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 Érudit est un consortium interuniversita ire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Universit é du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]  Article  Martial Guéroult Philosophiques , vol. 1, n° 1, 1974, p. 7-19.  Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/203001ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.e rudit.org/documen tation/eruditPolitiqu eUtilisation.pdf Document téléchargé le 22 août 2009 « La méthode en histoire de la philosophie »

Martial Gueroult, La Methode en Histoire de La Phi Lo Sophie

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scientifiques depuis 1998.

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Article

 Martial GuéroultPhilosophiques , vol. 1, n° 1, 1974, p. 7-19.

 

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« La méthode en histoire de la philosophie »

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L A M É T H O D E E N H I S T O I R E D E L A P H I L O S O P H I E *

pa r M a r t i a l G ué r ou l t

Chers col lègues ,Permet tez-moi pour commencer de vous di re tout le p la i s i r

que j ' épr ou ve à m e t rou ver p arm i vous ; tou t le p la is i r, e t auss itoute l ' émot ion, car comment un Français de France ne sera i t - i lpas ému de prendre l a pa ro l e au Canada , dans une Univer s i t é duCanada, devant une audi toi re de Canadiens- f rançais ? Les quelquessemaines que je viens de vivre dans vot re pays ont remué en moitant de sent iments , t ant de souveni rs e t j ' a i é té profondément

touché par l 'accuei l que j 'y ai reçu, qu' i l est bien naturel que jesois ém u ! D 'au tre pa rt , c 'est pou r mo i aussi un e gr an de joied'avoir l 'occasion de diffuser parmi vous, ai l leurs qu'à Paris eten F ranc e, des idées qu i m e so nt chères ; car nous ten on s à nosidées dan s la m esure où nou s nou s persuad ons de leur vér i té ;e t nous les a imons , comme di t Bossuet , autant que nos enfants ,heureux lorsque nous pouvons leur f rayer un chemin de par levas te monde, e t vot re Univers i té es t l ' un de ces chemins .

Ces idées, quel les sont-el les ? Ce sont tout d 'abord quelquespr incipes s imples prés idant à la méthode de l 'h i s toi re de la phi losophie ; c 'est ensui te, pour les fonder , une concept ion de la natureou de l 'essence de la phi losophie, non point édif iée a priori o udédui te comme une conséquence d 'une doct r ine toute fa i te , maisnée d 'une réf lexion spontanée sur les obje t s of fer t s nature l lementic i à l ' h i s tor ien, en l ' espèce les phi losophies , monuments é ternelsde la pensée humaine , source toujours vivante , sans cesse génératr ice de méditat ions et de lumière. C'est enfin l 'appl icat ion de

cet te méthole à des cas concrets . Cet te appl icat ion est ce qui , enréal i té , es t l e p lus impor tant , car une méthode n 'es t qu 'un

* Texte d 'une conférence donnée à la Facul té de Phi losophie de l 'Universi téd 'Ottawa, le 19 octobre 1970.

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8 PHILOSOPHIQUES

instrument et c'est son usage qui décide finalement de sa valeur.Discuter in abstracto des mérites d'une méthode n'a guère desens. Ce qui compte, c'est avant tout, comme disait Kant, la réponse à la question quid facti : quel est en fait son rendement.

En histoire de la philosophie, il en va de même, lorsqu'une méthode réussit en fait mieux qu'une autre à débrouiller les textesdifficiles, à faire sortir de l'ombre des théories fondamentales àpeine soupçonnées qui éclairent tout le reste, et ainsi à fournir

les clefs d'une intelligibilité parfaite, elle aura fait ses preuveset établi en fait qu'elle est légitime et recommandable. Rechercher ensuite son fondement dans la nature de toute philosophie,ce n'est alors qu'une entreprise spéculative dont le résultat nesaurait guère ajouter ou retrancher à la confiance en elle qu'auraient pu préalablement inspirer ses résultats concrets.

L'application de cette méthode à Fichte, à Descartes, à MaIe-branche, à Berkeley, m'a paru donner des résultats suffisamment

intéressants pour m'inciter à la mettre en oeuvre récemment dansl'étude de Spinoza.

Ceci dit, il est urgent de caractériser plus précisément uneméthode dont il me semble qu'avec peut-être quelque présomptionj 'ai insinué qu'elle avait son prix avant d'avoir dit finalementen quoi elle consistait.

L'historien de la philosophie a le choix entre deux pointsde vue. Il peut envisager la succession des doctrines, le mouvement des idées à travers le temps, le passage de l'une à l'autre,la transformation des thèmes et des problèmes. Il s'intéresse alorsplus aux liens et aux transitions qu'à l'économie interne des doctrines et des oeuvres. Il se situe à un point de vue dynamique,dans le devenir, se laissant en quelque sorte aller au fil du courantqui emporte le fleuve de la pensée humaine., Ce point de vuequi est le plus proprement historique est des plus légitimes. Il

permet d'ouvrir des perspectives, de saisir des ensembles, de faireapercevoir d'une même vue les événements politiques, économiques, religieux, idéologiques, selon le synchronisme de leurs évolutions ou révolutions. A cette école, je donnerai le nom d'histoirehorizontale de la philosophie. C'est elle qui est illustrée par ces

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MÉTH ODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 9

traités qui commencent à Thaïes pour finir à Heidegger, et, dansun tout autre style, par les oeuvres de ceux qu'on appelle leshistoriens des idées, ou encore aussi par les historiens de la culture.L'avantage de cette histoire, c'est qu'elle est éminemment historique. Son inconvénient, c'est que, ce qu'elle fait gagner du cotéde l'histoire, elle le fait perdre du côté de la philosophie. Carfinalement, elle cesse de se fixer sur ses objets propres : les doctrines. Celles-ci ne sont qu'esquissées à grands traits, résumées

dans leurs principes généraux, leurs affirmations, leurs résultatsdétachés de leurs preuves et de leur architectonique ; et tout celaau détriment de leur analyse approfondie, de la mise en évidencede leur structure interne. Elle déroule devant nous une sorte debande cinématographique, faisant défiler des silhouettes qui sitôtapparues s'estompent et disparaissent. Elle nous fait circuler comme en un cimetière où l'on se recueille avec politesse quelquesmoments devant chaque tombe. Ou bien, elle nous conduit àtravers cette Galerie der Narrheiten que raille Hegel après Dide

rot. Elle évoque cette Tentation de saint Antoine, où Flaubertfait défiler devant le saint les dieux des diverses religions qui, sitôtpassés, tombent en poussière. Aussi est-elle génératrice de scepticisme et de découragement. A quoi bon reprendre soi-même cerocher de Sysiphe ? Quelle vanité que l'effort des hommes depuisqu'ils pensent philosophiquement !

Cependant celui qui s'attache expressément aux objets quisont ceux de cette histoire, c'est-à-dire aux grandes philosophies,

reste étranger à ce sentiment. Il éprouve qu'elles sont commeéternelles. Il constate qu'elles sont toujours debout, certaines depuis des millénaires, comme des objets possibles de réflexioninépuisable et indéfinie. Il ne saurait douter qu'elles le resterontà jamais et ne cesseront de briller au firmament de la penséehumaine : Fulgebunt sicut stellae, dirait Renan, citant un texteconnu !

Mais s'il éprouve un tel sentiment, c'est qu'il s'arrête surelles pour s'y enfoncer et vivre dans leur méditation assidue.

Ici, se découvre à l'historien de la philosophie un nouveaupoint de vue. Les doctrines sont envisagées en elles-mêmes etpour elles-mêmes. Tous les efforts sont tendus vers la fixation

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10 PHILOSOPHIQUES

et l 'approfondissement de leur sens aux f ins de la médi tat ionphi losophique. L'his tor ien s 'enferme dans les monographies. C'estle l ieu de ce que j 'appel lerais l'histoire verticale de la phi losophie ,h i s to i re moins proprement h i s tor ique que l 'au t re , moins préoccupée du mouvement col lect i f des idées , mais phi losophique ence sens qu 'el le pou rsui t la s ignificat ion ph i loso ph iqu e pro fon dede tel les ou te l les oeuvres pr ises chacune à chacune.

Mais , là encore, plusieurs écoles s 'aff rontent . Nous ret iendrons l es deux p lus impor tantes .

Pour la première, on revient par un biais à l 'his toi re proprement di te , par la prat ique de la méthode des sources et de labiographie, méthode qui s 'apparente à ce l le d 'une cer ta ine h i s toi re l i t térai re . At tent ive aux ci rconstances de la vie , à l 'époque,à l 'éducat ion, aux lectures de l 'auteur , e l le expl ique son oeuvreen part ie par celles des autres, en part ie aussi par le souci qu'i l a

eu des préoccupat ions, de la cul ture , des habi tudes intel lectuel lesdu public auquel i l s 'adresse. Bref, chaque phi losophie es t t ra i t éecomme un événement qui es t a r r ivé à un cer ta in moment .

De toute évidence , cette méthode es t indi spensable . Le mi l ieuoù est née et où s'est développée une doct r ine , l es phi losophiesauxquelles el le a succédé, auxquelles el le a dû s 'opposer ou seréférer , la s ignif icat ion du langage du temps, les problèmes quilui sont propres , r ien de tout cela ne saurai t ê t re négl igé sans

qu'on s ' interdise à jamais l ' intel l igence de l 'oeuvre.Le tout es t de savoir s i cet te méthode suff i t . On constatera

d 'abord qu 'e l l e r i sque de méconnaî t re l 'o r ig ina l i t é de l a doc t r ineen la ram en an t à du déjà di t ; ou q ue l 'or igina l i té qu 'e l le luiconcède ne rés ide que dans l 'expér ience int ime de l 'auteur , toutesubject ive, que par là même el le tend à la dépoui l ler de la por téeuniverse l le à l aquel le toute phi losophie pré tend. El le condui t às ' intéresser , moins à l 'oeuvre qu 'à l 'homme qui l 'a fa i te , aux

« dém arch es v i ta les » qu i l 'ont cond ui t . D an s c et te perspect ive,la s ignif icat ion doi t ê t re recherchée moins dans la doctr ine réal i sée, que dans son intent ionnal i té or iginel le . Aussi la forme del 'oeuvre es t -el le tenue pour subsidiai re et conçue comme dictée parles nécessités extrinsèques de sa diffusion au dehors. L'essentiel

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MÉTHODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 1 \

en est une certaine Weltanschauung originelle où tout est simultanément donné comme par une grâce d'état, la contexture del'ouvrage, l'ordre de ses raisons n'étant qu'un ordre d'expositionqui lui-même ne crée rien, mais se contente de traduire une intention toute faite. On retrouve ic i un fond de psychologismebergsonien, l'affirmation qu'une philosophie existe déjà avantd'être faite, c'est-à-dire avant d'être réalisée dans une oeuvre dontles structures et les mots ne feraient que la dégrader en la banalisant.

On peut se demander toutefois à quoi se réduirait cetteintention dans le cas où aucune oeuvre n'aurait vu le jour, etsi, loin d'être la dernière étape d'une dégradation, l'oeuvre n'estpas le sommet d'une ascension ; si dans cette réalisation, l'espritloin de s'exténuer n'est pas dépassement de lui-même. C'est <lagrandeur du monument qui atteste la grandeur de l'ouvrier etqui, comme Michel-Ange, l'étonné et l'écrase, lui faisant sentirpar contraste la petitesse de l'hom m e lorsqu'il est réduit à lui-mêm e,

hors de sa création. De plus, quand on a dit qu'une philosophieest Wetanschauung, on a dit quelques chose d'infiniment vague,car bien des WeItanschauungen sont loin d'être des philosophies.Il faudrait donc pour le moins, préciser ce qu'est une Weltanschauung et de quelle façon spécifique la philosophie mériteraitce nom. Enfin, il n'y a pas de philosophie sans résolution de problèmes, et il est évident que leur solution n'en est pas gratuitementdonnée ab ovo, avant la conception claire de leurs termes et uneffort intellectuel de résolution portant au plus haut degré latension spirituelle.

Ainsi, cette méthode, lorqu'elle est proclamée méthode unique et suffisant à tout, méconnaît l'essence de la philosophie, lasacrifie à la biograp hie, à l'histoire pro pre m en t dite, à la psychologie des indidualités. Elle délaisse l'intériorité de Voeuvre au profitde l'intériorité d'un homme. Elle tend à ramener les structuresconstitutives internes à des artifices littéraires d'exposition. Mais,répétons-le, elle n'est condamnable que si elle s'exagère en seprétendant exclusive et suffisant à tout. Si, au contraire, elle estconçue comme un instrument de prospection préliminaire, elleest non seulement légitime, mais indispensable, car qui traiteraitune oeuvre sans considérer son temps, son lieu, ses sources, les

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12 PHILOSOPHIQUES

influences qui l'ont marquée, se vouerait au contre-sens. Danscette limite, à condition d'en faire l'entrée et non le plat derésistance, cette méthode reste valable. Elle doit subsister concurremment avec cette autre méthode qui est en contraste avecelle, à savoir celle des structures ou des raisons, méthode qui estla nôtre et dont je vais vous parler maintenant.

Ici nous découvrons une seconde École. La méthode des

structures consiste à explorer moins l'intériorité supposée de Vauteur, que l'intériorité de son oeuvre. Car si l'auteur n'est plus,l'oeuvre, elle, est là devant nous, dans les livres, comme un monument, un objet, dont le sens n'est perceptible que par la miseen évidence des agencements conceptuels qui la rendent possible.Cette méthode est donc avant tout une méthode d'analyse. Maiselle n'est pas simple analyse. L'analyse en effet décompose leséléments d'un système et peut montrer comment en fait ils s'assem blent en lui ; mais e lle s'en tient là et ne se préoccupe pasde nous faire saisir pourquoi l'assemblage se fait ainsi et nonautrement. Au contraire, la méthode des structures s'efforce dedécouvrir ce pourquoi. Elle ne met pas simplement en évidenceles structures, elle en indique aussi en quelque sorte les raisons.C'est pourquoi, même lorsque les structures d'une philosophie neconsistent pas en un ordre de raisons, la méthode des structuresest toujours une méthode des raisons : il y a toujours une raisonqui préside à la mise en place de tel ou tel élément. Aussi dans

un contexte philosophique donné, il semble que certaines conclusions peuvent s'obtenir semblablement et même plus aisément par des combinaisons, ou des voies, ou des démonstrations,légitimes dans le cadre du système envisagé, qui pourtant ne sontpas celles que l'auteur a choisies ; il s'agit alors de rechercherpourquoi celles-ci ont été préférées à celles-là. La réponse à cepourquoi permet de progresser d'un pas de plus dans l'intellectionde l'oeuvre. Par exemple, à propos de Spinoza, c'est autre chosed'analyser ses démonstrations et de montrer pourquoi entre plusieurs démonstrations possibles il a choisi et dû choisir l'uneplutôt que l'autre ; ou encore d'expliquer pourquoi ses démonstrations qui sont de son aveu «plus claires et plus sim ples » n'apparaissent qu'en marge de la déduction principale et sont relé-

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MÉTH ODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 13

guées dans de simples scolies. La déduction cartésienne selonl'ordre des raisons, la combinatoire si complexe propre à MaIe-branche, avec ses déplacements d'équilibre et ses glissements deconcepts etc., requièrent la solution de problèmes analogues.Lorqu'on a répondu à ces questions, qu'on a découvert la raisonde l'ordre, ou des voies, ou des combinaisons adoptées, on circuledans le monument philosophique avec la même aisance que l'ar-

chitecte dans la bâtisse dont il a saisi les secrets, c'est-à-dire lesfacteurs de son équilibre, les calculs ayant présidé à son édificationen fonction des intentions du con structeur. O r !'intellection de cette architectonique des concepts régit finalement l'intellection desconcepts eux-mêmes selon les intentions les plus profondes de ladoctrine.

Voyons maintenant comment, se situant à l'intérieur del'oeuvre pour en déterminer les structures constitutives, cetteméthode se fonde sur la nature de l'oeuvre philosophique d'unepart en tant qu'oeuvre, d'autre part en tant que philosophique.

Comme toute oeuvre humaine, la réalisation d'une philosophie est conditionnée par l'emploi d'une technique. La naturede l'oeuvre et la fin à laquelle elle répond en déterminent le choix,et l'oeuvre achevée en porte la marque. Puisqu'il y a une techniquede l'oeuvre d'art, une technique de l'oeuvre scientifique, il doity en avoir une pour l'oeuvre philosophique, technique qui doit dif-

férer des autres dans la mesure où la philosophie diffère de l'art etde la science. L'embarras comm ence lorsqu'il s'agit de définir cettedifférence, car il y a autant de définitions de la nature et des finsde la philosophie qu'il y a de doctrines. Il faut donc pour répondreà la question partir, non de ces définitions, mais de faits recueillis dans l'expérience et dans l'histoire.

Si l'on considère ce qu'a été en fait la philosophie depuis sesorigines, on constate qu'elle a toujours été plus ou moins liée,comme son nom l'indique, à une sagesse, c'est-à-dire à la recherched'une façon d'être et de vivre, éclairée par la raison et devantprocurer à l'homme le maximum d'une félicité faire de plénitude et de contentement.

Se proposant de donner une recette du bien-vivre qui couvretoutes les circonstances possibles de l'existence, elle est inélucta-

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14 P H I L O S O P H I Q U E S

blement amenée à s i tuer l ' homme dans l ' ensemble des choses , àunir en une seule, l 'énigme de la vie et cel le de l 'univers , à découvr i r l eur solut ion commune dans une unique théor ie qui sedonne comme connaissance de la vér i té .

De là résul te une intui t ion d 'ensemble qui , animée par uneaspi ra t ion fondamenta le , se présente comme vis ion du monde( W el ta ns ch au un g ) . La phi losoph ie es t pa r là rapproc hée del 'art et de la religion qui sont les seuls avec elle à constituer

chacune une vision du monde. On pourra , à par t i r de là , commel 'a fai t Dil they, préciser ce qu'est une W.A. et la mesure danslaquel le la phi losophie es t W.A. Ce qui di s t ingue les Weltans-

chauungen des au tres systèmes cultu rels (dro it , science, e tc. ) ,c 'est , selon Dil they, qu'en el les la volonté humaine ne tend pasvers des buts déterminés, mais vers une f in désintéressée : répondre à l 'énigme de l 'univers et de la vie. Bref, t ou te Weltans

chauung appara î t com m e « un comp lexe sp ir it ue l com por t an t uneconnaissance du monde, un idéal , un système de règles, une f ina

l i té suprê m e excluant d ' aut re pa r t toute in tent ion d 'accomp l i rdes act ions précises, toute at t r ibu t ion pra t iqu e déte rm iné e » \Ce qui différencie la Weltanschauung phi losophique des deuxautres, c 'est , selon le même auteur , qu'el le combine les t roisé léments qui cons t i tuent l ' ensemble s t ructura l psychologique, àsavoir la connaissance, la volonté et l 'affect ivi té , en prenant laconnaissance comme pr incipe organisa teur , a lors que la re l ig ionpr en d ce princ ipe dans la vo lon té et la poésie dans l 'affectivi té .

C 'es t pourquoi toute phi losophie procède de la pensée logique.Les différents types de phi losophie : natural isme, idéal isme de laliberté, idéalisme objectif naissent de ce que c'est tantôt la connaissance, tan tôt la vo lon té, tan tô t l 'affectivi té que la pens éelogique choisi t comme axe de sa systématisat ion.

D'après ce t te concept ion, l ' é lément logique semble ê t re fondamental pour la phi losophie, puisqu' i l en const i tue la différencespécif ique. C'est là un premier point sur lequel on pourra s 'accor

der. Cependant, et c 'est à notre sens la faiblesse de cette concept ion, qui est cel le de Dil they, l 'é lément logique n 'est pas encoreici un facteur tel lement fondamental , puisque l 'essent iel , pour

1. DILTHEY, W. Das Wesen der Philosophie (Ges. Sehr) V. p. 372-380.

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MÉTH ODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 15

Dil they, c ' es t l e subs t ra tum psychologique, fond de toute Wel

tanschauung, subs t ra tum que l 'organisa t ion logique se contented ' informer de façon ext r insèque. Bien mieux, ce t te cons t i tu t ion enproposi t ions universel les , qui la dis t ingue des WeIt ans chuungen

( po ét iqu e et rel igieuse ) , est con sidérée co m m e la source d ' i l lus ions t rompeuses auxquel les ce l les -c i échappent . Toute phi losophie semble donc ramenée par là à une sor te de poème d 'ungenre infér ieur . E l le n ' a d ' aut re in térê t que subjectif, el le n 'est

que l e r e f l e t d ' un paysage menta l . Quant aux monument s cons t i tués par l ' a rchi tec ture des concepts e t l eurs enchaînements logi ques, i ls n e son t en eux -m êm es qu e « des t issus pou ssiéreuxd'ent i tés abstrai tes » 2 . Par des voies différentes, Bergson, danssa conférence de Bologne, re t rouvera des conclus ions analogues ,les s t ructures conceptuel les n ' é tant que la t raduct ion en un langage access ible au commun des hommes d 'une intui t ion inef fablequi se t rouve par là dégradée et banal isée.

Cependant , s i nous cons idérons plus a t tent ivement les phi losophies, nous les voyons se donner toutes pour autre chose, detel le sorte que l 'é lément logique et archi tectonique loin d 'y êtresecondai re y es t fondamenta l .

D 'abo rd ce sont des doctrines ( Doctrina —• docere — Le-

hre ) , aut rement di t des enseignements . Sans doute , ce t enseignement es t - i l par cer ta ins t ra i t s communicat ion d 'un message sa l vate ur , ce qui le rap pro ch e de la préd icat ion rel igieuse ; ma is il

s 'en éloigne en ce qu' i l prétend imposer une véri té à l 'universal i té des êtres raisonnables en n 'ayant recours qu'à des évidences,analyses , démonst ra t ions qui ressor tent d i rec tement à la ra i sonou que la ra i son assume indi rec tement lorsqu 'e l le habi l i te commeélément de preuve ou comme voies d 'accès des facteurs i r rat ionnels .

En second l ieu, les concepts et les raisonnements sont pourl e ph i losophe l e moyen , non pas s implement de communiquer sa

doct r ine au dehors , mais de la cons t i tuer pour lui-même et de lar e nd r e valable à ses yeux. Par leur moyen, i l ne t radui t pas uneintui t ion or iginel le tombée du c ie l , mais i l promeut une intui t ion

2. DILTHEY, W. Das Wesen der Philosophie (Ges. Schr.) V. p. 382.

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16 PHILOSOPHIQUES

et une formule d ' intel lect ion à laquel le i l se sent nécessairement

cont ra int d ' adhérer comme à une vér i té . Cet te in tui t ion inte l l i gente n 'est pas le point de départ , mais le point d 'arr ivée de toutle processus.

Const ruct ion ra t ionnel le imposant invinciblement à l ' in te l l igence une véri té dans un savoir cer tain en vertu de sa r igueurdémonst ra t ive , l a phi losophie semble a lors beaucoup plus prèsde la science que de la poésie et de la religion. Cette étroite affinitéde la phi losophie et de la science paraî t at testée par l 'his toire quinous mont re l ' évolut ion de l ' une int imement mêlée à ce l le del ' aut re : l a p lupar t des sc iences fondamenta les ont eu des phi losophes pour inventeurs ; l a p lupar t des grandes révolut ions sc ient if iques se son t t radui tes en systèmes ph i loso ph ique s ( De scartes ,K a n t , etc. ) . Or, si la philosophie est en affinité avec la science,i l paraî t naturel que les éléments logiques en soient le facteurconst i tut i f pr imordial . Etant comme la science un effort pour

connaî t re e t comprendre le rée l , e l le ins t i tue , comme el le , uneproblématique. Toutes les grandes doctr ines peuvent se caractér iser par des problèmes : que ce soi t le problème de l 'Un et dum ult iple chez les pré-socrat iques ; celui de la possibi l i té d e lascience et de la prédicat ion chez Platon, celui des causes premièreset de la méthode générale des sciences chez Aristote, celui de lavaleur object ive des mathématiques, des idées claires et dis t inctes ,de la possibil it é d 'une phy s ique m ath ém at iqu e, chez Descar tes ;celui des jugements synthét iques a priori chez Kant , etc.

Ins t i tuant des problèmes , la phi losophie doi t comme lascience y répondre par des théories. Or, toute théorie n 'est valable que s i e l le es t démontrée . La démonst ra t ion n 'a pas s implementpour but de l ' imposer à autrui , mais de faire naître en toute

intelligence, y compris en cel le de son protagoniste, l ' intel lect iondu problème e t de sa solut ion.

C 'es t pourquoi l ' é lément logique doi t assumer dans toute phi

losophie , non pas une fonct ion de t raduct ion (d 'un paysage menta lou d 'une intui t ion ) , mais un e fonct ion de val idat ion e t m êm e decons t i tu t ion. D 'où l ' impor tance de la sys témat i sa t ion, qui n ' appara î t pas seulement comme la mise en forme ext r insèque d 'un cont enu an té r i eurement donné , ma i s comme ce pa r quoi ce con tenu

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MÉTHODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE \J

s'engendre, au moins en partie en tout cas, et se constitue commephilosophie. La systématisation apparaît d'ailleurs partout oùs'instituent des théories ; à commencer par la science, dont toutesles théories sont des systèmes d'explication, par exemple lesthéories des équations, des sections coniques, des ensembles, de lagravitation universelle, du métabolisme, etc.

Sans doute la systématisation scientifique n'est-elle pas toutà fait le système philosophique. La première est ouverte, le secondest fermé. Mais cette différence tient à la nature du problème àrésoudre. Le problème du monde et de l 'homme dans le mondeest un problème universel qui enveloppe une réponse universelleet absolue. Portant sur la totalité de l'objet, chaque philosophieest enveloppante sans être enveloppée. Elle doit en conséquence,quel que soit son type, idéaliste ou réaliste, naturaliste ou spiri-tualiste, organiser l'ensemble sous un principe de totalité qui, nepouvant être contenu dans aucun donné, est nécessairement a

priori.

La technique de toute philosophie est donc toujours uneméthode d'essence logique et constructive, visant à la fois 1'intel-

lection et la découverte, poursuivant la solution d'un problèmeet l'instauration d'une vérité considérée comme démontrable directement ou indirectement. C'est donc dire, que toute philosophie s'institue par des raisons ; raisons qui sont pour le philosopheles véritables causes de son monument, puisque c'est par elles

qu'il se voit le produire. Sans doute est-il orienté dans son entreprise par des causes déterminantes, sans rapport avec ces raisonsconstitutives : aspiration exp rimant son tem péram ent, son caractère, suggestions venues du milieu social, des influences subieset acceptées, de l'état des problèmes scientifiques du moment,des mouvements de la conscience religieuse, etc ...

Mais chaque philosophe est convaincu que sa philosophiesurgit en toute indépendance de par la force de ses raisons cons

tituantes ; qu'elle échappe par là à la trame des causes aveugles,extérieures à l'implication inte rne des concepts ; qu 'elle n'estpas un résultat mort, imposé du dehors par des forces obscuresà son intelligence passive, préoccupée seulement de mettre enforme ce qu'elle ne saurait elle-même produire.

5/14/2018 Martial Gueroult, La Methode en Histoire de La Phi Lo Sophie - slidepdf.com

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18 PHILOSOPHIQUES

C'est le mouvement né du l ien des raisons, c 'es t le jeu etl ' imbricat ion des concepts dont i l es t fa i t qui ouvrent seuls devantl ' intel l igence des perspect ives phi losophiques t ranscendant les é lémentai res aspirat ions ou besoins qui ont pu ini t ia lement commander l 'or ientat ion du génie créateur . Aussi , n 'es t -ce pas làl 'âme de l ' individu Kant , ni les ressor ts psychiques de sa product ion l i t térai re , ni les tendances or iginel les l 'ayant por té à vouloircon t re Hu m e fonder l a sc ience, e t, cont re l e dog m at i sme de

Spinoza et de Leibniz, la réal i té de la l iber té , qui ret iennent lephi losophe , ce sont l es combina i sons conceptue l les que déplo ientles trois critiques e t qui imposent invinc ib lement à not re vue ,comme un obje t rés i s tant , un monde dont nous semblons devoi rres ter capt i fs s i tôt que nous avons consent i à y entrer . C'es tpourquoi comme je l 'a i déjà di t e t écr i t , chaque phi losophie doi tê t re déf in ie mo ins com m e une v i s ion du m on de ( Weltans

chauung ) que comme un monde de concepts ( Gedankentvelt ) .

La systémat ique rat ionnel le n 'es t donc pas seulement cepar quoi une phi losophie se construi t , mais encore ce par quoiel le const i tue un objet e t conquier t une réalité. Si cette systémat ique achève la démonstrat ion en assurant la cohérence des di f férents thèmes, s i e l le int rodui t a insi une sér ie de recoupements quifon den t déf ini t ivem ent les conclusions, c 'es t po ur do nn er un evaleur incontes table à'objet à la représentat ion construi te .

Résolu t ion de problèmes , cons t ruc t ion démons t ra t ive nécessai re se const i tuant par des raisons, visant à une universal i téd 'ordre ra t ionnel , impl iquant des opéra t ions logiques grâce auxquel les e l l e peut se présenter à l ' en tendement comme une vér i t é ,la phi losophie semble incl iner vers la science. Mais d 'autre par t ,va lant en so i e t par so i , indépendamment de toute vér i t é d 'en tendement , pui squ 'e l l e engendre une réa l i t é , impl iquant une ré férence à un e valeu r do nt l 'af f i rmat ion pr ivi légiée rép on d à unvécu et commande un s tyle de condui te , e l le semble incl iner vers

la poésie et vers la rel igion. Et cependant, el le n'est ni science, nirel igion, ni poésie , car ni la rel igion ni la poésie ne se const i tuentpar des raisons, tandis que les raisons qui consti tuent la sciencene produisent aucune réal i té valable par e l le-même. Enfin lessciences sont unes et anonymes, tandis que chaque phi losophie

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MÉT HOD E EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 19

est à el le-même toute la science ; système de raisons i rréduct iblesaux aut res , e l le por te toujours le nom de son auteur .

On voi t par là à peu près comment on peut fonder sur lana ture de l ' oeuvre ph i losophique comme oeuvre e t c om m e philo

sophique l a légimi té de la méthode des s t ructures ; comment cess t ructures cons t i tuées de chaque phi losophie , quoique ra t ionnel les ,ne sont pas universe l les , mais di f férentes pour chacune ; commentles monographies sont indispensables à leur é tude e t doivent se

donner pour tâche de res t i tuer en quelque sor te le monde logiquequi est le leur.

Cependant , comme je le di sa i s tout à l ' heure , l a valeur d 'unem éth od e d ' in terp ré ta t ion ne peu t , en déf init ive se fonder quesur ses f rui t s . S i au terme d 'une é tude, la méthode recommandéea permis d'expliquer les textes les plus difficiles, de dissiper lesobscur i tés e t de répondre aux ques t ions jusqu 'à maintenant la i s sées sans réponse par la cr i t ique, el le sera valable. Sinon, non.

Ains i donc, l 'usage p erm et de décider, e t l e jug em en t do i tdemeurer suspendu tant qu 'on n 'a pas ple inement sa t i s fa i t à ce t tedécisive épreuve.

Col lège de France