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Armand Colin Peindre le rêve Author(s): ÁRON KIBÉDI VARGA Source: Littérature, No. 139, MARGES (SEPTEMBRE 2005), pp. 115-125 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705084 . Accessed: 15/06/2014 14:26 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 14:26:03 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

MARGES || Peindre le rêve

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Armand Colin

Peindre le rêveAuthor(s): ÁRON KIBÉDI VARGASource: Littérature, No. 139, MARGES (SEPTEMBRE 2005), pp. 115-125Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705084 .

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■ ÁRON KIBÉDI VARGA, AMSTERDAM

Peindre le rêve

LES TROIS RÉALITÉS VISIBLES

À la différence des écrivains qui cherchent à décrypter leur espace intérieur ou celui de leurs personnages, les peintres eux ont préféré pen- dant des siècles élire 1 comme sujet de leur tableau la réalité extérieure : arbres, rochers, églises, êtres humains. Les genres picturaux reflètent bien cet état de choses: les quatre termes les plus courants dans l'histoire de l'art désignent des natures mortes, des paysages, des portraits, des tableaux d'histoire. Cependant, le tableau ne reproduit pas exactement la réalité vue par chacun. A l'exception du trompe-l'œil 2, qui efface son créateur, la peinture n'est jamais une représentation pure; elle implique aussi une vision personnelle. Venise peinte par Canaletto et par Turner n'est pas la même ville: la manière de voir du peintre fait partie intégrale du tableau.

La peinture peut bien entendu contribuer à mieux nous faire con- naître le passé, l'image en tant que référence à une réalité constitue, aussi bien que le texte, une source de connaissances historiques - comme l'a montré le célèbre ouvrage de Francis Haskell3 - , mais elle participe toujours à une dialectique, à cette tension qui se crée entre l'objectif et le subjectif. L'artiste reproduit et crée en même temps, le tableau est à la fois représentation et expression.

À côté de la réalité vécue et observée, le peintre peut aussi opter pour une réalité imaginable: il s'agira de représenter des événements qui n'entrent pas dans son expérience quotidienne, comme on en lit dans certains récits de la Bible (telle l'Ascension: le Christ qui monte au ciel) ou ceux de la mythologie (tel l'enlèvement d'Europe: un taureau emporte une jeune fille). Dans les deux cas, l'imagination supplée facilement à l'observation courante.

Il existe cependant, à côté de la réalité vécue et de la réalité imagi- nable, une troisième réalité visuelle - et donc susceptible là encore d'être représentée par un peintre: cette réalité, elle, est strictement intérieure ; il s'agit du rêve. Le rêve contient également des objets et des êtres humains qui nous sont familiers, que nous reconnaissons, mais ils

1. À une exception près: la peinture abstraite, dont il sera question à la fin de cet essai. 2. Voir mon article «De Zeuxis à Warhol, les figures du réalisme», in Groupe Mu, «Rhéto- riques du visible», numéro spécial Protée, printemps 1996, p. 101-109. 3. History and its Images - Art and the Interpretation of the Past , New Haven and London, Yale University Press, 1993.

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nous apparaissent dans une suite d'images souvent étranges et dont le sens nous échappe.

Tout le monde fait des rêves4, mais nous ne connaissons que nos propres rêves, ceux des autres ne nous sont connus que par les récits qu'ils en font. Celui qui écoute visualise le récit de celui qui le raconte, c'est-à-dire qu'il développe dans son esprit une série d'images mentales qui ne correspond sans doute pas véritablement à l'expérience visuelle de celui qui parle: celui qui raconte occupe alors la même position que le peintre, il crée ce que l'autre voit (mentalement) et celui qui écoute devient en fait le spectateur. Cet écart entre le moi et les autres vaut cependant pour tout récit, puisque nous visualisons tout ce qu'on nous raconte. Y a-t-il alors une différence entre les autres récits et les récits de rêve?

LE RÉCIT

Un récit, on le sait, n'est jamais une simple succession «logique» d'événements. Dire qu'un homme a faim et qu'il entre donc dans un restaurant ou qu'il est fatigué et va dormir, n'est pas un récit: celui-ci doit comporter un problème et une solution inattendue, surprenante; sinon il est d'un mortel ennui. Cette contrainte narratologique vaut pour les récits en général et tout particulièrement pour la nouvelle, l'anecdote et la plaisanterie. Or il semble bien que le récit de rêve soit radicalement différent du récit verbal et de l'anecdote, il n'obéit pas aux mêmes règles. Le rêve est la destruction de l'anecdote, c'est ce que semble sug- gérer Roland Barthes à propos de la peinture onirique de Marc Janson 5. Ce que souligne encore Maria Ruvoldt à propos d'une gravure célèbre de Marcantonio Raimondi intitulée Le Rêve de Raphael (1508) 6.

Au cours des siècles, les récits célèbres de la mythologie, de la Bible ou de l'Histoire ont souvent suscité des tableaux, qu'on désigne par le terme de «tableaux d'histoire». Mais ces tableaux qui représentent un événement réel ou imaginable ne peuvent que résumer un récit, ils sont incapables de créer la surprise provoquée par une anecdote bien racontée. À moins de connaître le sujet - grâce à notre savoir, à nos connaissances historiques - , il nous faudra regarder le titre pour savoir de quel événement précis il s'agit et ensuite nous réfléchirons pour 4. Paul Nizan semble suggérer que le rêve n'est pas universel, qu'une vie sans rêve nocturne serait possible; pour ce militant d'extrême gauche, le rêve est l'effet de notre soumission à la société: «Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les porte, ils rêveront la nuit. » ( Antoine Bloyé , Paris, Bernard Grasset, 1005, p. 18). 5. Roland Barthes, Patrick Waldberg, André Pieyre de Mandiargues, Marc Janson, Paris, Les Promeneurs solitaires, 1999. 6. «cannot be adequately contained within a single narrative» ( The Italian Renaissance Ima- gery of Inspiration - Metaphors of Sex, Sleep, and Dreams , Cambridge University Press, 2004, p. 140).

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savoir quel moment du récit se trouve ici représenté; car, en visualisant le récit, le peintre l'immobilise. Le fameux problème posé par Lessing ressurgit ici: comment représenter dans l'espace ce qui se déroule dans le temps? Est-il possible de rendre par l'image une illusion de mobilité, suggérer le mouvement7 du récit?

Un récit comporte au moins trois phases - une situation initiale, une crise et un dénouement - . Jung fait remarquer qu'il est souvent possible de distinguer plusieurs phases dans les récits de rêve aussi 8. Les théoriciens des siècles classiques insistent sur la nécessité, pour le peintre, de choisir le meilleur moment, celui qui embrasse aussi bien le passé que le futur et qui permette donc de concevoir le développement linéaire. Le moment idéal n'est bien entendu ni celui du début ni celui de la fin, il doit se trouver tout proche de la crise, la devancer légèrement 9. La question est de savoir si le rêve évolue, lui aussi, toujours vers une crise, si les récits de rêve comportent un moment central comme les autres récits.

Au cours des siècles, le rêve a souvent tenté l'imagination des peintres qui ont essayé de visualiser les rêves de manière très diffé- rente 10. D'un point de vue strictement formel, on distinguera trois types possibles de la représentation onirique: le tableau montre uniquement le rêveur, ou le rêveur et son rêve, ou enfin uniquement le rêve.

LE RÊVE ET LE RÊVEUR: LA VISION

Au Moyen Âge, le peintre, le graveur ou l'enlumineur représentent toujours le rêveur en même temps que le rêve; le rêveur représenté est en effet une personnalité remarquable. Il est sans doute vrai, comme le disait déjà Héraclite, que «pour les éveillés il y a un monde un et com- mun, mais parmi ceux qui dorment, chacun s'en détourne vers le sien propre» n, mais ce «monde privé» ne mérite d'être connu que s'il a un

7. Au XXe siècle, les peintres se sont souvent efforcés de suggérer le mouvement en soi, les exemples canoniques étant les peintres futuristes italiens. Mais le mouvement n'est pas le récit: il ne comporte pas un développement linéaire interprétable. 8. C.G. Jung, The Collected Works , vol. 8, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1960, p. 294-295. 9. Voir à ce sujet mes articles «La rhétorique et la peinture à l'époque classique», in Rivista di letterature moderne e comparate, 1984/2, p. 105-121 et «Visuelle Argumentation und visuelle Narrati vität», in Wolfgang Harms, Hrsg., Text und Bild/Bild und Text , Stuttgart, Metzler, 1990, p. 356-367. La formulation classique la plus souvent citée au sujet du «pregnant moment» est celle de Shaftesbury ( Second Characters or the Language of Forms, Londres, 1714). - Pour le problème posé par le choix du moment idéal en sculpture, voir Francis H. Dowley, «D'Agiviller's Grands Hommes and the Significant Moment», The Art Bulletin, 1957, p. 259-277. 10. Pour quelques synthèses rapides mais fort utiles, voir Franz Meyer, «Traum und bildende Kunst», in Therese Wagner-Simon & Gaetano Benedetti (éd.), Traum und Träumen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 162-178 et Marianne Zehnpfennig, Traum und Vision in Darstellunsen des 16. und 17. Jahrhunderts , thèse Tübingen, 1979. 1 1 . Voir Les écoles présocratiques, Jean-Paul Dumont (éd.), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1 991 , p. 86.

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sens pour le monde public, que s'il contient un message religieux ou politique.

Si le rêve comporte un message, c'est qu'il concerne l'avenir: bien interprété, il indique au peuple comment agir 12. Le rêveur est par consé- quent un être exceptionnel. Il est dans la Bible, c'est Jacob qui rêve d'une échelle, c'est Joseph qui voit les gerbes de ses frères se prosterner devant la sienne et qui interprète ensuite le rêve du pharaon, ce sont encore, dans le Nouveau Testament, les trois mages à qui un ange annonce le chemin de la crèche à Bethléhem. Ou bien il s'agit d'une personnalité historique comme l'empereur Constantin, dont le rêve a été immortalisé par Piero della Francesca, comme le pape Liberius, comme Charlemagne ou l'empereur Charles IV, dont les rêves ont été fixés sur les vitraux des cathédrales gothiques 13, ou enfin d'un saint célèbre dans la tradition chrétienne, comme dans «Le Rêve de Sainte Ursule» de Carpaccio qu'on peut voir à l'Accademia de Venise et qui fascina tant Ruskin et Proust.

Qu'il se trouve sur un tableau, sur les vitraux des cathédrales ou sur les enluminures des manuscrits, le rêveur est en général représenté de la même manière. Il est couché sur la gauche du vitrail, le rêve qu'il est censé voir mentalement se trouvant à droite. Il est dans un lit ou allongé sur le sol, tourné vers nous, ses yeux presque toujours fermés, sa tête est soutenue par sa main ou repose sur son bras 14.

Pour l'Antiquité et le Moyen Âge, il faudra distinguer le rêve ordi- naire tel qu'il a déjà été interprété par Artémidore au IIe siècle après Jésus-Christ 15, et la vision, c'est-à-dire le rêve prémonitoire, dont l'exemple antique le plus célèbre est sans doute le songe de Scipion 16. Au Moyen Âge, les théologiens discutent le rôle du rêve dans la Bible. Le rêve est plus important dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament: non seulement parce que, pour la théologie chrétienne, l'ancienne alliance de Dieu avec les hommes doit préfigurer et prédire ce qui se réalisera dans la nouvelle alliance, mais aussi sans doute parce que la doctrine chrétienne du Nouveau Testament se situe essentiellement dans le présent, elle entend guider et conseiller les fidèles ici et mainte-

12. Bien avant l'Antiquité grécoromaine et chrétienne, le rêve et son interprétation politique font partie des traditions culturelles en Egypte, en Babylone, etc. (voir Les songes et leur in- terprétation, Paris, Le Seuil, 1959). 13. Pour les représentations de ces personnages sur les enluminures des manuscrits et les vi- traux des cathédrales, voir Agostino Paravicini Bagliani und Giorgio Stabile, Hrsg., Träume im Mittelalter - Ikonologische Studien , Stuttgart-Zürich, Belser Verlag, 1989. 14. Voir Jean-Claude Schmitt, «Bildhaftes Denken - Die Darstellung biblischer Träume in mittelalterlichen Handschriften», in ibid., p. 10 ou Marianne Zehnpfennig, op. cit., note 10, p. 104. 15. Artemidorus, The Interpretation of Dreams, Park Ridge, N.J., Noyes Press, 1975 et Arte- midor von Daldis, Das Traumbuch, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1979. 16. Voir Diane Desrosiers-Bonin, «Le Songe de Scipion et le commentaire de Macrobe à la Renaissance», in Le Songe à la Renaissance, études réunies par Françoise Charpentier, Publi- cations de l'Université de Saint-Étienne, 1990, p. 71-81.

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nant, là où l'Ancien Testament est une longue chronique historique du peuple élu, dont l'élection est marquée et soutenue par des visions et des mythes 17.

Pour les martyrs chrétiens, le rêve heureux annonce le malheur ou, si l'on préfère, le bonheur, c'est-à-dire la fin de la vie sur terre. Ainsi, Perpétue note dans son journal qu'elle demande à Dieu une vision; celle-ci lui est accordé: elle est invitée à monter sur une échelle entourée de serpents, de sabres et autres armes meurtrières. Elle écrase la tête du serpent et arrivée tout en haut, apparaît un immense jardin où un pasteur habillé en blanc est en train de traire ses moutons; il lui offre du lait. Les autres personnes qui les entourent disent Amen. Perpétue se réveille à ce moment-là et dit à ses compagnons ce que signifie le rêve: elle n'a plus à espérer vivre très longtemps 18.

Bien des siècles plus tard - pour terminer ces réflexions sur la vision, je cite encore un dernier exemple, assez étonnant et peu connu - , le rêve prémonitoire a joué un rôle important dans un contexte entière- ment différent: celui-ci semble avoir déterminé la carrière de Descartes. Le célèbre épisode du poêle est en effet précédé par une expérience oni- rique que le philosophe ne mentionne plus dans le Discours de la Méthode. Il semble avoir eu trois rêves pendant cette nuit du 10 novembre 1619 en Allemagne, mais ceux-ci ne sont racontés dans le détail que par son biographe Adrien Baillet.

Selon Baillet, dans le premier rêve, il a le plus grand mal à marcher droit dans la rue et se réfugie dans une église. Dans le second, intervenu deux heures plus tard, il entend un coup de tonnerre et croit voir beau- coup d'étincelles de feu répandues dans sa chambre. Peu après Descartes a enfin un troisième rêve et qui n'a plus rien d'inquiétant. Je cite son biographe: «il trouva un livre sur sa table, sans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit et voyant que c'était un dictionnaire, il en fut ravi dans l'espé- rance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant il se rencontra un autre livre sous sa main, qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des Poètes de différents auteurs, intitulé Corpus poetarum , etc. Il eut la curiosité d'y vouloir lire quelque chose, et, à l'ouverture du livre, il tomba sur le vers Quod vitae sectabor iter? (...) 19 (...) il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait

17. Voir Klaus Seybold, «Der Traum in der Bibel», in Therese Wagner-Simon und Gaetano Benedetti, op. cit., note 10, p. 32-54. 18. «La souffrance de Perpetua et Felicitas», voir H. Musurillo, The Acts of the Christian Martyrs , Oxford, 1972; le rêve en question se trouve p. 110-113. 19. «Quelle voie suivra-je en la vie, Ausone» ; voici la traduction que Descartes en donne lui- même, dans un autre texte qui constitue la seule allusion chez lui à ses trois rêves. Voir Fer- nand Hallyn, «Olympica: les songes du jeune Descartes», in Le Songe à la Renaissance (cité à la note 16, p. 41-51) et Les Olympiques de Descartes , Études et textes réunis par Fernand Hallyn, Droz, Genève, 1995. Le texte d'Adrien Baillet queje cite se trouve p. 33-36.

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dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble et que le Recueil des Poésies, intitulé Corpus Poetarum , marquait en particulier la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble (...) il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. »

LE RÊVE MODERNE

Depuis la fin du XVIIIe siècle et surtout depuis le romantisme, le rêve acquiert un autre statut dans la société: il ne s'agit plus d'indications énigmatiques sur la vie et le monde, donc de rêves ayant dans une cer- taine mesure un intérêt général, mais de rêves issus d'une imagination individuelle débridée ayant, chez les romantiques allemands par exem- ple, une force à la fois ironique et métaphysique. Parmi les peintres, on retiendra en particulier les visions angoissantes de Goya, de Blake ou de Fiissli et, quelques décennies plus tard, celles d'Odilon Redon: monstres et animaux effrayants encerclent les têtes des dormeurs. On n'est plus très éloigné de Freud.

Le rêve moderne ignore la vision tournée vers le futur, il se situe et s'interprète dans le présent: son message ne concerne pas la vie publi- que, il est ancré dans le privé, il renvoie aux désirs et aux angoisses de l'individu. Depuis le début du XXe siècle, l'étude du rêve est indissocia- blement liée aux réflexions de Freud 20, à tel point que, après coup, nous lisons même les écrits anciens, comme ceux d'Artémidore par exemple, à la lumière des idées du maître viennois21.

Examinons enfin deux exemples d'œuvres artistiques - littéraires et picturales - en relation avec le rêve, toutes deux marquées par la psychanalyse. Le premier concerne l'art hongrois des deux premières décennies du XXe siècle, le second le surréalisme français.

Freud et l'art hongrois On connaît les liens étroits que Freud entretenait avec la Hongrie,

notamment grâce à son amitié avec Sándor Ferenczi. Le plus grand romancier hongrois du début du siècle, Gyula Krudy (1878-1933) publie en 1919 Álmoskônyv (Le Livre des Rêves), dans lequel il interprète le sens des objets qui peuvent apparaître dans un rêve (ombre, tasse, rideau, lapin, fruit, etc. etc.) dans un ordre alphabétique. Dans la préface, il dit s'inspirer de plusieurs vieux traités allemands et hongrois, et il ajoute: «Dans ces traités j'ai donné le plus de crédit aux interprétations

20. Pour les rapports entre le rêve et la peinture, voir aussi les réflexions du psychanaliste Jean-Bertrand Pontalis Perdre de vue, dans le recueil éponyme, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 361-392. 21. Voir Joachim Latacz, «Funktionen des Traums in der antiken Literatur», in Therese Wa- gner-Simon und Gaetano Benedetti, op. cit., note 10, p. 10-31.

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qui sont en accord avec les réflexions scientifiques modernes. Mais je ne voudrais surtout pas qu'on m'accuse de pédanterie pour avoir suivi à certains endroits les enseignements magnifiques du professeur Freud ou du docteur Ferenczi» 22 .

Géza Csáth (1886-1919), un contemporain de Krúdy, médecin psy- chiatre et écrivain, est l'un des premiers à décrire en Hongrie les effets des drogues, l'opium en particulier dont il fait un emploi excessif. Sujet à des névroses, il consulte Ferenczi et Freud. Il finira par se suicider. Dans ses nouvelles, la séparation de la réalité d'avec le rêve est souvent impossible. En 1907 il publie le récit «Ismeretlen házban» ( Dans une maison inconnue). En voici l'intrigue: en entrant dans une maison dans la rue Váci à Budapest, le narrateur rencontre Io, une femme morte dans cet immeuble en 1843 ou 1844. Il lui reproche de ne pas avoir voulu parler avec son grand-père. Io rit, se déshabille, et quand il quitte la maison en fuyant, il sent la main de la femme qui caresse ses cheveux. Rentré chez lui vers minuit, il sent des lèvres froides qui se posent sur son cou pour l'embrasser23.

C'est sous le titre Me gf esteti álmok (Rêves peints: conte, vision et rêve dans l'art hongrois 1903-1918) qu'a eu lieu au musée Freud à Lon- dres, de novembre 2003 à janvier 2004, une exposition sur les artistes hongrois qui avaient peint le rêve au début du XXe siècle. Lajos Gulácsy (1882-1932) et Tivadar Csontváry (1853-1919) sont les deux artistes les plus fascinants parmi ceux dont l'œuvre fut exposée.

Gulácsy transforme dans ses dessins et tableaux la réalité vécue en une sorte de conte de fées, pour la situer dans Na'Conxypan, un pays qui se trouve selon lui «quelque part entre le Japon et la lune». Ses paysages italiens sont autant de paysages de rêve. Gulácsy a laissé en outre des réflexions théoriques sur l'art et, surtout, il a écrit l'un des romans les plus étranges que la littérature hongroise connaisse, Pauline Holseel 24. Les fragments non numérotés de ce roman n'ont été publiés qu'en 1994, selon l'ordre le plus vraisemblable, celui qui permet de reconstruire l'histoire des rencontres et des conversations curieuses entre artistes et riches collectionneurs dans des salons en Italie et à Paris. Le récit se termine par la mort de Pauline, une jeune femme extrêmement belle et par l'assassinat de celui qui a provoqué la maladie et la mort de Pauline.

Pharmacien de profession, Csontváry commence à étudier la pein- ture à quarante-et-un ans à Munich, Düsseldorf et Paris. Il fait de nom- breux voyages (Italie, Liban), il écrit, note ses pensées - ou plutôt ses

22. Je cite d'après la 4e édition, 1941, p. 13. C'est moi qui traduis. 23. Pour les écrivains hongrois influencés par Ferenczi et Freud, voir Cure d'ennui , Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 1992. La nouvelle citée ici se trouve dans le recueil Apa és fíú (père et fils), Budapest, Szépirodalmi, 1973, p. 47-54. 24. Écrit vers 1910, mais publié seulement en 1994 (Ferenczy Kiadó, Budapest)

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délires - sur la religion, la patrie et peint, entre 1893 et 1909, des tableaux de très grande taille, sorte de paysages de rêve. L'onirisme est rendu par une technique spéciale: Csontváry fait coïncider la lumière de plusieurs moments de la journée, ce qui donne aux rues et aux maisons des perspectives et des couleurs qui ne correspondent pas à la réalité habituelle25. Il y aurait, malgré d'immenses différences, bien des rappro- chements à faire entre Csontváry et de Chirico.

Le surréalisme

Malgré la fascination qu'exerça Freud sur les surréalistes, leur rap- port avec le maître de Vienne est plus controversé que celui des écri- vains et peintres hongrois que je viens de citer. Ce qui est certain, c'est que les revues surréalistes publiaient régulièrement des récits de rêves, signés André Breton, Giorgio de Chirico, Antonin Artaud, Paul Eluard, Louis Aragon, Pierre Naville, Michel Leiris et d'autres.

La visualisation du rêve pose bien entendu les problèmes que j'ai mentionnés au début: comment exprimer par l'image, immobile, un rêve fuyant, quel moment du récit faut-il retenir? Des trois types de rêves distingués par Freud, il s'agit chez les surréalistes dans tous les cas de rêves du troisième type, les plus compliqués, et dont l'interprétation, c'est-à-dire la traduction du contenu latent en contenu verbal manifeste, ne peut être faite que par le rêveur lui-même, soutenu par l'analyste. Sur ce plan-là, les récits de rêve que publient les revues surréalistes ne pourront jamais être interprétés; comment pourrions-nous jamais savoir quelle «circonstance peu importante du soir précédent»26 a déclenché tel rêve d'Aragon ou de Leiris?

Mais l'interprétation détaillée de ces rêves n'est sans doute même pas nécessaire, parce que le choix du «moment idéal» - du moment crucial à l'intérieur d'une série d'images qui se succèdent - est en fait effectué par le peintre lui-même et c'est bien déjà là une forme d'inter- prétation. On peut se demander aussi si tel tableau de Salvador Dali ou tel collage de Max Ernst - dans Une semaine de bonté (1934) par exemple - représente un élément, une seule phase d'une expérience onirique ou si la même surface comporte en réalité l'amalgame de plu- sieurs phases consécutives, comme c'est le cas chez Jérôme Bosch ou encore dans la gravure de Marcantonio Raimondi citée plus haut.

Les surréalistes désirent vivre dans la surréalité, un état à mi-che- min entre la réalité et l'imagination, celle-ci métamorphosant les expé- riences de la vie quotidienne - comme on le voit dans les récits de Breton et d'Aragon. Les tableaux, représentés séparément, et les collages, 25. Cette technique est analysée par Katalin Keserti, l'un des deux organisateurs, dans le ca- talogue de l'exposition de Londres. Voir aussi l'article ď András Tóth dans la revue Müvészet , janvier 1979, numéro spécal consacré à Csontváry. 26. Voir Sigmund Freud, Sur le rêve, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1988, p. 59.

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produits en série, sont les résultats d'un tel mode de vie. Le rêve n'est plus un état exceptionnel qui se présente pendant quelques moments de la nuit, mais un réservoir d'images extraordinaires, merveilleuses et angoissantes. «Nous éprouvions toute la force des images, écrit Aragon. Nous avons perdu le pouvoir de les manier. » 27

Parmi les peintres surréalistes j'en retiens trois dont l'œuvre me paraît particulièrement significative, spécifique du surréalisme aussi bien que des modalités théoriques de la visualisation des rêves: Salvador Dali, Giorgio de Chirico et Max Ernst.

Les tableaux de Dali illustrent en premier lieu cette irruption agres- sive des images dont parle Aragon et qui se manifeste par la métaphore, considérée, à la suite de Reverdy, comme le rapprochement inattendu de deux objets extrêmement éloignés l'un de l'autre dans notre expérience rationnelle. Dali traduit la métaphore verbale en métaphore visuelle, lorsqu'il peint par exemple une montre molle dont la forme fait penser à un fromage trop fait. Là où la métaphore verbale serait: «La montre est un fromage», la visualisation de cette métaphore, sa traduction intersé- miotique, comme disait Jakobson28, se rapproche curieusement d'images oniriques. Passer du mot à l'image, c'est passer dans le monde du rêve.

À côté de la métaphore dalienne, Chirico et Ernst représentent deux autres possibilités de la visualisation des rêves, la visualisation spa- tiale et la visualisation dramatique. Le premier numéro de La Révolution surréaliste (octobre 1924) ouvre sur un rêve de Giorgio de Chirico dont je cite le long passage central :

il y a eu intermezzo, pendant lequel je rêve peut-être encore, mais je ne me souviens de rien, que de recherches angoissantes le long de rues obscures, quand le rêve s'éclaircit de nouveau. Je me trouve sur une place d'une grande beauté métaphysique; c'est la piazza Cavour à Florence peut-être; ou peut- être aussi une de ces très belles places de Turin, ou peut-être aussi ni l'une ni l'autre; on voit d'un côté des portiques surmontés par des appartements aux volets clos, des balcons solennels. A l'horizon on voit des collines avec des villas ; sur la place le ciel est très clair, lavé par l'orage mais cependant on sent que le soleil décline car les ombres des maisons et des très rares passants sont très longues sur la place. Je regarde vers les collines où se pressent les der- niers nuages de l'orage qui fuit; les villas par endroits sont toutes blanches et ont quelque chose de solennel et de sépulcral, vues contre le rideau très noir du ciel en ce point. Tout à coup je me trouve sous les portiques, mêlé à un groupe de personnes qui se pressent à la porte d'une pâtisserie aux étages bon- dés de gâteaux multicolores ; la foule se presse et regarde dedans comme aux portes des pharmacies quand on y porte le passant blessé ou tombé malade dans la rue; mais voilà qu'en regardant moi aussi je vois de dos mon père qui, debout au milieu de la pâtisserie, mange un gâteau ; cependant je ne sais si

27. Cité d'après Sarane Alexandrian, Le surréalisme et le rêve , Paris, Gallimard, 1974, p. 375. 28. Voir à ce sujet mon article «Pragmatique de la traduction», Revue d'Histoire Littéraire de la France , mai-juin 1997, p. 428-436.

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■ REFLEXION CRITIQUE

c'est pour lui que la foule se presse; une certaine angoisse alors me saisit et j'ai envie de fuir vers l'ouest dans un pays plus hospitalier et nouveau, et en même temps je cherche sous mes habits un poignard, ou une dague, car il me semble qu'un danger menace mon père dans cette pâtisserie.

Ce rêve se compose de plusieurs parties. Au début le rêveur ne fait que regarder, ensuite il est impliqué dans une action menaçante qui concerne plus particulièrement son père. Les places et les maisons qu'il voit lui rappellent Florence et Turin et le nom de Cavour est cité. On notera à ce propos que, selon André Breton, de Chirico considérait la rencontre de Cavour et de Napoléon III à Plombières en 1858 comme «la date la plus marquante de l'histoire contemporaine» et qu'il était «hanté» par un personnage qui serait un compromis entre son père et Napoléon III: voici la naissance de son tableau Le cerveau de l'enfant , qui date de 1914 29.

La peinture onirique de Chirico montre en général soit des person- nages qui ressemblent à des statues, soit de larges espaces architecturaux entourés de bâtiments inhabitables - réunis dans son célèbre tableau Les Muses inquiétantes 30 - , mais jamais des scènes comme celle décrite à la fin du rêve cité. Il est curieux de constater que ses tableaux oniriques précèdent de plusieurs années la publication de ce récit.

Contrairement à de Chirico, que les surréalistes allaient bientôt vio- lemment rejeter31, Max Ernst préfère visualiser des rêves d'une profonde angoisse dramatique 32. Il n'y a pas, chez lui, de moments choisis puis- qu'il ne fait pas de tableaux autonomes, séparables pour ainsi dire les uns des autres. Il fait des séries, sorte de romans-photos, à cette différence près qu'il se garde bien de rien créer lui-même: il publie des livres com- posés de collages, c'est-à-dire d'images découpées dans des livres et des journaux existants (La femme 100 têtes , Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel 1930, Une semaine de bonté 1934), collages qui se présentent tantôt seuls et tantôt accompagnés d'un texte 33. Les images présentent en général des scènes violentes, avec des animaux, des plantes et de nombreux personnages dans des situations catastrophiques et dont

29. Voir le catalogue Giorgio de Chirico , Munich-Paris, 1982, p. 282. Le tableau est reproduit à la page 156. 30. Ce tableau date de 1918. De Chirico en a fait ensuite, entre 1945 et 1962, dix-huit copies. Andy Warhol et Mike Bidlo s'en sont inspiré à leur tour. En 1915 de Chirico fait par ailleurs un tableau qui ne montre que des bâtiments et le tronc d'un arbre et qui est intitulé La pureté du rêve (voir James Thrall Soby, The Early Chirico , New York, Dodd, Mead & Company, 1941, ill. n° 41). 3 1 . Selon Wieland Schmied, la révolution surréaliste est une révolte contre le père incarné par de Chirico ( Giorgio de Chirico, Die beunruhigenden Musen , Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1993, p. 85). 32. Je laisse ici de côté ses tableaux qu'il serait extrêmement intéressant de comparer avec ceux de Dali. Voir André Breton, Le surréalisme et la peinture , Paris, Gallimard, 1965, p. 155-165. 33. A coté des travaux specialises de Werner Spies, on consultera Louis Aragon, «L essai Max Ernst», in Écrits sur l'art moderne , Paris, Rammarion, 1981, p. 332-333.

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PEINDRE LE RÊVE ■

le costume trahit la condition sociale: prêtres, hauts fonctionnaires, femmes de ménage, etc.

Regardées et lues - les deux activités coïncidant ici - , ces images donnent l'impression de nous faire entrer dans un rêve, nous permettent d'en suivre les différentes étapes, d'une manière presque aussi intense que certains films surréalistes, pensons par exemple à La coquille et le clergyman (1928) de Germaine Dulac.

LA QUATRIÈME RÉALITÉ VISIBLE

L'inquiétude et l'angoisse suscitées par les images de Dali et de Max Ernst est différente de celles qui se dégagent des tableaux méta- physiques de Chirico. Ceux-ci exigent un autre regard: le spectateur scrute le vide, ne cherche pas à s'expliquer les raisons d'être de ce qu'il voit, mais réfléchit sur les énigmes qui se cachent dans ces espaces sans vie. La peinture de Chirico se rapproche ainsi d'un grand courant de la peinture du XXe siècle, la peinture abstraite. Comme l'a montré brillamment Thomas McEvilley, le chemin vers une représentation énig- matique et symbolique commence au moment même où le premier plan tend à disparaître au profit du fond, comme sur les tableaux de Caspar David Friedrich où les personnages vus de dos nient en fait l'importance des activités humaines et tendent à fixer l'intérêt du spectateur sur ce qui se trouve à l'arrière34.

De Mondrian à Rothko, l'art abstrait invite à méditer, à côté des trois réalités visibles - réalité vécue, imaginable, intérieure - , une quatrième réalité, celle de la spiritualité. Les formes géométriques de Mondrian, les espaces vides de Chirico comme les «murs» monochromes de Rothko nous invitent à franchir ce pas, à faire le rêve de l'invisible35.

34. Voir Thomas McEvilley, The Exile's Return, toward a Redefinition of Painting in the Postmodern Era , Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 9-64. 35. Ce texte a fait l'objet d'une communication lors du colloque international «Il genere dei sogni» organisé par Fabio R. Amaya et Rosalba Campra en mai 2005 à l'Université de Bergame et a paru en italien dans le recueil éponyme publié par les deux organisateurs.

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