'urbain. Étant un enfant de la ville, je souhaitais réfléchir sur les éléments de mon environnement. À l'extérieur de l'École normale supérieure, j'ai également subi l'influence de Ernest Labrousse, historien qui a aujourd'hui tendance à être un peu oublié, lui aussi. Malgré la différence d'âge et de statut, j'avais avec lui une forte connivence intellectuelle. Il a marqué pour moi un passage entre les études économiques, un peu froides et distanciées, et les études davantage ouvertes sur la société. Les économistes avaient tendance à analyser les fluctuations dans une perspective de non-changement et de répétition: les fameux "cycles". Or, on voit très bien que les fluctuations ne sont pas des choses figées. Elles marquent au contraire la création de déséquilibres. L'œuvre de Ernest Labrousse me poussait à "spatialiser"

Marcel Roncayolo. Entretien

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entrevista Marcel Roncayolo

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  • Marcel Roncayolo

    dcembre 1997

    Marcel Roncayolo, n en 1926, est la fois un enseignant, un chercheur et un "homme

    d'influence". En effet, la recherche urbaine, en France a bnfici et bnficie encore de sa

    perspicacit saisir des thmes "porteurs" et reprer et encourager de nouveaux talents. Sa

    soif de comprendre cet "urbain gnralis", qu'il apprcie plus qu'il ne craint, le fait de

    partager son dsir de dialogue, de dbat. La parole est importante pour lui - certes, comme

    pour tout Mridional -;, mais c'est pour convaincre, vous amener discuter qu'il n'hsite pas

    se positionner. Son franc-parler est salutaire et oblige l'interlocuteur, son tour, se redfinir.

    La pense n'est jamais fige; la connaissance, mme historique, est rgulirement revisite,

    corrige, modifie. C'est cette rvaluation (et invention) des savoirs sur la ville qu'il nous

    invite. Suivons-le...

    Th. P.

    Comment passe-t-on de l'histoire la gographie?

    Marcel Roncayolo: Je suis n et j'ai fait ma scolarit Marseille. Je suis venu Paris en 1943

    pour prparer le concours de l'cole normale suprieure. Mon passage Normale sup a t

    important. J'ai opt pour la gographie, choix rare dans une promotion, et aussi pour changer

    d'air aprs une khgne d'historien. J'y ai retrouv, cependant, des inquitudes d'historien et des

    camarades historiens de grande qualit. Outre les diplmes universitaires et les concours

    prpars, l'intrt de la formation Normale sup rsidait dans ses enseignements spcifiques.

    Deux, en particulier, ont t importants pour moi et les deux concernaient le monde rural.

    L'un sur le Moyen ge, de Charles-Edmond Perrin, m'a appris m'intresser au cadastre et aux

    formes matrielles. L'autre, l'enseignement de Roger Dion, portait sur l'intgration des

    dmarches gographique et historique. Je remarque d'ailleurs que les pistmologues actuels

    de la gographie ont perdu, ou presque, la trace de ce dernier. Il montrait comment se

    combinaient la prise en compte de donnes gographiques, y compris dans leur lment

    naturel, et la succession des priodes et des types de socit qui pesaient sur les formes de

    l'habitat rural. Par exemple, il tudiait la succession des priodes qui poussaient

    l'organisation communautaire et des priodes qui poussaient au contraire un certain

    individualisme. C'est un auteur majeur, la fois historien et gographe, et peut-tre, cause

    de cette double casquette, trop peu cit de nos jours. Sa thse sur Le Val de Loire, en 1933, et

    son Essai sur la formation du paysage rural franais, en 1934, ne doivent pas occulter ses

    tudes sur l'Histoire de la vigne et du vin en France et les articles, qui, au-del de leur objet,

    ont une implication en pistmologie (1) . Ce type de rflexion sur le rural et ses paysages a

    t dterminant pour mon choix, qui portait ds l'origine sur l'urbain. tant un enfant de la

    ville, je souhaitais rflchir sur les lments de mon environnement.

    l'extrieur de l'cole normale suprieure, j'ai galement subi l'influence de Ernest

    Labrousse, historien qui a aujourd'hui tendance tre un peu oubli, lui aussi. Malgr la

    diffrence d'ge et de statut, j'avais avec lui une forte connivence intellectuelle. Il a marqu

    pour moi un passage entre les tudes conomiques, un peu froides et distancies, et les tudes

    davantage ouvertes sur la socit. Les conomistes avaient tendance analyser les

    fluctuations dans une perspective de non-changement et de rptition: les fameux "cycles".

    Or, on voit trs bien que les fluctuations ne sont pas des choses figes. Elles marquent au

    contraire la cration de dsquilibres. L'uvre de Ernest Labrousse me poussait "spatialiser"

  • les fluctuations qu'il dcrivait et combiner les divers rythmes historiques, leur cadre

    gographique et la construction des espaces.

    Mon intrt portait sur la formation des villes, sur les diffrents paysages urbains et les

    manires d'y vivre. J'avais ainsi une prdilection pour le rapport entre une morphologie

    complexe, dont il fallait trouver la fois l'origine et les significations successives, et les

    mouvements crateurs d'interventions dans la ville, que les intervenants fussent individuels au

    sens conomique ou collectifs au sens de la puissance publique.

    En disant "morphologie sociale", faites-vous volontairement rfrence Maurice

    Halbwachs?

    M. R.: Bien que je ne l'ai pas connu - Maurice Halbwachs, comme vous le savez, est mort en

    dportation Buchenwald, en 1945 - , j'ai pu consulter, lors de mon sjour rue d'Ulm, le fonds

    Clestin Bougl. Ce dernier avait runi une importante littrature, l'chelle mondiale, sur

    l'conomie, et plus gnralement sur les socits du XXe sicle. On trouvait, par exemple, un

    exemplaire de la thse de droit de Maurice Halbwachs sur Les Expropriations et le prix des

    terrains Paris (1860-1900), qui fut publie en 1909, ainsi que sa brochure, parue en 1908,

    sur Les Politiques foncires des municipalits. J'ai pu ainsi comprendre comment passer du

    problme des formes au problme du mouvement, puisque les expropriations taient

    rvlatrices de mouvements. Elles indiquaient, en effet, les priodes de grande exaltation o

    l'investissement se portait sur la ville et o la ncessit se faisait jour d'un changement de la

    nature et de la taille de la ville. Elles rvlaient des tendances sociales et des moyens. J'ai

    trouv chez Halbwachs une synthse de ces problmes, bien qu'il ft difficile lire et que ses

    positions fussent trop tranches, en particulier contre l'histoire, tout au moins pour se

    distinguer des tudes historiques qu'il estimait purement vnementielles. Alors qu'il

    durcissait ses positions au dbut de son texte, ses analyses pouvaient amener des

    interprtations plus libres, en particulier en ce qui concerne le rle des spculateurs ou la

    conduite des propritaires.

    Rcemment, il a t dit une version plus complte de La Mmoire collective (2). Or, on

    s'aperoit qu'il inverse sa position concernant la dure: il part d'une dfinition durkheimienne

    de la mmoire collective pour aboutir une approche plutt bergsonienne. Son travail est

    ambigu et j'ai progressivement pris conscience de mon attirance pour cette ambigut. Trs

    tt, les thories m'ont intress, mais plus pour les critiquer et en mesurer les limites que pour

    les affirmer et m'y soumettre, car je suis dans le fond un grand sceptique. Je voulais

    considrer comment, dans le cas bien prcis de Marseille, les mthodes gnrales pouvaient

    tre ou non opratoires. J'approchais d'une limite qui me permettait de mieux toucher le

    concept et la mthode. C'est travers ces problmes et ces approches que je me suis form.

    La fin de la guerre et l'immdiat aprs-guerre sont des moments propices

    l'engagement politique des intellectuels. On connat l'attrait qu'exerait alors le parti

    communiste franais sur la majorit d'entre eux. Quels ont t vos engagements

    politiques?

    M. R.: cette poque, je me suis engag politiquement en tant que social-dmocrate affirm.

    Je voulais chapper cette position largement connue l'cole normale suprieure qui

    consistait tre "compagnon de route" ou membre du parti. Jacques Le Goff avait gard ses

    distances, l'inverse de Emmanuel Le Roy Ladurie. Quant ma carrire syndicale, elle a t

    interrompue au bout de trois mois d'exercice. Je me suis galement oppos la guerre

  • d'Indochine et j'ai tent de diffuser cette position parmi les normaliens. Par la suite, je suis

    rest sans doute fidle une certaine conception de la social-dmocratie.

    Vous participez la deuxime "Semaine sociologique", prpare par Georges

    Friedmann, en mars 1951, sur Villes et Campagnes (3), qui rtrospectivement fut un

    vnement intellectuel marquant. Vous tiez alors professeur au Lyce Saint-Charles de

    Marseille et doctorant...

    M. R.: J'tais intress par le rapport entre technique, organisation professionnelle et ville. Or

    il me semblait que Friedmann parvenait rendre compte de certaines relations,

    ncessairement complexes, entre ces trois "ples" de l'activit sociale, autrement qu'en

    appliquant une mthode globale et dterministe de type "marxiste". J'ai beaucoup apprci,

    galement, les premires uvres de Alain Touraine, car elles allaient dans ce sens. Je pense

    ses tudes sur L'volution du travail ouvrier aux usines Renault (1955) et sur les Ouvriers

    d'origine agricole (1961). Elles permettaient de considrer comment voluait la notion de

    "classe ouvrire". La France dans laquelle je suis n, dans laquelle j'ai t lev et dans

    laquelle j'ai dbut comme professeur en 1950 tait encore presque moiti rurale. Nous

    avons donc eu affaire des transformations considrables en quelques annes! Nous nous en

    sommes mal rendu compte parce que nous manquions d'outils d'observation. Nous avions

    tendance trop voir le plan-projet, que ce soit avec de lointaines perspectives et de grandes

    ides ou avec des programmes censs rpondre la pression des phnomnes. Ce que je lisais

    rpondait plutt au second cas qu'au premier. Or nous ne parvenions pas voir ce qui se

    passait sous nos yeux, et ce genre de myopie existe encore, c'est pour cela que je milite pour

    la cration d'observatoires qui permettraient de regarder les changements de plus prs et plus

    longuement.

    J'ai toujours pens que, de ce point de vue, l'tude du march immobilier tait essentielle, bien

    que ce soit trs difficile raliser. J'ai d'ailleurs tent de le faire pour Marseille. Nous

    manquons d'observatoires, non seulement d'enqutes ponctuelles, mais aussi et surtout

    d'enqutes en continu. Nous nous sommes aperus que les grands ensembles avaient chang

    de contenu et de rle social, surtout par rapport la destination qui leur avait t fixe

    initialement. Par exemple, nous n'avons pas su regarder temps le problme de l'immigration,

    qui tait une immigration d'accompagnement des familles et non plus de soutiers de l'Europe,

    bouche-trous de la mcanisation. la fin des annes soixante et au dbut des annes soixante-

    dix, lorsque j'ai eu assumer des responsabilits dans la mise en place des sciences

    conomiques et sociales dans les lyces, je n'ai jamais entendu parler de ce problme.

    Quel a t le thme de votre premier ouvrage?

    M. R.: Mon premier livre a t une gographie lectorale. Il visait rvler les

    transformations que subissait Marseille, en particulier la dsindustrialisation, alors mme que

    les discours officiels n'allaient pas dans ce sens. Il expliquait comment le rapport de force

    politique se modifiait et comment, finalement, Defferre avait pu arriver au pouvoir. Ds l956,

    les changements politiques taient trs sensibles. Ils annonaient que le Marseille industriel

    n'tait plus Marseille et que l'industrialisation se dplaait vers l'extrieur, impliquant

    parfois des options politiques diffrentes. J'ai alors renonc rdiger une gographie

    culturelle, qui serait tombe dans un milieu peu rceptif. cette poque, dj, je pensais que

    les faits conomiques et sociaux n'taient pas seulement des "choses" matrielles mais aussi

    des "reprsentations". Par consquent, la manire dont on se reprsentait la fois ces choses

    l et leur changement tait tout aussi importante que les choses elles-mmes. J'ai toujours fait

    de la gographie culturelle, bien que je ne me fusse pos le problme de sa dfinition que plus

  • tard. En France, la gographie culturelle n'a eu d'audience que vers la fin des annes soixante-

    dix, avec Paul Claval et plus tard sa revue Gographie et Cultures. Finalement, on a

    commenc faire de la gographie culturelle quand on a cess de faire de la gographie

    marxiste. Mais la gographie a toujours eu besoin de "bquilles" de consolidation du ct du

    concept, peut-tre parfois l'excs. J'ai d'ailleurs toujours t tonn de voir quel point la

    pense des grands gographes vidaliens sur l'homme et la nature tait simpliste.

    L'pistmologie actuelle de la gographie qui se repose le problme de l'environnement ne me

    semble pas toujours trs riche. Dans la conceptualisation, ce n'est pas le concept qui

    m'intresse mais sa capacit expliquer. C'est ce que j'ai justement trouv chez Halbwachs.

    Quand, et en quelles circonstances, avez-vous rencontr l'cole de Chicago?

    M. R.: Une fois enseignant l'cole normale suprieure, j'ai eu faire des cours d'agrgation

    sur des pays que je ne connaissais pas, et comme les gographes marxistes hsitaient traiter

    des tats-Unis par exemple, c'est moi qui aie d les prsenter, et donc les tudier. Je ne suis

    all en Amrique du Nord qu'aprs 1970; c'est vous dire si mes connaissances taient avant

    tout livresques. J'ai ainsi lu la plupart des grands textes amricains concernant la ville et les

    espaces urbaniss, la division sociale de l'espace, l'affectation des sols, etc. Dans ce contexte,

    je me suis procur plusieurs crits de l'cole de Chicago - c'est mme mon exemplaire de The

    City, sous la direction de Robert Park et Ernest Burgess, qui des annes plus tard a servi

    Grafmeyer et Joseph pour raliser leur anthologie (4). C'est aussi lors de la prparation de ces

    cours que j'ai lu les travaux de Jean Gottmann sur la "Mgalopolis"... Ces textes, et d'autres,

    ont remis l'ordre du jour l'tude interne des villes un moment o les gographes

    cherchaient, en France, une justification de leur existence dans l'application aux rseaux

    urbains. Il y a d'ailleurs un trs joli texte de Michel Coquery, dans lequel il explique le mythe

    et les dsillusions de cette gographie dite "applique". La gographie avait ses cycles! Avec

    Pierre George, guide attentif, on est passs, la fin des annes cinquante, d'une gographie

    sociale une gographie dmographique, d'une rflexion sur les grands ensembles une

    rflexion sur l'organisation du territoire. J'avais alors crit un article pour montrer que le

    concept de "mtropole d'quilibre" s'appliquait mal au cas de Marseille. Simple prise de

    distance. Le concept de mtropole peut prendre deux sens: tout d'abord la ville et ses

    prolongements suburbains, comme il a t tabli aux tats-Unis; ensuite, la ville organisant

    son espace, rgional ou supra-rgional. Hormis le cas de Paris, dont on considrait alors la

    prdominance comme trop crasante, j'entrais mal dans l'analyse de mtropoles d'quilibre et

    l'application l'organisation du territoire sur un schma de poupes gigognes. Au contraire,

    j'apprcie ce qui casse la simple reproduction des chelles diffrentes du mme phnomne.

    Le changement d'chelle implique un changement de problmatique, et donc de regard.

    L'approche de Gottmann m'a intress justement parce qu'il propose un modle de mtropole

    globale sans hirarchie unique. Je me suis alors orient vers ce mode d'urbanisation constitutif

    d'une mgalopolis plusieurs ples, o les campagnes devenaient des lments du systme

    urbain. C'est pourquoi je crois beaucoup plus la notion d'"urbanisation gnralise" qu'

    celle de mtropolisation. Mon collgue Guy Burgel (5) remarquait vers 1980 que les

    agglomrations moyennes et les petites villes se dveloppaient plus vite que les grandes. Il

    reste donc savoir dans quelles limites la mtropolisation est tudie. On sait trs bien que les

    frontires ne sont pas fixes. Il est plus facile d'tudier la mtropole partir du centre qu'

    partir d'indicateurs de taille fixs par la limite. On le voit trs bien avec le cas de l'Ile-de-

    France. La croissance urbaine implique qu' partir d'un certain moment les cadres

    administratif et politique ne concident plus avec la gographie. Pour cela, on ne pouvait pas

    comparer Marseille et Lyon si on raisonnait en terme de ville. La mtropolisation accrot

    encore les difficults. Cela pose de graves problmes politiques puisque le lieu d'exercice du

  • pouvoir parat plus flou. Nous assistons l un dcalage essentiel entre la gographie et les

    institutions.

    Mon recueil d'articles La Ville et ses territoires portait autant sur l'organisation externe des

    territoires par rapport la ville que sur l'organisation interne. Parmi les gographes, j'avais

    tendance faire scandale lorsque j'employais le terme d'"espace" au lieu de terme plus

    classique comme la "rgion", car l'espace n'engageait pas une organisation dfinie. Le terme

    de "rgion" comprenait dj la reconnaissance d'une certaine identit. Ensuite, la spatiologie

    tant la mode, j'ai repris la notion de "territoire", car elle comportait des lments sociaux

    qui manquaient la notion d'"espace". Le territoire est un rapport entre un espace non

    dlimit a priori et des pratiques, des appartenances et des pouvoirs.

    Le problme de sgrgation m'tait dj apparu avec Halbwachs et avec les Amricains.

    travers les fluctuations de l'investissement dans l'immobilier et la cration de la ville, je me

    suis intress ce qui rpondait une demande sociale, et donc au problme de la division

    sociale. Mais je ne me suis pas focalis sur la sgrgation elle-mme. Elle est apparue dans la

    sociologie des annes soixante-dix comme un thme correspondant une volont dlibre du

    pouvoir de disposer les hommes d'une certaine faon. Cette approche me semblait accorder

    trop d'importance au pouvoir. Les stratgies existent mais elles peuvent tre contradictoires.

    En plus de la sgrgation, qui pouvait provenir de mcanismes volontaires aussi bien

    qu'involontaires, je me suis intress l'agrgation, c'est--dire aux raisons pour lesquelles se

    produisent des phnomnes de rassemblement. Les coalescences formes socialement me

    semblaient plus caractristiques que les diffrences dans l'organisation d'une ville. Au XIXe

    sicle, par exemple, les employs collaient aux bourgeois dans les zones urbaines. Ensuite, ils

    furent mls aux ouvriers. Ce mouvement a montr en quoi la catgorie pouvait elle-mme

    tre transforme. Je voulais donc observer les combinatoires sociales dans la ville, qu'elles

    fussent sgrgatives ou non.

    L'Histoire de la France urbaine, impulse par Georges Duby, vous a mobilis plusieurs

    annes. Quel bilan tirez-vous de cette exprience ditoriale?

    M. R.: L'Histoire de la France urbaine a t une aventure heureuse et fastidieuse. Dans le

    tome quatre sur "la ville de l'ge industriel", dirig par Maurice Agulhon, j'ai rdig les deux

    premires parties sur l'urbanisation au cours du XIXe sicle et sur le "modle haussmannien".

    J'ai, en revanche, dirig le tome cinq sur "la ville aujourd'hui", pour lequel j'ai beaucoup crit.

    Je dois dire que les contraintes rdactionnelles ne sont pas de mme nature quand on travaille

    sur le contemporain et le contemporain trs proche et quand on travaille sur une priode plus

    lointaine, pour laquelle nous avons assez de recul critique. Pour la priode actuelle, la

    littrature est immense et mlange (littrature "grise", littrature polmique et accidentelle,

    enqutes, etc.) et on peut s'y noyer. De plus, la gestion d'un travail collectif n'est pas

    commode. Je parle beaucoup de l'poque contemporaine mais j'ai une prdilection pour le

    XIXe sicle qui constitue pour moi un laboratoire, de la mme manire que Marseille. Le

    XIXe sicle est plus sr de ses sources que le XXe sicle. Pour celui-ci, seule l'enqute de

    terrain peut nous apprendre quelque chose. Mais les recensements sont de moins en moins

    utilisables. l'inverse, j'apprcie les listes nominatives du XIXe. partir d'elles, je monte

    tout un scnario, je fais de la micro-histoire, c'est--dire de l'histoire de vies soit l'chelle de

    familles soit l'chelle de quartiers, j'observe l'volution de la composition d'immeubles sur

    des priodes de vingt-cinq trente ans, c'est trs vivant!

    Mais peut-on n'tudier que la France urbaine, alors mme que son urbanisation

    s'effectue en mme temps que l'urbanisation plantaire?

  • M. R.: Je reconnais qu'on ne peut pas isoler une France urbaine et une France rurale. Je me

    souviens d'ailleurs d'une conversation avec Fernand Braudel ce sujet. On a tendance

    devenir trop hexagonaux, y compris dans l'tude des rseaux urbains. J'ai tent en ce sens de

    montrer que notre culture urbaine mridionale ressemble celle de certaines rgions d'Italie.

    Nous avons une conception intriorise de la France, conforme celle de la monarchie, y

    compris dans l'amnagement. Il nous faudrait revoir notre conception, en tenant compte des

    ouvertures, et non pas seulement des insertions dans cette France intriorise.

    Je reviens votre itinraire intellectuel. Quand optez-vous pour une approche de la

    ralit sociale et spatiale, en terme de "forme"?

    M. R.: la fin des annes soixante-dix, je me suis cart de la socio-conomie pour adopter

    une vision plus formelle. Assez tt, j'ai quitt la gographie pure et dure pour faire une

    gographie la fois lectorale, sociale, culturelle et architecturale. Mais, chaque fois, cette

    gographie touchait en mme temps la matire, la forme et au mouvement. Finalement, je

    me suis aperu que la gographie la plus physique voluait dans le mme sens, puisqu'elle

    passait l'tude de phnomnes de plus en plus historiques travers la morphogense. Si

    j'avais eu inventer une nouvelle discipline, elle aurait pu s'appeler "morphogense",

    condition de considrer les formes dans leur matire, leur succession et leur coexistence. Par

    exemple, les rues de Paris rsultent du recouvrement de systmes multiples. Les formes ont

    une vie et prennent des significations diffrentes. Il faut par consquent tenir compte de la

    gense du sens attach aux formes. Mais je n'ai pas invent de discipline, car j'ai horreur de la

    lutte pour la labellisation.

    Vous venez de publier Les Grammaires d'une ville. Ce titre est-il un clin d'il Braudel

    et sa Grammaire des civilisations, ou bien considrez-vous comme indispensable, pour

    "lire" la ville, de connatre sa "langue", et donc sa "grammaire"?

    M. R.: Braudel, peut-tre... mais surtout un ami linguiste qui a rapproch mes analyses

    des siennes et cet autre ami, venu du pass, le gographe lise Reclus. Il a toujours voulu

    comprendre les changements l'uvre dans une socit, qui se rpercutent dans sa

    gographie. C'est ainsi qu'il a tudi, par exemple, les chemins de fer. Le train, par sa vitesse,

    modifie le temps de parcours entre une ville et une autre, comme il modifie la rpartition

    spatiale des activits, etc. Aujourd'hui, dans la pense de la ville plantaire, il y a cette mme

    ide d'un effacement des distances. Mais les technologies qui suppriment la distance ne

    suppriment pas l'espace, ou alors seulement l'espace gomtrique. N'atteignent-elles pas le

    territoire? Quelles que soient les voies de communication et leur rapidit, il importe surtout

    que l'information parvienne destination. L'individu qui communique avec n'importe qui en

    demeurant devant son ordinateur est d'une certaine manire dtach du sol. Notre rapport au

    territoire est, pour cette raison, un problme qu'on ne peut nier. Nous savons que nos

    territoires ne sont pas continus. J'avais discut de multiterritorialit avec le prfet de la Seine-

    Saint-Denis. Avant de considrer une ville plantaire, il faudrait penser une population

    plantaire. Or les immigrs, par exemple, se sentent encore en partie multiterritoriaux, que ce

    soit la premire gnration ou ses enfants, par l'imaginaire. En tant que franais, je me sens

    appartenir la fois Paris et Marseille. Nous avons chacun nos territoires, qui ne sont pas le

    rseau mondial bien qu'ils s'y intgrent. Il faut donc relativiser toutes ces positions et

    considrer la complexit dans la ville. Il n'y a plus d'appartenance ferme; bien au contraire,

    l'appartenance intgre des attaches multiples avec des positions gographiques multiples. Pour

    comprendre cette complexit, j'ai propos une grammaire afin d'associer l'volution des

    formes et celle des sens. Le terme de grammaire correspond ma manire de poser le

  • problme de la mise en place des formes, en tant qu'lments matriels, et du sens. La

    grammaire comprend donc la morphogense et le changement de sens.

    J'hsite toujours jouer les prophtes concernant l'volution plantaire: je prfre procder

    un constat de la situation actuelle. Je suis all en Argentine l'anne dernire, o j'ai visit des

    bidonvilles qui ne sont plus habits par des Argentins mais par des Boliviens. Nos

    observatoires auraient d'ailleurs de quoi faire dans ces villes. Doit-on considrer la situation

    de ces Boliviens comme une rgression, en pensant aux villages isols qu'ils ont quitts dans

    les Andes, ou au contraire comme une ouverture? De plus en plus, nos villes sont aussi des

    villes du tiers-monde, ainsi que me l'avaient dj rvl les villes amricaines. Bien que le

    tiers-monde ne soit pas fait pour rester le tiers-monde, nous l'avons intrioris dans nos villes.

    Ces problmes relvent de la maturation.

    Je ne suis pas contre la diversit culturelle, mais les esprits libres ont trop admis batement

    une telle diversit. partir d'un certain degr de diversit, que signifie la coexistence? Le

    monde plantaire va-t-il consister produire des muses ethnographiques dans nos villes ou

    faire fonctionner l'ensemble sur la base d'une communaut? Je suis un peu inquiet concernant

    une volution "communautariste". Nous avons tendance intrioriser comme valeur

    l'apartheid tant condamn l'extrieur. J'ai t effray de voir quel point les Anglais ont

    bonne conscience vis--vis des Pakistanais. Je ne suis pas non plus pour un universalisme qui

    rabote. Si nous voulons maintenir une diversit culturelle, nous devons crer des codes

    urbains. Cela vaut l'chelle d'une ville comme celle de la plante. Nous pouvons trouver

    un mode qui vite de naturaliser les diffrences et qui permette de crer quelque chose de

    nouveau. Je ne supporte pas qu'on rapporte l'ethnie, au sens de la formation culturelle

    initiale, des lments de naturalisme et des lois ternelles que l'on essaie maintenant d'arracher

    la nature. Je crois au mouvement, et l'urbain incarne prcisment ce mouvement. C'est

    pourquoi, concernant le pouvoir, l'tat-nation est dpass. Curieusement, il est devenu

    populaire puisqu'on le revendique pour dfendre tel ou tel intrt. Il y a ainsi, souvent par

    peur, une remonte politique de l'tatnation. Dans les annes trente, Keynes avait remis un

    peu d'ordre dans un capitalisme libral qui partait en tout sens. Comment peut fonctionner un

    systme qui n'est pas rgul? La survie en socit implique la rgulation. Que cette rgulation

    s'effectue par des grandes entreprises serait peut-tre dsastreux. Mais quel niveau dfinir la

    rgulation? O vont se situer les lieux de prise de conscience politique et les lieux de pouvoir?

    Comment cela va-t-il s'organiser territorialement? On ne peut pas vivre constamment dans le

    TGV ou dans un jet. Que signifie alors le pouvoir du maire et des prsidents des conseils

    gnraux dans le cadre de la dcentralisation? Le maire est important dans la mesure o il

    reprsente le chauffeur d'une chaudire centrale. Une ville compte plus par son identit ou son

    image que par ses limites ou son poids spcifique.

    Que pensez-vous d'un ministre de la Ville?

    M. R.: Le ministre de la Ville a t avant tout un ministre de la Banlieue. Or la banlieue ne

    constitue pas un milieu social homogne. Doit-on traiter du fait urbain dans sa globalit ou

    doit-on le segmenter par zones problmatiques? Je n'apprcie pas cette segmentation. Les

    problmes des cits sont sociaux, mais ils ne sont pas totalement spcifiques par rapport au

    reste de la socit. C'est notre organisation sociale qui en est porteuse. Or je reproche au

    ministre de la Ville de ne pas avoir eu une comprhension globale de la ville. Ce ministre

    est autant confront la question du travail, de la drogue, des enfants, de la scolarit, etc. qu'

    celle de la ville proprement dite.

    Une dernire question, rituelle pourrais-je dire, quels sont vos lieux prfrs?

  • M. R.: Tous mes sites prfrs sont des villes, et parmi elles, Marseille. Il m'est trs difficile

    de travailler scientifiquement sur cette ville qui a t la mienne parce qu'il faut relativiser un

    certain nombre de points de vue. En revanche, cette relativisation permet de comprendre en

    quoi la ville objective n'existe pas, en quoi elle ne peut tre dcrite qu' partir de points de

    vue. C'est la raison pour laquelle j'ai aim la littrature sur la ville, comme celle de Jules

    Romains, Julien Gracq et de Georges Perec. Ce n'est pas un quartier particulier qui me plat

    dans Marseille mais toute la ville, avec sa diversit. Il y a d'ailleurs des leitmotive qui

    rapparaissent rgulirement dans Marseille, comme l'arbre, signe d'une ruralit dans la ville.

    Le film Marius et Jeannette, qui montre plutt le Marseille de l'Estaque, rvle le caractre

    propre cette ville, une ruralit qui n'est pas conomique. Il y a du "village urbain "dans

    Marseille. J'y ai trouv le problme de la constitution d'une culture locale porte par des gens

    qui s'levaient socialement et par une classe moyenne. Les grands bourgeois marseillais n'ont

    rien apport parce qu'ils vivaient souvent dans un monde dtach de la culture locale. Les

    classes moyennes y sont beaucoup plus intressantes comme espace de transition. De la mme

    manire que j'aime Marseille, j'ai aim New York. Bien que je l'ai connue assez tard,

    j'apprcie aussi Rome. Les lieux o je me trouve bien sont les lieux o je marche. Je voudrais

    pouvoir vivre Paris comme j'ai vcu dans ces villes, c'est--dire en badaud. J'ai aussi essuy

    des checs dans ma rencontre avec les sites, comme Los Angeles ou en Union sovitique.

    J'aime bien galement Budapest.

    Notes :

    (1) Outre ces deux ouvrages, on peut lire de Roget Dion (1896-1981): "La gographie

    historique", in La Gographie franaise au milieu du XX sicle, Baillire, 1957; Aspects

    politiques de la gographie antique, Les Belles Lettres, 1977, et le recueil d'articles, Le

    Paysage et la vigne, Payot, 1990, avec une prface de Jean-Robert Pitte et une postface de

    Marcel Roncayolo.

    (2) La Mmoire collective, premire dition aux Puf en l950; seconde dition critique et

    augmente, prpare pat Grard Namer, chez Albin Michel, en 1997.

    (3) Villes et Campagnes. Civilisation urbaine et civilisation rurale en France, sous la direction

    de G. Friedmann, Armand Colin, 1953.

    (4) Cf. L'cole de Chicago. Naissance de l'cologie urbaine, choix de textes prsent par Yves

    Grafmeyer et Isaac Joseph, Les ditions du champ urbain, Cru, 1979, rdition, Aubier 1984

    et 1990.

    (5) Cf. "Qu'est-ce que la cit globale? Marcel Roncayolo rpond Guy Burgel", in Villes en

    parallle, no 20/21, 1994.

    Propos recueillis par Thierry Paquot, le vendredi 5 dcembre 1997, Paris.

    Thierry Paquot

    Bibliographie

    "Plan de la ville et spculation", in Actes du Congrs national des socits savantes, 1958.

    mailto:[email protected]?subject=origine:%20Les%20invites%20d%27Urbanisme%20sur%20le%20web%20de%20l%27IUP

  • Gographie lectorale des Bouches-du-Rhne sous la IVe Rpublique, (avec A. Olivesi), FNSP, 1961.

    Marseille, coll. "Les Grandes Villes franaises", La Documentation franaise, 1963. Nos contemporains, t. 9, t. 10 et t. 11, manuels, Bordas, 1968-1972. "La division sociale de l'espace urbain : mthodes et procds d'analyse", in Bulletin de

    l'Association des gographes franais, n 395-396, 1972. "De la ville prindustrielle la ville industrielle. Essai sur l'historiographie franaise", avec

    Louis Bergeron, in Quaderni storici, n 27, 1974. "Citta", "Regione", "Territorio", in Enciclopedia Einaudi, 1978, 1981, 1982. "Prludes l'haussmannisation : la capitale dans le projet des ingnieurs et des utopistes",

    colloque d'Anacapari, Institut Gramsci, 1983. Histoire de la France urbaine, Seuil, t. IV, 1983, t. V, 1985. "Le paysage du savant", in Les Lieux de mmoire, sous la direction de Pierre Nora, tome II,

    vol. I, Gallimard, 1986. Marseille, les territoires du temps, ditions locales de France, 1987. "L'espace franais", in Histoire de la France, sous la direction de A. Burguire et J. Revel,

    tome 1, Seuil, 1989. La Ville et ses territoires, coll. "Folio", Gallimard, 1990. L'Imaginaire de Marseille. Port, ville, ple, chambre de commerce et d'industrie de Marseille,

    1990. Villes et civilisation urbaine, XVIIIe-XXe sicles, anthologie ralise avec Thierry Paquot, coll.

    "Textes essentiels", Larousse, 1992. Les Grammaires d'une ville. Essai sur la gense des structures urbaines Marseille, ditions

    de l'Ehess, 1996.