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Marie et Irène scientifiques et féministes spécial nobel - 30/09/2008 par Christine Bard dans mensuel n°423 à la page 60 (1789 mots) | Gratuit Deux femmes, trois prix Nobel. Marie Curie et sa fille Irène Joliot-Curie ont toutes deux utilisé leur notoriété pour défendre la cause féministe. En suivant des chemins différents. Marie Curie est la première femme à recevoir le prix Nobel, la première personne à le recevoir deux fois, la première titulaire d'une chaire à la Sorbonne, la première directrice d'un laboratoire, la seule femme à ce jour au Panthéon. Sa fille Irène, elle-même Prix Nobel, est l'une des trois premières femmes entrées au gouvernement, à l'époque du Front populaire. Ces deux femmes scientifiques d'exception incarnent un féminisme en actes, qui n'exclut pas l'engagement en faveur des droits des femmes. Le féminisme n'est-il pas, au départ, une condition sine qua non de l'accès au Nobel ? On pense, pour les Nobel supposant un apprentissage académique, à la nécessaire ouverture des universités aux femmes, qui ne commence en France que dans les années 1870. On pense surtout à la singulière détermination qui conduit certaines femmes exceptionnelles à dépasser les préjugés de leur temps. Marya Sklodowska est de celles-là. Son parcours est devenu légendaire : des convictions précoces le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la justice sociale..., le choix de la liberté en venant étudier à Paris et un mariage-compagnonnage avec un homme partageant ses rêves, union célébrée discrètement et civilement. Elle ne renonce ni à sa vie de scientifique ni à sa vie de mère. Elle fait mentir le stéréotype misogyne sur les « princesses des sciences » condamnées au malheur pour avoir dévié du droit chemin, comme le leur promet la romancière Colette Yver [1] . Ses deux filles, Marie Curie les élève en leur donnant le sens de l'indépendance, de la pleine possession de leurs moyens physiques, grâce à une pratique étonnamment moderne des sports, en particulier nautiques et alpins. Irène adhère au modèle maternel et le reproduit, en choisissant un mari-compagnon qui soutient sa passion pour la recherche et adhère à un contrat conjugal égalitaire, comme l'indique le choix symbolique de Joliot-Curie comme patronyme. Des choix de vie, des attitudes face à l'existence qu'expliquent aussi la tradition libérale protestante et la libre-pensée mariée au saint-simonisme, chez les Curie et les Joliot. Rôle précurseur La conscience féministe se forge aussi dans la confrontation aux obstacles qu'une société historiquement fondée sur la domination masculine dresse sur la route des femmes. Marie Curie voit ainsi son rôle dans la découverte du radium mis en doute, ou réduit à celui d'expérimentatrice. L'iconographie la montre toujours assez passive, témoin plutôt qu'actrice de la découverte. C'est Pierre Curie qui insiste pour que son épouse soit associée à lui pour le Nobel de physique 1903, partagé avec Henri Becquerel. Il défend toujours le rôle de sa femme qui a, « la première, su isoler la matière précieuse », et ne veut pas l' « effacer dans son ombre » [2] . Il refuse une légion d'honneur qu'elle ne partagerait pas. Candidate à l'Académie des sciences, elle échoue en 1910 en raison, selon Irène Joliot-Curie, de la « violente campagne [...] menée contre elle par les antiféministes et les cléricaux » [3] . En 1911, Harvard lui refuse une distinction au motif que, depuis la mort de son mari, elle n'a « rien fait d'important ». Le prix Nobel de chimie, qu'elle obtient seule, la même année, pour ses travaux sur le polonium et le radium, va laver l'affront. Mais Marie Curie ne sera jamais membre de l'Académie des sciences

Marie et irène scientifiques et féministes

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Marie et Irène scientifiques et féministesspécial nobel - 30/09/2008 par Christine Bard dans mensuel n°423 à la page 60 (1789 mots) | GratuitDeux femmes, trois prix Nobel. Marie Curie et sa fille Irène Joliot-Curie ont toutes deux utilisé leur notoriété pour défendre la cause féministe. En suivant des chemins différents.

Marie Curie est la première femme à recevoir le prix Nobel, la première personne à le recevoir deux fois, la première titulaire d'une chaire à la Sorbonne, la première directrice d'un laboratoire, la seule femme à ce jour au Panthéon. Sa fille Irène, elle-même Prix Nobel, est l'une des trois premières femmes entrées au gouvernement, à l'époque du Front populaire. Ces deux femmes scientifiques d'exception incarnent un féminisme en actes, qui n'exclut pas l'engagement en faveur des droits des femmes.

Le féminisme n'est-il pas, au départ, une condition sine qua non de l'accès au Nobel ? On pense, pour les Nobel supposant un apprentissage académique, à la nécessaire ouverture des universités aux femmes, qui ne commence en France que dans les années 1870. On pense surtout à la singulière détermination qui conduit certaines femmes exceptionnelles à dépasser les préjugés de leur temps. Marya Sklodowska est de celles-là. Son parcours est devenu légendaire : des convictions précoces le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la justice sociale..., le choix de la liberté en venant étudier à Paris et un mariage-compagnonnage avec un homme partageant ses rêves, union célébrée discrètement et civilement. Elle ne renonce ni à sa vie de scientifique ni à sa vie de mère. Elle fait mentir le stéréotype misogyne sur les « princesses des sciences » condamnées au malheur pour avoir dévié du droit chemin, comme le leur promet la romancière Colette Yver [1] . Ses deux filles, Marie Curie les élève en leur donnant le sens de l'indépendance, de la pleine possession de leurs moyens physiques, grâce à une pratique étonnamment moderne des sports, en particulier nautiques et alpins. Irène adhère au modèle maternel et le reproduit, en choisissant un mari-compagnon qui soutient sa passion pour la recherche et adhère à un contrat conjugal égalitaire, comme l'indique le choix symbolique de Joliot-Curie comme patronyme. Des choix de vie, des attitudes face à l'existence qu'expliquent aussi la tradition libérale protestante et la libre-pensée mariée au saint-simonisme, chez les Curie et les Joliot.

Rôle précurseur

La conscience féministe se forge aussi dans la confrontation aux obstacles qu'une société historiquement fondée sur la domination masculine dresse sur la route des femmes. Marie Curie voit ainsi son rôle dans la découverte du radium mis en doute, ou réduit à celui d'expérimentatrice. L'iconographie la montre toujours assez passive, témoin plutôt qu'actrice de la découverte. C'est Pierre Curie qui insiste pour que son épouse soit associée à lui pour le Nobel de physique 1903, partagé avec Henri Becquerel. Il défend toujours le rôle de sa femme qui a, « la première, su isoler la matière précieuse », et ne veut pas l' « effacer dans son ombre » [2] . Il refuse une légion d'honneur qu'elle ne partagerait pas. Candidate à l'Académie des sciences, elle échoue en 1910 en raison, selon Irène Joliot-Curie, de la « violente campagne [...] menée contre elle par les antiféministes et les cléricaux » [3] . En 1911, Harvard lui refuse une distinction au motif que, depuis la mort de son mari, elle n'a « rien fait d'important ». Le prix Nobel de chimie, qu'elle obtient seule, la même année, pour ses travaux sur le polonium et le radium, va laver l'affront. Mais Marie Curie ne sera jamais membre de l'Académie des sciences ; d'autres académies, à l'étranger, ainsi que l'Académie de médecine, en 1922, l'accueilleront.

Une génération plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Irène Joliot-Curie obtient le prix Nobel de physique avec son mari en 1935. Mais elle ne devient maître de conférences qu'en 1937 sur le poste libéré par son mari, et ne devient professeur titulaire qu'en 1945. En 1946, elle devient « directeur » du laboratoire Curie autant de noms de métiers et de fonctions non féminisés. L'Académie des sciences la refuse à quatre reprises. C'est seulement en 1962 qu'elle s'ouvrira à une femme, ancienne technicienne au laboratoire de Marie Curie, découvreuse en 1939 du francium. Encore Marguerite Perey 1909-1975 n'est-elle admise que comme « correspondant » sic .

Les actions de Marie

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Ces obstacles antiféministes ne détournent aucune des deux femmes de leurs convictions, mais leurs façons d'agir diffèrent. Marie Curie ne souhaite pas s'engager politiquement, en tout cas pas de manière partisane, et ne croit pas au pouvoir des pétitions d'intellectuels, qui pullulent depuis l'affaire Dreyfus. Elle accepte néanmoins en 1912 de signer pour la libération de suffragettes en grève de la faim dans les prisons anglaises à la demande de la physicienne féministe Hertha Ayrton.

Sa vie et son exemple de femme réussissant dans le monde scientifique, si masculin, lui paraissent plus utiles qu'un engagement féministe. Son laboratoire est très largement ouvert aux étudiantes, dont de nombreuses étrangères. Elle s'engage pendant la Grande Guerre au sein de la Croix-Rouge Union des femmes de France et crée les unités mobiles de radiologie pour les blessés. Après-guerre, elle siège à la commission internationale de Coopération intellectuelle de la Société des Nations, l'ancêtre de l'ONU. Elle accepte la présidence d'honneur de l'Association française des femmes diplômées des universités, créée en 1920, affiliée à la Fédération internationale des femmes universitaires fondée à Londres l'année précédente. Elle bénéficie du soutien des femmes américaines qui l'aident dans ses recherches en finançant l'achat très onéreux d'un gramme de radium à deux reprises, en 1921 et 1929.

À propos du suffrage des femmes, symbole des féminismes de l'époque, elle trouve que le principe est « essentiellement juste et qu'il devra être reconnu » et fait connaître son opinion aux parlementaires, ne supportant pas qu'un adversaire du suffrage se soit servi de son nom pour appuyer son argumentaire. « Ma mère, affirme Irène Curie, fut toujours extrêmement féministe [...]. Il y avait des questions sur lesquelles ma mère avait des opinions d'une intransigeance absolue. Par exemple, elle estimait que les femmes devaient avoir les mêmes droits, et d'ailleurs les mêmes devoirs, que les hommes [3] . »

Irène Joliot-Curie choisit, dans un contexte bien différent, de s'engager plus ouvertement. Comme sa mère, elle est dotée d'un capital de notoriété exceptionnel, même avant le Nobel, en tant que fille de deux Prix Nobel, elle-même scientifique. Le 14 janvier 1934, elle annonce avec Frédéric Joliot-Curie la découverte de la radioactivité artificielle, ce qui lui confère un surcroît de célébrité, bientôt accru par le prix Nobel. 1934, c'est aussi l'année d'une prise de conscience politique qui se fait avec la mobilisation antifasciste de la gauche. Les Joliot-Curie s'engagent, comme beaucoup de scientifiques de leur entourage.

Irène Joliot-Curie prend la défense du droit au travail féminin, menacé dans le contexte de crise économique et sociale des années 1930 [4] . Avec humour, dans son édition du 18 novembre 1935, Le Quotidien commente : « Si quelque règlement avait interdit à Irène Joliot-Curie de devenir savante, et l'avait condamnée au raccommodage des chaussettes de M. Joliot, le prix Nobel n'eut peut-être pas été cette année pour la France. »

Très sensible à la question du travail, qui est pour elle « le droit le plus précieux des femmes », Irène Joliot-Curie l'est moins à celle du vote. Certes cette « mesure de justice » a été« trop longtemps différée », mais elle craint un vote réactionnaire des électrices et ne s'oppose pas à un vote par étapes, commençant par le suffrage municipal, si cela permet de surmonter l'obstacle. En tout cas, elle se déclare nettement« féministe » et estime que « dans notre société, presque tout est à refaire en ce qui concerne la position de la femme » [5] .

L'engagement d'Irène

Engagée, Irène Joliot-Curie l'est aussi au sein du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, fondé en 1934. En juin 1936, elle est une des trois femmes appelées au gouvernement par Léon Blum. Pour La Française, cette nomination est « un hommage à la valeur intellectuelle et

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scientifique de la femme ». Consciente de ce statut de première, la secrétaire d'État à la Recherche scientifique affirme que si elle a accepté malgré ses hésitations, « c'est surtout pour servir la cause du travail féminin, si menacée aujourd'hui dans tous les pays ». Affaiblie par ses problèmes de santé, impatiente de reprendre ses recherches, elle démissionne trois mois après sa nomination, cédant la place à son ami Jean Perrin.

Irène Joliot-Curie n'abandonne pas pour autant le combat antifasciste. Elle soutient les républicains espagnols ; elle participe, en mai 1938, à la Conférence internationale des femmes pour la défense de la paix, de la liberté, de la démocratie, qui dénonce la marche à la guerre entreprise par Hitler. Le Comité mondial des femmes dénonce les accords « criminels » de Munich. En 1939, Irène Joliot-Curie préside l'Union des intellectuels français pour la justice, la liberté et la paix, qui veut rappeler aux « intellectuels égarés » que « la non-résistance tourne invariablement au profit de la force et de l'oppression ». Elle participe à l'accueil des savants étrangers fuyant le nazisme. La résistance, dès 1940, est dans le droit-fil de ses engagements lucides d'avant-guerre. Elle se rapproche, comme son mari, de la mouvance communiste, qu'elle ne quittera plus. À la Libération, elle rejoint l'Union des femmes françaises, dont le premier congrès met en avant la défense de la famille, la libération et la reconstruction de la France. Elle publie dans Femmes françaises, en septembre 1945, ses « Impression d'URSS » où elle s'enthousiasme pour« la participation de la femme à tous les travaux, même les travaux de force », y compris dans l'armée. Puisque l'égalité des sexes est réalisée en URSS, écrit-elle, le féminisme y est devenu sans objet. Mais elle s'écarte de la ligne du parti lorsqu'elle approuve « la liberté de la procréation féminine ».Elle meurt en 1956, l'année qui voit naître le Planning familial et reconnaître la technique de l'accouchement sans douleur : débuts d'une révolution qui donnera aux femmes les moyens de maîtriser leur corps.

Marie Curie et Irène Joliot-Curie échappent en grande partie au regard social dominant qui n'admet qu'avec réticence les femmes dans le monde du travail, et ne les tolère qu'au prix d'une assignation à la « féminité professionnelle ». Indifférentes aux préjugés, à l'opinion d'autrui, elles sont non seulement pionnières mais exceptionnelles. Elles montrent par l'exemple que les sciences et le génie n'ont pas de sexe.

En deux mots Le combat des femmes pour l'égalité des sexes mobilise aussi bien dans la communauté scientifique que dans le reste de la société. L'excellence n'a pas suffi à Marie Curie et à sa fille Irène Joliot-Curie pour obtenir les postes qu'elles convoitaient. Leur notoriété permit néanmoins à la première d'appuyer les suffragettes anglaises et, à la seconde, de s'engager politiquement jusqu'à participer à un gouvernement.

Par Christine BardLa Recherche