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 @ LA CHINE ANTIQUE par Henri MASPERO (1883-1945) 1927 Un document produit en version numérique par M. Pierre Palpant, collaborateur bénévole Courriel : pierre.palpant@lapos te.net  Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http : //www .uqac.uquebec.ca/zone30/Clas siquesdessci encessociales/ index.html  Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http : //bibliothequ e.uqac.uquebec.ca/index.ht m

Maspero, Henri - La Chine Antique

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    LA CHINE ANTIQUE

    par

    Henri MASPERO (1883-1945)

    1927

    Un document produit en version numrique par M. Pierre Palpant, collaborateur bnvole

    Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http : //www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web : http : //bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Henri MASPERO La Chine antique 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Palpant, collaborateur bnvole, Paris. Courriel : [email protected]

    partir de :

    La Chine antique,

    par Henri MASPERO (1883-1945)

    Les Presses universitaires de France, 2e dition, Paris, 1965, 520 pages. Premire dition 1927. Collection : Annales du Muse Guimet. Bibliothque dtudes, tome LXXXI.

    Polices de caractres utilise : Times, 10 et 12 points..

    Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11.

    dition complte le 30 novembre 2004 Chicoutimi, Qubec.

  • Henri MASPERO La Chine antique 3

    T A B L E D E S M A T I R E S Notes Bibliographie Cartes : I - II - III.

    Avant-propos Livre premier. Les origines

    I. Le monde chinois primitif II. Les origines de lhistoire : la dynastie Yin III. LEmpire de Tcheou (IXe - VIIIe sicles) IV. La Cour et ladministration des Tcheou occidentaux : La Cour Ladministration

    centrale Ladministration du Domaine Royal Les Provinces

    Livre II. La vie sociale et religieuse I. La socit chinoise ancienne : Les plbiens Les patriciens Les princes Le roi. II. La religion ancienne : la mythologie : Les dieux Les anctres. III. Le clerg, les lieux de culte et les crmonies : Le clerg Les lieux de culte Le culte. IV. Le cycle annuel des ftes religieuses : Le cycle agraire Le cycle ancestral

    Crmonies occasionnelles. V. Le sentiment religieux

    Livre III Les hgmonies I. La formation territoriale des grandes principauts : II. Lhgmonie du Tsi III. Lhgmonie du Tsin IV. Lalliance du Tsin et du Wou .

    Livre IV Les Royaumes Combattants I. La ruine du Tsin II. Le monde chinois la fin du Ve sicle III. Les Royaumes Combattants IV. Le triomphe du Tsin (IIIe sicle)

    Livre V La littrature et la philosophie antiques I. Les origines de la littrature. La posie La prose : Lcole des Scribes - Lcole

    des Devins II. Confucius Mo-tseu Les Mtaphysiciens III. Lcole taoste IV. Les coles nuances de taosme : Yang-tseu Les Lgistes, Fa-kia V. Lcole de Mo -tseu et les Sophistes VI. Lcole de Confucius aux IVe et IIIe sicles : Les premires gnrations de

    disciples Mencius. Siun-tseu Les Ritualistes VII. Le roman historique et lhistoire VIII.Le renouveau de la posie chinoise aux IVe et IIIe sicles : Kiu Yuan IX. Le mouvement scientifique et les influences trangres

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  • Henri MASPERO La Chine antique 4

    A V A N T - P R O P O S

    Quoi quon en dise souvent, lhistoire de la Chine ancienne ne remonte pas trs haut, et la valeur des textes se rapportant lantiquit nest pas trs grande. Nous avons plutt des aperus sur certaines poques, spares par des priodes peu prs inconnues, quune histoire suivie ainsi ltat de la Chine vers la fin de la dynastie Yin (vers le XIIe-XIe sicle av. J.-C. ?) com-mence nous tre connu grce une dcouverte archologique rcente qui lui a rendu quelque vie ; mais les sicles qui suivent, et qui sont ceux o la tradition place lapoge de la dynastie Tcheou, sont pour nous un espace vide ; ce nest qu e vers la fin du IXe sicle que lombre commence devenir moins paisse ; partir de la fin du VIIIe sicle, pendant deux sicles et demi, de 722 480, lhistoire nous est assez bien connue, grce une chronique qui couvre cette priode ; puis, de nouveau, la brume reparat, moins paisse quaux temps anciens, sur la priode qui suit jusqu la fin du IIIe sicle, et les documents sont peu nombreux et peu srs. Les efforts des sinologues europens, japonais et chinois, commencent dmler quelque peu cette histoire, mais le travail critique en est encore ses dbuts. Cest dire quen cherchant faire une histoire du monde chinois antique conforme aux tudes critiques rcentes, il ma t ncessaire de rejeter bien des hypothses quune longue possession dtat a fait considrer comme des vrits acquises, et cela souvent sans pouvoir entrer dans de longues discussions qui seraient sorties du cadre de cet ouvrage ; jai d me borner indiquer en note la thorie traditionnelle que je repoussais, et dans quelques-uns des cas les plus importants, noter brivement les principales objections quelle soulve.

    On trouvera dans ce volume une grande diffrence dans le nombre et la dispositions des rfrences suivant les chapitres. Dans les chapitres proprement historiques, elles sont peu nombreuses : puisque nous navons quune seule source, il est bien inutile dy renvoyer chaque instant. Au contraire, dans les chapitres sur la socit, la religion et la littrature, il tait ncessaire dindiquer, auta nt que possible pour chaque fait, les rfrences des passages de textes trs divers et trs disperss ; il fallait aussi exposer au moins sommairement les raisons qui peuvent faire accepter ou repousser la tradition littraire indigne, considrer ou non certains ouvrages comme authentiques et leur attribuer une date.

    Les noms des personnages de la priode que couvre ce volume sont assez malaiss manier. Chaque individu a un nom de clan, sing, qui na gure dutilisation que religieuse, un nom de fami lle, che, qui est soit un nom de terre ; soit un nom de fonction, soit un degr de parent, un nom personnel, ming, donn trois mois aprs sa naissance, une appellation, tseu, choisie au

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    moment de la prise du bonnet viril, enfin un titre posthume. Les rois et les princes sont dsigns par leur titre posthume, les autres personnages par leur nom personnel, quelquefois en le faisant suivre de lappellation entre parenthses ; quant au nom de terre ou de fonction, je lai traduit comme tel, en le faisant prcder de la particule de dans le premier cas, et de larticle des ( la manire des familles italiennes du Moyen ge) dans le second ; ainsi le personnage qui sappelle Touen de son nom personnel, et dont la famille, possdant ou ayant possd le fief de Tchao, a pris de l son nom particulier, sera dsign comme Touen de Tchao ; celui qui sappelle de son nom personnel Houei, et dont la famille, ayant exerc les fonctions de che, a pris de l son nom particulier, sappellera Houei des Che . Ces noms de terre, de fonction, etc., sont devenus aprs la disparition du monde antique de vrais noms de famille et ont fait oublier les noms de clan, de sorte quon traduit gnralement leurs noms la moderne, Tchao Touen, Che Houei : ce procd ma paru dplac pour l poque antique o la valeur propre de ces noms tait encore connue de tous.

    Il ny a pas dindex particulier ce volume : un index gnral terminera ultrieurement le dernier des volumes sur lhistoire de la Chine.

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    L I V R E P R E M I E R

    L E S O R I G I N E S

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    CHAPITRE I

    Le monde chinois primitif

    Vers le temps o les civilisations de lAsie antrieure attei gnaient leur apoge, lautre extrmit du continent asiatique, dans les larges plaines basses qui forment les rivages du golfe du Petchili et de la Mer Jaune, les agriculteurs qui peuplaient les bords du Fleuve Jaune commenaient obscurment slever la vie civilise, et jetaient, inconscients de la grandeur de leur uvre future, les fondements de lempire chinois.

    La civilisation chinoise se dveloppa en tournant le dos au monde mditerranen : elle resta, au moins aux origines, en dehors de son influence, nen connaissant que ce qui lui tait transmis par lintermdiaire des populations scytho-sibriennes, avec lesquelles les Chinois furent en relations commerciales ds les temps prhistoriques (1), et se dploya en faade sur 2-3 lOcan Pacifique, dans la rgion massive de hautes montagnes et de larges plaines qui descend du massif tibtain vers lEst jusqu la mer. Deux mondes entirement diffrents o le sol, le climat, la flore, la faune non t rien de commun, spars lun de lautre par la barre transversale dune norme chane de montagnes, arross chacun par un grand fleuve, telle est la scne sur laquelle elle volua pendant des sicles (2). Cet immense territoire est loin dtre un ; au contraire, il est coup en rgions bien distinctes, sortes de compartiments qui communiquent difficilement les uns avec les autres.

    Au Nord, le Chan-si forme un de ces compartiments : tandis que, vers le Sud-Ouest, il descend graduellement vers le Fleuve Jaune, et que la large troue de la basse valle de la Fen ouvre de ce ct un facile accs aux riches bassins quelle traverse lun aprs lautre, vers le Sud et lEst au contraire, les monts Tai -hang et le Wou-tai chan se dresse nt pic comme une vritable muraille entre la plaine et le plateau ; la valle de la Tsin, si elle donne aux matres du plateau un dbouch pour descendre dans la plaine du Ho-nan, ne conduit nullement au cur du pays les gens de la plaine qui la remonteraient ; et plus au Nord-Est, les passes sont peu nombreuses et difficiles. Aussi verrons-nous les matres du Chan-si, les seigneurs de Tsin, en relations constantes, surtout en guerre, avec leurs voisins de lOuest, mais ayant peu de rapports directs avec ceux de lEst, et ne descendant gure dans la plaine du Fleuve Jaune que par la valle de la Tsin, pour dboucher sur ce qui tait dans lantiquit le pays de Wi (3).

    3-4 A lextrme Ouest du monde chinois, la valle de la Wei constitue aussi un compartiment presque clos : au Sud, lnorme masse du Tsin -ling la ferme de sa barrire formidable ; au Nord et lOuest habitent des barbares, et au-del cest le dsert ; le seul lien avec le reste de la Chine est le Fleuve Jaune, mais celui-ci, aprs stre heurt au Houa -chan qui le rejette vers lEst,

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    est peu praticable la navigation, lhiver faute deau cause des bancs de sable, lt cause du courant trop violent. Ici encore la situation gographique a eu une importance considrable sur lhistoire : les matres de cette rgion, les comtes de Tsin , se mlrent assez peu au reste du monde chinois, mais luttrent frocement pendant des sicles pour conqurir le dbouch du Fleuve Jaune dans la grande plaine orientale.

    Au Sud, le bassin du Yang-tseu tait un autre domaine part, bien dlimit du ct Nord : on ny accde facilement que le long de la mer, dans la plaine, o le Houang-ho, la Houai et le Fleuve Bleu ont de tout temps ml leurs eaux par des branches secondaires ; mais plus lOuest, ds que les montagnes commencent, les communications deviennent rares. Les monts Houai, sans tre trs levs, conservent lallure du Kouen -louen oriental avec des chanes parallles aux pentes abruptes, et les passes sans tre difficiles sallongent interminablement : la meilleure, celle de Nan-yang fou, a une quarantaine de kilomtres de long, si elle ne slve nulle part au -dessus de 450 mtres, et la route de Sin-yang, quem prunte aujourdhui la ligne du chemin de fer de King-han, est peine moins longue en franchissant des cols plus levs. A mesure quon avance vers lOuest, les passages deviennent de plus en plus difficiles : pour aller de la valle de la Wei celle de la Han les meilleures routes doivent franchir des cols de plus de mille mtres. Aussi les matres du bassin du Yang-tseu, les rois de Tchou, furent -ils insaisissables pour leurs 4-5 adversaires septentrionaux, choisissant leur temps pour venir razzier les tats du centre, et, leur coup fait, se retirant dans leur pays, sans quaucun de leurs ennemis du Nord ost les poursuivre travers les passes longues et propres aux embuscades du Houai-chan ; et ce nest que la fondation dun royaume puissant sur le bas Yang-tseu qui, en tournant leurs dfenses, put les rendre vulnrables.

    Enfin, au Nord-Est, le pays quon appelait anciennement le Tsi , aux confins des provinces actuelles de Tche-li et de Chan-tong, tait lui aussi entour de vritables fortifications naturelles, bien protg au Nord et lOuest par les immenses marais presque infranchissables o divaguaient les bras du Fleuve Jaune dans son cours infrieur diffrent du cours actuel, au Sud par le massif du Tai -chan, et stendant vers lEst jusqu la mer. A lencontre de ces rgions bien dlimites et naturellement protges, la grande plaine orientale, au Sud du Tai -chan est un pays de communications faciles, o les canaux se croisent en tous sens, o aucun obstacle ne soppose la marche dune arme rgion la fois riche et sans dfense, destine tre ternellement un champ de bataille toujours dvast, nous la verrons en effet pendant toute lantiquit pille par les gens du Nord, par ceux du Midi, par ceux de lOuest, sans jamais russir rsister lenvahisseur quel quil soit. Ainsi la structure mme du sol imposait lhistoire de la Chine an cienne des conditions inluctables.

    Il sen faut dailleurs que ds lorigine la civilisation chinoise ait occup en son entier limmens e territoire o nous la voyons stendre aujourdhui, et ce nest que lentement quelle se lest peu peu appropri. Aux temps

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    anciens, elle nen tenait quune petite partie dans le Nord, les portions moyenne et infrieure du bassin du Houang-ho ; et, mme dans ces limites restreintes, les Chinois taient loin dtre les habitants uniques : la plaine irrigue leur appartenait seule, et toutes les montagnes, jusquen plein cur de leur domaine, taient aux mains des barbares (4).

    6 Les plateaux en terrasses du Chan-si formaient le pays des Ti (5). Au Sud, les six tribus des Ti Rouges, Tche Ti, habitaient le pays de Chang -tang sur le cours suprieur de la Tsin

    et des deux Tchang : la plus occidentale, celle des Kao-lo de Tong-chan, dominait directement la rive gauche du Fleuve Jaune, lendroit o la plaine disparat entre les montagnes qui se resserrent en amont de la sous-prfecture actuelle de Yuan-kiu

    (6) ; lEst, les Lo u-che, qui ont laiss leur nom lactuelle Lou -ngan fou, et prs deux, au Nord, les Lieou-hiu, autour de la sous-prfecture actuelle de Touen -lieou occupaient langle Sud -Est de la province de Chan-si ; plus au Nord, les Tsiang -kao-jou, les To-tchen 6-8 dont lhabitat exact nest pas connu, voisinaient avec les Kia -che, les plus orientaux des Ti Rouges, qui atteignaient le bord du Fleuve Jaune dans le pays o se trouve aujourdhui Ki -tch dans Kouang-ping fou

    (Tche-li). Au Nord des Ti Rouges, ctaient les Ti Blancs, Po Ti, diviss en trois tribus qui occupaient tout le massif du Wou-tai chan et les territoires situs son pied dans Tcheng-ting (Tche-li) : lEst, les Fei et les Kou autour de lactuelle Sin -lo, et lOuest, les Sien -yu de Tchong-chan autour de Tang. La soumission de ces Ti Mridionaux (Ti Rouges) et Ti Orientaux (Ti Blancs) demanda des sicles : si les premiers taient rduits ds 593, la dernire tribu des Ti Blancs, les Sien-yu, lutta dans le Wou-tai chan presque ju squ la fin des Tcheou, et ne fut soumise quen 296. Dautre part, tout lOuest et le centre du Chan-si taient occups par des tribus de Ti Occidentaux dont le nom nest pas connu parce quils furent soumis beaucoup plus tt. Ds avant la priode historique, les colons chinois tenaient la basse valle de la Fen prs de son confluent avec le Fleuve Jaune et jusquen amont de Ping -yang fou, et ils y avaient fond de petites seigneuries, Keng, Houo, Tchao, etc. ; ils prirent pied une poque inconnue, mais certainement assez ancienne, dans le riche bassin de Tai -yuan fou

    o les sires de Tchao possdaient ds le Ve sicle leur fief de Tsin-yang . Aussi les Ti des montagnes qui sparent le Fleuve Jaune de la Fen, spars de leurs congnres de lEst, offri rent-ils peu de rsistance : au dbut du VIIe sicle ils taient soumis, et deux forts taient tablis sur leur territoire, Kiu et Pou, approxi mativement Ki-tcheou et Si-tcheou actuels. Les tribus qui habitaient plus au Nord restrent seules indpendantes et fondrent plus tard le petit royaume de Tai, dont le nom demeure attach une prfecture du Nord du Chan-si, Tai-tcheou. Elles voisinaient au Nord avec les nomades qui, ds les temps les plus reculs, vivaient dans les larges steppes du plateau mongol, la lisire du dsert, les trois Hou San-hou

    : ctaient dans lOuest au bord du Fleuve Jaune deux tribus de Huns, les Lin ou Tai -lin (dans la rgion de Cho-ping lextrme Nord du Chan -si) o se tenait aux environs de notre re la grande assemble dautomne des Huns, et les Leou -fan, un peu au Sud des prcdents autour 8-9 de lactuelle Ko -lan ; puis dans lEst, prs de la mer, des Mantchous, les Jong Orientaux ou Hou Orientaux ou

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    Wou-tchong. Plus loin vers le Nord, taient les M qui nava ient ni villes, ni palais, ni maisons, ni temples ancestraux, et ne cultivaient que le millet (7).

    Le Sud et lOuest du Fleuve ntaient pas moins que le Nord infests de barbares, que dans ces rgions on appelait Jong. Les montagnes qui sparent la rivire Lo de son affluent la Yi taient le domaine des Jong de Lo, de Yi, de Yang-kiu, etc., dont les repaires dominaient la capitale orientale des Tcheou, Lo-yi

    prs de lactuelle Ho -nan fou ; et un peu au Sud-Est, les Jong Man, ou Mao, habitaient la partie Nord-Ouest des monts Houai prs de Jou-tcheou (Ho-nan). A lOuest, la plaine de la Wei tait entoure de Jong : du ct Sud les Li habitaient les pentes du Houa-chan et ses contreforts jusquaux bords mmes de la rivire, dautres tribus habitaient lOuest et le Nord du Chen -si, dans le massif montagneux do sortent les rivires Wei, King et Lo et qui les spare du Fleuve Jaune : il y avait l les Kouen Jong, les Jong de Ti-houan prs de lactuelle Kong -tchang fou, les Mien -tchou, prs de Tsin -tcheou, sur la Wei ; au Nord-Est, les Wou-tche, autour de King-hien, et surtout les Yi-kiu , qui rsistrent pendant des sicles aux Chinois et ne perdirent dfinitivement leur indpendance quen 315 av. J. -C. ; ils avaient leur centre autour de lactuelle King -yang. Ces tribus avaient primitivement occup toute la valle ; des colons chinois venus de la grande plaine orientale, vers le milieu du second millnaire avant notre re, les en avaient peu peu dpossdes, ou plus probablement ils avaient soumis et assimil la plupart dentre elles ; mais elles avaient laiss derrire elles en disparaissant quelques dbris qui tenaient encore des coins de plaine, groupes isols au milieu des Chinois, comme les Ta-li, les Kiuan Jong et les P eng-hi de Tong -tcheou au bord de la rivire Lo (8).

    9-10 Dans le Sud, le bassin du Fleuve Bleu tait le domaine des Man, qui, entrs tardivement dans linfluence chinoise, lors des conqutes du XIe sicle av. J.-C., et vite redevenus indpendants, le restrent jusqu la fin des Tcheou, et se civilisrent par contact, non par conqute. A lEst, le long de la mer, les Yi de Houai vivaient dans les plaines marcageuses du Nord du Kiang-sou, la frontire du Chan-tong, sur la basse rivire Houai et ses affluents et les lacs que forment ces rivires ; ils sa ppuyaient lOuest sur les Siu qui primitivement occupaient tout le pays entre le Fleuve Jaune et les monts Houai, sur le cours moyen de la Houai et de ses affluents, mais qui, lpoque historique, martels alternativement par les princes de Lou et ceu x de Song, taient rduits la partie orientale de leur ancien domaine, autour de lactuel Sseu -tcheou

    dans le Nord du Ngan-houei, et navaient laiss dans lOuest que des dbris insignifiants : le plus important, la tribu des Jong de Siu, tenait encore au VIIe sicle (ils ne furent soumis quen 668 av. J. -C.) les marais do sortait alors la rivire Tsi, entre Tsao -tcheou fou et Kai -fong fou, au point o convergent les limites des trois provinces modernes de Tche-li, Chan-tong et Ho-nan. Enfin, les montagnes de la presqule du Chan-tong taient elles aussi domaine barbare, et, lpoque historique, les lots des Lai , des Kiai, des Ken-meou en perptuaient encore le souvenir au milieu des principauts devenues chinoises de Kiu, de Ki, de Tchou -lou, etc.

  • Henri MASPERO La Chine antique 11

    Ainsi le domaine de la civilisation chinoise laube de lpoque historique tait nettement dlimit : il se divisait en deux rgions distinctes que des masses de barbares sparaient, chacune dans une des plaines du Fleuve Jaune, lune, la plus impor tante, dans la plaine basse du Fleuve, natteignant la mer que sur un front troit du Nord et au Sud de la presqule du Chan -tong, au fond du golfe de Petchili et sur la Mer Jaune, et ne dpassant pas vers lOuest la muraille abrupte du plateau du Chan-si, et le couloir troit o se resserre le Fleuve Jaune avant son entre au Ho-nan ; lautre bien moins tendue, dans la petite plaine o la Wei et la Lo viennent se jeter dans le Fleuve Jaune, entre le 10-11 Houa-chan au Sud et le plateau du Chen-si au Nord. Lune et lautre rgion taient galement environnes de barbares ; mais ce terme ne doit pas faire illusion : si, lextrme Nord, les Jong de Wou -tchong et ceux de Tai paraissent avoir t des Toungouses et des Huns (de mme que peut-tre, au centre, les Lou-houen et quelques autres tribus transportes en pleine poque historique), si au Sud, les tribus Man ont compt de proches parents des Tibtains au Chou (Sseu tchouan), des Miao -tseu au Pa, et sans doute aussi dans le Sud-Ouest du Tchou, la plupart des tribus, les Ti , et presque tous les Jong, les Siu, les Houai, et mme le fond de la population de Tchou, du Wou et du Yue taient certainement des peuplades chinoises, restes en retard dans leurs montagnes, leurs marais ou leurs forts, lcart du mouvement civilisateur qui entranait les gens des plaines (9) : ainsi les Grecs traitaient de barbares les Thessaliens et les Macdoniens. Ce qui distinguait les Hia Tchou Hia de leurs voisins barbares, ce ntaient vraisemblablement que des diffrences sociales qui allrent saccentuant mesure que lcri ture, lorganisation politique, le progrs matriel marqurent plus nettement la supriorit des gens de la plaine sur ceux de la montagne. Elles sont rsumes de faon assez juste dans le discours que le Tso tchouan prte un chef Jong du VIe sicle : Notre boisson, notre nourriture, notre habillement diffrent de ceux des tats chinois ; nous ncha ngeons pas de politesses avec eux ; leur langage et le ntre ne permettent pas de se comprendre (10).

    11-12 Un lot civilis au milieu des barbares, voil donc ce qutait la Chine dans le monde situ au-dessous du ciel tien hia. Cette situation se reflta naturellement dans la conception que se firent les Chinois du monde, de sa forme et de ses habitants (11). Ils se la figuraient comme un char dont la terre carre est le fond et le ciel rond le dais. Le ciel a neuf tages, chacun spar de lautre par une porte garde par des tigres et des panthres, et commande par un des portiers du Seigneur dEn -haut, Chang-ti ; la porte la plus basse, Tchang -ho-men, est la limite du monde cleste et du monde terrestre, et cest par elle que le vent dOuest descend ici -bas. A ltage le plus lev, dans la Grande Ourse, est le Palais Cleste, Tseu-wei kong, demeure du Seigneur dEn -haut, qui de l gouverne le ciel et la terre. Ce palais est gard spcialement par le Loup Cleste, Tien -lang, cest --dire ltoile Sirius, qui tue ceux qui approchent : Un loup aux yeux perants va et vient tout doucement, il lance les hommes en lair et joue la balle avec eux, il les prcipite dans un gouffre profond pour obir aux ordres du Seigneur, et ensuite il peut dormir. En-dessous, le ciel, malgr ses neuf tages, nest pas

  • Henri MASPERO La Chine antique 12

    une vote : sa face infrieure est plate, pareille une roue de char. Entre elle et la terre, il ny a pas de parois pour limiter le monde ; il y a simplement aux huit extrmits (12) de la terre des piliers qui soutiennent le ciel, le sparent delle, et lempchent de tomber ; il repose immobile sur eux tandis que sous lui se meuvent le 12-14 soleil, la lune et les toiles. A lorigine, ces piliers taient gaux, et le ciel et la terre taient parallles ; mais la suite dun cata -clysme, o le pilier Nord-Ouest, le mont Pou-tcheou, fut renvers, le ciel et la terre tombrent lun vers lautre de ce ct ; depuis ce temps, le ciel penche vers le Nord-Ouest, et la terre vers le Sud-Est, ltoile Polaire nest plus au centre du ciel, les astres coulent chaque nuit dEst en Ouest, et les fleuves sur terre coulent de lOuest lEst. Au -dessous du ciel coule le Fleuve Cleste, Tien-ho, appel aussi la Han Cleste, Tien-han, ou la Han des Nuages, Yun-han, cest --dire la Voie Lacte, qui spare jamais la Tisseuse de son mari le Bouvier ; cest par ce fleuve que les eaux du monde cleste vont rejoindre au Grand Abme celles du monde terrestre. Dans le firmament court une sorte de fente, Lie-kiue, par o brille lclair ; de plus il est perc de portes par o linflux cleste peut descendre se mler linflux terrestre : au Ple Nord la porte du Froid, la porte du Chaud au Ple Sud, et dautres encore.

    Le soleil et la lune ne sont pas exclusivement des tres clestes. Le soleil, sorte de boule de feu, pareil une fleur de lotus, passe la nuit sur terre : chaque matin son lever, sa mre Hi-ho le baigne dans le Gouffre Doux, Kan-yuan, appel aussi ltang Hien, Hien-tche, puis il traverse la Valle Lumineuse, Yang-kou, o son passage produit laurore, et monte au ciel par les branches dun arbre immense, le kong-sang ou fou-sang, haut de mille li, aux feuilles pareilles des grains de moutarde ; il commence alors sa course journalire, dans son char conduit par sa mre qui lui sert de cocher, jusquau soir, o il redescend loccident au mont Yen -tseu ; et quand il a disparu, les fleurs lumineuses de larbre jo, qui sont les toiles, clairent la terre den -bas . Parfois au milieu de leur course le soleil et la lune sont attaqus par des monstres, le ki-lin qui mange le soleil, le crapaud trois pattes, tan-tchou, qui dvore la lune, et cest alors que se produisent les clipses (13). Hi-ho avait eu dix fils qui vivaient au pied de larbre kong-sang et montaient au ciel tour de rle, chacun des dix jours du cycle ; mais un matin dans lantiquit, il s taient monts tous ensemble dans les 14-15 branches de larbre, et la terre avait commenc de brler ; et il avait fallu que Yi lexcellent archer en abattt neuf coups de flches. Quant la lune, ou plutt aux lunes (car elles sont douze filles de Heng-ngo), elles habitent sur terre loccident, et montent tour tour clairer le monde un mois.

    Au-dessous stend la terre den -bas . Elle est divise en zones concentriques : au milieu, les Neuf Provinces, kieou-tcheou, de la Chine, que des barbares entourent de toutes parts les Ti, les Jong, les Man et les Yi ; cest le monde habit par les hommes, qui touche directement lOcan au Sud et lEst, mais au Nord et lOuest duquel stendent de vastes dserts, domaine de la dame Pa, desse de la scheresse ; il en est spar par deux rivires, au

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    Nord lEau -Rouge, Tche -chouei, qui coule vers lEst, et lOuest lEau -Noire, Hei-chouei, qui coule vers le Sud. Plus loin les Quatre Mers, Sseu-hai, qui communiquent entre elles et entourent le monde habit comme le Fleuve Ocan des Grecs. Au-del des Quatre Mers, hai-wai, des terres immenses peuples de dieux et dtres fantastiques : cest l que rsident les dieux des vents dont deux sont chargs darrter le soleil au terme de sa course annuelle vers le Nord, son lever au solstice dt, son coucher au solstice dhiver ; l aussi se trouvent le Comte de lEau, Chouei po,

    nomm Tien -wou, au corps de tigre avec huit ttes dhommes et dix queues, la Dame reine dOccident, Si -wang-mou, desse des pidmies, et bien dautres dieux, desses, nains et monstres. L sont les tres tranges dont limagination des anciens Chinois avait peupl les dserts lointains, ainsi que ceux quils apprirent plus tard connatre des Grecs et des Hindous, Poitrines Troues Kouan-hiong, Longues Jambes Tchang -kou, Gants Long-po, hauts de cent pieds, Pygmes Tsiao -yao de cinq pouces, etc. Plus loin encore, comme la terre tant carre et le ciel rond, les quatre coins de la terre ne sont pas recouverts par le ciel , stendent des pays que le soleil nclaire jamais. Dans le coin Sud-Ouest, cest le pays de Kou -mang o le chaud, le froid, le jour et la nuit ne sont pas spars, et dont les habitants toujours endormis ne sveillent quune fois en cinquante jours . Dans le coin Nord-Ouest, cest la contre des Neuf Yin, Kieou-yin, que le ciel nabrite pas et o le soleil 15-16 ne luit jamais : au milieu se dresse un dieu au corps de serpent avec une tte dhomme, le Dragon la Torche, Tchouo -long, dont le corps a plus de mille li ; il ne mange, ni ne boit, ni ne dort ; le vent et la pluie lui obstruent la gorge ; quand il ouvre les yeux, il fait jour au pays des Neuf-Yin ; quand il les ferme, il fait nuit ; quand il souffle, il fait du vent ; quand il respire, cest lhiver, quand il expire, cest lt (14). Dans langle oppos, au Sud -Est, souvre le Grand Abme, gouffre sans fond o les eaux du monde terrestre et celles du Fleuve Cleste (la Voie Lacte) se jettent toutes sans quil c roisse ni dcroisse. Au-del cest le vide : En bas, cest un gouffre profond, et il ny a pas de terre ; en haut, cest lespace immense, et il ny a pas de ciel.

    Telle tait la manire dont les Chinois anciens se reprsentaient le monde, et, ne diffrant pas en cela, de la plupart des peuples antiques, ils sy donnaient eux-mmes la place dhonneur, dans le pays du milieu de la terre Tchong-kouo, seul foyer de civilisation parmi les hordes barbares. Qutaient -ils, ces Chinois qui, aux bords du Fleuve Jaune, commencrent ds les temps anthistoriques se dgager de la barbarie environnante ? Il ne semble pas que, pour leur type physique (15), ils aient grandement diffr de leurs descendants modernes du Tche-li, du Chan-tong et du Ho-nan. Ctaient des hommes de taille moyenne, mais vigoureux ; ils avaient ce teint jaune quils ont de tout temps qualifi de blanc, et les cheveux noirs, raides et lisses ; la face au nez peu saillant avec des pommettes assez fortes et des yeux fleur de tte et lgrement brids, une grande bouche aux dents 16-17 fortes et cartes, la barbe et la moustache peu abondantes. Cest ce quexprime le

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    portrait idalis de lhomme distingu, tel quon le trouve chez les crivains des environs de lre chrtienne : des dents longues dun pouce, une face de dragon, une bouche de tigre , ou encore des yeux comme des nuages, le nez pareil celui dun dragon, la bouche comme celle dun pot carr, les oreilles comme en opposition , o enfin plus simplement le front large, les oreilles longues, les yeux grands, les dents cartes, la bouche carre , en sorte quau IVe sicle de notre re, les Chinois en contact avec les missionnaires bouddhistes venus de lInde et de lIran, stonnaient de leurs yeux enfoncs et de leur nez prominent comme les Chinois du sicle pass en voyant les Europens (16). Le portrait dune jeune femme du VIIe sicle avant notre re nest gure dissemblable de celui dune jeune Chinoise de n os jours. Ses doigts sont comme des pousses de laiteron blanc, sa peau est pareille du fard congel, son cou est comme un ver-blanc, ses dents comme des graines de melon, son front comme une (tte de) cigale, ses sourcils comme des (antennes de) vers soie , et encore ses cheveux noirs sont pareils des nuages, ils nont pas de fausses mches... son front est blanc et combien brillent les dents au milieu des sourires artificieux ! . Les hommes de haute taille ntaient pas rares pa rmi eux : le pre de Confucius tait trs grand, et Confucius lui-mme avait hrit de sa belle stature. En somme une promenade dans les campagnes du Ho-nan, du Tche-li mridional ou du Chan-tong occidental montre aujourdhui des paysans de mme type que ceux du Che king.

    La thorie la plus ordinairement accepte (17) fait deux une bran che des populations nomades de lAsie septentrionale, Mongols ou Mandchous, qui, descendue aux bords du Fleuve Jaune, y serait devenu sdentaire et sy serait civilise. Mais quelle que puisse tre leur origine ethnique (et comme pour toutes les populations historiques, leur sang devait tre ds les dbuts de lhistoire trs mlang), cest dans une direction oppose que tout porte chercher les affinits de leur culture premire. La langue chinoise na aucun rapport, mme lointain, avec les langues des 17-19 tribus septentrionales, et en revanche elle est trs proche parente dun groupe important de dialectes parls par des tribus mridionales, les Thi qui habitent le Nord de lIndochine, ainsi que le Yun-nan, le Kouei-tcheou et le Kouang-si, et elle prsente des rapports moins nets, mais indiscutables, avec les langues tibto-birmanes qui sont peut-tre des parentes lointaines, ou sinon, lui ont ou prt ou emprunt trs anciennement des lments importants du vocabulaire, les noms de nombres par exemple (18). Ds les temps les plus lointains o nous pouvions saisir ce groupe linguistique sino-thi, il prsente dj les caractristiques les plus saillantes des langues actuelles. Les mots y sont toujours monosyllabiques, et leur phontisme assez pauvre en groupements de consonnes, se montre au contraire riche en diphtongues : deux consonnes ne peuvent se suivre immdiatement qu linitiale, et encore faut -il que la seconde soit une liquide ; la finale, six consonnes seulement sont tolres, trois occlusives orales et trois nasales (gutturales, dentales et labiales). Au contraire les groupements de voyelles en diphtongues et triphtongues sont des finales frquentes. Dautre part, un des lments essentiels du systme phontique

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    de ces langues est leur systme de tons : chaque mot porte un ton dont linflexion tait p eut-tre lorigine sous la dpendance de la finale, et dont la hauteur tait commande par le fait que linitiale tait sourde ou sonore (19). Chacun de ces mots monosyllabiques restait absolument 19-20 invariable, sans flexion daucune sorte (20) ; une amorce de procd de drivation, qui dailleurs ne sest pas dveloppe, existait avec les prfixes asyllabiques qui venaient se placer devant certaines initiales, et aussi avec un systme de changements de tons, peut-tre reste dun ancien procd de suffixation qui aurait disparu trs anciennement la fois en chinois et dans toutes les langues thi. Un autre procd de drivation consistait dans le redoublement dun mot, redoublement qui saccompagnait de modifica tions trs varies de llment primitif ; mais il na pas eu non plus trs grande p orte. Pour former les phrases, la construction tait dautant plus rigide que rien ne distinguait les noms de verbes, et que la plupart des mots (en chinois mme, en principe, tous les mots) pouvaient avoir des emplois nominaux et des emplois verbaux sans changer de forme extrieure ; seule leur place dans la proposition en crivant, et plus encore, en parlant, lemploi de nombreuses particules permettaient de mettre de la clart dans le discours. En somme, ces langues forment des groupes caractristiques, que le monosyllabisme, labsence de flexion et leur systme de tons, mettent loin de toutes celles du Nord de lAsie (21).

    Dailleurs la langue nest pas le seul fait de culture que les Chinois anciens aient eu en commun avec leurs voisins mridionaux : une civilisation essentiellement agricole et sdentaire, une religion troitement lie lagriculture, une organisation politique foncirement aristocratique et fodale, fonde sur la possession de la terre, proprit dun caract re religieux, tout les rapproche des tribus du Sud, Thi, Lolos, Mossos, Miao-tseu, et les carte de celles du Nord. Entre les nomades leveurs de btail du Nord, anctres des Mandchous, des Mongols et des Huns de lpoque historique, et les tribus mon-khmer de la presqule indochinoise, irrmdiablement anarchiques, qui une ducation trangre seule a pu parfois imposer des groupements sociaux plus tendus que le village, sur presque tout le territoire qui forme 20-21 aujourdhui la Chine, les diverse s tribus qui lhabitaient avaient constitu, longtemps avant que lhistoire pt les enregistrer, des socits de mme type, sdentaires et agricoles, fortement attaches au sol par leur religion et leurs institutions. En sorte que, par un singulier retour des choses, la conqute et lassimilation progressive des pays du Sud par la civilisation chinoise dans les temps rcents semble ntre que la rinstallation, sous une forme moderne, dun tat prhistorique o presque tous ceux qui peuplent actuellement lempire chinois partageaient dj une civilisation commune.

    Ainsi les Chinois apparaissent comme le rameau le plus septentrional de ces populations sdentaires et agricoles (22) dont le rameau occidental est form par les tribus tibto-birmanes du Tibet, du Sseu-tchouan et du Yun-nan, Tibtains, Lolos, Mossos, Birmans, etc., le rameau mridional par

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    les Thi du Sud de la Chine et du Nord de lIndochine, et le rameau central par les Miao-tseu du Heu-nan et du Kouei-tcheou.

    Plus peut-tre qu aucun de leurs frres dhabitat plus mri dional, la vie dut tre rude ces Chinois de laube des temps historiques. Cest probablement dans la grande plaine du Nord-Est (23), entre la mer et la muraille escarpe qui borde le plateau du Chan-si, quils commencrent dvelopper leur civilisation. Cest de l quelle essaima, en cette poque lointaine, vers lOuest 21-22 dans la belle valle de la Wei, puis de l le long de la Fen dans les petits bassins du Chan-si, au Sud vers la Houai, et la rivire Han, et les montagnes par lesquelles on passe dans le vaste bassin o la Han se jette dans le Yang-tseu. Un climat trs dur, torride en t, glacial en hiver, avec des temptes de vent froid charg de sable un peu avant le printemps, plus pnibles encore que les grands froids de lhiver, les fleuves gels ou du moins charriant des glaces tout lhiver, dgelant rapide ment aux premiers beaux jours, et se transformant presque aussitt en torrents, tout contribuait rendre les communications difficiles pendant prs dun tiers de lanne. La grande artre, le Fleuve Jaune, rapide et coup de bancs de sable, est dune navigation dangereuse ; ses bras innombrables divaguaient capricieusement travers les plaines basses et plates, presque sans pente : ctait le pays quon appelait les Neuf Fleuves, parce que, disait-on, le Fleuve Jaune y avait neuf bras principaux ; il s tendait sur une large zone au pied du plateau du Chan-si, car son cours en ce temps tait diffrent du cours actuel, et il allait, aprs un long dtour, se jeter dans la mer par le cours actuel du Pai-ho, prs de Tien -tsin (24).

    Chaque anne dailleurs, les crues le dplaaient, et se cher chaient de nouveaux chenaux ; les bas-fonds se remplissaient deau, formant de grands marais qui, avec le temps, se sont colmats, mais dont certains subsistent encore aujourdhui. Ctaient d es fourrs dherbes aquatiques, renoue, jonc, dolic, valriane, au milieu desquels nichaient les oies sauvages et les grues, et o pullulaient les poissons. Tout autour couraient des bandes 22-23 plus ou moins larges de terre, trop humides pour la culture, couvertes de hautes herbes entrecoupes de taillis dor mes corce blanche, de pruniers et de chtaigniers ; ce ntait pas la grande fort : celle-ci nexistait qu la priphrie sur les pentes des montagnes, lEst dans le Chan -tong et lOuest dans le Chan-si, et avec elle commenait le domaine des barbares. Ctait une brousse paisse, qui servait de repaire aux grands fauves, tigres, panthres, chats sauvages, lopards, ours, bufs sauvages, lphants mme et rhinocros (25), loups, sangliers, renards, et aussi gibier de toute sorte, troupeaux de cerfs et dantilopes, singes, livres, lapins et oiseaux de toute espce, quon allait y chasser lhiver dans de grandes battues en mettant le feu aux herbes. Les lisires seules en taient amnages, soit en pturages pour les chevaux et les bufs domestiques, soit en plantations de mriers pour llevage des vers soie. Les terres les meilleures, protges contre les inondations par des digues, et cultives rgulirement, produisaient du millet, du sorgho, au Tche-li, du riz au Sud du Fleuve Jaune, et du bl un peu

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    partout ; on y faisait pousser aussi des haricots, des courges, de lindigo, du chanvre. Il y avait peu darbres dans les champs, en principe il ne devait pas y en avoir du tout ; les champs se rpartissaient en carrs den viron un li de superficie, les tsing, diviss en neuf lots gaux, que huit familles cultivaient, gardant chacune pour sa subsistance le produit dun lot, et don nant le produit du neuvime au roi ou au seigneur comme impt. A proximit slevaient, dissmines et comme perdues 23-24 au milieu de la plaine, de petites agglomrations de quelque vingt-cinq huttes basses en pis, demeures des paysans, qui formaient les hameaux, li, de deux cents habitants, avec un tertre du dieu du sol, une cole et un march. Cest l que senfermaient lhiver les paysans ; mais ds le printemps elles taient compltement abandonnes par eux : ils les quittaient pour aller habiter de grandes cabanes au milieu du tsing, continuant la tradition de leurs anctres prhistoriques, qui, aux origines, avant lorganisation de champs permanents, avaient d, chaque printemps, quitter le hameau pour aller sinstaller au loin dans la brousse et y faire des dfrichements (26). Tout lt, ils vivaient presque enti rement en plein air, travaillant aux champs, vtus de vtements de chanvre grossier avec une sorte de chapeau de paille pour se protger du soleil, se relayant la nuit dans les cabanes de garde et dans les rondes ds que la maturit approchait pour chasser les voleurs, les sangliers et les oiseaux qui venaient piller le grain avant la rcolte.

    De loin en loin les petits chteaux seigneuriaux : l vivait le seigneur du fief, au milieu de ses femmes, de ses enfants, de ses serviteurs et de sa petite cour de nobles dpendant de lui, pour la plupart des descendants de cadets de sa famille ou de petits vassaux, enfin des prtres, scribes, guerriers. Le chteau tait bti suivant des principes rituels uniformes ; tout au fond, la maison dhabitation ; en avant, une srie de trois cours, dont la principale, celle du centre, contenait la salle daudience, oriente au Sud, et tait flanque du temple ancestral lEst, et du tertre du dieu du sol lOuest ; chaque cour, avec sa haute porte dentre ; le tout entour dun mur denceinte et dun foss pour le mettre labri dun coup de main. Dans lenceinte, on plaait encore les greniers, les magasins, les dpts darmes ; au dehors, du ct du Nord, une grande place o se tenait le march, et la porte Sud, de chaque ct, les demeures des conseillers, des prtres, des scribes, des artisans de tous ceux dont le travail tait constamment ncessaire la cour. Parfois, mais pas toujours, une enceinte extrieure plus grande entourait cette agglomration : ctait le c as des capitales des Tcheou, aussi bien celle de lOuest, Hao, prs de lactuelle Si -ngan fou, dont on attribuait la fondation au roi Wen, que celle de 24-25 lEst, Lo, prs de Ho -nan fou actuel, quon faisait remonter au duc de Tcheou, et de quelques autres villes. Vers la fin de la dynastie Tcheou, les doubles enceintes paraissent stre mul tiplies, mais les villes nen restaient pas moins fort petites : Quand le mur dune ville dpasse trois mille pieds de long (environ 600 mtres), cest un danger pour ltat (27). Et Mencius parle dune ville dont lenceinte intrieure a trois li et lenceinte extrieure sept li de tour, soit respectivement 1.000 2.400 mtres environ (28). Les vestiges de len ceinte de Chang-kieou, la capitale des Song, forment encore aujourdhui

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    sur le terrain un carr de moins de 800 mtres de tour (29) ; et de mme les traces de lancienne enceinte de Yi , la capitale du Tsin , ltat qui domina tous les autres aux VIe et Ve sicles av. J.-C., forment un carr de moins dun kilomtre de tour (30). La capitale des Tcheou Orientaux, Lo-yi, avait 17.200 pieds, soit moins de 4.000 mtres de tour, et elle tait en principe la ville la plus grande de lempire. La capitale forme un carr ayant 9 li de ct, chaque ct a trois portes ; lintrieur il y a neuf rues directes et neuf rues transversales, les rues directes ont la largeur de neuf voies de char (72 pieds, environ 15 mtres). A gauche (Est) est le Temple Ancestral, droite (Ouest) le Tertre du dieu du Sol, en face (Sud) est la salle daudience, en arrire (Nord) le march... A lextrieur (du Palais) sont les neuf maisons o se tiennent les neuf Ministres quand ils viennent la Cour... Les donjons des portes du Palais ont 50 pieds (de haut) ; (ceux des) encoignures, 70 pieds ; (ceux des) encoignures du mur denceinte (extrieur) ont 90 pieds (31).

    25-26 Ce nest pas sans peine que la campa gne chinoise avait pu tre ainsi amnage, au milieu des difficults extrmes que le pays opposait aux dfricheurs. Toutes ces belles terres cultives de millet, de riz ou de bl, il avait fallu les conqurir pniblement sur la brousse ou sur les eaux. Ah ! ils dsherbent ! ah ! ils dfrichent ! leurs charrues ouvrent le sol. Des milliers de couples dessouchent les uns dans les terrains bas, les autres dans les terrains levs. Ou encore : pais sont les tribules ! On a arrach la brousse pineuse. Pourquoi jadis a-t-on fait ce travail ? Afin que nous puissions planter notre mil, notre millet, afin que notre mil soit abondant, afin que notre millet soit luxuriant. Ou enfin : Cette montagne mridionale, cest Yu qui la amnage, dfrichant les plaines, les terrains humides, moi, descendant lointain, je lai mise en champs (32). Cet amnagement avait t long et pnible : il avait fallu lever des digues contre les inondations, creuser des canaux pour drainer et asscher les marais. Tous ces travaux taient si anciens que le souvenir sen perdait dans la brume des lgendes, et quon les attribuait aux hros de la haute antiquit. Aux origines du monde, ils taient descendus du ciel sur la terre pour mettre en ordre celle-ci suivant les instructions du Seigneur den -haut, et permettre aux hommes de lhabiter (33).

    Chaque rgion avait donn un tour particulier la lgende, suivant les traits particuliers de la topographie, de la religion et de la socit locale : parfois, comme dans les lgendes de lEst, les difficults taient personnifies par un monstre quil fallait vaincre et tuer avant tout travail ; dans toutes, lnormit de leffort accomplir tait marqu par le fait que le premier envoy cleste ne pouvait russir dans sa tche, et que seul le second hros en venait enfin bout. Dans le Nord de la grande plaine, la lutte entre les hros civilisateurs et les monstres terrestres prenait des allures piques, et les dieux y avaient leur part. LEmpereur Jaune, Houang -ti, venu du ciel pour mettre en ordre la terre avait lutter contre le monstre Tche -yeou, tte de taureau sur un corps de serpent ; celui-ci, pour chasser son rival, sefforait dabattre larbre kong-sang, 26-28 en empchant le soleil de monter au ciel, de plonger

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    la terre dans une obscurit ternelle. Contre Tche -yeou qui avait invent les armes de combat, lEmpereur Jaune forma des armes de btes froces, ours, panthres, tigres ; puis il envoya contre lui le Dragon-Ail, Ying-long : Tche -yeou appela alors son secours les dieux du Vent et de la Pluie, et lEmpereur Jaune dut faire descendre du ciel contre eux sa fille Pa, la desse de la scheresse, naine aux habits verts, qui ses yeux placs sur le haut du crne ne permettent pas de voir o elle va, et qui dessche tous les lieux o elle pose le pied. Tche -yeou fut vaincu et tu, la desse Pa, quon ne pouvait faire remonter au ciel, fut relgue dans les pays situs au Nord de lEau -Rouge, que lle transforma en dserts, et le monde devint habitable. Plus au Sud, dans la plaine, ctait, avec des noms diffrents, presque la mme lgende, o le monstre Kong-kong, au corps de serpent, la tte dhomme et aux cheveux rouges, tait vaincu par le hros Tchouan-hiu, et, dans sa rage, essayait en vain de faire crouler coups de cornes le mont Pou-tcheou, la colonne qui soutient le ciel au Nord-Ouest, de faon faire tomber le ciel ; mais il ne russit qu lbranler, si bien quaujourdhui encore la terre penche vers le Sud-Est et le ciel vers le Nord-Ouest. Entre les domaines de ces deux lgendes, au pied du Tai chan, on racontait que le monde avait t amnag par Fou-hi et sa sur Niu -koua ; celle-ci avait plant aux quatre coins de la terre les pattes dune tortue de mer afin de soutenir le ciel, puis elle avait fondu des pierres de cinq couleurs pour le complter, enfin, aprs avoir tu le dragon noir, elle avait endigu les fleuves en entassant sur leurs rives des cendres de roseau. Au contraire, dans la rgion occidentale, aux valles troites, aux dfils resserrs, aux hautes montagnes abruptes, ctait en perant les montagnes que le hros Yu avait fait couler les eaux. Aux origines le Fleuve Jaune tait barr par une chane de montagnes, quil ne pouvait franchir ; Kouen fut le premier charg de mettre le pays en ordre : il essaya, sur les conseils dune tortue et dun pervier, dendiguer le Fleuve, et comme leau montait sans cesse, il vola les terres vivantes du Seigneur dEn -haut, qui croissent et gonflent delles -mmes. Le Seigneur furieux le fit mettre mort ; son cadavre resta expos trois annes sans se corrompre, alors on louvrit dun coup de sabre, et son fils Yu en sortit, tandis que lui -mme 28-29 se changeait en poisson. Yu, plus heureux que son pre, russit ouvrir une brche dans les montagnes Long-men, les eaux scoulrent, et les hommes eurent un lieu habiter . La lgende de Yu tait pleine dpisodes : un temps, il stait chang en ours pour travailler et f aire couler les eaux ; et ne devant pas tre vu de sa femme sous cette forme, ils avaient convenu quelle ne viendrait quaprs avoir entendu frapper un tambour. Un jour, en faisant rouler des rochers, il fit un bruit que sa femme prit pour le son du tambour qui lappelait : elle se hta daccourir, et prise de peur la vue de cet ours, elle senfuit. Il la poursuivit, et elle, toujours effraye, tomba et fut change en pierre ; comme elle tait alors enceinte de Ki, la pierre grossit peu peu, jusqu ce que Yu, louvrant dun coup de sabre, en retirt lenfant (34).

    Cest ainsi que, modifiant au gr des lieux une vieille lgende cosmogonique commune tous les peuples du Sud-Est de lAsie, les anciens Chinois racontaient comment, aux origines du monde, des dieux et des hros

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    avaient amnag la terre pour que la race humaine pt lhabiter. En mme temps, dautres hros apportaient la culture : lAeul de lAgriculture, Tien -tsou, enseignait aux hommes faire des champs ; le Souverain Millet, Heou-tsi, leur donnait le grain par excellence, le millet ; le Divin Laboureur, Chen-nong, la. tte de buf sur un corps dhomme, leur apprenait faire une charrue et labourer. Tout ntait pas encore parfaitement en ordre, cependant, en ce monde, et les monstres y pullulaient. Un hros, Yi lexcellent archer en dlivra les hommes (35). Il avait pass son enfance seul dans les bois : comme il avait cinq ans, ses parents, layant dpos sous un arbre pour faire 29-30 leur travail, le trouvrent leur retour entour de cigales qui chantaient, et effrays de ce prodige, nosrent le reprendre ; il grandit seul, vivant de sa chasse. A vingt ans, il rsolut de parcourir le monde ; mais il voulut dabord revoir sa famille : il banda son arc en criant : Je vais tirer vers les quatre points cardinaux, que ma flche sarrte devant ma porte ! Il tira alors une flche, et celle-ci, rasant le sol et coupant les herbes, le conduisit jusqu la maison de sa famille. Puis il partit travers le monde arm de son arc, et, pareil lHracls grec, accomplit des travaux surhumains. Un jour les soleils tant monts au ciel tous les dix ensemble, la terre commena brler : Yi en abattit neuf coups de flches, il les tua, et leurs cadavres restrent au pied de larbre Kong -sang. Il lutta contre louragan et frappa le Comte du Vent dune flche dans le nombril ; il alla attaquer le Comte du Fleuve qui saisissait des hommes et les noyait, et lui creva lil gauche. Il abattit dans la plaine de Tcheou -houa le monstre la dent perce dvoreur dhommes, il tua au bord du lac Tong -ting le grand serpent Pa dont les os formrent les montagnes de Pa. On racontait aussi de lui des aventures galantes, comment en combattant le Comte du Fleuve il avait sduit la femme du dieu de la rivire Lo. Enfin, la suite dune expdition lOuest des Sables-Mouvants, il devint roi. Mais le hros qui le premier versa le sang sur la terre ne pouvait avoir une fin tranquille. Ce fut aprs avoir tu le monstre Fong-hi, fils de Kouei, quil perdit la protection cleste : quand il loffrit en sacrifice au Seigneur dEn -haut, celui-ci ne lagra pas. Quelque temps aprs, trahi par sa femme, il fut tu par Fong-men dune flche en bois de prunier, la seule arme qui pt le blesser, et son corps dpec fut bouilli dans une chaudire par sa femme et lamant de celle -ci qui le donnrent manger ses propres enfants.

    De tous ces hros mythologiques, aussi bien de Yi lexcellent archer que de Houang-ti descendu du ciel, et de Kong-kong au corps de serpent, et de Chen-nong la tte de buf, et du Prince Millet, et de Yu qui se transformait en ours, et de Kouen devenu poisson, et de Niu-koua qui boucha les trous du ciel, les historiens chinois, ds lpoque ancienne, essayrent de faire des personnages historiques, et, de leurs lgendes mises bout bout, ils sefforcrent de tirer une histoire des premiers temps de lhumanit. A lpoque o furent composs les petits traits 30-32 qui sont runis aujourdhui sous le titre de Chou king, vers le VIIIe sicle avant notre re et dans les sicles qui suivirent, on agglomra toutes ces lgendes en une sorte de rcit suivi (36). Au commencement venait toute une srie de saints, cheng-jen,

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    inventeurs des rites et des arts, auxquels on donnait le titre religieux de ti. Dabord il y eut Fou -hi qui avait dcouvert les huit trigrammes divinatoires, pa koua, et sa sur Niu -koua qui avait cr les rites du mariage. Aprs eux vint Chen-nong, qui le premier fabriqua une charrue et apprit aux hommes labourer ; vers la fin de son rgne, affaibli par lge, il devint incapable de tenir en respect les grands vassaux ; lun deux s urtout, Tche -yeou, se montra turbulent, et, le premier sur terre, il fabriqua des armes et se rvolta ; Houang-ti le battit et le tua, puis il prit la place de Chen-nong. A son tour Houang-ti fut alors un saint empereur : il inventa les rites, la musique et le calendrier, les vtements et les coiffures, construisit les premiers temples, institua la division des champs en tsing ; des phnix et des licornes vinrent danser dans la cour de son palais. Ensuite on plaait le hros Tchouan-hiu et dautres empe reurs dont la figure tait plus floue. Deux dentre eux, Yao et Chouen, prcisment parce quon navait rien dire sur eux, devinrent trs tt les saints par excellence, ceux en qui on se plaisait incarner toutes les vertus que la philosophie du temps des Tcheou attribuait au Saint. Ctaient les premiers anctres de grandes familles de la Cour des Tcheou : Yao, celui des seigneurs de Fang dont une fille pousa le roi Tchao, vers le IXe sicle, et aussi des comtes de Tou dont le dernier fut mis mort par le roi Siuan en 785 ; Chouen, celui des ducs de Tchen dont le dernier fut dpossd par le roi Houei de Tchou en 478. Du premier on ne savait rien ; le second seul parat avoir eu une lgende ; encore ntait -ce quun conte de folklore : lorphelin perscut par sa martre et 32-33 le fils de celle-ci, qui triomphe de tous les prils et finit par pouser les deux filles du roi. On eut beau jeu remplir leurs rgnes de faits admirables de vertu et de saintet ; on commena par faire de Chouen un modle de pit filiale, ce quoi le conte se prtait assez bien ; puis, tout ce quun saint roi doit faire pour aider la nature dans ses oprations, on le lui attribua lpoque voulue et dans lordre voulu. Si lempereur Chouen fait une inspection, il ira dabord lorient, puis au midi, puis loccident, puis au nord ; il accomplira chacun de ces voyages dans le mois quune association dides philosophiques lie telle ou telle direction de lespace ; il restera la capitale quatre ans pour recevoir successivement les vassaux des quatre points cardinaux ; la sixime anne qui sera la premire dun nouveau cycle de cinq, il recommencera ce quil a fait la premire anne (37). Et cependant, malgr toute leur saintet, un cataclysme avait gt leur rgne, une grande inondation que les chronologistes taient bien obligs de placer de leur temps, puisque le nom de Yu y tait attach par la lgende. Yu avait russi par des travaux dart faire couler les eaux, et il avait donn au monde une division parfaite ; aprs quoi Chouen lui avait cd lempire ; Yu avait rgn, et, aprs sa mort, pour la premire fois, il avait laiss le trne son fils Ki, fondant la premire dynastie, les Hia ; et ctait un grand sujet de discussion chez les lettrs de la fin des Tcheou, si Yu en sappropriant lempire ne stait pas montr infrieur Yao et Chouen.

    De la dynastie Hia, on nommait les princes, mais on ne savait gure deux que leurs noms. Cependant le cinquime et le sixime dentre eux, Siang et Chao-kan g, reprenaient corps : on avait introduit l la lgende de Yi

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    lexcellent archer, et tout un roman stait form ; du hros on avait fait un seigneur rebelle qui avait dtrn le roi et pris sa place, pour finir victime des intrigues de sa femme ; pendant ce temps, la veuve du roi lgitime qui, enceinte, avait russi chapper lusurpateur, avait mis au monde un fils, et celui-ci, lev parmi les serviteurs, aprs diverses aventures comme cuisinier du seigneur chez qui il stait rfugi, avait fini par en pouser la fille et reconqurir son royaume. Mais peu peu les princes avait perdu leur Vertu ; 33-34 le dernier, Kie tait un tyran abominable qui, entran par sa femme, la belle Mei-hi, se livrait toutes les dbauches : leur grand plaisir tait de se promener en barque sur un tang rempli de vin au milieu dune orgie dhommes et de femmes nus qui sy baignaient et y buvaient et y mangeaient jusqu ce quils fussent ivres. Un des grands vassaux, le prince de Chang Tang le Victorieux, aid de son sage ministre Yi Yin le vainquit, le dposa et lexila, puis il prit le trne et fonda une dynastie nouvelle, les Chang, ou Yin. De nouveau, une srie de rois qui ne sont que des noms se droule, la Vertu dynastique diminuant mesure quils taient plus d istants du fondateur ; le dernier dentre eux, Tcheou -sin, avait t lui aussi un tyran cruel, qui se plaisait aux supplices : il avait fait ouvrir la poitrine de son parent le sage Pi-kan, pour voir si, comme on le disait, le cur des sages a rellement s ept orifices ; il avait imagin le supplice de la poutre de mtal au-dessus dun foyer ardent, sur laquelle il faisait passer des hommes pieds nus ; il faisait ouvrir le ventre des femmes enceintes pour connatre le sexe de lenfant ; un jour, voyant des hommes passer gu une rivire en plein hiver, il leur fit casser les jambes pour voir si la moelle des os tait gele. De nouveau le Ciel retira le mandat la dynastie et envoya des Saints, le roi Wen de Tcheou, puis son fils le roi Wou, qui tua le tyran, renversa les Yin, et tablit la place sa propre dynastie.

    Sauf le fait mme de lexistence successive des dynasties Yin et Tcheou, tout cela est pure lgende. Une partie est interprtation vhmrique de lgendes mythologiques, une partie non moins importante est tire des livrets des grands ballets quon dansait dans les crmonies aux anctres royaux. Les rois de Tcheou mimaient chaque anne, dans de grandes danses qui duraient une journe entire, lhistoire du roi Wou et sa victoire sur le tyran d e Yin ; il est probable quils ne faisaient quimiter en cela les rois de Yin, qui, avant eux, avaient d faire excuter des danses analogues en lhonneur du fondateur de leur dynastie, Tang le Victorieux, et de plusieurs de leurs anctres, danses que pratiquaient encore leurs descendants les ducs de Song ; les ducs de Ki, qui se prtendaient descendants des Hia et taient reconnus comme tels par la cour de Tcheou, avaient, semble-t-il, cr eux aussi leur imitation des ballets du mme genre, o lon r eprsentait sans doute lhistoire de Yu et de Ki et 34-35 celle de Chao-kang, lanctre particulier de leur ligne. Il stait constitu ainsi une sorte de schma de la danse du fondateur dune dynastie (38), dont le thme principal tait la victoire gagne par lui sur le dernier souverain de la dynastie prcdente, avec des rcitations de chants en vers sa gloire, et aussi une harangue en prose adresse aux troupes avant la bataille. Et comme Yu navait pas dtrn son prdcesseur, ce fut Ki, son

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    fils, que fut attribue une harangue, la veille dune victoire sur un rebelle, le prince de Hou. Quelques lgendes ont t visiblement fabriques de toutes pices pour rpondre ce schma : il est vident que des deux lgendes de la fondation des Yin et des Tcheou, absolument identiques jusque dans les dtails, sauf naturellement les noms de personnes et de lieux, lune est limitation servile de lautre, sans quil soit dailleurs possible de dmler srement laquelle est le prototype. Tout ce que les historiens chinois nous racontent des origines de lempire, des premiers empereurs, et des pre mires dynasties nest quune interprtation vhmrique et pseudo -historique, par des lettrs peu critiques, des vieilles lgendes religieuses, et na aucune valeur historique.

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    CHAPITRE II

    Les origines de lhistoire : la dynastie Yin

    Les Chinois durent mettre bien des sicles crer, dans la grande plaine dalluvion o divaguent les innombrables che naux du Fleuve Jaune, les premiers rudiments de la civilisation, et slever lentement au-dessus de leurs voisins rests barbares. Quand ils apparaissent pour la premire fois (39), vers 36-37 le XIe ou le Xe sicle avant notre re, sous les derniers rois de la dynastie Yin (40), ils taient dj en possession dune culture assez avance (41).

    37-39 Lcriture tait connue : on employait les prototypes des caractres actuels ; et si, dans quelques inscriptions religieuses, on avait tendance conserver les habitudes de pictographie plutt que de vritable criture dune priode antrieure, ctait simplement archasme religieux, car ce s tade tait dpass depuis longtemps, et on reprsentait chaque mot par un signe spcial toujours le mme. Le fond de ces signes tait une srie didogrammes : le soleil tait figur par un cercle, la lune par un croissant, la terre par une motte pose sur une ligne horizontale, le sacrifice aux dieux par un homme genoux devant un autel, la fort par deux arbres cte cte ; lhomme, la femme, lenfant, les animaux de toutes sortes taient reprsents gra phiquement, quelques-uns styliss comme le buf e t le mouton, dont on dessinait surtout les cornes. Mais ce moment dj, comme de nos jours, nombre de ces caractres idographiques ntaient employs que pour le son du mot dsignant lobjet quils figuraient, et servaient ainsi crire dautres mots homophones du premier. Ces caractres, on les crivait sur des fiches de bambou laide de btonnets pointus tremps dans une sorte de vernis, ou bien on les gravait sur bronze, ou sur ivoire, ou encore, pour la divination, sur des cailles de tortue.

    De lorganisation sociale, les inscriptions ne nous apprennent rien ; mais il est probable que la division en deux classes, une aristocratie de clans nobles et une plbe paysanne, existait ds ce temps comme aux sicles suivants, car cest un des traits que l a Chine antique avait hrits de la culture primitive commune au monde extrme-oriental, et elle ne sen dgagea que lentement. Dans cette socit trs hirarchise, le premier rang tait tenu par le roi, wang : il prsidait la fois aux affaires religieuses et aux affaires laques. Il offrait tous les sacrifices extrmement nombreux, tant ses anctres et leurs ministres quaux divi nits de toute sorte (42). Dans le Grand Bourg, Ta-yi, sa 39-40 capitale, o il rsidait, son palais tait entour de temples, le Grand Hall, Ta-che qui tait le temple ancestral, le Hall Mridional, Nan-che, qui tait probablement la salle des grandes audiences solennelles, le Hall du Sang, Hiue-che, qui ntai t peut-tre quun autre nom du temple ancestral (43) ; il y

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    avait aussi un tertre du dieu du Sol, ch (44). Cest de l quil dirigeait toute ladministration. Ds le temps des rois de Yin, en effet, les Chinois avaient constitu une administration rgulire (45). En tte, le premier ministre, king -che, prsidait aux affaires : certains dentre eux taient rests clbres, et la fin de la dynastie, on sacrifiait encore Yi Yin, le premier ministre du fondateur. Au-dessous de lui, divers grands officiers, le Grand-Domestique, ta-tchen, prpos aux grands mandements et ordres royaux, directeur de ltiquette des grandes cr monies, ayant sous ses ordres les Petits-Domestiques, siao tchen , qui le supplaient dans les crmonies les moins importantes ; le Grand-Scribe, ta-che, chef des scribes, che, qui notaient par crit sur des fiches de bambou les ordres royaux et en conservaient le double dans les archives, chef des Archives royales, et gardien des rituels quil donnait avant 40-41 chaque crmonie ; lIntendant, tsai, qui avait la charge du trsor royal (46). Puis toute une srie de fonctionnaires, kouan, demploys, leao, de chefs de bureaux, sseu, que nous napercevons que vaguement, mais qui nous montrent une organisation analogue celle queurent plus tard les Tcheou : les titres de quelques-uns dentre eux nous sont connus par hasard. Le palais avait tout son personnel : ctaient les Domestiques tchen, qui paraissent avoir form une classe spciale de familles attaches la personne mme du roi ou des seigneurs, et avoir t employs tantt comme fonctionnaires, tantt comme soldats, tantt comme simples serviteur (47) ; le Domestique du balayage, sao-tchen semble avoir t une sorte de concierge, prpos la fois au balayage des cours et la police des portes ; lintrieur, les pages, chou, enfants chargs de divers services auprs de la reine et des princesses.

    A la campagne, lorganisation administrative de la culture tait aussi rigoureuse que sous les Tcheou : les inspecteurs des champs, tsiun, fixaient les ensemencements et surveillaient la moisson. La rcolte tait dailleurs la grande affaire, celle dont dpendait la vie entire de la communaut, car de tout temps la socit chinoise a t essentiellement agricole (48). On cultivait 41-42 surtout deux espces de millet, le millet panicules, et le millet sans panicules, le bl et mme le riz. Aussi ltat des rcoltes tait -il lobjet dune sollicitude constante de la part du roi. Les archives de loracle le montrent consultant sans cesse la divination ce sujet. Divination du jour keng-chen. (Le roi) demande : Obtiendrai-je une rcolte de millet ? Troisime mois... Au jour : meou-siu (le roi) demande : Mon millet produira-t-il une rcolte ? Divination du jour yi-wei. Demande : Le millet qui est dans le parc de Long donnera-t-il une rcolte ? Deuxime mois . Cest surtout de la pluie quil se proccupait, car dans la Chine du Nord, cest de sa venue au bon moment que tout dpend ; aussi trouve-t-on souvent des formules de ce genre : Interrogation du jour yi-mao. Le roi demande : Pleuvra-t-il ce mois-ci ? Le vent, dautre part, tait aussi un sujet dinquitude : nouveau recours loracle. Divination du jour meou-wou : il pleuvra. Divination du jour keng-wou : il y aura un grand vent du Nord. Mais cest surtout pour la chasse quil sintressait au v ent : Divination du jour yi-mao. Demande : Aujourdhui le roi va chasser ; ne sera-t-il pas empch par un grand vent ?

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    (Rponse) : Il y aura un grand vent. Llevage des bufs, des porcs, des moutons avait aussi une grande importance. Le roi allait lui-mme inspecter les bufs destins au sacrifice : Le roi en personne a examin les bufs ; quand une bte tait pleine, il sinquitait lavance de savoir le sexe des petits : Divination : (Les petits) seront-ils mles ou femelles ? On demandait aux anctres si on retrouverait des moutons gars : Demande : les moutons partis seront-ils retrouvs ? Cest que le nombre danimaux offerts en sacrifice tait norme : il y avait un mot spcial, tan (disparu en ce sens) pour dsigner lhcatomb e ; il y en avait un autre (aujourdhui perdu) pour dsigner le sacrifice de cent porcs ; et il y avait des offrandes de dix porcs blancs, ou encore de dix bufs et dix moutons, ou mme de trente, ou de quarante bufs faites en une fois un seul anctre. Il est vident que llevage devait tenir dans lconomie chinoise de ce temps une place considrable.

    Le pouvoir du roi devait tre absolu en thorie, mais en pratique le conseil des petits et grands hia-chang, le 42-43 limitait constamment ; en cas de conflit entre le roi et ses conseillers, cest lavis des anctres quon recourait par la divination. Une inscription nous en donne un exemple (49). Divination du jour keng-chen... Demande : Le roi [veut ?] faire une expdition contre le pays de O ; (le conseil des) petits et grands ny consent pas. Est -ce que je ne russirai pas ? Quand la rponse de loracle tait conforme la volont royale, le roi passait outre aux rsistances de son conseil : dans le Pan-keng, un des livres du Chou king attribus aux Yin, mais rdigs beaucoup plus tardivement, on voit le roi Pan -keng, dcid dplacer sa capitale, en appeler la divination pour briser lopposition de ses conseillers. Pan -keng voulut transporter la capitale Yin, mais le peuple ne voulut pas aller y habiter ; cest pourquoi il appela tous les mcontents et leur tint ce discours : . Notre roi (Tsou-yi son prdcesseur) est venu et sest tabli ici. Moi, qui estime mon peuple et ne veux pas le voir prir entirement en un lieu o personne ne peut protger sa vie, jai interrog la divination, et jai obtenu la rponse : Ce (pays) nest pas (bon) pour vous . Quand les anciens rois avaient une affaire, ils obissaient avec respect lordre du Ciel... Nay ez pas laudace de vous opposer (la rponse de) la divination. Et il menace ses ministres de chtiments sils nobissent pas, leur couper le nez ou les massa crer avec toute leur famille (50). Ainsi ctaient en principe les anctres dfunts et diviniss qui gouvernaient lempire par la divination ; leur descendant vivant ntait que leur mandataire et leur reprsentant, et il devait les consulter et se soumettre eux dans toutes les affaires dimportance.

    Larme se composai t de cavaliers, de chars de guerre, et de fantassins, ces derniers venant probablement, comme plus tard sous les Tcheou, des leves de paysans, tandis que les chars taient monts par les nobles. Les soldats avaient pour armes le sabre en bronze, larc ave c lequel on tirait soit des flches, soit des balles, larbalte, la hache, la hallebarde la lame forte et trapue, lgrement convexe (51) ; cette dernire tait larme par excellence, et cest elle qui, ds cette poque, forme dans lcri ture le radical de presque tous les

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    termes militaires ; comme armes 43-44 dfensives, des boucliers en cuir. Le fer ntait pas encore employ (52) : il napparatra qu la fin des Tcheou, et les armes de combat taient en bronze ; on ne se servait plus darmes de pierre que pour certaines crmonies religieuses : linsigne de commandement du roi tait la hache de jade poli (53). Les troupes paraissent avoir t organises en corps de trois mille hommes (54) ; on voit aussi une force de trois cents cavaliers, gauche, droite et centre , soit par consquent des pelotons dune centaine de chevaux. Au retour des expditions, les prisonniers taient mis mort, soit immdiatement tous ensemble, comme on le voit dans une inscription : Le 8e jour, (jour) sin-hai, on chtia avec la hallebarde (= on tua) 2.656 hommes ; ou bien on les sacrifiait isolment aux divers anctres : Le jour kia-yin, on tira les sorts pour interroger les trois (Anctres). Pour tirer les sorts, on sacrifia trois moutons, ... trente bufs, deux prison niers (offerts ?) lAeul Keng, ou encore : Divination du jour kouei-wei : (le roi) offre lAeul Keng ... trente bufs, ... trois prisonnier s (55). Les inscriptions donnent quelques dtails sur une guerre qui parat avoir t difficile avec un voisin turbulent, probablement une tribu de barbares des montagnes de lOuest, dont le nom est crit par un caractre qui a rsist au dchiffrement (56). Le roi tire les sorts ce sujet : Ira-t-il au 44-45 secours, ira-t-il Lai-cheou (dont les habitants) sont venus trois fois (demander secours) ? Le septime jour, yi-sseu, accord daller Lai -cheou en partant de lOuest, ...yeou -kio annonce : Le pays de O

    a fait une razzia et nous a enlev cinq hommes sur les sept de nos champs de ... pour les sacrifices. Ce pays avait un alli, le pays de Tou (57), qui, lui aussi, razziait le malheureux Lai-cheou. Si-... annona : Le pays de Tou a fait une expdition contre deux villages de notre district oriental ; le pays de O a fait une expdition contre les champs de notre district occidental. Les ennemis devaient tre forts, car, malgr la rponse favorable de loracle qui accorde lexpdition pourvu quon parte par lOue st (une autre fois, cest du Nord quil faut partir), le roi est inquiet de son arme en campagne, et il interroge de nouveau. Au jour keng-tseu, divination auprs de l(anctre) hte. (Le roi) demande : [Je veux] envoyer en char 3.000 hommes contre le pays de O.

    Lexpdition russira-t-elle ou ne russira-t-elle pas ? Dailleurs les expditions se succdaient sans rsultat : Jour meou-wou, divination auprs de... (Le roi) demande : Trois fois jai ordonn des expditions contre O. Lexpdition russira-t-elle (58) ? Nous ne savons comment se termina cette guerre et si le pays finit par tre soumis.

    Ainsi, grce ces inscriptions, la dynastie Yin sort un peu de la brume o elle se cachait, et sil nest pas encore possibl e den suivre lhistoire politique, du moins voyons-nous les derniers de ses rois dans leur vie quotidienne. Ils prtendaient remonter un personnage de naissance miraculeuse, Sie ; sa mre, Kien-ti, allant avec sa sur sacrifier dans la 45-46 campagne, avait aval luf quune hirondelle avait laiss tomber en volant : la suite de cela elle avait conu, et lenfant sa naissance avait reu le nom de clan de Tseu, pour rappeler luf (tseu) auquel il devait son origine. Plus tard, un d escendant de

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    ce hros, Tang le Victorieux, aurait fond la dynastie en renversant le dernier souverain de la dynastie Hia : il nest pas impossible, en effet, que

    les rois de Chang, dont le domaine tait dans la partie occidentale de la grande plaine, aient pris la place dune ancienne puissance dont le centre tait plus lEst. La dynastie compte trente rois : leurs descendants aux temps historiques, les ducs de Song, avaient fort bien conserv la gnalogie de leur famille, et leur liste traditionnelle ne diffre presque pas de celle quont permis de dresser les inscriptions. Mais la chronologie en est inconnue ; les historiens chinois, mme lpoque des Tcheou, navaient pas de document authentique de cette priode lointaine, et les essais de reconstructions chronologiques quils ont tents diverses reprises nont aucune valeur. Une trentaine de princes ne peut gure avoir rgn plus de quatre cent cinquante ans (une moyenne de quinze ans par rgne est suprieure celle de toutes les dynasties historiques chinoises), ni moins de trois cents ans, et. par consquent les dbuts de la dynastie, peuvent tre placs entre les XVe et XIIIe sicles avant notre re (59).

    Ils avaient russi se constituer un empire vaste et durable : il ne comprenait pas toute la Chine actuelle, ni mme beaucoup prs, tout ce qui formait le monde chinois au temps de Confucius. Il nest gure possible de se faire de son tendue quune ide trs approximative. Suivant la tradition, lancien royau me avait t dmembr aprs la victoire des Tcheou, la partie mridionale au Sud du Fleuve Jaune resta aux descendants des rois de Yin et devint le duch de Song, le Nord-Ouest au Nord du Fleuve, avec la capitale, forma la principaut de Wei, 46-48 et le Nord-Est au pied du Tai -chan, celle de Lou ; et cette tradition est corrobore par le site des anciennes capitales des Yin : il ne leur est pas attribu moins de sept changements de capitale, mais quelques emplacements seuls paraissent dtermins de faon sre, celui de la plus ancienne Pouo, prs de lactuelle Kouei -t fou (Ho-nan), que reprirent les ducs de Song quand ils durent abandonner leur domaine du Nord, et ceux des deux dernires, Yin au village de Siao-touen dans Tchang -t fou, o on a trouv les inscriptions sur caille de tortue, et Tchao -ko prs de Wei-houei fou, toutes deux au Nord du Fleuve, dans le Ho-nan. Ainsi le domaine propre des Yin couvrait les deux rives du Fleuve Jaune, depuis son entre en plaine, au pied du plateau du Chan-si, jusquau pied du Tai -chan, et aux confins du bassin de la Houai, atteignant peut-tre la mer. En dehors de ce territoire qui dpendait deux directement, leur suzerainet devait stendre sur tous les territoires chinois du Nord (60) et de lEst : vers le Nord-Est, ils taient en rapport avec le Tsi , le pays situ au pied du Tai -chan, du ct du Nord, jusquau Golfe du Petchili et la rivire Tsi ; vers lEst, ils faisaient des expditions contre les barbares Yi du Chan-tong (61) ; vers le Sud-Est, on

    les voit se rendre Siu et Houai,

    cest --dire dans ces pays du Kiang-sou et du Ngan-houei septentrionaux, dont les populations barbares devaient, au moins certains moments, reconnatre leur suzerainet. Ils allaient chasser Fong, sur un lac situ prs de lactuelle Kai -fong, ou non loin de l, Ki ; ils allaient Hiang et Yu, prs de Ho-nei, dans la province de Ho-nan (62).

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    48-49 Le pouvoir, au moins nominal, des Yin stendit -il jamais dans lOuest jusque dans la valle de la Wei ? Il faudra le croire, si vritablement le pays de Chao, o une vingtaine dinscrip tions nous montrent le roi se rendant, est celui qui porta ce nom plus tard, et fut illustr par le ministre des rois Wou

    et Tcheng

    de Tcheou dont il tait lapanage ; mais cette identification est peu probable : ctait un voyage bien lointain pour que le roi le fit si souvent, et il est vraisemblable quil sagit de quelque autre Chao beaucoup plus p roche de la capitale. Au reste, cette extension, au moins momentane, de leur souverai-net naurait rien dimpossible (63) : le nom de Tcheou apparat plusieurs fois dans les inscriptions, et on voit le roi demander aux anctres par la divination sil doit donner un ordre, malheu reusement incomprhensible, un prince de Tcheou qui doit tre un des anctres de la future dynastie (64).

    Cest probablement vers le milieu ou la fin de leur dynastie (65) que des colons chinois commencrent essaimer en dehors de la grande plaine orientale et aller se crer des domaines aux dpens des barbares (66). Cest sans doute alors quils fondrent 48-49 les petites seigneuries des monts Houai, Tchen, Chen, Tsai, Hiu, Ngan, Houang et, plus au Sud, Jo, Li, Souei, Eul, etc. Lentreprise la plus importante fut celle qui se termina par la conqute des valles de la Wei et de la Fen, cest --dire du centre du Chen-si et du Sud-Ouest du Chan-si actuels. Dj certains clans voisins des barbares avaient essaim chez eux : les Ki (67), descendants de Lou-tchong avaient pass les monts Tai -hang aux pieds desquels ils avaient plusieurs fiefs, Sou, Wen, etc., dans la plaine du Nord du Ho-nan, autour de Houai-king fou, et fond quelques petites seigneuries dont la plus importante aux temps historiques tait celle de Tong, prs de la sous-prfecture actuelle de Wen-hi, au Chan-si. Mais ce ntait que la lisire des pays barbares qui tait ainsi entame. Plusieurs grands clans dont les fiefs taient situs vers la frontire Sud-Est du monde chinois (68), les Ki, 49-51 les Sseu fil, les Ying furent les principaux artisans dune pntration complte et dune vritable colonisation ; et parmi eux les Ki paraissant avoir jou assez vite le premier rle. Ctait dj dans lEst un clan fort important, dont l es diverses familles dominaient dans tout le pays stendant du bord de la mer au Fleuve Jaune, au Sud du Tai -chan et la frontire des barbares : des princes de ce clan possdaient l de nombreux petits fiefs, Tsao, Tcheng, Ki, Kao, dans langle Sud Ouest de la province du Chan-tong, Teng plus lEst ( proximit de Teng -hien, enfin Yang prs de Yi tcheou, au Sud-Est de la mme province (69). Plus lOuest, ils taient peut-tre installs au Sud du Fleuve Jaune, mais il est difficile de faire la part des domaines anciens et de ceux qui furent distribus plus tard par les rois de Tcheou dans cette rgion o dailleurs nombre dautres clans taient reprsents par dimportantes familles seigneuriales, le clan Tseu avec le fief de Chang, (Song au temps des Tcheou), le clan K, des descendants de Houang-ti, avec celui de Yen, etc. A ct et au milieu des seigneurs de clan Ki, une famille du clan Sseu tenait Tseng dans le Sud du Chan-tong, et une autre, Fei, non loin de l, prs de lactuelle Yu -tai hien ; plus lOuest, au sud du Fleuve Jaune, autour de Kai -fong fou (Ho-nan), dautres Sseu encore avaient Ki, dont le nom est rest attach une sous -prfecture, et Chen, prs

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    de Tchen lieou. Quant aux Ying, une famille de ce clan possdait, tout prs de Tseng, dont le sire tait du clan Sseu, le fief de Tan dans Yi -tcheou fou (Chan-tong) ; mais la plupart avaient leurs terres plus au Sud, dans les monts Houai, et elles avaient eu assez dinfluence sur les barbares pour que certains chefs des Siu et des Houai eussent pris leur nom (70).

    51-52 Vers la fin des Yin, des membres de ces clans, probablement des cadets de famille, commencrent aller chercher fortune dans lOuest, et russirent y fonder des principauts en pays barbare. Des Sseu staient installs aux bords du Fleuve jaune, autour du temple quils avaient lev leur anctre Yu, la sortie du dfil de Long-men, Chen (prs de Ho-yang, sur la rive droite du Fleuve, Chen-si), dont une fille passait pour avoir t la mre du roi Wou de Tcheou ; et sur la rive gauche, Tong (71), Hia et Ming, dans le 52-53 Sud-Ouest du Chan-si ; dautres avaient mme dbord par-del le Tsin -ling, et avaient fond, dans la valle de la Han, Pao do venait la belle Sseu de Pao, la reine nfaste qui perdit le roi Yeou de Tcheou. Mls eux sur les bords du Fleuve Jaune, entre lembouchure de la Fen et celle de la Wei, on trouvait des Ying : il y avait Keng, sur la basse Fen ; Fei sur la rive droite du Fleuve, la sortie de Long-men ; tout prs de l, Leang, ou Chao-leang, presque en face de lembouchure de la Fen ; et, plus lOuest, Wang et Peng -ya au bord de la rivire Lo ; hors de ce centre, ils avaient fond des postes qui paraissent avoir t compltement spars : lOuest, Tsin sur la haute Wei, lEst Tchao , sur le cours moyen de la Fen, et mme, plus lEst encore, Leang -yu, prs de Ho-chouen, dans lEst du Chan -si. Mais les terres les plus tendues appartenaient, semble-t-il, aux diverses familles du clan Ki : tout le quadrilatre compris entre la Fen et les deux branches du Fleuve Jaune tait eux : Kiai, Hia-yang, Yu, etc. ; de plus, des Ki avaient des domaines dans toute la valle de la Wei, Jouei, prs de son embouchure, Chao, Kouo, prs de Feng-siang fou. Le plus puissant de tous ces seigneurs tait celui de Tcheou, dont la principaut occupait tout lOuest de la plaine, sur le cours moyen des rivires King et Wei jusqu lentre des montagnes.

    La tradition du Temple Ancestral des rois de Tcheou faisait remonter la fondation de ce domaine au douzime anctre du roi Wou, le duc Lieou, qui le premier avait dfrich les terres de Pin, et y avait cr un grand fief (72). Dvou tait le duc Lieou, ne prenant pas de repos, ne prenant pas de plaisir. Il partagea (les champs), il divisa (les terres) (73)... La 53-54 vie tait dure pour ces colons du Far-West chinois, et leurs descendants se souvenaient encore, quelques sicles plus tard, du temps o ils habitaient des caves creuses dans le lss (74). Le domaine de Pin tait dailleurs fort expos, la lisre mme des montagnes o les barbares insoumis restaient inaccessibles : au bout dun sicle ou dun sicle et demi environ, la pression devint si forte quil fallut le quitter, et le dixime seigneur, Tan -fou, lAncien duc, quittant les bords de la King migra au Sud au bord de la Wei, Ki. LAncien duc Tan -fou vint le matin, au galop de son cheval, suivant les bords des rivires occidentales, jusquau pied du (mont) Ki o lui et la fille (du clan) Kiang, ensemble vinrent, ensemble cherchrent une

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    demeure. La plaine de Tcheou tait belle, violettes et laiterons y taient comme des gteaux ; l dabord il consulta (ses officiers), l il pera notre tortue (pour la divination), elle rpondit : Installez-vous ici ; elle rpondit : Moment favorable ; construisez-vous une demeure en ce lieu. Et il encouragea, et il installa, et il les mit droite, et il les mit gauche, et il fit les divisions des champs par village, et il creusa des canaux, et il mesura, depuis lOuest jusqu lEst, de toutes parts il rgla tout... Les chnes et les buissons pineux sclaircirent, des routes pour le voyage souvri -rent, les barbares Kouen senfuirent, or, ils taient tout pantelants (75). Cest ce Tan -fou et son frre Ki-li, que la tradition faisait remonter linfluence que les seigneurs de Tcheou prirent dans la rgion. Ki -li aurait t le premier entrer en rapport avec la cour des Yin, et sa puissance aurait excit les craintes du roi qui laurait fait assassiner. Son succes seur Tchang, qui reut plus tard le titre posthume de roi Wen, aurait russi imposer son autorit tous les seigneurs de la rgion occidentale, et mme aux barbares Jong du Chen-si et jusquaux gens du Chou et de Peng au Sseu -tchouan. Le roi aurait reconnu son autorit en lui accordant le titre de Comte dOccident, Si-po, et en lui faisant don dun arc, 54-55 dune hache et dune hallebarde. Cette hgmonie ne stait dailleurs pas impose sans peine, et la lgende conservait le nom du comte de Tchong, Hou), qui avait calomni le Comte dOccident auprs du roi Tcheou de Yin et avait t cause de son emprisonnement (76).

    On comprend combien les riches plaines de lEst devaient tenter les barons occidentaux quand ils les comparaient leurs maigres domaines toujours sous la menace des barbares. Lorage clata sur la fin du XIe ou le dbut du Xe sicle avant notre re : le Comte dOccident jeta ses hordes demi -barbares contre la Chine orientale, la capitale fut enleve, le roi de Yin, Kouei, fut tu, et les vainqueurs se partagrent les domaines des vaincus ; puis, charg de butin, le roi Wou de Tcheou revint dans son domaine de la Wei, et se rinstalla dans sa capitale rcemment construite de Hao. Une nouvelle dynastie, les Tcheou, avait remplac les Yin.

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    CHAPITRE III

    Lempire de Tcheou, (IXe - VIIIe sicles)

    Autant que la tradition permet de le reconnatre, sous la forme un peu dconcertante que lui a donne linterprtation historique des grands ballets danss aux ftes du temple ancestral, la victoire des Tcheou fut dfinitive. Le royaume des Yin fut dmembr et toute la partie septentrionale en fut dtache et donne par le roi Wou deux de ses frres : leur capitale et tout le territoire born au Sud et lEst par le Fleuve Jaune avec six vassaux devinrent la part de Fong, prince de Kang, et formrent la princ ipaut de Wi, plus lEst, le pays au -del du Fleuve, et au pied du Tai chan, avec sept autres vassaux des Yin fut confr Tan, duc de Tcheou (77) : ce fut le fief de Lou, au milieu des seigneuries de clan Ki qui de tout temps avaient t prpondrantes dans la rgion situe entre le Fleuve Jaune, le Tai chan et la mer. Les descendants des Yin ne gardrent que la partie mridionale de leurs anciens domaines, celle qui, daprs leurs traditions, avait t le ber ceau de leur famille, et o elle avait eu son premier fief et sa premire capitale : ce fut le duch de Song. Le premier rle leur avait chapp dfinitivement.

    Des premiers rois de Tcheou, au lendemain de la conqute, nous ne savons rien, pas mme des lgendes ; il ne subsiste deux que leurs noms et leurs titres, pas davantage : aprs le roi Wou, le roi Tcheng, puis le roi Kang. Sur le roi Tcheng, on trouve encore quelques rcits datant de sa minorit : 57-58 cest qualors tait rgent le duc de Tcheou, lanctre des princes de Lou, et que les ritue