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Mathématiques du chaos

LOANA HOARAU

© ÉLP éditeur, 2013www.elpediteur.com

[email protected]

ISBN : 978-2-923916-68-2

Conception de la couverture par Allan E. Bergerà partir d’une œuvre de David Heinis

www.burocreation.fr

Polices libres de droit utilisées pour la composition de cet ouvrage : Linux Libertine et Libération Sans

Extrait promotionnel – ne peut être vendu.

Cet ouvrage d’ÉLP éditeur est pourvu d’un dispositif de pro-tection par filigrane appelé aussi tatouage (watermark enanglais) et, par conséquent, n’est pas verrouillé par un DRM(Digital Right Management), soit le verrou de protectionnécessitant l’ouverture d’un compte Adobe. Cela signifie quevous en êtes le propriétaire et que vous pouvez en disposersans limite de temps ou sur autant d’appareils (liseuses,tablettes, smartphones) que vous voulez.

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ÉLP éditeur est une maison d’édition 100% numérique fondéeau printemps 2010. Immatriculée au Québec (Canada), ÉLP atoutefois une vocation transatlantique: ses auteurs comme lesmembres de son comité éditorial proviennent de toute la Fran-cophonie. Pour toute question ou commentaire concernant cetouvrage, n’hésitez pas à écrire à : [email protected]

À mon Did, qui m'a redonné le goût de l'écriture.

Chapitre premier

Poupée de cire à la bouche cousue, ange tombé descieux écarlates, Mercedes prend une tournure presquerisible. Sous l’aiguillon enfoncé dans les veines, l’inva-sion du produit dont la seule ambition est de l’assommer,l’atrocité du nectar trompeur, elle crache sans aucunaplomb une respiration rauque. Engourdis, ses crismiaulent, dépérissent, s’avortent.

Tout disparaît, sauf ce souffle suspendu, effilé, per-méable aux moindres tourments qui l’oppressent. Infi-dèle constance. Mercedes et sa déveine. Mercedes n’estplus qu’un clone.

Épidémie. Yeux chancelants. Surviennent des crampesdans la gorge, des ripostes évasives, des hurlements. Orles forces qui lui restent se dissolvent affreusement vite.Elle puise dans ses ressources dégradées. Assourdissantepiqûre. La peur jubile. Corps chagriné. Dégradation.

Jeff a échoué jusqu’à elle. Cette nuit, il a annoncé lacouleur. Il ne voulait plus prendre part à ce jeu macabre,alors elle a ri d’un rire massif. Ce n’était pas à lui dedécider.

Maintenant, Mercedes se recroqueville péniblement.L’onde de choc se promène en masse en son for inté-rieur. Des ongles entrent dans sa peau, tiraillent ses che-veux d’or. La poigne est puissante, frayeur offensive. Ellelutte contre ces mains qui l’agrippent, la tracassent.Dévisage, interrogatrice, ce regard dépourvu de ten-dresse qui la scrute. Elle se débat avec des gestes impré-cis, ne sachant à quoi s’attendre, elle essaie tant bien quemal d’éviter ces bras porteurs en griffant chaque centi-mètre de peau. Elle atteint le sol froid, rampe comme ellepeut, mais est rattrapée aussi sec.

Toutes les sources de son énergie y sont passées. Lacolère, le chantage, les lamentations, rien n’y a fait. Il afiltré avec une raillerie dédaigneuse le monologue plain-tif, les incantations insignifiantes. Il n’en veut plus de cesseringues qui l’abrutissent. Il est bien trop tard pour quefolie cesse, plantureuse jeune femme ! Elle a tenté de lut-ter, pétrifiée, avec absurdité, retenant avec véhémenceles poings sanguinaires. À la multiplication des coups

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elle a résisté un moment, se tordant comme une anguille,mais l’écroulement a été plus fort.

Poupée de cire à la bouche cousue, elle s’est endormie,la tête dodelinant sur l’oreiller poisseux. Cette brindilleclouée sur cette couche de bas étages danse dans uneinébranlable pose. Dans le prolongement de sa main sesont froissés des vêtements clairs et une mèche de che-veux noirs. Son corps prend tout l’espace. Elle se pré-lasse, le soleil à ses pieds. Il n’est plus permis de regarderle ciel par-dessus les cages. Douce Mercedes, fléchie surles contours décolorés du lit. Ses paupières couleur gou-dron réclament une trêve méritée. La crispation de sabouche spongieuse a disparu.

Elle veut juste dormir encore, aux frontières du sep-tième ciel. Dormir, sans dormir vraiment. Elle fixe levide et ne prend plus part au carnage. Elle s’agite ensilence face à la cadence fertile de Jeff qui lâche sa proiedans un râle inaudible.

Pourquoi a-t-il fallu qu’elle joue avec ses nerfs ?Garce. Lui aussi voulait son caviar et son étang de cham-pagne, la vie sous de meilleures auspices. Mais fallait-ilpour cela que quelqu’un paie ?

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Son œuvre terminée, il s’assoit sur le bord du lit,s’allume une cigarette, pensif. Ne tarde pas à se lever,s’habiller avec hâte, laver ses mains. Se marie au sangl’eau dans la vasque de la salle de bain. Il contemple lesol taché, cela ne lui importe guère.

Garce. Rien ne s’acquiert sans effort.

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Chapitre deuxième

Face à sa cible, il se fond dans le décor. Par-dessous lebuisson, il a une vision parfaite. Observe d’un œil atten-tif le jardinet et sa grande cour attenante, brodée d’unparterre de sable jaunâtre. Le grand cerisier et sa balan-çoire, îlot central qui donne le ton. La mezzanine quis’étend d’un bout à l’autre de la grande maison estdéserte. Se pare de feuilles d’or la terrasse de bois, lepetit potager à l’abandon.

Lussi est là, assise sur la balançoire sommaire, fredon-nant avec maladresse un air qu’elle a entendu l’instantd’avant à la télévision. Elle a une expression maladive,boiteuse, tout son corps resplendit d’une fragilité quiaccentue son innocence. Elle est dans sa sphère et sonauditoire muet, invisible, se nourrit de son chant disso-nant. Sa rousseur tournoie au temps venteux. L’œil énig-matique, impérieux, s’octroie une humble malice. Ellelaisse zigzaguer entre ses doigts enfantins une petite

fourmi. À cet âge-là, on s’amuse avec virtuosité d’unrien.

Ah, maudite gamine ! Elle aussi elle deviendra commetous les autres !

L’enfant lève brusquement la tête lorsqu’elle entendun bruissement rebondir sur les cailloux. Elle descend desa balançoire, attentivement regarde sur le côté. Peut-être est-ce le chat secoué de la voisine qui se seraitencore fait prendre dans les filets du buisson. Elles’avance, se penche en dessous. Passe une main distraite,sans réfléchir. Éclaboussante erreur.

En une seconde, elle distingue une longue entaille surune gorge musclée qui se dissimule sous un tatouagevermillon. Et des yeux d’un bleu intense, perçants, exa-gérés.

« C’est ton jour, Pomme d’Amour. »

Une main calleuse l’attire derrière le buisson, d’unerusticité affligeante l’assomme de moitié en la bouscu-lant sur le sol. Un battement de cœur. Une seconde.

Elle recule d’épouvante, désorientée, mais la poigneénergique de son bourreau évite qu’elle ne dérape ou nefuie. Elle se retrouve soulevée et jetée avec fermeté dans

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le coffre d’un classieux véhicule gris. Repliée, tentant deprotéger son visage de ses mains égratignées, elle voitvenir l’obscurité parasite.

L’espace est étroit, branlant, inconfortable, linoléumgluant, cercueil précaire. Sa respiration tourmentée semêle au bruit d’un moteur sourd. Dans un excès de foliequ’elle ne maîtrise pas elle tente bien de se redressermais sent la carrosserie du coffre s’abattre sur sa tête.Sans grande conviction, elle essaie de soulever le capot,tout d’abord timidement, puis avec hargne. Or ballottée,secouée de toutes parts, elle comprend que ses effortsseront stériles. Quoi qu’elle fasse, la surface de tôle resteobstinément fermée. Elle est dans un tel état d’abrutisse-ment qu’elle ne se rend pas compte qu’elle frappe dans levide effrayant.

Une sensation de vitesse intense l’envahit. Les bosses,crevasses, malformations de la route la bousculent,l’agitent avec ferveur. Réflexe instinctif, elle tâtonne lelinoléum raboteux en quête d’un objet contondant afinde se défendre face à l’agresseur futur. Ne trouve rienqui aurait pu la protéger.

Par vagues, les bribes sauvages du son du moteurl’englobent. Cet effet sonore sous la carlingue la berce,

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lorsqu’une crevasse plus profonde que les autres lapousse avec virulence contre la carrosserie et l’assommede moitié. Elle ne lutte plus face à cette nouvelle attaqueet se laisse secouer tel un pantin.

Déliquescence de son cerveau. Les ténèbres bouillon-nantes tentent en vain de rapiécer son apaisement, ortout lui semble immonde. Terrible manquement. Laisse àterre les armes. Puis c’est la peur, criminelle, qui revient,efficace, en elle. Abasourdie par cette trop lourde révéla-tion, elle se laisse tomber dans une chute molle.

Le bitume glacial l’a cognée en silence.

Tout est faux, inutile, secondaire. Injuste, mais nor-mal.

Au-dessus d’elle dansent les étoiles.

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Chapitre troisième

Avalés par la forêt. Le bas-côté, sillon de clartélunaire, laisse place à cette masse tortueuse. La pluie estétincelante, austère. Voilà plus de deux heures que lesoleil difforme a disparu sous leurs pas. Le soir frêlelaisse une impression aérienne. Le vent poignant tour-billonne entre les arbres décharnés. Couleurs puissantes.Sur son visage meurtri, le frimas crépusculaire resplenditd’une luminescence insolente. Le bleu roi du ciel,déployé, bas, bondé de nuages jaunes, se laisse mordrepar des oiseaux porcelaines, les passages d’avions.

Lussi, fragile, a du mal à lever les pieds, la souffrancel’assaillant. Épuisée, affaiblie par la peur qui s’ajoute à labrutalité, ses ressources diminuant, elle perd souventl’équilibre, s’écroulant de fatigue. Or son ravisseur der-rière elle la soulève deux fois, dix fois, sans rechigner.Les rudes crevasses de boue, les amples butes, les troncsd’arbres morts au milieu du chemin sinueux, rien

n’arrête la marche. Le froid est brutal, un privilège pourl’individu qui ne croisera personne sur sa route.

Le voyage se passera sans un mot. Sans imprévus éga-lement, sur les six kilomètres parcourus. Dans un ren-foncement assombri par les arbres, il y a un utilitaire àdemi rempli de palettes de bois. Sur le côté, une caisse dece même bois, ouverte, prête à y accueillir une petitepersonne. Lussi comprend ce qui se trame et se bat, becet ongles, pour éviter l’injustifiable emprisonnement.Elle gaspille de l’énergie pour rien. Il est imposant. Il lafait grimper, puis s’introduire dans le caisson, la frappe,déterminé à lui faire baisser la tête pour qu’elle soit com-plètement à l’intérieur.

Dans un soubresaut elle se recroqueville et voit denouveau l’obscurité nuisible décliner sur elle. Par debrusques coups de marteau des clous s’enfoncent dans lachair du bois. Le bruit sourd, tapageur, lui donne undébut de migraine.

« Je veux pas t’entendre chialer sinon je te bute. C’estclair ? »

S’accompagnent de ces paroles condescendantes unprompt coup sur la caisse.

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Tordue dans sa niche, elle perçoit des bras robustesqui la poussent au fond du camion. D’autres palettess’entasseront au-dessus d’elle pour la faire disparaîtrecomplètement.

Le silence revient. Exhalaison de soufre et d’effare-ment. Elle s’entend respirer sans aisance, et a l’impru-dence de pousser de faibles piaillements enragés. Elles’arrache la peau à essayer de trouver une positionconfortable, et surtout supportable. Appuie ses mains sursa bouche pour s’empêcher de hurler. Claustrophobienaissante.

« C’est rien... Je vais bien... » ne cesse-t-elle de pro-grammer dans son esprit.

La pile de palette est branlante au-dessus de sa tête. Levéhicule fredonne, démarre lentement, passe le sentiertortueux de la forêt et au bout de quelques minutesprend une route plus plate.

Le voyage lui semble long, mais ne lui laisse pas letemps de s’apaiser par de l’autosuggestion, trop occupéeà pleurer et essayer de ne pas ressentir les crampesdéterminées à l’achever. Elle ne bénéficiera pas d’unmoment de répit. Cependant, elle a l’impression qu’à un

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moment donné la douleur disparaît, or elle baigne dansses eaux troubles depuis tant de minutes qu’immanqua-blement cette lancinance en devient ordinaire. Elle nesaurait dire avec exactitude ce qui la pousse à rirequelques secondes, rassurante guérison. Sûrementdevient-elle folle face à la situation farceuse, aux bri-mades déshonorantes. Substitut d’auto-réconfort.

L’odeur d’urine cadavérique ne semble pas déranger lapetite fille qui lutte contre son corps intolérant au gel etaux crampes, à l’indéfinissable fatigue qui dépasse lafrontière de sa persévérance.

Pression de sa vessie. Obscurcissement. Le frottementsur son dos, ses bras, ses cuisses contre la boîte est d’uneintensité affligeante. Cela lui rappelle les clowneriesavec ses copines invitées aux goûters, les cache-cachessans fin dans des endroits insolites assiégés tel que laniche du chien ou le placard sous l’évier. C’était incon-fortable, mais c’était amusant. Pourquoi en serait-ilautrement à présent ? La cachette est toute aussi incom-modante ! Elle s’oblige à croire qu’il s’agit là d’un jeucamouflé, morbide certes, mais un jeu quand même.Parce que ça fait moins peur, parce qu’elle n’a plusd’autres choix que d’y croire.

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Ses amies sont loin à présent. Et leurs jeux d’enfants,leurs charades et leurs bavardages futiles ont pris lelarge. Elle n’arrive pas à tromper sa peur qui s’emboîte,telle des poupées gigognes, dans une vitesse folle. Elleréalise qu’elle ne se sortira pas si facilement de cetteornière. Elle a la désagréable impression d’être enterréevivante et qu’à tout moment une palette peut glisser deson socle et venir s’écraser, fendre le couvercle de laboite, ou pire, la couper en deux. La terreur lui faitpondre de telles absurdités que ça en devient sordide.

L’utilitaire stoppe son élan dans une détonation feu-trée et la cachette de fortune de Lussi est rapidementmise à nue. Malgré sa grande force, le ravisseur sort dif-ficilement le caisson verrouillé du véhicule, le pousse parà-coups un moment sur une surface plate à l’intérieurd’un lieu clos, tout en prenant soin de ne pas trop lebrusquer.

Lussi reste aussi docile que possible, laissant toujourssa main plaquée sur sa bouche défaite afin de minorer satrop grande peur. Les chocs répétitifs lui arrachentquelques sanglots silencieux, elle perçoit entre lesplanches le corps svelte, les rangers sales. La respiration

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haletante. À l’aide d’un pied de biche, le couvercle ducaisson est rapidement retiré.

L’enfant lève les yeux sur le visage soigneux au sou-rire enjôleur fermé aux remords et à la pitié. Aux pre-miers abords, il n’a pas l’air malintentionné. L’individusemble plutôt détaché dans son gilet de laine pourpreconfectionné main. Son regard clair est sombre, astu-cieux, intimidant. Tout en lui respire la réussite, le défi,la compétition. Un homme de fer dans un gant de fer.

D’un coup de bottillon il bascule le caisson sur le côté,l’enfant se renverse, pousse un petit cri de souffrance,tente une évasive échappée. Mais ses membres libéréssont d’une avare force. Tout en se mouchant d’un reversde main, il tourne autour d’elle, se penche, repousse lesmèches indociles qui cachent la petite tête, souligned’une main mielleuse le contour de ce visage dévalorisépar les larmes.

« C’est ton jour, Pomme d’Amour. »

Sa voix enrouée a une tonalité presque charitable. Leregard creusé est un excédent de feinte. Or la petite fillea si souffert qu’elle est prête à croire en cette prévenance

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diluvienne. Elle a la faiblesse d’espérer un jour meilleur.Mais il ment comme il respire.

Carence dans l’esprit de la fillette. Son poil se hérisseà ce contact ébouillanté. Désunion entre sa tonicité et savaillance. Elle se traîne de nouveau, tente de fuir malgréses maigres forces, embrasse le sol bourbeux lorsque leravisseur lui fait cadeau d’un coup assez violent pourl’assommer de moitié.

« Tiens toi tranquille. »

Le plafond adopte la faible clarté de l’endroit. L’effu-sion de lumière est infime. Il attrape rapidement dansl’entrée une paire de cordes posée par terre. Sans bruta-lité, il retourne l’enfant sur le ventre, la cadenasse mainsau dos. Face à terre elle renifle la poussière, les larmescoulent toutes seules. Il la relève sans ménagement, dansune autre pièce la jette sur un matelas marécageux, labâillonne avec un linge propre, la ceinture à l’ossature defer du lit avec l’autre corde.

« Je veux surtout pas t’entendre. Tu piges ? »

Son air hautain est terrifiant. Elle devine qu’il la per-sécute, l’épluche avec une impertinence presque jouis-sive. C’est ce qu’elle soupçonne. Lui, il reste dans un dés-

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intéressement total, a complètement verrouillé sonexpression, ne prononçant plus aucunes paroles léni-tives. Il glisse un garrot sur le bras fragile et le serre aumaximum. Une seringue à la substance étrange entredans le creux de sa peau. Elle n’a plus de force lorsqu’ildétruit la seule clarté bienveillante de la pièce, en sortantet en s’allumant une autre cigarette.

L’enfant tremble d’un effroi incontrôlable. Quelquessecondes d’hésitation et elle relève partiellement la tête,juge la pénombre oppressante qui s’offre à ses paupières.Engourdi, le cyclone dans sa tête revient tel un automa-tisme dérangeant. Le silence troublant comprime sordi-dement son estomac en un spasme brut. La raideur pos-sède ses jambes. Elle porte toute son attention au silence,réunissant ses dernières facultés afin de se sentir plusvigilante à tous les petits bruits alentours. Dans le cou-rant d’air de décembre, elle essaie de ne pas penser à lafroideur et à l’effarement qui, bien plus imposants queprécédemment, la serre comme un poing.

Il n’y a plus aucune lueur lunaire dans la pièce. Laporte disparaît dans la pénombre. La petite commode etsa table assortie dans l’angle du mur se sont déjà éclip-sées depuis un moment. Seules leurs poignées en fer-

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railles argentées représentées par de minuscules pointslumineux indiquent leur emplacement.

Un écoulement continuel de chasse d’eau vagabonde àl’intérieur de la cloison. Des bribes de conversation télé-phonique lui parviennent aux oreilles. Mais même avecles plus grands efforts elle n’en comprend aucun sens.Une peur dévorante la prend, elle ne s’empêche pas depleurer malgré l’interdiction. Son infime bravoures’envole, s’ampute. Estomaquée, le cœur palpitant, ellese sent porter jusqu’à l’échafaud.

À qui parle-t-il ? Quelles étaient ses ambitions ? Queconvoitait-il ? Son regard acidulé, virtuel, sa force, savoix imposante... tout en lui domine. Elle tente de se cal-mer, de reprendre ses esprits en respirant plus posément.Remède inefficace. Le matelas griffé de part et d’autreregorge de poussière, l’étouffe. Elle s’incite de nouveau àtendre l’oreille pour percevoir le moindre fait, lemoindre mouvement. Mais le bourdonnement n’atteintqu’à peine son rempart sommaire.

Cohabitent avec elle des insectes se baladant contreles murs humides. Serré à l’extrême, son bâillon écrasesa nuque. Ses poignets peu à peu attrapent d’horriblescrampes qui la font se tortiller d’une douleur dévorante.

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Des milliers d’aiguillons transpercent avec agilité sapeau, leur venin l’handicapant. Elle n’a plus qu’uneenvie : hurler pour qu’on lui vienne en aide. Qu’on lalibère de son calvaire.

Mais son supplice reste muet aux tréfonds de sa gorgemeurtrie. Tel un arbitre, sa raison essaie de stabiliser undébut de rébellion. Après tout, peut-être se trompait-elledurement sur le compte de l’individu. Sans nul douten’envisageait-il pas de l’abîmer, de la contraindre à saperversion. Elle se dit que la bestialité d’un homme n’estdue qu’à sa colère ou à sa peur. Or elle n’a provoqué nil’un ni l’autre de ces sentiments. Elle s’emploie alors àcroire qu’un armistice pourrait prendre forme, si elle levoulait très fort. Son ravisseur étant une énigme, autantne pas le provoquer.

Décortiquant l’endroit macabre, elle ne trouve aucuneissue possible. La fenêtre est barricadée avec de solidesbarreaux de fer et elle devine aisément son persécuteurtout près. Une désagréable sensation chatouille sonventre. Elle a peur de cet endroit retiré de toute civilisa-tion. La route charcutée par de nombreux travaux estloin maintenant. Elle se rappelle vaguement les lames delumière transperçant et séparant l’orage des nuages. Les

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jardins couleur châtaigne. La pluie qui ruisselle sur lesvitres du véhicule argenté. Elle se remémore cet instantoù elle fut basculée dans le coffre de l’engin. Point parpoint, détails après détails elle tente de compléter lepuzzle aux pièces manquantes. Se traîne avec acharne-ment sa logique.

Vainement elle tente de se dégager de ses liens inhos-pitaliers. La tâche est laborieuse et improductive. Àchaque effort elle se fait injustement mal. Elle s’attardeun moment, puis abandonne, dépitée. Elle se cramponneà son berceau miteux. La crainte réapparaît telle unetraîtresse. Des fourmillements dans tout son corps, àpeine gênants au début, deviennent carrément atroces.Elle essaie de replier ses genoux et de coller ses piedscontre ses fesses, tentant de rendre leur tonicité à sesmembres. En vain. Sa vessie aux trois quart remplie luifait mal, mais elle n’ose pas espérer qu’il lui fassel’honneur de la détacher. Alors elle se retient comme ellepeut.

Des formes dans les ténèbres se dessinent. Elledécouvre l’horreur sur le mur à sa gauche. Elle n’avaitpas encore fait attention à ces taches de sang contre lepetit placard et sur le mur. Des traces de mains aux

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doigts démesurément longs semblent glisser comme desrayons écarlates sur la face de cette tapisserie déchirée.Elle pousse un hoquet de frayeur là où chaque centi-mètre son œil se pose. En se dévissant le cou, elle peutconstater la présence d’une litière humide contre l’undes murs et l’ombre d’un tisonnier ensanglanté près dela porte qui ne se verrouille pas. Au plafond, tout à côtéde l’ampoule morne, elle voit un point rouge lumineux.Peut-être est-ce une veilleuse, objet fabuleux qui effacedes nuits enfantines effrayantes. Ne s’adaptant pas à laterreur, elle ne s’attarde pas à deviner ce qu’elle pourraitencore découvrir.

La nuit féroce s’échoue, adroite, sur elle. Au-dehors, latempête tambourine par vagues successives contre lavitre fissurée. Les courants d’air montent d’un cran.

La pluie frémissait. Elle frémissait.

Elle voudrait mourir, ne plus revenir à elle. Revenir àelle n’est qu’anomalie, désordre, destruction. Revenir aumonde, c’est voir le ver dans le fruit. Reprendre connais-sance appelle en écho un chapelet de souvenirs déchi-rants.

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Pour ne pas ressentir le froid, elle tente d’oublierqu’elle est trempée jusqu’à l’os. Les soubresauts dispa-raissent peu à peu. Son œil est vacillant, pourpre,étourdi. Au pied du mur s’égarent des dizaines demouches.

Par provocation les ténèbres l’enveloppent. Dansl'encadrement de la porte, une lueur phosphorescente.Les contours et angles prennent un aspect satiné. Sesyeux ternis s’habituent non sans mal à l’obscurité. Lesliens sont des crochets qui agrafent ses mouvements et lagène. De terribles tiraillements enflamment son ventre.Son souffle accentué se poursuit sans langueur. Lamatière est douce sous ses doigts.

Son regard se braque souvent sur la porte, Goulebéante d’où son ombre malveillante arrive et repart. Depar ce fait, machinalement elle tremble, devinant la réso-nance des pas derrière elle. Le moment retardateur d’unfutur duel entre son ravisseur et elle la rebute. Elle nepeut que se tordre le cou et lever la tête pour apercevoirces murs trop éloignés dont la déformation et la hauteurlui semble plus vives que précédemment.

La complexité de l’instant raffermit son ignorance.Que lui est-il arrivé ? Et que lui arrive-t-il ? Qu’a-t-elle

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osé entreprendre, quelle disgrâce l’accable pour qu’on lamutile ainsi ? Elle se fait la caricature d’une enfance heu-reuse, prise entre la douce vigilance de deux parentsaimants, une vie sans frustration ni amertume, avec pourseul fil conducteur l’amour et la protection. Une carica-ture grossie par cette demie conscience et les liens main-tenant son supplice, vieillissant ses traits enfantins.

Se crayonne par à-coups une balançoire prise entre lejardinet et la grande maison baignée de soleil, une balan-çoire râpeuse grossièrement fabriquée avec deuxplanches de bois et une longue corde suspendue auxbranches solides du cerisier de la cour. Un édifice cher àson cœur d’enfant. Une œuvre sommaire, encrassée avecle temps, qui faisait depuis longtemps partie du décor.

Une petite enfance unique, saine, choyée, dont la viesans embûches glissait sur elle. Aucune privation,aucune adversité. Une vie parsemée de gâteaux d’anni-versaire fabuleux, de Noël impatients. Chaque jour,chaque seconde n’étaient qu’une longue lignée, une inta-rissable succession de précieux instants.

La grande maison baignée de soleil, la balançoire, lejardinet... jetés dans les décombres. Qu’il n’en reste plusaucune trace.

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« C’est ton jour, Pomme d’Amour. »

Elle se sent de nouveau écrasée. Voûtée, elle tremblede froid, de peur. Léthargie absente. Émiettée comme uninsecte. Jadis protégée dans son écrin tranquille, elle sevoit à présent indûment lacérée, emprisonnée face auvide qui l’entoure. Profonde signature cynique. Sa luci-dité se censure. Brouillard dans son esprit singulier. Despicotements la dévorent.

Elle sent venir le diable gloussant, dont l’éclat de rireopalin résonne partout. Il se roule dans ses linceuls, sonregard glissant jusqu’à l’enfant au bord de la syncope. Sachaleur soudaine, tragique, insupportable, l’étreint avecfroideur. Lussi lutte passablement afin de déloger soncorps éraillé par la faiblesse. Il lui faut un spectaculairecourage pour pouvoir s’agripper à l’invisible autourd’elle.

La piqûre morbide refait surface. Mutilée de ses facul-tés, elle revient à son état premier, le chaos la submer-geant.

FIN DE L'EXTRAIT

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À propos de Loana Hoarau

Loana Hoarau, née en 1977, vit à Belfort dans l’Est de laFrance où elle consacre le plus clair de son temps à l’écri-ture. Auteure depuis plus de vingt ans, ses romans et scéna-rii sont basés uniquement sur le drame psychologique, leréalisme et l’horreur. Les enfants ont toujours une grandeimportance dans ses écrits et sont souvent les protagonistesréels ou rêvés, le thème principal de l’intrigue. Amoureusedes mots, des contrastes et des phrases à double sens,Loana offre un univers sombre et dérangeant à celui ou cellequi voudra bien la suivre.

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Petite fille en fuite de tout, agressée jusqu'aux limites pardes adultes zigzaguants que les démons chevauchent, Lussis'écroule et s'écoule, d'espoirs en croyances en révélationscorrosives. Toujours niée dans sa personne, toujours en rôle.Le chemin qu'elle parcourt s'éclaire de lueurs qui sont cellesdes paradis perdus, et nous qui la lisons, nous la voyons toutdégringoler depuis les aurores entrevues jusqu'aux sentines,jusqu'à ce que, acculée, ayant tout perdu, elle contre-attaque. Nous la voyons, lecteurs, sous toutes ses couturesse découdre et pourtant se défendre jusqu'à l'apothéosefinale où il lui sera demandé de s'incliner sous les plusdécomplexés de tous les applaudissements possibles.L'hyper-luxe ne s'inquiète jamais de rien d'autre que de laperfection de ses petits assouvissements ; les humains secreusent alors leur humanité dans les interstices de ses exi-gences d'airain. Paradoxalement, ce livre traite de la liberté.