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https://TheVirtualLibrary.org Méditations Métaphysiques et objections ( Méditations sur la philosophie première) René Descartes Traduit par Charles d’Albert duc de Luynes et Claude Clerselier Jean Camusat et Pierre le Petit, Paris, 1642

Méditations Métaphysiques et objections

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Page 1: Méditations Métaphysiques et objections

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MéditationsMétaphysiquesetobjections(Méditationssurlaphilosophiepremière)

RenéDescartes

TraduitparCharlesd’AlbertducdeLuynesetClaudeClerselier

JeanCamusatetPierrelePetit,Paris,1642

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AMESSIEURSLESDOYENSETDOCTEURS

DELASACRÉEFACULTÉDETHÉOLOGIEDEPARIS.

Messieurs,

La raison qui me porte à vous présenter cet ouvrage est si juste, et, quand vous enconnoîtrez ledessein, jem’assurequevousenaurezaussiunesi justede leprendreenvotreprotection,quejepensenepouvoirmieuxfairepourvouslerendreenquelquesorterecommandable,quedevousdireenpeudemotscequejem’ysuisproposé.J’aitoujoursestimé que les deux questions deDieu et de l’âme étoient les principales de celles quidoiventplutôtêtredémontréespar lesraisonsdelaphilosophiequedela théologie:car,bienqu’ilnoussuffiseànousautresquisommesfidèles,decroireparlafoiqu’ilyaunDieu,etquel’âmehumainenemeurtpointavec lecorps,certainement ilnesemblepaspossibledepouvoirjamaispersuaderauxinfidèlesaucunereligion,niquasimêmeaucunevertumorale,sipremièrementonneleurprouvecesdeuxchosesparraisonnaturelle;etd’autantqu’onproposesouventencetteviedeplusgrandesrécompensespour lesvicesque pour les vertus, peu de personnes préféreroient le juste à l’utile, si elles n’étoientretenues ni par la crainte de Dieu ni par l’attente d’une autre vie; et quoiqu’il soitabsolumentvraiqu’ilfautcroirequ’ilyaunDieu,parcequ’ilestainsienseignédanslessaintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les saintes Écritures parce qu’ellesviennentdeDieu(laraisondecelaestquelafoiétantundondeDieu,celui-làmêmequidonne la grâce pour faire croire les autres choses la peut aussi donner pour nous fairecroire qu’il existe), onne sauroit néanmoinsproposer cela aux infidèles, qui pourroients’imaginerquel’oncommettroitencecilafautequeleslogiciensnommentuncercle.

Etdevraij’aiprisgardequevousautres,Messieurs,avectouslesthéologiens,n’assuriezpasseulementquel’existencedeDieusepeutprouverparraisonnaturelle,maisaussiquel’oninfèredelasainteÉcriturequesaconnoissanceestbeaucoupplusclairequecellequel’onadeplusieurschosescréées,etqu’eneffetelleestsifacilequeceuxquinel’ontpointsontcoupables;commeilparoîtparcesparolesdelaSagesse,chap.XIII,oùilestditqueleur ignorance n’est point pardonnable; car si leur esprit a pénétré si avant dans laconnoissance des choses du monde, comment est-il possible qu’ils n’en aient pointreconnuplusfacilement lesouverainSeigneur?etauxRomains,chap. I, ilestditqu’ilssontinexcusables;etencoreaumêmeendroit,parcesparoles,CequiestconnudeDieuestmanifestedanseux,ilsemblequenoussoyonsavertisquetoutcequisepeutsavoirdeDieupeutêtremontrépardesraisonsqu’iln’estpasbesoindetirerd’ailleursquedenous-mêmesetdelasimpleconsidérationdelanaturedenotreesprit.C’estpourquoi j’aicruqu’ilneseroitpascontre ledevoird’unphilosophesi je faisoisvoir icicommentetparquellevoienouspouvons, sanssortirdenous-mêmes,connoîtreDieuplus facilementetpluscertainementquenousneconnoissonsleschosesdumonde.

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Et, pour ce qui regarde l’âme, quoique plusieurs aient cru qu’il n’est pas aisé d’enconnoître la nature, et que quelques uns aientmême osé dire que les raisons humainesnouspersuadoientqu’ellemouroitaveclecorps,etqu’iln’yavoitquelaseulefoiquinousenseignâtlecontraire,néanmoins,d’autantqueleconciledeLatrantenusousLéonX,enla session8, les condamne, etqu’ilordonneexpressément auxphilosopheschrétiensderépondre à leurs arguments, et d’employer toutes les forces de leur esprit pour faireconnoître la vérité, j’ai bien osé l’entreprendre dans cet écrit. De plus, sachant que laprincipaleraisonquifaitqueplusieursimpiesneveulentpointcroirequ’ilyaunDieuetquel’âmehumaineestdistincteducorps,estqu’ilsdisentquepersonnejusqu’icin’apudémontrercesdeuxchoses;quoiquejenesoispointdeleuropinion,maisqu’aucontrairejetiennequelaplupartdesraisonsquiontétéapportéespartantdegrandspersonnages,touchant ces deux questions, sont autant de démonstrations quand elles sont bienentendues, et qu’il soit presque impossible d’en inventer de nouvelles; si est-ce que jecroisqu’onne sauroit rien fairedeplusutileen laphilosophiequed’en rechercherunefois avec soin les meilleures, et les disposer en un ordre si clair et si exact qu’il soitconstant désormais à tout lemonde que ce sont de véritables démonstrations. Et enfin,d’autant que plusieurs personnes ont désiré cela demoi, qui ont connoissance que j’aicultivéunecertaineméthodepourrésoudretoutessortesdedifficultésdanslessciences;méthodequidevrain’estpasnouvelle,n’yayantriendeplusancienquelavérité,maisdelaquelle ils savent que jeme suis servi assez heureusement en d’autres rencontres, j’aipenséqu’ilétoitdemondevoird’enfaireaussil’épreuvesurunematièresiimportante.

Or,j’aitravaillédetoutmonpossiblepourcomprendredanscetraitétoutcequej’aipudécouvrir par sonmoyen.Ce n’est pas que j’aie ici ramassé toutes les diverses raisonsqu’onpourroitalléguerpourservirdepreuveàunsigrandsujet;carjen’aijamaiscruquecelafûtnécessaire,sinonlorsqu’iln’yenaaucunequisoitcertaine:maisseulementj’aitraitélespremièresetprincipalesd’unetellemanièrequej’osebienlesproposerpourdetrèsévidentesettrèscertainesdémonstrations.Etjediraideplusqu’ellessonttelles,quejenepensepasqu’ilyaitaucunevoieparoùl’esprithumainenpuissejamaisdécouvrirde meilleures; car l’importance du sujet, et la gloire de Dieu, à laquelle tout ceci serapporte, me contraignent de parler ici un peu plus librement de moi que je n’ai decoutume.Néanmoins, quelque certitude et évidenceque je trouve enmes raisons, je nepuispasmepersuaderquetoutlemondesoitcapabledelesentendre.Mais,toutainsiquedans la géométrie il y en a plusieurs qui nous ont été laissées par Archimède, parApollonius,parPappus,etparplusieursautres,quisontreçuesdetoutlemondepourtrèscertainesettrèsévidentes,parcequ’ellesnecontiennentrienqui,considéréséparément,nesoittrèsfacileàconnoître,etquepartoutleschosesquisuiventontuneexacteliaisonetdépendanceaveccellesquilesprécèdent;néanmoins,parcequ’ellessontunpeulongues,etqu’ellesdemandentunesprittoutentier,ellesnesontcomprisesetentenduesquedefortpeudepersonnes:demême,encorequej’estimequecellesdontjemesersiciégalentoumêmesurpassentencertitudeetévidencelesdémonstrationsdegéométrie, j’appréhendenéanmoinsqu’ellesnepuissentpasêtreassez suffisammententenduesdeplusieurs, tantparce qu’elles sont aussi un peu longues et dépendantes les unes des autres, queprincipalementparcequ’ellesdemandentunespritentièrement librede touspréjugés,etquisepuisseaisémentdétacherducommercedessens.Et,àdirelevrai,ilnes’entrouvepas tantdans lemondequi soientproprespour les spéculationsde lamétaphysiquequepourcellesdelagéométrie.Etdeplusilyaencorecettedifférence,quedanslagéométrie,

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chacun étant prévenu de cette opinion qu’il ne s’y avance rien dont on n’ait unedémonstration certaine, ceux qui n’y sont pas entièrement versés pèchent bien plussouvent enapprouvantde faussesdémonstrations,pour faire croirequ’ils les entendent,qu’en réfutant les véritables. Il n’en est pas de même dans la philosophie, où chacuncroyantque tout y est problématique, peudepersonnes s’adonnent à la recherchede lavérité,etmêmebeaucoup,sevoulantacquérirlaréputationd’espritsforts,nes’étudientàautrechosequ’àcombattreavecarrogancelesvéritéslesplusapparentes.

C’estpourquoi,Messieurs, quelque forcequepuissent avoirmes raisons,parcequ’ellesappartiennent à la philosophie, je n’espère pas qu’elles fassent un grand effet sur lesesprits,sivousnelesprenezenvotreprotection.Maisl’estimequetoutlemondefaitdevotre compagnie étant si grande, et le nom de Sorbonne d’une telle autorité que nonseulementencequiregardelafoi,aprèslessacrésconciles,onn’ajamaistantdéféréaujugementd’aucuneautrecompagnie,maisaussiencequiregardel’humainephilosophie,chacun croyant qu’il n’est pas possible de trouver ailleurs plus de solidité et deconnoissance, ni plus de prudence et d’intégrité pour donner son jugement, je ne doutepoint, si vous daignez prendre tant de soin de cet écrit que de vouloir premièrement lecorriger (car ayant connoissance non seulement de mon infirmité, mais aussi de monignorance,jen’oseroispasassurerqu’iln’yaitaucuneserreurs),puisaprèsyajouterleschosesquiymanquent,achevercellesquinesontpasparfaites,etprendrevous-mêmeslapeinededonner une explicationplus ample à celles qui enont besoin, oudumoinsdem’enavertirafinquej’ytravaille;etenfin,aprèsquelesraisonsparlesquellesjeprouvequ’ilyaunDieuetquel’âmehumainediffèred’aveclecorpsaurontétéportéesjusquesàcepointdeclartéetd’évidence,oùjem’assurequ’onlespeutconduire,qu’ellesdevrontêtre tenues pour de très exactes démonstrations, si vous daignez les autoriser de votreapprobation,etrendreuntémoignagepublicdeleurvéritéetcertitude;jenedoutepoint,dis-je,qu’aprèscelatoutesleserreursetfaussesopinionsquiontjamaisététouchantcesdeuxquestionsne soientbientôteffacéesde l’espritdeshommes.Car lavérité feraquetous les doctes et gens d’esprit souscriront à votre jugement; et votre autorité, que lesathées,quisontpourl’ordinaireplusarrogantsquedoctesetjudicieux,sedépouillerontdeleurespritdecontradiction,ouquepeut-êtreilsdéfendronteux-mêmeslesraisonsqu’ilsverrontêtrereçuespartouteslespersonnesd’espritpourdesdémonstrations,depeurdeparaîtren’enavoirpasl’intelligence;etenfintouslesautresserendrontaisémentàtantdetémoignages,et iln’yaurapluspersonnequiosedouterde l’existencedeDieuetde ladistinctionréelleetvéritabledel’âmehumained’aveclecorps.

C’estàvousmaintenantà jugerdufruitqui revindroitdecettecréance,sielleétoitunefoisbienétablie,vousquivoyezlesdésordresquesondouteproduit:maisjen’auroispasicibonnegrâcederecommanderdavantagelacausedeDieuetdelareligionàceuxquieuonttoujoursétélesplusfermescolonnes.

J’aidéjàtouchécesdeuxquestionsdeDieuetdel’âmehumainedansleDiscoursfrançaisquejemisenlumièreenl’année1637,touchantlaméthodepourbienconduire,saraisonetchercherlavéritédanslessciences:nonpasàdesseind’entraiteralorsqu’àfond,maisseulementcommeenpassant,afind’apprendreparlejugementqu’onenferoitdequellesorte j’en devrois traiter par après; car elles m’ont toujours semblé être d’une telleimportance,quejejugeoisqu’ilétoitàproposd’enparlerplusd’unefois;etlecheminquejetienspourlesexpliquerestsipeubattu,etsiéloignédelarouteordinaire,quejen’ai

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pascruqu’ilfûtutiledelemontrerenfrançais,etdansundiscoursquipûtêtreludetoutlemonde,depeurquelesfoiblesespritsnecrussentqu’il leurfûtpermisdetentercettevoie.

Or, ayant prié dans ceDiscoursde laMéthode tous ceux qui auroient trouvé dansmesécritsquelquechosedignedecensuredemefairelafaveurdem’enavertir,onnem’arienobjecté de remarquable que deux choses sur ce que j’avois dit touchant ces deuxquestions,auxquelles jeveuxrépondre icienpeudemotsavantqued’entreprendre leurexplicationplusexacte.

Lapremièreestqu’ilnes’ensuitpasdecequel’esprithumain,faisantréflexionsursoi-même,neseconnoîtêtreautrechosequ’unechosequipense,quesanatureousonessencene soit seulement que de penser; en telle sorte que cemot seulement exclue toutes lesautreschosesqu’onpourroitpeut-êtreaussidireapparteniràlanaturedel’âme.

Alaquelleobjectionjerépondsquecen’apointaussiétéencelieu-làmonintentiondelesexclure selon l’ordre de la vérité de la chose (de laquelle je ne traitois pas alors),maisseulement selon l’ordredemapensée; sibienquemonsensétoitque jeneconnoissoisrienquejesusseapparteniràmonessence,sinonquej’étoisunechosequipense,ouunechosequiaensoilafacultédepenser.Orjeferaivoirci-aprèscomment,decequejeneconnoisrienautrechosequiappartienneàmonessence, ils’ensuitqu’iln’yaaussirienautrechosequieneffetluiappartienne.

Lasecondeestqu’ilnes’ensuitpas,decequej’aienmoil’idéed’unechoseplusparfaitequejenesuis,quecetteidéesoitplusparfaitequemoi,etbeaucoupmoinsquecequiestreprésentéparcetteidéeexiste.

Maisjerépondsquedanscemotd’idéeilyaicidel’équivoque:car,ouilpeutêtreprismatériellementpouruneopérationdemonentendement,etencesensonnepeutpasdirequ’ellesoitplusparfaitequemoi;ouilpeutêtreprisobjectivementpourlachosequiestreprésentéeparcetteopération,laquelle,quoiqu’onnesupposepointqu’elleexistehorsdemonentendement,peutnéanmoinsêtreplusparfaitequemoi,àraisondesonessence.Ordanslasuitedecetraitéjeferaivoirplusamplementcommentdecelaseulementquej’aien moi l’idée d’une chose plus parfaite que moi, il s’ensuit que cette chose existevéritablement.

De plus, j’ai vu aussi deux autres écrits assez amples sur cette matière, mais qui necombattoientpastantmesraisonsquemesconclusions,etcepardesargumentstirésdeslieuxcommunsdesathées.Mais,parcequecessortesd’argumentsnepeuventfaireaucuneimpressiondansl’espritdeceuxquientendrontbienmesraisons,etquelesjugementsdeplusieurs sont si foibles et si peu raisonnables qu’ils se laissent bien plus souventpersuader par les premières opinions qu’ils auront eues d’une chose, pour fausses etéloignées de la raison qu’elles puissent être, que par une solide et véritable, maispostérieuremententendue,réfutationdeleursopinions,jeneveuxpointiciyrépondre,depeurd’êtrepremièrementobligédelesrapporter.

Jediraiseulementengénéralquetoutcequedisentlesathées,pourcombattrel’existencedeDieu,dépendtoujours,oudecequel’onfeintdansDieudesaffectionshumaines,oudece qu’on attribue à nos esprits tant de force et de sagesse, que nous avons bien laprésomptiondevouloirdétermineretcomprendrecequeDieupeutetdoitfaire;desorte

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que tout cequ’ilsdisentnenousdonnera aucunedifficulté, pourvu seulementquenousnous ressouvenions que nous devons considérer nos esprits commedes choses finies etlimitées,etDieucommeunêtreinfinietincompréhensible.

Maintenant,aprèsavoirsuffisammentreconnulessentimentsdeshommes, j’entreprendsderechefdetraiterdeDieuetdel’âmehumaine,etensembledejeterlesfondementsdelaphilosophiepremière,mais sans en attendre aucune louangeduvulgaire, ni espérerquemonlivresoitvudeplusieurs.Aucontraire,jeneconseilleraijamaisàpersonnedelelire,sinonàceuxquivoudrontavecmoiméditer sérieusement,etquipourrontdétacher leuresprit du commerce des sens, et le délivrer entièrement de toutes sortes de préjugés,lesquelsjenesaisquetropêtreenfortpetitnombre.Maispourceuxqui,sanssesoucierbeaucoupdel’ordreetdelaliaisondemesraisons,s’amuserontàépiloguersurchacunedesparties,commefontplusieurs,ceux-là,dis-je,neferontpasgrandprofitdelulecturedecetraité;etbienquepeut-être ils trouventoccasiondepointillerenplusieurs lieux,àgrand’peinepourront-ilsobjecterriendepressantouquisoitdignederéponse.

Et,d’autantquejeneprometspasauxautresdelessatisfairedeprimeabord,etquejeneprésume pas tant de moi que de croire pouvoir prévoir tout ce qui pourra faire de ladifficultéàunchacun,j’exposeraipremièrementdanscesMéditationslesmêmespenséesparlesquellesjemepersuadeêtreparvenuàunecertaineetévidenteconnoissancedelavérité, afin de voir si, par les mêmes raisons qui m’ont persuadé, je pourrai aussi enpersuaderd’autres;et,aprèscela,jerépondraiauxobjectionsquim’ontétéfaitespardespersonnes d’esprit et de doctrine, à qui j’avois envoyé mes Méditations pour êtreexaminéesavantquedelesmettresouslapresse;carilsm’enontfaitunsigrandnombreet de si différentes, que j’ose bien me promettre qu’il sera difficile à un autre d’enproposeraucunesquisoientdeconséquencequin’aientpointététouchées.

C’estpourquoijesupplieceuxquidésirerontlirecesMéditations,den’enformeraucunjugementquepremièrementilsnesesoientdonnélapeinedeliretoutescesobjectionsetlesréponsesquej’yaifaites.

ABRÉGÉDES

SIXMÉDITATIONSSUIVANTES.

Dans la première, je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons doutergénéralement de toutes choses, et particulièrement du chosesmatérielles, aumoins tantquenousn’auronspointd’autresfondementsdanslessciencesqueceuxquenousavonseus jusqu’àprésent.Or,bienque l’utilitéd’undoutesigénéralneparoissepasd’abord,elle est toutefois en cela très grande, qu’il nous délivre de toutes sortes de préjugés, etnousprépareunchemintrèsfacilepouraccoutumernotreespritàsedétacherdessens;etenfin en cequ’il fait qu’il n’est paspossiblequenouspuissions jamaisplusdouterdeschosesquenousdécouvrironsparaprèsêtrevéritables.

Danslaseconde,l’esprit,qui,usantdesapropreliberté,supposequetoutesleschosesne

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sontpoint,del’existencedesquellesilalemoindredoute,reconnoitqu’ilestabsolumentimpossible que cependant il n’existe pas lui-même. Ce qui est aussi d’une très grandeutilité, d’autant que par ce moyen il fait aisément distinction des choses qui luiappartiennent,c’est-à-direàlanatureintellectuelle,etdecellesquiappartiennentaucorps.

Mais,parcequ’ilpeutarriverquequelquesunsattendrontdemoiencelieu-làdesraisonspourprouver l’immortalitéde l’âme, j’estime lesdevoir iciavertirqu’ayant tâchédenerienécriredanstoutcetraitédontjen’eussedesdémonstrationstrèsexactes,jemesuisvuobligé de suivre un ordre semblable à celui dont se servent les géomètres, qui estd’avancer premièrement toutes les choses desquelles dépend la proposition que l’oncherche,avantqued’enrienconclure.

Or la première et principale chose qui est requise pour bien connoître l’immortalité del’âmeestd’enformeruneconceptionclaireetnette,etentièrementdistinctedetouteslesconceptionsquel’onpeutavoirducorps;cequiaétéfaitencelieu-là.Ilestrequis,outrecela,desavoirquetoutesleschosesquenousconcevonsclairementetdistinctementsontvraies,delafaçonquenouslesconcevons;cequin’apuêtreprouvéavantlaquatrièmeMéditation.Deplus,ilfautavoiruneconceptiondistinctedelanaturecorporelle,laquelleseformepartiedanscetteseconde,etpartiedanslacinquièmeetsixièmeMéditation.Etenfin, l’on doit conclure de tout cela que les choses que l’on conçoit clairement etdistinctementêtredessubstancesdiverses,ainsiquel’onconçoitl’espritetlecorps,sonten effet des substances réellement distinctes les unes des autres, et c’est ce que l’onconclut dans la sixième Méditation; ce qui se confirme encore, dans cette mêmeMéditation,decequenousneconcevonsaucuncorpsquecommedivisible,au lieuquel’espritou l’âmede l’hommenesepeutconcevoirquecommeindivisible;car,eneffet,nousnesaurionsconcevoir lamoitiéd’aucuneâme,commenouspouvons fairedupluspetitdetouslescorps;ensortequel’onreconnoîtqueleursnaturesnesontpasseulementdiverses,maismêmeenquelquefaçoncontraires.Orjen’aipastraitéplusavantdecettematièredanscetécrit, tantparcequecela suffitpourmontrerassezclairementquede lacorruptionducorps lamortde l’âmene s’ensuitpas, et ainsipourdonner auxhommesl’espérance d’une seconde vie après la mort; comme aussi parceque les prémissesdesquellesonpeutconclurel’immortalitédel’âmedépendentdel’explicationdetoutelaphysique:premièrement,poursavoirquegénéralementtouteslessubstances,c’est-à-diretoutes les choses qui ne peuvent exister sans être créées de Dieu, sont de leur natureincorruptibles,etqu’ellesnepeuvent jamaiscesserd’être,siDieumêmeenleurdéniantsonconcoursnelesréduitaunéant;etensuitepourremarquerquelecorpsprisengénéralestunesubstance,c’estpourquoiaussiilnepéritpoint;maisquelecorpshumain,entantqu’ildiffèredesautrescorps,n’estcomposéqued’unecertaineconfigurationdemembresetd’autressemblablesaccidents,làoùl’âmehumainen’estpointainsicomposéed’aucunsaccidents,maisestunepuresubstance.Car,encorequetoussesaccidentssechangent,parexempleencorequ’elleconçoivedecertaineschoses,qu’elleenveuilled’autres,etqu’elleensented’autres,etc.,l’âmepourtantnedevientpointautre;aulieuquelecorpshumaindevient une autre chose, de cela seul que la figure de quelques-unes de ses parties setrouvechangée;d’oùils’ensuitquelecorpshumainpeutbienfacilementpérir,maisquel’espritoul’âmedel’homme(cequejenedistinguepoint)estimmortelledesanature.

Dans la troisième Méditation, j’ai, ce me semble, expliqué assez au long le principalargumentdontjemeserspourprouverl’existencedeDieu.Maisnéanmoins,parcequeje

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n’ai point voulu me servir en ce lieu-là d’aucunes comparaisons tirées des chosescorporelles,afind’éloignerautantquejepourroislesespritsdeslecteursdel’usageetducommerce des sens, peut-être y est-il resté beaucoup d’obscurités (lesquelles, commej’espère,serontentièrementéclairciesdanslesréponsesquej’aifaitesauxobjectionsquim’ont depuis été proposées), comme entre autres celle-ci, Comment l’idée d’un êtresouverainementparfait,laquellesetrouveennous,contienttantderéalitéobjective,c’est-à-dire participe par représentation à tant de degrés d’être et de perfection, qu’elle doitvenir d’une cause souverainement parfaite: ce que j’ai éclairci dans ces réponses par lacomparaison d’unemachine fort ingénieuse et artificielle, dont l’idée se rencontre dansl’espritdequelqueouvrier;carcommel’artificeobjectifdecetteidéedoitavoirquelquecause,savoirestoulasciencedecetouvrier,oucelledequelqueautredequiilaitreçucelle idée,demême il est impossibleque l’idéedeDieuqui est ennousn’aitpasDieumêmepoursacause.

Danslaquatrième,ilestprouvéquetoutesleschosesquenousconcevonsfortclairementetfortdistinctementsonttoutesvraies;etensembleestexpliquéenquoiconsistelanaturedel’erreuroufausseté;cequidoitnécessairementêtresu,tantpourconfirmerlesvéritésprécédentesquepourmieuxentendrecellesquisuivent.Maiscependantilestàremarquerque jene traitenullementence lieu-làdupéché,c’est-à-direde l’erreurqui secommetdanslapoursuitedubienetdumal,maisseulementdecellequiarrivedanslejugementetle discernement du vrai et du faux; et que je n’entends point y parler des choses quiappartiennentàlafoiouàlaconduitedelavie,maisseulementdecellesquiregardentlesvéritésspéculatives,etquipeuventêtreconnuesparl’aidedelaseulelumièrenaturelle.

Dans la cinquième Méditation, outre que la nature corporelle prise en général y estexpliquée, l’existence de Dieu y est encore démontrée par une nouvelle raison, danslaquelle néanmoins peut-être s’y rencontrera-t-il aussi quelques difficultés, mais on enverra lasolutiondans lesréponsesauxobjectionsquim’ontétéfaites;etdeplus je faisvoir de quelle façon il est véritable que la certitude même des démonstrationsgéométriquesdépenddelaconnoissancedeDieu.

Enfin, dans la sixième, je distingue l’action de l’entendement d’avec celle del’imagination; lesmarques de celle distinction y sont décrites; j’ymontre que l’âmedel’homme est réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitementconjointe et unie, qu’ellene composeque commeunemêmechose avec lui.Toutes leserreursquiprocèdentdessensysontexposées,aveclesmoyensdeleséviter;etenfinj’yapportetouteslesraisonsdesquellesonpeutconclurel’existencedeschosesmatérielles:non que je les juge fort utiles pour prouver ce qu’elles prouvent, à savoir, qu’il y a unmonde,queleshommesontdescorps,etautreschosessemblables,quin’ont jamaisétémisesendouteparaucunhommedebonsens;maisparcequ’enlesconsidérantdeprès,l’onvient à connoîtrequ’ellesne sontpas si fermesni si évidentesquecellesquinousconduisentàlaconnoissancedeDieuetdenotreâme;ensortequecelles-cisontlespluscertainesetlesplusévidentesquipuissenttomberenlaconnoissancedel’esprithumain,et c’est tout ce que j’ai eu dessin de prouver dans ces sixMéditations; ce qui fait quej’ometsicibeaucoupd’autresquestions,dontj’aiaussiparléparoccasiondanscetraité.

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MÉDITATIONSTOUCHANT

LAPHILOSOPHIEPREMIÈRE,DANSLESQUELLESONPROUVECLAIREMENT

L’EXISTENCEDEDIEUET

LADISTINCTIONRÉELLEENTREL’AMEETLECORPSDEL’HOMME.

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PREMIÈREMÉDITATION.

DESCHOSESQUEL’ONPEUTRÉVOQUERENDOUTE.

Cen’estpasd’aujourd’huiquejemesuisaperçuque,dèsmespremièresannées,j’aireçuquantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur desprincipessimalassurésnesauroitêtrequefortdouteuxetincertain;etdèslorsj’aibienjugéqu’ilmefalloitentreprendresérieusementunefoisenmaviedemedéfairedetouteslesopinionsquej’avoisreçuesauparavantenmacréance,etcommencertoutdenouveaudès les fondements, si jevouloisétablirquelquechosede fermeetdeconstantdans lessciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusseatteintunâgequifûtsimûrquejen’enpusseespérerd’autreaprèsluiauqueljefussepluspropre à l’exécuter; ce qui m’a fait différer si long-temps, que désormais je croiroiscommettre une faute si j’employois encore à délibérer le temps quime reste pour agir.Aujourd’hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j’ai délivrémon esprit de toutessortesdesoins,queparbonheurjenemesensagitéd’aucunespassions,etquejemesuisprocuréunreposassurédansunepaisiblesolitude,jem’appliqueraisérieusementetaveclibertéàdétruiregénéralementtoutesmesanciennesopinions.Or,pourceteffet,ilneserapasnécessairequejemontrequ’ellessonttoutesfausses,dequoipeut-êtrejeneviendroisjamais à bout.Mais, d’autant que la raisonmepersuade déjà que je ne dois pasmoinssoigneusementm’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrementcertainesetindubitables,qu’àcellesquimeparoissentmanifestementêtrefausses,cemeseraassezpourlesrejetertoutes,sijepuistrouverenchacunequelqueraisondedouter.Etpourcelailneserapasaussibesoinquejelesexaminechacuneenparticulier,cequiseroitd’un travail infini;mais,parceque la ruinedes fondementsentraînenécessairementavecsoitoutlerestedel’édifice,jem’attaqueraid’abordauxprincipessurlesquelstoutesmesanciennesopinionsétoientappuyées.

Toutcequej’aireçujusqu’àprésentpourleplusvraietassuré,jel’aiapprisdessensoupar les sens: or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étoient trompeurs; et il est de laprudencedenesefierjamaisentièrementàceuxquinousontunefoistrompés.

Maispeut-êtrequ’encorequelessensnoustrompentquelquefoistouchantdeschosesfortpeusensiblesetfortéloignées,ils’enrencontrenéanmoinsbeaucoupd’autresdesquellesonnepeutpasraisonnablementdouter,quoiquenouslesconnoissionsparleurmoyen:parexemple,quejesuisici,assisauprèsdufeu,vêtud’unerobedechambre,ayantcepapierentre lesmains,etautreschosesdecettenature.Etcommentest-ceque jepourroisnierquecesmainsetcecorpssoientàmoi?sicen’estpeut-êtrequejemecompareàcertainsinsensés,dequi lecerveauest tellement troubléetoffusquépar lesnoiresvapeursde labile,qu’ilsassurentconstammentqu’ilssontdesrois, lorsqu’ilssont trèspauvres;qu’ilssontvêtusd’oretdepourpre,lorsqu’ilssonttoutnus;ouquis’imaginentêtredescruchesou avoir un corps de verre. Mais quoi! ce sont des fous, et je ne serois pas moinsextravagantsijemerégloissurleursexemples.

Toutefoisj’aiiciàconsidérerquejesuishomme,etparconséquentquej’aicoutumededormir,etdemereprésenterenmessonges lesmêmeschoses,ouquelquefoisdemoins

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vraisemblables, que ces insensés lorsqu’ils veillent. Combien de foism’est-il arrivé desongerlanuitquej’étoisencelieu,quej’étoishabillé,quej’étoisauprèsdufeu,quoiquejefussetoutnudedansmonlit!Ilmesemblebienàprésentquecen’estpointavecdesyeuxendormisquejeregardecepapier;quecettetêtequejebranlen’estpointassoupie;quec’estavecdesseinetdeproposdélibéréquej’étendscettemain,etquejelasens:cequiarrivedanslesommeilnesemblepointsiclairnisidistinctquetoutceci.Mais,enypensantsoigneusement,jemeressouviensd’avoirsouventététrompéendormantpardesemblablesillusions;et,enm’arrêtantsurcettepensée,jevoissimanifestementqu’iln’ya point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec lesommeil,quej’ensuistoutétonné;etmonétonnementesttelqu’ilestpresquecapabledemepersuaderquejedors.

Supposonsdoncmaintenantquenoussommesendormis,etquetoutescesparticularités,àsavoirquenousouvronslesyeux,quenousbranlonslatête,quenousétendonslesmains,etchosessemblables,nesontquedefaussesillusions;etpensonsquepeut-êtrenosmainsnitoutnotrecorpsnesontpastelsquenouslesvoyons.Toutefoisilfautaumoinsavouerqueleschosesquinoussontreprésentéesdanslesommeilsontcommedestableauxetdespeintures,quinepeuventêtreforméesqu’àlaressemblancedequelquechosederéeletdevéritable;etqu’ainsi,pourlemoins,ceschosesgénérales,àsavoirdesyeux,unetête,desmains,ettoutuncorps,nesontpaschosesimaginaires,maisréellesetexistantes.Cardevrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter dessirènesetdessatyrespardesfiguresbizarresetextraordinaires,nepeuventtoutefoisleurdonnerdes formes et desnatures entièrementnouvelles,mais font seulementun certainmélange et composition des membres de divers animaux; ou bien si peut-être leurimaginationestassezextravagantepourinventerquelquechosedesinouveauquejamaison n’ait rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage représente une chose purementfeinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils les composentdoivent-ellesêtrevéritables.

Etparlamêmeraison,encorequeceschosesgénérales,àsavoiruncorps,desyeux,unetête, des mains, et autres semblables, pussent être imaginaires, toutefois il fautnécessairementavouerqu’ilyenaaumoinsquelquesautresencoreplussimplesetplusuniversellesquisontvraiesetexistantes;dumélangedesquelles,niplusnimoinsquedeceluidequelquesvéritablescouleurs, toutesces imagesdeschosesquirésidentennotrepensée,soitvraiesetréelles,soitfeintesetfantastiques,sontformées.

De ce genre de choses est la nature corporelle eu général et son étendue; ensemble lafiguredeschosesétendues,leurquantitéougrandeur,etleurnombre;commeaussilelieuoùellessont, letempsquimesureleurdurée,etautressemblables.C’estpourquoipeut-êtrequedelànousneconcluronspasmal,sinousdisonsquelaphysique,l’astronomie,lamédecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des chosescomposées,sontfortdouteusesetincertaines,maisquel’arithmétique,lagéométrie,etlesautressciencesdecettenature,quinetraitentquedechosesfortsimplesetfortgénérales,sans semettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n’y sont pas,contiennent quelque chose, de certain et d’indubitable: car, soit que je veille ou que jedorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carrén’aurajamaisplusdequatrecôtés;etilnesemblepaspossiblequedesvéritéssiclairesetsiapparentespuissentêtresoupçonnéesd’aucunefaussetéoud’incertitude.

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Toutefois,ilyalongtempsquej’aidansmonespritunecertaineopinionqu’ilyaunDieuquipeuttout,etparquij’aiétéfaitetcréételquejesuis.Or,quesais-jes’iln’apointfaitqu’iln’yaitaucuneterre,aucunciel,aucuncorpsétendu,aucunefigure,aucunegrandeur,aucunlieu,etquenéanmoinsj’aielessentimentsdetoutesceschoses,etquetoutcelanemesemblepointexisterautrementque je levois?Etmême,commeje jugequelquefoisquelesautressetrompentdansleschosesqu’ilspensentlemieuxsavoir,quesais-jes’iln’apoint faitque jeme trompeaussi toutes les foisque je fais l’additiondedeuxetdetrois,ouquejenombrelescôtésd’uncarré,ouquejejugedequelquechoseencoreplusfacile,si l’onsepeutimaginerriendeplusfacilequecela?Maispeut-êtrequeDieun’apasvouluquejefussedéçudelasorte,carilestditsouverainementbon.Toutefois,sicelarépugnaitàsabontédem’avoirfaittelquejemetrompassetoujours,celasembleroitaussilui être contraire de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puisdouterqu’ilnelepermette.Ilyaurapeut-êtreicidespersonnesquiaimeroientmieuxnierl’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sontincertaines.Maisneleurrésistonspaspourleprésent,etsupposonsenleurfaveurquetoutcequiestditicid’unDieusoitunefable:toutefois,dequelquefaçonqu’ilssupposentquejesoisparvenuàl’étatetàl’êtrequejepossède,soitqu’ilsl’attribuentàquelquedestinoufatalité,soitqu’ilsleréfèrentauhasard,soitqu’ilsveuillentquecesoitparunecontinuellesuite et liaison des choses, ou enfin par quoique autre manière; puisque faillir et setromper est une imperfection, d’autantmoins puissant sera l’auteur qu’ils assigneront àmon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je metrompe toujours. Auxquelles raisons je n’ai certes rien à répondre; mais enfin je suiscontraintd’avouerqu’iln’yariendetoutcequejecroyoisautrefoisêtrevéritabledontjenepuisseenquelquefaçondouter;etcelanonpointparinconsidérationoulégèreté,maispourdesraisonstrèsfortesetmûrementconsidérées:desortequedésormaisjenedoispasmoins soigneusementm’empêcher d’ydonner créancequ’à ce qui seroitmanifestementfaux,sijeveuxtrouverquelquechosedecertainetd’assurédanslessciences.

Maisilnesuffitpasd’avoirfaitcesremarques,ilfautencorequejeprennesoindem’ensouvenir; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en lapensée, le long et familier usagequ’elles ont eu avecmoi leur donnant droit d’occupermonespritcontremongré,etdeserendrepresquemaîtressesdemacréance;etjenemedésaccoutumerai jamais de leur déférer, et de prendre confiance en elles tant que je lesconsidéreraitellesqu’ellessontoneffet,c’est-à-direenquelquefaçondouteuses,commejeviensdemontrer,ettoutefoisfortprobables,ensortequel’onabeaucoupplusderaisondelescroirequedelesnier.C’estpourquoijepensequejeneferaipasmalsi,prenantdepropos délibéré un sentiment contraire, je me trompe moi-même, et si je feins pourquelquetempsquetoutescesopinionssontentièrementfaussesetimaginaires;jusqu’àcequ’enfin,ayanttellementbalancémesanciensetmesnouveauxpréjugésqu’ilsnepuissentfaire pencher mon avis plus d’un côté que d’un autre, mon jugement ne soit plusdésormaismaîtrisépardemauvaisusagesetdétournédudroitcheminquilepeutconduireàlaconnoissancedelavérité.Carjesuisassuréqu’ilnepeutyavoirdepérilnid’erreurencettevoie,etquejenesauraisaujourd’huitropaccorderàmadéfiance,puisqu’iln’estpasmaintenantquestiond’agir,maisseulementdeméditeretdeconnoître.

Jesupposeraidonc,nonpasqueDieu,quiesttrèsbon,etquiestlasouverainesourcedevérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a

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employé toute son industrie à me tromper; je penserai que Je ciel, l’air, la terre, lescouleurs,lesfigures,lessons,ettouteslesautreschosesextérieures,nesontrienquedesillusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité; je meconsidéreraimoi-mêmecommen’ayantpointdemains,pointd’yeux,pointdechair,pointdesang;commen’ayantaucunsens,maiscroyantfaussementavoirtoutesceschoses;jedemeureraiobstinémentattachéàcettepensée; et si,parcemoyen, iln’estpasenmonpouvoir de parvenir à la connoissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en mapuissancedesuspendremonjugement:c’estpourquoijeprendraigardesoigneusementdenerecevoirenmacroyanceaucunefausseté,etprépareraisibienmonespritàtouteslesrusesdecegrand trompeur,que,pourpuissantet ruséqu’ilsoit, ilnemepourra jamaisrienimposer.

Maiscedesseinestpénibleetlaborieux,etunecertaineparessem’entraîneinsensiblementdans le train dema vie ordinaire; et tout demême qu’un esclave qui jouissoit dans lesommeild’une liberté imaginaire, lorsqu’il commenceà soupçonnerque sa libertén’estqu’un songe, craintde se réveiller, et conspire avecces illusions agréablespour enêtrepluslongtempsabusé,ainsijeretombeinsensiblementdemoi-mêmedansmesanciennesopinions, et j’appréhendedeme réveillerdecet assoupissement,depeurque lesveilleslaborieuses qui auroient à succéder à la tranquillité de ce repos, au lieu dem’apporterquelque jour et quelque lumière dans la connoissance de la vérité, ne fussent passuffisantespouréclaircirtouteslesténèbresdesdifficultésquiviennentd’êtreAgitées.

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MÉDITATIONSECONDE.

DELANATUREDEL’ESPRITHUMAIN;ETQU’ILESTPLUSAISÉÀCONNOÎTREQUELECORPS.

La méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plusdésormaisenmapuissancedelesoublier.Etcependantjenevoispasdequellefaçonjelespourrairésoudre;etcommesitout-à-coupj’étoistombédansuneeautrèsprofonde,jesuistellementsurprisquejenepuisniassurermespiedsdanslefond,ninagerpourmesoutenirau-dessus.Jem’efforcerainéanmoins,etsuivraiderecheflamêmevoieoùj’étoisentréhier,enm’éloignantdetoutceenquoijepourraiimaginerlemoindredoute,toutdemêmequesijeconnoissoisquecelafûtabsolumentfaux;etjecontinueraitoujoursdanscechemin,jusqu’àcequej’aierencontréquelquechosedecertain,oudumoins,sijenepuis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement qu’il n’y a rien aumondedecertain.Archimède,pour tirer leglobe terrestredesaplaceet le transporterenunautrelieu, ne demandoit rien qu’un point qui fût ferme et immobile: ainsi j’aurai droit deconcevoirdehautesespérances,sijesuisassezheureuxpourtrouverseulementunechosequisoitcertaineetindubitable.

Jesupposedoncquetoutesleschosesquejevoissontfausses;jemepersuadequerienn’ajamais été de tout ce que mamémoire remplie de mensonges me représente; je pensen’avoiraucunssens;jecroisquelecorps,lafigure,l’étendue,lemouvementetlelieunesontquedesfictionsdemonesprit.Qu’est-cedoncquipourraêtreestimévéritable?Peut-êtrerienautrechose,sinonqu’iln’yarienaumondedecertain.

Maisquesais-jes’iln’yapointquelqueautrechosedifférentedecellesquejeviensdejugerincertaines,delaquelleonnepuisseavoirlemoindredoute?N’ya-t-ilpointquelqueDieu, ou quelque autre puissance, qui me met en esprit ces pensées? Cela n’est pasnécessaire;carpeut-êtrequejesuiscapabledelesproduiredemoi-même.Moidoncàtoutlemoins ne suis-je point quelque chose?Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucuns sens niaucuncorps:j’hésitenéanmoins,carques’ensuit-ildela?Suis-jetellementdépendantducorpsetdessensquejenepuisseêtresanseux?Maisjemesuispersuadéqu’iln’yavoitrien du tout dans lemonde, qu’il n’y avoit aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, niaucunscorps:nemesuis-jedoncpasaussipersuadéquejen’étoispoint?Tants’enfaut;j’étoissansdoute,sijemesuispersuadéouseulementsij’aipenséquelquechose.Maisilyaunjenesaisqueltrompeurtrèspuissantettrèsrusé,quiemploietoutesonindustrieàmetrompertoujours.Iln’yadoncpointdedoutequejesuis,s’ilmetrompe;etqu’ilmetrompetantqu’ilvoudra,ilnesaurajamaisfairequejenesoisrien,tantquejepenseraiêtrequelquechose.Desortequ’aprèsyavoirbienpensé,etavoirsoigneusementexaminétouteschoses, enfin il fautconclureet tenirpourconstantquecetteproposition, je suis,j’existe,estnécessairementvraie,touteslesfoisquejelaprononceouquejelaconçoisenmonesprit.

Mais jeneconnoispasencoreassezclairementquel je suis,moiqui suiscertainque jesuis;desortequedésormaisilfautquejeprennesoigneusementgardedeneprendrepasimprudemment quelque autre chose pourmoi, et ainsi de neme pointméprendre dans

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cetteconnoissance,quejesoutiensêtrepluscertaineetplusévidentequetoutescellesquej’aieuesauparavant.C’estpourquoijeconsidéreraimaintenanttoutdenouveaucequejecroyoisêtreavantquej’entrassedanscesdernièrespensées;etdemesanciennesopinionsjeretrancherai toutcequipeutêtre tantsoitpeucombattupar lesraisonsquej’ai tantôtalléguées,ensortequ’ilnedemeureprécisémentquecelaseulquiestentièrementcertainet indubitable.Qu’est-cedoncque j’aicruêtreci-devant?Sansdifficulté, j’aipenséquej’étois un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme? Dirai-je que c’est un animalraisonnable?Noncertes;carilmefaudroitparaprèsrecherchercequec’estqu’animal,etcequec’estqueraisonnable;etainsid’uneseulequestionjetomberoisinsensiblementenuneinfinitéd’autresplusdifficilesetplusembarrassées;et jenevoudraispasabuserdupeudetempsetdeloisirquimereste,enl’employantàdémêlerdesemblablesdifficultés.Mais je m’arrêterai plutôt à considérer ici les pensées qui naissoient ci-devant d’elles-mêmes enmon esprit, et qui nem’étoient inspirées que dema seule nature, lorsque jem’appliquois à la considération de mon être. Je me considérois premièrement commeayantunvisage,desmains, desbras, et toute cettemachine composéed’os et de chair,tellequ’elleparoîtenuncadavre,laquellejedésignoisparlenomdecorps.Jeconsidérois,outrecela,quejemenourrissois,quejemarchois,quejesentoisetquejepensois,et jerapportois toutescesactionsà l’âme;mais jenem’arrêtoispointàpensercequec’étoitque cette âme, ou bien, si je m’y arrêtois, je m’imaginois qu’elle étoit quelque chosed’extrêmement rareet subtil, commeunvent,une flammeouunair trèsdélié,quiétoitinsinué et répandu dans mes plus grossières parties. Pour ce qui étoit du corps, je nedoutois nullement de sa nature;mais je pensois la connoître fort distinctement; et si jel’eussevouluexpliquersuivantlesnotionsquej’enavoisalors,jel’eussedécriteencettesorte:Parlecorps,j’entendstoutcequipeutêtreterminéparquelquefigure;quipeutêtrecomprisenquelque lieu,et remplirunespaceen telle sorteque toutautrecorpsensoitexclus;quipeutêtresenti,oupar l’attouchement,oupar lavue,oupar l’ouïe,oupar legoût, ou par l’odorat; qui peut êtremû eu plusieurs façons, nonpas à la vérité par lui-même, mais par quelque chose d’étranger duquel il soit touché et dont il reçoivel’impression:card’avoirlapuissancedesemouvoirdesoi-même,commeaussidesentiroudepenser,jenecroyoisnullementquecelaappartintàlanatureducorps;aucontraire,jem’étonnoisplutôtdevoirquedesemblablesfacultésserencontroientenquelquesuns.

Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu’il y a un certain génie qui estextrêmementpuissant,et,sij’oseledire,malicieuxetrusé,quiemploietoutessesforcesettoutesonindustrieàmetromper?Puis-jeassurerquej’aielamoindrechosedetoutescelles que j’ai dites naguère appartenir à la nature du corps? Jem’arrête a penser avecattention,jepasseetrepassetoutesceschosesenmonesprit,etjen’enrencontreaucunequejepuissedireêtreenmoi.Iln’estpasbesoinquejem’arrêteàlesdénombrer.Passonsdoncauxattributsdel’âme,etvoyonss’ilyenaquelqu’unquisoitenmoi.Lespremierssontdemenourriretdemarcher;maiss’ilestvraiquejen’aipointdecorps,ilestvraiaussiquejenepuismarchernimenourrir.Unautreestdesentir;maisonnepeutaussisentir sans le corps, outre que j’ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant lesommeil, que j’ai reconnu àmon réveil n’avoir point en effet senties. Un autre est depenser,etjetrouveiciquelapenséeestunattributquim’appartient:elleseulenepeutêtredétachée de moi. Je suis, j’existe, cela est certain; mais combien de temps? autant detempsquejepense;carpeut-êtremêmequ’ilsepourroitfaire,sijecessoistotalementdepenser,quejecesseroisenmêmetempstout-à-faitd’être.Jen’admetsmaintenantrienqui

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nesoitnécessairementvrai:jenesuisdonc,précisémentparlant,qu’unechosequipense,c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont lasignification m’étoit auparavant inconnue. Or, je suis une chose vraie et vraimentexistante: mais quelle chose? Je l’ai dit: une chose qui pense. Et quoi davantage?J’exciteraimonimaginationpourvoirsijenesuispointencorequelquechosedeplus.Jenesuispointcetassemblagedemembresquel’onappellelecorpshumain;jenesuispointun air délié et pénétrant répandu dans tous ces membres; je ne suis point un vent, unsouffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et m’imaginer, puisque j’aisupposéquetoutcelan’étoitrien,etque,sanschangercettesupposition,jetrouvequejenelaissepasd’êtrecertainquejesuisquelquechose.

Mais peut-être est-il vrai que ces mêmes choses-là que je suppose n’être point, parcequ’ellesmesont inconnues,nesontpointeneffetdifférentesdemoi,que jeconnois.Jen’ensaisrien;jenedisputepasmaintenantdecela;jenepuisdonnermonjugementquedeschosesquimesontconnues:jeconnoisquej’existe,etjecherchequeljesuis,moiquejeconnoisêtre.Or,ilesttrèscertainquelaconnoissancedemonêtre,ainsiprécisémentpris, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connue; parconséquentellenedépendd’aucunesdecellesquejepuisfeindreparmonimagination.Etmêmecestermesdefeindreetd’imaginerm’avertissentdemonerreur:carjefeindroiseneffet si jem’imaginois être quelque chose, puisque imaginer n’est rien autre chose quecontemplerlafigureoul’imaged’unechosecorporelle;or,jesaisdéjàcertainementquejesuis,etquetoutensembleilsepeutfairequetoutescesimages,etgénéralementtoutesleschosesquiserapportentàlanatureducorps,nesoientquedessongesoudeschimères.Ensuitedequoijevoisclairementquej’aiaussipeuderaisonendisant,J’exciteraimonimagination pour connoître plus distinctement quel je suis, que si je disois, Je suismaintenantéveillé,etj’aperçoisquelquechosederéeletdevéritable;mais,parcequejenel’aperçoispasencoreasseznettement, jem’endormirai toutexprès,afinquemessongesme représentent cela même avec plus de vérité et d’évidence. Et, partant, je connoismanifestementqueriendetoutcequejepuiscomprendreparlemoyendel’imaginationn’appartientàcetteconnoissancequej’aidemoi-même,etqu’ilestbesoinderappeleretdétournersonespritdecettefaçondeconcevoir,afinqu’ilpuisselui-mêmeconnoîtrebiendistinctementsanature.

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Maisqu’est-cedoncquejesuis?unechosequipense.Qu’est-cequ’unechosequipense?c’estunechosequidoute,quientend,quiconçoit,quiaffirme,quinie,quiveut,quineveut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes, ce n’est pas peu si toutes ces chosesappartiennentàmanature.Maispourquoin’yappartiendroient-ellespas?Nesuis-jepascelui-là même qui maintenant doute presque de tout, qui néanmoins entend et conçoitcertaines choses, qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes lesautres, qui veut et désire d’en connoître davantage, qui ne veut pas être trompé, quiimaginebeaucoupdechoses,mêmequelquefoisendépitquej’enaie,etquiensentaussibeaucoup,commepar l’entremisedesorganesducorps.Ya-t-il riende toutcelaquinesoitaussivéritablequ’ilestcertainquejesuisetquej’existe,quandmêmejedormiroistoujours, et que celui qui m’a donné l’être se serviroit de toute son industrie pourm’abuser?Ya-t-ilaussiaucundecesattributsquipuisseêtredistinguédemapensée,ouqu’onpuissedireêtreséparédemoi-même?Carilestdesoisiévidentquec’estmoiquidoute,quientendsetquidésire,qu’iln’estpasicibesoinderienajouterpourl’expliquer.Etj’aiaussicertainementlapuissanced’imaginer;car,encorequ’ilpuissearriver(commej’ai supposé auparavant) que les choses que j’imagine ne soient pas vraies, néanmoinscette puissance d’imaginer ne laisse pas d’être réellement en moi, et fait partie de mapensée.Enfin,jesuislemêmequisens,c’est-à-direquiaperçoiscertaineschosescommeparlesorganesdessens,puisqu’eneffetjevoisdelalumière,j’entendsdubruit,jesensdelachaleur.Maisl’onmediraquecesapparences-làsontfaussesetquejedors.Qu’ilsoitainsi; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois de lalumière,quej’entendsdubruit,etquejesensdelachaleur;celanepeutêtrefaux;etc’estproprementcequienmois’appellesentir;etcelaprécisémentn’estrienautrechosequepenser. D’où je commence à connoître quel je suis, avec un peu plus de clarté et dedistinctionqueci-devant.

Maisnéanmoins ilmesembleencoreet jenepuism’empêcherdecroireque leschosescorporelles,dontlesimagesseformentparlapensée,quitombentsouslessens,etquelessensmêmesexaminent,nesoientbeaucoupplusdistinctementconnuesquecettejenesaisquellepartiedemoi-mêmequine tombepoint sous l’imagination:quoi-qu’eneffetcelasoitbienétrangededirequejeconnoisseetcomprenneplusdistinctementdeschosesdontl’existenceme paroît douteuse, quime sont inconnues et qui nem’appartiennent point,que celles de la vérité desquelles je suis persuadé, qui me sont connues, et quiappartiennent àma propre nature, en unmot quemoi-même.Mais je vois bien ce quec’est;monespritestunvagabondquiseplaîtàm’égarer,etquinesauroitencoresouffrirqu’onleretiennedanslesjustesbornesdelavérité.Lâchons-luidoncencoreunefoislabride,et,luidonnanttoutesortedeliberté,permettons-luideconsidérerlesobjetsquiluiparoissent audehors, afinque, venant ci-après à la retirerdoucement et àpropos, et del’arrêtersurlaconsidérationdesonêtreetdeschosesqu’iltrouveenlui,ilselaisseaprèscelaplusfacilementrégleretconduire.

Considéronsdoncmaintenantleschosesquel’onestimevulgairementêtrelesplusfacilesde toutes à connoître, et que l’on croit aussi être le plus distinctement connues, c’est àsavoir lescorpsquenous touchonsetquenousvoyons:nonpasà lavérité lescorpsengénéral, car ces notions générales sont d’ordinaire un peu plus confuses; maisconsidérons-en un en particulier. Prenons par exemple cemorceau de cire: il vient toutfraîchement d’être tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il

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contenoit, il retientencorequelquechosede l’odeurdes fleursdont il aété recueilli; sacouleur,safigure,sagrandeur,sontapparentes;ilestdur,ilestfroid,ilestmaniable,etsivous frappez dessus il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuventdistinctementfaireconnoîtreuncorpsserencontrentencelui-ci.Maisvoiciquependantquejeparleonl’approchedufeu:cequiyrestoitdesaveurs’exhale,l’odeurs’évapore,sacouleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, ils’échauffe,àpeinelepeut-onmanier,etquoiquel’onfrappedessusilnerendraplusaucunson. La même cire demeure-t-elle encore après ce changement? Il faut avouer qu’elledemeure; personne n’en doute, personne ne juge autrement. Qu’est-ce donc que l’onconnoissoitencemorceaudecireavectantdedistinction?Certescenepeutêtreriendetout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses quitomboientsouslegoût,sousl’odorat,souslavue,sousl’attouchement,etsousl’ouïe,setrouvent changées, et que cependant lamêmecire demeure.Peut-être étoit-ce ceque jepensemaintenant, à savoir que cette cire n’étoit pas ni cette douceur demiel, ni cetteagréableodeurdefleurs,nicetteblancheur,nicettefigure,niceson;maisseulementuncorpsquiunpeuauparavantmeparoissoitsensiblesouscesformes,etquimaintenantsefaitsentirsousd’autres.Maisqu’est-ce,précisémentparlant,quej’imaginelorsqueje laconçoisencettesorte?Considérons-leattentivement,et,retranchanttoutesleschosesquin’appartiennentpointàlacire,voyonscequireste.Certesilnedemeurerienquequelquechosed’étendu,deflexibleetdemuable.Orqu’est-cequecela,flexibleetmuable?N’est-cepasquej’imaginequecettecireétantronde,estcapablededevenircarrée,etdepasserducarré enune figure triangulaire?Noncertes, cen’est pas cela, puisque je la conçoiscapablede recevoirune infinitédesemblableschangements,et jenesauroisnéanmoinsparcourircetteinfinitéparmonimagination,etparconséquentcetteconceptionquej’aidela cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer. Qu’est-ce maintenant que cetteextension?N’est-elle pas aussi inconnue? car elle devient plus grande quand la cire sefond,plusgrandequandellebout,etplusgrandeencorequandlachaleuraugmente;etjeneconcevroispasclairementetselonlavéritécequec’estquedelacire,sijenepensoisquemêmecemorceauquenousconsidéronsestcapablederecevoirplusdevariétésselonl’extensionquejen’enaijamaisimaginé.Ilfautdoncdemeurerd’accordquejenesauroispasmêmecomprendreparl’imaginationcequec’estquecemorceaudecire,etqu’iln’yaquemonentendementseulquilecomprenne.Jediscemorceaudecireenparticulier;carpourlacireengénéral,ilestencoreplusévident.Maisquelestcemorceaudecirequinepeutêtrecomprisqueparl’entendementouparl’esprit?Certesc’estlemêmequejevois,que je touche,que j’imagine,etenfinc’est lemêmeque j’ai toujourscruquec’étoitaucommencement.Orcequiest icigrandementà remarquer,c’estquesaperceptionn’estpointunevision,niunattouchement,niuneimagination,etnel’ajamaisété,quoiqu’illesemblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut êtreimparfaiteetconfuse,commeelleétoitauparavant,oubienclaireetdistincte,commeelleestàprésent,selonquemonattentionseporteplusoumoinsauxchosesquisontenelle,etdontelleestcomposée.

Cependant je ne me saurois trop étonner quand je considère combien mon esprit a defoiblesseetdepentequileporteinsensiblementdansl’erreur.Carencorequesansparlerje considère tout cela enmoi-même, les paroles toutefoism’arrêtent, et je suis presquedéçuparlestermesdulangageordinaire:carnousdisonsquenousvoyonslamêmecire,sielleestprésente,etnonpasquenousjugeonsquec’estlamême,decequ’elleamême

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couleuretmêmefigure:d’oùjevoudroispresqueconclurequel’onconnoîtlacireparlavisiondes yeux, et nonpar la seule inspectionde l’esprit; si par hasard je ne regardoisd’unefenêtredeshommesquipassentdanslarue,àlavuedesquelsjenemanquepasdedirequejevoisdeshommes,toutdemêmequejedisquejevoisdelacire;etcependantquevois-jedecette fenêtre,sinondeschapeauxetdesmanteaux,quipourraientcouvrirdesmachinesartificiellesquineseremueraientqueparressorts?maisjejugequecesontdeshommes;etainsijecomprendsparlaseulepuissancedejugerquirésideenmonespritcequejecroyoisvoirdemesyeux.

Un homme qui tâche d’élever sa connoissance au-delà du commun doit avoir honte detirer des occasions de douter des formes de parler que le vulgaire a inventées: j’aimemieuxpasseroutre,etconsidérersijeconcevoisavecplusd’évidenceetdeperfectioncequec’etoitquedelacire,lorsquejel’aid’abordaperçue,etquej’aicrulaconnoîtreparlemoyendessensextérieurs,ouàtoutlemoinsparlesenscommun,ainsiqu’ilsappellent,c’est-à-dire par la faculté imaginative, que je ne la conçois à présent, après avoir plussoigneusementexaminécequ’elleestetdequelle façonellepeutêtreconnue.Certes ilseroitridiculedemettrecelaendoute.Carqu’yavoit-ildanscettepremièreperceptionquifûtdistinct?qu’yavoit-ilquinesemblâtpouvoir tomberenmêmesortedans lesensdumoindredesanimaux?Maisquand jedistingue lacired’avec ses formesextérieures, etque, toutdemêmequesi je luiavoisôtésesvêtements, je laconsidère toutenue, ilestcertainque,bienqu’ilsepuisseencorerencontrerquelqueerreurdansmonjugement, jenelapuisnéanmoinsconcevoirdecettesortesansunesprithumain.

Maisenfinquedirai-jedecetesprit,c’est-à-diredemoi-même,carjusquesicijen’admetsenmoirienautrechosequel’esprit?Quoidonc!moiquisembleconcevoiravectantdenetteté et de distinction ce morceau de cire, ne me connois-je pas moi-même, nonseulement avec bien plus de vérité et de certitude,mais encore avec beaucoup plus dedistinctionetdenetteté?carsijejugequelacireestouexistedecequejelavois,certesilsuitbienplusévidemmentquejesuisouquej’existemoi-mêmedecequejelavois:carilsepeutfairequecequejevoisnesoitpaseneffetdelacire,ilsepeutfaireaussiquejen’aiepasmêmedesyeuxpourvoiraucunechose;maisilnesepeutfairequelorsquejevois, ou, ce que je ne distinguepoint, lorsque je pense voir, quemoi qui pense ne soisquelquechose.Demême,sijejugequelacireexistedecequejelatouche,ils’ensuivraencorelamêmechose,àsavoirquejesuis;etsijelejugedecequemonimagination,ouquelqueautrecausequecesoit,melepersuade,jeconcluraitoujourslamêmechose.Etceque j’ai remarqué icide lacire sepeutappliquerà toutes lesautreschosesquimesontextérieuresetquiserencontrenthorsdemoi.Et,deplus,silanotionouperceptiondelaciremasembléplusnetteetplusdistincteaprèsquenonseulementlavueouletoucher,maisencorebeaucoupd’autrescausesmel’ontrendueplusmanifeste,aveccombienplusd’évidence, de distinction et de netteté faut-il avouer que jeme connois à présentmoi-même,puisquetouteslesraisonsquiserventàconnoîtreconcevoirlanaturedelacire,oudequelqueautrecorpsquecesoit,prouventbeaucoupmieuxlanaturedemonesprit;etilse rencontre encore tant d’autres choses en l’esprit même qui peuvent contribuer àl’éclaircissement de sa nature, que celles qui dépendent du corps, comme celles-ci, neméritentquasipasd’êtremisesencompte.

Maisenfinmevoiciinsensiblementrevenuoùjevoulois;car,puisquec’estunechosequim’est à présentmanifeste, que les corpsmêmesne sont pas proprement connus par les

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sens ou par la faculté d’imaginer, mais par le seul entendement, et qu’ils ne sont pasconnusdecequ’ils sontvusou touchés,mais seulementdecequ’ils sont entendus,oubien comprispar lapensée, jevois clairementqu’il n’y a rienquime soit plus facile àconnoîtrequemonesprit.Mais,parcequ’ilestmalaisédesedéfairesipromptementd’uneopinionàlaquelleons’estaccoutumédelonguemain,ilserabonquejem’arrêteunpeuencetendroit,afinqueparlalongueurdemaméditationj’imprimeplusprofondémentenmamémoirecettenouvelleconnoissance.

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MÉDITATIONTROISIÈME

DEDIEU;QU’ILEXISTE.

Jefermeraimaintenantlesyeux, jeboucheraimesoreilles, jedétournerai tousmessens,j’effaceraimême dema pensée toutes les images des choses corporelles, ou dumoins,parcequ’àpeinecelasepeut-ilfaire,jelesréputeraicommevainesetcommefausses;etainsim’entretenantseulementmoi-même,etconsidérantmonintérieur,jetâcheraidemerendrepeuàpeuplusconnuetplus familier àmoi-même. Je suisunechosequipense,c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connoît peu de choses, qui en ignorebeaucoup,quiaime,quihait,quiveut,quineveutpas,quiimagineaussi,etquisent;car,ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine nesoientpeut-êtreriendutouthorsdemoietenelles-mêmes,jesuisnéanmoinsassuréquecesfaçonsdepenserquej’appellesentimentsetimaginations,entantseulementqu’ellessontdesfaçonsdepenser,résidentetserencontrentcertainementenmoi.Etdanscepeuquejeviensdedire,jecroisavoirrapportétoutcequejesaisvéritablement,oudumoinstoutcequejusquesicij’airemarquéquejesavois.Maintenant,pourtâcherd’étendremaconnoissance plus avant, j’userai de circonspection, et considérerai avec soin si je nepourrai point encore découvrir enmoi quelques autres choses que je n’aie point encorejusquesiciaperçues.Jesuisassuréquejesuisunechosequipense;maisnesais-jedoncpas aussi cequi est requis pourme rendre certaindequelque chose?Certes, dans cettepremière connoissance, il n’y a rien quim’assure de la vérité, que la claire et distincteperceptiondecequejedis,laquelledevraineseroitpassuffisantepourm’assurerqueceque je dis est vrai, s’il pouvoit jamais arriver qu’une chose que je concevrois ainsiclairement et distinctement se trouvât fausse: et partant il me semble que déjà je puisétablirpourrèglegénéralequetoutesleschosesquenousconcevonsfortclairementetfortdistinctementsonttoutesvraies.

Toutefois j’ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très certaines et trèsmanifestes, lesquelles néanmoins j’ai reconnu par après être douteuses et incertaines.Quellesétoientdoncceschoses-là?C’étoitlaterre,leciel,lesastres,ettouteslesautreschoses que j’apercevois par l’entremise de mes sens. Or qu’est-ce que je concevoisclairement et distinctement en elles?Certes rien autre chose, sinonque les idées ou lespenséesdeceschoses-làseprésentoientàmonesprit.Etencoreàprésentjeneniepasquecesidéesneserencontrentenmoi.Maisilyavoitencoreuneautrechosequej’assurois,etqu’à cause de l’habitude que j’avois à la croire, je pensois apercevoir très clairement,quoiquevéritablement je ne l’aperçussepoint, à savoir qu’il y avoit des choseshorsdemoid’oùprocédoientcesidées,etauxquellesellesétoienttout-à-faitsemblables:etc’étoiten cela que jeme trompois; ou si peut-être je jugeois selon la vérité, ce n’étoit aucuneconnoissancequej’eussequifûtcausedelavéritédemonjugement.

Mais lorsque je considérois quelque chose de fort simple et de fort facile touchantl’arithmétiqueetlagéométrie,parexemplequedeuxettroisjointsensembleproduisentlenombre de cinq, et autres choses semblables, ne les concevois-je pas au moins assezclairementpour assurerqu’elles étoient vraies?Certes si j’ai jugédepuisqu’onpouvoitdouter de ces choses, ce n’a point été pour autre raison que parce qu’il me venoit en

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l’esprit que peut-être quelque Dieu avoit pu me donner une telle nature que je metrompassemême touchant leschosesquimesemblent lesplusmanifestes.Or toutes lesfoisquecetteopinionci-devantconçuedelasouverainepuissanced’unDieuseprésenteàmapensée,jesuiscontraintd’avouerqu’illuiestfacile,s’illeveut,defaireensortequejem’abusemêmedansleschosesquejecroisconnoîtreavecuneévidencetrèsgrande:etaucontraire toutes les foisque jeme tournevers leschosesque jepenseconcevoir fortclairement,jesuistellementpersuadéparelles,quedemoi-mêmejemelaisseemporteràcesparoles:Me trompequi pourra, si est-cequ’il ne sauroit jamais faireque jene soisrien,tandisquejepenseraiêtrequelquechose,ouquequelquejourilsoitvraiquejen’aiejamais été, étant vraimaintenant que je suis, on bien que deux et trois joints ensemblefassentplusnimoinsquecinq,ouchosessemblables,quejevoisclairementnepouvoirêtred’autrefaçonquejelesconçois.

Et certes, puisque je n’ai aucune raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soittrompeur,etmêmequejen’aipasencoreconsidérécellesquiprouventqu’ilyaunDieu,laraisondedouterquidépendseulementdecetteopinionestbienlégère,etpourainsidiremétaphysique.Maisafindelapouvoirtout-à-faitôter,jedoisexaminers’ilyaunDieu,sitôtquel’occasions’enprésentera;etsijetrouvequ’ilyenaitun,jedoisaussiexaminers’ilpeutêtretrompeur:car,sanslaconnoissancedecesdeuxvérités,jenevoispasquejepuissejamaisêtrecertaind’aucunechose.Etafinquejepuisseavoiroccasiond’examinercela sans interrompre l’ordre duméditer que jeme suis proposé, qui est de passer pardegrésdesnotionsque je trouverai lespremièresenmonesprit,àcellesque j’ypourraitrouverparaprès,ilfauticiquejedivisetoutesmespenséesencertainsgenres,etquejeconsidèredanslesquelsdecesgenresilyaproprementdelavéritéoudel’erreur.

Entremespensées,quelquesunessontcommelesimagesdeschoses,etc’estàcelles-làseules que convient proprement le nom d’idée; comme lorsque je me représente unhomme,ouunechimère,ouleciel,ouunange,ouDieumême.D’autres,outrecela,ontquelquesautresformes;commelorsquejeveux,quejecrains,quej’affirmeouquejenie,jeconçoisbienalorsquelquechosecommelesujetdel’actiondemonesprit,maisj’ajouteaussiquelqueautrechoseparcetteactionàl’idéequej’aidecettechose-là;etdecegenredepensées,lesunessontappeléesvolontésouaffections,etlesautresjugements.

Maintenant,pourcequiconcernelesidées,sionlesconsidèreseulementenelles-mêmes,etqu’onnelesrapportepointàquelqueautrechose,ellesnepeuvent,àproprementparler,êtrefausses:carsoitquej’imagineunechèvreouunechimère,iln’estpasmoinsvraiquej’imagine l’uneque l’autre. Ilne fautpascraindreaussiqu’il sepuisse rencontrerde lafausseté dans les affections ou volontés: car encore que je puisse désirer des chosesmauvaises,oumêmequinefurentjamais,toutefoisiln’estpaspourcelamoinsvraiquejeles désire.Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendregardesoigneusementdenemepoint tromper.Orlaprincipaleerreuret laplusordinairequi s’y puisse rencontrer consiste en ce que je juge que les idées qui sont enmoi sontsemblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi: car certainement si jeconsidéroisseulement les idéescommedecertainsmodesoufaçonsdemapensée,sanslesvouloirrapporteràquelqueautrechosed’extérieur,àpeinemepourroient-ellesdonneroccasiondefaillir.

Or,entrecesidées,lesunesmesemblentêtrenéesavecmoi,lesautresêtreétrangèreset

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venirdedehors,etlesautresêtrefaitesetinventéesparmoi-même.Carquej’aielafacultéde concevoir ce que c’est qu’on nomme en général une choses, ou une vérité, ou unepensée,ilmesemblequejenetienspointcelad’ailleursquedemanaturepropre;maissij’oismaintenantquelquebruit, si jevois le soleil, si je sensde la chaleur, jusqu’àcetteheure j’ai jugé que ces sentiments procédoient de quelques choses qui existent hors demoi;etenfinilmesemblequelessirènes,leshippogriffesettouteslesautressemblableschimères sont des fictions et inventions dumon esprit.Mais aussi peut-êtreme puis-jepersuader que toutes ces idées sont du genre de celles que j’appelle étrangères, et quiviennentdedehors,oubienqu’ellessonttoutesnéesavecmoi,oubienqu’ellesonttoutesétéfaitesparmoi:carjen’aipointencoreclairementdécouvertleurvéritableorigine.Etcequej’aiprincipalementàfaireencetendroitestdeconsidérer,touchantcellesquimesemblent venir de quelques objets qui sont hors de moi, quelles sont les raisons quim’obligentàlescroiresemblablesàcesobjets.

Lapremièredecesraisonsestqu’ilmesemblequecelam’estenseignéparlanature;etlaseconde,quej’expérimenteenmoi-mêmequecesidéesnedépendentpointdemavolonté;car souvent elles se présentent à moi malgré moi, comme maintenant, soit que je leveuille,soitquejeneleveuillepas,jesensdelachaleur,etpourcelajemepersuadequecesentiment,oubiencetteidéedelachaleurestproduiteenmoiparunechosedifférentedemoi,àsavoirparlachaleurdufeuauprèsduqueljesuisassis.Etjenevoisrienquimesembleplusraisonnablequedejugerquecettechoseétrangèreenvoieetimprimeenmoisaressemblanceplutôtqu’aucuneautrechose.

Maintenantilfautquejevoiesicesraisonssontassezfortesetconvaincantes.Quandjedisqu’ilmesemblequecelam’estenseignéparlanature,j’entendsseulementparcemotdenatureunecertaineinclinationquimeporteàlecroire,etnonpasunelumièrenaturellequi me fasse connoître que cela est véritable. Or ces deux façons de parler diffèrentbeaucoup entre elles. Car je ne saurois rien révoquer en doute de ce que la lumièrenaturellemefaitvoirêtrevrai,ainsiqu’ellem’atantôtfaitvoirquedecequejedoutoisjepouvoisconclurequej’étois;d’autantquejen’aienmoiaucuneautrefacultéoupuissancepourdistinguerlevraid’aveclefaux,quimepuisseenseignerquecequecettelumièrememontrecommevrainel’estpas,etàquijemepuissetantfierqu’àelle.Maispourcequiest des inclinations qui me semblent aussi m’être naturelles, j’ai souvent remarqué,lorsqu’ilaétéquestiondefairechoixentre lesvertuset lesvices,qu’ellesnem’ontpasmoinsportéaumalqu’aubien;c’estpourquoijen’aipassujetdelessuivrenonplusencequi regarde levraiet le faux.Etpour l’autre raison,quiestqueces idéesdoiventvenird’ailleurs, puisqu’elles ne dépendent pas de ma volonté, je ne la trouve non plusconvaincante.Car tout demêmeque ces inclinations dont je parlois toutmaintenant setrouventenmoi,nonobstantqu’ellesne s’accordentpas toujoursavecmavolonté, ainsipeut-êtrequ’ilyaenmoiquelquefacultéoupuissancepropreàproduireces idéessansl’aided’aucuneschosesextérieures,bienqu’ellenemesoitpasencoreconnue;commeeneffetilm’atoujourssembléjusquesiciquelorsquejedorsellesseformentainsienmoisans l’aidedesobjetsqu’elles représentent.Et enfinencoreque jedemeurassed’accordqu’elles sont causées par ces objets, ce n’est pas une conséquence nécessaire qu’ellesdoiventleurêtresemblables.Aucontraire,j’aisouventremarquéenbeaucoupd’exemplesqu’ilyavoitunegrandedifférenceentrel’objetetsonidée.Commeparexemplejetrouveenmoi deux idées du soleil toutes diverses: l’une tire sonorigine des sens, et doit être

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placéedanslegenredecellesquej’aiditesci-dessusvenirdedehors,parlaquelleilmeparoît extrêmement petit; l’autre est prise des raisons de l’astronomie, c’est-à-dire decertainesnotionsnéesavecmoi,ouenfinestforméeparmoi-mêmedequelquesortequecepuisseêtre,parlaquelleilmeparoîtplusieursfoisplusgrandquetoutelaterre.Certesces deux idées que je conçois du soleil ne peuvent pas être toutes deux semblables aumême soleil; et la raison me fait croire que celle qui vient immédiatement de sonapparenceestcellequiluiestleplusdissemblable.Toutcelamefaitassezconnoîtrequejusquesàcelleheurecen’apointétéparunjugementcertainetprémédité,maisseulementparuneaveugleettéméraireimpulsion,quej’aicruqu’ilyavoitdeschoseshorsdemoi,etdifférentesdemonêtre,qui,parlesorganes,demessens,ouparquelqueautremoyenque ce puisse être, envoyoient en moi leurs idées ou images, et y imprimoient leursressemblances.

Maisilseprésenteencoreuneautrevoiepourrecherchersientreleschosesdontj’aienmoilesidées,ilyenaquelquesunesquiexistenthorsdemoi.Asavoir,sicesidéessontprisesentantseulementquecesontdecertainesfaçonsdepenser, jenereconnoisentreellesaucunedifférenceouinégalité,ettoutesmesemblentprocéderdemoid’unemêmefaçon;maislesconsidérantcommedesimages,dontlesunesreprésententunechoseetlesautresuneautre,ilestévidentqu’ellessontfortdifférenteslesunesdesautres.Careneffetcelles qui me représentent des substances sont sans doute quelque chose de plus, etcontiennentensoi,pourainsiparler,plusderéalitéobjective,c’est-à-direparticipentparreprésentation à plus de degrés d’être ou de perfection, que celles quime représententseulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieusouverain,éternel, infini, immuable,toutconnoissant, toutpuissant,etcréateuruniverselde toutes les choses qui sont hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus deréalitéobjectivequecellesparquilessubstancesfiniesmesontreprésentées.

Maintenantc’estunechosemanifestepar la lumièrenaturelle,qu’ildoityavoirpour lemoinsautantderéalitédanslacauseefficienteettotalequedanssoneffet:card’oùest-cequel’effetpeuttirersaréalité,sinondesacause;etcommentcettecauselaluipourroit-ellecommuniquer,siellene l’avoitenelle-même?Etde là il suitnonseulementque lenéantnesauraitproduireaucunechose,maisaussiquecequiestplusparfait,c’est-à-direqui contient en soi plus de réalité, ne peut être une suite et une dépendance dumoinsparfait.Etcettevéritén’estpasseulementclaireetévidentedans leseffetsquiontcetteréalitéquelesphilosophesappellentactuelleouformelle,maisaussidanslesidéesoùl’onconsidère seulement la réalité qu’ils nomment objective: par exemple, la pierre qui n’apoint encore été, non seulement ne peut pasmaintenant commencer d’être, si elle n’estproduiteparunechosequipossèdeensoiformellementouéminemmenttoutcequientreen la composition de la pierre, c’est-à-dire qui contienne en soi les mêmes choses, oud’autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre; et la chaleur ne peut êtreproduitedansunsujetquienétoitauparavantprivé,sicen’estparunechosequisoitd’unordre,d’undegréoud’ungenreaumoinsaussiparfaitquelachaleur,etainsidesautres.Maisencore,outrecela,l’idéedelachaleuroudelapierrenepeutpasêtreenmoi,siellen’yaétémiseparquelquecausequicontienneensoipourlemoinsautantderéalitéquej’enconçoisdanslachaleuroudanslapierre:car,encorequecettecause-lànetransmetteenmon idée aucune chose de sa réalité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour celas’imaginerquecettecausedoiveêtremoinsréelle;maisondoitsavoirquetouteidéeétant

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unouvragede l’esprit,sanatureest tellequ’ellenedemandedesoiaucuneautreréalitéformelle que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle estseulement unmode, c’est-à-dire unemanière ou façon de penser. Or, afin qu’une idéecontienneunetelleréalitéobjectiveplutôtqu’uneautre,elledoitsansdouteavoirceladequelquecausedans laquelle il se rencontrepour lemoinsautantde réalité formellequecetteidéecontientderéalitéobjective;carsinoussupposonsqu’ilsetrouvequelquechosedansune idéequine se rencontrepasdans sacause, il fautdoncqu’elle tienneceladunéant. Mais, pour imparfaite que soit cette façon d’être par laquelle une chose estobjectivementouparreprésentationdansl’entendementparsonidée,certesonnepeutpasnéanmoins dire que cette façon etmanière-là d’être ne soit rien, ni par conséquent quecetteidéetiresonoriginedunéant.Etjenedoispasaussim’imaginerquelaréalitéquejeconsidèredansmesidéesn’étantqu’objective,iln’estpasnécessaire,quelamêmeréalitésoit formellementouactuellementdans lescausesdeces idées,maisqu’il suffitqu’ellesoit aussi objectivement en elles: car, tout ainsi que cettemanière d’être objectivementappartientaux idéesde leurproprenature,demêmeaussi lamanièreou la façond’êtreformellement appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières etprincipales) de leur propre nature. Et encore qu’il puisse arriver qu’une idée donnenaissanceàuneautre idée,celanepeutpas toutefoisêtreà l’infini;mais il fautà la finparvenir à une première idée, dont la cause soit comme un patron ou un original danslequeltoutelaréalitéouperfectionsoitcontenueformellementeteneffet,quiserencontreseulement objectivement ou par représentation dans ces idées. En sorte que la lumièrenaturellemefaitconnoîtreévidemmentquelesidéessontenmoicommedestableauxoudesimagesquipeuventàlavéritéfacilementdéchoirdelaperfectiondeschosesdontellesontététirées,maisquinepeuventjamaisriencontenirdeplusgrandoudeplusparfait.

Etd’autantpluslonguementetsoigneusementj’examinetoutesceschoses,d’autantplusclairementetdistinctementjeconnoisqu’ellessontvraies.Mais,enfin,queconclurai-jedetout cela?C’est à savoirque, si la réalitéouperfectionobjectivedequelqu’unedemesidéesesttellequejeconnoisseclairementquecettemêmeréalitéouperfectionn’estpointenmoini formellementniéminemment,etqueparconséquent jenepuismoi-mêmeenêtrelacause,ilsuitdelànécessairementquejenesuispasseuldanslemonde,maisqu’ilyaencorequelqueautrechosequiexisteetquiestlacausedecetteidée;aulieuque,s’ilne se rencontre point en moi de telle idée, je n’aurai aucun argument qui me puisseconvaincreetrendrecertaindel’existenced’aucuneautrechosequedemoi-même,carjelesaitoussoigneusementrecherchés,etjen’enaiputrouveraucunautrejusqu’àprésent.

Or,entre toutesces idéesquisontenmoi,outrecellesquimereprésententmoi-mêmeàmoi-même,delaquelleilnepeutyavoiriciaucunedifficulté,ilyenauneautrequimereprésente un Dieu, d’autres des choses corporelles et inanimées, d’autres des anges,d’autresdesanimaux,etd’autresenfinquimereprésententdeshommessemblablesàmoi.Mais,pourcequiregardelesidéesquimereprésententd’autreshommes,oudesanimaux,ou des anges, je conçois facilement qu’elles peuvent être formées par lemélange et lacompositiondesautresidéesquej’aideschosescorporellesetdeDieu,encorequehorsdemoiiln’yeûtpointd’autreshommesdanslemonde,niaucunsanimaux,niaucunsanges.Etpourcequiregardelesidéesdeschosescorporelles,jen’yreconnoisriendesigrandnidesiexcellentquinemesemblepouvoirvenirdemoi-même;car,si jelesconsidèredeplusprès,etsi je lesexaminedelamêmefaçonquej’examinaihier l’idéedelacire, je

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trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de chose que je conçoive clairement etdistinctement,àsavoirlagrandeuroubienl’extensionenlongueur,largeuretprofondeur,la figure qui résulte de la terminaison de cette extension, la situation que les corpsdiversement figurés gardent entre eux, et le mouvement ou le changement de cettesituation,auxquellesonpeutajouterlasubstance,laduréeetlenombre.Quantauxautreschoses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, lefroid,etlesautresqualitésquitombentsousl’attouchement,ellesserencontrentdansmapensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignoremême si elles sont vraies oufausses,c’est-à-dire si les idéesque jeconçoisdecesqualités sonteneffet les idéesdequelqueschosesréelles,oubiensiellesnemereprésententquedesêtreschimériquesquine peuvent exister. Car, encore que j’aie remarqué ci-devant qu’il n’y a que dans lesjugements que se puisse rencontrer la vraie et formelle fausseté, il se peut néanmoinstrouverdanslesidéesunecertainefaussetématérielle,àsavoirlorsqu’ellesreprésententcequin’estriencommesic’étoitquelquechose.Parexemple,lesidéesquej’aidufroidetdelachaleursontsipeuclairesetsipeudistinctes,qu’ellesnemesauroientapprendresilefroidestseulementuneprivationdelachaleur,oulachaleuruneprivationdufroid;oubiensil’uneetl’autresontdesqualitésréelles,ousiellesnelesontpas:et,d’autantqueles idées étant comme des images, il n’y en peut avoir aucune qui ne nous semblereprésenter quelque chose, s’il est vrai de dire que le froid ne soit autre chose qu’uneprivation de la chaleur, l’idée quime le représente comme quelque chose de réel et depositifneserapasmalàproposappeléefausse,etainsidesautres.Mais,àdirelevrai,iln’est pasnécessaireque je leur attribued’autre auteurquemoi-même: car, si elles sontfausses,c’est-à-diresiellesreprésententdeschosesquinesontpoint,lalumièrenaturelleme fait connoître qu’elles procèdent du néant, c’est-à-dire qu’elles ne sont enmoi queparcequ’ilmanquequelquechoseàmanature,etqu’ellen’estpastouteparfaite;etsicesidéessontvraies,néanmoins,parcequ’ellesmefontparoîtresipeuderéalitéquemêmejenesauroisdistinguerlachosereprésentéed’aveclenon-être,jenevoispaspourquoijenepourraispointenêtrel’auteur.

Quantauxidéesclairesetdistinctesquej’aideschosescorporelles,ilyenaquelquesunesqu’ilsemblequej’aiputirerdel’idéequej’aidemoi-même;commecellesquej’aidelasubstance,deladurée,dunombre,etd’autreschosessemblables.Carlorsquejepensequelapierreestunesubstance,oubienunechosequidesoiestcapabled’exister,etque jesuisaussimoi-mêmeunesubstance;quoiquejeconçoivebienquejesuisunechose,quipenseetnonétendue,etquelapierreaucontraireestunechoseétendueetquinepensepoint, et qu’ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre une notable différence,toutefois elles semblent convenir en ce point qu’elles représentent toutes deux dessubstances.Demême, quand je pense que je suismaintenant, et que jeme ressouviensoutre cela d’avoir été autrefois, et que je conçois plusieurs diverses pensées dont jeconnoislenombre,alorsj’acquiersenmoilesidéesdeladuréeetdunombre,lesquelles,paraprès,jepuistransféreràtouteslesautreschosesquejevoudrai.Pourcequiestdesautresqualitésdontlesidéesdeschosescorporellessontcomposées,àsavoirl’étendue,lafigure,lasituationetlemouvement,ilestvraiqu’ellesnesontpointformellementenmoi,puisque jenesuisqu’unechosequipense;maisparcequecesontseulementdecertainsmodesdelasubstance,etquejesuismoi-mêmeunesubstance,ilsemblequ’ellespuissentêtrecontenuesenmoiéminemment.

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Partant, il ne reste que la seule idée de Dieu dans laquelle il faut considérer s’il y aquelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends unesubstanceinfinie,éternelle, immuable, indépendante, touteconnoissante, toutepuissante,etparlaquellemoi-mêmeettouteslesautreschosesquisont(s’ilestvraiqu’ilyenaitquiexistent)ontétécrééesetproduites.Or,cesavantagessontsigrandsetsiéminents,queplusattentivementjelesconsidère,etmoinsjemepersuadequel’idéequej’enaipuissetirersonoriginedemoiseul.Etparconséquentilfautnécessairementconcluredetoutcequej’aiditauparavantqueDieuexiste:car,encorequel’idéedelasubstancesoitenmoidecelamêmequejesuisunesubstance,jen’auroispasnéanmoinsl’idéed’unesubstanceinfinie,moiquisuisunêtrefini,siellen’avoitétémiseenmoiparquelquesubstancequifûtvéritablementinfinie.

Etjenemedoispasimaginerquejeneconçoispasl’infiniparunevéritableidée,maisseulementpar lanégationde cequi est fini, demêmeque je comprends le repos et lesténèbres par la négation du mouvement et de la lumière: puisqu’au contraire je voismanifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans lasubstancefinie,etpartantquej’aienquelquefaçonplutôtenmoilanotiondel’infiniquedu fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même: car, comment seroit-il possible que jepusseconnoîtrequejedouteetquejedésire,c’est-à-direqu’ilmemanquequelquechoseetquejenesuispastoutparfait,sijen’avoisenmoiaucuneidéed’unêtreplusparfaitquelemien,parlacomparaisonduqueljeconnoîtroislesdéfautsdemanature?

Etl’onnepeutpasdirequepeut-êtrecetteidéedeDieuestmatériellementfausse,etparconséquentquejelapuistenirdunéant,c’est-à-direqu’ellepeutêtreenmoipourcequej’aidudéfaut,commej’aitantôtditdesidéesdelachaleuretdufroidetd’autreschosessemblables:caraucontrairecetteidéeétantfortclaireetfortdistincte,etcontenantensoiplusderéalitéobjectivequ’aucuneautre,iln’yenapointquidesoisoitplusvraie,niquipuisseêtremoinssoupçonnéed’erreuretdefausseté.

Cetteidée,dis-je,d’unêtresouverainementparfaitetinfiniesttrèsvraie;carencorequepeut-être l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas feindrenéanmoinsquesonidéenemereprésenterienderéel,commej’aitantôtditdel’idéedufroid. Elle est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce quemon esprit conçoitclairementetdistinctementderéeletdevrai,etquicontientensoiquelqueperfection,estcontenuetrenfermétoutentierdanscetteidée.Etcecinelaissepasd’êtrevrai,encorequejenecomprennepasl’infini,etqu’ilserencontreenDieuuneinfinitédechosesquejenepuis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement de la pensée; car il est de lanaturedel’infini,quemoiquisuisfinietbornénelepuissecomprendre;etilsuffîtquej’entendebiencelaetquejejugequetoutesleschosesquejeconçoisclairement,etdanslesquellesjesaisqu’ilyaquelqueperfection,etpeut-êtreaussiuneinfinitéd’autresquej’ignore, sont enDieu formellement ou éminemment, afin que l’idée que j’en ai soit laplusvraie,laplusclaireetlaplusdistinctedetoutescellesquisontenmonesprit.

Maispeut-êtreaussiquejesuisquelquechosedeplusquejenem’imagine,etquetoutesles perfections que j’attribue à la nature d’un Dieu sont en quelque façon en moi enpuissance,quoiqu’ellesneseproduisentpasencoreetnesefassentpointparoîtreparleursactions.Eneffet, j’expérimentedéjàquemaconnoissances’augmenteetseperfectionnepeuàpeu;et jenevoisrienquipuisseempêcherqu’ellenes’augmenteainsidepluseu

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plusjusquesàl’infini,niaussipourquoi,étantainsiaccrueetperfectionnée,jenepourroispas acquérir par son moyen toutes les autres perfections de la nature divine, ni enfinpourquoi la puissance que j’ai pour l’acquisitionde ces perfections, s’il est vrai qu’ellesoitmaintenantenmoi,neseroitpassuffisantepourenproduirelesidées.Toutefois,enyregardant un peu de près, je reconnois que cela ne peut être; car premièrement, encorequ’ilfûtvraiquemaconnoissanceacquîttouslesjoursdenouveauxdegrésdeperfection,et qu’il y eût en ma nature beaucoup de choses en puissance qui n’y sont pas encoreactuellement,toutefoistouscesavantagesn’appartiennentetn’approchentenaucunesortedel’idéequej’aidelaDivinité,danslaquellerienneserencontreseulementenpuissance,mais toutyestactuellementeteneffet.Etmêmen’est-cepasunargument infaillibleettrèscertaind’imperfectionenmaconnoissance,decequ’elles’accroîtpeuàpeuetqu’elles’augmentepardegrés?Deplus,encorequemaconnoissances’augmentâtdeplusenplus,néanmoins je ne laisse pas de concevoir qu’elle ne sauroit être actuellement infinie,puisqu’elle n’arrivera jamais à un si haut point de perfection, qu’elle ne soit encorecapabled’acquérirquelqueplusgrandaccroissement.MaisjeconçoisDieuactuellementinfini en un si haut degré, qu’il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu’ilpossède. Et, enfin, je comprends fort bien que l’être objectif d’une idée ne peut êtreproduit par un être qui existe seulement en puissance, lequel à proprement parler n’estrien,maisseulementparunêtreformelouactuel.

Etcertesjenevoisrienentoutcequejeviensdedirequinesoittrèsaiséàconnoîtreparla lumière naturelle à tous ceux qui voudront y penser soigneusement;mais lorsque jerelâche quelque chose de mon attention, mon esprit se trouvant obscurci et commeaveugléparlesimagesdeschosessensibles,neseressouvientpasfacilementdelaraisonpourquoi l’idéeque j’aid’unêtreplusparfaitque lemiendoitnécessairementavoirétémise enmoiparun êtrequi soit en effet plusparfait.C’est pourquoi jeveux ici passeroutre,etconsidérersimoi-mêmequiaicetteidéedeDieu,jepourraisêtre,encasqu’iln’yeûtpointdeDieu.Etjedemande,dequiaurois-jemonexistence?Peut-êtredemoi-même,oudemesparents,oubiendequelquesautrescausesmoinsparfaitesqueDieu;caronnesepeutrienimaginerdeplusparfait,nimêmed’égalà lui.Or,si j’étois indépendantdetoutautre,etquejefussemoi-mêmel’autourdemonêtre,jenedouteroisd’aucunechose,jeneconcevroispointdedésirs;etenfinilnememanqueroitaucuneperfection,carjemeseroisdonnémoi-mêmetoutescellesdontj’aienmoiquelqueidée;etainsijeseroisDieu.Et je ne me dois pas imaginer que les choses qui me manquent sont peut-être plusdifficilesàacquérirquecellesdontjesuisdéjàenpossession;caraucontraireilesttrèscertainqu’ilaétébeaucoupplusdifficilequemoi,c’est-à-direunechoseouunesubstancequi pense, sois sorti du néant, qu’il ne me seroit d’acquérir les lumières et lesconnoissancesdeplusieurschosesquej’ignore,etquinesontquedesaccidentsdecettesubstance;etcertainementsijem’étoisdonnéceplusquejeviensdedire,c’est-à-diresij’étoismoi-mêmel’auteurdemonêtre,jenemeseroispasaumoinsdéniéleschosesquisepeuventavoiravecplusdefacilité,commesontuneinfinitédeconnoissancesdontmanaturese trouvedénuée: jenemeseroispasmêmedéniéaucunedeschosesquejevoisêtre contenues dans l’idée de Dieu, parce qu’il n’y en a aucune qui me semble plusdifficile à faire ou à acquérir; et s’il y en avoit quelqu’une qui fût plus difficile,certainementellemeparoîtroittelle(supposéquej’eussedemoitouteslesautreschosesque je possède), parceque je verrois en cela ma puissance terminée. Et encore que jepuissesupposerquepeut-êtrej’aitoujoursétécommejesuismaintenant,jenesauroispas

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pour cela éviter la force de ce raisonnement, et ne laisse pas de connoître qu’il estnécessairequeDieusoitl’auteurdemonexistence.Cartoutletempsdemaviepeutêtrediviséenuneinfinitédeparties,chacunedesquellesnedépendenaucunefaçondesautres;et ainsi, de cequ’unpeu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pasque jedoivemaintenantêtre, sicen’estqu’encemomentquelquecausemeproduiseetmecréepourainsidirederechef,c’est-à-diremeconserve.Eneffet,c’estunechosebienclaireetbienévidenteàtousceuxquiconsidérerontavecattentionlanaturedutemps,qu’unesubstance,pourêtreconservéedanstouslesmomentsqu’elledure,abesoindumêmepouvoiretdelamêmeactionquiseroitnécessairepourlaproduireetlacréertoutdenouveau,siellen’étoitpointencore;ensortequec’estunechosequelalumièrenaturellenousfaitvoirclairement,quelaconservationet la créationnediffèrentqu’au regarddenotre façondepenser, etnonpoint en effet. Il faut donc seulement ici que jem’interroge etme consultemoi-même,pourvoirsij’aienmoiquelquepouvoiretquelquevertuaumoyendelaquellejepuissefairequemoiquisuismaintenant,jesoisencoreunmomentaprès:carpuisquejenesuisrien qu’une chose qui pense (ou du moins puisqu’il ne s’agit encore jusques iciprécisémentquedecettepartie-làdemoi-même), siune tellepuissance résidoitenmoi,certesjedevroisàtoutlemoinslepenser,etenavoirconnoissance;maisjen’enressensaucunedansmoi,etparlàjeconnoisévidemmentquejedépendsdequelqueêtredifférentdemoi.

Maispeut-êtrequecetêtre-làduqueljedépendsn’estpasDieu,etquejesuisproduitouparmesparents,ouparquelquesautrescausesmoinsparfaitesquelui?Tants’enfaut,celanepeutêtre:car,commej’aidéjàditauparavant,c’estunechosetrèsévidentequ’ildoityavoirpourlemoinsautantderéalitédanslacausequedanssoneffet;etpartant,puisquejesuisunechosequipense,etquiaienmoiquelqueidéedeDieu,quellequesoitenfinlacausedemonêtre,ilfautnécessairementavouerqu’elleestaussiunechosequipenseetqu’elle a en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à Dieu. Puis l’on peutderechef rechercher sicettecause tient sonorigineet sonexistencedesoi-même,oudequelqueautrechose.Carsiellelatientdesoi-même,ils’ensuit,parlesraisonsquej’aici-devantalléguées,quecettecauseestDieu;puisqueayant lavertud’êtreetd’existerparsoi, elle doit aussi sans doute avoir la puissance de posséder actuellement toutes lesperfections dont elle a en soi les idées, c’est-à-dire toutes celles que je conçois être enDieu.Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demanderaderechef par la même raison de cette seconde cause si elle est par soi, ou par autrui,jusques à ce que de degrés en degrés on parvienne enfin a une dernière cause, qui setrouvera être Dieu. Et il est très manifeste qu’en cela il ne peut y avoir de progrès àl’infini,vuqu’ilnes’agitpastanticidelacausequim’aproduitautrefois,commedecellequimeconserveprésentement.

On ne peut pas feindre aussi que peut-être plusieurs causes ont ensemble concouru enpartieàmaproduction,etquedel’unej’aireçul’idéed’unedesperfectionsquej’attribueà Dieu, et d’une autre l’idée de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections setrouvent bien à la vérité quelque part dans l’univers,mais ne se rencontrent pas toutesjointesetassembléesdansuneseulequisoitDieu:caraucontrairel’unité, lasimplicité,oul’inséparabilitédetoutesleschosesquisontenDieuestunedesprincipalesperfectionsquejeconçoisêtreenlui;etcertesl’idéedecetteunitédetouteslesperfectionsdeDieun’a pu êtremise enmoi par aucune cause de qui je n’aie point aussi reçu les idées de

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toutes les autres perfections; car elle n’a pu faire que je les comprisse toutes jointesensembleetinséparables,sansavoirfaitensorteenmêmetempsquejesussecequ’ellesétoient et que je les connusse toutes en quelque façon. Enfin, pour ce qui regardemesparents,desquelsilsemblequejetiremanaissance,encorequetoutcequej’enaijamaispu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soit euxquime conservent, nimêmequim’aientfaitetproduitentantquejesuisunechosequipense,n’yayantaucunrapportentrel’actioncorporelle,parlaquellej’aicoutumedecroirequ’ilsm’ontengendré,et la production d’une telle substance: mais ce qu’ils ont tout au plus contribué à manaissance, est qu’ils ontmis quelquesdispositionsdans cettematière, dans laquelle j’aijugé jusques ici quemoi, c’est-à-diremonesprit, lequel seul je prendsmaintenant pourmoi-même, est renfermé; et partant il nepeuty avoir ici à leur égard aucunedifficulté,maisilfautnécessairementconclureque,decelaseulquej’existe,etquel’idéed’unêtresouverainement parfait, c’est-à-dire de Dieu, est en moi, l’existence de Dieu est trèsévidemmentdémontrée.

Ilmeresteseulementàexaminerdequellefaçonj’aiacquiscetteidée:carjenel’aipasreçueparlessens,etjamaisellenes’estofferteàmoicontremonattente,ainsiquefontd’ordinairelesidéesdeschosessensibles,lorsqueceschosesseprésententousemblentseprésenter aux organes extérieurs des sens; elle n’est pas aussi une pure production oufictiondemonesprit,cariln’estpasenmonpouvoird’ydiminuernid’yajouteraucunechose;etparconséquentilneresteplusautrechoseàdire,sinonquecetteidéeestnéeetproduiteavecmoidèslorsquej’aiétécréé,ainsiquel’estl’idéedemoi-même.Etdevrai,onnedoitpastrouverétrangequeDieu,enmecréant,aitmisenmoicetteidéepourêtrecommelamarquedel’ouvrierempreintesursonouvrage;etiln’estpasaussinécessairequecettemarquesoitquelquechosededifférentdecetouvragemême:mais,decelaseulqueDieum’acréé,ilestfortcroyablequ’ilm’aenquelquefaçonproduitàsonimageetsemblance, et que je conçois cette ressemblance, dans laquelle l’idéedeDieu se trouvecontenue, par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même, c’est-à-dire que,lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connois que je suis une choseimparfaite,incomplèteetdépendanted’autrui,quitendetquiaspiresanscesseàquelquechosedemeilleuretdeplusgrandquejenesuis,maisjeconnoisaussienmêmetempsqueceluiduqueljedépendspossèdeensoitoutescesgrandeschosesauxquellesj’aspireetdontjetrouveenmoilesidées,nonpasindéfinimentetseulementenpuissance,maisqu’ilen jouit en effet, actuellement et infiniment, et ainsiqu’il estDieu.Et toute la forcedel’argument dont j’ai ici usé pour prouver l’existence de Dieu consiste en ce que jereconnoisqu’ilneseroitpaspossiblequemanaturefûttellequ’elleest,c’est-à-direquej’eusseenmoi l’idéed’unDieu, siDieun’existoitvéritablement;cemêmeDieu,dis-je,duquell’idéeestenmoi,c’est-à-direquipossèdetoutesceshautesperfectionsdontnotreespritpeutbienavoirquelquelégèreidée,sanspourtantlespouvoircomprendre,quin’estsujet à aucuns défauts, et qui n’a rien de toutes les choses qui dénotent quelqueimperfection. D’où il est assez évident qu’il ne peut être trompeur, puisque la lumièrenaturellenousenseignequelatromperiedépendnécessairementdequelquedéfaut.

Maisauparavantquej’examinecelaplussoigneusement,etquejepasseàlaconsidérationdes autres vérités que l’on en peut recueillir, il me semble très à propos de m’arrêterquelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir sesmerveilleuxattributs,deconsidérer,d’admireretd’adorerl’incomparablebeautédecette

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immenselumièreaumoinsautantquelaforcedemonesprit,quiendemeureenquelquesorte ébloui,me lepourrapermettre.Car comme la foi nous apprendque la souverainefélicitédel’autrevieneconsistequedanscettecontemplationdelamajestédivine,ainsiexpérimentons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoiqueincomparablementmoins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que noussoyonscapablesderessentirencettevie.

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MÉDITATIONQUATRIÈME.

DUVRAIETDUFAUX.

Jemesuistellementaccoutumécesjourspassésàdétachermonespritdessens,etj’aisiexactement remarqué qu’il y a fort peu de choses que l’on connoisse avec certitudetouchantleschosescorporelles,qu’ilyenabeaucoupplusquinoussontconnuestouchantl’esprithumain,etbeaucoupplusencoredeDieumême,qu’ilmeseramaintenantaisédedétourner ma pensée de la considération des choses sensibles ou imaginables, pour laporteràcellesqui,étantdégagéesdetoutematière,sontpurementintelligibles.Etcertes,l’idéequej’aidel’esprithumain,entantqu’ilestunechosequipense,etnonétendueenlongueur,largeuretprofondeur,etquineparticipeàriendecequiappartientaucorps,estincomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle: et lorsque jeconsidèrequejedoute,c’est-à-direquejesuisunechoseincomplèteetdépendante,l’idéed’unêtrecompletetindépendant,c’est-à-diredeDieu,seprésenteàmonespritavectantdedistinctionetdeclarté:etdecelaseulquecetteidéesetrouveenmoi,oubienquejesuisouexiste,moiquipossèdecetteidée,jeconclussiévidemmentl’existencedeDieu,etquelamiennedépendentièrementdeluientouslesmomentsdemavie,quejenepensepasquel’esprithumainpuisserienconnoîtreavecplusd’évidenceetdecertitude.EtdéjàilmesemblequejedécouvreuncheminquinousconduiradecettecontemplationduvraiDieu, dans lequel tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés, à laconnoissancedesautreschosesdel’univers.

Carpremièrement, je reconnoisqu’il est impossibleque jamais ilme trompe,puisqu’entoutefraudeettromperieilserencontrequelquesorted’imperfection:etquoiqu’ilsembleque pouvoir tromper soit une marque de subtilité ou de puissance, toutefois vouloirtromper témoignesansdoutede lafoiblesseoude lamalice;et,partant,celanepeutserencontrer enDieu.Ensuite, je connois parma propre expérience qu’il y a enmoi unecertaine facultéde juger,oudediscerner levraid’avec le faux, laquelle sansdoute j’aireçuedeDieu,aussibienquetoutlerestedeschosesquisontenmoietquejepossède;etpuisqu’ilest impossiblequ’ilveuilleme tromper, ilestcertainaussiqu’ilneme l’apasdonnéetellequejepuissejamaisfaillirlorsquej’enuseraicommeilfaut.

Et il ne resteroit aucun doute touchant cela, si l’on n’en pouvoit, ce semble, tirer cetteconséquence,qu’ainsijenemepuisjamaistromper;car,sitoutcequiestenmoivientdeDieu,ets’iln’amisenmoiaucunefacultédefaillir,ilsemblequejenemedoivejamaisabuser.Aussiest-ilvraique,lorsquejemeregardeseulementcommevenantdeDieu,etquejemetournetoutentierverslui,jenedécouvreenmoiaucunecaused’erreuroudefausseté:mais aussitôt après, revenant àmoi, l’expérienceme fait connoîtreque je suisnéanmoins sujet à une infinité d’erreurs, desquelles venant à rechercher la cause, jeremarquequ’il ne se présente pas seulement àmapenséeune réelle et positive idée deDieu,oubiend’unêtresouverainementparfait;maisaussi,pourainsiparler,unecertaineidée négative du néant, c’est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte deperfection; et que je suis commeunmilieu entreDieu et le néant, c’est-à-dire placé detellesorteentrelesouverainÊtreetlenon-être,qu’ilneserencontredevrairienenmoiquimepuisseconduiredansl’erreur,entantqu’unsouverainÊtrem’aproduit:maisque,

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sijemeconsidèrecommeparticipantenquelquefaçondunéantoudunon-être,c’est-à-direentantquejenesuispasmoi-mêmelesouverainÊtreetqu’ilmemanqueplusieurschoses, jemetrouveexposéàuneinfinitédemanquements;defaçonquejenemedoispusétonnersi jeme trompe.Etainsi jeconnaisque l’erreur,en tantque telle,n’estpasquelquechosederéelquidépendedeDieu,maisquec’estseulementundéfaut;etpartantque, pour faillir, je n’ai pas besoin d’une faculté qui m’ait été donnée de Dieuparticulièrementpourceteffet:maisqu’ilarrivequejemetrompedecequelapuissancequeDieum’adonnéepourdiscernerlevraid’aveclefauxn’estpasenmoiinfinie.

Toutefois, cela ne me satisfait pas encore tout-à-fait, car l’erreur n’est pas une purenégation,c’est-à-diren’estpaslesimpledéfautoumanquementdequelqueperfectionquinem’estpointdue,maisc’estuneprivationdequelqueconnoissancequ’ilsemblequejedevroisavoir.Or,enconsidérantlanaturedeDieu,ilnesemblepaspossiblequ’ilaitmisenmoiquelquefacultéquinesoitpasparfaiteensongenre,c’est-à-direquimanquedequelqueperfectionquiluisoitdue:car,s’ilestvraiqueplusl’artisanestexpert,pluslesouvragesquisortentdesesmainssontparfaitsetaccomplis,quellechosepeutavoirétéproduiteparcesouverainCréateurdel’universquinesoitparfaiteetentièrementachevéeentoutessesparties?Etcertes,iln’yapointdedoutequeDieun’aitpumecréertelquejenemetrompassejamais:ilestcertainaussiqu’ilveuttoujourscequiestlemeilleur:est-cedoncunechosemeilleurequejepuissemetromperquedenelepouvoirpas?

Considérantcelaavecattention, ilmevientd’aborden lapenséeque jenemedoispasétonnersijenesuispascapabledecomprendrepourquoiDieufaitcequ’ilfait,etqu’ilnefaut pas pour cela douter de son existence, de ce que peut-être je vois par expériencebeaucoup d’autres choses qui existent, bien que je ne puisse comprendre pour quelleraison ni comment Dieu les a faites: car, sachant déjà quema nature est extrêmementfoible et limitée, et que celle de Dieu au contraire est immense, incompréhensible etinfinie,jen’aiplusdepeineàreconnoîtrequ’ilyauneinfinitédechosesensapuissancedesquelleslescausessurpassentlaportéedemonesprit;etcetteseuleraisonestsuffisantepourmepersuaderquetoutcegenredecauses,qu’onacoutumedetirerdelafin,n’estd’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles; car il neme semble pas que jepuisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables deDieu.

De plus, ilme vient encore en l’esprit qu’on ne doit pas considérer une seule créatureséparément,lorsqu’onrecherchesilesouvragesdeDieusontparfaits,maisgénéralementtouteslescréaturesensemble:carlamêmechosequipourroitpeut-étreavecquelquesortederaisonsemblerfortimparfaitesielleétoitseuledanslemonde,nelaissepasd’êtretrèsparfaiteétantconsidéréecommefaisantpartiedetoutcetunivers;etquoique,depuisquej’aifaitdesseindedouterdetouteschoses, jen’aieencoreconnucertainementquemonexistenceetcelledeDieu, toutefoisaussi,depuisquej’aireconnul’infiniepuissancedeDieu, jene sauroisnier qu’il n’ait produit beaucoupd’autres choses, oudumoinsqu’iln’en puisse produire, en sorte que j’existe et sois placé dans le monde comme faisantpartiedel’universalitédetouslesêtres.

Ensuite de quoi, venant à me regarder de plus près, et à considérer quelles sont meserreurs,lesquellesseulestémoignentqu’ilyaenmoidel’imperfection,jetrouvequ’ellesdépendentduconcoursdedeuxcauses,àsavoir,delafacultédeconnoître,quiestenmoi,

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etdelafacultéd’élire,oubiendemonlibrearbitre,c’est-à-diredemonentendement,etensembledemavolonté.Carpar l’entendementseul jen’assureninenieaucunechose,mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en leconsidérantainsiprécisément,onpeutdirequ’ilnesetrouvejamaisenluiaucuneerreur,pourvuqu’onprennelemotd’erreurensapropresignification.Etencorequ’ilyaitpeut-êtreuneinfinitédechosesdanslemondedontjen’aiaucuneidéeenmonentendement,ounepeutpasdirepourcelaqu’ilsoitprivédecesidées,commedequelquechosequisoitdueàsanature,maisseulementqu’ilnelesapas;parcequ’eneffetiln’yaaucuneraisonquipuisseprouverqueDieuaitdûmedonneruneplusgrandeetplusample facultédeconnoître que celle qu’ilm’a donnée: et, quelque adroit et savant ouvrier que jeme lereprésente,jenedoispaspourcelapenserqu’ilaitdûmettredanschacundesesouvragestouteslesperfectionsqu’ilpeutmettredansquelquesuns.JenepuispasaussimeplaindrequeDieunem’aitpasdonnéunlibrearbitreouunevolontéassezampleetassezparfaite,puisqu’en effet je l’expérimente si ample et si étendue qu’elle n’est renfermée dansaucunesbornes.Et cequime semble icibien remarquable, estque,de toutes les autreschosesquisontenmoi,iln’yenaaucunesiparfaiteetsigrande,quejenereconnoissebien qu’elle pourroit être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si jeconsidère la faculté de concevoir qui est enmoi, je trouve qu’elle est d’une fort petiteétendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l’idée d’une autrefacultébeaucoupplusampleetmêmeinfinie;etdecelaseulque jepuismereprésentersonidée,jeconnoissansdifficultéqu’elleappartientàlanaturedeDieu.Enmêmefaçonsi j’examine lamémoire, ou l’imagination, ou quelque autre faculté qui soit enmoi, jen’en trouve aucune qui ne soit très petite et bornée, et qui enDieu ne soit immense etinfinie.Iln’yaquelavolontéseuleoulaseulelibertédufrancarbitrequej’expérimenteenmoi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plusétendue:ensortequec’estelleprincipalementquimefaitconnoîtrequejeportel’imageet la ressemblancedeDieu.Car encorequ’elle soit incomparablementplusgrandedansDieu que dansmoi, soit à raison de la connoissance et de la puissance qui se trouventjointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet,d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses, elle neme semble pastoutefoisplusgrande, si je la considère formellement et précisément en elle-même.Carelleconsisteseulementencequenouspouvonsfaireunemêmechoseounelafairepas,c’est-à-direaffirmerounier,poursuivreou fuirunemêmechose,ouplutôtelleconsisteseulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses quel’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons pointqu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n’est pasnécessairequejesoisindifférentàchoisirl’unoul’autredesdeuxcontraires;maisplutôt,d’autantplusquejepencheversl’un,soitquejeconnoisseévidemmentquelebienetlevrai s’y rencontrent, soit queDieu dispose ainsi l’intérieur demapensée, d’autant pluslibrement j’en fais choix et je l’embrasse: et certes, la grâce divine et la connoissancenaturelle,bien loindediminuerma liberté, l’augmententplutôtet la fortifient;de façonquecetteindifférencequejesenslorsquejenesuispointemportéversuncôtéplutôtqueversunautreparlepoidsd’aucuneraison,estleplusbasdegrédelaliberté,etfaitplutôtparaître un défaut dans la connoissance qu’une perfection dans la volonté; car si jeconnoissois toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serois jamais enpeine de délibérer quel jugement et quel choix je devrois faire; et ainsi je serois

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entièrementlibre,sansjamaisêtreindifférent.

Detoutcecijereconnoisquenilapuissancedevouloir,laquellej’aireçuedeDieu,n’estpointd’elle-mêmelacausedemeserreurs,carelleest trèsampleet trèsparfaiteensongenre;niaussilapuissanced’entendreoudeconcevoir,carneconcevantrienqueparlemoyendecettepuissancequeDieum’adonnéepourconcevoir,sansdoutequetoutcequejeconçois, je leconçoiscommeilfaut,et iln’estpaspossiblequ’encelajemetrompe.D’oùest-cedoncquenaissentmeserreur?c’estàsavoirdecelaseulquelavolontéétantbeaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans lesmêmes limites,mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas; auxquellesétantdesoiindifférente,elles’égarefortaisément,etchoisitlefauxpourlevrai,etlemalpourlebien:cequifaitquejemetrompeetquejepèche.

Parexemple,examinantces jourspasséssiquelquechoseexistoitvéritablementdans lemonde, et connoissant que de cela seul que j’examinois cette question, il suivoit trèsévidemment que j’existois moi-même, je ne pouvois pas m’empêcher de juger qu’unechosequejeconcevoissiclairementétoitvraie;nonquejem’ytrouvasseforcéparaucunecause extérieure, mais seulement parceque d’une grande clarté qui étoit en monentendement, a suivi unegrande inclination enmavolonté; et jeme suis porté à croireavec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indifférence. Aucontraire,àprésentjeneconnoispasseulementquej’existe,entantquejesuisquelquechose qui pense; mais il se présente aussi à mon esprit une certaine idée de la naturecorporelle:cequifaitquejedoutesicettenaturequipensequiestenmoi,ouplutôtquejesuismoi-même, est différente de cette nature corporelle, oubien si toutes deuxne sontqu’unemême chose; et je suppose ici que je ne connois encore aucune raison qui mepersuadeplutôtl’unquel’autre:d’oùilsuitquejesuisentièrementindifférentàlenierouàl’assurer,oubienmêmeàm’abstenird’endonneraucunjugement.

Etcetteindifférencenes’étendpasseulementauxchosesdontl’entendementn’aaucuneconnoissance, mais généralement aussi à toutes celles qu’il ne découvre pas avec uneparfaite clarté, aumomentque lavolontéendélibère; carpourprobablesque soient lesconjecturesquime rendent enclinà jugerquelquechose, la seuleconnoissanceque j’aiquecenesontquedesconjecturesetnondesraisonscertainesetindubitables,suffitpourmedonneroccasiondejugerlecontraire:cequej’aisuffisammentexpérimentécesjourspassés,lorsquej’aiposépourfauxtoutcequej’avoistenuauparavantpourtrèsvéritable,pour cela seul que j’ai remarquéque l’on enpouvoit enquelque façondouter.Or, si jem’abstiensdedonnermonjugementsurunechose,lorsquejenelaconçoispasavecassezdeclartéetdedistinction, ilestévidentque je faisbien,etque jenesuispoint trompé;maissijemedétermineàlanierouassurer,alorsjenemeserspascommejedoisdemonlibre arbitre; et si j’assure cequin’est pasvrai, il est évidentque jeme trompe:mêmeaussi,encorequejejugeselonlavérité,celan’arrivequeparhasard,etjenelaissepasdefaillir et d’usermal demon libre arbitre; car la lumière naturelle nous enseigne que laconnaissancedel’entendementdoittoujoursprécéderladéterminationdelavolonté.

Etc’estdanscemauvaisusagedulibrearbitrequeserencontrelaprivationquiconstituela forme de l’erreur. La privation, dis-je, se rencontre dans l’opération, en tant qu’elleprocèdedemoi,maisellenesetrouvepasdanslafacultéquej’aireçuedeDieu,nimêmedans l’opération, en tant qu’elle dépend de lui. Car je n’ai certes aucun sujet de me

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plaindrede cequeDieunem’apasdonnéune intelligenceplus ample, ouune lumièrenaturelle plus parfaite que celle qu’il m’a donnée, puisqu’il est de la nature d’unentendement fini denepas entendreplusieurs choses, et de lanatured’unentendementcrééd’êtrefini:maisj’aitoutsujetdeluirendregrâcesdecequenem’ayantjamaisriendû, il m’a néanmoins donné tout le peu de perfections qui est en moi; bien loin deconcevoir des sentiments si injustes que de m’imaginer qu’il m’ait ôté ou retenuinjustementlesautresperfectionsqu’ilnem’apointdonnées.

Jen’aipasaussisujetdemeplaindredecequ’ilm’adonnéunevolontéplusamplequel’entendement,puisquelavolonténeconsistantquedansuneseulechoseetcommedansun indivisible, il semble que sa nature est telle qu’on ne lui sauroit rien ôter sans ladétruire;etcertes,plusellead’étendue,etplusai-jeàremercierlabontédeceluiquimel’adonnée.

EtenfinjenedoispasaussimeplaindredecequeDieuconcourtavecmoipourformerlesactesdecettevolonté,c’est-à-direlesjugementsdanslesquelsjemetrompe,parcequecesactes-làsontentièrementvraisetabsolumentbons,entantqu’ilsdépendentdeDieu;etilyaenquelquesorteplusdeperfectionenmanature,decequejelespuisformer,quesijenelepouvoispas.Pourlaprivation,danslaquelleseuleconsistelaraisonformelledel’erreuretdupéché,ellen’abesoind’aucunconcoursdeDieu,parcequecen’estpasunechoseouunêtre,etquesionlarapporteàDieucommeàsacause,ellenedoitpasêtrenomméeprivation,maisseulementnégation,selonlasignificationqu’ondonneàcesmotsdansl’école.Careneffetcen’estpointuneimperfectionenDieudecequ’ilmadonnélalibertédedonnermonjugement,oudene lepasdonnersurcertaineschosesdont iln’apasmisuneclaireetdistincteconnoissanceenmonentendement;maissansdoutec’estenmoi une imperfection de ce que je n’use pas bien de cette liberté, et que je donnetémérairement mon jugement sur des choses que je ne conçois qu’avec obscurité etconfusion.

Jevoisnéanmoinsqu’ilétoitaiséàDieudefaireensortequejenemetrompassejamais,quoiquejedemeurasselibreetd’uneconnaissancebornée—àsavoir,s’ileûtdonnéàmonentendementuneclaireetdistincteintelligencedetoutesleschosesdontjedevoisjamaisdélibérer,oubienseulements’ileûtsiprofondémentgravédansmamémoirelarésolutiondenejugerjamaisd’aucunechosesanslaconcevoirclairementetdistinctement,quejenela pusse jamais oublier. Et je remarque bien qu’en tant que je me considère tout seul,commes’iln’yavoitquemoiaumonde,j’auroisétébeaucoupplusparfaitquejenesuis,siDieum’avoitcréételquejenefaillissejamais;maisjenepuispaspourcelanierquecene soit enquelque façonuneplus grandeperfectiondans l’univers, de ce quequelquesunesdesespartiesnesontpasexemptesdedéfaut,qued’autreslesont,quesiellesétoienttoutessemblables.

Etjen’aiaucundroitdemeplaindrequeDieu,m’ayantmisaumonde,n’aitpasvoulumemettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites: même j’ai sujet demecontenterdeceque,s’ilnem’apasdonnélaperfectiondenepointfaillirparlepremiermoyen que j’ai ci-dessus déclaré, qui dépend d’une claire et évidente connaissance detoutesleschosesdontjepuisdélibérer,ilaaumoinslaisséenmapuissancel’autremoyen,qui est de retenir fermement la résolution de ne jamais donner mon jugement sur leschosesdont lavériténem’estpasclairementconnue;carquoique j’expérimenteenmoi

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cettefaiblessedenepouvoirattachercontinuellementmonespritàunemêmepensée,jepuistoutefois,paruneméditationattentiveetsouventréitérée,mel’imprimersifortementenlamémoire,quejenemanquejamaisdem’enressouvenirtouteslesfoisquej’enauraibesoin,etacquérirdecettefaçonl’habitudedenepointfaillir;etd’autantquec’estencelaqueconsiste laplusgrandeet laprincipaleperfectionde l’homme, j’estimen’avoirpasaujourd’huipeugagnéparcetteméditation,d’avoirdécouvertlacausedel’erreuretdelafausseté.

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Etcertesiln’yenpeutavoird’autresquecellequejeviensd’expliquer:cartouteslesfoisque je retiens tellementmavolontédans lesbornesdemaconnoissance,qu’ellene faitaucun jugementquedeschosesqui lui sontclairementetdistinctement représentéesparl’entendement, ilne sepeut faireque jeme trompe;parceque touteconceptionclaireetdistincteest sansdoutequelquechose,etpartantellenepeut tirer sonoriginedunéant,mais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur; Dieu, dis-je, qui étantsouverainement parfait ne peut être cause d’aucune erreur; et par conséquent il fautconclure qu’une telle conception ou un tel jugement est véritable. Au reste je n’ai passeulementapprisaujourd’huicequejedoiséviterpourneplusfaillir,maisaussicequejedoisfairepourparveniràlaconnoissancedelavérité.Carcertainementj’yparviendraisij’arrêtesuffisammentmonattentionsurtoutesleschosesquejeconçoisparfaitement,etsije les sépare des autres que je ne conçois qu’avec confusion et obscurité—à quoidorénavantjeprendraisoigneusementgarde.

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MÉDITATIONCINQUIÈME.

DEL’ESSENCEDESCHOSESMATÉRIELLES;ET,POURLASECONDEFOIS,DEL’EXISTENCEDEDIEU.

Ilmerestebeaucoupd’autreschosesàexaminertouchantlesattributsdeDieuettouchantmaproprenature,c’est-à-direcelledemonesprit:maisj’enreprendraipeut-êtreuneautrefois la recherche. Maintenant, après avoir remarqué ce qu’il faut faire ou éviter pourparveniràlaconnoissancedelavérité,cequej’aiprincipalementàfaireestd’essayerdesortiretmedébarrasserdetouslesdoutesoùjesuistombécesjourspassés,etdevoirsil’on ne peut rien connoître de certain touchant les choses matérielles. Mais avant quej’examines’ilyadetelleschosesquiexistenthorsdemoi,jedoisconsidérerleursidées,entantqu’ellessontenmapensée,etvoirquellessontcellesquisontdistinctes,etquellessontcellesquisontconfuses.

En premier lieu, j’imagine distinctement cette quantité que les philosophes appellentvulgairementlaquantitécontinue,oubienl’extensionenlongueur,largeuretprofondeur,quiestencettequantité,ouplutôtenlachoseàquionl’attribue.Deplus,jepuisnombreren elle plusieurs diverses parties, et attribuer à chacune de ces parties toutes sortes degrandeurs,defigures,desituationsetdemouvements;etenfinjepuisassigneràchacunde cesmouvements toutes sortes de durées. Et je ne connois pas seulement ces chosesavec distinction, lorsque je les considère ainsi en général;mais aussi, pour peu que j’yapplique mon attention, je viens à connoître une infinité de particularités touchant lesnombres, les figures, lesmouvements,etautreschosessemblables,dont lavérité se faitparoître avec tant d’évidence et s’accorde si bien avec ma nature, que lorsque jecommence à les découvrir, il neme semble pas que j’apprenne rien de nouveau, maisplutôt que je me ressouviens de ce que je savois déjà auparavant, c’est-à-dire quej’aperçois des choses qui étoient déjà dans mon esprit, quoique je n’eusse pas encoretournéma pensée vers elles. Et ce que je trouve ici de plus considérable, c’est que jetrouveenmoiuneinfinitéd’idéesdecertaineschosesquinepeuventpasêtreestiméesunpurnéant,quoiquepeut-êtreellesn’aientaucuneexistencehorsdemapensée;etquinesontpasfeintesparmoi,bienqu’ilsoitenmalibertédelespenseroudenelespenserpas;maisquiont leursvraieset immuablesnatures.Comme,parexemple, lorsque j’imagineuntriangle,encorequ’iln’yaitpeut-êtreenaucunlieudumondehorsdemapenséeunetellefigure,etqu’iln’yenaitjamaiseu,ilnelaissepasnéanmoinsd’yavoirunecertainenature,ouforme,ouessencedéterminéeducettefigure,laquelleestimmuableetéternelle,que je n’ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon demon esprit; comme ilparoitdecequel’onpeutdémontrerdiversespropriétésdecetriangle,àsavoir,quesestroisanglessontégauxàdeuxdroits,queleplusgrandangle,estsoutenuparleplusgrandcôté,etautressemblables,lesquellesmaintenant,soitquejeleveuilleonnon,jereconnoistrèsclairementettrèsévidemmentêtreenlui,encorequejen’yaiepenséauparavantenaucunefaçon,lorsquejemesuisimaginélapremièrefoisuntriangle,etpartantonnepeutpasdirequejelesaiefeintesetinventées.Etjen’aiquefaireicidem’objecterquepeut-êtrecetteidéedutriangleestvenueenmonespritparl’entremisedemessens,pouravoirvu quelquefois des corps de figure triangulaire; car je puis former en mon esprit une

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infinitéd’autres figures, dontonnepeut avoir lemoindre soupçonque jamais ellesmesoient tombéessous lessens,et jene laissepas toutefoisdepouvoirdémontrerdiversespropriétéstouchantleurnature,aussibienquetouchantcelledutriangle;lesquelles,certes,doiventêtretoutesvraies,puisquejelesconçoisclairement:etpartantellessontquelquechose,etnonpasunpurnéant;carilesttrèsévidentquetoutcequiestvraiestquelquechose, la vérité étant unemême chose avec l’être; et j’ai déjà amplement démontré ci-dessus que toutes les choses que je connois clairement et distinctement sont vraies. Etquoiquejenel’eussepasdémontré,toutefoislanaturedemonespritesttelle,quejenemesaurois empêcher de les estimer vraies, pendant que je les conçois clairement etdistinctement; et jeme ressouviens que lorsmême que j’étois encore fortement attachéaux objets des sens, j’avois tenu au nombre des plus constantes vérités celles que jeconcevois clairement et distinctement touchant les figures, les nombres, et les autreschosesquiappartiennentàl’arithmétiqueetàlagéométrie.Or,maintenantsidecelaseulque je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que jereconnois clairement et distinctement appartenir à cette chose lui appartient en effet, nepuis-jepastirerdececiunargumentetunepreuvedémonstrativedel’existencedeDieu?Il est certain que je ne trouve pasmoins enmoi son idée, c’est-à-dire l’idée d’un êtresouverainementparfait,quecelledequelquefigureoudequelquenombrequecesoit:etjeneconnoispasmoinsclairementetdistinctementqu’uneactuelleetéternelleexistenceappartientàsanature,quejeconnoisquetoutcequejepuisdémontrerdequelquefigure,ou de quelque nombre, appartient véritablement à la nature de cette figure ou de cenombre;etpartant,encorequetoutcequej’aiconcludanslesméditationsprécédentesnesetrouvâtpointvéritable,l’existencedeDieudevroitpasserenmonespritaumoinspouraussi certaine que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui neregardentquelesnombresetlesfigures:bienqu’àlavérité,celaneparoissepasd’abordentièrement manifeste, mais semble avoir quelque apparence de sophisme. Car ayantaccoutumédanstouteslesautreschosesdefairedistinctionentrel’existenceetl’essence,jemepersuadeaisémentquel’existencepeutêtreséparéedel’essencedeDieu,etqu’ainsion peut concevoir Dieu comme n’étant pas actuellement. Mais néanmoins, lorsque j’ypenseavecplusd’attention,jetrouvemanifestementquel’existencenepeutnonplusêtreséparéedel’essencedeDieu,quedel’essenced’untrianglerectilignelagrandeurdesestroisangleségauxàdeuxdroits,oubiendel’idéed’unemontagnel’idéed’unevallée;ensorte qu’il n’y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu, c’est-à-dire un êtresouverainement parfait, auquelmanque l’existence, c’est-à-dire auquelmanque quelqueperfection,quedeconcevoirunemontagnequin’aitpointdevallée.Maisencorequ’eneffet jenepuissepasconcevoirunDieusansexistence,nonplusqu’unemontagnesansvallée;toutefois,commedecelaseulquejeconçoisunemontagneavecunevallée,ilnes’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique jeconçoiveDieucommeexistant,ilnes’ensuitpascesemblepourcelaqueDieuexiste:carma pensée n’impose aucune nécessité aux choses; et comme il ne tient qu’à moid’imaginerunchevalailé,encorequ’iln’yenaitaucunquiaitdesailes,ainsijepourroispeut-être attribuer l’existence àDieu, encore qu’il n’y eût aucunDieu qui existât. Tants’enfaut,c’esticiqu’ilyaunsophismecachésousl’apparencedecetteobjection:cardecequejenepuisconcevoirunemontagnesansunevallée,ilnes’ensuitpasqu’ilyaitaumondeaucunemontagneniaucunevallée,maisseulementquelamontagneet lavallée,soitqu’ilyenait,soitqu’iln’yenaitpoint,sontinséparablesl’unedel’autre;aulieuque

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decelaseulquejenepuisconcevoirDieuquecommeexistant,ils’ensuitquel’existenceestinséparabledelui,etpartantqu’ilexistevéritablement:nonquemapenséepuissefaireque cela soit, ou qu’elle impose aux choses aucune nécessité; mais, au contraire, lanécessitéqui est en la chosemême, c’est-à-dire lanécessitéde l’existencedeDieu,medétermineàavoircettepensée.Car iln’estpasenmalibertédeconcevoirunDieusansexistence, c’est-à-dire un Être souverainement parfait sans une souveraine perfection,commeilm’estlibred’imaginerunchevalsansailesouavecdesailes.

Etl’onnedoitpasaussidireiciqu’ilestàlavériténécessairequej’avouequeDieuexiste,aprèsquej’aisupposéqu’ilpossèdetoutessortesdeperfections,puisquel’existenceenestune,maisquemapremièresuppositionn’étoitpasnécessaire;nonplusqu’iln’estpointnécessaire de penser que toutes les figures de quatre côtés se peuvent inscrire dans lecercle, mais que, supposant que j’aie cette pensée, je suis contraint d’avouer que lerhombe y peut être inscrit, puisque c’est une figure de quatre côtés, et ainsi je seraicontraint d’avouer une chose fausse. On ne doit point, dis-je, alléguer cela: car encorequ’ilnesoitpasnécessairequejetombejamaisdansaucunepenséedeDieu,néanmoins,toutes les fois qu’ilm’arrivedepenser à unÊtre premier et souverain, et de tirer, pourainsidire,sonidéedutrésordemonesprit,ilestnécessairequejeluiattribuetoutessortesdeperfections,quoiquejeneviennepasàlesnombrertoutes,etàappliquermonattentionsurchacuned’ellesenparticulier.Etcettenécessitéestsuffisantepourfairequeparaprès(sitôtquejeviensàreconnoîtrequel’existenceestuneperfection)jeconclusfortbienquecet Être premier et souverain existe: demême qu’il n’est pas nécessaire que j’imaginejamais aucun triangle;mais toutes les fois que je veux considérer une figure rectiligne,composéeseulementdetroisangles,ilestabsolumentnécessairequejeluiattribuetoutesleschosesqui serventàconclurequeces troisanglesne sontpasplusgrandsquedeuxdroits, encore que peut-être je ne considère pas alors cela en particulier. Mais quandj’examinequellesfiguressontcapablesd’être inscritesdans lecercle, iln’estenaucunefaçonnécessairequejepensequetouteslesfiguresdequatrecôtéssontdecenombre;aucontraire,jenepuispasmêmefeindrequecelasoit,tantquejenevoudrairienrecevoirenmapenséequecequejepourraiconcevoirclairementetdistinctement.Etparconséquentil y a une grande différence entre les fausses suppositions, comme est celle-ci, et lesvéritables idéesquisontnéesavecmoi,dont lapremièreetprincipaleestcelledeDieu.Careneffetjereconnoisenplusieursfaçonsquecetteidéen’estpointquelquechosedefeintoud’inventé,dépendantseulementdemapensée,maisquec’estl’imaged’unevraieet immuablenature:premièrement, à causeque jene saurois concevoir autre chosequeDieu seul, à l’essence de laquelle l’existence appartienne avec nécessité: puis aussi,pourcequ’ilnem’estpaspossibledeconcevoirdeuxouplusieursdieuxtelsquelui;et,poséqu’ilyenaitunmaintenantquiexiste,jevoisclairementqu’ilestnécessairequ’ilaitétéauparavantdetouteéternité,etqu’ilsoitéternellementàl’avenir:etenfin,parcequejeconçoisplusieursautreschosesenDieuoùjenepuisriendiminuernichanger.

Au reste,dequelquepreuveet argumentque jemeserve, il en faut toujours revenir là,qu’iln’yaqueleschosesquejeconçoisclairementetdistinctement,quiaientlaforcedemepersuaderentièrement.Etquoiqueentreleschosesquejeconçoisdecettesorte,ilyenaitàlavéritéquelquesunesmanifestementconnuesd’unchacun,etqu’ilyenaitd’autresaussiquinesedécouvrentqu’àceuxquilesconsidèrentdeplusprèsetquilesexaminentplus exactement, toutefois après qu’elles sont une fois découvertes, elles ne sont pas

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estiméesmoins certaines les unes que les autres.Comme, par exemple, en tout trianglerectangle, encorequ’il neparoissepasd’abord si facilement que le carréde la base estégalauxcarrésdesdeuxautrescôtés,commeilestévidentquecettebaseestopposéeauplus grand angle, néanmoins, depuis que cela a été une fois reconnu, on est autantpersuadédelavéritédel’unquedel’autre.EtpourcequiestdeDieu,certessimonespritn’étoit prévenu d’aucuns préjugés, et quema pensée ne se trouvât point divertie par laprésence continuelle des imagesdes choses sensibles, il n’y auroit aucune choseque jeconnusse plus tôt ni plus facilement que lui. Car y a-t-il rien de soi plus clair et plusmanifeste que de penser qu’il y a unDieu, c’est-à-dire unÊtre souverain et parfait, enl’idéeduquelseull’existencenécessaireouéternelleestcomprise,etparconséquentquiexiste? Et quoique, pour bien concevoir cette vérité, j’aie eu besoin d’une grandeapplicationd’esprit,toutefoisàprésentjenem’entienspasseulementaussiassuréquedetout ce quime semble le plus certain:mais outre cela je remarque que la certitude detoutes les autres choses en dépend si absolument, que sans cette connoissance il estimpossibledepouvoirjamaisriensavoirparfaitement.

Carencorequejesoisd’unetellenatureque,dèsaussitôtquejecomprendsquelquechosefortclairementetfortdistinctement,jenepuism’empêcherdelacroirevraie;néanmoins,parcequejesuisaussid’unetellenaturequejenepuispasavoirl’espritcontinuellementattachéàunemêmechose,etquesouventjemeressouviensd’avoirjugéunechoseêtrevraie, lorsque jecessedeconsidérer les raisonsquim’ontobligéà la juger telle, ilpeutarriver pendant ce temps-là que d’autres raisons se présentent à moi, lesquelles meferoientaisémentchangerd’opinion,sij’ignoroisqu’ilyeûtunDieu;etainsijen’auroisjamaisunevraieetcertainescienced’aucunechosequecesoit,maisseulementdevaguesetinconstantesopinions.Comme,parexemple,lorsquejeconsidèrelanaturedutrianglerectiligne, jeconnoisévidemment,moiquisuisunpeuversédans lagéométrie,quesestrois angles sont égaux à deux droits; et il nem’est pas possible de ne le point croire,pendantquej’appliquemapenséeàsadémonstration:maisaussitôtquejel’endétourne,encore que jeme ressouviennede l’avoir clairement comprise, toutefois il se peut faireaisémentquejedoutedesavérité,sij’ignorequ’ilyaitunDieu;carjepuismepersuaderd’avoirétéfaittelparlanature,quejemepuisseaisémenttromper,mêmedansleschosesquejecroiscomprendreavecleplusd’évidenceetdecertitude;vuprincipalementquejeme ressouviens d’avoir souvent estimé beaucoup de choses pour vraies et certaines,lesquellesd’autresraisonsm’ontparaprèsportéàjugerabsolumentfausses.

Maisaprèsavoirreconnuqu’ilyaunDieu;pourcequ’enmêmetempsj’aireconnuaussiquetouteschosesdépendentdelui,etqu’iln’estpointtrompeur,etqu’ensuitedecelaj’aijugéque toutceque jeconçoisclairementetdistinctementnepeutmanquerd’êtrevrai;encorequejenepenseplusauxraisonspourlesquellesj’aijugécelaêtrevéritable,pourvuseulementque jeme ressouviennede l’avoirclairementetdistinctementcompris,onnemepeutapporteraucuneraisoncontrairequimelefassejamaisrévoquerendoute;etainsij’enaiunevraieetcertainescience.Etcettemêmesciences’étendaussiàtouteslesautreschoses que je me ressouviens d’avoir autrefois démontrées, comme aux vérités de lagéométrie,etautressemblables:carqu’est-cequel’onmepeutobjecterpourm’obligeràles révoquer en doute? Sera-ce que ma nature est telle que je suis fort sujet à meméprendre? Mais je sais déjà que je ne puis me tromper dans les jugements dont jeconnoisclairementlesraisons.Sera-cequej’aiestiméautrefoisbeaucoupdechosespour

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vraiesetpourcertaines,quej’aireconnuesparaprèsêtrefausses?Maisjen’avoisconnuclairementnidistinctementaucunesdeceschoses-là,etnesachantpointencorecetterègleparlaquellejem’assuredelavérité,j’avoisétéportéàlescroire,pardesraisonsquej’aireconnuesdepuis êtremoins fortes que je neme les étois pour lors imaginées.Quemepourra-t-ondoncobjecterdavantage?Sera-cequepeut-êtrejedors(commejemel’étoismoi-mêmeobjectéci-devant),oubienquetoutes lespenséesquej’aimaintenantnesoitpas plus vraies que les rêveries que nous imaginons étant endormis?Mais, quand bienmême je dormirois, tout ce qui se présente àmon esprit avec évidence est absolumentvéritable.

Etainsijereconnoistrèsclairementquelacertitudeetlavéritédetoutesciencedépenddela seule connoissance du vraiDieu: en sorte qu’avant que je le connusse je ne pouvoissavoir parfaitement aucune autre chose. Et à présent que je le connois, j’ai le moyend’acquérirune scienceparfaite touchantune infinitédechoses,non seulementdecellesquisontenlui,maisaussidecellesquiappartiennentàlanaturecorporelle,entantqu’ellepeutservird’objetauxdémonstrationsdesgéomètres,lesquelsn’ontpointd’égardàsonexistence.

MEDITATIONSIXIÈME.

DEL’EXISTENCEDESCHOSESMATÉRIELLES,ETDELADISTINCTIONRÉELLEENTREL’AMEETLECORPSDEL’HOMME.

Ilnemeresteplusmaintenantqu’àexaminers’ilyadeschosesmatérielles:etcertes,aumoins sais-je déjà qu’il y en peut avoir, en tant qu’on les considère comme l’objet desdémonstrationsdegéométrie,vuquedecettefaçonje lesconçoisfortclairementetfortdistinctement.Cariln’yapointdedoutequeDieun’aitlapuissancedeproduiretoutesleschosesquejesuiscapabledeconcevoiravecdistinction;etjen’aijamaisjugéqu’illuifûtimpossibledefairequelquechose,queparcelaseulquejetrouvoisdelacontradictionàlapouvoirbienconcevoir.Deplus,lafacultéd’imaginerquiestenmoi,etdelaquellejevoispar expérience que je me sers lorsque je m’applique à la considération des chosesmatérielles, est capable de me persuader leur existence: car, quand je considèreattentivement ce que c’est que l’imagination, je trouve qu’elle n’est autre chose qu’unecertaineapplicationde lafacultéquiconnoît,aucorpsqui luiest intimementprésent,etpartantquiexiste.

Etpour rendrecela trèsmanifeste, je remarquepremièrement ladifférencequiest entrel’imagination et là pure intellection ou conception. Par exemple, lorsque j’imagine untriangle, non seulement je conçois que c’est une figure composée de trois lignes,maisavec cela j’envisage ces trois lignes comme présentes par la force et l’applicationintérieure demon esprit; et c’est proprement ce que j’appelle imaginer.Que si je veuxpenseràunchiliogone,jeconçoisbienàlavéritéquec’estunefigurecomposéedemillecôtésaussifacilementquejeconçoisqu’untriangleestunefigurecomposéedetroiscôtésseulement;maisjenepuispasimaginerlesmillecôtésd’unchiliogonecommejefaislestroisd’untriangle,nipourainsidire lesregardercommeprésentsaveclesyeuxdemon

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esprit.Etquoique,suivantlacoutumequej’aidemeservirtoujoursdemonimaginationlorsque je pense aux choses corporelles, il arrive qu’en concevant un chiliogone jemereprésenteconfusémentquelquefigure, toutefois ilest trèsévidentquecettefiguren’estpointunchiliogone,puisqu’ellenediffèrenullementdecellequejemereprésenterois,sijepensoisàunmyriogoneouàquelqueautrefiguredebeaucoupdecôtés;etqu’ellenesertenaucunefaçonàdécouvrirlespropriétésquifontladifférenceduchiliogoned’aveclesautrespolygones.Ques’ilestquestiondeconsidérerunpentagone,ilestbienvraiqueje puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d’un chiliogone, sans le secours del’imagination; mais je la puis aussi imaginer en appliquant l’attention de mon esprit àchacundesescinqcôtés,ettoutensembleàl’aireouàl’espacequ’ilsrenferment.Ainsi,jeconnoisclairementquej’aibesoind’uneparticulièrecontentiond’espritpourimaginer,de laquelle je ne me sers point pour concevoir on pour entendre; et cette particulièrecontention d’esprit montre évidemment la différence qui est entre l’imagination etl’intellectionouconceptionpure.Jeremarqueoutrecelaquecettevertud’imaginerquiesten moi, en tant qu’elle diffère de la puissance de concevoir, n’est en aucune façonnécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit; car,encorequejenel’eussepoint,ilestsansdoutequejedemeureroistoujourslemêmequeje suismaintenant: d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelquechose qui diffère de mon esprit. Et je conçois facilement que, si quelque corps existeauquelmonespritsoit tellementconjointetuniqu’ilsepuisseappliquerà leconsidérerquandil luiplaît, ilsepeutfairequeparcemoyenil imagineleschosescorporelles;ensortequecettefaçondepenserdiffèreseulementdelapureintellectionencequel’espritenconcevantsetourneenquelquefaçonverssoi-même,etconsidèrequelqu’unedesidéesqu’il a en soi;mais en imaginant il se tournevers le corps, et considère en lui quelquechose de conforme à l’idée qu’il a lui-même formée ou qu’il a reçue par les sens. Jeconçois,dis-je,aisémentquel’imaginationsepeutfairedecettesorte,s’ilestvraiqu’ilyaitdescorps;et,parcequejenepuisrencontreraucuneautrevoiepourexpliquercommentellesefait,jeconjecturedelàprobablementqu’ilyena:maiscen’estqueprobablement;et,quoique j’examine soigneusement touteschoses, jene trouvepasnéanmoinsque,decette idée distincte de la nature corporelle que j’ai enmon imagination, je puisse tireraucunargumentquiconclueavecnécessitél’existencedequelquecorps.

Orj’aiaccoutuméd’imaginerbeaucoupd’autreschosesoutrecettenaturecorporellequiestl’objetdelagéométrie,àsavoirlescouleurs,lessons,lessaveurs,ladouleur,etautreschoses semblables, quoique moins distinctement; et d’autant que j’aperçois beaucoupmieuxceschoses-làparlessens,parl’entremisedesquelsetdelamémoire,ellessemblentêtre parvenues jusqu’à mon imagination, je crois que, pour les examiner pluscommodément, ilestàproposque j’examineenmême tempscequec’estquesentir,etque je voie si de ces idées que je reçois eu mon esprit par cette façon de penser quej’appellesentir,jenepourraipointtirerquelquepreuvecertainedel’existencedeschosescorporelles.

Etpremièrement,jerappelleraienmamémoirequellessontleschosesquej’aici-devanttenues pour vraies, comme les ayant reçues par les sens, et sur quels fondements macréance étoit appuyée; après, j’examinerai les raisons qui m’ont obligé depuis à lesrévoquerendoute;etenfin,jeconsidéreraicequej’endoismaintenantcroire.

Premièrementdoncj’aisentiquej’avoisunetête,desmains,despieds,ettouslesautres

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membresdontestcomposécecorpsquejeconsidéroiscommeunepartiedemoi-mêmeoupeut-êtreaussicommeletout:deplus,j’aisentiquececorpsétoitplacéentrebeaucoupd’autres,desquelsilétoitcapablederecevoirdiversescommoditésetincommodités,etjeremarquois ces commodités par un certain sentiment de plaisir ou de volupté, et cesincommodités par un sentiment de douleur. Et, outre ce plaisir et cette douleur, jeressentoisaussienmoi la faim, lasoif,etd’autressemblablesappétits;commeaussidecertaines inclinationscorporellesvers la joie, la tristesse, la colère, et autres semblablespassions. Et au dehors, outre l’extension, les figures, les mouvements des corps, jeremarquoiseneuxdeladureté,delachaleur,ettouteslesautresqualitésquitombentsousl’attouchement; de plus, j’y remarquois de la lumière, des couleurs, des odeurs, dessaveursetdessons,dontlavariétémedonnaitmoyendedistinguerleciel,laterre,lamer,etgénéralement tous lesautrescorps lesunsd’aveclesautres.Etcertes,considérant lesidéesdetoutescesqualitésquiseprésentoientàmapensée,etlesquellesseulesjesentoisproprementetimmédiatement,cen’étoitpassansraisonquejecroyoissentirdeschosesentièrementdifférentesdemapensée,àsavoirdescorpsd’oùprocédoientces idées:carj’expérimentoisqu’ellesseprésentoientàellesansquemonconsentementyfûtrequis,ensorte que je ne pouvois sentir aucun objet, quelque volonté que j’en eusse, s’il ne setrouvoitprésentàl’organed’undemessens;etiln’étoitnullementenmonpouvoirdenelepassentir lorsqu’ils’y trouvoitprésent.Etparceque les idéesque je recevoispar lessens étoient beaucoup plus vives, plus expresses, et même à leur façon plus distinctesqu’aucunes de celles que je pouvois feindre demoi-même enméditant, ou bien que jetrouvois imprimées enmamémoire, il sembloit qu’elles ne pouvoient procéder demonesprit;defaçonqu’ilétoitnécessairequ’ellesfussentcauséesenmoiparquelquesautreschoses.Desquelleschosesn’ayantaucuneconnoissance,sinoncellequemedonnoientcesmêmesidées,ilnemepouvoitvenirautrechoseenl’esprit,sinonqueceschoses-làétaientsemblables aux idéesqu’elles causoient.Et pourceque jeme ressouvenois aussi que jem’étoisplutôtservidessensquedemaraison,etquejereeonnoissoisquelesidéesquejeformoisdemoi-mêmen’étoientpassiexpressesquecellesquejerecevoisparlessens,etmêmequ’ellesétoientleplussouventcomposéesdespartiesdecelles-ci,jemepersuadoisaisémentquejen’avoisaucuneidéedansmonespritquin’eûtpasséauparavantparmessens.Cen’étoitpasaussisansquelqueraisonquejecroyoisquececorps, lequelparuncertaindroitparticulierj’appeloismien,m’appartenoitplusproprementetplusétroitementquepasunautre;careneffetjen’enpouvoisjamaisêtreséparécommedesautrescorps:jeressentoisen luietpour lui tousmesappétitset toutesmesaffections;etenfin j’étoistouchédessentimentsdeplaisiretdedouleurensesparties,etnonpasencellesdesautrescorps, qui en sont séparés. Mais quand j’examinois pourquoi de ce je ne sais quelsentimentdedouleursuitlatristesseenl’esprit,etdusentimentdeplaisirnaitlajoie,oubienpourquoicette jenesaisquelleémotionde l’estomac,que j’appelle faim,nousfaitavoirenviedemanger,etlasécheressedugosiernousfaitavoirenviedeboire,etainsidureste,jen’enpouvoisrendreaucuneraison,sinonquelanaturemel’enseignoitdelasorte;car iln’yacertesaucuneaffiniténiaucun rapport,aumoinsque jepuissecomprendre,entrecetteémotiondel’estomacetledésirdemanger,nonplusqu’entrelesentimentdelachosequicausedeladouleur,etlapenséedetristessequefaitnaîtrecesentiment.Et,enmêmefaçon,ilmesembloitquej’avoisapprisdelanaturetouteslesautreschosesquejejugeoistouchantlesobjetsdemessens;pourcequejeremarquoisquelesjugementsquej’avoiscoutumedefairedecesobjetsseformoientenmoiavantquej’eusseleloisirde

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peseretconsidéreraucunesraisonsquimepussentobligeràlesfaire.

Mais par après, plusieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que j’avoisajoutée àmes sens: car j’ai observé plusieurs fois que des tours, qui de loinm’avoientsemblérondes,meparoissoientdeprèsêtrecarrées,etquedescolossesélevéssurlesplushautssommetsdeces toursmeparoissoientdepetitesstatuesà lesregarderd’enbas;etainsi, dans une infinité d’autres rencontres, j’ai trouvé de l’erreur dans les jugementsfondéssurlessensextérieurs;etnonpasseulementsurlessensextérieurs,maismêmesurlesintérieurs:carya-t-ilchoseplusintimeouplusintérieurequeladouleur?etcependantj’aiautrefoisapprisdequelquespersonnesquiavoientlesbrasetlesjambescoupées,qu’illeursembloitencorequelquefoissentirdeladouleurdanslapartiequ’ilsn’avoientplus;cequimedonnoitsujetdepenserquejenepouvoisaussiêtreentièrementassuréd’avoirmalàquelqu’undemesmembres,quoiquejesentisseenluideladouleur.Etàcesraisonsdedouterj’enaiencoreajoutédepuispeudeuxautresfortgénérales:lapremièreestquejen’ai jamais rien cru sentir étant éveillé que je ne puisse quelquefois croire aussi sentirquand jedors; et comme jenecroispasque leschosesqu’ilmesembleque je sensendormantprocèdentdequelquesobjetshorsdemoi, jenevoyoispaspourquoi jedevoisplutôtavoircettecréancetouchantcellesqu’ilmesemblequejesensétantéveillé:et laseconde,que,neconnoissantpasencoreouplutôtfeignantdenepasconnoîtrel’auteurdumonêtre,jenevoyoisrienquiputempêcherquejen’eusseétéfaittelparlanature,quejemetrompassemêmedansleschosesquimeparoissoientlesplusvéritables.Et,pourlesraisons qui m’avoient ci-devant persuadé la vérité des choses sensibles, je n’avois pasbeaucoupdepeineàyrépondre;carlanaturesemblantmeporteràbeaucoupdechosesdont la raison me détournoit, je ne croyois pas me devoir confier beaucoup auxenseignementsdecettenature.Etquoiquelesidéesquejereçoisparlessensnedépendentpointdemavolonté,jenepensoispasdevoirpourcelaconclurequ’ellesprocédoientdechosesdifférentesdemoi,puisquepeut-êtreilsepeutrencontrerenmoiquelquefaculté,bienqu’ellem’aitétéjusquesiciinconnue,quiensoitlacauseetquilesproduise.

Maismaintenantquejecommenceàmemieuxconnoîtremoi-mêmeetàdécouvrirplusclairementl’auteurdemonorigine,jenepensepasàlavéritéquejedoivetémérairementadmettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner,mais je ne pense pasaussiquejelesdoivetoutesgénéralementrévoquerendoute.

Et premièrement, pource que je sais que toutes les choses que je conçois clairement etdistinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que jepuisseconcevoir clairement etdistinctementunechose sansuneautre,pour être certainque l’une est distincte ou différente de l’autre, parce qu’elles peuvent être misesséparément,aumoinsparlatoute-puissancedeDieu;etiln’importeparquellepuissancecetteséparationsefassepourêtreobligéàlesjugerdifférentes:etpartant,decelamêmeque je connois avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’ilappartiennenécessairementaucuneautrechoseàmanatureouàmonessencesinonquejesuisunechosequipense,jeconclusfortbienquemonessenceconsisteencelaseulquejesuisunechosequipense,ouunesubstancedonttoutel’essenceoulanaturen’estquedepenser. Et quoique peut-être, ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt, j’aie uncorpsauquel je suis trèsétroitementconjoint;néanmoins,pourcequed’uncoté j’aiuneclaireetdistincteidéedemoi-même,entantquejesuisseulementunechosequipenseetnonétendue,etqued’unautrej’aiuneidéedistincteducorps,entantqu’ilestseulement

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unechoseétendueetquinepensepoint,ilestcertainquemoi,c’est-à-diremonâme,parlaquellejesuiscequejesuis,estentièrementetvéritablementdistinctedemoncorps,etqu’ellepeutêtreouexistersanslui.

De plus, je trouve en moi diverses facultés de penser qui ont chacune leur manièreparticulière; par exemple, je trouve en moi les facultés d’imaginer et de sentir, sanslesquellesjepuisbienmeconcevoirclairementetdistinctementtoutentier,maisnonpasréciproquement elles sans moi, c’est-à-dire sans une substance intelligente à qui ellessoient attachéesou àqui elles appartiennent; car, dans la notionquenous avonsde cesfacultés, ou, pour me servir des termes de l’école, dans leur concept formel, ellesenferment quelque sorte d’intellection: d’où je conçois qu’elles sont distinctes de moicomme lesmodes le sont des choses. Je connois aussi quelques autres facultés, commecelles de changer de lieu, de prendre diverses situations, et autres semblables, qui nepeuvent être conçues, non plus que les précédentes, sans quelque substance à qui ellessoient attachées, ni par conséquent exister sans elle; mais il est très évident que cesfacultés, s’ilestvraiqu’ellesexistent,doiventapparteniràquelquesubstancecorporelleou étendue, et non pas à une substance intelligente, puisque dans leur concept clair etdistinct, ilyabienquelquesorted’extensionquisetrouvecontenue,maispointdutoutd’intelligence.Deplus,jenepuisdouterqu’iln’yaitenmoiunecertainefacultépassivedesentir,c’est-à-direderecevoiretdeconnoîtrelesidéesdeschosessensibles;maisellemeseroitinutile,etjenem’enpourroisaucunementservir,s’iln’yavoitaussienmoi,ouenquelqueautrechose,uneautrefacultéactive,capabledeformeretproduirecesidées.Or,cettefacultéactivenepeutêtreenmoientantquejenesuisqu’unechosequipense,vu qu’elle ne présuppose point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souventreprésentéessansquej’ycontribueenaucunefaçon,etmêmesouventcontremongré;ilfaut donc nécessairement qu’elle soit en quelque substance différente de moi, danslaquelle toute laréalité,quiestobjectivementdansles idéesquisontproduitesparcettefaculté,soitcontenueformellementouéminemment,commejel’airemarquéci-devant:etcette substance est ou un corps, c’est-à-dire une nature corporelle, dans laquelle estcontenuformellementeteneffet toutcequiesteffectivementetparreprésentationdansces idées; oubien c’estDieumême, ouquelque autre créature plus noble que le corps.danslaquellecelamêmeestcontenuéminemment.Or,Dieun’étantpointtrompeur,ilesttrèsmanifestequ’ilnem’envoiepointcesidéesimmédiatementparlui-même,niaussiparl’entremise de quelque créature dans laquelle leur réalité ne soit pas contenueformellement,mais seulement éminemment.Car nem’ayant donné aucune faculté pourconnoître que cela soit, mais au contraire une très grande inclination à croire qu’ellespartentdeschosescorporelles,jenevoispascommentonpourroitl’excuserdetromperie,sieneffetcesidéespartoientd’ailleurs,ouétoientproduitespard’autrescausesquepardes choses corporelles: et partant il faut conclure qu’il y a des choses corporelles quiexistent.Toutefoisellesnesontpeut-êtrepasentièrement tellesquenouslesapercevonsparlessens,carilyabiendeschosesquirendentcetteperceptiondessensfortobscureetconfuse;maisaumoinsfaut-ilavouerquetoutesleschosesquejeconçoisclairementetdistinctement,c’est-à-diretoutesleschoses,généralementparlant,quisontcomprisesdansl’objetdelagéométriespéculative,s’yrencontrentvéritablement.

Mais pour ce qui est des autres choses, lesquelles ou sont seulement particulières, parexempleque lesoleil soitde tellegrandeuretde telle figure,etc.;oubiensontconçues

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moinsclairementetmoinsdistinctement,commela lumière, leson, ladouleur,etautressemblables,ilestcertainqu’encorequ’ellessoientfortdouteusesetincertaines,toutefoisdecelaseulqueDieun’estpointtrompeur,etqueparconséquentiln’apointpermisqu’ilpûtyavoiraucunefaussetédansmesopinionsqu’ilnem’aitaussidonnéquelquefacultécapabledelacorriger,jecroispouvoirconclureassurémentquej’aienmoilesmoyensdelesconnoîtreaveccertitude.Etpremièrement, iln’yapointdedouteque toutceque lanature m’enseigne contient quelque vérité: car par la nature, considérée en général, jen’entendsmaintenant autre chose queDieumême, ou bien l’ordre et la disposition queDieuaétabliedans leschosescréées;etparmanatureenparticulier, jen’entendsautrechosequelacomplexionoul’assemblagedetoutesleschosesqueDieum’adonnées.

Or,iln’yarienquecettenaturem’enseigneplusexpressémentniplussensiblement,sinonquej’aiuncorpsquiestmaldisposéquandjesensdeladouleur,quiabesoindemangeroudeboirequand j’ai les sentimentsde la faimoude la soif, etc.Etpartant jenedoisaucunementdouterqu’iln’yaitencelaquelquevérité.

Lanaturem’enseigneaussiparcessentimentsdedouleur,defaim,desoif,etc.,quejenesuispasseulementlogédansmoncorpsainsiqu’unpiloteensonnavire,maisoutrecelaque je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu etmêlé que je composecomme un seul tout avec lui. Car si cela n’étoit, lorsque mon corps est blessé, je nesentirois pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, maisj’apercevroiscetteblessureparleseulentendement,commeunpiloteaperçoitparlavuesiquelquechoseseromptdanssonvaisseau.Etlorsquemoncorpsabesoindeboireoudemanger, je connoîtrois simplement cela même, sans en être averti par des sentimentsconfusdefaimetdesoif:careneffettouscessentimentsdefaim,desoif,dedouleur,etc.,ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent etdépendentdel’unionetcommedumélangedel’espritaveclecorps.

Outre cela, la nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien,desquelsj’aiàpoursuivrelesunsetàfuirlesautresEtcertes,decequejesensdifférentessortesdecouleurs,d’odeurs,desaveurs,desons,dechaleur,dedureté,etc.,jeconclusfortbien qu’il y a dans les corps d’où procèdent toutes ces diverses perceptions des sens,quelquesvariétésquileurrépondent,quoiquepeut-êtrecesvariétésneleursoientpointeneffet semblables; et de ce qu’entre ces diverses perceptions des sens, les unesme sontagréables,etlesautresdésagréables,iln’yapointdedoutequemoncorps,ouplutôtmoi-même tout entier, en tant que je suis composé de corps et d’âme, ne puisse recevoirdiversescommoditésouincommoditésdesautrescorpsquil’environnent.

Maisilyaplusieursautreschosesqu’ilsemblequelanaturem’aitenseignées,lesquellestoutefois je n’ai pas véritablement apprises d’elle,mais qui se sont introduites enmonespritparunecertainecoutumeque j’aide juger inconsidérémentdeschoses;etainsi ilpeut aisément arriver qu’elles contiennent quelque fausseté: comme, par exemple,l’opinionquej’aiquetoutespacedanslequeliln’yarienquimeuveetfasseimpressionsurmessenssoitvide;quedansuncorpsquiestchaudilyaitquelquechosedesemblableà l’idéede la chaleurqui est enmoi; quedansun corpsblancounoir il y ait lamêmeblancheurounoirceurquejesens;quedansuncorpsameroudouxilyaitlemêmegoûtou lamêmesaveur, et ainsides autres;que les astres, les tours, et tous les autres corpséloignés, soientde lamêmefigureetgrandeurqu’ilsparoissentde loinànosyeux,etc.

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Maisafinqu’iln’yaitrienenceciquejeneconçoivedistinctement,jedoisprécisémentdéfinircequej’entendsproprementlorsquejedisquelanaturem’enseignequelquechose.Carjeprendsici lanatureeuunesignificationplusresserréequelorsquejel’appelleunassemblage ou une complexion de toutes les choses queDieum’a données; vu que cetassemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’àl’espritseul,desquelles jen’entendspoint iciparlerenparlantde lanature,comme,parexemple, la notion que j’ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plusn’avoir point été fait, et une infinité d’autres semblables, que je connois par la lumièrenaturelle sans l’aide du corps; et qu’il en comprend aussi plusieurs autres quin’appartiennentqu’aucorpsseul,etnesontpointicinonpluscontenuessouslenomdenature,commelaqualitéqu’ilad’êtrepesant,etplusieursautressemblables,desquellesjene parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m’a données, comme étantcomposéd’espritetdecorps.Or,cettenaturem’apprendbienàfuirleschosesquicausentenmoi le sentimentde ladouleur, et àmeportervers cellesquime font avoirquelquesentiment de plaisir; mais je ne vois point qu’outre cela elle m’apprenne que de cesdiversesperceptionsdessens,nousdevionsjamaisrienconcluretouchantleschosesquisont hors de nous, sans que l’esprit les ait soigneusement etmûrement examinées; carc’est,cemesemble,àl’espritseul,etnonpointaucomposédel’espritetducorps,qu’ilappartient de connoître la vérité de ces choses-là.Ainsi, quoiqu’une étoile ne fasse pasplusd’impressionenmonoeilquelefeud’unechandelle,iln’yatoutefoisenmoiaucunefacultéréelleounaturellequimeporteàcroirequ’ellen’estpasplusgrandequecefeu,mais je l’ai jugé ainsi dèsmes premières années sans aucun raisonnable fondement. Etquoiqu’enapprochantdufeujesentedelachaleur,etmêmequem’enapprochantunpeutropprèsjeressentedeladouleur,iln’yatoutefoisaucuneraisonquimepuissepersuaderqu’il y a dans le feu quelque chose de semblable à cette chaleur, non plus qu’à cettedouleur;maisseulementj’airaisondecroirequ’ilyaquelquechoseenlui,quellequ’ellepuisseêtre,qui exciteeumoices sentimentsdechaleuroudedouleur.Demêmeaussi,quoiqu’ilyaitdesespacesdanslesquelsjenetrouverienquiexciteetmeuvemessens,jenedoispasconclurepourcelaquecesespacesnecontiennenteneuxaucuncorps;maisjevoisquetantenceciqu’enplusieursautreschosessemblables,j’aiaccoutumédepervertiretconfondrel’ordredelanature,parcequecessentimentsouperceptionsdessensn’ayantété mises en moi que pour signifier à mon esprit quelles choses sont convenables ounuisiblesaucomposédontilestpartie,etjusquelàétantassezclairesetassezdistinctes,jem’en sers néanmoins comme si elles étoient des règles très certaines, par lesquelles jepusseconnoîtreimmédiatementl’essenceetlanaturedescorpsquisonthorsdemoi,delaquelletoutefoisellesnemepeuventrienenseignerquedefortobscuretconfus.

Maisj’aidéjàci-devantassezexaminécomment,nonobstantlasouverainebontédeDieu,il arrive qu’il y ait de la fausseté dans les jugements que je fais en cette sorte. Il seprésenteseulementencoreiciunedifficultétouchantleschosesquelanaturem’enseignedevoirêtresuiviesouévitées,etaussitouchantlessentimentsintérieursqu’elleamisenmoi; car il me semble y avoir quelquefois remarqué de l’erreur, et ainsi que je suisdirectement trompé par ma nature: comme, par exemple, le goût agréable de quelqueviandeenlaquelleonauramêlédupoisonpeutm’inviteràprendrecepoison,etainsimetromper. Il est vrai toutefois qu’en ceci la nature peut être excusée, car elle me porteseulementàdésirerlaviandedanslaquelleserencontreunesaveuragréable,etnonpointàdésirerlepoison,lequelluiestinconnu;defaçonquejenepuisconcluredececiautre

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chosesinonquemanatureneconnoîtpasentièrementetuniversellementtouteschoses,dequoicertes iln’yapas lieude s’étonner,puisque l’homme,étantd’unenature finie,nepeutaussiavoirqu’uneconnoissanced’uneperfectionlimitée.

Mais nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles noussommesdirectementportésparlanature,commeilarriveauxmalades,lorsqu’ilsdésirentdeboireoudemangerdeschosesquileurpeuventnuire.Ondirapeut-êtreiciquecequiest cause qu’ils se trompent, est que leur nature est corrompue mais cela n’ôte pas ladifficulté,carunhommemaladen’estpasmoinsvéritablementlacréaturedeDieuqu’unhommequiestenpleinesanté;etpartantilrépugneautantàlabontédeDieuqu’ilaitunenaturetrompeuseetfautivequel’autre.Etcommeunehorloge,composéederouesetdecontrepoids, n’observe pasmoins exactement toutes les lois de la nature lorsqu’elle estmalfaiteetqu’ellenemontrepasbienlesheuresquelorsqu’ellesatisfaitentièrementaudésirde l’ouvrier,demêmeaussi si jeconsidère lecorpsde l’hommecommeétantunemachinetellementbâtieetcomposéed’os,denerfs,demuscles,deveines,desangetdepeau,qu’encorebienqu’iln’yeûtenluiaucunesprit,ilnelaisseroitpasdesemouvoirentouteslesmêmesfaçonsqu’ilfaitàprésent,lorsqu’ilnesemeutpointparladirectiondesavolonté,niparconséquentpar l’aidede l’esprit,maisseulementpar ladispositiondesesorganes,jereconnoisfacilementqu’ilseroitaussinaturelàcecorps,étantparexemplehydropique, de souffrir la sécheresse du gosier, qui a coutume de porter à l’esprit lesentimentdelasoif,etd’êtredisposéparcettesécheresseàmouvoirsesnerfsetsesautrespartiesenlafaçonquiestrequisepourboire,etainsid’augmentersonmaletsenuireàsoi-même,qu’illuiestnaturel,lorsqu’iln’aaucuneindisposition,d’êtreportéàboirepoursonutilitéparunesemblablesécheressedegosier;etquoique,regardantàl’usageauquelunehorlogeaétédestinéeparsonouvrier,jepuissedirequ’ellesedétournedesanaturelorsqu’ellenemarquepasbienlesheures;etqu’enmêmefaçon,considérant lamachineducorpshumaincommeayantétéforméedeDieupouravoirensoitouslesmouvementsqui ont coutume d’y être, j’aie sujet de penser qu’elle ne suit pas l’ordre de sa naturequandsongosierestsec,etqueleboirenuitàsaconservation;jereconnoistoutefoisquecettedernière façond’expliquer lanatureestbeaucoupdifférentede l’autre:carcelle-cin’estautrechosequ’unecertainedénominationextérieure,laquelledépendentièrementdemapensée,quicompareunhommemaladeetunehorlogemalfaiteavec l’idéequej’aid’unhommesainetd’unehorlogebienfaite,etlaquellenesignifierienquisetrouve,eneffet dans la chosedont elle se dit; au lieuque, par l’autre façond’expliquer la nature,j’entendsquelquechosequiserencontrevéritablementdansleschoses,etpartantquin’estpointsansquelquevérité.

Mais certes, quoique au regard d’un corps hydropique ce ne soit qu’une dénominationextérieurequandonditquesanatureestcorrompuelorsque,sansavoirbesoindeboire,ilnelaissepasd’avoirlegosiersecetaride,toutefois,auregarddetoutlecomposé,c’est-à-diredel’esprit,oudel’âmeunieaucorps,cen’estpasunepuredénomination,maisbienunevéritableerreurdenature,decequ’ilasoiflorsqu’illuiesttrèsnuisibledeboire;etpartantilresteencoreàexaminercommentlabontédeDieun’empêchepasquelanaturedel’homme,prisedecettesorte,soitfautiveettrompeuse.

Pourcommencerdonccet examen, je remarque ici, premièrement,qu’ily aunegrandedifférenceentrel’espritetlecorps,encequelecorps,desanature,esttoujoursdivisible,etquel’espritestentièrementindivisible.Car,eneffet,quandjeleconsidère,c’est-à-dire

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quandjemeconsidèremoi-même,entantquejesuisseulementunechosequipense,jenepuisdistinguerenmoiaucunesparties,maisjeconnoisetconçoisfortclairementquejesuisunechoseabsolumentuneetentière.Etquoiquetoutl’espritsembleêtreuniàtoutlecorps,toutefoislorsqu’unpied,ouunbras,ouquelqueautrepartievientàenêtreséparée,jeconnoisfortbienquerienpourcelan’aétéretranchédemonesprit.Etlesfacultésdevouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas nonplus être dites proprement sesparties:carc’estlemêmeespritquis’emploietoutentieràvouloir,ettoutentieràsentiretàconcevoir,etc.Maisc’esttoutlecontrairedansleschosescorporellesouétendues:carjen’enpuisimagineraucune,pourpetitequ’ellesoit,quejenemetteaisémentenpiècesparma pensée, ou que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties, et parconséquent que je ne connoisse être divisible. Ce qui suffiroit pour m’enseigner quel’esprit ou l’âme de l’homme est entièrement différente du corps, si je ne l’avois déjàd’ailleursassezappris.

Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes lespartiesducorps,maisseulementducerveau,oupeut-êtremêmed’unedesespluspetitesparties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun,laquelle, toutes les foisqu’elleestdisposéedemêmefaçon, fait sentir lamêmechoseàl’esprit,quoiquecependantlesautrespartiesducorpspuissentêtrediversementdisposées,comme le témoignent une infinité d’expériences, lesquelles il n’est pas besoin ici derapporter.

Jeremarque,outrecela,quelanatureducorpsesttelle,qu’aucunedesespartiesnepeutêtremueparuneautrepartieunpeuéloignée,qu’ellenelepuisseêtreaussidelamêmesorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoique cette partie plus éloignéen’agissepoint.Comme,parexemple,danslacordeABCD,quiesttoutetendue,sil’onvient à tirer et remuer la dernière partieD, la premièreA ne sera pasmue d’une autrefaçonqu’ellelepourroitaussiêtresiontiroitunedespartiesmoyennesBouC,etqueladernière D demeurât cependant immobile. Et en même façon, quand je ressens de ladouleuraupied, laphysiquem’apprendquece sentiment secommuniquepar lemoyendes nerfs dispersés dans le pied, qui se trouvant tendus comme des cordes depuis làjusqu’aucerveau,lorsqu’ilssonttirésdanslepied,tirentaussienmêmetempsl’endroitducerveaud’où ils viennent, et auquel ils aboutissent, et y excitent un certainmouvementque lanaturea instituépour fairesentirde ladouleurà l’esprit,commesicettedouleurétoitdanslepied;maisparcequecesnerfsdoiventpasserparlajambe,parlacuisse,parlesreins,par ledosetpar lecol,pours’étendredepuis lepiedjusqu’aucerveau, ilpeutarriverqu’encorebienqueleursextrémitésquisontdanslepiednesoientpointremuées,maisseulementquelquesunesdeleurspartiesquipassentparlesreinsouparlecol,celanéanmoinsexcitelesmêmesmouvementsdanslecerveauquipourroientyêtreexcitésparuneblessurereçuedanslepied;ensuitedequoiilseranécessairequel’espritressentedanslepiedlamêmedouleurques’ilyavoitreçuuneblessure:etilfautjugerlesemblabledetouteslesautresperceptionsdenossens.

Enfin, je remarque que, puisque chacun desmouvements qui se font dans la partie ducerveau dont l’esprit reçoit immédiatement l’impression, ne lui fait ressentir qu’un seulsentiment, on ne peut en cela souhaiter ni imaginer rien de mieux, sinon que cemouvementfasseressentiràl’esprit,entretouslessentimentsqu’ilestcapabledecauser,celuiquiestlepluspropreetleplusordinairementutileàlaconservationducorpshumain

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lorsqu’ilestenpleinesanté.Or l’expériencenous faitconnoîtreque tous les sentimentsquelanaturenousadonnéssonttelsquejeviensdedire;etpartantilnesetrouverieneneuxquinefasseparoîtrelapuissanceetlabontédeDieu.Ainsi,parexemple,lorsquelesnerfsquisontdanslepiedsontremuésfortementetplusqu’àl’ordinaire,leurmouvementpassantparlamoelledel’épinedudosjusqu’aucerveau,yfaitlàuneimpressionàl’espritqui lui fait sentir quelque chose, à savoir de la douleur, comme étant dans le pied, parlaquellel’espritestavertietexcitéàfairesonpossiblepourenchasserlacause,commetrès dangereuse et nuisible au pied. Il est vrai que Dieu pouvoit établir la nature del’homme de telle sorte que ce mêmemouvement dans le cerveau fît sentir toute autrechose à l’esprit; par exemple, qu’il se fît sentir soi-même, ou en tant qu’il est dans lecerveau,ouentantqu’ilestdanslepied,oubienentantqu’ilestenquelqueautreendroitentrelepiedetlecerveau,ouenfinquelqueautrechosetellequ’ellepeutêtre:maisriendetoutcelan’eûtsibiencontribuéàlaconservationducorpsquecequ’illuifaitsentir.Demême,lorsquenousavonsbesoindeboire,ilnaîtdelàunecertainesécheressedanslegosier qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties intérieures du cerveau; et cemouvementfaitressentiràl’espritlesentimentdelasoif,parcequ’encetteoccasion-làiln’ya rienquinoussoitplusutilequedesavoirquenousavonsbesoindeboirepour laconservation de notre santé, et ainsi des autres. D’où il est entièrementmanifeste que,nonobstantlasouverainebontédeDieu,lanaturedel’homme,entantqu’ilestcomposédel’espritetducorps,nepeutqu’ellenesoitquelquefoisfautiveettrompeuse.Cars’ilyaquelquecausequiexcite,nondanslepied,maisenquelqu’unedespartiesdunerfquiesttendudepuislepiedjusqu’aucerveau,oumêmedanslecerveau,lemêmemouvementquisefaitordinairementquandlepiedestmaldisposé,onsentiradeladouleurcommesielleétoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé; parce qu’unmêmemouvementdanslecerveaunepouvantcauserenl’espritqu’unmêmesentiment,etcesentimentétantbeaucoupplussouventexcitéparunecausequiblesselepiedqueparuneautrequisoitailleurs, ilestbienplusraisonnablequ’ilportetoujoursàl’esprit ladouleurdupiedquecelled’aucuneautrepartie.Et,s’ilarrivequeparfoislasécheressedugosierneviennepascomme à l’ordinaire de ce que le boire est nécessaire pour la santé du corps, mais dequelquecausetoutecontraire,commeilarriveàceuxquisonthydropiques,toutefoisilestbeaucoup mieux qu’elle trompe en ce rencontre-là, que si, au contraire, elle trompoittoujourslorsquelecorpsestbiendisposé,etainsidesautres.

Etcertes,cetteconsidérationmesertbeaucoupnonseulementpourreconnoîtretoutesleserreurs auxquellesma nature est sujette,mais aussi pour les éviter ou pour les corrigerplus facilement: car, sachantque tousmes sensme signifientplusordinairement levraiquelefauxtouchantleschosesquiregardentlescommoditésouincommoditésducorps,etpouvantpresquetoujoursmeservirdeplusieursd’entreeuxpourexaminerunemêmechose,et,outrecela,pouvantuserdemamémoirepourlieret joindrelesconnoissancesprésentesauxpassées,etdemonentendementquiadéjàdécouvert toutes lescausesdemeserreurs, jenedoispluscraindredésormaisqu’ilserencontredelafaussetédansleschosesquimesontleplusordinairementreprésentéesparmessens.Etjedoisrejetertousles doutes de ces jours passés, commehyperboliques et ridicules, particulièrement cetteincertitudesigénérale,touchantlesommeil,quejenepouvoisdistinguerdelaveille:caràprésentj’yrencontreunetrèsnotabledifférence,encequenotremémoirenepeutjamaislieretjoindrenossongeslesunsaveclesautres,etavectoutelasuitedenotrevie,ainsiqu’elleadecoutumedejoindreleschosesquinousarriventétantéveillés.Eteneffet,si

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quelqu’un,lorsquejeveille,m’apparoissoittoutsoudainetdisparoissoitdemême,commefont les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où ilviendraitnioù il iroit, cene seroitpas sans raisonque je l’estimeroisun spectreouunfantôme formé dansmon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors,plutôtqu’unvraihomme.Maislorsquej’aperçoisdeschosesdontjeconnoisdistinctementet le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel ellesm’apparoissent,etque,sansaucuneinterruption,jepuislierlesentimentquej’enaiaveclasuitedurestedemavie,jesuisentièrementassuréquejelesaperçoisenveillantetnonpointdanslesommeil.Etjenedoisenaucunefaçondouterdelavéritédeceschoses-là,si,aprèsavoirappelétousmessens,mamémoireetmonentendementpourlesexaminer,il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux qui ait de la répugnance avec ce qui m’estrapportépar les autres.Car,decequeDieun’estpoint trompeur, il suitnécessairementquejenesuispointencelatrompé.Mais,parcequelanécessitédesaffairesnousobligesouvent à nous déterminer avant que nous ayons eu le loisir de les examiner sisoigneusement,ilfautavouerquelaviedel’hommeestsujetteàfaillirfortsouventdansles choses particulières; et enfin il faut reconnoître l’infirmité et la faiblesse de notrenature.

FINDESMÉDITATIONS.

OBJECTIONSAUXMÉDITATIONS.

Ce recueil,publiéen latinparDescartes, àParis,1641, et àAmsterdam,1642à lasuitedesMÉDITATIONS,aététraduitparM.Clerselier,élèveetamideDescartes,quiarevu,retouchéetreconnucette traduction.Ellea toujoursétéréimpriméeàlasuitedesMéditations.

OBJECTIONS

FAITESPARDESPERSONNESTRÈSDOCTES

CONTRE

LESPRÉCÉDENTESMÉDITATIONS,

LESRÉPONSES

DEL’AUTEUR.

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PREMIÈRESOBJECTIONS

FAITESPARM.CATÉRUS,SAVANTTHÉOLOGIENDESPAYS-BAS,SURLESIIIe,VeETVIeMÉDITATIONS.

MESSIEURS,

Aussitôtquej’aireconnuledésirquevousaviezquej’examinasseavecsoinlesécritsdeM.Descartes, j’ai pensé qu’il étoit demon devoir de satisfaire en cette occasion à despersonnesquimesontsichères, tantpourvous témoignerpar là l’estimeque je faisdevotre amitié, que pour vous faire connoitre ce qui manque à ma suffisance et à laperfectiondemonesprit;afinquedorénavantvousayezunpeuplusdecharitépourmoi,sij’enaibesoin,etquevousm’épargniezuneautrefois,sijenepuisporterlachargequevousm’avezimposée.

Onpeutdireavecvérité,selonquej’enpuisjuger,queM.Descartesestunhommed’untrèsgrandespritetd’unetrèsprofondemodestie,etsurlequeljenepensepasqueMomuslui-même put trouver à reprendre. Je pense, dit-il, donc je suis; voire même je suis lapenséemêmeou l’esprit.Celaestvrai.Orest-ilqu’enpensant j’aienmoi les idéesdeschoses,etpremièrementcelled’unêtretrèsparfaitetinfini.Jel’accorde.Maisjen’ensuispaslacause,moiquin’égalepaslaréalitéobjectived’unetelleidée:doncquelquechosedeplusparfaitquemoienestlacause;etpartantilyaunêtredifférentdemoiquiexiste,et qui a plus de perfections que je n’ai pas. Ou, comme dit saint Denys au chapitrecinquièmedesNomsdivins,ilyaquelquenaturequinepossèdepasl’êtreàlafaçondesautres choses, mais qui embrasse et contient en soi très simplement et sans aucunecirconscription tout ce qu’il y a d’essence dans l’être, et en qui toutes choses sontrenferméescommedanslacausepremièreetuniverselle.

Mais je suis icicontraintdem’arrêterunpeu,depeurdemefatiguer trop;car j’aidéjàl’espritaussiagitéqueleflottantEuripe:j’accorde,jenie,j’approuve,jeréfute,jeneveuxpasm’éloignerdel’opiniondecegrandhomme,ettoutefoisjen’ypuisconsentir.Car,jevousprie,quellecauserequiertuneidée?oudites-moicequec’estqu’idée.Sijel’aibiencompris,c’estlachosemêmepenséeentantqu’elleestobjectivementdansl’entendement.Mais qu’est-ce qu’être objectivement dans l’entendement? Si je l’ai bien appris, c’estterminer à la façon d’un objet l’acte de l’entendement, ce qui en effet n’est qu’unedénominationextérieure,etquin’ajouterienderéelàlachose.Car,toutainsiqu’êtrevun’estenmoiautrechosesinonquel’actequelavisiontendversmoi,demêmeêtrepensé,ou être objectivement dans l’entendement, c’est terminer et arrêter en soi la pensée del’esprit; ce qui se peut faire sans aucun mouvement et changement en la chose, voiremême sans que la chose soit. Pourquoi donc rechercherai-je la cause d’une chose quiactuellementn’estpoint,quin’estqu’unesimpledénominationetunpurnéant?

Etnéanmoins,ditcegrandesprit,decequ’uneidéecontientunetelleréalitéobjective,oucelle-làplutôtqu’uneautre,elledoitsansdouteavoirceladequelquecause.Aucontraire,d’aucune;carlaréalitéobjectiveestunepuredénomination:actuellementellen’estpoint.Orl’influencequedonneunecauseestréelleetactuelle:cequiactuellementn’estpoint,ne la peut pas recevoir, et partant ne peut pas dépendre ni procéder d’aucune véritable

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cause,tants’enfautqu’ilenrequière.Doncj’aidesidées,maisiln’yapointdecausesdecesidées;tants’enfautqu’ilyenaituneplusgrandequemoietinfinie.

Maisquelqu’unmedirapeut-être,Sivousn’assignezpointdecauseauxidées,dites-nousaumoinslaraisonpourquoicetteidéecontientplutôtcetteréalitéobjectivequecelle-la:c’esttrèsbiendit;carjen’aipascoutumed’êtreréservéavecmesamis,maisjetraiteaveceux libéralement. Je dis universellement de toutes les idées ce queM. Descartes a ditautrefoisdutriangle:Encorequepeut-être,dit-il,iln’yaitenaucunlieudumondehorsdemapenséeune telle figure, etqu’iln’yenait jamais eu, ilne laissepasnéanmoinsd’yavoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle estimmuableetéternelle.Ainsicettevéritéestéternelle,etellenerequiertpointdecause.Unbateauestunbateau,etrienautrechose;DavusestDavus,etnonOEdipus.Sinéanmoinsvousmepressezdevousdireuneraison,jevousdiraiquecelavientdel’imperfectiondenotre esprit, qui n’est pas infini: car, ne pouvant par une seule appréhension embrasserl’univers,c’est-à-diretoutl’êtreettoutlebienengénéral,quiesttoutensembleettoutàlafois,illediviseetlepartage;etainsicequ’ilnesauroitenfanterouproduiretoutentier,illeconçoitpetitàpetit,oubien,commeonditenl’école(inadoequaté),imparfaitementetparpartie.Maiscegrandhommepoursuit:«Or,pourimparfaitequesoitcettefaçond’être,par laquelle une chose est objectivement dans l’entendement par son idée, certes on nepeutpasnéanmoinsdirequecettefaçonetmanière-lànesoitrien,niparconséquentquecetteidéevientdunéant.»

Ilyaicidel’équivoque;carsicemotrienestlamêmechosequen’êtrepasactuellement,eu effet ce n’est rien, parce qu’elle n’est pas actuellement, et ainsi elle vient du néant,c’est-à-direqu’ellen’apointdecause.Maissicemotrienditquelquechosedefeintparl’esprit,qu’ilsappellentvulgairementêtrederaison,cen’estpasunrien,maisunechoseréelle,quiestconçuedistinctement.Etnéanmoins,parcequ’elleestseulementconçue,etqu’actuellement elle n’est pas, elle peut à la vérité être conçue, mais elle ne peutaucunementêtrecauséeoumisehorsdel’entendement.

«Maisjeveux,dit-il,outrecelaexaminersimoi,quiaicelleidéedeDieu,jepourroisêtre,encasqu’iln’yeûtpointdeDieu,ou (comme ildit immédiatementauparavant) encasqu’iln’yeûtpointd’êtreplusparfaitquelemien,etquiaitmisenmoisonidée.Car(dit-il) de qui aurois-je mon existence? peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou dequelquesautres,etc.:orest-ilquesijel’avoisdumoi-même,jenedouteroispointninedésireroispoint,et ilnememanqueroitaucunechose;car jemeseroisdonné toutes lesperfectionsdont j’aienmoiquelque idée,etainsimoi-même jeseroisDieu.Quesi j’aimonexistenced’autrui,jeviendraienfinàcequil’adesoi;etainsilemêmeraisonnementquejeviensdefairepourmoiestpourlui,etprouvequ’ilestDieu.»Voilàcertes,àmonavis,lamêmevoiequesuitsaintThomas,qu’ilappellelavoiedelacausalitédelacauseefficiente,laquelleilatiréeduPhilosophe,hormisquesaintThomasniAristotenesesontpas souciés des causes des idées. Et peut-être n’en étoit-il pas besoin; car pourquoi nesuivrai-jepaslavoielaplusdroiteetlamoinsécartée?Jepense,doncjesuis,voiremêmejesuisl’espritmêmeetlapensée;or,cettepenséeetcetesprit,ouilestparsoi-mêmeouparautrui;siparautrui,celui-làenfinparquiest-il?s’ilestparsoi,doncilestDieu;carcequiestparsoiseseraaisémentdonnétouteschoses.

Je prie ici ce grand personnage et le conjure de ne se point cacher à un lecteur qui est

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désireuxd’apprendre,etquipeut-êtren’estpasbeaucoupintelligent.Carcemotparsoiestpris endeux façons: en lapremière, il est prispositivement, à savoir par soi-même,commeparunecause;etainsicequiseroitparsoietsedonneroit l’êtreàsoi-même,si,par un choix prévu et prémédité, il se donnoit ce qu’il voudroit, sans doute qu’il sedonneroit toutes choses, etpartant il seraitDieu.En la seconde, cemotparsoi est prisnégativementetest lamêmechosequedesoi-mêmeounonparautrui;etc’estdecettefaçon,sijem’ensouviens,qu’ilestprisdetoutlemonde.

Ormaintenant,siunechoseestparsoi,c’est-à-direnonparautrui,commentprouverez-vous pour cela qu’elle comprend tout et qu’elle est infinie? car, à présent, je ne vousécoute point, si vous dites, Puisqu’elle est par soi elle se sera aisément donné touteschoses;d’autantqu’ellen’estpasparsoicommeparunecause,etqu’ilne luiapasétépossible,avant,qu’ellefût,deprévoircequ’ellepourraitêtrepourchoisircequ’elleseroitaprès. Il me souvient d’avoir autrefois entendu Suarez raisonner de la sorte: Toutelimitationvientd’unecause;carunechoseestfinieetlimitée,unparcequelacauseneluiapudonnerriendeplusgrandnideplusparfait,ouparcequ’ellenel’apasvoulu:sidoncquelquechoseestparsoietnonparunecause,ilestvraidedirequ’elleestinfinieetnonlimitée.

Pourmoi,jen’acquiescepastout-à-faitàceraisonnement;car,qu’unechosesoitparsoitantqu’ilvousplaira,c’est-à-direqu’ellenesoitpointparautrui,quepourrez-vousdiresicette limitation vient de ses principes internes et constituants, c’est-à-dire de sa formemêmeetdesonessence,laquellenéanmoinsvousn’avezpasencoreprouvéêtreinfinie?Certainement, si vous supposez que le chaud est chaud, il sera chaud par ses principesinternesetconstituants,etnonpasfroid,encorequevousimaginiezqu’ilnesoitpasparautrui ce qu’il est. Je ne doute point queM.Descartes nemanque pas de raisons poursubstituer à ce que les autres n’ont peut-être pas assez suffisamment expliquéni déduitassezclairement.

Enfin, jeconviensaveccegrandhommeencequ’ilétablitpourrèglegénérale«queleschosesquenousconcevonsfortclairementetfortdistinctementsonttoutesvraies.»Mêmejecroisquetoutcequejepenseestvrai:etilyadéjàlongtempsquej’airenoncéàtoutesleschimèresetàtouslesêtresderaison,caraucunepuissancenesepeutdétournerdusonpropreobjet;silavolontésemeut,elletendaubien;lessensmêmesnesetrompentpoint:carlavuevoitcequ’ellevoit,l’oreilleentendcequ’elleentend;etsionvoitdel’oripeau,onvoitbien;maisousetrompelorsqu’ondétermineparsonjugementquecequel’onvoitestdel’or.Etalorsc’estqu’onneconçoitpasbien,ouplutôtqu’onneconçoitpoint;car,commechaquefaculténesetrompepointverssonpropreobjet,siunefoisl’entendementconçoit clairement et distinctement une chose, elle est vraie; de sorte queM.Descartesattribueavecbeaucoupderaisontoutesleserreursaujugementetàlavolonté.

Maismaintenantvoyonssicequ’ilveut inférerdecetterègleestvéritable.«Jeconnois,dit-il,clairementetdistinctement l’Être infini;doncc’estunêtrevraietquiestquelquechose.» Quelqu’un lui demandera: Connoissez-vous clairement et distinctement l’Êtreinfini? Que veut donc dire cette commune maxime, laquelle est reçue d’un chacun:L’infini, en tant qu’infini, est inconnu. Car si, lorsque je pense à un chiliogone, mereprésentantconfusémentquelquefigure,jen’imagineouneconnoispasdistinctementcechiliogone,parcequejenemereprésentepasdistinctementsesmillecôtés,commentest-

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cequejeconcevraidistinctementetnonpasconfusément l’Être infini,entantqu’infini,vuque jenepuisvoirclairement,etcommeaudoigtetà l’oeil, les infiniesperfectionsdontilestcomposé?

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Etc’estpeut-être cequ’avouludire saintThomas: car, ayantniéquecetteproposition,Dieuest,fûtclaireetconnuesanspreuve,ilsefaitàsoi-mêmecetteobjectiondesparolesdesaintDamascène:LaconnaissancequeDieuest,estnaturellementempreinteenl’espritde tous leshommes;doncc’estunechoseclaire,etquin’apointbesoindepreuvepourêtreconnue.Aquoi il répond:Connoitreque.Dieuestengénéral,et,commeilditsousquelque confusion, à sa voir en tant: qu’il est la béatitude de l’homme, cela estnaturellementimpriméennous;maiscen’estpas,dit-il,connoîtresimplementqueDieuest;toutainsiqueconnoitrequequelqu’unvient,cen’estpasconnoîtrePierre;encorequecesoitPierrequivienne,etc.Commes’ilvouloitdirequeDieuestconnusousuneraisoncommune on de fin dernière, oumême de premier être et très parfait, ou enfin sous laraisond’unêtrequicomprendetembrasseconfusémentetengénéraltouteschoses;maisnonpassouslaraisonpréciseclésonêtre,carainsiilestinfinietnousestinconnu.Jesaisque M. Descartes répondra facilement à celui qui l’interrogera de la sorte: je croisnéanmoinsqueleschosesquej’allègueici,seulementparformed’entretienetd’exercice,ferontqu’il se ressouviendradecequeditBoëce,qu’ilyacertainesnotionscommunesquinepeuventêtreconnuessanspreuvesqueparlessavants.Desortequ’ilnesefautpasfortétonnersiceux-làinterrogentbeaucoupquidésirentsavoirplusquelesautres,ets’ilss’arrêtent long-temps à considérer ce qu’ils savent avoir été dit et avancé, comme lepremieretprincipalfondementdetoutel’affaire,etquenéanmoinsilsnepeuvententendresansunelonguerechercheetunetrèsgrandeattentiond’esprit.

Maisdemeuronsd’accorddeceprincipe,etsupposonsquequelqu’unait l’idéeclaireetdistincted’unêtresouverainetsouverainementparfait:queprétendez-vousinférerdelà?C’estàsavoirquecetêtreinfiniexiste;etcelasicertainement,quejedoisêtreaumoinsaussi assuré de l’existence de Dieu, que je l’ai été jusques ici de la vérité desdémonstrationsmathématiques;ensortequ’iln’yapasmoinsderépugnancedeconcevoirunDieu,c’est-à-direunêtresouverainementparfait,auquelmanque l’existence,c’est-à-direauquelmanquequelqueperfection,quedeconcevoirunemontagnequin’aitpointdevallée.C’esticilenoeuddetoutelaquestion;quicèdeàprésent,ilfautqu’ilseconfessevaincu:pourmoi,quiaiaffaireavecunpuissantadversaire,ilfautquej’esquiveunpeu,afin qu’ayant à être vaincu, je diffère aumoins pour quelque temps ce que je ne puiséviter.

Et, premièrement, encore que nous n’agissions pas ici par autorité,mais seulement parraison,néanmoins,depeurqu’ilnesemblequejemeveuilleopposersanssujetàcegrandesprit,écoutezplutôtsaintThomas,quisefaitàsoi-mêmecetteobjection:aussitôtqu’onacomprisetentenducequesignifiecenomDieu,onsaitqueDieuest;car,parcenom,onentend une chose telle que rien de plus grand ne peut être conçu. Or, ce qui est dansl’entendementeteneffetestplusgrandquecequiestseulementdansl’entendement;c’estpourquoi, puisque ce nomDieu étant entendu, Dieu est dans l’entendement, il s’ensuitaussiqu’ilesteneffet;lequelargumentjerendsainsienforme:Dieuestcequiesttelqueriendeplusgrandnepeutêtreconçu;maiscequiesttelqueriendeplusgrandnepeutêtre conçu enferme l’existence: donc Dieu, par son nom ou par son concept, enfermel’existence;etpartantilnepeutêtreniêtreconçusansexistence.Maintenantdites-moi,jevousprie,n’est-cepaslàlemêmeargumentdeM.Descartes?SaintThomasdéfinitDieuainsi,Cequiesttelqueriendeplusgrandnepeutêtreconçu;M.Descartesl’appelleunêtre souverainement parfait: certes rien de plus grand que lui ne peut être conçu. Saint

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Thomas poursuit: ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enfermel’existence;autrementquelquechosedeplusgrandqueluipourroitêtreconçu,àsavoircequiestconçuenfermeaussil’existence.MaisM.Descartesnesemble-t-ilpasseservirdelamêmemineuredanssonargument:Dieuestunêtresouverainementparfait;orest-ilquel’être souverainement parfait enferme l’existence, autrement il ne seroit passouverainementparfait.SaintThomasinfère:donc,puisquecenomDieuétantcomprisetentendu,ilestdansl’entendement,ils’ensuitaussiqu’ilesteueffet;c’est-à-diredecequedans leconceptoulanotionessentielled’unêtre telqueriendeplusgrandnepeutêtreconçu l’existenceest compriseet enfermée, il s’ensuitquecet être existe.M.Descartesinfère la même chose. «Mais, dit-il, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sansexistence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existevéritablement.» Que maintenant saint Thomas réponde à soi-même et à M. Descartes.Posé, dit-il, que chacun entende que par ce nomDieu il est signifié ce qui a été dit, àsavoircequiesttelqueriendeplusgrandnepeutêtreconçu,ilnes’ensuitpaspourcelaqu’onentendequelachosequiestsignifiéeparcenomsoitdanslanature,maisseulementdansl’appréhensiondel’entendement.Etonnepeutpasdirequ’ellesoiteneffet,sionnedemeured’accordqu’ilyaeneffetquelquechosetelqueriendeplusgrandnepeutêtreconçu; ce que ceux-là nient ouvertement, qui disent qu’il n’y a point deDieu.D’où jeréponds aussi en peu de paroles, Encore que l’on demeure d’accord que l’êtresouverainementparfaitparsonproprenomemportel’existence,néanmoinsilnes’ensuitpas que cette même existence soit dans la nature actuellement quelque chose, maisseulement qu’avec le concept ou la notion de l’être souverainement parfait, celle del’existenceestinséparablementconjointe.D’oùvousnepouvezpasinférerquel’existencedeDieusoitactuellementquelquechose,sivousnesupposezquecetêtresouverainementparfaitexisteactuellement;carpourlorsilcontiendraactuellementtouteslesperfections,etcelleaussid’uneexistenceréelle.

Trouvez bon maintenant qu’après tant de fatigue je délasse un peu mon esprit. Cecomposé,«unlionexistant,enfermeessentiellementcesdeuxparties,àsavoir,unlionetl’existence;carsivousôtezl’uneoul’autre,ceneserapluslemêmecomposé.MaintenantDieun’a-t-ilpasdetouteéternité,connuclairementetdistinctementcecomposé?Etl’idéedececomposé,entantquetel,n’enferme-t-ellepasessentiellementl’uneetl’autredecesparties? C’est-à-dire l’existence n’est-elle pas de l’essence de ce composé un lionexistant?EtnéanmoinsladistincteconnoissancequeDieuenaeuedetouteéterniténefaitpasnécessairementquel’uneoul’autrepartiedececomposésoit,sionnesupposequetout ce composé est actuellement; car alors if enfermera et contiendra en soi toutes sesperfections essentielles, et partant aussi l’existence actuelle. De même, encore que jeconnoisseclairementetdistinctementl’êtresouverain,etencorequel’êtresouverainementparfaitdans sonconcept essentiel enferme l’existence,néanmoins il ne s’ensuitpasquecetteexistencesoitactuellementquelquechose,sivousnesupposezquecetêtresouverainexiste;caralors,avectoutessesautresperfections,ilenfermeraaussiactuellementcelledel’existence;etainsiilfautprouverd’ailleursquecetêtresouverainementparfaitexiste.

J’endiraipeu touchant l’essencede l’âmeet sadistinction réelled’avec lecorps;car jeconfessequecegrandespritm’adéjà tellement fatiguéqu’au-delà jenepuisquasiplusrien.S’ilyaunedistinctionentre l’âmeet le corps, il semble laprouverdecequecesdeuxchosespeuventêtreconçuesdistinctementetséparémentl’unedel’autre.Etsurcela

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jemetscesavanthommeauxprisesavecScot,quiditqu’afinqu’unechosesoitcouruedistinctementetséparémentd’uneautre,ilsuffitqu’ilyaitentreellesunedistinction,qu’ilappelleformelleetobjective,laquelleilmetentreladistinctionréelleetcellederaison;etc’est ainsi qu’il distingue la justice deDieu d’avec samiséricorde; car elles ont, dit-il,avant aucuneopérationde l’entendementdes raisons formellesdifférentes, en sorte quel’une n’est pas l’autre; et néanmoins ce seroit une mauvaise conséquence de dire, Lajustice peut être conçue séparément d’avec la miséricorde, donc elle peut aussi existerséparément.Maisjenevoispasquej’aidéjàpassélesbornesd’unelettre.

Voilà,Messieurs,leschosesquej’avoisàdiretouchantcequevousm’avezproposé;c’està vousmaintenant d’en être les juges. Si vous prononcez enma faveur, il ne sera pasmalaiséd’obligerM.Descartesànemevouloirpointdemal,sijeluiaiunpeucontredit;quesivousêtespour lui, jedonnedèsàprésent lesmains,etmeconfessevaincu,etced’autantplusvolontiersquejecraindroisdel’êtreencoreuneautrefois.Adieu.

RÉPONSESDEL’AUTEURAUXPREMIÈRESOBJECTIONS.

MESSIEURS,

Jevousconfessequevousavezsuscitécontremoiunpuissantadversaire,duquell’espritetladoctrineeussentpumedonnerbeaucoupdepeine,sicetofficieuxetdévotthéologienn’eûtmieux aimé favoriser la causedeDieu et cellede son foibledéfenseur, quede lacombattreàforceouverte.Maisquoiqu’illuiaitététrèshonnêted’enuserdelasorte,jenepourroispasm’exempterdeblâmesijetâchoisdem’enprévaloir:c’estpourquoimondesseinestplutôtdedécouvrir ici l’artificedont ils’estservipourm’assister,quedeluirépondrecommeàunadversaire.

Il a commencé par une briève déduction de la principale raison dont je me sers pourprouverl’existencedeDieu,afinqueleslecteurss’enressouvinssentd’autantmieux.Puis,ayant succinctement accordé les choses qu’il a jugées être suffisamment démontrées, etainsi lesayantappuyéesdesonautorité, ilestvenuaunoeudde ladifficulté,quiestdesavoircequ’ilfauticientendreparlenomd’idée,etquellecausecetteidéerequiert.

Or,j’aiécritquelquepart«quel’idéeestlachosemêmeconçue,oupensée,entantquelleest objectivement dans l’entendement,» lesquelles paroles il feint d’entendre toutautrement que je ne les ai dites, afin de me donner occasion de les expliquer plusclairement.«Être,dit-il,objectivementdansl’entendement,c’esttermineràlafaçond’unobjetl’actedel’entendement,cequin’estqu’unedénominationextérieure,etquin’ajouterienderéelàlachose,etc.»Oùilfautremarquerqu’ilaégardàlachosemême,entantqu’elleesthorsde l’entendement,au respectde laquellec’estdevraiunedénominationextérieurequ’ellesoitobjectivementdansl’entendement;maisquejeparledel’idéequin’estjamaishorsdel’entendement,etaurespectdelaquelleêtreobjectivementnesignifieautrechosequ’êtredansl’entendementenlamanièrequelesobjetsontcoutumed’yêtre.Ainsi, par exemple, si quelqu’un demande qu’est-ce qui arrive au soleil de ce qu’il estobjectivementdansmonentendement,onrépondfortbienqu’ilneluiarriverienqu’une

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dénominationextérieure,savoirestqu’iltermineàlafaçond’unobjetl’opérationdemonentendement:maissi l’ondemandedel’idéedusoleilcequec’est,etqu’onrépondquec’est la chose même pensée, en tant qu’elle est objectivement dans l’entendement,personnen’entendraquec’est lesoleilmême,en tantquecetteextérieuredénominationest en lui. Et là être objectivement dans l’entendement ne signifiera pas terminer sonopérationàlafaçond’unobjet,maisbienêtredansl’entendementenlamanièrequesesobjetsontcoutumed’yêtre:entellesortequel’idéedusoleilestlesoleilmêmeexistantdans l’entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, maisobjectivement, c’est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d’exister dansl’entendement:laquellefaçond’êtreestdevraibienplusimparfaitequecelleparlaquelleleschosesexistenthorsdel’entendement;maispourtantcen’estpasunpurrien,commej’aidéjàditci-devant.

Etlorsquecesavantthéologienditqu’ilyadel’équivoqueencesparoles,unpurrien,ilsembleavoirvoulum’avertirdecellequejevienstoutmaintenantderemarquer,depeurque je n’y prisse pas garde. Car il dit premièrement qu’une chose ainsi existante dansl’entendementparson idéen’estpasunêtreréelouactuel,c’est-à-direquecen’estpasquelquechosequisoithorsdel’entendement,cequiestvrai;etaprèsilditaussiquecen’estpasquelquechosedefeintparl’esprit,ouunêtrederaison,maisquelquechosederéel,quiestconçudistinctement:par lesquellesparoles iladmetentièrement toutcequej’ai avancé; mais néanmoins il ajoute, parce que cette chose est seulement conçue, etqu’actuellementellen’estpas,c’est-à-direparcequ’elleestseulementuneidéeetnonpasquelquechosehorsdel’entendement,ellepeutàlavéritéêtreconçue,maisellenepeutaucunementêtrecauséeoumisehorsdel’entendement,c’est-à-direqu’ellen’apasbesoindecausepourexisterhorsdel’entendement:cequejeconfesse,carhorsdeluiellen’estrien;maiscerteselleabesoindecausepourêtreconçue,etc’estdecelle-làseulequ’ilesticiquestion.Ainsi,siquelqu’unadansl’espritl’idéedequelquemachinefortartificielle,onpeutavecraisondemanderquelleestlacausédecetteidée;etcelui-lànesatisferoitpasquidiroitquecette idéehorsde l’entendementn’est rien,etpartantqu’ellenepeutêtrecausée,maisseulementconçue;caronnedemandeicirienautrechose,sinonquelleestlacause pourquoi elle est conçue: celui-là ne satisfera pas non plus qui dira quel’entendementmêmeenestlacause,commeétantunedesesopérations;caronnedoutepointdecela,maisseulementondemandequelleestlacausedel’artificeobjectifquiestenelle.Car,quecette idéecontienneun telartificeobjectifplutôtqu’unautre,elledoitsansdouteavoirceladequelquecause;etl’artificeobjectifestlamêmechoseaurespectdecetteidée,qu’unrespectdel’idéedeDieularéalitéouperfectionobjective.Etdevrail’onpeutassignerdiversescausesdecetartifice;carouc’estquelqueréelleetsemblablemachinequ’onauravueauparavant,àlaressemblancedelaquellecetteidéeaétéformée,ouune grande connoissance de lamécanique qui est dans l’entendement de celui qui acette idée, ou peut-être une grande subtilité d’esprit, par le moyen de laquelle il a pul’inventer sans aucune autre connoissance précédente. Et il faut remarquer que toutl’artifice,quin’estqu’objectivementdanscetteidée,doitparnécessitéêtreformellementouéminemmentdanssacause,quellequecettecausepuisseêtre.Lemêmeaussifaut-ilpenserdelaréalitéobjectivequiestdansl’idéedeDieu.Maisenquiest-cequetoutecetteréalitéouperfectionsepourraainsirencontrer,sinonenDieuréellementexistant?Etcetesprit excellent a fort bien vu toutes ces choses; c’est pourquoi il confesse qu’on peutdemanderpourquoicetteidéecontientcetteréalitéobjectiveplutôtqu’uneautre,àlaquelle

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demandeilarépondupremièrement:«quedetouteslesidéesilenestdemêmequedeceque j’ai écrit de l’idée du triangle, savoir est que bien que peut-être il n’y ait point detriangleenaucunlieudumonde,ilnelaissepasnéanmoinsd’yavoirunecertainenature,ou forme, ou essence déterminée du triangle, laquelle est immuable et éternelle;» etlaquelleilditn’avoirpasbesoindecause.Cequenéanmoinsilabienjugénepouvoirpassatisfaire;car,encorequelanaturedutrianglesoitimmuableetéternelle,iln’estpaspourcelamoinspermisdedemanderpourquoisonidéeestennous.C’estpourquoiilaajouté:«Sinéanmoinsvousmepressezdevousdireune raison, jevousdiraiquecelavientdel’imperfectiondenotreesprit,etc.»Parlaquelleréponseilsemblen’avoirvoulusignifierautrechose,sinonqueceuxquisevoudronticiéloignerdemonsentimentnepourrontrienrépondredevraisemblable.Car, eneffet, iln’estpasplusprobablededireque lacausepourquoil’idéedeDieuestennoussoitl’imperfectiondenotreesprit,quesiondisoitquel’ignorancedesmécaniquesfûtlacausepourquoinousimaginonsplutôtunemachinefortpleined’artificequ’uneautremoinsparfaite;car, toutaucontraire,siquelqu’una l’idéed’unemachine dans laquelle soit contenu tout l’artifice que l’on sauroit imaginer, l’oninfèrefortbiendelàquecetteidéeprocèded’unecausedanslaquelleilyavoitréellementeteneffettoutl’artificeimaginable,encorequ’ilnesoitqu’objectivementetnonpointeneffetdanscetteidée.Etparlamêmeraison,puisquenousavonsennousl’idéedeDieu,danslaquelletoutelaperfectionestcontenuequel’onpuissejamaisconcevoir,onpeutdelà conclure très évidemment que cette idée dépend et procède de quelque cause quicontientensoivéritablementtoutecetteperfection,àsavoirdeDieuréellementexistant.Etcertesladifficulténeparoîtroitpasplusgrandeenl’unqu’enl’autre,si,commetousleshommesnesontpassavantsenlamécanique,etpourcelanepeuventpasavoirdesidéesdemachinesfortartificielles,ainsitousn’avoientpaslamêmefacultédeconcevoirl’idéede Dieu; mais, parce qu’elle est empreinte d’une même façon dans l’esprit de tout lemonde, et que nous ne voyons pas qu’elle nous vienne jamais d’ailleurs que de nous-mêmes,noussupposonsqu’elleappartientàlanaturedenotreesprit;etcertesnonmalàpropos:mais nous oublions une autre chose que l’on doit principalement considérer, etd’oùdépendtoutelaforceettoutelalumièreoul’intelligencedecetargument,quiestquecette faculté d’avoir en soi l’idée deDieu ne pourroit être en nous si notre esprit étoitseulementunechosefinie,commeilesteneffet,etqu’iln’eûtpointpourcausedesonêtreunecausequifûtDieu.C’estpourquoi,outrecela,j’aidemandé,savoir,sijepourroisêtreencasqueDieunefûtpoint;nontantpourapporteruneraisondifférentedelaprécédente,quepourl’expliquerplusparfaitement.

Maisicilacourtoisiedecetadversairemejettedansunpassageassezdifficile,etcapabled’attirersurmoil’envieetlajalousiedeplusieurs;carilcomparemonargumentavecunautretirédesaintThomasetd’Aristote,commes’ilvouloitparcemoyenm’obligeràdirelaraisonpourquoiétantentréaveceuxdansunmêmechemin, jene l’aipasnéanmoinssuivientouteschoses;maisjelepriedemepermettredenepointparlerdesautres,etderendreseulementraisondeschosesquej’aiécrites.Premièrementdonc,jen’aipointtirémonargumentdecequejevoyoisquedansleschosessensiblesilyavoitunordreouunecertainesuitedecausesefficientes;partieàcausequej’aipenséquel’existencedeDieuétoitbeaucoupplusévidentequecelled’aucunechosesensible;etpartieaussipourcequejenevoyoispasquecettesuitedecausesmepûtconduireailleursqu’àmefaireconnoîtrel’imperfectiondemonesprit, enceque jenepuiscomprendrecommentune infinitédetelles causesont tellement succédé lesunes auxautresde toute éternitéqu’il n’y en ait

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pointeudepremière:carcertainement,decequejenepuiscomprendrecela,ilnes’ensuitpasqu’ilyendoiveavoirunepremière;nonplusquedecequejenepuiscomprendreuneinfinitédedivisionsenunequantité finie, ilne s’ensuitpasque l’onpuisseveniràunedernière, après laquelle cette quantité ne puisse plus être divisée; mais bien il suitseulementquemonentendement,quiestfini,nepeutcomprendrel’infini.C’estpourquoij’ai mieux aimé appuyer mon raisonnement sur l’existence de moi-même, laquelle nedépendd’aucunesuitedecauses,etquim’estsiconnuequeriennelepeutêtredavantage:et, m’interrogeant sur cela moi-même, je n’ai pas tant cherché par quelle cause j’aiautrefoisétéproduit,quej’aicherchéquelleestlacausequiàprésentmeconserve,afindemedélivrerparcemoyende toute suiteet successiondecauses.Outrecela, jen’aipascherchéquelle est la causedemonêtre en tantque je suis composédecorpsetd’âme,maisseulementetprécisémententantquejesuisunechosequipense,cequejecroisneservir pas peu à ce sujet: car ainsi j’ai pu beaucoup mieux me délivrer des préjugés,considérercequedictelalumièrenaturelle,m’interrogermoi-même,ettenirpourcertainqueriennepeutêtreenmoidont jen’aiequelqueconnoissance:cequieneffetest toutautrechosequesi,decequejevoisquejesuisnédemonpère,jeconsidéroisquemonpèrevientaussidemonaïeul;etsi,voyantqu’enrecherchantainsilespèresdemespèresje ne pourrois pas continuer ce progrès à l’infini, pourmettre fin à cette recherche, jeconcluoisqu’ilyaunepremièrecause.Deplus,jen’aipasseulementrecherchéquelleestlacausedemonêtreentantquejesuisunechosequipense;maisjel’aiprincipalementetprécisémentrecherchéeentantquejesuisunechosequipense,qui,entreplusieursautrespensées,reconnoisavoirenmoil’idéed’unêtresouverainementpartait;carc’estdecelaseulquedépendtoutelaforcedemadémonstration.Premièrement,parcequecetteidéemefaitconnoîtrecequec’estqueDieu,aumoinsautantquejesuiscapabledeleconnoître:et,selonlesloisdelavraielogique,onnedoitjamaisdemanderd’aucunechosesielleest,qu’onne sachepremièrement cequ’elle est.En second lieu, parcequec’est cettemêmeidéequimedonneoccasiond’examinersijesuisparmoiouparautrui,etdereconnoîtremes défauts.Et, en dernier lieu, c’est elle quim’apprendque non seulement il y a unecausedemonêtre,maisdeplusaussiquecettecausecontienttoutessortesdeperfections,etpartantqu’elleestDieu.Enfin,jen’aipointditqu’ilestimpossiblequ’unechosesoitlacauseefficientedesoi-même;car,encorequecelasoitmanifestementvéritable,lorsqu’onrestreintlasignificationd’efficientàcescausesquisontdifférentesdeleurseffets,ouquilesprécèdent en temps, il semble toutefoisquedans cettequestion ellenedoit pas êtreainsirestreinte,tantparcequeceseroitunequestionfrivole,carquinesaitqu’unemêmechose ne peut pas être différente de soi-même ni se précéder en temps? comme aussiparcequelalumièrenaturellenenousdictepointquecesoitlepropredelacauseefficientdeprécéderentempssoneffet;caraucontraire,àproprementparier,ellen’apointlenomni la nature de cause efficiente, sinon lorsqu’elle produit son effet, et partant elle n’estpointdevant lui.Maiscertes la lumièrenaturellenousdictequ’iln’yaaucunechosedelaquelle il ne soit loisible de demander pourquoi elle existe, ou bien dont on ne puisserechercherlacauseefficiente;ou,siellen’enapoint,demanderpourquoiellen’enapasbesoin;desorteque,sijepensoisqu’aucunechosenepeutenquelquefaçonêtreàl’égarddesoi-mêmecequelacauseefficienteestàl’égarddesoneffet,tants’enfautquedelàjevoulusseconclurequ’ilyaunepremièrecause,qu’aucontrairedecelle-làmêmequ’onappelleroitpremière, je rechercheraisderechef lacause,etainsi jeneviendrois jamaisàune première. Mais certes j’avoue franchement qu’il peut y avoir quelque chose dans

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laquelle il y ait une puissance si grande et si inépuisable qu’elle n’ait jamais eu besoind’aucun secours pour exister, et qui n’eu ait pas encore besoin maintenant pour êtreconservée,etainsiquisoitenquelquefaçonlacausedesoi-même;etjeconçoisqueDieuesttel:car,toutdemêmequebienquej’eusseétédetouteéternité,etqueparconséquentiln’yeûtrieneuavantmoi,néanmoins,parcequejevoisquelespartiesdutempspeuventêtreséparéeslesunesd’aveclesautres,etqu’ainsi,dececequejesuismaintenant,ilnes’ensuitpasquejedoiveêtreencoreaprès,si,pourainsiparler,jenesuiscréédenouveauà chaquemoment par quelque cause, je ne ferois point difficulté d’appeler efficiente lacause quime crée continuellement en cette façon, c’est-à-dire quime conserve. Ainsi,encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parceque c’est lui-même qui en effet seconserve, ilsemblequ’assezproprement ilpeutêtreditetappelé lacausedesoi-même.Toutefoisilfautremarquerquejen’entendspasiciparlerd’uneconservationquisefasseparaucuneinfluenceréelleetpositivedelacauseefficiente,maisquej’entendsseulementquel’essencedeDieuesttelle,qu’ilestimpossiblequ’ilnesoitoun’existepastoujours.

Celaétantposé,ilmeserafacilederépondreàladistinctiondumotparsoi,quecetrèsdocte théologien m’avertit devoir être expliquée; car encore bien que ceux qui, nes’attachantqu’à lapropreetétroitesignificationd’efficient,pensentqu’ilest impossiblequ’unechosesoitlacauseefficientedesoi-même,etneremarquenticiaucunautregenrede cause qui ait rapport et analogie avec la cause efficiente, encore, dis-je, que ceux-làn’aientpasdecoutumed’entendreautrechoselorsqu’ilsdisentquequelquechoseestparsoi, sinon qu’elle n’a point de cause, si toutefois ils veulent plutôt s’arrêter à la chose;qu’auxparoles,ilsreconnoîtrontfacilementquelasignificationnégativedumotparsoineprocèdequedelaseule imperfectiondel’esprithumain,etqu’ellen’aaucunfondementdansleschoses,maisqu’ilyenauneautrepositive, tiréedelavéritédeschoses,etsurlaquelleseulemonargumentestappuyé.Carsi,parexemple,quelqu’unpensequ’uncorpssoitparsoi,ilpeutn’entendreparlàautrechose,sinonquececorpsn’apointdecause;etainsi il n’assure point ce qu’il pense par aucune raison positive,mais seulement d’unefaçon négative, parce qu’il ne connoît aucune cause de ce corps: mais cela témoignequelque imperfection en son jugement, comme il reconnoîtra facilement après, s’ilconsidèrequelespartiesdutempsnedépendentpointlesunesdesautres,etque,partantdecequ’ilasupposéquececorpsjusqu’àcetteheureaétéparsoi,c’est-à-diresanscause,ilnes’ensuitpaspourcelaqu’ildoiveêtreencoreàl’avenir,sicen’estqu’ilyaitenluiquelquepuissanceréelleetpositivelaquelle,pourainsidire,leproduisecontinuellement;caralors,voyantquedansl’idéeducorpsilneserencontrepointunetellepuissance,illuiseraaiséd’inférerdelàquececorpsn’estpasparsoi;etainsiilprendracemot,parsoi,positivement.Demême,lorsquenousdisonsqueDieuestparsoi,nouspouvonsaussiàlavéritéentendrecelanégativement,commevoulantdirequ’iln’apointdecause;mais sinousavonsauparavant recherché la causepourquoi il est,oupourquoi ilnecessepointd’être,etque,considérantl’immenseetincompréhensiblepuissancequiestcontenuedanssonidée,nousl’ayonsreconnuesipleineetsiabondantequ’eneffetellesoitlavraiecausepourquoi ilest,etpourquoi ilcontinueainsi toujoursd’être,etqu’iln’yenpuisseavoird’autre que celle-là, nous disons queDieu estpar soi, non plus négativement,mais aucontrairetrèspositivement.Car,encorequ’ilnesoitpasbesoindedirequ’ilestlacauseefficientedesoi-même,depeurquepeut-êtreonn’entreendisputedumot,néanmoins,parceque nous voyons que ce qui fait qu’il est par soi, ou qu’il n’a point de causedifférentedesoi-même,neprocèdepasdunéant,maisdelaréelleetvéritableimmensité

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de sa puissance, il nous est tout-à-fait loisible de penser qu’il fait en quelque façon lamême chose à l’égard de soi-même, que la cause efficiente à l’égard de son effet, etpartantqu’ilestparsoipositivement.Ilestaussiloisibleàunchacundes’interrogersoi-même, savoir si en ce même sens il est par soi; et lorsqu’il ne trouve en soi aucunepuissancecapablede leconserverseulementunmoment, ilconclutavecraisonqu’ilestparunautre,etmêmeparunautrequiestparsoi,pourcequ’étanticiquestiondutempsprésent,etnonpointdupasséoudufutur,leprogrèsnepeutpasêtrecontinuéàl’infini;voiremêmej’ajouteraiicideplus,cequenéanmoinsjen’aipointécritailleurs,qu’onnepeut pas seulement aller jusqu’à une seconde cause, pource que celle qui a tant depuissancequedeconserverunechosequiesthorsdesoi,seconserveàplusforteraisonsoi-mêmeparsaproprepuissance,etainsielleestparsoi.

Et,pourpréveniriciuneobjectionquel’onpourroitfaire,àsavoirquepeut-êtreceluiquis’interrogeainsisoi-mêmealapuissancedeseconserversansqu’ils’enaperçoive,jedisque cela ne peut être, et que si cette puissance étoit en lui, il en auroit nécessairementconnoissance; car, comme il ne se considère en cemoment que comme une chose quipense,riennepeutêtreenluidontiln’aitounepuisseavoirconnoissance,àcausequetoutes les actions d’un esprit, comme seroit celle de se conserver soi-même si elleprocédoitdelui,étant,despensées,etpartantétantprésentesetconnuesàl’esprit,celle-là,comme les autres, lui seroit aussi présente et connue, et par elle il viendroitnécessairement à connoître la faculté qui la produiroit, toute action nous menantnécessairementàlaconnoissancedelafacultéquilaproduit.

Maintenant,lorsqu’onditquetoutelimitationestparunecause,jepenseàlavéritéqu’onentendune chose vraie,mais qu’onne l’exprimepas en termes assez propres, et qu’onn’ôtepas ladifficulté;car,àproprementparler, la limitationest seulementunenégationd’une plus grande perfection, laquelle négation n’est point par une cause,mais bien lachose limitée. Et encore qu’il soit vrai que toute chose est limitée par une cause, celanéanmoins n’est pas de soi manifeste, mais il le faut prouver d’ailleurs. Car, commerépond fort bien ce subtil théologien, une chose peut être limitée en deux façons, ouparceque celui qui l’a produite ne lui a pas donné plus de perfections, ou parceque sanatureesttellequ’ellen’enpeutrecevoirqu’uncertainnombre,commeilestdelanaturedutriangleden’avoirpasplusdetroiscôtés:maisilmesemblequec’estunechosedesoiévidente,etquin’apasbesoindepreuve,quetoutcequiexisteestouparunecause,oupar soi comme par une cause; car puisque nous concevons et entendons fort bien, nonseulement l’existence, mais aussi la négation de l’existence, il n’y a rien que nouspuissions feindre être tellement par soi, qu’il ne faille donner aucune raison pourquoiplutôt ilexistequ’iln’existepoint;etainsinousdevonstoujoursinterprétercemot,êtrepar soi, positivement, et comme si c’étoit être par une cause, à savoir par unesurabondancede saproprepuissance, laquellenepeutêtrequ’enDieuseul, ainsiqu’onpeutaisémentdémontrer.

Cequim’estensuiteaccordéparcesavantdocteur,bienqu’eneffet ilnereçoiveaucundoute, est néanmoinsordinairement si peu considéré, et est d’une telle importancepourtirertoutelaphilosophiehorsdesténèbresoùellesembleêtreensevelie,quelorsqu’illeconfirmeparsonautorité,ilm’aidebeaucoupenmondessein.

Et il demande ici, avec beaucoup de raison, si je connois clairement et distinctement

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l’infini;carbienquej’aietâchédeprévenircetteobjection,néanmoinselleseprésentesifacilement à un chacun, qu’il est nécessaire que j’y réponde un peu amplement. C’estpourquoi je dirai ici premièrement que l’infini, en tant qu’infini, n’est point à la véritécompris, mais que néanmoins il est entendu; car, entendre clairement et distinctementqu’unechoseesttellequ’unnepeutdutoutpointyrencontrerdelimites,c’estclairemententendrequ’elleestinfinie.Etjemetsicideladistinctionentrel’indéfinietl’infini.Etiln’yarienquejenommeproprementinfini,sinonceenquoidetoutespartsjenerencontrepointde limites, auquel sensDieu seul est infini;maispour leschosesoù sousquelqueconsidérationseulementjenevoispointdefin,commel’étenduedesespacesimaginaires,la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité, et autres chosessemblables,jelesappelleindéfiniesetnonpasinfinies,parcequedetoutespartsellesnesontpassansfinnisansLimites.

Deplusjemetsdistinctionentrelaraisonformelledel’infini,oul’infinité,etlachosequiestinfinie.Car,quantàl’infinité,encorequenouslaconcevionsêtretrèspositive,nousnel’entendonsnéanmoinsqued’unefaçonnégative,savoirestdecequenousneremarquonsenlachoseaucunelimitation:etquantàlachosequiest infinie,nouslaconcevonsàlavérité positivement, mais non pas selon toute son étendue, c’est-à-dire que nous necomprenonspastoutcequiestintelligibleenelle.Maistoutainsique,lorsquenousjetonslesyeuxsurlamer,onnelaissepasdedirequenouslavoyons,quoiquenotrevuen’enatteignepastouteslespartiesetn’enmesurepaslavasteétendue;etdevrai,lorsquenousne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute avec les yeux,nousnelavoyonsqueconfusément:commeaussin’imaginons-nousqueconfusémentunchiliogone,lorsquenoustâchonsd’imaginertoussescôtésensemble;maislorsquenotrevues’arrêtesurunepartiede lamerseulement,cettevisionalorspeutêtrefortclaireetfort distincte, commeaussi l’imaginationd’un chiliogone, lorsqu’elle s’étend seulementsurunoudeuxdesescôtés.DemêmeJ’avoueavectouslesthéologiensqueDieunepeutêtrecomprisparl’esprithumain;etmêmequ’ilnepeutêtredistinctementconnuparceuxqui tâchentde l’embrasser tout entier et tout à la foispar lapensée, et qui le regardentcommedeloin;auquelsenssaintThomasadit,aulieuci-devantcité,quelaconnoissancedeDieuestennoussousuneespècedeconfusionseulement,etcommesousuneimageobscure: mais ceux qui considèrent attentivement chacune de ses perfections, et quiappliquent toutes les forces de leur esprit à les contempler, non point à dessein de lescomprendre,maisplutôtdelesadmireretreconnoîtrecombienellessontau-delàdetoutecompréhension, ceux-là, dis-je, trouvent en lui incomparablement plus de choses quipeuvent être clairement et distinctement connues, et avec plus de facilité, qu’il ne s’entrouveenaucunedeschosescréées.CequesaintThomasafortbienreconnului-mêmeencelieu-là,commeilestaisédevoirdecequ’enl’articlesuivantilassurequel’existencedeDieupeutêtredémontrée.Pourmoi,touteslesfoisquej’aiditqueDieupouvoitêtreconnuclairementetdistinctement,jen’aijamaisentenduparlerquedecetteconnoissancefinie,etaccommodéeàlapetitecapacitédenosesprits;aussin’a-t-ilpaséténécessairedel’entendre autrement pour la vérité des choses que j’ai avancées, comme un verrafacilement,sionprendgardequejen’aiditcelaqu’endeuxendroits,enl’undesquelsilétoit question de savoir si quelque chose de réel étoit contenu dans l’idée que nousformonsdeDieu,oubiens’iln’yavoitqu’unenégationdechose(ainsiqu’onpeutdoutersi,dansl’idéedufroid,iln’yarienqu’unenégationdechaleur),cequipeutaisémentètreconnu,encorequ’onnecomprennepasl’infini.Etenl’autrej’aimaintenuquel’existence

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n’appartenoit pas moins à la nature de l’être souverainement parfait, que trois côtésappartiennentàlanaturedutriangle:cequisepeutaussiassezentendresansqu’onaituneconnoissancedeDieusiétenduequ’ellecomprennetoutcequiestenlui.

Il compare ici derechef un de mes arguments avec un autre de saint Thomas, afin dem’obligerenquelquefaçondemontrerlequeldesdeuxaleplusdeforce.Etilmesemblequejelepuisfairesansbeaucoupd’envie,parcequesaintThomasnes’estpasservidecetargumentcommesien,et ilneconclutpas lamêmechosequeceluidont jemesers;et,enfin,jenem’éloigneicienaucunefaçondel’opiniondecetangéliquedocteur.Caronluidemande, savoir, si la connoissance de l’existence de Dieu est si naturelle à l’esprithumainqu’ilnesoitpasbesoindelaprouver,c’est-à-diresielleestclaireetmanifesteàunchacun,cequ’ilnie,etmoiaveclui.Orl’argumentqu’ils’objecteàsoi-mêmesepeutainsiproposer.Lorsqu’oncomprendetentendcequesignifiecenomDieu,onentendunechose telleque riendeplusgrandnepeutêtreconçu;maisc’estunechoseplusgranded’être en effet et dans l’entendement, que d’être seulement dans l’entendement: donc,lorsqu’oncomprendetentendcequesignifiecenomDieu,onentendqueDieuesteneffetetdansl’entendement.Oùilyaunefautemanifesteenlaforme;carondevoitseulementconclure: donc, lorsqu’on comprend et entend ce que signifie ce nomDieu, on entendqu’ilsignifieunechosequiesteneffet,etdansl’entendement;orcequiestsignifiéparunmot, ne paroît pas pour cela être vrai. Mais mon argument a été tel: Ce que nousconcevonsclairementetdistinctementapparteniràlanatureouàl’essenceouàlaformeimmuable et vraie de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cettechose;maisaprèsquenousavonsassezsoigneusementrecherchécequec’estqueDieu,nousconcevonsclairementetdistinctementqu’ilappartientàsavraieetimmuablenaturequ’il existe; donc alors nous pouvons affirmer avec vérité qu’il existe: ou dumoins laconclusion est légitime. Mais la majeure ne se peut aussi nier, parce qu’un est déjàdemeuréd’accordci-devantque toutcequenousentendonsouconcevonsclairementetdistinctement,estvrai.Ilneresteplusquelamineure,oùjeconfessequeladifficultén’estpas petite; premièrement, parceque nous sommes tellement accoutumés dans toutes lesautreschosesdedistinguerl’existencedel’essence,quenousneprenonspasassezgardecommentelleappartientà l’essencedeDieuplutôtqu’àcelledesautreschoses;etaussipourcequenedistinguantpasassezsoigneusementleschosesquiappartiennentàlavraieetimmuableessencedequelquechosedecellesquineluisontattribuéesqueparlafictionde notre entendement, encore que nous apercevions assez clairement que l’existenceappartient à l’essence de Dieu, nous ne concluons pas toutefois de là que Dieu existe,pourcequenousnesavonspassisonessenceestimmuableetvraie,onsielleaseulementétéfaiteetinventéeparnotreesprit.Mais,pourôterlapremièrepartiedecettedifficulté,ilfaut faire distinction entre l’existence possible et la nécessaire; et remarquer quel’existencepossible est contenuedans la notionoudans l’idéede toutes les choses quenous concevons clairement et distinctement, mais que l’existence nécessaire n’estcontenuequedansl’idéeseuledeDieu:carjenedoutepointqueceuxquiconsidérerontavec attention cette différence qui est entre l’idée de Dieu et toutes les autres idéesn’aperçoiventfortbienqu’encorequenousneconcevionsjamaislesautreschosessinoncomme existantes, il ne s’ensuit pas néanmoins de là qu’elles existent,mais seulementqu’elles peuvent exister; parce que nous ne concevons pas qu’il soit nécessaire quel’existence actuelle soit conjointe avec leurs autrespropriétés,maisquede cequenousconcevons clairement que l’existence actuelle est nécessairement et toujours conjointe

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aveclesautresattributsdeDieu,ilsuitdelànécessairementqueDieuexiste.Puis,pourôterl’autrepartiedeladifficulté,ilfautprendregardequelesidéesquinecontiennentpasde vraies et immuables natures, mais seulement de feintes et composées parl’entendement, peuvent être divisées par l’entendement même, non seulement par uneabstractionourestrictiondesapensée,maisparuneclaireetdistincteopération;ensortequeleschosesquel’entendementnepeutpasainsidivisern’ontpointsansdouteétéfaitesoucomposéespar lui.Par exemple, lorsque jeme représenteuncheval ailé, ouun lionactuellement existant, ou un triangle inscrit dans un carré, je conçois facilement que jepuisaussitoutaucontrairemereprésenterunchevalquin’aitpointd’ailes,unlionquinesoitpointexistant,untrianglesanscarré;etpartant,queceschosesn’ontpointdevraiesetimmuablesnatures.Maissijemereprésenteuntriangleouuncarré(jeneparlepointicidulionniducheval,pourcequeleursnaturesnenoussontpasentièrementconnues),alorscertestoutesleschosesquejereconnoîtraiêtrecontenuesdansl’idéedutriangle,commequesestroisanglessontégauxàdeuxdroits,etc.,jel’assureraiavecvéritéd’untriangle;etd’uncarré,toutcequejetrouveraiêtrecontenudansl’idéeditcarré;carencorequejepuisseconcevoirun triangle,en restreignant tellementmapenséeque jeneconçoiveenaucunefaçonquesestroisanglessontégauxàdeuxdroits,jenepuispasnéanmoinsnierceladeluiparuneclaireetdistincteopération,c’est-à-direentendantnettementcequejedis.Deplus,sijeconsidèreuntriangleinscritdansuncarré,nonafind’attribueraucarréce qui appartient seulement au triangle, ou d’attribuer au triangle ce qui appartient aucarré,maispourexaminerseulementleschosesquinaissentdelaconjonctiondel’unetde l’autre, la nature de cette figure composéedu triangle et du carré ne sera pasmoinsvraie et immuable que celle du seul carré, ou du seul triangle.De façonque je pourraiassurer avec vérité que le carré n’est pasmoindre que le double du triangle qui lui estinscrit,etautreschosessemblablesquiappartiennentàlanaturedecettefigurecomposée.Mais si jeconsidèreque,dans l’idéed’uncorps trèsparfait, l’existenceestcontenue,etcelapourcequec’estuneplusgrandeperfectiond’êtreeneffetetdansl’entendementqued’êtreseulementdansl’entendement,jenepuispasdelàconclurequececorpstrèsparlaitexiste,maisseulementqu’ilpeutexister.Carjereconnoisassezquecetteidéeaétéfaiteparmonentendementmême,lequelajointensembletouteslesperfectionscorporelles;etaussiquel’existencenerésultepointdesautresperfectionsquisontcomprisesenlanatureducorps,pourcequel’onpeutégalementaffirmerounierqu’ellesexistent,c’est-à-direlesconcevoircommeexistantesounonexistantes.Etdeplus,àcausequ’enexaminantl’idéedu corps, je ne vois en lui aucune force par laquelle il se produise ou se conserve lui-même,jeconclusfortbienquel’existencenécessaire,delaquelleseuleilesticiquestion,convientaussipeuàlanatureducorps,tantparfaitqu’ilpuisseêtre,qu’ilappartientàlanatured’unemontagneden’avoirpointdevallée,ouà lanaturedu triangled’avoir sestroisanglesplusgrandsquedeuxdroits.Maismaintenantsinousdemandons,nond’uncorps,maisd’unechose,tellequ’ellepuisseêtre,quiaitensoitouteslesperfectionsquipeuventêtreensemble,savoirsil’existencedoitêtrecomptéeparmielles;ilestvraiqued’abordnousenpourronsdouter,parcequenotreesprit,quiestfini,n’ayantcoutumedeles considérer que séparées, n’apercevra peut-être pas du premier coup combiennécessairement elles sont jointes entre elles. Mais si nous examinons soigneusement,savoir,sil’existenceconvientàl’êtresouverainementpuissant,etquellesorted’existence,nous pourrons clairement et distinctement connoître, premièrement, qu’au moinsl’existence possible lui convient, comme à toutes les autres choses dont nous avons en

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nousquelque idéedistincte,mêmeàcellesqui sont composéespar les fictionsdenotreesprit.Enaprès,parcequenousnepouvonspenserquesonexistenceestpossiblequ’enmêmetemps,prenantgardeàsapuissanceinfinie,nousneconnoissionsqu’ilpeutexisterparsapropreforce,nousconcluronsdelàqueréellementilexiste,etqu’ilaétédetouteéternité;car ilest trèsmanifeste,par la lumièrenaturelle,quecequipeutexisterpar sapropre force existe toujours; et ainsi nous connoîtrons que l’existence nécessaire estcontenue dans l’idée d’un être souverainement puissant, non par une fiction del’entendement, mais parce qu’il appartient à la vraie et immuable nature d’un tel êtred’exister; et il nous sera aussi aisé de connoître qu’il est impossible que cet êtresouverainementpuissantn’aitpointensoitouteslesautresperfectionsquisontcontenuesdans l’idée de Dieu, en sorte que, de leur propre nature, et sans aucune fiction del’entendement,ellessoienttoutesjointesensembleetexistentdansDieu:touteslesquelleschosessontmanifestesàceluiquiypensesérieusement,etnediffèrentpointdecellesquej’avois déjà ci-devant écrites, si ce n’est seulement en la façon dont elles sont iciexpliquées, laquelle j’ai expressément changée pour m’accommoder à la diversité desesprits. Et je confesserai ici librement que cet argument est tel, que ceux qui ne seressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration, le prendrontaisément pour un sophisme; et que cela m’a fait douter au commencement si je m’endevoisservir,depeurdedonneroccasionàceuxquinelecomprendroientpasdesedéfieraussidesautres.Maispourcequ’iln’yaquedeuxvoiesparlesquellesonpuisseprouverqu’ilyaunDieu,savoir,l’uneparseseffets,etl’autreparsonessenceousanaturemême,et que j’ai expliqué, autant qu’il m’a été possible, la première dans la troisièmeMéditation,j’aicruqu’aprèscelajenedevoispasomettrel’autre.

Pourcequiregardeladistinctionformelle,quecetrèsdoctethéologienditavoirprisedeScot,jerépondsbrièvementqu’ellenediffèrepointdelamodale,etqu’ellenes’étendquesurlesêtresincomplets,lesquelsj’aisoigneusementdistinguésdeceuxquisontcomplets;etqu’àlavéritéellesuffitpourfairequ’unechosesoitconçueséparémentetdistinctementd’uneautre,paruneabstractiondel’espritquiconçoivelachoseimparfaitement,maisnonpas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l’une del’autrequenousentendionsquechacuneestunêtrecompletetdifférentdetoutautre;carpourcelailestbesoind’unedistinctionréelle.Ainsi,parexemple,entrelemouvementetlafigured’unmêmecorpsilyaunedistinctionformelle,etjepuisfortbienconcevoirlemouvementsans la figure,et la figuresans lemouvement,et l’unet l’autresanspenserparticulièrement au corpsqui semeut ouqui est figuré;mais je nepuis pasnéanmoinsconcevoir pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel cemouvementsoitattaché,nilafiguresansquelquecorpsoùrésidecettefigure,nienfinjenepuispasfeindrequelemouvementsoitenunechosedanslaquellelafigurenepuisseêtre, ou la figure en une chose incapable de mouvement. De même je ne puis pasconcevoirlajusticesansunjuste,oulamiséricordesansunmiséricordieux;etonnepeutpas feindre que celui-làmême qui est juste ne puisse pas êtremiséricordieux.Mais jeconçoispleinementcequec’estquelecorps(c’est-à-direjeconçoislecorpscommeunechosecomplète),enpensantseulementquec’estunechoseétendue,figurée,mobile,etc.,encoreque jeniede lui toutes les chosesqui appartiennent a lanaturede l’esprit; et jeconçois aussi que l’esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc.,encore que je nie qu’il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l’idée ducorps:cequinesepourroitaucunementfaires’iln’yavoitunedistinctionréelleentrele

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corpsetl’esprit.

Voilà,Messieurs,cequej’aieuàrépondreauxobjectionssubtilesetofficieusesdevotreamicommun.Maissijen’aipasétéassezheureuxd’ysatisfaireentièrement,jevousprieque jepuisse être averti des lieuxquiméritentuneplus ample explication,oupeut-êtremêmesacensure;quesijepuisobtenirceladeluiparvotremoyen,jemetiendraiàtousinfinimentvotreobligé.

SECONDESOBJECTIONS

RECUEILLIESPARLER.P.MERSENNE,DELABOUCHEDEDIVERSTHÉOLOGIENSETPHILOSOPHES,CONTRELES

IIe,IIIe,IVe,VeETVIeMÉDITATIONS.

MONSIEUR,

Puisque, pour confondre les nouveaux géants du siècle, qui osent attaquer l’Auteur detouteschoses,vousavezentreprisd’enaffermirle trôneendémontrantsonexistence;etquevotredesseinsemblesibienconduitquelesgensdebienpeuventespérerqu’ilnesetrouvera désormais personne qui, après avoir lu attentivement vos Méditations, neconfesse qu’il y a un Dieu éternel de qui toutes choses dépendent, nous avons jugé àpropos de vous avertir et vous prier tout ensemble de répandre encore sur de certainslieux,quenousvousmarqueronsci-après,une telle lumièrequ’ilneresteriendans toutvotreouvragequinesoit,s’ilestpossible,trèsclairementettrèsmanifestementdémontré.Car d’autant que depuis plusieurs années vous avez, par de continuelles méditations,tellement exercé votre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures etincertainesvouspeuventparoîtreplusclaires,etquevouslesconcevezpeut-êtreparunesimpleinspectiondel’esprit,sansvousapercevoirdel’obscuritéquelesautresytrouvent,il serabonquevous soyezavertidecellesquiontbesoind’êtreplusclairementetplusamplementexpliquéesetdémontrées;etlorsquevousnousaurezsatisfaitenceci,nousnejugeons pas qu’il y ait guère personne qui puisse nier que les raisons dont vous avezcommencéladéductionpourlagloiredeDieuetl’utilitédupublicnedoiventêtreprisespourdesdémonstrations.

Premièrement,vousvous ressouviendrezquecen’estpas toutdebonetenvérité,maisseulementparunefictiond’esprit,quevousavezrejeté,autantqu’ilvousaétépossible,touslesfantômesdescorps,pourconclurequevousêtesseulementunechosequipense,de peur qu’après cela vous ne croyiez peut-être que l’on puisse conclure qu’en effet etsansfictionvousn’êtesrienautrechosequ’unespritouunechosequipense;etc’esttoutcequenousavonstrouvédigned’observationtouchantvosdeuxpremièresMéditations,danslesquellesvousfaitesvoirclairementqu’aumoinsilestcertainquevousquipensezêtes quelque chose.Mais arrêtons-nous unpeu ici. Jusque là vous connoissez quevousêtesunechosequipense,maisvousnesavezpasencorecequec’estquecettechosequipense. Et que savez-vous si ce n’est point un corps qui, par ses diversmouvements etrencontres, faitcetteactionquenousappelonsdunomdepensée?Car,encorequevouscroyiezavoirrejetétoutessortesdecorps,vousvousêtesputromperencela,quevousne

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vousêtespasrejetévous-même,quipeut-êtreêtesuncorps.Carcommentprouvez-vousqu’un corps ne peut penser, ou que desmouvements corporels ne sont point la penséemême? Et pourquoi tout le système de votre corps, que vous croyez avoir rejeté, ouquelquespartiesd’icelui,parexemplecellesducerveau,nepourroient-ellespasconcourirà formerces sortesdemouvementsquenousappelonsdespensées? Je suis,dites-vous,une chose qui pense; mais que savez-vous si vous n’êtes point aussi un mouvementcorporel,ouuncorpsremué?

Secondement, de l’idée d’un être souverain, laquelle vous soutenez ne pouvoir êtreproduite par vous, vous osez conclure l’existence d’un souverain être, duquel seul peutprocéderl’idéequiestenvotreesprit;commesinousnenoustrouvionspasennousunfondement suffisant, sur lequel seul étant appuyés, nous pouvons former cette idée,quoiqu’iln’yeûtpointdesouverainêtre,ouquenousnesussionspass’ilyenaun,etquesonexistencenenousvîntpasmêmeenlapensée:carnevois-jepasquemoi,quipense,j’ai quelque degré de perfection? Et ne vois-je pas aussi que d’autres que moi ont unsemblabledegré?cequimesertdefondementpourpenseràquelquenombrequecesoit,etainsipourajouterundegrédeperfectionàunautrejusqu’àl’infini;toutdemêmeque,bienqu’iln’yeûtaumondequ’undegrédechaleuroudelumière,jepourroisnéanmoinsenajouteretenfeindretoujoursdenouveauxjusquesàl’infini.Pourquoipareillementnepourrai-jepasajouteràquelquedegréd’êtrequej’aperçoisêtreenmoi,telautredegréquecesoit,et,detouslesdegréscapablesd’êtreajoutés,formerl’idéed’unêtreparfait?Mais,dites-vous, l’effet ne peut avoir aucun degré de perfection ou de réalité qui n’ait étéauparavantdanssacause;mais,outrequenousvoyonstouslesjoursquelesmouches,etplusieursautresanimaux,commeaussilesplantes,sontproduitesparlesoleil,lapluieetla terre,dans lesquels iln’yapointdeviecommeencesanimaux, laquellevieestplusnoblequ’aucunautredegrépurementcorporel,d’oùilarrivequel’effetlirequelqueréalitéde sa cause, qui néanmoins n’étoit pas dans sa cause;mais, dis-je, cette idée n’est rienautrechosequ’unêtrederaison,quin’estpasplusnoblequevotreespritquilaconçoit.Deplus,quesavez-voussicette idéesefût jamaisofferteàvotreesprit,sivouseussiezpassétoutevotreviedansundésert,etnonpointenlacompagniedepersonnessavantes?etnepeut-onpasdirequevousl’avezpuiséedespenséesquevousavezeuesauparavant,desenseignementsdes livres,desdiscoursetentretiensdevosamis,etc., etnonpasdevotreespritseuloud’unsouverainêtreexistant?Etpartantilfautprouverplusclairementquecetteidéenepourroitêtreenvous,s’iln’yavoitpointdesouverainêtre;etalorsnousserons les premiers à nous rendre à votre raisonnement, et nous y donnerons tous lesmains.Or,quecetteidéeprocèdedecesnotionsanticipées,celaparoît,cesemble,assezclairementdecequelesCanadiens,lesHuronsetlesautreshommessauvagesn’ontpointen eux une telle idée, laquelle vous pouvezmême former de la connoissance que vousavez des choses corporelles; en sorte que votre idée ne représente rien que ce mondecorporel,quiembrassetouteslesperfectionsquevoussauriezimaginer:desortequevousnepouvezconclureautrechose,sinonqu’ilyaunêtrecorporeltrèsparfait,sicen’estquevous ajoutiez quelque chose de plus qui élève notre esprit jusqu’à la connoissance deschoses spirituelles ou incorporelles.Nous pouvons ici encore dire que l’idée d’un angepeutêtreenvousaussibienquecelled’unêtretrèsparfait,sansqu’ilsoitbesoinpourcelaqu’elle soit formée en vous par un ange réellement existant, bien que l’ange soit plusparfaitquevous.Maisjedisdeplusquevousn’avezpasl’idéedeDieunonplusquecelled’un nombre ou d’une ligne infinie, laquelle quand vous pourriez avoir, ce nombre

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néanmoins est entièrement impossible: ajoutez à cela que l’idée de l’unité et simplicitéd’uneseuleperfection,quiembrasseetcontiennetoutes lesautres,sefaitseulementparl’opérationdel’entendementquiraisonne,toutainsiquesefontlesunitésuniverselles,quinesontpointdansleschoses,maisseulementdansl’entendement,commeonpeutvoirparl’unitégénérique,transcendantale,etc.

En troisième lieu, puisque vous n’êtes pas encore assuré de l’existence deDieu, et quevous dites néanmoins que vous ne sauriez être assuré d’aucune chose, ou que vous nepouvez rien connoître clairement et distinctement si premièrement vous ne connoissezcertainementetclairementqueDieuexiste,ils’ensuitquevousnesavezpasencorequevous êtes une chose qui pense, puisque, selon vous, cette connoissance dépend de laconnoissanceclaired’unDieuexistant, laquellevousn’avezpasencoredémontrée, auxlieuxoùvousconcluezquevousconnoissezclairementcequevousêtes.Ajoutezàcelaqu’un athée connoît clairement et distinctement que les trois angles d’un triangle sontégauxàdeuxdroits,quoiquenéanmoinsilsoitfortéloignédecroirel’existencedeDieu,puisqu’illanietout-à-fait;parce,dit-il,quesiDieuexistoitilyauroitunsouverainêtreetun souverainbien, c’est-à-direun infini; or cequi est infini en toutgenredeperfectionexcluttouteautrechosequecesoit,nonseulementtoutesorted’êtreetdebien,maisaussitoute sortedunon-être et demal: et néanmoins il y aplusieurs êtres et plusieursbiens,commeaussi plusieursnon-êtres et plusieursmaux; à laquelleobjectionnous jugeons àproposquevousrépondiez,afinqu’ilneresteplusrienauximpiesàobjecter,etquipuisseservirdeprétexteàleurImpiété.

Enquatrièmelieu,vousniezqueDieupuissementiroudécevoir;quoiquenéanmoinsilsetrouvedesscolastiquesquitiennentlecontraire,commeGabriel,Ariminensis,etquelquesautres,quipensentqueDieument,absolumentparlant,c’est-à-direqu’ilsignifiequelquechose aux hommes contre son intention et contre ce qu’il a décrété et résolu, commelorsque,sansajouterdecondition,ilditauxNinivitesparsonprophète:«Encorequarantejours,etNiniveserasubvertie.»Etlorsqu’iladitplusieursautreschosesquinesontpointarrivées,parcequ’iln’apasvouluquetellesparolesrépondissentàsonintentionouàsondécret.Que,s’ilaendurcietaveugléPharaon,ets’ilamisdanslesprophètesunespritdemensonge,commentpouvez-vousdirequenousnepouvonsêtretrompésparlui?Dieunepeut-ilpassecomporterenversleshommescommeunmédecinenverssesmaladesetunpère envers ses enfants, lesquels l’un et l’autre trompent si souvent,mais toujours avecprudenceetutilité;carsiDieunousmontroitlavéritétoutenue,queloeilouplutôtquelesprit auroit assez de force pour la supporter? Combien qu’à vrai dire il ne soit pasnécessairedefeindreunDieutrompeurafinquevoussoyezdéçudansleschosesquevouspensezconnoîtreclairementetdistinctement,vuquelacausedecettedéceptionpeutêtreenvous,quoiquevousn’ysongiezseulementpas.Carquesavez-voussivotrenaturen’estpointtellequ’ellesetrompetoujours,oudumoinsfortsouvent?Etd’oùavez-vousapprisque, touchant les choses que vous pensez connoître clairement et distinctement, il estcertainquevousn’êtesjamaistrompé,etquevousnelepouvezêtre?Carcombiendefoisavons-nousvuquedespersonnessesonttrompéesendeschosesqu’ellespensoientvoirplusclairementquelesoleil?Etpartant,ceprinciped’uneclaireetdistincteconnoissancedoitêtreexpliquésiclairementetsidistinctementquepersonnedésormais,quiaitl’espritraisonnable, ne puisse être déçu dans les choses qu’il croira savoir clairement etdistinctement;autrementnousnevoyonspointencorequenouspuissionsrépondreavec

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certitudedelavéritéd’aucunechose.

Encinquièmelieu,silavolonténepeutjamaisfaillir,onnepèchepointlorsqu’ellesuitetselaisseconduireparleslumièresclairesetdistinctesdel’espritquilagouverne,etsi,aucontraire, elle se met en danger du faillir lorsqu’elle poursuit et embrasse lesconnoissances obscures et confuses de l’entendement, prenez garde que de là il semblequel’onpuisseinférerquelesTurcsetlesautresinfidèlesnonseulementnepèchentpointlorsqu’ilsn’embrassentpaslareligionchrétienneetcatholique,maismêmequ’ilspèchentlorsqu’ils l’embrassent, puisqu’ils n’en connoissent point la vérité ni clairement nidistinctement.Bienplus,sicetterèglequevousétablissezestvraie,ilneserapermisàlavolontéd’embrasserquefortpeudechoses,vuquenousneconnoissonsquasirienaveccetteclartéetdistinctionquevousrequérezpourformerunecertitudequinepuisseêtresujetteàaucundoute.Prenezdoncgarde,s’ilvousplaît,que,voulantaffermirlepartidela vérité, vous ne prouviez plus qu’il ne faut, et qu’au lieu de l’appuyer vous ne larenversiez.

Ensixième lieu,dansvosréponsesauxprécédentesobjections, il semblequevousayezmanqué de bien tirer la conclusion dont voici l’argument: «Ce que clairement etdistinctement nous entendons appartenir à la nature, ou à l’essence, ou à la formeimmuable et vraie de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cettechose;mais, après que nous avons soigneusement observé ce que c’est queDieu, nousentendonsclairementetdistinctementqu’ilappartientàsavraieetimmuablenaturequ’ilexiste.»Ilfaudroitconclure:Donc,aprèsquenousavonsassezsoigneusementobservécequec’estqueDieu,nouspouvonsdireouaffirmercettevérité,qu’ilappartientàlanaturedeDieuqu’ilexiste.D’oùilnes’ensuitpasqueDieuexisteeneffet,maisseulementqu’ildoit exister si sa nature est possible ou ne répugne point, c’est-à-dire que la nature oul’essencedeDieunepeutêtreconçuesansexistence,en tellesorteque,sicetteessenceest, il existe réellement;cequi se rapporteàcetargument,qued’autresproposentde lasorte:S’iln’impliquepointqueDieusoit,ilestcertainqu’ilexiste;oriln’impliquepointqu’ilexiste,donc,etc.Maisonestenquestionde lamineure,àsavoir,qu’iln’impliquepointqu’ilexiste,lavéritédelaquellequelquesunsdenosadversairesrévoquentendoute,etd’autres lanient.Deplus, cetteclausedevotre raisonnement,«aprèsquenousavonsassezclairementreconnuouobservécequec’estqueDieu,»estsupposéecommevraie,dont tout lemondene tombepasencored’accord,vuquevousavouezvous-mêmequevous ne comprenez l’infini qu’imparfaitement; le même faut-il dire de tous ses autresattributs:car toutcequiestenDieuétantentièrement infini,quelest l’espritquipuissecomprendre lamoindrechosequi soitenDieuque très imparfaitement?Commentdoncpouvez-vousavoirassezclairementetdistinctementobservécequec’estqueDieu?

En septième lieu, nous ne trouvons pas un seul mot dans vos Méditations touchantl’immortalité de l’âme de l’homme, laquelle néanmoins vous deviez principalementprouver,etenfaireunetrèsexactedémonstrationpourconfondrecespersonnesindignesdel’immortalité,puisqu’ilslanient,etquepeut-êtreilsladétestent.Mais,outrecela,nouscraignonsquevousn’ayezpasencoreassezprouvéladistinctionquiestentrel’âmeetlecorpsdel’homme,commenousavonsdéjàremarquéenlapremièredenosobservations,à laquellenousajoutonsqu’ilnesemblepasque,decettedistinctiondel’âmed’aveclecorps,ils’ensuivequ’ellesoit incorruptibleouimmortelle:carquisaitsisanaturen’estpointlimitéeselonladuréedelaviecorporelle,etsiDieun’apointtellementmesuréses

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forcesetsonexistencequ’ellefinisseavecleCorps?

Voilà,Monsieur,leschosesauxquellesnousdésironsquevousapportiezuneplusgrandelumière,afinquela lecturedevos trèssubtileset,commenousestimons, trèsvéritablesMéditationssoitprofitableàtoutlemonde.C’estpourquoiceseroitunechosefortutilesi,àlafindevossolutions,aprèsavoirpremièrementavancéquelquesdéfinitions,demandesetaxiomes,vousconcluiezletoutselonlaméthodedesgéomètres,enlaquellevousêtessibienversé,afinquetoutd’uncoupetcommed’uneseuleoeillade,voslecteursypuissentvoir de quoi se satisfaire, et que vous remplissiez leur esprit de la connoissance de laDivinité.

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RÉPONSESDEL’AUTEURAUXSECONDESOBJECTIONS.

MESSIEURS,

C’estavecbeaucoupdesatisfactionquej’ai lu lesobservationsquevousavezfaitessurmonpetittraitédelapremièrephilosophie;carellesm’ontfaitconnoîtrelabienveillanceque vous avez pour moi, votre piété envers Dieu, et le soin que vous prenez pourl’avancementdesagloire:et jenepuisquejenemeréjouissenonseulementdecequevousavezjugémesraisonsdignesdevotrecensure,maisaussidecequevousn’avancezriencontreellesàquoiilnemesemblequejepourrairépondreassezcommodément.

Enpremierlieu,vousm’avertissezdemeressouvenir«quecen’estpastoutdebonetenvérité,maisseulementparunefictiond’esprit,quej’airejetélesidéesoulesfantômesdescorps pour conclure que je suis une chose qui pense, de peur que peut-être je n’estimequ’ilsuitdelàquejenesuisqu’unechosequipense.»Maisj’aidéjàfaitvoir,dansmasecondeMéditation,quejem’enétoisassezsouvenu,vuquej’yaimiscesparoles:«Maisaussipeut-ilarriverquecesmêmeschosesquejesupposen’êtrepointparcequ’ellesmesontinconnues,nesontpointeneffetdifférentesdemoiquejeconnois:jen’ensaisrien,jenedisputepasmaintenantdecela,etc.»Parlesquellesj’aivouluexpressémentavertirlelecteur,quejenecherchoispasencoreencelieu-làsil’espritétoitdifférentducorps,maisquej’examinoisseulementcellesdesespropriétésdontjepuisavoiruneclaireetassuréeconnoissance. Et, d’autant que j’en ai là remarqué plusieurs, je ne puis admettre sansdistinctioncequevousajoutezensuite:«Quejenesaispasnéanmoinscequec’estqu’unechose qui pense.»Car, bien que j’avoue que je ne savois pas encore si cette chose quipensen’étoitpointdifférenteducorps,ousiellel’étoit,jen’avouepaspourcelaquejenelaconnoissoispoint;carquiajamaistellementconnuaucunechosequ’ilsûtn’yavoirrienenellequecelamêmequ’ilconnoissoit?Maisnouspensonsd’autantmieuxconnoîtreunechosequ’ilyaplusdeparticularitésenellequenousconnoissons;ainsinousavonsplusdeconnoissancedeceuxavecquinousconversonstouslesjoursquedeceuxdontnousneconnoissonsquelenomoulevisage;et toutefoisnousne jugeonspasqueceux-cinoussoient tout-à-fait inconnus; auquel sens je pense avoir assez démontré que l’esprit,considérésansleschosesquel’onadecoutumed’attribueraucorps,estplusconnuquelecorps considéré sans l’esprit: et c’est tout ce que j’avois dessein de prouver en cettesecondeMéditation.

Mais je vois bien ce que vous voulez dire, c’est à savoir que, n’ayant écrit que sixméditationstouchantlapremièrephilosophie,leslecteurss’étonnerontquedanslesdeuxpremièresjeneconcluerienautrechosequecequejeviensdediretoutmaintenant,etquepourcelailslestrouveronttropstériles,etindignesd’avoirétémisesenlumière.Aquoijerépondsseulementquejenecrainspasqueceuxquiaurontluavecjugementlerestedecequej’aiécritaientoccasiondesoupçonnerquelamatièrem’aitmanqué;maisqu’ilm’asemblé très raisonnable que les choses qui demandent une particulière attention, et quidoiventêtreconsidéréesséparémentd’aveclesautres,fussentmisesdansdesméditationsséparées.C’estpourquoi,nesachantriendeplusutilepourparveniràunefermeetassuréeconnoissancedeschosesquesi,avantderienétablir,ons’accoutumeàdouterdetoutetprincipalementdeschosescorporelles,encoreque j’eussevu ilya long-tempsplusieurs

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livresécritsparlessceptiquesetacadémicienstouchantcettematière,etquecenefûtpassans quelque dégoût que je ramâchois une viande si commune, je n’ai pu toutefoismedispenser de lui donner une méditation tout entière; et je voudrois que les lecteursn’employassentpasseulementlepeudetempsqu’ilfautpourlalire,maisquelquesmois,oudumoinsquelquessemaines,àconsidérerleschosesdontelletraiteauparavantquedepasseroutre:carainsijenedoutepointqu’ilsnelissentbienmieuxleurprofitdelalecturedureste.

De plus, à cause que nous n’avons eu jusques ici aucunes idées des choses quiappartiennentà l’espritquin’aientété trèsconfusesetmêléesavec les idéesdeschosessensibles,etquec’aétélapremièreetprincipalecausepourquoionn’apuentendreassezclairementaucunedeschosesquisesontditesdeDieuetdel’âme, j’aipenséquejeneferois pas peu, si je montrois comment il faut distinguer les propriétés ou qualités del’espritdespropriétésouqualitésducorps,etcommentillesfautreconnoître;car,encorequ’il ait déjà été dit par plusieurs que, pour bien concevoir les choses immatérielles oumétaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, néanmoins personne, que je sache,n’avoit encoremontré par quelmoyen cela se peut faire.Or le vrai et àmon jugementl’uniquemoyenpourcelaestcontenudansmasecondeMéditation;maisilesttelquecen’estpasassezde l’avoirenvisagéune fois, il le fautexaminer souventet leconsidérerlongtemps,afinquel’habitudedeconfondreleschosesintellectuellesaveclescorporelles,quis’estenracinéeennouspendanttoutlecoursdenotrevie,puisseêtreeffacéeparunehabitudecontrairede lesdistinguer, acquisepar l’exercicedequelques journées.Cequim’a semblé une cause assez juste pour ne point traiter d’autre matière en la secondeMéditation.

Vousdemandezicicommentjedémontrequelecorpsnepeutpenser:maispardonnez-moisi jerépondsquejen’aipasencoredonnélieuàcettequestion,n’ayantcommencéàentraiter que dans la sixième Méditation, par ces paroles: «C’est assez, que je puisseclairementetdistinctementconcevoirunechosesansuneautrepourêtrecertainquel’uneestdistincteoudifférentedel’autre,etc.»Etunpeuaprès:«Encorequej’aieuncorpsquime soit fort étroitement conjoint, néanmoins, parce que, d’un côté, j’ai une claire etdistincte idée de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et nonétendue, et que d’un autre j’ai une claire et distincte idée du corps en tant qu’il estseulementunechoseétendueetquinepensepoint,ilestcertainquemoi,c’est-à-diremonesprit oumon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablementdistinctedemoncorps,etqu’ellepeutêtreouexistersanslui.»Aquoiilestaiséd’ajouter:«Toutcequipeutpenserestespritous’appelleesprit.»Mais,puisquelecorpsetl’espritsontréellementdistincts,nulcorpsn’estesprit:doncnulcorpsnepeutpenser.Etcertesjene vois rien en cela que vous puissiez nier; car nierez-vous qu’il suffit que nousconcevions clairement une chose sans une autre pour savoir qu’elles sont réellementdistinctes? Donnez-nous donc quelque signe, plus certain de la distinction réelle, sitoutefois on en peut donner aucun.Car que direz-vous? Sera-ce que ces choses-là sontréellementdistinctes,chacunedesquellespeutexistersansl’autre?Maisderechefjevousdemanderaid’oùvousconnoissezqu’unechosepeutexistersansuneautre?Car,afinquecesoitunsignededistinction,ilestnécessairequ’ilsoitconnu.Peut-êtredirez-vousquelessensvouslefontconnoître,parcequevousvoyezunechoseenl’absencedel’autre,ouque vous la touchez, etc. Mais la foi des sens est plus incertaine que celle de

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l’entendement;etilsepeutfaireenplusieursfaçonsqu’uneseuleetmêmechoseparoisseànos sens sousdiverses formes,ouenplusieurs lieuxoumanières, etqu’ainsi elle soitprisepourdeux.Etenfin,sivousvousressouvenezdecequiaétéditdelacireàlàfindelasecondeMéditation,voussaurezquelescorpsmêmesnesontpasproprementconnuspar les sens,maispar le seul entendement; en telle sorteque sentir une chose sansuneautren’estrienautrechosesinonavoir l’idéed’unechose,etsavoirquecette idéen’estpaslamêmequel’idéed’uneautre:orcelanepeutêtreconnud’ailleursquedecequ’unechose est conçue sans l’autre; et cela nepeut être certainement connu si l’onn’a l’idéeclaireetdistinctedecesdeuxchoses:etainsicesignederéelledistinctiondoitêtreréduitaumienpourêtrecertain.

Ques’ilyenaquinientqu’ilsaientdesidéesdistinctesdel’espritetducorps,jenepuisautrechosequelesprierdeconsidérerassezattentivementleschosesquisontcontenuesdanscettesecondeMéditation,etderemarquerquel’opinionqu’ilsontquelespartiesducerveauconcourentavecl’espritpourformernospenséesn’estfondéesuraucuneraisonpositive,maisseulementsurcequ’ilsn’ontjamaisexpérimentéd’avoirétésanscorps,etqu’assezsouventilsontétéempêchésparluidansleursopérations;etc’estlemêmequesiquelqu’un,decequedèssonenfanceilauroiteudesfersauxpieds,estimoitquecesfersfissentunepartiedesoncorps,etqu’ilsluifussentnécessairespourmarcher.

En second lieu, lorsque vous dites «que nous trouvons de nous-mêmes nu fondementsuffisant«pourformerl’idéeleDieu,»vousneditesriendecontraireàmonopinion;carj’aiditmoi-même;entermesexprès,à lafindela troisièmeMéditation,«quecette idéeestnéeavecmoi,etqu’ellenemevientpointd’ailleursquedemoi-même.J’avoueaussiquenouslapourrionsformerencorequenousnesussionspasqu’ilyaunsouverainêtre,maisnonpassieneffetiln’yenavoitpoint;caraucontrairej’aiavertiquetoutelaforcedemonargumentconsisteencequ’ilnesepourrait faireque la facultéde formercetteidéefûtenmoi,sijen’avoisétécréédeDieu.»

Et ce que vous dites des mouches, des plantes, etc., ne prouve en aucune façon quequelquedegrédeperfectionpeutêtredansuneffetquin’aitpointétéauparavantdanssacause.Car,ouilestcertainqu’iln’yapointdeperfectiondanslesanimauxquin’ontpointde raisonqui ne se rencontre aussi dans les corps inanimés, ou, s’il y en a quelqu’une,qu’elle leurvientd’ailleurs; etque le soleil, lapluie et la terrene sontpoint les causestotalesdecesanimaux.Etceseroitunechosefortéloignéedelaraisonsiquelqu’un,decelaseulqu’ilneconnoîtpointdecausequiconcoureàlagénérationd’unemoucheetquiaitautantdedegrésdeperfectionqu’enaunemouche,n’étantpascependantassuréqu’iln’yenaitpointd’autresquecellesqu’ilconnoît,prenoitde làoccasiondedouterd’unechoselaquelle,commejediraitantôtplusaulong,estmanifesteparlalumièrenaturelle.

Aquoij’ajoutequecequevousobjectezicidesmouches,étanttirédelaconsidérationdeschoses matérielles, ne peut venir on l’esprit de ceux qui, suivant l’ordre de mesMéditations, détourneront leurs pensées des choses sensibles pour commencer àphilosopher.

Ilnemesemblepasaussiquevousprouviezriencontremoiendisantque«l’idéedeDieuquiestennousn’estqu’unêtrederaison.»Carcelan’estpasvrai,siparunêtrederaisonl’on entend une chose qui n’est point: mais seulement si toutes les opérations del’entendementsontprisespourdesêtresderaison,c’est-à-direpourdesêtresquipartent

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de la raison, auquel sens tout cemondepeut aussi être appeléun êtrede raisondivine,c’est-à-dire un être créé par un simple acte de l’entendement divin. Et j’ai déjàsuffisammentavertienplusieurslieuxquejeparloisseulementdelaperfectionouréalitéobjectivedecetteidéedeDieu,laquellenerequiertpasmoinsunecausequicontienneeneffet tout ce qui n’est contenu en elle qu’objectivement ou par représentation, que faitl’artificeobjectifoureprésenté,quiestenl’idéequequelqueartisanad’unemachinefortartificielle.Etcertes jenevoispasquel’onpuisserienajouterpourfaireconnoîtreplusclairementquecetteidéenepeutêtreennoussiunsouverainêtren’existe,sicen’estquelelecteur,prenantgardedeplusprèsauxchosesquej’aidéjàécrites,sedélivrelui-mêmedespréjugésquioffusquentpeut-êtresalumièrenaturelle,etqu’ils’accoutumeàdonnercréanceauxpremièresnotions, dont les connaissances sont si vraies et si évidentesquerienne lepeut êtredavantage,plutôtqu’àdesopinionsobscureset fausses,maisqu’unlongusageaprofondémentgravéesennosesprits.Car,qu’iln’yaitriendansuneffetquin’ait été d’une semblable ou plus excellente façon dans sa cause, c’est une premièrenotion,et siévidentequ’iln’yenapointdeplusclaire:etcetteautrecommunenotion,quederienriennesefait,lacomprendensoi,parceque,sionaccordequ’ilyaitquelquechosedans l’effetquin’aitpoint étédans sa cause, il faut aussidemeurerd’accordquecela procède du néant; et s’il est évident que le néant ne peut être la cause de quelquechose,c’estseulementparcequedanscettecauseiln’yauroitpaslamêmechosequedansl’effet. C’est aussi une première notion, que toute la réalité, ou toute la perfection, quin’estqu’objectivementdanslesidées,doitêtreformellementouéminemmentdansleurscauses; et toute l’opinionquenous avons jamais euede l’existencedes chosesqui sonthorsdenotreesprit,n’estappuyéequesurelleseule.Card’oùnousapuvenirlesoupçonqu’ellesexistoient,sinondecelaseulqueleursidéesvenoientpar lessensfrappernotreesprit?Or,qu’ilyaitennousquelqueidéed’unêtresouverainementpuissantetparfait,etaussiquelaréalitéobjectivedecetteidéenesetrouvepointennous,niformellement,niéminemment, cela deviendra manifeste à ceux qui y penseront sérieusement, et quivoudrontavecmoiprendrelapeined’yméditer;maisjenelesauraispasmettreparforceen l’esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour sedésennuyer,etsansyavoirgrandeattention.Ordetoutcelaonconcluttrèsmanifestementque Dieu existe. Et toutefois, en faveur de ceux dont la lumière naturelle est si foiblequ’ils ne voient pas que c’est une première notion, que toute la perfection qui estobjectivement dans une idée doit être réellement dans quelqu’une de ses causes, je l’aiencoredémontréd’unefaçonplusaiséeàconcevoir,enmontrantquel’espritquiacetteidée ne peut pas exister par soi-même; et partant je ne vois pas ce que vous pourriezdésirerdepluspourdonnerdesmains,ainsiquevousavezpromis.

Jenevoispasaussiquevousprouviezriencontremoi,endisantquej’aipeut-êtrereçul’idéequimereprésenteDieu,despenséesquej’aieuesauparavantdesenseignementsdeslivres,desdiscoursetentretiensdemesamis,etc.,etnonpasdemonespritseul.Carmonargumentaura toujours lamêmeforce, si,m’adressantàceuxdequi l’onditque je l’aireçue, je leur demande s’ils l’ont par eux-mêmes on bien par autrui, au lieu de ledemander de moi-même; et je conclurai toujours que celui-là est Dieu, de qui elle estpremièrementdérivée.

Quantàcequevousajoutezeucelieu-là,qu’ellepeutêtreforméedelaconsidérationdeschosescorporelles,celanemesemblepasplusvraisemblablequesivousdisiezquenous

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n’avonsaucunefacultépourouïr,maisque,parlaseulevuedescouleurs,nousparvenonsàlaconnoissancedessons.Caronpeutdirequ’ilyaplusd’analogieouderapportentrelescouleursetlessons,qu’entreleschosescorporellesetDieu.Etlorsquevousdemandezquej’ajoutequelquechosequinousélèvejusqu’àlaconnoissancedel’êtreimmatérielouspirituel,jenepuismieuxfairequedevousrenvoyeràmasecondeMéditation,afinqu’aumoinsvousconnoissiezqu’ellen’estpastout-à-faitinutile;carquepourrois-jefaireiciparuneoudeuxpériodes,si jen’aipurienavancerparun longdiscourspréparéseulementpourcesujet,etauquel ilmesemblen’avoirpasmoinsapportéd’industriequ’enaucunautre écrit que j’aie publié. Et, encore qu’en cetteMéditation j’aie seulement traité del’esprithumain,ellen’estpaspourcelamoinsutileàfaireconnoîtreladifférencequiestentre la nature divine et celle des choses matérielles. Car je veux bien ici avouerfranchement que l’idée que nous avons, par exemple, de l’entendement divin ne mesemble point différer de celle que nous avons de notre propre entendement, sinonseulement comme l’idée d’un nombre infini diffère de l’idée du nombre binaire ou duternaire; et il enestdemêmede tous les attributsdeDieu,dontnous reconnoissonsennousquelquevestige.

Mais,outrecela,nousconcevonsenDieuuneimmensité,simplicitéonunitéabsolue,quiembrasseetcontienttoussesautresattributs,etdelaquellenousnetrouvonsniennousniailleursaucunexemple;maiselleest,ainsiquej’aiditauparavant,commelamarquedel’ouvrierimpriméesursonouvrage.Et,parsonmoyen,nousconnoissonsqu’aucunedeschosesquenousconcevonsêtreenDieuet ennous, etquenousconsidéronsen luiparparties,etcommesiellesétoientdistinctes,àcausedelafaiblessedenotreentendementetquenous lesexpérimentons tellesennous,neconviennentpointàDieuetànous,en lafaçon qu’on nomme univoque dans les écoles; comme aussi nous connoissons que deplusieurs choses particulières qui n’ont point de fin, dont nous avons les idées, commed’uneconnoissancesansfin,d’unepuissance,d’unnombre,d’unelongueur,etc.,quisontaussi sans fin, il y en aquelquesunesqui sont contenues formellementdans l’idéequenous avons de Dieu, comme la connoissance et la puissance, et d’autres qui n’y sontqu’éminemment,commelenombreetlalongueur;cequicertesneseroitpasainsi,sicetteidéen’étoitrienautrechoseennousqu’unefiction.

Etelleneseroitpasaussiconçuesiexactementdelamêmefaçondetoutlemonde:carc’estunechose très remarquable,que tous lesmétaphysiciens s’accordentunanimementdans ladescriptionqu’ils fontdes attributsdeDieu, aumoinsde ceuxquipeuvent êtreconnuspar la seule raisonhumaine, en telle sortequ’il n’y a aucunechosephysiquenisensible, aucune chose dont nous ayons une idée si expresse et si palpable, touchant lanature de laquelle il ne se rencontre chez les philosophes une plus grande diversitéd’opinions,qu’ilnes’enrencontretouchantcelledeDieu.

Et certes jamais les hommes ne pourroient s’éloigner de la vraie connoissance de cettenaturedivine,s’ilsvouloientseulementporterleurattentionsurl’idéequ’ilsontdel’êtresouverainement parfait. Mais ceux qui mêlent quelques autres idées avec celle-làcomposentparcemoyenundieuchimérique,enlanatureduquelilyadeschosesquisecontrarient; et, après l’avoir ainsi composé, ce n’est pasmerveille s’ils nient qu’un teldieu,quileurestreprésentéparunefausseidée,existe.Ainsi,lorsquevousparlezicid’unêtrecorporel trèsparfait, sivousprenez lenomde trèsparfaitabsolument,ensortequevousentendiezquelecorpsestunêtredans lequel toutes lesperfectionsserencontrent,

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vousditesdeschosesquisecontrarient,d’autantquelanatureducorpsenfermeplusieursimperfections; par exemple, que le corps soit divisible en parties, que chacune de sespartiesnesoitpasl’autre,etautressemblables:carc’estunechosedesoimanifeste,quec’estuneplusgrandeperfectiondenepouvoirêtredivisé,quedelepouvoirêtre,etc.;quesivousentendezseulementcequiesttrèsparfaitdanslegenredecorps,celan’estpointlevraiDieu.

Cequevousajoutezdel’idéed’unange,laquelleestplusparfaitequenous,àsavoirqu’iln’estpasbesoinqu’elleaitétémiseennousparunange,j’endemeureaisémentd’accord;carj’aidéjàditmoi-même,danslatroisièmeMéditation,«qu’ellepeutêtrecomposéedesidéesquenousavonsdeDieu,etdel’homme.»Etcelanem’estenaucunefaçoncontraire.

Quantàceuxquinientd’avoireneuxl’idéedeDieu,etquiaulieud’elleforgentquelqueidole,etc..ceux-là,dis-je,nientlenometaccordentlachose:carcertainementjenepensepasquecetteidéesoitdemêmenaturequelesimagesdeschosesmatériellesdépeintesenlafantaisie;mais,aucontraire,jecroisqu’ellenepeutêtreconçuequeparl’entendementseul, et qu’en effet elle n’est que celamême que nous apercevons par sonmoyen, soitlorsqu’ilconçoit,soitlorsqu’iljuge,soitlorsqu’ilraisonne.Etjeprétendsmaintenirquedecela seul que quelque perfection qui est au-dessus de moi devient l’objet de monentendement,enquelquefaçonquecesoitqu’elleseprésenteàlui;parexemple,decelaseulquej’aperçoisquejenepuisjamais,ennombrant,arriverauplusgranddetouslesnombres, et que de là je connois qu’il y a quelque chose en matière de nombrer quisurpassemes forces, jepuis conclurenécessairement, nonpas à lavéritéqu’unnombreinfiniexiste,niaussiquesonexistence impliquecontradiction,commevousdites,maisque cette puissance que j’ai de comprendre qu’il y a toujours quelque chose de plus àconcevoirdans leplusgranddesnombres,quejenepuis jamaisconcevoir,nemevientpasdemoi-même,etquejel’aireçuedequelqueautreêtrequiestplusparfaitquejenesuis.

Et il importefortpeuqu’ondonnelenomd’idéeàceconceptd’unnombreindéfini,ouqu’onneluidonnepas.Mais,pourentendrequelestcetêtreplusparfaitquejenesuis,etsicen’estpointcemêmenombredontjenepuistrouverlafin,quiestréellementexistantet infini, on bien si c’est quelque autre chose, il faut considérer toutes les autresperfections,lesquelles,outrelapuissancedemedonnercetteidéepeuventêtreenlamêmechoseenquiestcettepuissance;etainsiontrouveraquecettechoseestDieu.

Enfin, lorsque Dieu est dit être inconcevable, cela s’entend d’une pleine et entièreconception,quicomprenneetembrasseparfaitementtoutcequiestenlui,etnonpasdecettemédiocreetimparfaitequiestennous,laquellenéanmoinssuffitpourconnoîtrequ’ilexiste. Et vous ne prouvez rien contremoi en disant que l’idée de l’unité de toutes lesperfectionsquisonteuDieuest forméede lamêmefaçonque l’unitégénériqueetcelledes autres universaux. Mais néanmoins elle en est fort différente; car elle dénote uneparticulièreetpositiveperfectionenDieu,au lieuque l’unitégénériquen’ajouterienderéelàlanaturedechaqueindividu.

En troisième lieu, où j’ai dit que nous ne pouvons rien savoir certainement, si nous neconnoissonspremièrementqueDieuexiste:j’aiditentermesexprèsquejeneparloisquedelasciencedecesconclusions,«dont lamémoirenouspeutrevenireul’esprit lorsquenous ne pensons plus aux raisons d’où nous les avons tirées.»Car la connoissance des

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premiers principes ou axiomes n’a pas accoutumé d’être appelée science par lesdialecticiens.Maisquandnousapercevonsquenoussommesdeschosesquipensent,c’estunepremièrenotionquin’esttiréed’aucunsyllogisme:etlorsquequelqu’undit,Jepense,doncjesuis,ouj’existe,ilneconclutpassonexistencedesapenséecommeparlaforcedequelque syllogisme,mais commeune chose connuede soi; il la voit par une simpleinspectiondel’esprit:commeilparoîtdeceques’illadéduisoitd’unsyllogisme,ilauroitdûauparavantconnoîtrecettemajeure,Toutcequipenseest,ouexiste:maisaucontraireelleluiestenseignéedecequ’ilsentenlui-mêmequ’ilnesepeutpasfairequ’ilpense,s’iln’existe.Carc’estlepropredenotreesprit,deformerlespropositionsgénéralesdelaconnoissancedesparticulières.

Or,qu’unathéepuisseconnoîtreclairementquelestroisanglesd’untrianglesontégauxàdeuxdroits,jeneleniepas;maisjemaintiensseulementquelaconnoissancequ’ilenan’estpasunevraiescience,parcequetouteconnoissancequipeutêtrerenduedouteusenedoitpasêtreappeléedunomdescience;etpuisquel’onsupposequecelui-làestunathée,ilnepeutpasêtrecertainden’êtrepointdéçudans leschosesqui luisemblentêtre trèsévidentes,commeiladéjàétémontréci-devant;etencorequepeut-êtrecedoutene luiviennepointenlapensée,illuipeutnéanmoinsvenirs’ill’examine,ous’illuiestproposéparunautre:etjamaisilneserahorsdudangerdel’avoir,sipremièrementilnereconnoîtunDieu.

Et iln’importepasquepeut-être ilestimequ’iladesdémonstrationspourprouverqu’iln’y a point de Dieu; car ces démonstrations prétendues étant fausses, on lui en petittoujoursfaireconnoîtrelafausseté,etalorsonleferachangerd’opinion.Cequiàlavériténeserapasdifficile,sipour toutesraisonsilapporteseulementcellesquevousalléguezici,c’estàsavoirque l’infinien toutgenredeperfectionexclue touteautresorted’être,etc.

Car,premièrement,siouluidemanded’oùilaprisquecetteexclusiondetouslesautresêtresappartientàlanaturedel’infini,iln’aurarienqu’ilpuisse;répondrepertinemment:d’autantque,parlenomd’infini,onn’apascoutumed’entendrecequiexclutl’existencedeschosesfinies,etqu’ilnepeutriensavoirdelanatured’unechosequ’ilpensen’êtreriendu tout,etparconséquentn’avoirpointdenature, sinoncequiestcontenudans laseuleetordinairesignificationdunomdecettechose.

Duplus,àquoiserviroitl’infiniepuissancedecetinfiniimaginaire,s’ilnepouvaitjamaisriencréer?etenfindecequenousexpérimentonsavoirennous-mêmesquelquepuissancedepenser,nousconcevonsfacilementqu’unetellepuissancepeutêtreenquelqueautre,etmêmeplusgrandequ’ennous:maisencorequenouspensionsquecelle-làs’augmenteàl’infini,nousnecraindronspaspourcelaquelanôtredeviennemoindre.IlenestdemêmedetouslesautresattributsdeDieu,mêmedelapuissancedeproduirequelqueseffetshorsdesoi,pourvuquenoussupposionsqu’iln’yenapointennousquinesoitsoumiseàlavolontédeDieu;etpartantilpeutêtreconçutout-à-faitinfinisansaucuneexclusiondeschosescréées.

En quatrième lieu, lorsque je dis que Dieu ne peut mentir ni être trompeur, je penseconveniravec tous les théologiensquiont jamaisété,etquiserontà l’avenir.Et toutcequevousalléguezaucontrairen’apasplusdeforcequesi,ayantniéqueDieusemîtencolère, ou qu’il fût sujet aux autres passions de l’âme, vous m’objectiez les lieux de

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l’Écriture où il semble que quelques passions humaines lui sont attribuées. Car tout lemonde connoit assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu, dontl’Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacitéduvulgaire, et quicontiennentbienquelquevérité,maisseulementontantqu’elleestrapportéeauxhommes;et celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, et qui ne change point denature, encore qu’elle ne leur soit point rapportée; desquelles chacun doit user enphilosophant,etdontj’aidûprincipalementmeservirdansmesMéditations,vuqu’encelieu-làmêmejenesupposaispasencorequ’aucunhommemefûtconnu,etquejenemeconsidéroispasnonplusentantquecomposédecorpsetd’esprit,maiscommeunespritseulement. D’où il est évident que je n’ai point parlé en ce lieu-là du mensonge quis’exprimepardesparoles,maisseulementdelamaliceinterneetformellequiserencontredanslatromperie,quoiquenéanmoinscesparolesquevousapportezduprophète,Encorequarante jours,etNiniveserasubvertie, ne soientpasmêmeunmensongeverbal,maisunesimplemenace,dont l’événementdépendoitd’unecondition;et lorsqu’ilestditqueDieuaendurcilecoeurdePharaon,ouquelquechosedesemblable,ilnefautpaspenserqu’ilait faitcelapositivement,maisseulementnégativement,àsavoir,nedonnantpasàPharaonunegrâceefficacepourseconvertir.

JenevoudraispasnéanmoinscondamnerceuxquidisentqueDieupeutproférerparsesprophètesquelquemensongeverbal,telsquesontceuxdontseserventlesmédecinsquandilsdéçoiventleursmaladespourlesguérir,c’est-à-direquifûtexemptdetoutelamalicequi se rencontre ordinairement dans lu tromper: mais, bien davantage, nous voyonsquelquefoisquenous sommes réellement trompésparcet instinctnaturelquinousaétédonnédeDieu,comme lorsqu’unhydropiquea soif;caralors il est réellementpousséàboireparlanaturequiluiaétédonnéedeDieupourlaconservationdesnucorps,quoiquenéanmoins cette nature le trompe, puisque le boire lui doit être nuisible: mais j’aiexpliqué, dans la sixièmeMéditation, comment cela peut compatir avec la bonté et lavérité deDieu.Mais dans les chosesqui nepeuvent pas être ainsi expliquées, à savoir,dansnosjugementstrèsclairsettrèsexacts,lesquelss’ilsétoientfauxnepourroientêtrecorrigéspard’autresplusclairs,niparl’aided’aucuneautrefaculténaturelle,jesoutienshardimentquenousnepouvonsêtretrompés.CarDieuétantlesouverainêtre,ilestaussinécessairementlesouverainbienetlusouverainevérité,etpartantilrépugnequequelquechoseviennedeluiquitendepositivementàlafausseté.Maispuis-qu’ilnepeutyavoirennousrienderéelquinenousaitétédonnéparlui,commeilaétédémontréenprouvantsonexistence,etpuisquenousavonsennousunefacultéréellepour,connoîtrelevraietledistinguerd’aveclefaux,commeonlepeutprouverdecelaseulquenousavonseunouslesidéesduvraietdufaux,sicettefaculténetendoitauvrai,aumoinslorsquenousnousenservonscommeilfaut,c’est-à-direlorsquenousnedonnonsnotreconsentementqu’auxchosesquenousconcevonsclairementetdistinctement,caronnesauroitfeindreunautrebon usage de cette faculté, ce ne seroit pas sans raison queDieu, qui nous l’a donnée,seroittenupouruntrompeur.

Etainsivousvoyezqu’aprèsavoirconnuqueDieuexiste,ilestnécessairedefeindrequ’ilsoit trompeur, si nous voulons révoquer en doute les choses que nous concevonsclairement et distinctement; et parce que cela ne se peut pas même feindre, il fautnécessairementadmettreceschosescommetrèsvraiesettrèsassurées.Maisd’autantqueje remarque ici que vous vous arrêtez encore aux doutes que j’ai proposés dans ma

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premièreMéditation, et que je pensois avoir levés assez exactement dans les suivantes,j’expliquerai ici derechef le fondement sur lequel il me semble que toute la certitudehumainepeutêtreappuyée.

Premièrement, aussitôt que nous pensons concevoir clairement quelque vérité, noussommes naturellement portés à la croire. Et si cette croyance est si ferme que nous nepuissionsjamaisavoiraucuneraisondedouterdecequenouscroyonsdelasorte,iln’yarien à rechercher davantage, nous avons touchant cela toute la certitude qui se peutraisonnablement souhaiter.Car quenous importe si peut—être quelqu’un feint que celamêmede lavéritéduquelnous sommes si fortementpersuadésparoit fauxauxyeuxdeDieuoudesanges,etquepartant,absolumentparlant,ilestfaux;qu’avons-nousàfairedenousmettreenpeinedecettefaussetéabsolue,puisquenousnelacroyonspointdutout,etquenousn’enavonspasmêmelemoindresoupçon?Carnoussupposonsunecroyanceouunepersuasionsifermequ’ellenepuisseêtreébranlée;laquelleparconséquentestentoutlamêmechosequ’unetrèsparfaitecertitude.Maisonpeutbiendoutersil’onaquelquecertitudedecettenature,ouquelquepersuasionquisoitfermeetimmuable.

Etcertes,ilestmanifestequ’onn’enpeutpasavoirdeschosesobscuresetconfuses,pourpeu d’obscurité ou de confusion que nous y remarquions; car cette obscurité, quellequ’ellesoit,estunecauseassezsuffisantepournousfairedouterdeceschoses.Onn’enpeutpasaussiavoirdeschosesquinesontaperçuesqueparlessens,quelqueclartéqu’ilyaitenleurperception,parcequenousavonssouventremarquéquedanslesensilpeutyavoirdel’erreur,commelorsqu’unhydropiqueasoifouquelaneigeparoitjauneàceluiquialajaunisse:carcelui-lànelavoitpasmoinsclairementetdistinctementdelasortequenous,àquielleparoîtblanche;ilrestedoncque,sionenpeutavoir,cesoitseulementdeschosesquel’espritconçoitclairementetdistinctement.

Orentreceschoses ilyenadesiclaireset toutensembledesi simples,qu’ilnousestimpossibledepenseràellesquenousnelescroyionsêtrevraies;parexemple,quej’existelorsque jepense,que les chosesquiontune fois été faitesnepeuventn’avoirpoint étéfaites, et autres choses semblables, dont il est manifeste que nous avons une parfaitecertitude.Carnousnepouvonspasdouterdeceschoses-làsanspenseràelles,maisnousn’ypouvonsjamaispensersanscroirequ’ellessontvraies,commejeviensdedire;donc,nousn’enpouvonsdouterquenousnelescroyionsêtrevraies,c’est-à-direquenousn’enpouvonsjamaisdouter.

Etilnesertderiendedire«quenousavonssouvent»expérimentéquedespersonnessesont trompées»endeschosesqu’ellespensoientvoirplusclairementque le soleil;»carnousn’avonsjamaisvu,ninousnipersonne,quecelasoitarrivéàceuxquionttirétoutelaclartédeleurperceptiondel’entendementseul,maisbienàceuxquil’ontprisedessensoudequelque fauxpréjugé. Ilne sertausside riendevouloir feindrequepeut-êtreceschosessemblentfaussesàDieuouauxanges;parcequel’évidencedenotreperceptionnenous permettra jamais d’écouter celui qui le voudroit feindre et qui nous le voudroitpersuader.

Il y a d’autres chosesquenotre entendement conçoit aussi fort clairement lorsquenousprenons garde de près aux raisons d’où dépend leur connoissance, et pour ce nous nepouvons pas alors en douter; mais, parce que nous pouvons oublier ces raisons, etcependantnousressouvenirdesconclusionsquienontététirées,ondemandesionpeut

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avoir une ferme et immuable persuasion de ces conclusions, taudis que nous nousressouvenonsqu’ellesontétédéduitesdeprincipestrèsévidents;carcesouvenirdoitêtresupposépourpouvoirêtreappeléesdesconclusions.Etjerépondsqueceux-làenpeuventavoirquiconnoissenttellementDieu,qu’ilssaventqu’ilnesepeutpasfairequelafacultéd’entendre,quileuraétédonnéeparlui,aitautrechosequelavéritépourobjet;maisqueles autres n’en ont point: et cela a été si clairement expliqué à la fin de la cinquièmeMéditation,quejenepensepasydevoiricirienajouter.

Encinquièmelieu,jem’étonnequevousniiezquelavolontésemetendangerdefaillirlorsqu’ellepoursuitetembrasselesconnoissancesobscuresetconfusesdel’entendement;carqu’est-cequilapeutrendrecertainesicequ’ellesuitn’estpasclairementconnu?Etquel a jamais été le philosophe, ou le théologien, ou bien seulement l’hommeusant deraison, qui n’ait confessé que le danger de faillir où nous nous exposons est d’autantmoindrequeplusclaireestlachosequenousconcevonsauparavantqued’ydonnernotreconsentement; et que ceux-là pèchent qui, sans connoissance de cause, portent quelquejugement?Ornulleconceptionn’estditeobscureouconfuse,sinonparcequ’ilyaenellequelquechosedecontenuquin’estpasconnu.

Etpartant,cequevousobjecteztouchantlafoiqu’ondoitembrassern’apasplusdeforcecontremoiquecontretousceuxquiontjamaiscultivélaraisonhumaine,et,àvraidire,ellen’enaaucunecontrepasun.Car,encorequ’ondisequelafoiapourobjetdeschosesobscures,néanmoinscepourquoinouslescroyonsn’estpasobscur,maisilestplusclairqu’aucunelumièrenaturelle.D’autantqu’ilfautdistinguerentrelamatièreoulachoseàlaquelle nous donnons notre créance, et la raison formelle quimeut notre volonté à ladonner.Carc’estdanscetteseuleraisonformelle;quenousvoulonsqu’ilyaitdelaclartéetdel’évidence.Et,quantàlamatière,personnen’ajamaisniéqu’ellepeutêtreobscure,voire l’obscuritémême;car,quand je jugeque l’obscuritédoit êtreôtéedenospenséespourleurpouvoirdonnernotreconsentementsansaucundangerdefaillir,c’estl’obscuritémêmequimesertdematièrepourformerunjugementclairetdistinct.

Outre cela, il faut remarquerque la clartéou l’évidencepar laquellenotrevolontépeutêtreexcitéeàcroireestdedeuxsortes:l’unequipartdelalumièrenaturelle,etl’autrequivientdelagrâcedivine.

Or,quoiqu’ondieordinairementquelafoiestdeschosesobscures,toutefoiscelas’entendseulementde samatière, et nonpointde la raison formellepour laquellenouscroyons;car, au contraire, cette raison formelle consiste en une certaine lumière intérieure, delaquelleDieunousayantsurnaturellementéclairés,nousavonsuneconfiancecertainequeleschosesquinoussontproposéesàcroireontétérévéléesparlui,etqu’ilestentièrementimpossiblequ’ilsoitmenteuretqu’ilnoustrompe;cequiestplusassuréquetouteautrelumière naturelle, et souvent même plus évident à cause de la lumière de la grâce. EtcerteslesTurcsetlesautresinfidèles,lorsqu’ilsn’embrassentpointlareligionchrétienne,ne pèchent pas pour ne vouloir point ajouter foi aux choses obscures comme étantobscures; mais ils pèchent, ou de ce qu’ils résistent à la grâce divine qui les avertitintérieurement,ouque,péchantend’autreschoses,ilsserendentindignesdecettegrâce.Et jediraihardimentqu’un infidèle,qui,destituéde toutegrâce surnaturelleet ignoranttout-à-fait que les choses que nous autres chrétiens croyons ont été révélées de Dieu,néanmoins,attiréparquelquesfauxraisonnements,seporteroitàcroirecesmêmeschoses

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quiluiseroientobscures,neseroitpaspourcelafidèle,maisplutôtqu’ilpécheroitencequ’ilneseserviroitpascommeilfautdesaraison.

Et je ne pense pas que jamais aucun théologien orthodoxe ait eu d’autres sentimentstouchantcela;etceuxaussiquilirontmesMéditationsn’aurontpassujetdecroirequejen’aie point connu cette lumière surnaturelle, puisque, dans la quatrième, où j’aisoigneusement recherché la cause de l’erreur ou fausseté, j’ai dit, en paroles expresses,«qu’elledispose l’intérieurdenotrepenséeàvouloir, etquenéanmoinsellenediminuepointlaliberté.»

Au reste, jevousprie icidevoussouvenirque, touchant leschosesque lavolontépeutembrasser, j’ai toujours mis une très grande distinction entre l’usage de la vie et lacontemplationdelavérité.Car,pourcequiregardel’usagedelavie,tants’enfautquejepense qu’il ne faille suivre que les choses que nous connoissons très clairement, qu’aucontraire je tiensqu’ilne fautpasmême toujoursattendre lesplusvraisemblables,maisqu’il faut quelquefois, entre plusieurs choses tout-à-fait inconnues et incertaines, enchoisiruneets’ydéterminer,etaprèscelas’yarrêteraussifermement, tantquenousnevoyons point de raisons au contraire, que si nous l’avions choisie pour des raisonscertaines et très évidentes, ainsi que j’ai déjà expliqué dans le discours de laMéthode.Mais où il ne s’agit que de la contemplation de la vérité, qui a jamais nié qu’il faillesuspendre son jugement à l’égard des choses obscures, et qui ne sont pas assezdistinctementconnues?Or,quecetteseulecontemplationde lavéritésoit leseulbutdemesMéditations,outrequecelasereconnoîtassezclairementparelles-mêmes,jel’aideplusdéclaréenparolesexpressessur lafinde lapremière,endisant«quejenepouvoispour lors user de trop de défiance, d’autant que je nem’appliquois pas aux choses quiregardentl’usagedelavie,maisseulementàlarecherchedelavérité.»

Ensixièmelieu,oùvousreprenezlaconclusiond’unsyllogismequej’avoismisenforme,il semble que vous péchiez vous-mêmes en la forme; car, pour conclure ce que vousvoulez, lamajeuredevoitêtre telle,«cequeclairementetdistinctementnousconcevonsappartenir à la nature de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec «véritéappartenirà lanaturedecettechose.»Etainsiellenecontiendroit rienqu’uneinutileetsuperfluerépétition.Maislamajeuredemonargumentaétételle:«Cequeclairementetdistinctement«nousconcevonsapparteniràlanaturedequelque«chose,celapeutêtreditouaffirméavecvéritéde«cettechose.»C’est-à-dire,siêtreanimalappartientàl’essenceou à la nature de l’homme, on peut assurer que l’homme est animal; si avoir les troisangleségauxàdeuxdroitsappartientàlanaturedutrianglerectiligne,onpeutassurerqueletrianglerectiligneasestroisangleségauxàdeuxdroits;siexisterappartientàlanaturedeDieu,onpeut assurerqueDieu existe, etc.Et lamineure a été telle: «Or est-il qu’ilappartientàlanaturede«Dieud’exister.»D’oùilestévidentqu’ilfautconclurecommej’aifait,c’estàsavoir,«Doncon«peutavecvéritéassurerdeDieuqu’ilexiste;»etnonpas commevousvoulez, «Doncnouspouvons«assurer avecvéritéqu’il appartient à lanaturede»Dieud’exister.»Etpartant,pouruserdel’exceptionquevousapportezensuite,il vous eût fallu nier la majeure, et dire que ce que nous concevons clairement etdistinctement appartenir à la nature de quelque chose ne peut pas pour cela être dit ouaffirmédecettechose,sicen’estquesanaturesoitpossibleounerépugnepoint.Maisvoyez, jevousprie, la faiblessedecetteexception.Car,oubienparcemotdepossiblevous entendez, comme l’on fait d’ordinaire, tout ce qui ne répugne point à la pensée

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humaine,auquelsensilestmanifestequelanaturedeDieu,delafaçonquejel’aidécrite,est possible, parce que je n’ai rien supposé en elle, sinon ce que nous concevonsclairementetdistinctementluidevoirappartenir,etainsijen’airiensupposéquirépugneàlapenséeouaitconcepthumain:oubienvousfeignezquelqueautrepossibilitédelapartde l’objet même, laquelle, si elle ne convient avec la précédente, ne peut jamais êtreconnueparl’entendementhumain,etpartantellen’apasplusdeforcepournousobligerànier la nature de Dieu ou son existence que pour détruire toutes les autres choses quitombent sous laconnoissancedeshommes;car,par lamême raisonque l’onnieque lanaturedeDieuestpossible,encorequ’ilneserencontreaucuneimpossibilitédelapartduconceptoudelapensée,maisqu’aucontrairetoutesleschosesquisontcontenuesdansceconceptdelanaturedivinesoienttellementconnexesentreellesqu’ilnoussembleyavoirde la contradictionàdirequ’ily enaitquelqu’unequin’appartiennepasà lanaturedeDieu,onpourraaussinierqu’ilsoitpossiblequelestroisanglesd’untrianglesoientégauxà deux droits, ou que celui qui pense actuellement existe: et à bien plus forte raisonpourra-t-onnierqu’ilyaitriendevraidetoutes leschosesquenousapercevonspar lessens; et ainsi toute la connoissance humaine sera renversée sans aucune raison nifondement.

Et pour ce qui est de cet argument, que vous comparez avec le mien, à savoir, «S’iln’impliquepointqueDieuexiste,ilestcertainqu’ilexiste:maisiln’impliquepoint;donc,etc.,»matériellementparlantilestvrai,maisformellementc’estunsophisme;cardanslamajeurecemot ilimplique regardeleconceptdelacauseparlaquelleDieupeutêtre,etdanslamineureilregardeleseulconceptdel’existenceetdelanaturedeDieu,commeilparoit de ce que si on nie lamajeure, il la faudra prouver ainsi: SiDieu n’existe pointencore,ilimpliquequ’ilexiste,parcequ’onnesauroitassignerdecausesuffisantepourleproduire:mais iln’impliquepointqu’ilexiste,comme ilaétéaccordédans lamineure;donc,etc.Etsionnielamineure,illafaudraprouverainsi:Cettechosen’impliquepointdans leconceptformelde laquelle iln’yarienquienfermecontradiction:mais,dans leconcept formel de l’existence ou de la nature divine, il n’y a rien qui enfermecontradiction;donc,etc.Etainsicemotilimpliqueestprisendeuxdiverssens.Carilsepeut faire qu’on ne concevra rien dans la chose même qui empêche qu’elle ne puisseexister,etquecependantonconcevraquelquechosede lapartdesacausequiempêchequ’ellenesoitproduite.Or,encorequenousneconcevionsDieuquetrèsimparfaitement,celan’empêchepasqu’ilnesoitcertainquesanatureestpossible,ouqu’ellen’impliquepoint; ni aussi que nous ne puissions assurer avec vérité que nous l’avons assezsoigneusement examinée, et assez clairement connue, à savoir autant qu’il suffit pourconnoîtrequ’elleestpossible,etaussiquel’existencenécessaireluiappartient.Cartouteimpossibilité, ou, s’ilm’estpermisdeme servir ici dumotde l’école, toute implicanceconsiste seulement en notre concept ou pensée, qui ne peut conjoindre les idées qui secontrarient lesuneslesautres;etellenepeutconsisterenaucunechosequisoithorsdel’entendement, parce que de cela même qu’une chose est hors de l’entendement il estmanifestequ’ellen’impliquepoint,maisqu’elleestpossible.Orl’impossibilitéquenoustrouvonsennospenséesnevientquedecequ’ellessontobscuresetconfuses,etiln’yenpeut avoir aucune dans celles qui sont claires et distinctes; et partant, afin que nouspuissions assurer que nous connoissons assez la nature deDieu pour savoir qu’il n’y apoint de répugnance qu’elle existe, il suffit que nous entendions clairement etdistinctement toutes leschosesquenousapercevonsêtreenelle,quoiqueceschosesne

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soient qu’en petit nombre au regard de telles que nous n’apercevons pas, bien qu’ellessoientaussienelle,etqu’aveccelanousremarquionsquel’existencenécessaireestl’unedeschosesquenousapercevonsainsiêtreenDieu.

Enseptièmelieu,j’aidéjàdonnélaraison,dansl’abrégédemesMéditations,pourquoijen’airienditicitouchantl’immortalitédel’âme;j’aiaussifaitvoirci-devantcommequoij’aisuffisammentprouvéladistinctionquiestentrel’espritettoutesortedecorps.

Quantàcequevousajoutez,«quedeladistinctiondel’âmed’aveclecorpsilnes’ensuitpasqu’ellesoitimmortelle,parcequenonobstantcelaonpeutdirequeDieul’afaited’unetellenaturequesaduréefinitaveccelledelavieducorps,»jeconfessequejen’airienàyrépondre;carjen’aipastantdeprésomptionqued’entreprendrededéterminerparlaforceduraisonnementhumainunechosequinedépendquedelapurevolontédeDieu.

Laconnoissancenaturellenousapprendquel’espritestdifférentducorps,etqu’ilestunesubstance; et aussi que le corps humain, en tant qu’il diffère des autres corps, estseulement composé d’une certaine configuration de membres, et autres semblablesaccidents; et enfin que la mort du corps dépend seulement de quelque division ouchangement de figure. Or nous n’avons aucun argument ni aucun exemple qui nouspersuade que la mort, ou l’anéantissement d’une substance telle qu’est l’esprit, doivesuivre d’une cause si légère comme est un changement de figure, qui n’est autre chosequ’unmode,etencoreunmodenondel’esprit,maisducorps,quiestréellementdistinctdel’esprit.Etmêmenousn’avonsaucunargumentniexemplequinouspuissepersuaderqu’ilyadessubstancesquisontsujettesàêtreanéanties.Cequisuffitpourconclurequel’espritoul’âmedel’homme,autantquecelapeutêtreconnuparlaphilosophienaturelle,estimmortelle.

MaissiondemandesiDieu,parsonabsoluepuissance,n’apointpeut-êtredéterminéqueles âmes des hommes cessent d’être aumême temps que les corps auxquels elles sontuniessontdétruits,c’estàDieuseuld’enrépondre.Etpuisqu’ilnousamaintenantrévéléquecelan’arriverapoint,ilnenousdoitplusrestertouchantcelaaucundoute.

Aureste,j’aibeaucoupàvousremercierdecequevousavezdaignésiofficieusementetavec tant de franchisem’avertir non seulement des choses qui vous ont semblé dignesd’explication,maisaussidesdifficultésquipouvoientm’êtrefaitesparlesathées,ouparquelquesenvieuxetmédisants.Carencorequejenevoierienentreleschosesquevousm’avez proposées que je n’eusse auparavant rejeté ou expliqué dans mes Méditations(comme, par exemple, ce que vous avez allégué desmouches qui sont produites par lesoleil,desCanadiens,desNinivites,desTurcs,etautreschosessemblables,nepeutveniren l’espritdeceuxqui, suivant l’ordredecesMéditations,mettrontàpartpourquelquetempstoutesleschosesqu’ilsontapprisesdessens,pourprendregardeàcequedictelaplus pure et plus saine raison, c’est pourquoi je pensois avoir déjà rejeté toutes ceschoses), encore, dis-je, que cela soit, je juge néanmoins que ces objections seront fortutilesàmondessein,d’autantquejenemeprometspasd’avoirbeaucoupdelecteursquiveuillentapportertantd’attentionauxchosesquej’aiécrites,qu’étantparvenusàlufinilsse ressouviennent de tout ce qu’ils auront lu auparavant: et ceux qui ne le feront pastomberontaisémentendesdifficultés,auxquellesilsverrontpuisaprèsquej’auraisatisfaitpar cette réponse, ou du moins ils prendront de là occasion d’examiner plussoigneusementlavérité.

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Pour ce qui regarde le conseil que vous me donnez de disposer mes raisons selon laméthodedes géomètres, afin que tout d’un coup les lecteur les puissent comprendre, jevousdiraiicienquellefaçonj’aidéjàtâchéci-devantdelasuivre,etcommentj’ytâcheraiencoreci-après.

Dans la façon d’écrire des géomètres je distingue deux choses, à savoir l’ordre, et lamanièrededémontrer.

L’ordreconsisteencelaseulementqueleschosesquisontproposéeslespremièresdoiventêtreconnuessansl’aidedessuivantes,etquelessuivantesdoiventaprèsêtredisposéesdetelle façon, qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Etcertainementj’aitâchéautantquej’aipudesuivrecetordreenmesMéditations.Etc’estcequiafaitquejen’aipastraitédanslasecondedeladistinctionquiestentrel’espritetlecorps,maisseulementdanslasixième,etquej’aiomistoutexprèsbeaucoupdechosesdanscetraité,parcequ’ellesprésupposoientl’explicationdeplusieursautres.

Lamanièrededémontrerestdouble:l’unesefaitparl’analyseourésolution,etl’autreparlasynthèseoucomposition.

L’analysemontrelavraievoie;parlaquelleunechoseaétéméthodiquementinventée,etfaitvoircommentleseffetsdépendentdescauses;ensortequesilelecteurlaveutsuivre,et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moinsparfaitementlachoseainsidémontrée,etnelarendrapasmoinssienne,quesilui-mêmel’avoit inventée. Mais cette sorte de démonstration n’est pas propre à convaincre leslecteurs opiniâtres ou peu attentifs: car si ont laisse échapper sans y prendre garde lamoindredeschosesqu’ellepropose,lanécessitédesesconclusionsneparaîtrapoint;etonn’a pas coutume d’y exprimer fort amplement les choses qui sont assez claires d’elles-mêmes,bienquecesoitordinairementcellesauxquellesilfautleplusprendregarde.

Lasynthèseaucontraire,parunevoietoutedifférente,etcommeenexaminantlescausespar leurs effets, bienque la preuvequ’elle contient soit souvent aussi des effets par lescauses,démontreà lavéritéclairementcequi est contenuen sesconclusions, et se sertd’unelonguesuitededéfinitions,dedemandes,d’axiomes,dethéorèmesetdeproblèmes,afinquesionluiniequelquesconséquences,ellefassevoircommentellessontcontenuesdanslesantécédents,etqu’ellearracheleconsentementdulecteur,tantobstinéetopiniâtrequ’ilpuisseêtre;maisellenedonnepascommel’autreuneentièresatisfactionàl’espritdeceuxquidésirentd’apprendre,parcequ’ellen’enseignepaslaméthodeparlaquellelachoseaétéinventée.

Lesanciensgéomètresavoientcoutumedeseservirseulementdecettesynthèsedansleursécrits, non qu’ils ignorassent entièrement l’analyse, mais à mon avis parce qu’ils enfaisoienttantd’étatqu’ilslaréservoientpoureuxseulscommeunsecretd’importance.

Pourmoi,j’aisuiviseulementlavoieanalytique,dansmesMéditations,parcequ’ellemesemble être la plus vraie et la plus propre pour enseigner; mais quant à la synthèse,laquellesansdouteestcellequevousdésirezdemoi,encoreque,touchantleschosesquisetraitentenlagéométrie,ellepuisseutilementêtremiseaprèsl’analyse,elleneconvientpas toutefois si bien auxmatières qui appartiennent à lamétaphysique.Car il y a cettedifférence,quelespremièresnotionsquisontsupposéespourdémontrerlespropositionsgéométriques,ayantdelaconvenanceaveclessens,sontreçuesfacilementd’unchacun:

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c’estpourquoiiln’yapointlàdedifficulté,sinonàbientirerlesconséquences,cequisepeutfairepartoutessortesdepersonnes,mêmeparlesmoinsattentives,pourvuseulementqu’elles se ressouviennent des choses précédentes; et on les oblige aisément a s’ensouvenir, endistinguantautantdediversespropositionsqu’ilyadechosesà remarquerdans ladifficultéproposée,afinqu’elles s’arrêtent séparément surchacune,etqu’on lesleurpuisseciterparaprèspourlesavertirdecellesauxquellesellesdoiventpenser.Maisau contraire, touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principaledifficultéestdeconcevoirclairement,etdistinctementlespremièresnotions.Car,encorequedeleurnatureellesnesoientpasmoinsclaires,etmêmequesouventellessoientplusclaires que celles qui sont considérées par les géomètres, néanmoins, d’autant qu’ellessemblentnes’accorderpasavecplusieurspréjugésquenousavonsreçusparlessens,etauxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, elles ne sont parfaitementcomprises que par ceux qui sont fort attentifs et qui s’étudient à détacher autant qu’ilspeuventleurespritducommercedessens:c’estpourquoi,sionlesproposaittoutesseules,ellesseraientaisémentniéesparceuxquiontl’espritportéàlacontradiction.Etc’estcequiaétélacausequej’aiplutôtécritdesMéditationsquedesdisputesoudesquestions,comme font les philosophes; ou bien des théorèmes ou des problèmes, comme lesgéomètres,afindetémoignerparlàquejen’aiécritquepourceuxquisevoudrontdonnerlapeinedeméditeravecmoisérieusementetconsidérerleschosesavecattention.Car,decelamêmequequelqu’un seprépare à combattre lavérité, il se rendmoinspropre à lacomprendre, d’autant qu’il détourne son esprit de la considération des raisons qui lapersuadent,pourl’appliqueràlarecherchedecellesquiladétruisent.

Maisnéanmoins,pourtémoignercombienjedéfèreàvotreconseil,jetâcheraiicid’imiterlasynthèsedesgéomètres,etyferaiunabrégédesprincipalesraisonsdontj’aiusépourdémontrerl’existencedeDieuetladistinctionquiestentrel’espritetlecorpshumain;cequineservirapeut-êtrepaspeupoursoulagerl’attentiondeslecteurs.

RAISONSQUIPROUVENT

L’EXISTENCEDEDIEU,ETLADISTINCTIONQUIESTENTREL’ESPRITETLECORPSDEL’HOMME,DISPOSÉESDUNEFAÇONGÉOMÉTRIQUE.

DÉFINITIONS.

I. Par le nom de pensée je comprends tout ce qui est tellement en nous que nousl’apercevons immédiatement par nous-mêmes et en avons une connoissance intérieure:ainsi toutes les opérationsde la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des senssontdespensées.Mais j’aiajouté immédiatementpourexclure leschosesqui suiventetdépendent de nos pensées; par exemple, lemouvement volontaire a bien à la vérité la

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volonté pour son principe, mais lui-même néanmoins n’est pas une pensée. Ainsi sepromener n’est pas une pensée, mais bien le sentiment ou la connoissance que l’on aqu’onsepromène.

II.Parlenomd’idée, j’entendscetteformedechacunedenospenséesparlaperceptionimmédiatedelaquellenousavonsconnoissancedecesmêmespensées.Desortequejenepuisrienexprimerpardesparoleslorsquej’entendscequejedis,quedecelamêmeilnesoitcertainquej’aienmoil’idéedelachosequiestsignifiéeparmesparoles.Etainsijen’appelle pas du nom d’idée les seules images qui sont dépeintes en la fantaisie; aucontraire, je ne les appelle point ici de ce nom, en tant qu’elles sont en la fantaisiecorporelle,c’est-à-direentantqu’ellessontdépeintesenquelquespartiesducerveau,maisseulement en tant qu’elles informent l’esprit même qui s’applique à cette partie ducerveau.

III.Parlaréalitéobjectived’uneidée,j’entendsl’entitéoul’êtredelachosereprésentéeparcetteidée,entantquecetteentitéestdansl’idée;etdelamêmefaçon,onpeutdireuneperfectionobjective,ouunartificeobjectif,etc.Car toutcequenousconcevonscommeétantdanslesobjetsdesidées,toutcelaestobjectivementouparreprésentationsdanslesidéesmêmes.

IV.Lesmêmeschosessontditesêtre formellementdans lesobjetsdes idéesquandellessont en eux telles quenous les concevons; et elles sont dites y êtreéminemmentquandellesn’ysontpasàlavéritételles,maisqu’ellessontsigrandesqu’ellespeuventsuppléeràcedéfautparleurexcellence.

V.Toutechosedanslaquellerésideimmédiatementcommedansunsujet,ouparlaquelleexiste quelque chose que nous apercevons, c’est-à-dire quelque propriété, qualité ouattributdontnousavonsennousune réelle idée, s’appellesubstance.Carnousn’avonspoint d’autre idée de la substance précisément prise, sinon qu’elle est une chose danslaquelle existe formellement ou éminemment cette propriété ou qualité que nousapercevons, ou qui est objectivement dans quelqu’une de nos idées, d’autant que lalumièrenaturellenousenseignequelenéantnepeutavoiraucunattributquisoitréel.

VI.Lasubstancedanslaquellerésideimmédiatement lapenséeest iciappeléeesprit.Ettoutefois ce nomest équivoque, en ce qu’on l’attribue aussi quelquefois au vent et auxliqueursfortsubtiles;maisjen’ensachepointdepluspropre.

VII. La substance qui est le sujet immédiat de l’extension locale et des accidents quiprésupposentcetteextension,commesontlafigure,lasituationetlemouvementdelieu,etc.,s’appellecorps.Maisdesavoirsilasubstancequiestappeléeespritestlamêmequecellequenousappelonscorps,oubiensice sontdeuxsubstancesdiverses,c’estcequiseraexaminéci-après.

VIII.Lasubstancequenousentendonsêtresouverainementparfaite,etdanslaquellenousneconcevonsrienquienfermequelquedéfautoulimitationdeperfection,s’appelleDieu.

IX.Quandnousdisonsquequelqueattributestcontenudanslanatureoudansleconceptd’unechose,c’estdemêmequesinousdisionsquecetattributestvraidecettechose,etqu’onpeutassurerqu’ilestenelle.

X.Deuxsubstancessontditesêtreréellementdistinctesquandchacuned’ellespeutexister

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sansl’autre.

DEMANDES.

Jedemandepremièrementqueleslecteursconsidèrentcombienfoiblessontlesraisonsquileur ont fait jusques ici ajouter foi à leurs sens, et combien sont incertains tous lesjugements qu’ils ont depuis appuyés sur eux; et qu’ils repassent si long-temps et sisouventcetteconsidérationenleuresprit,qu’enfinilsacquièrentl’habitudedeneseplusfier si fort en leurs sens: car j’estimeque cela est nécessaire pour se rendre capable deconnoîtrelavéritédeschosesmétaphysiques,lesquellesnedépendentpointdessens.

En second lieu, je demande qu’ils considèrent leur propre esprit et tous ceux de sesattributs dont ils reconnoîtront ne pouvoir en aucune façon douter, encoremême qu’ilssupposassentquetoutcequ’ilsontjamaisreçuparlessensfûtentièrementfaux;etqu’ilsne cessent point de le considérer que premièrement ils n’aient acquis l’usage de leconcevoirdistinctement,etdecroirequ’ilestplusaiséàconnoîtrequetoutesleschosescorporelles.

Entroisièmelieu,qu’ilsexaminentdiligemmentlespropositionsquin’ontpasbesoindepreuve pour être connues, et dont chacun trouve les notions en soi-même, comme sontcelles-ci,«qu’unemêmechosenepeutpasêtreetn’êtrepastoutensemble;quelenéantnepeutêtrelacauseefficiented’aucunechose,»etautressemblables:etqu’ainsiilsexercentcetteclartédel’entendementquileuraétédonnéeparlanature,maisquelesperceptionsdessensontaccoutuméde troubleretd’obscurcir;qu’ils l’exercent,dis-je, toutepureetdélivréedeleurspréjugés;carparcemoyenlavéritédesaxiomessuivantsleurserafortévidente.

Euquatrième lieu,qu’ilsexaminent les idéesdecesnaturesquicontiennentenellesunassemblagedeplusieursattributsensemble,commeestlanaturedutriangle,celleducarréoudequelqueautrefigure;commeaussi lanaturedel’esprit, lanatureducorps,etpar-dessus toutes la nature deDieu ou d’un être souverainement parfait. Et qu’ils prennentgarde qu’on peut assurer avec vérité que toutes ces choses-là sont en elles que nousconcevonsclairementyêtrecontenues.Parexemple,parcequedanslanaturedutrianglerectilignecettepropriétésetrouvecontenue,quesestroisanglessontégauxàdeuxdroits;etquedans lanatureducorpsoud’unechoseétendue ladivisibilitéyestcomprise,carnousneconcevonspointdechoseétenduesipetitequenousne lapuissionsdiviser, aumoinsparlapensée;ilestvraidedirequelestroisanglesdetouttrianglerectilignesontégauxàdeuxdroits,etquetoutcorpsestdivisible.

En cinquième lieu, je demande qu’ils s’arrêtent long-temps à contempler la nature del’êtresouverainementparfait:et,entreautreschoses,qu’ilsconsidèrentquedanslesidéesde toutes les autres natures l’existencepossible se trouvebien contenue;mais quedansl’idéedeDieucen’estpasseulementuneexistencepossiblequisetrouvecontenue,maisune existence absolument nécessaire. Car de cela seul, et sans aucun raisonnement, ilsconnoîtrontqueDieuexiste;etilneleurserapasmoinsclairetévident,sansautrepreuve,qu’il estmanifeste que deux est un nombre pair, et que trois est un nombre impair, et

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chosessemblables.Carilyadeschosesquisontainsiconnuessanspreuvesparquelquesuns,qued’autresn’entendentqueparunlongdiscoursetraisonnement.

En sixième lieu, que, considérant avec soin tous les exemples d’une claire et distincteperception,ettousceuxdontlaperceptionestobscureetconfusedesquelsj’aiparlédansmesMéditations,ilss’accoutumentàdistinguerleschosesquisontclairementconnuesdecellesquisontobscures:carcelas’apprendmieuxpardesexemplesquepardesrègles;etjepensequ’onn’enpeutdonneraucunexempledontjen’aietouchéquelquechose.

Enseptièmelieu,jedemandequeleslecteurs,prenantgardequ’ilsn’ontjamaisreconnuaucunefaussetédansleschosesqu’ilsontclairementconçues,etqu’aucontraireilsn’ontjamais rencontré, sinon par hasard, aucune vérité dans les choses qu’ils n’ont conçuesqu’avec obscurité, ils considèrent que ce seroit une chose tout-à-fait déraisonnable, si,pourquelquespréjugésdessensoupourquelquessuppositionsfaitesàplaisir,etfondéessur quelque chose d’obscur et d’inconnu, ils révoquoient en doute les choses quel’entendement conçoit clairement et distinctement; au moyen de quoi ils admettrontfacilement les axiomes suivants pour vrais et pour indubitables: bien que j’avoue queplusieursd’entreeuxeussentpuêtremieuxexpliqués,eteussentdûêtreplutôtproposéscommedesthéorèmesquecommedesaxiomes,sij’eussevouluêtreplusexact.

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AXIOMES.ouNOTIONSCOMMUNES.

I. Iln’yaaucunechoseexistantede laquelleounepuissedemanderquelleest lacausepourquoi elle existe: car cela même se peut demander de Dieu; non qu’il ait besoind’aucunecausepourexister,maisparcequel’immensitémêmedesanatureest lacauseoularaisonpourlaquelleiln’abesoind’aucunecausepourexister.

II. Le temps présent ne dépend point de celui qui l’a immédiatement précédé; c’estpourquoiiln’estpasbesoind’unemoindrecausepourconserverunechose,quepourlaproduirelapremièrelois.

III. Aucune chose, ni aucune perfection de cette chose actuellement existante, ne peutavoirlenéant,ouunechosenonexistante,pourlacausedesonexistence.

IV.Toute la réalité ou perfection qui est dans une chose, se rencontre formellement ouéminemmentdanssacausepremièreettotale.

V.D’oùilsuitaussiquelaréalitéobjectivedenosidéesrequiertunecausedanslaquellecettemêmeréalitésoitcontenue,nonpassimplementobjectivement,mais formellementouéminemment.Et il faut remarquerquecet axiomedoit sinécessairement être admis,quedeluiseuldépendlaconnoissancedetoutesleschoses,tantsensiblesqu’insensibles;card’oùsavons-nous,parexemple,que lecielexiste?est-ceparcequenous levoyons?maiscettevisionnetouchepointl’esprit,sinonentantqu’elleestuneidée,uneidée,dis-je, inhérente en l’esprit même, et non pas une image dépeinte en la fantaisie; et, àl’occasiondecetteidée,nousnepouvonspasjugerquelecielexiste,sicen’estquenoussupposionsquetouteidéedoitavoirunecausedesaréalitéobjectivequisoitréellementexistante;laquellecausenousjugeonsquec’estlecielmême,etainsidesautres.

VI.Ilyadiversdegrésderéalité,c’est-à-dired’entitéoudeperfection:carlasubstanceaplus de réalité que l’accident ou le mode, et la substance infinie que la finie; c’estpourquoiaussiilyaplusderéalitéobjectivedansl’idéedelasubstancequedanscelledel’accident,etdansl’idéedelasubstanceinfiniequedansl’idéedelasubstancefinie.

VII. La volonté se porte volontairement et librement, car cela est de son essence,maisnéanmoins infailliblement au bien qui lui est clairement connu: c’est pourquoi, si ellevientàconnoîtrequelquesperfectionsqu’ellen’aitpas,elleselesdonneraaussitôt,siellessontensapuissance;carelleconnaîtraqueceluiestunplusgrandbiendelesavoirquedenelesavoirpas.

VIII.Cequipeut faire leplus, ou leplusdifficile, peut aussi faire lemoins, ou leplusfacile.

IX.C’estunechoseplusgrandeetplusdifficiledecréerouconserverunesubstance,quedecréerouconserversesattributsoupropriétés;maiscen’estpasunechoseplusgrande,ouplusdifficile,decréerunechosequedelaconserver,ainsiqu’iladéjàétédit.

X.Dansl’idéeouleconceptdechaquechose,l’existenceyestcontenue,parcequenousne pouvons rien concevoir que sous la forme d’une chose qui existe; mais avec cettedifférence,que,dans leconceptd’unechose limitée, l’existencepossibleoucontingente

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estseulementcontenue,etdansleconceptd’unêtresouverainementparfait,laparfaiteetnécessaireyestcomprise.

PROPOSITIONPREMIÈRE

L’EXISTENCEDEDIEUSECONNOÎTDELASEULECONSIDÉRATIONDESANATURE.

DÉMONSTRATION

Direquequelqueattributestcontenudanslanatureoudansleconceptd’unechose,c’estlemêmequededirequecetattributestvraidecettechose,etqu’onpeutassurerqu’ilestenelle,parladéfinitionneuvième;

Orest-ilquel’existencenécessaireestcontenuedanslanatureoudansleconceptdeDieu,parl’axiomedixième:

Doncilestvraidedirequel’existencenécessaireestenDieu,oubienqueDieuexiste.

Etcesyllogismeestlemêmedontjemesuisservienmaréponseausixièmearticledecesobjections;etsaconclusionpeutêtreconnuesanspreuveparceuxquisontlibresdetouspréjugés,commeilaétéditenlacinquièmedemande.Maisparcequ’iln’estpasaisédeparvenir à une si grande clarté d’esprit, nous tâcherons de prouver lamême chose pard’autresvoies.

PROPOSITIONSECONDE.

L’EXISTENCEDEDIEUESTDÉMONTRÉEPARSESEFFETS,DECELASEULQUESONIDÉEESTENNOUS.

DÉMONSTRATION

Laréalitéobjectivedechacunedenosidéesrequiertunecausedanslaquellecettemêmeréalité soit contenue non pas simplement objectivement, mais formellement ouéminemment,parl’axiomecinquième;

Orest-ilquenousavonsennousl’idéedeDieu(parladéfinitiondeuxièmeethuitième),etque la réalité objective de cette idée n’est point contenue en nous, ni formellement, niéminemment(parl’axiomesixième),etqu’ellenepeutêtrecontenuedansaucunautrequedansDieumême,parlàdéfinitionhuitième:

DonccetteidéedeDieuquiestennousdemandeDieupoursacause;etparconséquentDieuexiste,parl’axiometroisième.

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PROPOSITIONTROISIÈME.

L’EXISTENCEDEDIEUESTENCOREDÉMONTRÉEDECEQUENOUS-MÊMES,

QUIAVONSENNOUSSONIDÉE,NOUSEXISTONS.

DÉMONSTRATION.

Sij’avoislupuissancedemeconservermoi-même,j’auroisaussi,àplusforteraison, lepouvoirdemedonner toutes lesperfectionsquimemanquent(par l’axiomehuitièmeetneuvième),carcesperfectionsnesontquedesattributsdelasubstance,etmoijesuisunesubstance;

Mais je n’ai pas la puissance deme donner toutes ces perfections, car autrement je lesposséderoisdéjà,parl’axiomeseptième:

Doncjen’aipaslapuissancedemeconservermoi-même.

En après, je ne puis exister sans être conservé tant que j’existe, soit par moi-même,supposé que j’en aie le pouvoir, soit par un autre qui ait cette puissance, par l’axiomepremieretdeuxième;

Or est-il que j’existe, et toutefois je n’ai pas la puissance deme conservermoi-même,commejeviensdeprouver:

Doncjesuisconservéparunautre.

Deplus,celuiparquijesuisconservéaensoiformellementouéminemmenttoutcequiestenmoi,parl’axiomequatrième;

Orest-ilquej’aienmoilaperceptiondeplusieursperfectionsquimemanquent,etcelleaussidel’idéedeDieu,parladéfinitiondeuxièmeethuitième:

Donclaperceptiondecesmêmesperfectionsestaussienceluiparquijesuisconservé.

Enfin, celui—là même par qui je suis conservé ne peut avoir la perception d’aucunesperfections qui lui manquent, c’est-à-dire qu’il n’ait point en soi formellement ouéminemment,parl’axiomeseptième;carayantlapuissancedemeconserver,commeilaétéditmaintenant, ilaurait,àplusforteraison, lepouvoirdeselesdonnerlui-même,siellesluimanquoient,parl’axiomehuitièmeetneuvième;

Orest-ilqu’il a laperceptionde toutes lesperfectionsque je reconnoismemanquer, etquejeconçoisnepouvoirêtrequ’enDieuseul,commejeviensdeprouver:

Doncillesatoutesensoiformellementouéminemment;etainsiilestDieu.

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COROLLAIRE.

DIEUACRÉÉLECIELETLATERRE,ETTOUTCEQUIYESTCONTENU,ETOUTRECELAILPEUTFAIRETOUTESLESCHOSESQUENOUSCONCEVONSCLAIREMENT,ENLAMANIÈREQUENOUS

LESCONCEVONS

DÉMONSTRATION

Toutes ces choses suivent clairement de la proposition précédente. Car nous y avonsprouvé l’existencedeDieu,parcequ’il estnécessairequ’il y aitunêtrequi existedanslequel toutes les perfections dont il y a en nous quelque idée soient contenuesformellementouéminemment;

Orest-ilquenousavonsennousl’idéed’unepuissancesigrande,queparcelui-làseulenquielle réside,nonseulement lecielet la terre,etc.,doiventavoirétécréés,maisaussitouteslesautreschosesquenousconcevonscommepossiblespeuventêtreproduites:

Donc,enprouvantl’existencedeDieu,nousavonsaussiprouvédeluitoutesceschoses.

PROPOSITIONQUATRIÈME.

L’ESPRITETLECORPSSONTRÉELLEMENTDISTINCTS.

DÉMONSTRATION.

ToutcequenousconcevonsclairementpeutêtrefaitparDieuenlamanièrequenousleconcevons,parlecorollaireprécédent.

Mais nous concevons clairement l’esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, sans lecorps, c’est-à-dire sans une substance étendue, par la demande II; et d’autre part nousconcevonsaussiclairementlecorpssansl’esprit,ainsiquechacunaccordefacilement:

Doncaumoins,parlatoute-puissancedeDieu,l’espritpeutêtresanslecorps,etlecorpssansl’esprit.

Maintenant les substances qui peuvent être l’une sans l’autre sont réellement distinctes,parladefinitionX.Orest-ilquel’espritetlecorpssontdessubstances,parlesdéfinitionsV,VIetVII,quipeuventêtrel’unesansl’autre,commejeleviensdeprouver:

Doncl’espritetlecorpssontréellementdistincts.

Etilfautremarquerquejemesuisiciservidelatoute-puissancedeDieupourentirermapreuve; non qu’il soit besoin de quelque puissance extraordinaire pour séparer l’espritd’avec le corps,mais pource que, n’ayant traité que deDieu seul dans les propositionsprécédentes, jene lapouvois tirerd’ailleursquede lui.Et il importefortpeuparquellepuissance deux choses soient séparées, pour connoître qu’elles soient réellement

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distinctes.

TROISIÈMESOBJECTIONS,

FAITESPARHOBBESCONTRELESSIXMÉDITATIONSOBJECTIONIer.

SURLAMÉDITATIONPREMIÈREDESCHOSESQUIPEUVENTÊTRERÉVOQUÉESENDOCTE.

Il paroit assez, par ce qui a été dit dans cetteMéditation, qu’il n’y a point demarquecertaine et évidente par laquelle nous puissions reconnoître et distinguer nos songesd’aveclaveilleetd’avecunevraieperceptiondessens;etpartantquecesimagesoucesfantômesquenoussentonsétantéveillés,neplusnemoinsqueceuxquenousapercevonsétantendormis,nesontpointdesaccidentsattachésàdesobjetsextérieurs,etnesontpointdes preuves suffisantes pour, montrer que ces objets extérieurs existent véritablement.C’estpourquoisi,sansnousaiderd’aucunautreraisonnement,noussuivonsseulementletémoignagedenossens,nousauronsjustesujetdedoutersiquelquechoseexisteounon.Nousreconnoissonsdonclavéritédecetteméditation.Maisd’autantquePlatonaparlédecetteincertitudedeschosessensibles,plusieursautresanciensphilosophesavantetaprèslui,etqu’ilestaiséderemarquerladifficultéqu’ilyadediscernerlaveilledusommeil,j’eussevouluquecetexcellentauteurdenouvellesspéculationssefûtabstenudepublierdeschosessivieilles.

RÉPONSE.

Lesraisonsdedouterquisonticireçuespourvraiesparcephilosophen’ontétéproposéesparmoi que comme vraisemblables: et jem’en suis servi, non pour les débiter commenouvelles, mais en partie pour préparer les esprits des lecteurs à considérer les chosesintellectuelles, et les distinguer des corporelles, à quoi ellesm’ont toujours semblé trèsnécessaires; en partie pour y répondre dans lesméditations suivantes, et en partie aussipour faire voir combien les vérités que je propose ensuite sont fermes et assurées,puisqu’ellesnepeuventêtreébranléespardesdoutessigénérauxetsiextraordinaires.Etcen’apointétépouracquérirdelagloirequejelesairapportées;maisjepensen’avoirpas été moins obligé de les expliquer, qu’un médecin de décrire la maladie dont il aentreprisd’enseignerlacure.

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OBJECTIONIIe.

SURLASECONDEMÉDITATION.DELANATUREDEL’ESPRITHUMAIN.

Jesuisunechosequipense:c’estfortbiendit.Cardecequejepenseoudecequej’aiune idée, soit enveillant, soit endormant, l’on infèreque je suis pensant: car cesdeuxchoses,jepenseetjesuispensant,signifientlamêmechose.Decequejesuispensant,ils’ensuitquejesuis,parcequecequipensen’estpasunrien.Maisoùnotreauteurajoute,c’est-à-direunesprit,uneâme,unentendement,uneraison:de lànaîtundoute.Carceraisonnement neme semble pas bien déduit, de dire Je suis pensant, donc je suis unepensée;oubienjesuisintelligent,doncjesuisunentendement.Cardelamêmefaçonjepourroisdire,jesuispromenant,doncjesuisunepromenade.

M.Descartesdoncprendlachoseintelligente,etl’intellectionquienestl’acte,pourunemême chose; ou du moins il dit que c’est le même que la chose qui entend, etl’entendement,quiestunepuissanceoufacultéd’unechoseintelligente.Néanmoinstousles philosophes distinguent le sujet de ses facultés et de ses actes, c’est-à-dire de sespropriétés et de ses essences; car c’est autre chose que la chosemêmequiest, et autrechosequesonessence;ilsepeutdoncfairequ’unechosequipensesoitlesujetdel’esprit,delaraisonoudel’entendement,etpartantquecesoitquelquechosedecorporel,dontlecontraireestprisouavancé,etn’estpasprouvé.Etnéanmoinsc’estencelaqueconsistelefondementdelaconclusionqu’ilsemblequeM.Descartesveuilleétablir.

Aumêmeendroit il dit: «Je connois que j’existe, et je cherchequel je suis,moique jeconnois être.Or il est très certain que cette notion et connoissancedemoi-même, ainsiprécisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encoreconnue.»

Ilesttrèscertainquelaconnoissancedecetteproposition,j’existe,dépenddecelle-ci,jepense,commeilnousafortbienenseigné:maisd’oùnousvientlaconnoissancedecelle-ci,jepense?Certes,cen’estpointd’autrechosequedecequenousnepouvonsconcevoiraucunactesanssonsujet,commelapenséesansunechosequipense,lasciencesansunechosequisache,etlapromenadesansunechosequisepromène.

Etde là il semble suivrequ’unechosequipense estquelquechosede corporel; car lessujetsde tous lesactes semblentêtre seulemententendussousune raisoncorporelle,ousousuneraisondematière,commeilalui-mêmemontréunpeuaprèsparl’exempledelacire, laquelle, quoique sa couleur, sa dureté, sa figure, et tous ses autres actes soientchangés, est toujoursconçueêtre lamêmechose, c’est-à-dire lamêmematière sujetteàtousceschangements.Orcen’estpasparuneautrepenséequej’infèrequejepense:carencorequequelqu’unpuissepenserqu’ilapensé, laquellepenséen’est rienautrechosequ’unsouvenir,néanmoinsilesttout-à-faitimpossibledepenserqu’onpense,nidesavoirqu’onsait:carceseraituneinterrogationquinefiniroitjamais,d’oùsavez-vousquevoussavezquevoussavezquevoussavez,etc.?

Et partant, puisque la connoissance de cette proposition, j’existe, dépend de la

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connoissance de celle-ci, je pense, et la connoissance de, celle-ci de ce que nous nepouvons séparer la pensée d’unematière qui pense, il semble qu’on doit plutôt inférerqu’unechosequipenseestmatériellequ’immatérielle.

RÉPONSE

Oùj’aidit,c’est-à-direunesprit,uneâme,unentendement,uneraison,etc.,jen’aipointentenduparcesnomslesseulesfacultés,maisleschosesdouéesdelafacultédepenser,comme; par les deux premiers on a coutume d’entendre; et assez souvent aussi par lesdeuxderniers:cequej’aisisouventexpliqué,etentermessiexprès,quejenevoispasqu’ilyaiteulieud’endouter.

Et iln’yapoint iciderapportoudeconvenanceentre lapromenadeet lapensée,parcequelapromenaden’estjamaispriseautrementquepourl’actionmême;maislapenséeseprendquelquefoispourl’action,quelquefoispourlafaculté,etquelquefoispourlachoseenlaquellerésidecettefaculté.

Etjenedispasquel’intellectionetlachosequientendsoientunemêmechose,nonpasmême la chose qui entend et l’entendement, si l’entendement est pris pour une faculté,maisseulementlorsqu’ilestprispourlachosemêmequientend.Orj’avouefranchementquepoursignifierunechoseouunesubstance,laquellejevouloisdépouillerdetoutesleschosesquineluiappartiennentpoint,jemesuisservidetenuesautantsimplesetabstraitsque j’ai pu, comme au contraire ce philosophe, pour signifier la même substance, enemploied’autresfortconcretsetcomposés,àsavoirceuxdesujet,dematièreetdecorps,afind’empêcherautantqu’ilpeutqu’onnepuisseséparerlapenséed’aveclecorps.Etjene crains pas que la façon dont il se sert, qui est de joindre ainsi plusieurs chosesensemble,soittrouvéeplusproprepourparveniràlaconnoissancedelavérité:qu’estlamienne,parlaquellejedistingueautantquejepuischaquechose.Maisnenousarrêtonspasdavantageauxparoles,venonsàlachosedontilestquestion.

«Il se peut faire, dit-il, qu’une chose qui pense soit quelque chose de corporel, dont lecontraireestprisouavancéetn’estpasprouvé.»Tant s’en faut, jen’aipoint avancé lecontraire et nem’en suis en façonquelconque servi pour fondement,mais je l’ai laisséentièrementindéterminéjusqu’àlasixièmeMéditation,danslaquelleilestprouvé.

Euaprèsilditfortbien«quenousnepouvonsconcevoiraucunactesanssonsujet,commelapenséesansunechosequipense,parcequelachosequipensen’estpasunrien;»maisc’estsansaucuneraisonetcontretoutebonnelogique,etmêmecontrelafaçonordinairede parler, qu’il ajoute «que de là il semble suivre qu’une chose qui pense est quelquechosedecorporel;»carlessujetsdetouslesactessontbienàlavéritéentenduscommeétant des substances, ou si vous voulez comme des matières, à savoir des matièresmétaphysiques;maisnonpaspourcelacommedescorps.Aucontraire,tousleslogiciens,etpresquetout lemondeaveceux,ontcoutumededirequ’entrelessubstanceslesunessontspirituellesetlesautrescorporelles.Etjen’aiprouvéautrechoseparl’exempledelacire, sinon que la couleur, la dureté, la figure, etc., n’appartiennent point à la raisonformelledelacire,c’est-à-direqu’onpeutconcevoirtoutcequisetrouvenécessairement

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dans laciresansavoirbesoinpourceladepenseràelles: jen’aipointaussiparléencelieu-làdelaraisonformelledel’esprit,nimêmedecelleducorps.

Etilnesertderiendedire,commefaiticicephilosophe,qu’unepenséenepeutpasêtrelesujet d’une autre pensée. Car qui a jamais feint cela que lui? Mais je tâcherai icid’expliquerenpeudeparolestoutlesujetdontestquestion.

Ilestcertainquelapenséenepeutpasêtresansunechosequipense,etengénéralaucunaccident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l’acte.Maisd’autant quenousne connoissonspas la substance immédiatementpar elle-même,maisseulementparcequ’elleestlesujetdequelquesactes,ilestfortconvenableàlaraison,etl’usagemême le requiert, que nous appelions de divers noms ces substances que nousconnoissons être les sujets de plusieurs actes ou accidents entièrement différents, etqu’aprèscelanousexaminionssicesdiversnomssignifientdeschosesdifférentesouuneseule et même chose. Or il y a certains actes que nous appelons corporels, comme lagrandeur,lafigure,lemouvement,ettouteslesautreschosesquinepeuventêtreconçuessansuneextensionlocale;etnousappelonsdunomdecorps lasubstanceenlaquelleilsrésident;etonnepeutpasfeindrequecesoituneautresubstancequisoit lesujetde lafigure, une autre qui soit le sujet du mouvement local, etc., parce que tous ces actesconviennententreeux,encequ’ilsprésupposentl’étendue.Enaprèsilyad’autresactesque nous appelons intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc., touslesquelsconviennententreeuxencequ’ilsnepeuventêtresanspensée,ouperception,ouconscienceetconnoissance;etlasubstanceenlaquelleilsrésident,nouslanommonsunechosequipense,ouunesprit,oudetelautrenomqu’ilnousplaît,pourvuquenousnelaconfondionspointavec lasubstancecorporelle,d’autantque lesactes intellectuelsn’ontaucuneaffinitéavec lesactescorporels, etque lapensée,quiest la raisoncommuneenlaquelleilsconviennent,diffèretotalementdel’extension,quiestlaraisoncommunedesautres.Mais après que nous avons formé deux concepts clairs et distincts de ces deuxsubstances,ilestaisédeconnoître,parcequiaétéditenlasixièmeMéditation,siellesnesontqu’unemêmechose,ousiellesensontdeuxdifférentes.

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OBJECTIONIIIe

SURLASECONDEMÉDITATION.

«Qu’ya-t-il doncqui soit distinguédemapensée?Qu’ya-t-il que l’onpuissedire êtreséparédemoi-même?»

Quelqu’unrépondrapeut-êtreàcettequestion:Jesuisdistinguédemapenséemoi-mêmequipense;etquoiqu’ellenesoitpasàlavéritéséparéedemoi-même,elleestnéanmoinsdifférentedemoi:delamêmefaçonquelapromenade,commeilaétéditci-dessus,estdistinguéedeceluiquisepromène.QuesiM.Descartesmontrequeceluiquientendetl’entendement sont une même chose, nous tomberons dans cette façon de parlerscolastique,l’entendemententend,lavuevoit,lavolontéveut;et,parunejusteanalogie,on pourra dire que la promenade, ou dumoins la faculté de se promener, se promène:touteslesquelleschosessontobscures,impropres,etfortéloignéesdelanettetéordinairedeM.Descartes.

RÉPONSE.

Jeneniepasquemoi,quipense,nesoisdistinguédemapensée,commeunechosel’estde son mode; mais où je demande, qu’y a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée?j’entends cela des diverses façons de penser qui sont là énoncées, et non pas de masubstance;etoùj’ajoute,qu’ya-t-ilquel’onpuissedireêtreséparédemoi-même?jeveuxdireseulementquetoutescesmanièresdepenserquisontenmoinepeuventavoiraucuneexistencehorsdemoi;etjenevoispasqu’ilyaitencelaaucunlieudedouter,nipourquoil’onmeblâmeicid’obscurité.

Page 103: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONIVe.

SURLASECONDEMÉDITATION.

«Ilfautdoncquejedemeured’accordquejenesauroispasmêmecomprendreparmonimaginationcequec’estquecemorceaudecire,etqu’iln’yaquemonentendementseulquilecomprenne.»

Il y a grande différence entre imaginer, c’est-à-dire avoir quelque idée, et concevoir del’entendement,c’est-à-direconclureenraisonnantquequelquechoseestouexiste;maisM.Descartesnenousapasexpliquéenquoiilsdiffèrent.Lesancienspéripatéticiensontaussi enseigné assez clairement que la substance ne s’aperçoit point par les sons,maisqu’elleseconçoitparlaraison.

Que dirons-nous maintenant si peut-être le raisonnement n’est rien autre chose qu’unassemblageetunenchaînementdenomsparcemotest?D’où il s’ensuivroitquepar laraison nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulementtouchant leurs appellations, c’est-à-dire que par elle nous voyons simplement si nousassemblonsbienoumallesnomsdeschoses,selonlesconventionsquenousavonsfaitesà notre fantaisie touchant leurs significations. Si cela est ainsi, comme il peut être, leraisonnementdépendradesnoms,lesnomsdel’imagination,etl’imaginationpeut-être,etceciselonmonsentiment,dumouvementdesorganescorporels,etainsi l’espritneserarienautrechosequ’unmouvementencertainespartiesducorpsorganique.

RÉPONSE.

J’aiexpliqué,danslasecondeMéditation,ladifférencequiestentrel’imaginationetlepurconceptdel’entendementoudel’esprit,lorsqu’enl’exempledelacirej’aifaitvoirquellessontleschosesquenousimaginonsenelle,etquellessontcellesquenousconcevonsparle seul entendement; mais j’ai encore expliqué ailleurs comment nous entendonsautrementunechosequenousnel’imaginons,encequepourimaginer,parexemple,unpentagone,ilestbesoind’uneparticulièrecontentiond’espritquinousrendecettefigure,c’est-à-diresescinqcôtésetl’espacequ’ilsrenferment,commeprésente,delaquellenousnenous servonspointpourconcevoir.Or l’assemblagequi se faitdans le raisonnementn’est pas celui des noms, mais bien celui des choses signifiées par les noms; et jem’étonnequelecontrairepuissevenirenl’espritdepersonne.

Carquidoutequ’unFrançoisetqu’unAllemandnepuissentavoirlesmêmespenséesouraisonnements touchant lesmêmes choses, quoique néanmoins ils conçoivent desmotsentièrementdifférents?Etcephilosophenesecondamne-t-ilpaslui-même,lorsqu’ilparledesconventionsquenousavonsfaitesànotrefantaisietouchantlasignificationdesmots?Cars’iladmetquequelquechoseestsignifiéeparlesparoles,pourquoineveut-ilpasquenosdiscourset raisonnementssoientplutôtde lachosequiest signifiéequedesparoles

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seules?Etcertesdelamêmefaçonetavecuneaussijusteraisonqu’ilconclutquel’espritestunmouvement, ilpourroitaussiconclurequela terreest leciel,ou telleautrechosequ’il lui plaira; pource qu’il n’y a point de choses aumonde entre lesquelles il n’y aitautant de convenance qu’il y a entre lemouvement et l’esprit, qui sont de deuxgenresentièrementdifférents.

Page 105: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONVe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

DEDIEU

«Quelquesunesd’entreelles(àsavoird’entre lespenséesdeshommes)sontcommelesimagesdeschosesauxquellesseulesconvientproprementlenomd’idée,commelorsquejepenseàunhomme,àunechimère,auciel,àunange,ouàDieu.»

Lorsque je pense à un homme, je me représente une idée ou une image composée decouleuretdefigure,delaquellejepuisdoutersiellealaressemblanced’unhommeousiellenel’apas.Ilenestdemêmelorsquejepenseauciel.Lorsquejepenseàunechimère,jemereprésenteuneidéeouuneimage,delaquellejepuisdoutersielleestleportraitdequelqueanimalquin’existepoint,maisquipuisseêtre,ouquiaitétéautrefois,oubienquin’aitjamaisété.Etlorsquequelqu’unpenseàunange,quelquefoisl’imaged’uneflammeseprésenteàsonesprit,etquelquefoiscelled’unjeuneenfantquiadesailes,delaquellejepensepouvoirdireaveccertitudequ’ellen’apointlaressemblanced’unange,etpartantqu’elle n’est point l’idée d’un ange; mais, croyant qu’il y a des créatures invisibles etimmatériellesquisontlesministresdeDieu,nousdonnonsàunechosequenouscroyonsousupposons lenomd’ange,quoiquenéanmoins l’idéesous laquelle j’imagineunangesoitcomposéedesidéesdeschosesvisibles.

IlenestdemêmedunomvénérabledeDieu,dequinousn’avonsaucuneimageouidée;c’estpourquoionnousdéfenddel’adorersousuneimage,depeurqu’ilnenoussemblequenousconcevionsceluiquiestinconcevable.

Nousn’avonsdoncpointennouscesembleaucune idéedeDieu;mais toutainsiqu’unaveugle-néquis’estplusieursfoisapprochédufeu,etquienasentilachaleur,reconnoîtqu’ilyaquelquechoseparquoiilaétééchauffé,et,entendantdirequecelas’appelledufeu,conclutqu’ilyadufeu,etnéanmoinsn’enconnoîtpaslafigurenilacouleur,etn’a,àvraidire,aucuneidéeouimagedufeuquiseprésenteàsonesprit.

Demême,l’homme,voyantqu’ildoityavoirquelquecausedesesimagesoudesesidées,etdecettecauseuneautrepremière,etainsidesuite,estenfinconduitàunefinouàunesuppositiondequelquecauseéternelle,qui,pourcequ’ellen’a jamaiscommencéd’être,nepeutavoirdecausequilaprécède,cequifaitqu’ilconclutnécessairementqu’ilyaunÊtreéternelquiexiste;etnéanmoinsiln’apointd’idéequ’ilpuissedireêtrecelledecetÊtreéternel,maisilnommeouappelledunomdeDieucettechosequelafoiousaraisonluipersuade.

Maintenant,d’autantquedecettesupposition,àsavoirquenousavonsennousl’idéedeDieu,M.Descartesvientàlapreuvedecetteproposition,queDieu (c’est-à-direunÊtretout-puissant, très sage, créateur de l’univers, etc.) existe, il a dûmieux expliquer cetteidéedeDieu,etdelàenconclurenonseulementsonexistence,maisaussilacréationdumonde.

Page 106: Méditations Métaphysiques et objections

RÉPONSE.

Parlenomd’idée,ilveutseulementqu’onentendeicilesimagesdeschosesmatériellesdépeintesenlafantaisiecorporelle;etcelaétantsupposé,illuiestaisédemontrerqu’onne peut avoir aucune propre et véritable idée de Dieu ni d’un ange: mais j’ai souventaverti,etprincipalementencelieu-làmême,quejeprendslenomd’idéepourtoutcequiestconçuimmédiatementparl’esprit;ensorteque,lorsquejeveuxetquejecrains,parcequejeconçoisenmêmetempsquejeveuxetquejecrains,cevouloiretcettecraintesontmis parmoi au nombre des idées; et jeme suis servi de cemot, parce qu’il étoit déjàcommunément reçu par les philosophes pour signifier les formes des conceptions del’entendement divin, encore que nous ne reconnoissions en Dieu aucune fantaisie ouimagination corporelle, et je n’en savois point de plus propre. Et je pense avoir assezexpliqué l’idée de Dieu pour ceux qui veulent concevoir le sens que je donne à mesparoles;maispourceuxqui s’attachentà lesentendreautrementque jene fais, jene lepourroisjamaisassez.Enfin,cequ’ilajouteicidelacréationdumondeesttout-à-faithorsdepropos:carj’aiprouvéqueDieuexisteavantqued’examiners’ilyavoitunmondecrééparlui,etdecelaseulqueDieu,c’est-à-direunêtresouverainementpuissantexiste,ilsuitque,s’ilyaunmonde,ildoitavoirétécrééparlui.

Page 107: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONVIe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION

Maisilyenad’autres(àsavoird’autrespensées)quicontiennentdeplusd’autresformes:parexemple,lorsquejeveux,quejecrains,quej’affirme,quejenie,jeconçoisbienàlavéritétoujoursquelquechosecommelesujetdel’actiondemonesprit,maisj’ajouteaussiquelqueautrechoseparcetteactionàl’idéequej’aidecettechose-là;etdecegenredepensées,lesunessontappeléesvolontésouaffections,etlesautresjugements.»

Lorsquequelqu’unveutoucraint,ilabienàlavéritél’imagedelachosequ’ilcraintetdel’actionqu’ilveut;maisqu’est-cequeceluiquiveutouquicraintembrassedeplusparsapensée,celan’estpasiciexpliqué.Et,quoiqueàlebienprendrelacraintesoitunepensée,jenevoispascommentellepeutêtreautrequelapenséeoul’idéedelachosequel’oncraint.Car qu’est-ce autre chose que la crainte d’un lion qui s’avance vers nous, sinonl’idéedecelion,etl’effet,qu’unetelleidéeengendredanslecoeur,parlequelceluiquicraint est porté à ce mouvement animal que nous appelons fuite. Maintenant cemouvementde fuiten’estpasunepensée;etpartant il restequedans tacrainte iln’yapointd’autrepenséequecellequiconsisteenlaressemblancedelachosequel’oncraint:lemêmesepeutdireaussidelavolonté.

Deplusl’affirmationetlanégationnesefontpointsansparoleetsansnoms,d’oùvientquelesbêtesnepeuventrienaffirmerninier,nonpasmêmeparlapensée,etpartantnepeuventaussifaireaucunjugement;etnéanmoinslapenséepeutêtresemblabledansunhommeet dansunebête.Car, quandnous affirmonsqu’unhommecourt, nousn’avonspoint d’autre pensée que celle qu’a un chien qui voit courir son maître, et partantl’affirmation et la négation n’ajoutent rien aux simples pensées, si ce n’est peut-être lapenséequelesnomsdontl’affirmationestcomposéesontlesnomsdelachosemêmequiesten l’espritdeceluiquiaffirme;etcelan’est rienautrechosequecomprendrepar lapenséelaressemblancedelachose,maiscetteressemblancedeuxfois.

RÉPONSE.

Ilestdesoitrèsévidentquec’estautrechosedevoirunlionetensembledelecraindre,quede levoir seulement; et toutdemêmequec’est autrechosedevoirunhommequicourt,qued’assurerqu’onlevoit.Etjeneremarquerieniciquiaitbesoinderéponseoud’explication.

Page 108: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONVIIe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

«Ilmeresteseulementàexaminerdequellefaçonj’aiacquiscetteidée,carjenel’aipointreçuepar les sens, et jamais ellene s’estofferte àmoi contremonattente, comme fontd’ordinaire les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se présentent auxorganesextérieursdemessens,ouqu’ellessemblents’yprésenter.Ellen’estpasaussiunepureproductionoufictiondemonesprit,cariln’estpasenmonpouvoird’ydiminuernid’yajouteraucunechose;etpartantilneresteplusautrechoseàdire,sinonque,commel’idéedemoi-même,elleestnéeetproduiteavecmoidèslorsquej’aiétécréé.»

S’iln’yapointd’idéedeDieu (oronneprouvepointqu’ilyenait), comme il semblequ’il n’y en a point, toute cette recherche est inutile.De plus, l’idée demoi-mêmemevient,sionregardelecorps,principalementdelavue;sil’âme,nousn’enavonsaucuneidée:maislaraisonnousfaitconclurequ’ilyaquelquechosederenfermédanslecorpshumainquiluidonnelemouvementanimal,quifaitqu’ilsentetsemeut;etcela,quoiquecesoit,sansaucuneidée,nousl’appelonsâme.

RÉPONSE.

S’ilyauneidéedeDieu(commeilestmanifestequ’ilyenaune),toutecetteobjectionestrenversée;etlorsqu’onajoutequenousn’avonspointd’idéedel’âme,maisqu’elleseconçoitparlaraison,c’estdemêmequesiondisoitqu’onn’enapointd’imagedépeinteenlafantaisie,maisqu’onenanéanmoinscettenotionquejusqu’icij’aiappeléedunomd’idée.

Page 109: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONVIIIe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

«Maisl’autreidéedusoleilestprisedesraisonsdel’astronomie,c’est-à-diredecertainesnotionsquisontnaturellementenmoi.»

Ilsemblequ’ilnepuisseyavoirenmêmetempsqu’uneidéedusoleil,soitqu’ilsoitvuparlesyeux,soitqu’ilsoitconçuparleraisonnementêtreplusieursfoisplusgrandqu’ilneparoîtà lavue;carcettedernièren’estpasl’idéedusoleil,maisuneconséquencedenotreraisonnement,quinousapprendquel’idéedusoleilseroitplusieursfoisplusgrandes’il étoit regardé de beaucoup plus près. Il est vrai qu’en divers temps il peut y avoirdiversesidéesdusoleil,commesienuntempsilestregardéseulementaveclesyeux,etenunautreavecunelunetted’approche;maislesraisonsdel’astronomienerendentpointl’idée du soleil plus grande on plus petite, seulement elles nous enseignent que l’idéesensibledusoleilesttrompeuse.

RÉPONSE

Jerépondsderechefquecequiestditicin’êtrepointl’idéedusoleil,etquinéanmoinsestdécrit,c’estcelamêmequej’appelledunomd’idée.Etpendantquecephilosopheneveutpasconveniravecmoidelasignificationdesmots,ilnemepeutrienobjecterquinesoitfrivole.

Page 110: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONIXe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

«Car,eneffet,lesidéesquimereprésententdessubstancessontsansdoutequelquechosede plus et ont pour ainsi dire plus de réalité objective que celles qui me représententseulement desmodes ou accidents. Comme aussi celle par laquelle je conçois unDieusouverain,éternel,infini,tout-connoissant,tout-puissant,etcréateuruniverseldetoutesleschosesquisonthorsdelui,aaussisansdouteensoiplusderéalitéobjectivequecellesparquilessubstancesfiniesmesontreprésentées.»

J’aidéjàplusieurs fois remarquéci-devantquenousn’avonsaucune idéedeDieunidel’âme; j’ajoutemaintenantnide la substance:car j’avouebienque la substance,en tantqu’elle est une matière capable de recevoir divers accidents, et qui est sujette à leurschangements,estaperçueetprouvéeparleraisonnement;maisnéanmoinsellen’estpointconçue,ounousn’enavonsaucune idée.Sicelaestvrai,commentpeut-ondireque lesidéesquinousreprésententdessubstancessontquelquechosedeplusetontplusderéalitéobjective que celles qui nous représentent des accidents? De plus, il semble que M.Descartesn’aitpasassezconsidérécequ’ilveutdireparcesmots,ontplusderéalité.Laréalitéreçoit-elleleplusetlemoins?Ou,s’ilpensequ’unechosesoitpluschosequ’uneautre,qu’ilconsidèrecommentilestpossiblequecelapuisseêtrerenduclairàl’esprit,etexpliquéavec toute laclartéet l’évidencequiest requiseenunedémonstration,et aveclaquelleilaplusieursfoistraitéd’autresmatières.

RÉPONSE.

J’ai plusieurs fois dit que j’appelois du nom d’idée celamême que la raison nous faitconnoître,commeaussitouteslesautreschosesquenousconcevons,dequelquefaçonquenouslesconcevions.Etj’aisuffisammentexpliquécommentlaréalitéreçoitleplusetlemoins,endisantquelasubstanceestquelquechosedeplusquelemode,etques’ilyadesqualitésréellesoudessubstancesincomplètes,ellessontaussiquelquechosedeplusquelesmodes,maisquelquechosedemoinsquelessubstancescomplètes;etenfinques’ilyaunesubstanceinfinieetindépendante,cettesubstanceaplusd’êtreouplusderéalitéquelasubstancefinieetdépendante:cequiestîlesoisimanifestequ’iln’estpasbesoind’yapporteruneplusampleexplication.

Page 111: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONXe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

«Partant, il ne reste que la seule idée deDieu, dans laquelle il faut considérer s’il y aquelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu, j’entends unesubstanceinfinie,indépendante,souverainementintelligente,souverainementpuissante,etparlaquellenonseulementmoi,maistouteslesautreschosesquisont(s’ilyenad’autresquiexistent)ontétécréées:touteslesquelleschoses,àdirelevrai,sonttelles,queplusj’ypense, etmoinsme semblent-elles pouvoir venir demoi seul.Et par conséquent il fautconcluredetoutcequiaétéditci-devant,queDieuexistenécessairement.»

ConsidérantlesattributsdeDieu,afinquedelànousenayonsl’idée,etquenousvoyionss’il y a quelque chose en elle qui n’ait pu venir de nous-mêmes, je trouve, si je nemetrompe,queni leschosesquenousconcevonspar lenomdeDieuneviennentpointdenous,niqu’il n’estpasnécessairequ’ellesviennentd’ailleursquedesobjets extérieurs.Car,par lenomdeDieu, j’entendsunesubstance,c’est-à-dire j’entendsqueDieuexiste(non point par une idée, mais par raisonnement): infinie, c’est-à-dire que je ne puisconcevoir ni imaginer ses termes ou ses dernières parties, que je n’en puisse encoreimaginerd’autres au-delà;d’où il suitque lenomd’infini nenous fournitpas l’idéedel’infinitédivine,maisbiencelledemesproprestermeset limites: indépendante,c’est-à-direjeneconçoispointdecausedelaquelleDieupuissevenir;d’oùilparoîtquejen’aipointd’autreidéequirépondeàcenomd’indépendant,sinonlamémoiredemespropresidées, qui ont toutes leur commencement en divers temps, et qui par conséquent sontdépendantes.

C’estpourquoi,direqueDieuest indépendant, cen’est riendireautrechose, sinonqueDieuestdunombredeschosesdontjenepuisimaginerl’origine;toutainsiquedirequeDieu est infini, c’est de-mêmeque si nous disions qu’il est dunombre des choses dontnousneconcevonspointleslimites.EtainsitoutecetteidéedeDieuestréfutée;carquelleestcetteidéequiestsansfinetsansorigine?

Souverainement intelligente. Je demande aussi par quelle idée M. Descartes conçoitl’intellectiondeDieu.

Souverainementpuissante.Jedemandeaussiparquelleidéesapuissance,quiregardeleschoses futures, c’est-à-dire non existantes, estentendue.Certes, pourmoi, je conçois lapuissanceparl’imageoulamémoiredeschosespassées,enraisonnantdecettesorte:Ilafaitainsi,doncilapufaireainsi;donc,tantqu’ilsera,ilpourraencore,faireainsi,c’est-à-direilenalapuissance.Ortoutesceschosessontdesidéesquipeuventvenirdesobjetsextérieurs.

Créateur de toutes les choses qui sont au monde. Je puis former quelque image de lacréationparlemoyendeschosesquej’aivues,parexempledecequej’aivuunhommenaissant, et qui est parvenu, d’une petitesse presque inconcevable, à la forme et à lagrandeurqu’ilamaintenant;etpersonneàmonavisn’ad’autreidéeàcenomdecréateurmais ilnesuffîtpas,pourprouverlacréationdumonde,quenouspuissionsimaginer le

Page 112: Méditations Métaphysiques et objections

monde créé. C’est pourquoi, encore qu’on eût démontré qu’un être infini, indépendant,tout-puissant,etc., existe, ilne s’ensuitpasnéanmoinsqu’uncréateurexiste, si cen’estque quelqu’un pense qu’on infère fort bien de ce qu’un certain être existe, lequel nouscroyonsavoircréétouteslesautreschoses,quepourcelalemondeaautrefoisétécrééparlui.

Deplus,oùM.Descartesditque l’idéedeDieuetdenotreâmeestnéeet résidanteennous,jevoudraisbiensavoirsilesâmesdeceux-làpensentquidormentprofondémentetsansaucunerêverie:siellesnepensentpoint,ellesn’ontalorsaucunesidées;etpartantiln’yapointd’idéequisoitnéeetrésidanteennous,carcequiestnéetrésidantennousesttoujoursprésentànotrepensée.

RÉPONSE.

Aucune chose de celles que nous attribuons àDieu ne peut venir des objets extérieurscomme d’une cause exemplaire: car il n’y a rien en Dieu de semblable aux chosesextérieures,c’est-à-direauxchosescorporelles.Or ilestmanifesteque toutcequenousconcevons être en Dieu de dissemblable aux choses extérieures ne peut venir en notrepenséeparl’entremisedecesmêmeschoses,maisseulementparcelledelacausedecettediversité,c’est-à-diredeDieu.

Et je demande ici de quelle façon ce philosophe tire l’intellection de Dieu des chosesextérieures:carpourmoi j’expliqueaisémentquelleest l’idéeque j’enai,endisantquepar le mot d’idée j’entends la forme de toute perception; car qui est celui qui conçoitquelque chose qui ne s’en aperçoive, et partant qui n’ait cette forme ou cette idée del’intellection,laquellevenantàétendreàl’infiniilformel’idéedel’intellectiondivine?Etcequejedisdecetteperfectionsedoitentendredemêmedetouteslesautres.

Mais,d’autantquejemesuisservidel’idéedeDieuquiestennouspourdémontrersonexistence, et que dans cette idée une puissance si immense est contenue que nousconcevons qu’il répugne, s’il est vrai queDieu existe, que quelque autre chose que luiexiste si elle n’a été créée par lui, il suit clairement de ce que son existence a étédémontrée qu’il a été aussi démontré que tout ce monde, c’est-à-dire toutes les autreschosesdifférentesdeDieuquiexistent,ontétécrééesparlui.

Enfin, lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu’elle est naturellementempreinteennosâmes, jen’entendspasqu’elleseprésente toujoursànotrepensée,carainsiiln’yenauroitaucune;maisj’entendsseulementquenousavonsennous-mêmeslafacultédelaproduire.

Page 113: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONXIe.

SURLATROISIÈMEMÉDITATION.

«Et toute la forcede l’argumentdont jeme suis servipourprouver l’existencedeDieuconsisteencequejevoisqu’ilneseroitpaspossiblequemanaturefûttellequ’elleest,c’est-à-direquej’eusseenmoil’idéedeDieu,siDieun’existoitvéritablement,àsavoircemêmeDieudontj’aienmoil’idée.»

Donc,puisquecen’estpasunechosedémontréequenousayonsennousl’idéedeDieu,etque la religionchrétiennenousobligedecroirequeDieuest inconcevable, c’est-à-dire,selonmonopinion,qu’onn’enpeutavoird’idée, il s’ensuitque l’existencedeDieun’apointétédémontrée,etbeaucoupmoinslacréation.

RÉPONSE.

Lorsque Dieu est dit inconcevable, cela s’entend d’une conception qui le comprennetotalementetparfaitement.Aureste, j’aidéjàtantdefoisexpliquécommentnousavonsennousl’idéedeDieu,quejenelepuisencoreicirépétersansennuyerleslecteurs.

Page 114: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONXIIe.

SURLAQUATRIÈMEMÉDITATION.

DUVRAIETDUFAUX.

«Et ainsi je connois que l’erreur, en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel quidépendedeDieu,maisquec’estseulementundéfaut;etpartantquepourfaillirjen’aipasbesoindequelquefacultéquim’aitétédonnéedeDieuparticulièrementpourceteffet.»

Ilestcertainquel’ignoranceestseulementundéfaut,etqu’iln’estpasbesoind’aucunefacultépositivepourignorer;mais,quantàl’erreur,lachosen’estpassimanifeste:carilsemblequesilespierresetlesautreschosesinaniméesnepeuventerrer,c’estseulementparcequ’ellesn’ontpas la facultéde raisonnernid’imaginer;etpartant il fautconclurequepourerrer il estbesoind’unentendement,oudumoinsd’une imagination,qui sontdesfacultéstoutesdeuxpositives,accordéeàtousceuxquisetrompent,maisaussiàeuxseuls.

Outre cela,M.Descartes ajoute:«J’aperçoisquemeserreursdépendentduconcoursdedeuxcauses,àsavoirdelafacultédeconnoîtrequiestenmoi,etdelafacultéd’élireoubiendemonlibrearbitre.»Cequimesembleavoirdelacontradictionavecleschosesquiont été dites auparavant. Où il faut aussi remarquer que la liberté du franc arbitre estsupposée sans être prouvée, quoique cette supposition soit contraire à l’opinion descalvinistes.

RÉPONSE.

Encore que pour faillir il soit besoin de la faculté de raisonner, ou pourmieux dire dejuger,c’est-à-dired’affirmeretdenier,d’autantquec’enest ledéfaut, ilnes’ensuitpaspour cela que ce défaut soit réel, non plus que l’aveuglement n’est pas appelé réel,quoiquelespierresnesoientpasditesaveuglespourcelaseulementqu’ellesnesontpascapables de voir. Et je suis étonné de n’avoir encore pu rencontrer dans toutes cesobjectionsaucuneconséquencequimesemblâtêtrebiendéduitedesesprincipes.

Jen’airiensupposéouavancétouchantlalibertéquecequenousressentonstouslesjoursennous-mêmes, etqui est trèsconnupar la lumièrenaturelle: et jenepuiscomprendrepourquoi il est dit ici que cela répugne ou a de la contradiction avec ce qui a été ditauparavant.

Maisencorequepeut-êtreilyenaitplusieursqui,lorsqu’ilsconsidèrentlapréordinationdeDieu,nepeuventcomprendrecommentnotrelibertépeutsubsisterets’accorderavecelle,iln’yanéanmoinspersonnequi,seregardantsoi-même,neressenteetn’expérimenteque la volonté et la liberté ne sont qu’unemême chose, ou plutôt qu’il n’y a point dedifférence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. Et ce n’est pas ici le lieu

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d’examinerquelleestencelal’opiniondescalvinistes.

Page 116: Méditations Métaphysiques et objections

OBJECTIONXIIIe.

SURLAQUATRIÈMEMÉDITATION.

«Parexemple,examinantcesjourspasséssiquelquechoseexistoitvéritablementdanslemonde, et prenant garde que de cela seul que j’examinois cette question il suivoit trèsévidemment que j’existois moi-même, je ne pouvois pas m’empêcher de juger qu’unechosequejeconcevoissiclairementétoitvraie;nonquejem’ytrouvasseforcéparunecause extérieure, mais seulement parce que d’une grande clarté qui étoit en monentendementasuiviunegrandeinclinationenmavolonté,etainsijemesuisportéàcroireavecd’autantplusdelibertéquejemesuistrouvéavecmoinsd’indifférence.»

Cettefaçondeparler,unegrandeclartédansl’entendement,estmétaphorique,etpartantn’estpaspropreàentrerdansunargument:orceluiquin’aaucundouteprétendavoirunesemblableclarté,etsavolontén’apasunemoindreinclinationpouraffirmercedontiln’aaucundoutequeceluiquiauneparfaitescience.Cetteclartépeutdoncbienêtrelacausepourquoi quelqu’un aura et défendra avec opiniâtreté quelque opinion,mais elle ne luisauroitfaireconnoîtreaveccertitudequ’elleestvraie.

Deplus,nonseulementsavoirqu’unechoseestvraie,maisaussi lacroireouluidonnerson aveu et consentement, ce sont choses qui ne dépendent point de la volonté; car leschosesquinoussontprouvéespardebonsargumentsouracontéescommecroyables,soitque nous le voulions ou non, nous sommes contraints de les croire. Il est bien vraiqu’affirmerounier,soutenirouréfuterdespropositions,cesontdesactesdelavolonté;maisilnes’ensuitpasqueleconsentementetl’aveuintérieurdépendentdelavolonté.

Et partant, la conclusion qui suit n’est pas suffisamment démontrée: «Et c’est dans cemauvais usage de notre liberté que consiste cette privation qui constitue la forme del’erreur.»

RÉPONSE.

Il importepeuquecette façondeparler,unegrande clarté, soit propreounon à entrerdans un argument, pourvu qu’elle soit propre pour expliquer nettement notre pensée,commeelle l’esteneffet.Car iln’yapersonnequinesachequeparcemot,uneclartédansl’entendement,onentenduneclartéouperspicuitédeconnoissance,quetousceux-làn’ont peut-être pas qui pensent l’avoir; mais cela n’empêche pas qu’elle ne diffèrebeaucoupd’uneopinionobstinéequiétéconçuesansuneévidenteperception.

Or, quand il est dit ici que, soit que nous voulions ou que nous ne voulions pas, nousdonnonsnotrecréanceauxchosesquenousconcevonsclairement,c’estdemêmequesion disoit que, soit que nous voulions ou que nous ne voulions pas, nous voulons etdésirons leschosesbonnesquandellesnoussontclairementconnues:carcettefaçondeparler,soitquenousnevoulionspas,n’apointdelienentellesoccasions,parcequ’ilya

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delacontradictionàvouloiretnevouloirpasunemêmechose.

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OBJECTIONXIVe.

SURLACINQUIÈMEMÉDITATION.DEL’ESSENCEDESCHOSESCORPORELLES.

«Comme, par exemple, lorsque j’imagine un triangle, encore qu’il n’y ait peut-être enaucunlieudumondehorsdemapenséeunetellefigure,etqu’iln’yenaitjamaiseu,ilnelaissepasnéanmoinsd’yavoirunecertainenature,ou forme,ouessencedéterminéedecettefigure,laquelleestimmuableetéternelle,quejen’aipointinventée,etquinedépendenaucunefaçondemonesprit,comme ilparoîtdeceque l’onpeutdémontrerdiversespropriétésdecetriangle.».

S’iln’yapointdetriangleenaucunlieudumonde,jenepuiscomprendrecommentilaunenature,carcequin’estnullepartn’estpointdutout,etn’adoncpointaussid’êtreoudenature.L’idéequenotre esprit conçoit du trianglevient d’un autre trianglequenousavonsvuou inventé sur les chosesquenous avonsvues;mais depuis qu’une fois nousavonsappelédunomdetrianglelachosed’oùnouspensonsquel’idéedutriangletiresonorigine,encorequecettechosepérisse,lenomdemeuretoujours.Demême,sinousavonsunefoisconçuparlapenséequetouslesanglesd’untriangleprisensemblesontégauxàdeuxdroits,etquenousayonsdonnécetautrenomautriangle,qu’ilestunechosequiatrois angles égaux à deux droits, quand il n’y auroit aumonde aucun triangle, le nomnéanmoins ne laisseroit pas de demeurer. Et ainsi la vérité de cette proposition seraéternelle,que le triangle est une chose qui a trois angles égaux à deux droits;mais lanature du triangle ne sera pas pour cela éternelle, car s’il arrivoit par hasard que touttrianglegénéralementpérit,ellecesseroitaussid’être.

Demêmecetteproposition,l’hommeestunanimal,seravraieéternellementàcausedesnoms;mais,supposéquelegenrehumainfutanéanti,iln’yauroitplusdenaturehumaine.

D’oùilestévidentque l’essence,en tantqu’elleestdistinguéede l’existence,n’est rienautre chose qu’un assemblage de noms par le verbe est; et partant l’essence sansl’existenceestune fictiondenotreesprit:et il semblequecommel’imaged’unhommequiestdansl’espritestàcethomme,ainsil’essenceestàl’existence;oubiencommecetteproposition, Socrate est homme, est à celle-ci,Socrate est ou existe, ainsi l’essence deSocrate est à l’existence dumême Socrate: or ceci, Socrate est homme, quand Socraten’existepoint,nesignifieautrechosequ’unassemblagedenoms,etcemotestouêtreasoussoil’imagedel’unitéd’unechosequiestdésignéepardeuxnoms.

RÉPONSE

Ladistinctionquiestentrel’essenceetl’existenceestconnuedetoutlemonde;etcequiestditicidesnomséternels,aulieudesconceptsoudesidéesd’uneéternellevérité,adéjàétéci-devantassezréfutéetrejeté.

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OBJECTIONXVe.

SURLASIXIÈMEMÉDITATION.

DEL’EXISTENCEDESCHOSESMATÉRIELLES.

«CarDieu nem’ayant donné aucune faculté pour connoître que cela soit (à savoir queDieu, par lui-même ou par l’entremise de quelque créature plus noble que le corps,m’envoielesidéesducorps),maisaucontraire,m’ayantdonnéunegrandeinclinationàcroirequ’ellesmesontenvoyéesouqu’ellespartentdeschosescorporelles,jenevoispascommentonpourroit l’excuserde tromperie,sieneffetces idéespartoientd’ailleursoum’étoientenvoyéespard’autrescausesquepardeschosescorporelles;etpartant il fautavouerqu’ilyadeschosescorporellesquiexistent.»

C’est lacommuneopinionque lesmédecinsnepèchentpointquidéçoivent lesmaladespourleurpropresanté,nilespèresquitrompentleursenfantspourleurproprebien;etquelemaldelatromperieneconsistepasdanslafaussetédesparoles,maisdanslamalicedeceluiquitrompe.QueM.Descartesprennedoncgardesicetteproposition,Dieunenouspeut jamais tromper, prise universellement, est vraie; car si elle n’est pas vraie, ainsiuniversellementprise,cetteconclusionn’estpasbonne,doncilyadeschosescorporellesquiexistent.

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RÉPONSE.

Pourlavéritédecetteconclusioniln’estpasnécessairequenousnepuissionsjamaisêtretrompés, car au contraire j’ai avoué franchement que nous le sommes souvent; maisseulement que nous ne le soyons point quand notre erreur feroit paroître en Dieu unevolontédedécevoir,laquellenepeutêtreenlui:etilyaencoreiciuneconséquencequinemesemblepasêtrebiendéduitedesesprincipes.

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OBJECTIONXVIe.

SURLASIXIÈMEMÉDITATION.

«Car je reconnoismaintenantqu’il y a entre l’une et l’autre (savoir entre la veille et lesommeil) une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier etjoindrenossongeslesunsauxautresetavectoutelasuitedenotrevie,ainsiqu’elleadecoutumedejoindreleschosesquinousarriventétantéveillés.»

Je demande si c’est une chose certaine qu’une personne, songeant qu’elle doute si ellesongeounon,nepuissesongerquesonsongeestjointetliéaveclesidéesd’unelonguesuitedechosespassées.Siellelepeut,leschosesquisemblentainsiàceluiquidortêtrelesactionsdesaviepasséepeuventêtre tenuespourvraies, toutdemêmeques’ilétoitéveillé.Deplus,d’autant,commeildit lui-même,que toute lacertitudede lascienceettoutesavéritédépenddelaseuleconnoissanceduvraiDieu,oubienunathéenepeutpasreconnoîtrequ’ilveilleparlamémoiredesactionsdesaviepassée,oubienunepersonnepeutsavoirqu’elleveillesanslaconnoissanceduvraiDieu.

RÉPONSE.

Celuiquidort et songenepeutpas joindre et assemblerparfaitement et avecvérité sesrêveriesaveclesidéesdeschosespassées,encorequ’ilpuissesongerqu’illesassemble.Carquiest-cequiniequeceluiquidort sepuisse tromper?Maisaprès, étant éveillé, ilconnoîtrafacilementsonerreur.

Etunathéepeutreconnoîtrequ’ilveilleparlamémoiredesactionsdesaviepassée;maisilnepeutpassavoirquecesigneest suffisantpour le rendrecertainqu’ilnese trompepoint,s’ilnesaitqu’ilaétécréédeDieu,etqueDieunepeutêtretrompeur.

FIN