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Mémoire de Master 2 - Science Politique Etudes Africaines Université Paris I La Sorbonne 2006 2009 « Toi tu dégages ! » Un Terrain qui résiste : Production des places et des frontières hiérarchiques dans le Sud Maroc Joséphine BELIN Mémoire réalisé sous la direction de Madame le Professeur Johanna SIMEANT

MEMOIRE DE MASTER 2 - JOSEPHINE BELIN - Sept 2009 · 2010. 10. 20. · Mémoire de Master 2 - Science Politique ... Récit résumé de mon terrain > Les contraintes du sociologue

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Mémoire de Master 2 - Science Politique

Etudes Africaines

Université Paris I – La Sorbonne

2006 – 2009

« Toi tu dégages ! »

Un Terrain qui résiste : Production des places et des frontières

hiérarchiques dans le Sud Maroc

Joséphine BELIN

Mémoire réalisé sous la direction de

Madame le Professeur Johanna SIMEANT

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AVERTISSEMENT

Etant donné les faits rapportés dans le présent travail, l‟auteur a préféré recourir à

un pseudonyme.

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A mon ami Mohamed M., qui se bat pour les Droits de l‟Homme au Maroc

et qui vient d‟en perdre un œil,

et aux yeux, verts, de Zénobie.

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REMERCIEMENTS

Je remercie Madame Siméant et Monsieur Banégas, mes professeurs, pour leurs

enseignements, leur attention et leurs encouragements,

Sylvain, qui en août 2007 m‟a rattrapée par la main, et qui depuis l‟a gardée contre lui,

Kisito pour son indéfectible foi en moi,

Hélène et Nathalie pour leur soutien et leur profonde amitié,

Et tous ceux qui ont été là à leur manière, ces deux dernières années.

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SOMMAIRE

Remerciements p.4

Sommaire p.5

Avant Propos p.8

Introduction p.9

Problématique

Points de réflexion et apports bibliographiques

Hypothèses principales

Méthode

Notes préalables

I – La Dynamique en entonnoir d’un terrain qui résiste : les spirales de la mise en

vulnérabilité p.28

> Contexte sur le terrain lors de mon arrivée : la perspective préoccupante des élections

législatives et la grève des transports

> Les conditions de ma rencontre avec le terrain p.31

Fixation de mon sujet

Interférences contextuelles : contextes familial, matériel, personnel et national

L’illusion de l’expérience et des connaissances

Contraintes morales, tendance à la « planque » pacifiste

> Présentation de mon terrain d‟enquête p.37

Exposition des étapes du terrain

Récit résumé de mon terrain

> Les contraintes du sociologue sur le terrain : les habitudes bousculées p.42

> Mise en vulnérabilité par une situation qui pousse à la paranoïa p.44

> Guetter l‟information et la protection : la spirale de la façade indéfinie et contingente p.49

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II - Figures de la jeunesse marocaine : des cadets sociaux avec une chercheuse

occidentale p.54

> S‟approprier quelque chose de l‟Occident : L‟occidentale comme objet d’extraversion

Simo, le faux guide

Faire valoir social : s’afficher avec une occidentale

> La chercheuse à l‟épreuve de l‟anti-occidentalisme : l‟opportunité de dire sa colère p.62

Quand l’Occident bouffe l’Afrique

Le viol d’une occidentale comme fait social total et comme mode de subjectivation

> Que dire à un chercheur ?! L‟incongruité de la gratuité de la relation p.66

> La « Touba », l‟outil religieux de l‟individuation masculine p.69

> La reconversion réussie de militants politiques : un statut social à la clef p.70

III – Être une femme occidentale sur le terrain : le statut double et vulnérabilisant de

l’étrangère p.72

> L‟espace public pour les hommes et pour les femmes : une occupation différenciée et

hiérarchisée

> La radicalisation de l‟expérience de genre, sur fond d‟évanouissement du sentiment de son

identité de genre p.77

> Le statut de femme raconté par les hommes : la violence des mots imposés

à l‟expérience p.80

> Se rendre au hammam : la domination par les femmes jusque dans l‟espace intime p.84

> La position paradoxale de la chercheuse occidentale sur le terrain : le statut

d‟étrangère p.85

> Se faire violer : l‟expérience d‟un acte ayant pleinement sa place dans le spectre des

possibles p.91

Conclusion p.94

Bibliographie p.97

Annexes p.110

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AVANT PROPOS

« L‟objectif de l‟atelier était au départ de discuter de l‟utilisation de catégories d‟analyse

occidentales (« genre », « classes », « dichotomie privé - public », « mouvement social », etc.)

dans l‟appréhension de sociétés qui ne les avaient pas produites.

N‟ayant pas instauré de protocole strict pour le déroulement de ces réunions informelles, il a

fallu nous rendre à l‟évidence : au bout de six mois, nous avions moins débattu d‟analyse

théorique que nous n‟avions raconté et écouté nos « expériences » de terrain. Il s‟agissait de

nos émotions diverses, de questions d‟argent, de sexualité, de difficultés dans le recueil de

données que nous n‟avions jamais eu l‟occasion de relater, car nous estimions, à tort, que

c‟était en dehors de l‟objet direct de notre étude.

Le rôle « thérapeutique » est ici évident. Mais nous ne pouvions nous en satisfaire, et avons

alors décidé d‟objectiver ce rapport au terrain, et de passer à l‟écriture. »

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses féministes à leur terrain »,

in Terrains et Travaux n°10, 2006

« Je n‟aime pas ce terrain. J‟ai beaucoup de difficultés à pouvoir y penser et à me replonger

dedans. Beaucoup de colère contre moi-même et de honte à raconter.

On se croit plus malin que les autres. Et on pense que c‟est plus facile quand on connaît. »

3 Mars 2008

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INTRODUCTION

« Toi tu dégages ! » sont les mots qui m‟ont été adressés par un « flic en civil »1 la

veille au soir de mon départ du terrain. J‟étais alors attablée au « café des jeunes »2 d‟une

petite ville de montagne de l‟Anti-Atlas marocain, en train de discuter avec Youssef, un jeune

chercheur, au sujet de sa thèse d‟anthropologie sur les différentes « tribus » de la région. Par

deux fois déjà, le « flic en civil » l‟avait interpellé pour lui demander d‟arrêter notre

conversation. Devant un troisième refus manifeste, il venait de le bousculer violemment de sa

chaise pour le faire tomber, ce à quoi j‟avais réagi en bondissant de la mienne et en lançant un

« non mais ça va pas non ?! » stupéfait et arrogant. Silence dans le café pourtant bondé ; alors,

afin de détendre l‟atmosphère, j‟ajoutais « si c‟est moi qui dérange c‟est moi qui m‟en vais. »

« Toi tu dégages ! », et je quittai le café.

A ma grande surprise, l‟altercation se poursuivit dans le café. J‟étais rejoint en bas de mon

hôtel par Wassim, un étudiant syndiqué d‟Agadir rencontré deux jours auparavant. Se

montrant séduit par mes réactions, il tenta de me convaincre d‟y retourner « tu as raison ils

n‟ont pas le droit de nous traiter comme ça ces connards du Makhzen3 ! ils vivent encore sous

1 Ces guillemets ont pour objectif d‟interpeller le lecteur sur le fait que je n‟avais pas, et n‟ai toujours pas,

connaissance de l‟identité exacte de cet homme (fonction, titre, hiérarchie professionnelle, relation avec les

autorités et autres). Idem pour les autres « flics en civil » qui m‟ont surveillée les trois dernières semaines sur le

terrain. En outre je les désignais alors ainsi, ce qui fait sens pour l‟analyse de la situation d‟enquête. 2 Nom attribué par divers hommes et jeunes gens rencontrés.

3 « Makhzen » est un substantif arabe qui signifie « le lieu où l‟on cache » (« khzen » veut dire « cache ! »). Il

désigne ensuite un entrepôt fortifié utilisé jadis pour le stockage des aliments (il a donné le mot « magasin » en

français). Le Makhzen est alors affilié au Trésor, au fisc ; il symbolise la puissance temporelle du calife chérifien

qui est seul légitime pour prélever l‟impôt. Jusqu‟au Protectorat, le Makhzen est en pratique le Palais Royal.

Cependant, par extension depuis le XVIIème, il représente l‟ensemble de l‟appareil d‟Etat marocain et son

système politique. C‟est avec les « années de plomb » sous Hassan II qu‟il prend une connotation autoritaire. Le

Makhzen devient un principe d‟autorité à dimension féodale reposant sur le système de l‟allégeance et de la

soumission par la force. Il est un mode de gestion de la population et de l‟édifice politique, s‟appuyant sur des

réseaux pénétrant toutes les sphères de la société au côté de l‟administration territoriale pyramidale. Pour

Mohamed Tozy c‟est une gouvernance : « Conceptuellement tout le dispositif autoritaire est porté par un

paradigme qui réfère au système Makhzen. Celui-ci est plus qu‟un mode de gouvernement : il est à la fois une

manière d‟être et de faire, qui habite les mots, épice les plats, fixe le cérémonial des noces, tisse les habits de

circonstance et détermine le rituel de référence qui fixe la forme et le contenu de la relation entre gouvernant et

gouvernés. » Mohamed TOZY, « Les Enjeux de pouvoir dans les « champs politiques désamorcés » au Maroc »,

in Changements politiques au Maghreb, dirigé par Michel CAMAU, Ed. du CNRS, Paris, 1991, p.158, reprenant

Rachida CHERIFI, Le Makhzen politique au Maroc, Casablanca, Afrique Orient, 1983. Le terme est aujourd‟hui

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Basri4, tu as vu ça ? Mais c‟est fini ! Il faut qu‟ils comprennent que c‟est fini tout ça ! Ils n‟ont

pas le droit ! Viens on y retourne ! ». Je refusais5.

Cette expression, « Toi tu dégages ! », lors d‟un épisode en fin de terrain expose rapidement

l‟état auquel aboutit ma relation avec celui-ci. Après six semaines au Maroc, dont cinq

semaines dans le sud du pays, j‟étais acculée à une situation de blocage avec deux de mes

trois groupes schématiquement définis d‟interlocuteurs6 : l‟« ONG » qui était mon contact sur

place depuis une année et sur laquelle j‟avais déjà effectué un premier dossier de recherche

après une semaine avec elle sur le terrain, les « autorités », et la « population locale ».

La veille, au téléphone avec le président de l‟ONG, j‟avais compris que l‟ONG ne souhaitait

plus être impliquée au sujet ni de mon travail ni de ma présence. Lui, me conseillait de quitter

les lieux. De même de la part des « autorités »7, implicitement, lorsqu‟elles me soumettaient

sous différentes formes à une pression quotidienne. Le blocage allait se cristalliser autour de

l‟absence d‟autorisation officielle pour mener une recherche dans la région, devenue cette fois

nécessaire contrairement à l‟été précédent8. De surcroît, une sorte de défiance à mon égard me

semblait diffuser au sein de la population locale.

utilisé pour pointer les aspects les plus traditionnels du fonctionnement de l'État au Maroc. Sources : Rémy

LEVEAU, Le Fellah marocain défenseur du trône, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences

Politiques, 1976 ; John WATERBURY, Le Commandeur des croyants, Paris, Presses Universitaires de France,

1975, et Ernest GELLNER, Saints of the Atlas, London, Weindefeld and Nicholson, 1969 ; et pour le Sud

Maroc : Paul PASCON, La Maison d’Iligh et l’histoire sociale de Tazerwalt, Rabat, SMER, 1985, Thomas

LACROIX, Les Réseaux marocains du développement, Géographie du transnational et politiques du territorial,

Paris, Presses de Sciences Po, 2005. 4 Référence à Driss Basri, Ministre de l‟Intérieur marocain de 1979 à 1999, pilier et symbole des « années de

plomb ». « Les années 1990-1991 ont marqué la fin de ce qu‟il est maintenant convenu d‟appeler les "années de

plomb". Cette période d‟une quinzaine d‟années a vu la répression brutale et systématique […] de toutes les

oppositions politiques au Makhzen et à la monarchie. » Pierre VERMEREN, Le Maroc en transition, Paris, La

Découverte, 2001, p.62-63. 5 Episode brièvement évoqué ici, décrit en détails dans le récit de terrain en Annexe.

6 J‟emploierai dans ce travail le terme d‟« interlocuteurs » et non d‟« enquêtés » étant donné que rares furent les

moments où je considérais les personnes rencontrées comme faisant partie de mon enquête ; mais plutôt comme

de simples représentants locaux ou des informateurs pour « prendre la température » du terrain et guider la

construction de mon objet de recherche.

J‟écrirai simplement « l‟ONG », en revanche les autres associations évoquées et les interlocuteurs rencontrés,

recevront respectivement des noms et prénoms de substitution. Cf. Annexe : liste détaillée de mes interlocuteurs. 7 Les guillemets soulignent le fait que j‟emploie une expression générique pour désigner les représentants de

l‟ordre public, parmi lesquels on peut grossièrement distinguer les services de la commune, et l‟administration

territoriale, héritière et encore clairement nommée comme étant le « Makhzen » au niveau local, terme

historiquement et symboliquement chargé comme nous l‟avons vu. 8 L‟été 2006, lors de ma semaine à Taliouine avec l‟ONG, j‟avais pu accéder aux villages environnants sans

avoir rencontré les autorités et sans qu‟on ne m‟ait parlé de la nécessité d‟une autorisation.

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Me sentant de plus en plus poussée à la « paranoïa »9, sans plus d‟appui ni autorisation

officielle, je finis par renoncer à poursuivre cette enquête. Je pensais toutefois rejoindre Rabat

et me pencher sur un autre sujet.

Lorsque, ce dernier soir, alors que j‟avais décidé de partir et avais pris soin l‟après-midi d‟en

informer le Caïd10

, ce « flic en civil » allait jusqu‟à employer la violence verbale et physique.

Par ailleurs, si j‟entretenais de bonnes relations avec quelques personnes rencontrées, et

entrais de plus en contact avec des jeunes, « faux guides »11

, étudiants, membres

d‟associations, instituteurs et professeurs, je devais cependant être ennuyée à maintes reprises

en tant que jeune femme occidentale. Un désagrément qui jouait sur mes conditions de travail,

sans être pour autant insurmontable. Ceci jusqu‟à ce que je subisse dans cette même dernière

soirée, une agression sexuelle d‟un étudiant figurant parmi mes rencontres avec la population

locale. Je rentrai à Paris.

Au cours de ce terrain j‟ai deux fois fait évoluer mon sujet de recherche. En arrivant au Maroc

je souhaitais observer les impacts de la socialisation, et précisément de la politisation

d‟immigrés en France au cours des années 1980, sur leurs activités associatives ou politiques

au Maroc ; et parallèlement prendre en considération le regard de la population locale à

9 Mon intention n‟est pas ici de tirer mon propos vers une conception psychologisante, mais de la même façon

que Maryvonne David-Jougneau le fait dans son ouvrage Le Dissident et l’institution ou Alice au pays des

normes, j‟utiliserai cette notion de manière sociologique pour décrire des situations où je me retrouve isolée, en

position d‟extériorité, de vulnérabilité et d‟interprétation permanente, ce que l‟on résume ordinairement comme

de la paranoïa. Ainsi à chaque fois que je ferai référence à de la paranoïa, cela ne signifiera pas que je devenais

un cas clinique relevant de la psychiatrie. Seulement, dès lors que l‟on pose l‟idée que la paranoïa n‟est pas

seulement du mental mais que c‟est du social, on comprend que les états intérieurs que je traverse, relèvent d‟une

situation d‟enquête face à laquelle je me sens moi-même de plus en plus paranoïaque. Maryvonne DAVID-

JOUGNEAU, Le Dissident et l’institution ou Alice au pays des normes, Paris, l‟Harmattan, 1989. 10

Le Caïd fait partie des représentants formels locaux du Makhzen, nommés par la hiérarchie depuis le Ministère

de l‟Intérieur. Il se situe au même niveau hiérarchique que le Président de Commune (équivalent du Maire en

France), qui lui est le représentant élu ; son champ d‟action est la commune rurale ou urbaine, désigné en ce qui

le concerne Caïdat. Si les zones d‟action des autorités nommées et élues se chevauchent, de même que pour les

autres niveaux administratifs, elles ne se superposent pas exactement et présentent des particularités locales.

Précisément en ce qui concerne les autorités informelles. Cf. Annexe : Schéma des pouvoirs publics au Maroc.

Sources : recoupement des informations recueillies auprès de mes amis et rencontres marocaines travaillant sur

le territoire, en lien direct avec les autorités (non-cité dans ce travail : Karim travaillant au sein d‟une DPA,

Direction Provinciale d‟Agriculture rattachée au Ministère de l‟Agriculture et du Développement Rural du

Royaume du Maroc) ou actifs dans la sphère politico-associative (cités dans ce travail : Malik, Boubaker), et de

régions d‟origine différentes (pour ceux cités : Fès, Moyen-Atlas, Anti-Atlas) et d‟origines socioéconomiques

diverses. 11

Ce que je nomme ici « faux guide » correspond aux individus prêts à offrir leurs services d‟intermédiaire aux

étrangers et précisément aux touristes, en majorité occidentaux au Maroc, pour la découverte et la visite de la

localité et de la région. Les opposant aux « guides officiels », reconnus, répertoriés et badgés par les institutions

en charge du tourisme dans une localité donnée. Je reviendrai sur la position qu‟ils occupent dans l‟espace local

dans la partie II de ce travail.

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l‟égard de ces migrants, et son impact sur les représentations et pratiques sociales ou

électorales. Des immigrés s‟étant fait élire « Président de Commune »12

devaient en constituer

l‟objet. Finalement, ma situation d‟enquête m‟a orientée vers l‟analyse des stratégies de

légitimation et de notabilisation au cours d‟un parcours associatif, ainsi que l‟analyse de la

conversion de ces ressources acquises alors, vers le domaine politique. A cet effet, je pensais

comparer la trajectoire de Moussa le Directeur du développement de l‟ONG, éconduit lors des

élections municipales de 2002, avec celle couronnée de succès de Mhend, ancien membre de

cette même ONG.

Cependant, n‟ayant pu mener cette recherche, l‟objet du présent travail sera mon terrain à

proprement parler.

« Toi tu dégages ! » reflète plusieurs aspects de mon terrain qui constitueront un constat de

départ. D‟abord, le fond et la forme de cette expression (interdiction de discuter avec Youssef

et refus de m‟accorder le droit de parole, ordre de partir, registre de langage familier et ton

autoritaire) illustrent le fait que la situation d‟enquête est devenue conflictuelle et que je me

suis retrouvée face à un terrain qui s‟est fermé : un terrain qui résiste.

Ensuite, elle clôture le rapport de forces devenu ouvert ce soir-là, qui s‟est construit autour de

ma présence et qui révèle les relations entre les forces en présence dans l‟arène locale. De

même, ma propre position devait également m‟apparaître claire, alors que je n‟avais eu de

cesse de refuser toute appartenance. Petit à petit je me suis positionnée, et, face à

l‟insupportable, un acte de violence jugé injuste et illégitime, je devais finir par prendre

ouvertement parti13

.

12

Le Président de Commune au Maroc est l‟équivalent du Maire en France. 13

Dans « Quelques réflexions sur le rapport des jeunes chercheuses féministes à leur terrain », Carol Mann décrit

une situation où se pose à elle la question d‟intervenir ou non, au secours d‟une jeune femme afghane aux prises

de crises d‟épilepsie depuis qu‟on lui a imposé un mariage, sans autre possibilité sinon la mort, pour garder

sauve l‟honneur de la famille. « Ici se confrontaient deux attitudes, celles d‟un ethos de l‟honneur complètement

intériorisé par les femmes, et ma conception des droits humains, tout à fait étrangère au groupe concerné. Cette

situation m‟a servi à identifier les limites de la posture de chercheur. Ne rien dire au nom d‟une certaine

impartialité que prétend s‟imposer un bon nombre de chercheurs signifie en fait approuver une démarche. Bien

que passive, l‟impartialité induit en effet sur la personne en face de soi. On est forcé de prendre position, il est

impossible de rester hors-jeu. » La situation décrite et les possibles interventions se situent ici sur le temps long,

où la chercheuse a du temps pour y réfléchir et de la distance sociale, professionnelle et personnelle pour choisir

ou non de s‟impliquer. Or il me semble que c‟est amputer l‟analyse en passant sous silence la part émotionnelle

et même instinctive des réactions qui s‟expriment face à l‟insupportable, même socialement construite, plus

saillante dans d‟autres situations où le chercheur est pris davantage « à chaud ». Anna JARRY, Elisabeth

MARTEU, Delphine LACOMBE, Myriem NAJI, Mona FARHAN, Carol MANN, « Quelques réflexions sur le

rapport de jeunes chercheuses féministes à leur terrain » in Terrains et Travaux, n°10, 2006, p.177-193.

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Ces mots ont certes été prononcés par un « flic en civil » représentant les autorités (ou une

autorité, peu importe dans un premier temps), toutefois il est possible d‟élargir ce premier

constat à ma relation avec mes trois groupes d‟interlocuteurs.

Problématique

Ma présence a permis de révéler certains éléments sur le terrain lui-même. Dès lors, qu‟est-ce

que l‟analyse de la situation d‟enquête nous enseigne sur le milieu observé en-dehors de ce

que j‟étais venue chercher ? Qu‟a mis en relief la structuration de ce conflit ?

Le récit de mon terrain, bien que deux années plus tard, nous apprend quelle était ma position

ce printemps-là. J‟ai pu observer et j‟ai certes appris à mes dépens, quelques éléments de la

société marocaine que je propose de restituer dans le présent travail :

sur les modes de gestion d‟une étrangère, les multiples aspects d‟un Etat policier en action, les

relations que les autorités locales entretiennent avec une ONG implantée depuis vingt ans sur

le territoire et qui base pourtant son discours sur son autonomie ; sur ce qu‟il en est des

aspirations de la jeunesse et précisément des cadets sociaux ; sur le statut et la place de la

femme dans la société, et de manière éparse, sur le rapport à l‟ONG.

Points de réflexion et apports bibliographiques

> Violence politique, violence sociale : des modes de gestion de l’extranéité

Soulevons tout de suite la question de la violence déployée en fin de terrain, et voyons ce que

cet axe d‟entrée peut nous apporter quant à l‟analyse de mon terrain.

Bien entendu, celui-ci ne constitue pas une « enquête sur des situations de violence », c‟est-à-

dire ni de guerre « ouverte » comme par exemple « une ethnographie du "génocide" au

Rwanda ou du "nettoyage ethnique" en Bosnie » évoqués par Daniel Cefaï et Valérie

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14

Amiraux14

, ni de conflit de « basse intensité » comme pour Vincent Romani dans les

territoires palestiniens15

. Il ne s‟agit pas d‟une « exposition directe à la violence » liée « au

danger d‟une enquête en situation de guerre »16

.

Alors qu‟en est-il pour mon terrain ? Il y a pourtant eu violence physique, ce qui pourrait

suffire à le labelliser comme difficile, et à interroger la difficulté du milieu enquêté. Pour ma

part, je n‟allais prendre en compte ceci qu‟a posteriori, une fois la violence observée et subie.

A ce sujet la Revue française de science politique a publié le dossier « Enquêter en milieu

"difficile" » dans lequel Magali Boumaza et Aurélie Campana écrivent en introduction :

« Quel que soit le terrain, il est susceptible d’être considéré comme difficile. Certains le sont

certainement plus que d‟autres. Il faut d‟ores et déjà préciser que la difficulté de terrain doit s’entendre

en termes relationnels : elle se tisse dans les interactions entre enquêteurs et enquêtés, qui actualisent

leurs habitus respectifs dans la situation d‟enquête. »17

Quant au degré de la difficulté éprouvé, pendant ou après un terrain :

« Le degré de difficulté éprouvé par le chercheur ne peut être détaché de sa trajectoire sociale, de ses

expériences de la vie, du style de recherche pratiqué autour de lui, de son identité psychologique et

morale aux yeux des autres, des types d‟interaction qui lui sont en conséquence permis ou rendus

impossibles. »18

Ainsi, mes expositions à la violence verbale et physique relèveraient de la dynamique même

de l‟enquête. Ces points sur la difficulté d‟un terrain et d‟un milieu enquêté incitent à adopter

un regard interactionniste et nécessairement réflexif pour le présent travail. Ils n‟évacuent pas

la réalité de la violence qui s‟est déployée. Mais elle sera replacée dans le cadre de ma

relation avec mes interlocuteurs, et comprise comme la preuve concrète qu‟un rapport de

forces s‟est construit et joué à mon sujet, révélant en même temps un rapport de forces local.

14

Daniel CEFAÏ et Valérie AMIRAUX, « Les Risques du métier. Partie 2 », Cultures & Conflits, n°47, 3/2002,

p.15. 15

Vincent ROMANI, « Enquêter dans les Territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la

violence immédiate », Revue Française de Science Politique, vol.57, n°1, février 2007, p. 27. 16

Daniel CEFAÏ et Valérie AMIRAUX, « Editorial », Cultures & Conflits, n°47, 3/2002, p.5. 17

Magali BOUMAZA, Aurélie CAMPANA, « Enquêter en milieu "difficile" : Introduction », Revue Française

de Science Politique, vol.57, n°1, février 2007, p.8. 18

Daniel BIZEUL, « Que faire des expériences d‟enquête ? Apports et fragilité de l‟observation directe », Revue

Française de Science Politique, vol.57, n°1, février 2007, p.73.

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15

En y prenant part, je me suis positionnée, et ai été confrontée aux différentes positions qui le

structuraient. L‟analyse de Daniel Bizeul alimente ceci :

« La perception d‟un milieu comme difficile signale souvent un affrontement dont le chercheur ne peut

éviter d’être partie prenante, à un titre ou à un autre, entre des groupes aux perspectives et aux intérêts

mutuellement incompatibles. […] Quand il fréquente un milieu auquel il est étranger, le chercheur est

d‟une certaine façon remis à sa place dans l’univers social. Il voit s’opposer à son esprit de recherche

les frontières ordinaires de la vie collective. »19

Ma dernière soirée à Taliouine est l‟aboutissement d‟un processus de différenciation, de

marginalisation, et pour finir d‟exclusion. J‟ai dû faire fasse à une violence politique et une

violence sociale, qui constituent des modes de gestion de l‟extranéité. Associées, la violence

politique par intimidation et manipulation des canaux de l‟information, sous un dictat du

secret, et la violence sociale contre mes statuts de femme et d‟étrangère par la hiérarchisation,

m‟ont vulnérabilisée et menée à l‟isolement. Ces formes de violence qui doivent être pensées

dans toute leur historicité au Maroc, persistent, malgré d‟autres processus en cours, comme

modalités d‟action saisies pour maintenir l‟ordre social20

.

Bien qu‟heuristique pour mener une recherche21

, la situation d‟enquête est source d‟inconfort

et peut précisément dégénérer du simple fait de la position d‟étranger du chercheur. Selon

Georg Simmel, ses caractéristiques de « la mobilité », de « la généralité » et précisément de

« l‟objectivité » qu‟on « peut encore définir comme liberté », comportent aussi beaucoup de

dangers : « Depuis toujours, dans tous les soulèvements, le pouvoir agressé affirme qu‟une

agitation d‟origine extérieure a été attisée par des émissaires et trublions de l‟étranger. »22

.

19

« Que faire des expériences … », art. cit., p.75. 20

« La perspective consistant à « reparler d‟autoritarisme » […] aboutit à mettre en avant deux […] angles

morts : d‟une part, celui de l‟articulation entre l‟arène des mouvements sociaux et le champ de la politique

légitime, d‟autre part, celui de la persistance de la violence par delà la fondation du régime. Cette déconnexion

en recouvre une autre, celle entre la démocratisation postulée du régime et le constat renouvelé de la persistance

de « l‟État makhzen » ou, plutôt, des traits autoritaires du régime. » Frédéric VAIREL, Espace protestataire et

autoritarisme. Nouveaux contextes de mise à l'épreuve de la notion de fluidité politique : l'analyse des

conjonctures de basculement dans le cas du Maroc, Thèse de Science Politique, Aix-Marseille III, 2005. Sous la

direction de Michel CAMAU, p.29. 21

« Que faire des expériences … », art. cit., p.75 : « [La démarche d’enquête du chercheur] implique en effet

une forme de confrontation sociale, ou de choc culturel, propres à lui faire saisir son extériorité au milieu étudié.

C‟est là une première dimension de l‟affrontement social. Celle-ci se double d‟une seconde dimension, due au

fait que le chercheur se trouve doté d’une ou plusieurs identités assorties aux perceptions mutuelles des divers

groupes en présence. » 22

Georg SIMMEL, « Digressions sur l‟étranger » in Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris,

PUF, coll. Sociologies, 1999 (1ère

édition : Leipzig, Duncker & Humblot, 1908).

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> Le Statut de l’étranger : un individu en apesanteur, pris dans une dialectique

confondante d’insider/outsider

Je distinguerai dans un premier temps deux niveaux de lecture pour mon terrain, qui

correspondent à cette tension entre « distance et proximité » du statut de l‟étranger formulé

par Georg Simmel23

:

- ma présence en tant qu‟« outsider », qui se perçoit et est perçue comme n‟appartenant pas à

l‟univers local. Même s‟il a une certaine connaissance du terrain enquêté, l‟outsider ne fait

quoiqu‟il en soit pas partie du milieu d‟interconnaissance et déroge aux normes sociales et

aux règles pragmatiques locales, à « l‟ordre interactionnel » et aux manifestations de tout type

de différenciation sociale24

.

- ma présence en tant qu‟« insider », qui se perçoit et est perçue comme étant inscrite dans

l‟univers local. L‟insider devient ici partie prenante dans l‟affrontement social qui se joue

autour de lui, et révèle parallèlement le fonctionnement du groupe d‟interconnaissance

étudié25

.

Cette dichotomie préalable pour la compréhension du terrain, n‟oblitère pas l‟idée que ces

deux niveaux d‟analyse ne vont pas l‟un sans l‟autre, qu‟ils s‟autoalimentent et nourrissent les

perceptions, les enjeux et les conduites de chacun, et que c‟est dans leur articulation que se

joue la dynamique de l‟enquête.

Prise dans cette tension entre distance et proximité, j‟ai été « baladée » dans le jeu opaque des

relations avec et entre chacun des groupes d‟interlocuteurs. Entre ceux qui m‟accordaient leur

confiance et manifestaient l‟envie de m‟intégrer au milieu enquêté, m‟envoyaient des signaux

d‟ouverture pour travailler avec moi, jusqu‟à « lutter » avec moi ou par mon intermédiaire

23

Pour Georg SIMMEL in « Digressions sur l‟étranger » in Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation,

op. cit., p.663-668, c‟est en effet la « synthèse de la distance et de la proximité qui constitue la position formelle

de l‟étranger. » p. 664. Il est « celui qui vient un jour et reste le lendemain – pour ainsi dire le vagabond potentiel

qui, bien qu‟il ne pousse pas plus loin son voyage, n‟a pas entièrement surmonté l‟absence d‟attache de ses allers

et venues. Il est fixé à l‟intérieur d‟un cercle géographique donné – ou d‟un cercle dont les frontières sont aussi

déterminées que celles inscrites dans l‟espace - mais sa position y est déterminée surtout par le fait qu‟il n‟y

appartient pas d‟avance, qu‟il y importe des qualités qui n‟en proviennent pas et ne peuvent en provenir. » p.663. 24

Erving GOFFMAN, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La Présentation de soi, Paris, Les Editions de

Minuit, coll. « Le Sens commun », 1973. 25

« Que faire des expériences … », art. cit., p.76 : « Le chercheur fait l‟expérience des affrontements sociaux. Il

peut ainsi avoir une idée de la pluralité des perspectives, saisir au plus près les enjeux des groupes qui

s‟affrontent, détailler les techniques de contrôles employées par les uns et les autres, montrer les effets en chaîne

de l‟attribution d‟une intention favorable ou malveillante chez autrui. »

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selon certains, ou simplement pour profiter de ma présence, et ceux qui me stigmatisaient

comme menaçante, se détournaient, ne m‟accordaient ni le droit de parole ni le droit de cité,

ou me rejetaient en m‟intégrant paradoxalement dans les schémas de l‟univers social enquêté

lorsque notamment ils parvenaient à n‟obtenir rien de moi. De surcroît, à travers cette tension

se négociait la nécessité de m‟écarter des lieux tout en présentant à l‟étrangère une image

convenable de la région.

Ainsi, lorsque le terrain résiste puis lorsqu‟il tourne au conflit ouvert et violent, le sentiment

de privilège du chercheur qui se croit protégé par son statut d‟outsider, tout en tendant à se

faire accepter comme simili insider, peut s‟avérer illusoire et contraignant. Il perçoit mal les

contours de ses marges de manœuvre, ce qui peut l‟amener tant à verser vers une expression

« déplacée » de lui-même et non plus en tant que chercheur - c‟est-à-dire une expression qui

ne correspond pas à sa place de chercheur -, que vers une forme sociologique de paranoïa.

La violence sur le terrain incite à adopter un regard interactionniste. Elle est expression d‟un

rapport de forces et mode de gestion de la extranéité. En tant qu‟étrangère, je suis prise dans

cette contrainte entre distance et proximité. Une dynamique de terrain désocialisante et

vulnérabilisante, terreau d‟une situation poussant à la paranoïa.

> Une Situation d’enquête poussant à la paranoïa

Dans son ouvrage Le Dissident et l’institution ou Alice aux pays des normes, Maryvonne

David-Jougneau résume ce qu‟elle appelle le « scénario de la dissidence » en quatre phases : 1)

la revendication et la dénonciation du décalage entre normes et principes, 2) l‟affrontement

institutionnel, 3) l‟entrée en dissidence ou l‟appel au peuple, et enfin 4) la réintégration et le

problème de la réhabilitation.

Auxquelles correspondent quatre variations de la dimension sociale du dissident : 1) la

révision à la hausse de la dimension normalisée, 2) le rapetissement en deçà de la dimension

normalisée, 3) le grandissement démesuré, et enfin 4) la réintégration avec quelle dimension ?

Cette analyse n‟est pas transposable telle quelle pour mon terrain ne serait-ce que parce que je

suis étrangère ; je ne suis pas face aux institutions de mon pays. Mais, cette situation en elle-

même signifie que d‟emblée il y a confrontation entre systèmes de normes.

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Observons avec cette perspective, ma relation aux autorités et à l‟ONG :

Ainsi 1) je n‟agis pas dans la norme, je n‟unifie pas mon identité sur l‟ensemble du territoire.

Surtout je ne réponds pas aux demandes éparses d‟aller voir les autorités, je ne prends pas au

sérieux les autorités et leur accorde peu de légitimité, donc je ne leur obéis pas. Pour finir, je

reste sur le terrain. Bien que j‟essaie personnellement de tout faire pour être conciliante, ce

comportement a vraisemblablement été perçu comme de la dissidence.

2) Fermeture, les autorités et l‟ONG sont dans le silence, jusqu‟à ce que Jalil me dise

explicitement « quitte le terrain », et le flic en civil « Toi tu dégages ! »

3) En ce qui concerne mon travail, après échange avec Jalil, j‟accepte de partir. En revanche,

face au flic en civil qui violente Youssef, je proteste en bondissant de ma chaise. Autour,

personne ne bouge. Je me retrouve seule, et accepte alors de sortir du café. Seul Wassim vient

me trouver pour « y retourner », mais je refuse. Je me rétracte.

4) La réintégration ne semble pas possible dès lors que je suis hors du système local. Là

s‟arrête notre mise en parallèle.

Pour ce qui est de la phase 3) « le grandissement démesuré de la dimension sociale » : le fait

est que je me sentais couverte par l‟immunité d‟être occidentale et encore plus d‟être française

au Maroc. Egalement, et d‟une manière qui peut paraître paradoxale de prime abord, du fait

d‟être une femme. Le statut de femme, pour moi, forçait le respect.

Quant au « statut d‟étudiant », celui-ci n‟est ni forcément, ni à lui seul, « auréolé » et

rassurant26

; il peut se révéler inopérant en fonction de la dynamique de l‟enquête et lorsqu‟il

est relativisé par les autres identités que l‟on véhicule. Voire, en fonction du contexte local

(région importante de migration, flots importants d‟informations internationales, ou encore

nombre d‟étudiants sociologues, anthropologues et autres, qui investissent le paysage sur de

longues durées), il peut devenir handicapant pour s‟assurer l‟accès au terrain. En outre et si

besoin, ceci permettra de rappeler avec Dionigi Albera que le terrain n‟est ni « inerte », ni

pour le moins « coupé du monde »27

.

26

« Être étudiant procure de nombreuses ressources pour mener une enquête. Le terme rassure, […] les gens

veulent vous rendre service, […] vous n‟êtes pas menaçant socialement, […] et surtout en situation

d‟apprentissage. Bref vous bénéficiez d‟un statut favorable pour mener l‟enquête. » Stéphane BEAUD et

Florence WEBER, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003 [1997], p.99. 27

Celui-ci est surpris, à l‟occasion d‟un colloque organisé à Sefrou dans le Moyen Atlas marocain en l‟honneur

de Clifford Geertz, des propos d‟un des employés municipaux : « Mon interlocuteur ne connaissait pas ce que

Geertz avait écrit sur Sefrou, mais il avait lu ses travaux sur Bali pendant ses études universitaires. Quant au

colloque, il le jugeait sans doute intéressant, mais il regrettait en même temps que la dimension de la

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Hypothèses principales

> Production des places et des frontières hiérarchiques

Mon hypothèse principale est qu‟un conflit s‟est construit autour des normes sociales et des

règles pragmatiques auxquelles j‟ai dérogé - donc non pas par rapport à mon travail en tant

que tel mais par rapport à mon comportement et ne serait-ce que ma présence sur les lieux - et

que dans ce cadre j‟ai été remise à ma place par chacun des groupes d‟interlocuteurs.

Plus en avant de cela : dès lors que je n‟ai pas su, pas accepté, pas assumé de prendre la place

du chercheur28

, avec ce que ça nécessite de respect des procédures, d‟unification de ma

présentation et d‟attention pour ma réputation, de flou pour laisser des points d‟accroche,

d‟ouverture à la réciprocité, bref, là où se joue l‟entrée en interaction, la confiance de

l‟univers observé et l‟acceptation de l‟enquête, j‟ai été renvoyée à mes caractéristiques

objectives telles que perçues par mes interlocuteurs, à mes identités manifestes (étrangère,

occidentale, étudiante, femme, jeune, « militante »29

), et de ce fait aux places qu’il convenait

que j’occupe, que ce soit hors ou dans le milieu social observé.

Finalement, en aurait résulté une ouverture des possibles dans cet univers, en ce qui concerne

les intentions de mes interlocuteurs, les types de relation envisagée, et les stratégies mises en

œuvre pour atteindre les objectifs fixés ou convoités quant à ma présence.

Derrière le conseil du président de l‟ONG de quitter la ville et le « toi tu dégages ! » du « flic

en civil », derrière la fermeture du terrain jusqu‟à l‟agression dont j‟ai été victime, il s‟agirait

d‟entendre « ici ça et on ne fonctionne pas comme tu le fais », donc « tu n‟es pas ici à ta

place » ou « parmi nous tu n‟es pas à la place qu‟il convient que tu occupes. »

Ainsi, pour schématiser les réactions et réponses à ma présence, chacun m‟aurait signifié à sa

façon, de manière bienveillante ou non, que soit « tu dois partir » soit « tu vas devoir

apprendre comment ça et on fonctionne ici. »

globalisation n‟ait pas été assez prise en compte. » Dionigi ALBERA, « Terrains minés », Ethnologie française,

n°2001/1, p.12, Introduction au numéro spécial « Terrains minés en ethnologie ». 28

« Le problème central de toute enquête de terrain, [est de] trouver sa place, ce qui n‟est pas qu‟une

métaphore. » Guide de l’enquête…, op. cit., p.102 29

Terme employé, à ma grande surprise alors, par Ashraf, responsable du pôle coordination et formation de

l‟ONG, rencontré l‟été précédent.

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> Une dynamique de terrain propre à la paranoïa : apports à une sociologie de la

vulnérabilité

Mes propos ne chercheront pas à circonscrire ou à affirmer l‟existence d‟une logique

mécanique implacable, de type « si l‟on n‟occupe pas la place du chercheur, il arrivera ceci »,

voire plus en détails, un schéma « si l‟on n‟occupe pas la place du chercheur > fermeture du

terrain > chercheur lâché se retrouvant sans appui > renvoyé à ses identités et aux places

correspondantes > violence sur le terrain. » En effet est-il nécessaire de rappeler que la

dynamique de l‟enquête se situe dans l‟interaction entre le chercheur et le terrain, et qu‟à

l‟évidence tous les chercheurs novices ne subissent pas une telle issue de terrain.

Loin de là, ma seconde hypothèse principale est que mon terrain constitue l‟illustration d‟une

« mise en vulnérabilité » par une situation d’enquête « poussant à la paranoïa ».

Dans la rencontre entre le chercheur et le terrain, importent les conditions d‟entrée en relation

de chacun. D‟autres choses jouent également qui relèvent de la dynamique propre à l‟enquête,

dont découlent l‟ouverture ou la fermeture de chacun, la disponibilité aux rencontres et aux

opportunités qu‟elles offrent, l‟acceptation des relations et précisément la confiance accordée

de part et d‟autre ; par ailleurs intervient la chance ou non de se retrouver au « bon » ou au

« mauvais » endroit, et de tomber sur la « bonne » ou la « mauvaise » personne.

Ce dernier point permet de distinguer le fait que l‟agression que j‟ai subie est une question

différente, à comprendre à part, c‟est-à-dire en-dehors de la confrontation des normes et de la

gestion de l‟extranéité.

Mes interlocuteurs m‟ont renvoyée à l‟envie à mes identités de manière dénigrante,

culpabilisante, ou tout simplement gênante, cherchant à m‟intimider, à me discréditer, voire à

m‟incriminer, insistant finalement sur mes « paramètres de vulnérabilité » plus ou moins

articulés : en tant qu‟étrangère qui, outsider/insider, est un individu en apesanteur et de ce fait

on imagine et on joue sur le fait qu‟il en connaît soit trop soit pas assez ; en tant que femme

qui « se doit » d‟occuper une place autre que celle que je prenais dans la région ; en tant

qu‟occidentale et française, à laquelle on attribue une responsabilité affligeante dans la

situation socioéconomique du Maroc actuel ; en tant qu‟étudiante, jeune, qui manque de

savoir-faire et d‟expérience ; en tant que jeune femme seule qui a « autre chose à faire que de

parler de politique » ou qui « n‟a personne ici pour s‟occuper d‟elle » ; en tant que

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« militante » « qui a de la malice dans les yeux »30

, qui est quoiqu‟il en soit potentiellement

un élément perturbateur voire une menace pour l‟ordre social local et pour la réputation et les

capacités d‟action de l‟ONG auprès de la population.

Ainsi ces différents « étiquetages » m‟ont été attribués d‟après mes caractéristiques objectives,

ma réputation, et des représentations construites à partir d‟expériences passées avant mon

arrivée sur le terrain, et ont été mobilisés par mes interlocuteurs en fonction du contexte et des

enjeux de nos interactions. Le point important est que je les ai tout de suite considérés comme

des contraintes du fait de leur nature et des intentions qu‟ils véhiculaient. Au fur et à mesure,

ces stigmatisations embarrassantes qui me demandaient beaucoup de temps et d‟énergie pour

m‟en départir ou pour me justifier, ont joué sur mes conditions de travail et façonné mon

comportement, alimenté mon impression d‟hostilité et finalement un certain rejet du terrain de

ma part. Les tactiques31

que j‟essayais de mettre en œuvre pour limiter cette violence

symbolique, à laquelle j‟étais attentive pour ses effets autant sur moi que sur mes

interlocuteurs et notre relation, ne sont restées que de vaines tentatives. Je me suis moi-même

fermée, et devenue tendanciellement paranoïaque, j‟ai refusé de percevoir comme telles les

attentions et mains tendues de certains.

Par ailleurs, d‟une part je me suis opposée de plus en plus ostensiblement et ce jusqu‟à

l‟ostentatoire face aux autorités ; ne prenant pas au sérieux les « flics en civil », je leur

adressais des sourires de convenance mais leur accordais peu de légitimité. D‟autre part je me

suis présentée, le répétant au besoin et à l‟envie, comme travaillant indépendamment de

l‟ONG. M‟adressant majoritairement aux jeunes « qui bougent »32

, il s‟est avéré que j‟ai

manifestement été assimilée à eux, puis par eux lors de l‟éclatement du conflit, dans lequel

j‟ai également pris partie en ce sens, sans en avoir cependant précisément conscience. Seule la

violence concrète m‟a décidé à me rétracter.

N‟acceptant ni d‟être outsider étiquetée comme « étrangère » ou autre, ni d‟assumer

quelconque position de simili « insider » dans un rapport de force face aux autorités, je

validais également de mon côté le triple blocage auquel j‟étais acculée.

30

Propos tenus par Ashraf lors d‟une fin d‟entretien, alors en des termes « amicaux » en tout début de terrain. Il

ne s‟agissait pas encore que mon sujet porte en partie sur l‟ONG. 31

Au sens de De Certeau : « Par rapport aux stratégies […], j‟appelle tactique l‟action calculée que détermine

l‟absence d‟un propre. […] La tactique n‟a pour lieu que celui de l‟autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui

lui est imposé tel que l‟organise la loi d‟une force étrangère. » Ce sont des mouvements dans un espace contrôlé

par autrui. Michel De CERTEAU, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, U.G.E., 1980, p.85-88. 32

Je reprends ici les termes entendus sur le terrain pour les désigner, soit pour mettre en eux l‟espoir « du

changement » soit pour les stigmatiser.

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22

A côté de cela, devait travailler sur moi l‟absence de communication claire de la part de

l‟ONG et des autorités. Les deux dernières semaines, on me laissait entendre que la question

était que je parvienne à trouver une solution pour obtenir l‟autorisation officielle de réaliser

mon enquête. D‟un côté, entre quelques rares coups de téléphone et échanges de mails,

ponctués de silences de plusieurs jours, les responsables de l‟ONG me faisaient plus ou moins

miroiter la possibilité qu‟ils en prennent la responsabilité ; jusqu‟à ce qu‟ils se rétractent. De

l‟autre côté, parmi le mille-feuille opaque des autorités, j‟assistais à ce que je percevais

comme des maladresses ou de l‟amateurisme de la part des « flics en civil », et au décalage de

discours entre les injonctions agressives et lancinantes du « flic en civil » de Taliouine d‟aller

« d‟urgence » me présenter au Caïd puis au Pacha, et l‟attitude somme toute « détendue » du

Caïd et du Chef de Cercle rencontrés, se montrant conciliants voire bienveillants en parole ;

quant au Pacha il était absent et ne fût croisé que par hasard le jour de mon départ.

Toutefois, les informations transitant manifestement bien sur le territoire régional, j‟ai été

observée et semble-t-il canalisée en conséquence. Pour ma part, cette « hystérie des

autorités » à mon égard m‟apparaissait incompréhensible et par certains moments risible, et

ne faisait qu‟alimenter le manque de crédit que je leur accordais. Quoiqu‟il en soit, je fus

entraînée dans un jeu paranoïaque vicieux lorsque j‟ai commencé moi aussi à éviter de donner

des informations me concernant, amenée à mentir et ainsi à me présenter sous des traits

d‟autant plus contradictoires.

Puis, je restais sceptique et sur mes gardes devant certains discours proférés, tant sur la forme

que sur le fond. En effet les espaces de discussions se situaient majoritairement dans les

interstices par rapport aux normes pragmatiques, et la même personne me donnait à voir

différentes façades en fonction du lieu de l‟échange. Ici notamment, la façade adressée à une

occidentale que l‟on sait imprégnée de droit, en mobilisant des représentations, des références

et des schémas de réflexion qui me parlent ; ou toutes façades en fonction des objectifs et

d‟après ce que l‟on supposait que je souhaitais entendre. On me révélait alors les informations

« que l‟on cache » dans des situations qui poussent aux confidences sur quelques autres des

domaines « cachés » de la vie sociale : certes la politique, aussi la sexualité, et diverses

pratiques « déviantes » pour la société. Autant de moments qui suscitaient des idées hors de

mes préoccupations à mes interlocuteurs et que je finissais par devoir gérer. Les jours

s‟écoulant, je devenais de plus en plus réfractaire a priori, avant même d‟avoir initié

quelconque rencontre ou conversation.

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23

Par ailleurs, la dernière semaine je rencontrais par hasard au siège de l‟ONG, Henri, ancien

membre responsable de celle-ci au sujet duquel j‟avais eu vent d‟un grave conflit avec

Moussa, son fondateur. Il se serait soldé par une rupture entre les deux hommes, à l‟issue de

laquelle Henri aurait été évincé de la structure. J‟étais alors surprise de le voir ici et

accompagné de surcroît par Rafik, actuel responsable Gestion de projet. Je l‟abordais.

Rapidement il m‟interrogeait sur mon travail et sur mes hypothèses. La conversation dura

finalement plus d‟une heure, au cours de laquelle il me proposait de nous isoler dans une

pièce adjacente sous les regards que je jugeais désapprobateurs des membres présents de

l‟ONG. Me sachant déjà personnellement en situation délicate en ces lieux, je signifiais que

ce n‟était peut-être pas particulièrement nécessaire ; il insistait.

Il me fit alors part de ces points de vue, pour terminer sur des allusions appuyées, bien que

jamais précisément explicites, sur le fait qu‟il y avait « derrière tout ça » « des affaires de gros

sous, de très gros sous ». Une timide tentative pour l‟amener à m‟en dire plus resta sans

réponse ; je fis donc simplement mine de comprendre. Malgré ma curiosité et étant données

les circonstances de cet entretien, j‟en fus finalement satisfaite, et me refusais quasiment de

prendre en compte ce paramètre socioéconomique, de m‟aventurer sur cette piste qui me

semblait dangereuse. Ceci jusqu‟au dernier soir au café, lorsque l‟un des jeunes avec lequel je

discutais, m‟apprit que Moussa figurerait parmi les producteurs importants de safran de la

région. Je me crispai devant cette nouvelle évocation.

Focus sur la ville de Taliouine33

: c‟est une commune urbaine récente, ayant englobé huit

douars (villages) appelés les « douars in town » ; elle est le centre du Cercle de Taliouine,

découpé en deux Caïdats qui couvrent les treize communes rurales alentour rattachées à

Taliouine. Chaque commune rurale compte entre deux à cinq douars ; ainsi le cercle de

Taliouine comporterait une soixantaine de douars.

Siègent à Taliouine un Chef de Cercle qui supervise les autorités du Cercle de Taliouine, un

Pacha qui s‟occupe de ce qu‟il se passe sur la commune urbaine de Taliouine, et un des deux

Caïds qui s‟occupe de huit des treize communes rurales rattachées à la ville. Pour ce qui est

des autorités informelles il y aurait un cheikh par « tribu » (cette localité est en « région

berbère », composée de multiples « tribus ») mais deux cheikhs et trois moqqedem par

commune rurale. On voit que les « tribus » sont généralement dispersées sur plusieurs

communes rurales.

33

Sources : Le Caïd rencontré, siégeant à Taliouine ; informations confirmées par deux de mes interlocuteurs.

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24

Notons que le Caïd auquel j‟ai été présentée par l‟ONG s‟occupe des communes rurales où les

« tribus » appartenant à la « grande tribu » des Iskutan sont majoritairement présentes34

. Les

Iskutan sur lesquels circulent des légendes et se cristallisent nombre de rancoeurs,

détiendraient le pouvoir économique dans la région et ici la main mise sur la production du

safran. Le Président de l‟ONG qui était mon contact sur place est « un Iskutan ».

Enfin, dans la région enquêtée qui bien que reculée n‟est aujourd‟hui pas pour autant

cloisonnée, l‟hétérogénéité de mes interlocuteurs, de leur origine, locaux pour les uns, issus

d‟autres régions du Maroc pour les autres, de leurs parcours sociaux, et donc l‟hétérogénéité

de leurs regards sur le blocage auquel j‟étais confrontée, s‟est avérée être une source

supplémentaire de confusion. Et encore une fois, je leur accordais souvent peu de crédit.

En parallèle, la réception de ma situation par l’extérieur35

, de la part de mes connaissances

marocaines personnelles et les différents discours qui m‟en parvenaient, devaient me

confondre quant à la compréhension des intentions et du fonctionnement de mes

interlocuteurs, et aux attitudes et manières de faire à adopter avec eux. Marocains d‟autres

régions, urbains et ruraux, arabes et berbères du Moyen Atlas, leurs décryptages de mon

terrain pendant et après celui-ci, soulignent en outre le poids et l‟inertie des représentations,

de l‟ordre de la défiance et de la stigmatisation, en ce qui concerne le Makhzen, les berbères,

et les Soussi (berbères du sud), et éclairent la relation entre milieux urbains et ruraux, arabes

et berbères, et autres distinctions.

34

Cf. Annexe : « Carte des tribus » du Cercle de Taliouine. 35

Pour une illustration des écarts entre émission de l‟information depuis le terrain et réception par l‟extérieur, cf.

l‟ouvrage d‟Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Flammarion, Champs, 1995.

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25

Méthode

Je prêterai attention à mes conceptions et attentes préalables avant le terrain, à ma relation

avec lui, et à ce que j‟y ai engagé de moi-même (expériences, convictions, rapport à la

société). Ce premier travail d‟auto-analyse, qui est un « double travail d‟explicitation de vos

préjugés et d‟objectivation de votre position », a pour ambition d‟éclairer les conditions

objectives de la rencontre avec le terrain, et permettre d‟analyser l‟interaction d‟enquête en la

rapportant « à ses conditions sociales de possibilité » parmi lesquelles les « caractéristiques

objectives de l‟enquêteur, telles qu‟elles sont perçues par les enquêtés »36

.

Grâce à une microsociologie des interactions, en relation avec l‟étude de la dynamique de

l‟enquête et des processus séquentiels de marginalisation et de hiérarchisation sociale, je

montrerai comment en pratique, ma place a été produite et les frontières hiérarchiques

réaffirmées. L‟observation des stratégies de gestion d‟une étrangère, ou plus largement de

l‟extranéité sur ce terrain, mettra en lumière l‟expression de l‟ordre hiérarchique à laquelle

j‟ai été confrontée.

Cette analyse permettra également de révéler quelques facettes des méthodes de

renseignement et de contrôle au niveau d‟une région d‟un « Etat policier » en action,

l‟articulation entre positions de pouvoir, ainsi que les relations entre cette expression de l‟Etat

local et une ONG implantée depuis 20 ans, qui pourtant base son discours sur son autonomie.

36

Stéphane BEAUD et Florence WEBER, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003 [1997],

p.297-298.

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Notes préalables

- Le récit de la situation d‟enquête et l‟analyse seront écrits à la première personne dès que

j‟en ferai partie. A ce sujet je rejoins Daniel Céfaï :

« Cette récurrence du « je » ne doit rien à une mise en scène d‟ego surdimensionnés. Le travail de la

réflexivité et, corrélativement, la reconnaissance d‟une responsabilité de l‟enquêteur passent par une

restitution des récits d‟expérience à la première personne ».37

- J‟avancerai certains points d‟analyse avec beaucoup de prudence, étant donné la faiblesse

des informations objectives recueillies auprès des acteurs en présence puisque l‟objet initial

de mon enquête n‟était pas celui-ci, et que je ne me considérais toujours pas sur « mon

terrain ». A savoir également que je me suis trouvée prise dans une configuration conflictuelle

qui m‟échappe encore en grande partie aujourd‟hui.

- « La recherche est aussi un apprentissage de la modestie : on y apprend à se tromper, les erreurs font

progresser, c‟est une école de lucidité et d‟autoanalyse. »38

En effet, dépassées la honte et la crainte du jugement, ce qui est certainement plus aisé pour

un étudiant novice en sa matière, je présente ce travail à titre de témoignage des écueils et des

difficultés potentiellement lourdes vers lesquels peuvent mener un terrain de recherche.

Et Yves Winkin de conseiller, lorsqu‟il se demande comment transmettre à un étudiant le goût

du terrain et en donner une appréhension réelle :

« Une réponse est sûre : il ne sert pas à grand-chose de lui faire lire un manuel de méthodologie

qualitative. Mieux vaut parler de ses propres angoisses, de ses propres essais et erreurs. » 39

37

Daniel CEFAÏ, « Editorial… », art. cit., p.7. 38

Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p.57. 39

Yves WINKIN, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck Université,

1996, p.101. Introduction de la 4ème

partie « La Démarche Ethnographique ».

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I – La Dynamique en entonnoir d’un terrain qui résiste : les spirales de la

mise en vulnérabilité

> Contexte du terrain lors de mon arrivée : la perspective préoccupante des élections

législatives et la grève des transports

En septembre 2007, sont programmées les élections législatives, face auxquelles se sont unis

des mouvements contestataires pour les dénoncer et appeler au boycott massif des urnes. En

parallèle, la peur de la montée des islamistes préoccupe le Maroc et l‟ensemble de ses

partenaires économiques et politiques. Le Maroc est perçu sur la scène internationale, comme

un indicateur socio-économique du monde arabo-musulman en même temps qu‟un

interlocuteur « fréquentable ». Une vague islamiste avec l‟arrivée du PJD, Parti de la Justice

et du Développement, comme parti majoritaire de l‟opposition est probable et fait l‟objet de

tractations politiques et sociales.

La ville de Taliouine est géographiquement au carrefour de routes venant des quatre points

cardinaux, avec la plaine du Souss à l‟Ouest, les étendues désertiques à l‟Est derrière le massif

du Siroua, et les routes Nord et Sud traversant le Haut Atlas vers Marrakech et l‟Anti Atlas

vers Tata. C‟est une ville nouvelle, constituée récemment en centre urbain me dit-on, depuis

dix années environ, avec l‟ouverture, alors qu‟auparavant elle n‟était qu‟un relais

administratif du Makhzen. Ce qui est encore très présent : seuls une route avec quelques

commerces autour, la mosquée, et les sièges du pacha, du chef de cercle, et du caïd un peu

plus bas. Le bâtiment de la commune est quant à lui encore en construction et presque en

sortant de la ville. Après des années de bataille politique à force de procédures-blocages

juridiques et administratives, et des mois de chantier arrêté, la « Maison du Développement »

de « l‟ONG » a finalement pris sa place entre la mosquée et le caïdat, inaugurée à la fin de

l‟été 2006. Le reste du bouillonnement social est peu visible, retranché dans les villages « in

town » et alentour.

Les montagnes sont ici encore très peuplées, Taliouine continue d‟être principalement le

centre administratif d‟où le caïd et le chef de cercle contrôlent toute la région. Elle offre peu

d‟activité économique et recueille peu d‟exode rural, les villageois préférant Taroudannt ou

Agadir. Une vingtaine de commerces dans son artère principale, deux nouvelles coopératives

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de safran (l‟une issue de la première) où descend la production de la région. Quelques

infrastructures touristiques : l‟hôtel « historique » pour occidentaux, datant des années 1970 à

deux kilomètres à l‟extérieur de la ville, entre le lit du cours d‟eau et la monumentale Kasbah

de l‟ancien Glaoui de la région. A la sortie Est de la ville, deux hôtels restaurants pour

touristes, construits ces dernières années pour accueillir le petit flux touristique qui commence

à transiter dans la région ; en centre ville, en face de la mosquée et du pachaouïa, un hôtel

pour les marocains de passage, chauffeurs de bus et de taxi souhaitant se reposer – celui dans

lequel je séjournerai.

Un autre paramètre contextuel me sera rapporté par Jalil le Président de l‟ONG, lors de mon

départ. Il aurait été convié à une réunion des principales ONG marocaines, organisée à Rabat

par l‟ambassade des Etats-Unis. Une initiative vivement critiquée dans la presse, dénoncée

comme ingérence utilisant les ONG, et mise en parallèle avec l‟inflation d‟études

universitaires financées par l‟occident sur le territoire marocain. Inquiètes et dans un souci

affiché d‟indépendance, les autorités prendraient des dispositions administratives pour un

contrôle accru. Au niveau de « l‟ONG », Jalil affirme que la pression administrative, par les

silences et les blocages de procédures, est depuis quelques mois significativement plus forte.

Egalement, depuis l‟ouverture de la Maison du Développement, un nouveau Pacha a été

nommé pour superviser les mouvements en ville.

De manière générale, le Maroc est un pays touristique qui depuis 2001, déploie une stratégie

pour un développement économique basé en grande partie sur le tourisme.

« Le Maroc a accueilli en 2007 un nombre record de touristes depuis quarante ans. Les chiffres record

dévoilés mercredi 30 janvier par le gouvernement marocain indiquent que la stratégie de long terme

pour le tourisme commence à porter ses fruits. Le nombre de touristes en 2007 s'est établi à 7,4 millions,

soit une augmentation de 13 pour cent par rapport à 2006, et un record depuis quarante ans. Les chiffres

provisoires montrent également une hausse de 12 pour cent des recettes tirées du tourisme, à 59

milliards de dirhams. Le plan du Maroc d'accueillir dix millions de touristes par an à l'horizon 2010 est

en bonne voie. […] Le tourisme est devenu la principale source d'investissement et de création

d'emplois dans le Royaume, ainsi qu'un contributeur majeur au développement durable, représentant 8

pour cent du produit intérieur brut du pays", a déclaré M. Boussaid. »40

40

Chiffres récupérés sur Internet, Sarah Touahri pour « Magharebia » à Rabat, le 04/02/08,

http://www.magharebia.com/cocoon/awi/xhtml1/fr/features/awi/features/2008/02/04/feature-03

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Même dans des régions plus reculées, l‟inflation de touristes comme manne financière et par

les expériences qu‟elle permet en pratique, impacte le rapport, le regard et les représentations

des populations face aux étrangers. A ce sujet nous souscrivons à l‟analyse suivante :

« L‟accès à un terrain étranger nécessite souvent le dépassement de préjugés culturalistes. Une

jeune chercheuse doit se confronter à des stéréotypes produits au contact des étrangers qui

l‟ont précédés sur son terrain. C‟est pourquoi une attitude de chercheuse peut être confondue

avec une démarche journalistique ou d‟expertise professionnelle. Cette ambiguïté n‟est pas

sans conséquence, qui plus est dans des contextes où l‟appréhension des étrangers force la

méfiance et le travestissement des déclarations. »41

« Dès son arrivée sur le terrain, à la suite des humanitaires et des journalistes, la chercheuse est

affublée d‟une image pénible dont elle doit se débarrasser, tout en légitimant continuellement

sa présence. C‟est particulièrement le cas en Afghanistan ou dans les camps de réfugiés

afghans au Pakistan depuis les événements du 11 septembre 2001. »42

Bien que les chercheuses qui s‟expriment ainsi, aient fait des terrains sur des territoires en

guerre (Afghanistan, Bande de Gaza) qui certes présentent d‟autres particularités, je garde

l‟idée que le travail du chercheur et d‟autant plus de la chercheuse, est contraint par les autres

expériences que les populations ont pu vivre et s‟approprier avec des étrangers, qu‟ils aient

été touristes, journalistes ou humanitaires.

S‟y ajoute un mouvement social débuté au début de l‟année 2007, qui a pris de l‟ampleur mi-

février et s‟est durcit en mars. La grève des transports43

face à un projet de loi censé limiter la

corruption sur les routes. Au départ de Tiznit pour Aït Melloul, nous croisons une colonne de

camions qui ralentit le trafic. Début avril, les denrées de base, notamment la farine, le sucre,

les fruits et légumes, n‟arrivent plus à Taliouine, alors que c‟est les vacances. Certains sont

partis, d‟autres jeunes sont rentrés ici, au bled. Les taxis se font rares et la ville se remplit. Les

gens ne peuvent plus descendre ou viennent aux nouvelles. A Taroudannt le soir de mon aller

retour, j‟ai la chance de réussir à remonter à Taliouine. Le lendemain, les voitures ne circulent

plus, ainsi pendant mes trois derniers jours. On me fait remarquer que c‟est la pleine lune, un

41

Anna JARRY, Elisabeth MARTEU, Delphine LACOMBE, Myriem NAJI, Mona FARHAN, Carol MANN,

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses féministes à leur terrain » in Terrains et Travaux,

n°10, 2006, p.183 42

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses… », art. cit., p.184 43

Cf. Annexe : Articles sur la grève des transports au Maroc, Printemps 2007.

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signe d‟« excitation ». Le matin de mon départ, des taxis se sont faits caillasser à la sortie de

la ville lorsqu‟ils ont tenté de partir. L‟atmosphère ce jour-là est électrique, je n‟ai jamais vu

autant de monde aux cafés. Le pacha, responsable de la sécurité en ville, circule dans les rues

en voiture. Résultat il y a des jeunes en vacances, du monde en attente, et des flics en renforts.

> Les conditions de ma rencontre avec le terrain44

Je suis partie fin février 2007 pour le Maroc avec l‟intention de faire un terrain au sud du pays

dans la région Souss-Massa-Draa qui est la zone d‟intervention d‟une ONG franco-marocaine,

ou une OSIM (Organisation de Solidarité Internationale de Migrants), avec laquelle j‟étais

déjà en lien depuis une année.

Fixation de mon sujet

J‟avais formulé mon premier sujet de recherche à la suite du « Forum National des Acteurs du

Co-développement » organisé mi décembre 2006 par le Ministère des Affaires Etrangères à

Paris auquel j‟avais été convié par l‟ONG elle-même. La majorité des intervenants parmi

lesquels des représentants de l‟Agence Française de Développement et de la Commission

Européenne, avaient basé leurs propos et leurs espoirs explicites sur l‟idée que les immigrés

en Europe travaillant au développement de leurs régions d‟origine sont de « bons candidats »

pour être des « passeurs de modernité » puisqu‟ils véhiculent à cette occasion les schémas et

« bonnes pratiques » occidentales. La présentation d‟une enquête sociologique par la

Directrice du Centre de développement de l‟OCDE aurait pourtant permis de nuancer et de

mettre en garde contre toute lecture simpliste et surplombante, si seulement elle n‟avait pas

44

« Pour juger en connaissance de cause de la qualité d‟une étude, il n‟est pas inutile, cependant, de savoir qui

est le chercheur, comment il a été perçu, avec qui il s‟est lié et qui il a ignoré, quelles sympathies et quelles

répugnances ont influencé ses perceptions, quelles routines de travail et quelles sollicitations sociales ont

orientés son recueil d‟informations. Le récit des conditions d‟enquête est ainsi devenu un passage obligé de tout

travail ethnographique […]. La personne du chercheur y est alors assimilable à un instrument dont les

caractéristiques et la façon de se comporter doivent être connues pour permettre une lecture convenable du

compte rendu. » « Enquêter a donc impliqué de s‟oublier soi-même, en tous cas de faire passer au second plan

l‟excitation ou l‟inquiétude, les troubles d‟identité et les questions de carrière, les souvenirs de diverses sortes.

Les mettre au second plan ne signifie pas les ignorer ou les censurer. Ce matériau-là renseigne en effet sur

l‟univers affectif, mental et moral avec lequel le chercheur a été obligé de faire, et donc sur certaines

particularités de son étude. » Daniel BIZEUL, « Que faire des expériences d‟enquête ? Apports et fragilité de

l‟observation directe », Revue Française de Science Politique, vol.57, n°1, février 2007, p.70 et 71

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été la dernière intervention des deux journées du forum alors que la moitié de l‟assistance et

quasiment tous les intervenants précédents avaient quittés la salle.

Quelque peu échaudée, j‟envisageai de m‟engouffrer dans la brèche, et entreprenais de

travailler sur les impacts de la socialisation et précisément de la politisation d‟immigrés en

France au cours des années 1980 (par exemple lors des conflits sociaux liés à la crise du

secteur industriel) sur leurs activités associatives ou politiques au Maroc, et sur le regard de la

population locale à l‟égard de ces migrants, ainsi que sur leurs représentations et pratiques

sociales ou électorales. Afin de donner plus de corps à mon sujet, je pensais dans un premier

temps observer ceci auprès d‟immigrés s‟étant fait élire « Président de Commune »

(l‟équivalent des maires en France).

Entre-temps, mon directeur de mémoire m‟avait répété que c‟était précisément un sujet « en

creux » et qu‟à ce titre il s‟agissait de le reformuler voire d‟en changer, étant donné qu‟au

mieux je ne trouverais que des éléments résiduels difficiles à analyser. J‟en avais pourtant fait

part à Moussa, le fondateur et Directeur du Développement de l‟ONG, qui m‟avait écoutée

avec enthousiasme, lui-même ancien militant à la CFDT dans l‟usine qui l‟avait employé en

France, et encouragée en ce sens. Par ailleurs, d‟autres expériences et personnes de mon

entourage ayant navigué entre les deux rives, me poussaient à penser que la question restait

intéressante.

Qu‟à cela ne tienne, je m‟obstinais à vouloir travailler sur ce sujet qui effectivement me tenait

à cœur, et partais au Maroc sans avoir rediscuté avec mon directeur. J‟en étais certes ennuyée,

mais comptais sur l‟enquête de terrain pour, au besoin, reformuler mon sujet, et sur l‟ONG

pour me mettre en relation avec des Présidents de Communes de la région. Au départ, étant

donné le dernier épisode de mes relations avec Jalil45

, je préférais éviter de travailler sur

l‟ONG directement ; mais j‟envisageais sans problème de solliciter leur aide.

Interférences contextuelles : contextes familial, matériel, personnel et national

Le 25 février j‟arrivais à Casablanca, retrouvant des amis de plusieurs années. Mon idée était

de passer deux ou trois jours sur place, avec eux en soirée, et la journée finaliser mon cadre

théorique, une première grille d‟entretien, et poursuivre la lecture de travaux méthodologiques

45

Cf. Annexe : Mes Relations avec l‟ONG.

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pour préparer le déroulement de l‟enquête. Or mon état mental devait se dégrader lorsque

j‟appris le lendemain de mon arrivée le décès accidentel de mon beau-frère.

Ma situation financière ne me permettant pas de faire un aller-retour pour assister aux

obsèques et être auprès de ma sœur et de ses deux enfants en bas âge, je suivis la situation

depuis le Maroc. Je m‟étais pourtant débrouillée avant de partir pour dégager un peu d‟argent,

il n‟empêche que par deux fois cette contrainte financière allait avoir un impact sur la

direction et l‟évolution de mon terrain.

En outre, les relations au sein de ma famille, et notamment celles avec mes parents, n‟allaient

pas non plus m‟aider. Mon parcours universitaire continuait de leur sembler d‟une opacité

inquiétante, et ma mise en dépendance financière à leur égard, devenu moyen de pression,

accentuait ce regard. Ainsi mes stages et terrains à l‟étranger depuis quelques années se

résumaient à des « balades » et je devais encore cette fois entendre des discours culpabilisants.

D‟autre part, mes amis marocains ne purent être d‟un grand soutien, l‟un partant avec sa

femme à Fès dans leur famille avant qu‟elle ne reparte au Canada, les deux autres se trouvant

indisposés par leur travail à des postes de direction confiés depuis peu.

Sur le plan privé j‟étais depuis quelques mois attachée à un jeune homme marocain, Madani,

vivant en France mais étant en train de préparer son retour professionnel au Maroc.

J‟envisageais alors ma vie professionnelle et personnelle au Maroc. Néanmoins notre relation

n‟était pour le moins pas évidente. Ceci explique en partie pourquoi ce terrain était également

l‟occasion d‟observer tant les relations homme/femme que la possibilité de consacrer mes

prochaines années dans ce pays. Egalement, le fait que j‟accordais beaucoup d‟importance à

chacun des conseils et des réflexions de mon ami.

Pour finir, j‟ajoute que le contexte national en France des élections présidentielles me

préoccupait fortement. Je me tenais informée de la campagne électorale, et étais encline à

aborder cette question dès que l‟on me sollicitait, prêtais attention aux logiques de réflexion et

valorisations dans les discours à ce sujet des personnes rencontrées. J‟allais surtout me

retrouver très réactive face aux discours sécuritaires, et, par extension confuse, face aux

représentants des autorités marocaines.

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Ainsi, je restai finalement cinq jours à Casablanca, et partais dans le sud du pays sans l‟aval

de mon directeur de mémoire, restreinte financièrement, et dans un état personnel fragile,

faisant se rencontrer des problématiques pourtant distinctes, y engageant une grande part

d‟affectif et dans un esprit déjà arrogant. Mon intérêt pour le sujet, mon envie de faire ce

terrain, et donc mon désir de souscrire à la « norme de réciprocité » des relations sociales

s‟avéraient sérieusement amputés ; bref je me trouvais dans une quasi indisponibilité mentale,

loin d‟être optimale pour mener une enquête46

. Ma préparation tant théorique que

méthodologique étant sommaire, je comptais pour y pallier sur ma capacité d‟improvisation et

sur mes prétendues connaissances du pays et relationnelles.

L’illusion de l’expérience et des connaissances

Ayant relativement « beaucoup voyagé » depuis petite en Occident (Europe de l‟Ouest et de

l‟Est, Etats-Unis de l‟Ouest et de l‟Est), puis cumulé des stages notamment en Inde (à

Calcutta puis dans le Kerala lors d‟un tour du pays depuis New Delhi jusque Bombay), au

Proche Orient (au Liban, avant de partir vers la Syrie, Jordanie, Israël/Territoires Palestiniens),

et précisément au Maroc, je ne me sentais pas novice de la rencontre avec d‟autres sociétés,

de la nécessité de s‟adapter à d‟autres normes et d‟autres règles de fonctionnement social.

Toutefois, mes connaissances pratiques devaient se réduire à des expériences touristiques ou

bénévoles. J‟y étais encadrée par des institutions, et engagée dans une pratique participante

avec d‟autres amis, ce qui me conférait d‟emblée une place confortable bien différente de

celle qu‟il s‟agit de négocier lorsque l‟on mène une recherche ethnographique.

Ensuite, mes amis marocains font majoritairement partie de groupes sociaux « privilégiés »

que ce soit matériellement ou intellectuellement. Les uns rencontrés par l‟intermédiaire de

deux d‟entre eux depuis mes études universitaires en France, et visités trois fois par la suite

dans leur pays (cités dans ce travail : Amin, Ilian, Anouar) ; les autres lors d‟un stage au

CCFD à Paris (cité dans ce travail : Malik) puis lors de mon stage dans les oasis du sud du

Maroc avec une ONG italienne de coopération internationale siégeant à Rabat. Ces derniers

sont la plupart militants et engagés dans les mouvements d‟extrême gauche au Maroc. Je peux

encore citer Boubaker, travaillant pour l‟ONG l‟été précédent. Nous n‟étions pas « amis »

46

« Il est toujours préférable de s‟appuyer sur le désir de connaissance. Rien ne nous semble plus dangereux et

inutile que de s‟engager dans un travail de terrain dans la seule perspective de remplir une obligation

universitaire. Le travail par imprégnation "sur le terrain", […] exige la disponibilité mentale de l‟enquêteur. »

Guide de l’enquête…, op. cit., p.58.

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mais avions partagé des discussions sociopolitiques, de même qu‟avec Ashraf de l‟ONG et,

dans une moindre mesure, Selim de l‟ONG.

Finalement, le fait de « connaître » ou plutôt « de croire connaître » même partiellement la

société marocaine, est fragilisant. La vigilance est décrue, en même temps que l‟on s‟accorde

davantage de liberté en paroles et en actes. Et les « nouvelles » choses à interpréter, inconnues,

peuvent plus déstabiliser car elles deviennent, même en partie, des questions personnelles.

C‟est un espace délicat et limite, car à la marge.

J‟avais évidemment été en contact avec d‟autres groupes sociaux, cependant j‟étais toujours

plus ou moins accompagnée ou me présentais au nom d‟une organisation. Consciente que

l‟univers enquêté allait être différent de ceux que je connaissais, je pensais m‟appuyer sur ma

connaissance de la vie politique et sociale marocaine, et surtout de ses pratiques (rudiments de

langue arabe, manière d‟être en conversation, de manger, de s‟habiller, de se comporter) sans

mesurer le poids du fait qu‟elles furent acquises au cours d‟une socialisation particulière.

Quant à mes connaissances universitaires méthodologiques, elles étaient bien certainement

insuffisantes ; et celles socioculturelles sur ce type de société ne pouvaient s‟avérer d‟une

grande utilité pour entrer dans le jeu des relations sociales, dès lors que mes conceptions

personnelles m‟entraînaient vers d‟autres manières d‟être et de faire avec.

Contraintes morales, tendance à la « planque » pacifiste

J‟ai assurément succombé au « fantasme de l‟observateur débutant », selon lequel il serait

possible de manière anonyme d‟« observer à distance, ne pas être pris dans des interactions,

observer à couvert, ne pas avoir à s‟impliquer dans des relations personnelles, à justifier leur

présence. »47

Sous le prétexte d‟une problématique de soi-disant recherche de neutralité, ce

cachait certes « une sorte de précaution pour s‟économiser socialement, une forme de

protection de soi et de suspension de la relation d‟enquête »48

.

Egalement : un refus moral construit de longue date, et de ce fait une incompétence

personnelle par manque de socialisation en ce sens à savoir m‟imposer ; un malaise à penser

et à fonctionner en terme d‟intérêt ; l‟option d‟accorder ma confiance d‟emblée attendant

qu‟en découle à mon égard celle de mes interlocuteurs ; et plus largement une aversion pour

47

Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p. 39. 48

Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p.41.

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les stigmatisations et les conflits face auxquels ma réaction automatique était de m‟écarter, me

déplacer, voire me déclasser, sans que cela ne m‟ennuie - au contraire.

Ici par exemple, avant le terrain déjà, mes liens avec l‟ONG m‟étaient apparus contraignants

pour m‟adresser à la population locale. Sur les lieux, et d‟autant plus lorsque je sentis que ma

présence et mon travail posaient problème, je pensais que de me présenter comme « électron

libre » serait salvateur tant par souci de neutralité que pour désamorcer tout conflit. A

l‟inverse, je me retrouvais sans appui et dans l‟obligation de décliner constamment mon

identité et mes intentions pour tenter de contrecarrer les « étiquetages » que l‟on m‟assignait

et surtout leurs effets sur moi, notamment en tant que femme.

A ce titre, reprenons Goffman lorsqu‟il écrit :

« La présentation de soi joue ici un rôle important car elle peut conditionner la poursuite de l‟enquête.

N‟oubliez pas ce que signifier « se présenter » : décliner nom et qualité, justifier sa présence,

désamorcer les soupçons, offrir une image présentable, supportable pour vous et pour l‟autre. »49

Cette question qui allait me pousser dans mes retranchements, testant et ce jusqu‟à franchir

mon « seuil de résilience »50

, eût des répercussions probantes sur mon regard, mon

comportement, et sur la dynamique de l‟enquête.

Cependant, je dois avouer que dans un premier temps c‟était assez plaisant de me moquer et

de fustiger les autorités, puis au final de prendre partie du côté des jeunes « qui bougent »,

critiques envers la configuration des pouvoirs locaux et ce qu‟ils décrivaient comme une sorte

de verrouillage engourdissant. Ceci me permettait d‟exprimer de manière implicite ma colère,

jusqu‟à ma prise de parole explicite le dernier soir face au « flic en civil ».

Il n‟empêche que, personnellement peu amène et peu usitée à entrer dans le jeu des relations

sociales, je devais susciter l‟incompréhension de mes interlocuteurs et favoriser la montée de

l‟hostilité ; pour ma part je formulais des lectures biaisées de l‟univers social, aux frontières

perçues comme étant plus volontiers horizontales que verticales, et de ce fait des tactiques

inadaptées, de l‟ordre du repli et de la fuite en avant, ou nourries d‟amalgames hétérogènes,

quoiqu‟il en soit inefficaces pour m‟assurer l‟ouverture du terrain.

49

Guide de l’enquête de terrain, op. cit., p.109. 50

J‟entends par « seuil de résilience », un seuil du supportable, jusqu‟auquel j‟ai été capable de résister aux chocs

émotionnels dus aux situations de violence symbolique et de stress.

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37

> Présentation de mon terrain d’enquête

Exposition des étapes du terrain

Jusqu‟à présent, et à dessein, j‟ai abordé mon terrain dans la région enquêtée, correspondant

administrativement à la région Souss-Massa-Draa, comme une entité homogène. Il s‟agit à

présent d‟exposer son morcellement dans l‟espace-temps, en relation avec l‟état de ma

recherche. En effet par deux fois je devais changer d‟objet d‟enquête, ce qui m‟amena à

voyager vers deux provinces, celle de Tiznit pour mon « Sujet 1 », et celle du cercle de

Taliouine dans la province de Taroudannt pour mes « Sujet 2 » et « Sujet 3 », transitant entre

ces deux localités par les villes de Taroudannt, Aït Melloul et Agadir51

.

Ainsi pour en donner une première compréhension, je découperai ce terrain en six étapes :

- l‟arrivée au Maroc : 5 jours à Casablanca ;

- les 4 semaines et demi dans le Sud du pays, c‟est-à-dire le terrain à proprement parlé dans la

région enquêtée, seront divisées en quatre étapes :

une semaine à Taroudannt, 5 jours à Tiznit, 4 jours d‟allers retours entre Agadir et Taroudannt,

et 2 semaines à Taliouine ;

- le retour en France : 4 jours, en passant par Taroudannt et Casablanca.

Ces étapes correspondent à mes déplacements dans le pays, liés à l‟évolution de mon sujet de

recherche. Elles deviennent six espaces-temps qui pour autant ne seront pas pensés

indépendamment les uns des autres. Pour chacune d‟elles, je précise la localité où je me

trouve, les dates et la durée de mon séjour sur les lieux, mes conditions de vie, mes contacts

sur place, mes difficultés et le niveau de réflexion sur mon sujet de recherche, les personnes

rencontrées, et quelques situations marquant l‟évolution de la dynamique du terrain. Je suis

face aux trois mêmes types d‟interlocuteurs, or mes interlocuteurs directs ne sont pas les

mêmes personnes, ce qui dessine des relations différentes.

Il est important de noter que je ne percevais pas le terrain comme une entité propre mais

comme différents espaces-temps et différents groupes d‟interlocuteurs distincts. Je pensais

n‟avoir besoin d‟entrer en contact et de me présenter qu‟avec le groupe que je voulais

observer. Ce que je pensais donc pouvoir faire de manière contradictoire (« étudiante en

51

Cf. Annexe : Cartes du Maroc.

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Science Politique » pour les uns, « en Sociologie » pour les autres, etc.), n‟ayant pas

conscience de l‟unité du territoire marocain, je n‟ai unifié ni ma présentation ni mon identité.

Un processus de fuite en avant est ici mis en relief. Plus j‟avançais plus je trouvais refuge en

me disant qu‟« ici ce n‟est pas mon terrain ». Après la rencontre des Présidents de Commune

à Tiznit, c‟était l‟ONG à Taroudannt/Taliouine ; après l‟ONG à Taliouine, c‟était les

populations des villages autour de Taliouine. Je me cachais derrière l‟idée que mes actes à tel

endroit n‟auraient pas de conséquences sur l‟espace-temps suivant, et m‟enfonçais petit à petit

géographiquement et socialement dans la pyramide du découpage administratif jusqu‟au

blocage. On comprend alors pourquoi je répétais innocemment « je veux juste aller dans les

villages ! » étant donné que je supposais une possible autonomie entre ceux-ci et la commune ;

et pourquoi j‟estimais que l‟autorisation des autorités de Taliouine ne fut qu‟une formalité

superflue, à tel point que je tentais de contourner cette « contrainte ».

Récit résumé de mon terrain

Après quelques jours à Casablanca, je pars dans le Sud, direction Taroudannt pour préparer

mon terrain. Arrivée au même hôtel que l‟été précédent (j‟avais séjourné une semaine dans la

région pour un dossier de recherche). Je suis accueillie par un homme curieux qui me pose

nombre de questions. Les quelques jours suivants que je passe là, le temps de finaliser mon

projet de recherche, les deux bonnes de l‟hôtel m‟interrogent plusieurs fois sur ce que je fais.

Echauffée par ces intrusions, je finis par donner différentes versions.

Après une semaine, une succession d‟événements surprenants (je découvre le patron me

regarder dans les douches, un mot avec une proposition de relation intime sous ma porte, et

une femme qui fait brûler de l‟encens sous ma fenêtre) me poussent à accepter la proposition

de Madani, mon petit ami, d‟appeler l‟hôtel « pour les calmer ». En hurlant au téléphone, il

argue que sa famille est de Rabat, proche du Makhzen, et que si l‟on ne me laisse pas

tranquille, « il débarque et fait fermer l‟hôtel ».

En parallèle, je passe du temps en ville avec Simo le faux guide. Autant d‟occasions

d‟observer la vie locale. Dans les rues, je suis sollicitée en tant que femme partout, et par tous.

J‟ai repris contact avec l‟ONG sur laquelle j‟avais fait mon dossier de recherche. Ashraf, le

responsable au Maroc, fait preuve de camaraderie. Pour mon travail (sujet 1) je lui demande le

contact de quelques Présidents de Commune (PC) qui ont été élus après avoir été responsables

d‟ONG. Il m‟envoie dans la région de Tiznit, à deux cents kilomètres au Sud.

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A Tiznit je retrouve Boubaker, ancien militant politique d‟extrême gauche reconverti dans

l‟administration : il est depuis quelques mois numéro deux de la Direction de la toute nouvelle

Maison de la Culture. Je suis logée comme lui chez sa sœur la plus âgée, avec ses cinq enfants.

L‟occasion d‟observer « de l‟intérieur » leur vie, à la maison. Je vais au hammam avec Jamila,

l‟aînée des jeunes filles.

Après plusieurs intermédiaires, je finis par réussir à contacter deux PC. Je suis intriguée que

tous soient au courant que j‟allais les appeler. Dans un des cafés historiques, je rencontre trois

PC. L‟entrevue me laisse une impression peu engageante : si le PC1 s‟est montré coopératif, il

a joué de tentatives de discrédit, entre paternalisme et séduction pénibles. Les deux autres PC

m‟ont écoutée un instant, avant de se lever sans même me saluer.

Je passe du temps avec Boubaker et son ami Marwane, artiste peintre, président d‟une

association culturelle. Nous partageons des discussions politiques et sociales.

Après cinq jours je décide de changer de sujet et de m‟en retourner à Taroudannt pour en

discuter avec Ashraf. Mon idée est de travailler sur des responsables d‟association qui ont

déjà été partenaires de l‟ONG sur des projets (sujet 2). Je pars avec Boubaker vers Aït

Melloul près d‟Agadir, chez son ami Sofiane, professeur de lettres arabes. Nous croisons

également un de ses anciens « camarades » toujours engagé dans la lutte politique, aux dépens

notamment de sa vie familiale.

De retour à Taroudannt, je retombe sur Simo le faux guide. Je crois comprendre que nous

sommes suivis par deux flics en civil. Je me demande si c‟est pour me surveiller ou pour me

protéger. Il insiste pour que l‟on prenne un café sur une terrasse à laquelle nous n‟avons

jamais été, sur la rue. Il tient des propos bizarres, de révolte à l‟encontre de « ces connards du

Makhzen », et répète « qu‟il n‟est pas une radio ». J‟ai changé d‟hôtel, le veilleur présente un

air suspicieux.

Le lendemain, l‟ONG est fermée. Le surlendemain je suis contente de retrouve Selim au local,

il est responsable du projet « Tourisme Rural ». Il m‟informe qu‟Ashraf est en déplacement

pour quelques jours dans la région de Tiznit. Surprise. Nous discutons un temps de mon

travail. Il doit me laisser, il part pour Agadir chez son cousin, où j‟ai déjà été l‟an passé. Je

suis dans une impasse, il me propose de l‟accompagner. Entendu, à condition que l‟on

échange sur ma recherche.

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Finalement, il expédie mes interrogations, m‟assure que je pourrai travailler avec l‟ONG.

« Viens avec moi à Taliouine demain, et il n‟y aura pas de problème ! » La soirée se solde

autour de quelques bières pour eux, et de la télévision.

A Taliouine, direction la Maison du Développement inaugurée à la fin de l‟été. Retrouvailles

sympathiques avec Fatiha. Selim m‟emmène chez le Caïd. Présentations sommaires, je

décline une identité édulcorée. Il se montre sévère, me demande mes papiers, ma carte

d‟étudiante. Il me faut une autorisation pour travailler ici, qui devra passer, soit par un accord

entre ma faculté et l‟administration régionale du Gouvernorat à Taroudannt, soit par un accord

avec l‟ONG acceptant de prendre en charge la responsabilité de ma recherche.

En sortant Selim continue de m‟assurer qu‟il n‟y aura pas de problème, il veut même me

signer l‟accord lui-même au nom de l‟ONG. Je reste circonspecte, et souhaite appeler Ashraf.

Selim s‟énerve avant de laisser tomber : « Ok, fais ce que tu veux ! » L‟après-midi, par

chance, je réussis à joindre Ashraf. Il s‟étonne de me savoir à Taliouine, et de la situation que

je lui expose. Il me dit qu‟il va voir pour l‟autorisation et qu‟on se tient au courant. En

raccrochant, il me met en garde sur un ton amical : « Mais en tout cas, d‟ici-là, fais attention à

ce que tu dis. »

Les deux jours qui suivent je travaille au local de l‟ONG. Puis, je reste à l‟appartement « de

l‟ONG » où je loge. D‟ordinaire Selim et Kader un animateur de l‟ONG, le partagent avec

Souleiman un instituteur. J‟y suis plus tranquille pour travailler. Mon idée est aussi de me

montrer discrète en ville le temps d‟obtenir une autorisation. Enfin, parce que je rencontre

Souleiman qui se montre très coopératif.

Toute la première semaine, je séjourne à l‟appartement. J‟y passe du temps avec Souleiman. Il

est prolixe, sur la région, la ville, les tribus, les comportements, le rapport « des gens » au

politique52

. Il m‟envoie vers Dinh de la coopérative de safran. Lui me parle de Youssef un

ancien doctorant qui a fait sa thèse sur l‟évolution des relations entre tribus de la région.

Le week-end, la situation se corse. Selim me dit que les autorités veulent me voir, qu‟il faut

que j‟y aille. Souleiman part à Agadir voir sa femme et ses deux enfants. Je suis un peu

souffrante, je vais au hammam. J‟assiste à une altercation entre les femmes, notamment

provoquée par ma présence. En sortant, le « flic en civil » de Taliouine qui me suivra

52

Cf. Annexe : Quelques éléments du savoir ordinaire sur le rapport « des gens » de la région de Taliouine au

politique.

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désormais, m‟attend et me dit qu‟il faut absolument que j‟aille voir le Caïd. J‟esquiverai

encore quelques jours.

Ces jours-ci j‟ai décidé de me rendre à Imgoun le village de Moussa le fondateur de l‟ONG,

préférable pour ma recherche (sujet 3). Ca me permettra aussi de m‟éloigner de l‟ONG et de

la direction des autorités, et éviter d‟être assimilée à elle puisqu‟elle ne le souhaite pas. Je me

présente donc comme « électron libre ». Le lundi, arrivée de Kader à l‟appartement. Le midi il

me dit d‟aller voir les autorités, le soir j‟envoie un mail à Ashraf pour savoir où nous en

sommes. Mardi j‟ai Ashraf au téléphone, il se montre sympathique, me donne des conseils.

Kader se révèle pénible. Le lendemain, Selim part sur le terrain, quand le midi, Kader me vire

littéralement de l‟appartement.

La deuxième semaine je suis à l‟hôtel, celui dans lequel j‟avais séjourné l‟été passé. Je vais

voir le pacha, il n‟est pas là. Me présente au Chef de Cercle, qui se montre courtois mais

incapable de m‟aider. Je retourne voir le Caïd, qui est cette fois aimable et me confirme les

informations que l‟on me raconte sur la région. Je ne comprends pas le décalage entre les

attitudes du flic et celle des représentants des autorités.

Souleiman continue de venir me retrouver le soir pour échanger. Il me fait rencontrer deux

membres de son association Timania, dont Abdoulaye, le Président. Vendredi : Souleiman

repart à Agadir pour les vacances. Il me recommande des lieux et personnes où aller si besoin,

me donne des numéros de téléphone à Imgoun. Je croise Henri à l‟ONG, que je croyais être

disputé avec Moussa. Il me parle de la production de safran, et me confie que derrière tout ça

« c‟est surtout des affaires de gros sous ». Le soir je reçois un mail d‟Ashraf, qu‟il adresse

également aux responsables de l‟ONG53

, dans lequel il me dicte la procédure à suivre pour

l‟ONG. Echanges de mails avec Moussa et Jalil en France.

Puis plus de nouvelles. A partir du second week-end, je me retrouve seule et perdue en ce qui

concerne mon travail. Je croise Mohamed le logisticien de l‟ONG, qui fait plus ou moins mine

de ne pas me reconnaître. Le café où j‟allais tous les matins refuse de me servir. Abdoulaye,

lui, me convie à déjeuner chez lui avec sa femme et ses deux enfants. Je fais de nouvelles

rencontres (Houssein artiste et trésorier dans une association culturelle, et Wassim le révolté)

qui ne se révèlent pas concluantes. Kader, à présent, se montre aimable. Je demande aux taxis

s‟ils m‟emmèneraient à Imgoun, ils refusent. Quoiqu‟il en soit je n‟ai pas d‟autorisation.

53

Cf. Annexe : Echanges de mails avec l‟ONG.

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Le lundi, je fais un aller-retour à Taroudannt pour prendre de l‟argent. J‟ai l‟impression de

respirer tout à coup, et me persuade que tout va bien et d‟arrêter d‟être parano ! Puis, je

n‟arrive pas à retirer d‟argent. Rachid, un jeune homme avec un ami, m‟interpelle ; je l‟envoie

balader. Finalement il me prête de l‟argent. Le soir j‟envoie un mail à Ashraf avec les papiers

demandés. Et je téléphone à mon ami Malik, qui me décode la situation de manière alarmante

et me dit de faire attention. Je pense qu‟en tant que militant, il exagère.

Le lendemain, je reçois un mail d‟Ashraf, il me dit que les papiers envoyés ne suffisent pas et

déclare que la question dépasse ses prérogatives. Je comprends que l‟ONG me lâche.

J‟appelle immédiatement Jalil qui écoute ma situation, traduit que tout est bloqué et me dit de

partir. Je décide alors de partir et en informe le Caïd. Le dernier soir, je retrouve pratiquement

tous mes interlocuteurs au café des jeunes. Je rencontre enfin Youssef. Altercation entre un

« second flic en civil » et Youssef. Je m‟insurge. « Toi tu dégages ! » du second flic. Je sors,

avant d‟être rejointe par Houssein et Wassim.

Nous partons finalement boire un verre à l‟hôtel en bas de la vallée. Houssein part. Deux

bières. En rentrant, Wassim me viole. Retour apocalyptique vers l‟hôtel. Enfin arrivée, je

retrouve Simo le faux guide. Les deux jours qui suivent : retour vers Taroudannt avec Simo.

Détresse dans la voiture envoyée par Ashraf. Le lendemain à Taroudannt, je tenais à voir

Ashraf mais il n‟est pas là. Je croise Rachid pour lui rendre son argent. Le soir, je trouve un

bus vers Casablanca.

> Les contraintes du sociologue sur le terrain : les habitudes bousculées

Mes conditions de vie matérielles et sanitaires n‟étaient certes pas très confortables. Par

ailleurs, j‟avais relativement l‟habitude et appréciais manger la nourriture locale, et à la main

dans le plat collectif. La seule chose qui me dérangeait consciemment était les changements

de températures entre la Côte, Agadir et Tiznit (environ 30°C), et les montagnes (5°C la nuit,

20°C le jour, selon estimation personnelle). Le froid face auquel je n‟arrivais pas à me

réchauffer malgré les heures chaudes passées en plein soleil à l‟instar de la population locale.

Cependant, la fatigue, l‟alimentation différente et/ou peu variée - c‟est-à-dire ne pas avoir

accès à tout ce dont le corps aurait besoin -, la douche à l‟eau froide, les cafards dont la vue

me révulse : au fur et à mesure, l‟accumulation de l‟ensemble de ces paramètres, mine le

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chercheur. Notre résistance est mise à l‟épreuve, et l‟on supporte moins bien les surprises et

les chocs qui font partie intégrante d‟un terrain de recherche.

Plus en avant de ceci : lorsqu‟on entend que manger peut aussi être un acte intime, un espace-

temps où l‟on a envie et besoin de se reposer et se détendre, où l‟on se fait plaisir, que l‟on

peut avoir envie de partager avec un entourage bienveillant, à même de nous rassurer, de nous

encourager, il s‟avère que manger en public peut a minima ne pas être agréable, a maxima

devenir un véritable calvaire. On se prend alors à sauter des repas, à se contenter des trois

pommes et du morceau de pain qui nous restent du matin, à manger de manière automatique

tous les jours la même chose chez celui qui sera le moins intrusif, à chercher un autre lieu, où

l‟on risque d‟être déçu, pour finalement retourner chez le premier face auquel il faudra se

justifier de ne pas être venu la veille, etc. Et ceci en se demandant ce que l‟on pense de nous,

de notre manière de manger, de notre façade sur laquelle on tente de ne rien laisser

transparaître de nos questionnements, du fait d‟être ici, si de se mettre à telle place au devant

du restaurant sera bien ou mal perçu, et pourquoi le type à droite me regarde, tiens celui-ci ça

fait trois jours de suite qu‟il est là à me regarder… tant de questions sous le coup desquelles

l‟on n‟a pas particulièrement envie de tomber trois fois par jour.

De même, la moitié du temps, je dormais par terre et surtout j‟ai partagé la chambre avec des

hommes. Se posent les mêmes questions sur le confort et l‟intimité, le besoin d‟être tranquille,

de souffler, auxquelles peut s‟ajouter le besoin d‟avoir un espace à soi où l‟on peut faire ce

que l‟on veut, sans avoir à envisager toute la série d‟interrogations qui découle d‟un regard

extérieur porté sur soi. Des préoccupations exacerbées face à des hommes, qui te regardent

l‟air de rien. On perd du temps et de l‟énergie à prêter attention à ne pas envoyer de signaux

d‟ouverture pour une aventure, mais au contraire à envoyer des signaux de fermeture et à tout

faire pour ne pas susciter le désir : on se « masculinise » au maximum, on baisse les yeux, on

accentue la fatigue exprimée bruyamment avec force gros mots, etc.

Des choses qui se veulent déplaisantes pour l‟autre et qui finissent par être désagréables pour

soi et l‟estime de soi. Et qui potentiellement, selon les circonstances, n‟enlèvent pas pour

autant l‟once d‟appréhension, consciente ou non, à s‟endormir allongée près d‟un homme

dont on ne connaît pas toutes les intentions. J‟étais personnellement peu encline à réagir à ce

dernier type de situation. Malgré tout, j‟avoue avoir mal dormi, effectivement pas rassurée, la

nuit à Agadir avec Selim, saoul, juste derrière moi. Tant d‟éléments dont on se rend compte,

parce qu‟ils s‟évanouissent, lorsque l‟on pose ses bagages dans une chambre d‟hôtel.

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La question du rapport à la propreté explore encore différemment cette question de l‟intimité.

Le fait de ne pas pouvoir se laver vraiment, au sens de se sentir propre, et non seulement avec

un peu d‟eau froide dans un seau, lorsqu‟on est habitué à se réveiller tous les matins sous une

bonne douche chaude, peut jouer sur la fraîcheur et la disponibilité. Et se laver inclut une

nouvelle fois la notion de plaisir et de détente. Alors, quand par ailleurs les autres espaces de

l‟intimité sont empiétés, l‟idée que l‟espace-temps où l‟on est quasiment nu, au hammam, ne

sera que sous le regard des autres, et que la seule détente ne pourra être que collective, est

difficile à accepter et à vivre physiquement. Dans l‟instant on n‟est pas à l‟aise, avant et après

coup on se demande si on y va, si on va y retourner ; on hésite, on diffère en attendant que ce

soit « vraiment nécessaire ». En miroir, on voit combien notre rapport au corps, à l‟intimité et

au plaisir est différent de celui de ces sociétés.

On peut imaginer que les femmes se sentent en sécurité entre elles et qu‟elles s‟arrangent

autrement dans ces espaces. A Tiznit, je découvre le « hammam de base » où les femmes se

lavent, qui n‟est pas particulièrement aménagé pour la détente et le plaisir. J‟apprends par la

suite que les femmes se regardent, prises notamment dans les enjeux du mariage et de la

réputation. A Taliouine, mon passage au hammam tourne à l‟altercation entre les femmes, je

finis par sortir rapidement, n‟ayant profité du hammam que pour son aspect utilitaire. A

posteriori, on lit que même ce moment, le seul où je suis dans un espace prévu pour être

protégée, uniquement féminin, où je ne risque pas de me faire importuner, se révèle lui aussi

corrosif. Il me laisse une amertume qui me dissuadera de réitérer l‟expérience.

Les besoins primaires (manger, dormir, être au chaud) comme les besoins secondaires (ici : le

respect de l‟intimité, le besoin de se sentir propre, d‟avoir un espace à soi, de se reposer

l‟esprit), sont mis à mal lors d‟une enquête de terrain, encore plus à l‟étranger. Ce sont autant

d‟éléments qui fatiguent le chercheur, et viennent s‟ajouter en soubassement à une situation

d‟enquête vulnérabilisante.

> Mise en vulnérabilité par une situation qui pousse à la paranoïa

Être étranger, comme le décrit Georg Simmel, c‟est être en position d‟extériorité et

d‟interprétation permanente, en même temps qu‟être volontiers stigmatisé, marginalisé et mis

en vulnérabilité. On se retrouve à guetter les signes et à les interpréter, pour éviter les faux pas,

les impairs, mais à faire bonne figure. Aussi pour comprendre ce qu‟il retourne d‟une

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situation, ce que les interlocuteurs attendent de nous, ce qu‟il convient de dire et de faire.

Cette position de l‟étranger s‟inscrit dans un mélange de liberté et de vulnérabilité. L‟étranger

est de fait désocialisé et sa position d‟étranger est désocialisante. Comme chercheur, relever et

analyser les signes qui interpellent, est une des caractéristiques du travail sociologique. Or,

quand la société et les situations sont mal connues, plane le danger de la surinterprétation,

pouvant dévier jusqu‟à de la méfiance généralisée, propre à une attitude de type paranoïaque.

Ainsi un « terrain qui résiste » s‟appuie sur un « terrain » - entendre la position du chercheur

étranger - qui est déjà un terrain de vulnérabilité. Il s‟appuie et s‟ancre d‟autant plus

facilement sur ce terrain propice, en résonant avec les faiblesses de la position d‟être étranger,

et le menant jusqu‟à son isolement.

Du côté de l‟ONG, chacun se dérobe. Selim me promet que je vais pouvoir travailler avec eux,

il m‟amène avec lui, est même prêt à prendre la responsabilité de mon travail au nom de

l‟ONG, puis disparaît. Ashraf joue de silences, au téléphone il se montre amical, par mail il se

départit froidement de toute responsabilité « ceci ne relève pas de mes prérogatives », d‟un

ton administratif. La Direction en France, par les voix de Moussa et Jalil, répond d‟abord très

rapidement à mon premier mail, puis elle ne réagit plus. En revanche l‟exécution des choix

me concernant est déléguée au personnel de l‟ONG sur place. Kader et le cousin de Mohamed

font office d‟« hommes de main » exécutant des ordres dont je ne suis pas informée par le

haut. La seule femme de l‟ONG reste complètement silencieuse. Je n‟ai pas l‟idée de me

tourner vers elle, elle ne vient pas plus vers moi, alors que nous avions eu des échanges

agréables l‟été précédent et à mon arrivée à Taliouine avec Selim.

L‟ONG, à travers quelconque figure décisionnelle, ne m‟avait certes pas donné son aval pour

que je travaille sur elle. Il n‟empêche que nous étions en bon terme, pas d‟animosité en tout

cas54

. Quelqu‟un, Ashraf ou la Direction en France lorsqu‟elle apprend plus tard ma situation,

aurait pu prendre un moment avec moi pour échanger à mon sujet. Personne n‟en fait rien, au

contraire ils me lâchent complètement, disparaissent de la circulation, restent silencieux, et

m‟expulsent de l‟appartement par l‟intermédiaire de membres nouvellement arrivés que je ne

connais pas. D‟être fragmentée dans l‟espace, entre Paris, Marseille, Taroudannt, et Taliouine,

et dans son processus décisionnel, entre les pôles français et marocain, d‟être peu nombreux et

54

Cf. Annexe : Mes Relations avec l‟ONG.

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tout le temps en déplacement, notamment dans des localités marocaines qui reçoivent mal ou

pas du tout le téléphone, tous ces éléments offrent autant d‟arguments mobilisables et idoines

car factuels et vérifiables, derrière lesquels se cacher et éviter d‟aborder les questions et les

enjeux soulevés par ma présence.

Jusqu‟au dernier jour, ma perception était que les responsables de l‟ONG étaient quoiqu‟il en

soit, de mon côté face aux autorités, et auraient tout mis en oeuvre pour que je puisse faire

mon étude. Pour des raisons idéologiques, et parce qu‟ils étaient attachés d‟une certaine

manière à ma personne. J‟ai toutefois le sentiment d‟avoir eu à gérer des « effets de clan ». Je

me suis sentie tiraillée au sein de l‟ONG, entre Jalil, Ashraf, et Selim. En outre, l‟ONG

semblait traverser une mauvaise passe : à Taliouine ils devaient faire face à un nouveau pacha

« qui n‟a pas l‟air commode »55

, et devaient absorber les départs récents de Boubaker, et

surtout de Hicham, pièce maîtresse sur le terrain.

Selim sentait manifestement l‟opportunité de prendre un peu plus de place dans le

fonctionnement de l‟ONG. Il ne parle jamais d‟Ashraf, les deux hommes n‟ont pas l‟air de

s‟apprécier, tandis qu‟à côté de ça, il se dit « comme Moussa » sur des critères de manières de

faire, « on est des pragmatiques ». Avec moi, il critique le dilettantisme de Fatiha et Mohamed,

qui sont pourtant deux membres du « noyau historique » de l‟ONG, originaires de Imgoun et

de la même famille que Moussa. Sur ce point, de plus, ce qui ne devait pas être pour rassurer

Ashraf, Mohamed le logisticien était malade. D‟ordinaire, celui-ci fait le lien à Taliouine

lorsque Moussa est en France. Là il était indisponible. Enfin, la Maison du Développement

venait d‟être inaugurée et continuait de diviser leurs partenaires locaux et la population.

Ainsi, dans ses relations avec l‟extérieur (autorités et population) et dans sa structure même,

l‟ONG est fragilisée au moment où je suis sur le terrain. Je représente un risque de

déstabilisation supplémentaire, avec son environnement de travail et en interne. On réalise

que Selim qui à un moment, entend se substituer à la direction pour me valider une

autorisation de travailler, n‟était pas pour moi le bon allié.

Dans ce contexte, je représente un stress pour l‟ONG qui manifestement, étant donnée sa prise

de position, se trouve sérieusement inquiétée. Et dans un Etat policier, elle ne peut pas

prendre le risque d‟être associée à une étrangère qui est déjà repérée par les autorités pour

manquement aux normes pratiques locales. Ma présence révèle alors les relations entre l‟ONG

55

Cf. Annexe : le mail de Moussa dans Echanges de mails avec l‟ONG.

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et les autorités. Son changement de comportement à mon égard, lorsqu‟elle me lâche, montre

sa manière de dealer son maintien en place et ses activités.

Ceci, en-dehors d‟autres considérations qui me sont restées de fait inconnues, ou qui n‟ont pu

être qu‟entrevues (comme l‟importance économique et sociale de la production de safran dans

la région, dont Moussa est un des plus gros producteurs me dit-on le dernier soir, ou le

paramètre ethnique, recruté pour exprimer la colère à l‟égard de la tribu dominante Iskutan).

Du côté des autorités, le brouillage joue sur le décalage entre des exigences clairement

énoncées, affichant une administration parfaitement rationnelle et légale, et un

fonctionnement arbitraire et intrusif relevant de la persécution. « Mademoiselle, vous n‟avez

pas d‟autorisation, elle est nécessaire pour travailler sur le territoire dont nous avons la charge,

vous devez nous en fournir une. » Passé le premier échange austère avec le caïd, la manière se

fait plus courtoise. Le Chef de cercle affiche la bienséance propre à son titre. Même, le caïd

m‟aide, me confirme les informations recueillies auprès de Souleiman et de Dinh, il se désole

avec moi que je ne trouve pas de solution pour effectuer mon terrain.

A l‟opposé, les « flics en civil » me suivent en ville, à Taroudannt me semble-t-il, à Taliouine

avec certitude. On me répète d‟aller d‟urgence voir les autorités, on vient me trouver le soir en

bas d‟une rue alors que je sors du hammam, où alors que j‟achète des fruits et légumes, dans

des situations de la vie de tous les jours, affiliées aux tâches de la femme, ou aux nécessités

primaires (manger, se laver). Choisies ou non, ce sont des situations où l‟on est en position de

vulnérabilité (en état de faim, ou propre et désirable), et où personnellement je me sais

vulnérable (lorsque je sors du hammam je suis fiévreuse et seule ce soir-là à l‟appartement).

Est exigé que je parte dormir à l‟hôtel. Que la demande vienne de l‟ONG, des autorités, ou

conjointement, importe peu, c‟est encore une fois toucher aux besoins de base, intervenir dans

un domaine inattendu pour une occidentale.

De surcroît ces procédés ne sont aucunement dissimulés. Et pour cause, car ceci permet de

donner l‟impression que l‟administration est en lien avec tous et peut téléguider ou obtenir ce

qu‟elle veut de l‟ensemble du corps social. Ashraf m‟annonce que « les autorités ont appris

que [je] poses des questions sur les élections. » Assertion typique qui interroge d‟elle-même

l‟interlocuteur : « comment l‟a-t-elle appris et qui a parlé ? » L‟administration entretient et

produit ainsi son image de grande pieuvre omnisciente dont on ne peut réchapper, sans centre

décisionnel précis vers lequel se tourner, en connexion avec qui que ce soit, qu‟elle le décide

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ou non. Le corps social est présenté comme à même de venir fournir de son propre chef tout

type d‟informations.

En retour, on ne croit pas un instant à la première image proposée et l‟on a conscience des

prétextes au blocage. Ici l‟exemple de la demande d‟autorisation qu‟on exige, comme gestion

arbitraire d‟une tolérance, sous couvert de légalité. Le contexte et l‟environnement me disent

que c‟est prétexte. Et les autorités, elles, savent que je sais, et ainsi de suite dans un cercle

vicieux. A côté, le discours reste et peut rester de courtoisie car le blocage est assuré.

Par ailleurs, « tous » semblent susceptibles de rapporter ou de vendre des infos aux autorités.

Ainsi, le politique et le social ne seraient jamais séparés. En pratique, le « politique est baigné

dans le social ». Malik me met en garde ; je vois Simo se défier de tous, tout le temps, jusqu‟à

ce qu‟il juge la situation tranquille. Par ailleurs, les infos transitent bien ; on ne sait comment

aux vues de la multiplicité des canaux d‟information. Que je n‟ai pas unifié mon identité sur

l‟ensemble du territoire montre l‟homogénéité de l‟Etat policier en action. Les « flics en

civil » en montrent les moyens humains.

Et du côté de la population, de ses réflexes, de l‟intériorisation de l‟assujettissement56

me

semble-t-il, on ne manquera pas de remarquer que le dernier soir, lorsque le second flic en

civil bouscule Youssef de sa chaise, sur le coup, aucun marocain ne bouge ou ne dit quoique

ce soit. Je suis la seule à oser ou à pouvoir réagir, puis je pars dans un silence assourdissant57

.

Enfin, je me retrouve à chercher des alliés auprès de la population. Présentée comme

« électron libre », « encliquée » (comprendre « embarquée dans une clique ») avec personne,

puis renvoyée à l‟hôtel, je me retrouve isolée socialement et je ne bénéficie d‟aucune

réputation. Dans un hôtel pour marocains de passage - et non dans un hôtel pour occidentaux

et touristes -, je détone et ne suis pas rassurante. Alors, perçue comme étant seule et

n‟occupant pas la place du chercheur, je suis renvoyée à mes identités apparentes de femme,

étrangère, occidentale, faute d‟autre matière sociale à saisir autour de moi.

56

Au sens de Michel Foucault : « l‟assujettissement des hommes : je veux dire leur constitution comme „sujets‟

aux deux sens du mot » Michel FOUCAULT, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.81, problématique

qui est à la base du concept de « gouvernementalité ». 57

Sur les connaissances pratiques au sujet du Makhzen, deux citations évocatrices : « Pleut où tu veux, ta récolte

est à moi ! » Haroun Al-Rachid, Calife à Bagdad de l‟Empire Arabe, s‟adressant aux nuages, au XIIIème siècle,

repris encore aujourd‟hui ; et un proverbe marocain « Si tu veux fuir, il faut fuir vers le Makhzen ».

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La première semaine à Taliouine je suis à l‟appartement où je rencontre, hors ONG,

Souleiman l‟instituteur qui a son tour me fait rencontrer deux des membres de son association.

Ils se montrent ouverts à travailler avec moi, Souleiman abordent les sujets à l‟envie, prolixe,

organise une entrevue avec son association, vient me trouver, me donne des contacts dans les

villages : deux associations de femmes où il a des amies, le numéro d‟un cousin au village

d‟Imgoun. Il me montre où manger, où appeler de l‟aide. Malheureusement à la fin de la

semaine c‟est les vacances, il doit rejoindre sa famille à Agadir.

Les autres rencontres sont, soit jugées inintéressantes pour mon travail soit elles avortent.

Ainsi Dinh de la coopérative de safran et son ami Youssef. Je suis dans un silence et une

impasse quant à mon travail, verrouillée et isolée, alors qu‟il n‟empêche qu‟on continue de

m‟aborder. Certains reviennent vers moi (Kader), je fais de nouvelles rencontres (Houssein,

Wassim). Les remarques intempestives dans les rues se font plus rares à Taliouine qu‟à

Taroudannt. Le jour où je fais un aller retour à Taroudannt, elles sont d‟ailleurs subies avec

d‟autant plus de violence.

Je fais ainsi l‟expérience de la violence politique qui décline les pratiques du secret, et de

violence sociale qui se focalise sur le fait que je sois étrangère et femme. Une conjugaison de

paramètres qui me vulnérabilise, m‟oppresse, m‟accule dans une impasse géographique et

sociale jusqu‟à l‟isolement, et me pousse à me sentir de plus en plus paranoïaque.

> Guetter l’information et la protection : la spirale de la façade indéfinie et contingente

Observons le fait que tout au long du terrain, lorsque j‟espère une bonne piste, un bon contact,

une information fiable, que je m‟adresse à un contact connu ou à une nouvelle rencontre qui

me semble valide, je finis par être déçue. Le tuyau est percé, le contact disparaît ou reste

introuvable, l‟information est contredite ou reste en suspend. Ainsi Ashraf m‟envoie dans la

région de Tiznit où les Présidents de Commune n‟ont que faire d‟une chercheuse mais s‟en

méfie. Selim m‟assure que l‟ONG acceptera que je travaille sur elle car elle y a intérêt, et

qu‟il n‟y a pas de problème avec les autorités, alors que dès le départ j‟en doute et que

précisément rien n‟est moins sûr, une fois arrivée à Taliouine. Souleiman l‟instituteur

m‟envoie vers Dinh de la coopérative de safran qui m‟envoie vers Youssef le docteur en

Sociologie qui reste introuvable. Et d‟autres situations plus ponctuelles : Simo le faux guide

ne m‟ouvre finalement pas l‟accès aux instituteurs de Taroudannt, Selim qui me promet une

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journée de travail et dévie sur une soirée de détente. Simo, Dinh, Bashir veulent frimer ou

profiter d‟une occidentale.

Madani intervient lui aussi sur mon terrain, même de l‟extérieur. Le scandale qu‟il fait à

l‟hôtel est censé m‟apporter plus de tranquillité alors que c‟est un des événements qui va

entraîner la fermeture du terrain du côté des autorités. Et son conseil de « faire les yeux

rouges » et de ne m‟adresser qu‟aux responsables, me pousse à ne pas prendre au sérieux le

personnel de l‟ONG et les flics en civil que je qualifie volontiers avec déni, mais à attendre

des nouvelles de la direction de l‟ONG, ou à relativiser le comportement menaçant des flics

en civil quand le caïd, lui, se montre courtois et coopératif, et que le pacha n‟est même pas là.

Quand je me trouve seule à devoir gérer les conséquences de son acte. Il n‟est pas là pour

nuancer ses propos et apporter une autre lecture en fonction des circonstances d‟énonciation.

De ces propos, on peut conclure qu‟à chercher des alliés et des intermédiaires sur le terrain, le

chercheur est dans une idée, et nourrit l‟idée, de croire que l‟indigène connaît entièrement sa

société. Or ses connaissances n‟en sont que partielles, peut-être aussi partiales. Quoiqu‟il en

soit, l‟indigène n‟a pas forcément une conscience pratique et discursive58

, et donc des

connaissances pratiques et discursives (ou réflexives) sur sa société.

Le chercheur, lui, souhaite établir une relation de confiance et il est dans une position de

dépendance par rapport à ses intermédiaires. Ceci force à imaginer et à espérer, que les

contacts sont des bons informateurs voire des experts qui sont censés faire gagner du temps en

fournissant directement nombre d‟informations utiles - sans ça, il faudrait les rassembler

pierre par pierre : qui est qui, qui fait quoi, quelle réputation pour tel lieu, etc. -. Ils doivent

décoder les situations, ouvrir les portes, et fluidifier le rapport avec la société. Egalement ils

pourront indiquer les bonnes adresses, les bons plans, rassurer et même protéger le chercheur

le cas échéant. Alors qu‟étant donné que celui-ci est mobile, qu‟il circule, qu‟il se tient très

informé et par l‟intermédiaire d‟autres canaux d‟informations - formels, type presse et Internet,

quand les indigènes fonctionnent davantage à l‟informel, type bouche à oreille -, qu‟il

consulte différentes sources, et qu‟il observe différemment, le chercheur peut au final se

révéler plus au courant des événements, des personnes à contacter, des nouvelles, ou sentir

que certaines choses sonnent faux car il prend d‟autres paramètres en compte.

58

Anthony Giddens établit une distinction entre la « conscience discursive », définie comme ce qu‟un acteur sait

à la fois dire et faire, et la « conscience pratique », définie comme ce qu‟un acteur sait faire seulement. Anthony

GIDDENS, La Constitution de la société, Paris, PUF, 1987 (The Constitution of Society, 1984)

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Alors, à force d‟être confronté à ce type de constat, l‟observateur entre dans une autre spirale

que celle de l‟isolement et de la paranoïa. Il s‟agit d‟une spirale du « jeu des façades59

», dans

lequel il opte pour une position extérieure de stratège. Sans cesse il adapte sa façade à la

représentation et à la façade de son interlocuteur, vérifie s‟il n‟est pas dissonant, réajuste s‟il

le juge nécessaire, pour ne pas heurter et ne pas faire avorter l‟échange. Il cherche à faire

« bonne figure » et à ne pas contrarier l‟interlocuteur même si la situation le fait enrager. Un

travail nouveau à chaque rencontre, incessant tant que rien ne se formalise, et usant à la

longue. Et l‟observateur finit par traîner derrière lui toute une série de façades différentes,

difficiles à articuler, et à ce que l‟idée même d‟entrer en contact avec une nouvelle personne,

le fatigue par avance.

Au fil du récit on voit bien ma relation aux autres se dégrader, ne serait-ce que dès l‟approche.

Avec les PC je prête attention très sérieusement à être dans le cadre et dans le ton. Avec

Souleiman, je me présente également disponible et pleine d‟énergie pour entrer dans

l‟échange. Mais au fur et à mesure des deux dernières semaines, je me méfie, hésite avant

d‟accepter, pour finalement fustiger l‟entrée en contact, en d‟autres termes je refuse de me

prêter au jeu.

Avec Houssein, je sur joue la bonne figure. Avec Rachid, je refuse de jouer, abandonne la

façade et lâche au contraire complètement les vannes de ce que j‟ai jusqu‟à présent contenu.

Avec Wassim, je refuse également, avec agressivité. A noter que c‟est face à de jeunes

hommes qui m‟abordent dans la rue. Une situation jugée davantage propice à m‟exprimer, à

faire jaillir mes tensions, car d‟une part la distance sociale est moindre, et je les imagine

davantage indulgents et capables de me comprendre, et d‟autre part parce que c‟est une

situation qui m‟est imposée. Il m‟est de fait possible de la refuser voire de la critiquer, ce qui

les surprend à plusieurs reprises.

Le dernier soir, de prendre parti me positionne. Passée l‟étape de la bonne figure, je m‟inscris

dans la représentation, je trouve et on m‟accorde, et on me donne une place, où je joue un rôle.

Par ailleurs, à trois moments j‟ai distinctement abandonné ma façade : face à Kader qui me

crie dessus pour m‟expulser de l‟appartement, avec le flic en civil qui violente Youssef, et

avec Wassim et Houssein quand ce dernier nous lâche devant l‟établissement où il était prévu

que l‟on prenne tous les trois un verre. On remarque que les deux premières situations, je les

59

Cf. Erving GOFFMAN, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La Présentation de soi, Paris, Les Editions

de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1973, p.30-31, 36

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juge inacceptables ; en revanche je réagis plus calmement à la troisième, « seulement » parce

que je suis en désaccord. Ainsi, avant d‟être « encliquée », je me retrouve à m‟exprimer

personnellement, uniquement quand mes limites sont dépassées. Une fois dans une clique,

même récente et fragile, je m‟exprime plus librement. On peut effectivement être et rester

dans l‟échange sans forcément entrer dans un jeu qui ne nous convient pas.

La spirale de la gestion de sa façade, du calcul permanent pour comprendre le jeu et entrer

dans le jeu, se révèle stérile, comparé à la position d‟accepter que l‟on ne peut pas tout

maîtriser, une position qui pose d‟autres bases. On cherche à entrer dans un espace de

relations, or d‟entrer dans le jeu n‟ouvre pas forcément l‟accès aux autres. Notamment parce

que de toute façon, on ne contrôle pas toute sa façade et que les autres perçoivent autre chose.

A jouer des jeux, indéfinis et contingents, on finit soi-même par se marginaliser.

Etrangère, la position est de fait propice à être mise en vulnérabilité. Sur ce terreau, la

violence politique et sociale m‟a isolée et poussée à la paranoïa. « Oppressée », avec même le

sentiment d‟être persécutée, bouc émissaire peut-être, quoiqu‟il en soit dans un état de

défiance irrationnel. Pour finir, dans un contexte de rencontre avec le terrain délicat, de ne pas

avoir été prise dans un espace de relations, mais d‟avoir été ballottée entre telles personnes et

tels enjeux difficiles à cerner, j‟ai cédé au « jeu des façades », usant, et lui-même également

désocialisant.

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II - Figures de la jeunesse marocaine : des cadets sociaux avec une

chercheuse occidentale

« L’accouchement de la modernité au Maroc se fait par césarienne.

Il n’est pas naturel, et l’on est assisté par des personnes extérieures. »

Boubaker

Dans cette partie, l‟objectif n‟est ni de passer en revue ni de redessiner les contours des

notions et processus en cours dans la société marocaine, analysés en profondeur par les

africanistes au sujet des cadets sociaux60

. Il sera davantage question d‟observer les discours

de mes interlocuteurs principaux lors de mon terrain, leurs comportements, ainsi que leurs

manières de s‟adresser à moi. Nous nous plaçons en deçà des grands traits caractéristiques des

nouvelles figures sociales « typiques » en Afrique61

ou dans les « pays du Sud » post-

coloniaux face à l‟Occident. Mais partant d‟un point de vue relationnel : comment parle-t-on à

une occidentale, de quoi lui parle-t-on, et comment se comporte-t-on avec elle ?

La toile de fond de notre analyse est ici plus qu‟ailleurs la « domestication de la modernité »62

,

l‟émergence de l‟« individu-citoyen »63

, la « subjectivation » et l‟affirmation de sujets

60

Jean-François Bayart dans son article programme de 1981 dans le premier numéro de la revue Politique

Africaine, précise le contenu de la notion de cadets sociaux de la façon suivante : « Avant tout, les femmes, qui

représentent la catégorie sociale la plus exploitée (par les aînés sociaux mais aussi par les cadets) et qui

fournissent l‟essentiel du surproduit. En second lieu, les cadets, soumis à une exploitation moins ample, et

divisée, grosso modo, en futurs aînés (au sens large) et en futurs aînés privilégiés. […] La plupart [des cadets]

sont appelés à devenir aînés et se présentent par rapport aux femmes comme les associés de leurs aînés. Enfin,

par extension, les communautés asservies, les esclaves, etc… » Jean-François BAYART, « Le Politique par le

bas en Afrique noire, Questions de méthode », dans Politique Africaine, 1, 1981, p.74.

On se réfère également au courant africaniste du « politique par le bas » que l‟on retrouve notamment dans la

revue de science politique Politique Africaine dirigée par Richard Banégas. 61

Cf. le dossier « Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique Africaine, 82, juin 2001. Où l‟on

peut lire qu‟à « la transformation des représentations du pouvoir et de l‟accumulation légitime », répond

l‟émergence « d‟autres catégories sociales subalternes », et de « nouveaux itinéraires d‟accumulation. » p.5-6

« De nouvelles trajectoires d‟ascension se sont affirmées, à l‟interface du public et du privé, du local et de

l‟international, du formel et de l‟informel, voire du licite et de l‟illicite. » p.7 « Les déplacements dans les

échelles de la réussite et du prestige s‟accompagnent d‟un remodelage important des modes de subjectivation

politique ainsi que d‟une redistribution des repères de la moralité. La malice, l‟astuce, la raison du plus fort,

notamment - qui ont toujours constitué des repères moraux des sociétés africaines - s‟affirment de plus en plus

ouvertement comme des valeurs centrales de ce que l‟on pourrait appeler une économie morale de la ruse et de la

débrouille. » p.7-8. 62

Selon l‟expression de Michael Rowlands, entendue comme « une manière d‟agir et de se conduire », comme

un éthos qui « problématise à la fois le rapport au présent, le mode d‟être historique et la constitution de soi-

même comme sujet autonome. » Michael ROWLANDS, « The Domestification of modernity in Cameroon »,

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politiques dans des situations parfois paradoxales de démocratisation ; des processus liés aux

bouleversements profonds qui affectent depuis bientôt vingt ans les structures sociales,

économiques et politiques, et les espaces publics des sociétés africaines. Nos interlocuteurs,

jeunes hommes, « cadets sociaux » face aux « aînés sociaux » s‟inscrivent alors dans

« l‟antagonisme fondamental constitutif de toute société entre dominants et dominés »64

.

Ils aspirent à l‟individuation, matérielle et financière, relationnelle et intime, mais faute de

moyens, certains restent crispés dans leurs frustrations, leur colère et leur impuissance,

d‟autres se débrouillent, dans une nécessité de se faufiler entre systèmes de normes, dans des

articulations fragiles. A ce titre, quand être un adulte social c‟est notamment avoir une femme,

si, de surcroît, l‟interdit obstrue son accession, le cadet social semble répondre qu‟il se

débrouillera autrement.

Mon terrain illustre ces arrangements inscrits dans des questionnements perpétuels. Une série

de frustrations est éprouvée par la jeunesse marocaine dans un univers hédoniste et une

« civilisation matérielle du succès » 65

auxquels ils n‟ont pas directement accès. La revanche

se dit, se pratique, et pourquoi pas de manière explosive, pour le meilleur et pour le pire, face

à leurs aînés sociaux, du village à l‟international, face au Makhzen, à l‟Occident. On se saisit

des moyens, des espaces d‟expression et des situations disponibles.

Dans ce contexte, l‟étranger doit être approprié de quelque manière que ce soit, et une femme,

chercheuse occidentale, représente plusieurs convoitises inassouvies (matérielle, financière,

sociale, sexuelle, culturelle, et toute une myriade d‟envies plus ou moins imaginaires accolées

à l‟Occident et à la modernité) et devient objet de cristallisation de cet ensemble. Certes « on

bouffe différemment en fonction du goût », mais face à la frustration à laquelle on est assigné

par la société et toutes autres entités incriminées, on s‟autorise à manger « là où on a faim ».

unpublished paper, 1989, cité par Jean-Pierre WARNIER, L’Esprit d’entreprise au Camerooun, Paris, Karthala,

1993. 63

Guy HERMET, in Pierre BIRNBAUM et Jean LECA, Sur l’individualisme. Théories et méthodes, Paris,

Presses de Sciences Po, coll. « Références », 1986, p.132-158. 64

« Le Politique par le bas… », art. cit., p.76. 65

« Etroitement corrélée à l‟argent, la démocratie est directement associée à l‟acquisition et à la consommation

de biens, voire à la fièvre consumériste qui […] traduit le désir de s‟inscrire dans la civilisation et la „culture

matérielle du succès‟ dans la associée au nouvel ordre politique ‟importé‟ : „Aujourd‟hui, la volonté d‟accumuler

de l‟avoir envahit tout le monde. Tout le monde veut devenir Blanc.‟ » Richard BANEGAS, La Démocratie à

pas de Caméléon, Transitions et imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, coll. « Recherches

Internationales » du CERI, 2003, p.395. Richard Banégas reprend l‟expression de Michael ROWLANDS, « The

consumption of an African modernity », in M. J. ARNOLDI et al. (eds), African Material Culture, Bloomington,

Indiana University Press, 1996, p.188-213. Quant à Jean-Pierre WARNIER, lui parle de « civilisation matérielle

du succès » dans L’Esprit d’entreprise au Cameroun, Paris, Karthala, 1993.

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Simo le faux guide, Ashraf le courtier en développement, Boubaker le nouveau fonctionnaire,

Selim l‟entrepreneur, Souleiman l‟instituteur, Wassim l‟étudiant, Kader le « pion » de l‟ONG.

Ainsi définis par leur activité professionnelle, ils incarnent des statuts sociaux différents avec

des particularités. Leur trajectoire personnelle, morale et sociale, comportant leurs

préoccupations et leurs propres manières de se définir, nous amène à les qualifier ainsi :

Simo le déclassé social en quête de rachats, l‟Islam à la rescousse de la déchéance, le rêve

d‟Occident, l‟adepte de l‟extraversion ;

Ashraf le militant reconverti dans l‟associatif, en pleine ascension sociale avec

positionnement dans l‟arène locale, l‟ONG comme vitrine de l‟intérêt général ;

Boubaker le militant reconverti dans l‟administration, en pleine intégration sociale, et

confirmation de son statut de fils de chef au village, la nécessité de « se caser » pour se marier;

Selim le pragmatique ambitieux en pleine ascension, l‟efficacité professionnelle, qui

accumule là pour un ailleurs, l‟outil de la « Touba » islamique avant de, et pour se marier ;

Souleiman le pacifique, dans l‟associatif « de proximité » et « de charité », hors du jeu

politique, expliquer l‟Islam et donner à voir la morale, la modernité en question, le rêve de

tranquillité ;

Wassim le révolté.

Et plusieurs lignes de partage à prendre en compte parce qu‟elles affleurent régulièrement

dans les discours et les pratiques : l‟ethnique, entre berbères et arabes, noirs et blancs,

berbères des différentes régions, des différentes tribus66

; le rapport à l‟Islam avec une large

palette, de l‟appropriation, les petits arrangements, l‟instrumentalisation, jusqu‟à la sortie avec

athéisme déclaré (Boubaker) ; et le « politique » et l‟intérêt général, avec le militant à brandir

l‟intérêt général, le mis « hors jeu », le « décomplexé » qui décrit son projet en terme

d‟intérêts privés, familial ou pour des consommateurs « tout simplement ».

Ces typologies n‟ont d‟intérêt que de repères, pour mieux étudier mes interlocuteurs en

pratique, et avec une chercheuse occidentale. Au détour de points portraitisés de jeunes

hommes marocains, nous nous focaliserons sur des situations significatives pour chacun d‟eux

où s‟exprime quelque chose d‟heuristique.

66

Cf. Annexe : « Carte des tribus » du Cercle de Taliouine.

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> S’approprier quelque chose de l’Occident : L’occidentale comme objet d’extraversion

Parmi mes interlocuteurs dans le Sud Maroc, il est à noter que seul Ashraf a déjà été en

France, pour les Assemblées Générales de l‟ONG. En revanche, dans cette région du Souss

d‟émigration importante67

, tous ont de la famille ou des proches en Occident. Même s‟ils s‟en

défendent, ils se montrent avides d‟informations et proposent rapidement, en fonction des

affinités, de discuter des mœurs, de musique, de religion, de politique en France, en Europe,

en Occident68

.

« La figure de l‟intellectuel diplômé a vu sa valeur sociale se dégrader, […] le détenteur de

capital culturel n‟a plus une position sociale privilégiée et enviée assurée. […]

Associée à un style de vie valorisant l‟ascension sociale et l‟aisance matérielle, et surtout le

capital culturel acquis en Europe, sa figure a longtemps occupé une place de choix dans les

imaginaires du pouvoir et du succès très influencés par les mythes de la modernité occidentale

et du détour par l‟extérieur. »69

Si aujourd‟hui d‟autres figures prennent place au « panthéon de la réputation », apportant

d‟autres référents moraux, d‟autres modes de subjectivation, et d‟autres pratiques, elles restent

en continuité avec les « anciennes » figures de la réussite et de la moralité qui faisaient déjà

montre d‟une « culture matérielle du succès » et de « stratégies d‟extraversion » 70

. Est

quoiqu‟il en soit perceptible une fascination pour l‟Occident, une curiosité, des

incompréhensions, auxquels répondent par intermittence une distanciation, un rejet voire un

67

Le Souss est la région d‟origine de la majorité des « Marocains Résidents à l‟Etranger » (MRE, qui est une

catégorie administrative marocaine). Ils fournissent la première source financière du pays. Pour l‟ensemble de

l‟émigration marocaine, elle était estimée en 2001 à 3,6 milliards d‟euros, soit, de loin, la première source de

devises légales du Maroc. Chiffres pris dans Thomas LACROIX, Les Réseaux marocains du développement,

Géographie du transnational et politiques du territorial, Presses de Sciences Po, Paris, 2005. 68

Je ferai le choix par la suite dans cette partie de parler d‟« Occident » dès lors que les questions qui me sont

posées se rapportent à différents pays d‟Europe et d‟Amérique du Nord. Une ouverture géographique peut-être

facilitée par le regard plus large que je donne à mes réponses, faisant référence à différentes situations

occidentales, afin de nuancer les propos. Simo, lui, ajoute même à nos échanges, des considérations sur des

touristes japonais. 69

Introduction in « Figures de la réussite … », art. cit., p.5-6. 70

Jean-François Bayart expose la thèse de l‟« extraversion » de l‟Afrique vis-à-vis du monde extérieur, ceci par

des « stratégies d‟extraversion » : « [L‟environnement extérieur] serait de la sorte devenu „une ressource majeure

du processus de centralisation politique et d‟accumulation économique‟ mais aussi des luttes sociales menées par

les acteurs subordonnés, dès lors que ces derniers ont cherché à prendre le contrôle, éventuellement symbolique,

de l‟„extériorité sur laquelle les dominants assoient leur puissance‟. » Jean-François BAYART, « L‟Afrique dans

le monde : une histoire d‟extraversion », Critique Internationale, n°5, automne 1999, p.98, reprenant et

augmentant ses propres écrits dans Jean-François BAYART, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris,

Fayard, coll. « L‟espace du politique », 2006 (1989), p.45.

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dégoût cinglant. J‟ai au final senti un besoin de repères, ou d‟éléments pour alimenter

concorde ou discorde, et visiblement la construction et l‟affirmation de soi. Pour ne prendre

que son exemple, la chambre de Simo le « faux guide » est couverte de posters de stars du

rock occidentales. Il est habillé à l‟occidental, avec un style « métrosexuel », version pauvre.

De même que mes autres interlocuteurs déclassés sociaux, ou cadets sociaux « stagnants ».

Simo, le faux guide

Je nomme « faux guide » les individus prêts à offrir leurs services d‟intermédiaire aux

étrangers et précisément aux touristes, en majorité occidentaux au Maroc, pour la découverte

et la visite de la localité et de la région. Les opposant aux « guides officiels », reconnus,

répertoriés et badgés par les institutions en charge du tourisme dans une localité donnée.

D‟expérience personnelle, ils peuvent être des hommes d‟âge mûr, comme des adolescents.

On retrouve le plus souvent des jeunes entre 20 et 35ans, étant encore à l‟université et de

passage pour les vacances, ou au chômage et ayant fait quelques études. Ils manient les

rudiments nécessaires dans plusieurs langues et répondent aux codes, pratiques et désirs des

occidentaux dont ils sont souvent férus (musique, habillement, technologie, comportement,

liberté de mœurs, etc.)

Leur intérêt est certes financier, également symbolique et personnel. Ils voient dans ces

contacts, l‟opportunité de voyager dans la région, de visiter leurs famille et leurs

connaissances, de leur faire profiter de cette manne d‟argent et de soigner leur réputation

auprès d‟eux. Aussi il s‟agit de partager et d‟apprendre le maximum de ce qui les intéresse de

la vie en Occident, de faire des rencontres amicales et pourquoi pas intimes, éphémères ou

non. Certains rêvent d‟une idylle à long terme, allant jusqu‟à citer tel ou tel exemple connu de

leur entourage, qui leur ouvrirait la perspective d‟émigrer et/ou de parcourir le monde.

Du fait de leurs activités illicites ou considérées comme déviantes par rapport aux codes

locaux (tourisme et économie parallèles, alcool, drogue, sexe, voire vols et autre petite

délinquance), les faux guides sont plus ou moins repérés, mal vus et surveillés par les

autorités publiques et morales de leurs sociétés. Parallèlement, ils pratiquent et informent

volontiers sur les stratégies de contournement et de détournement de la vie locale, et sont

ouverts aux discussions qui interrogent et mettent en confrontation les mœurs et coutumes de

différents univers socioculturels.

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En général, on croise des « faux guides » sur les sites touristiques des pays du Sud pour

lesquels le tourisme représente un large pourcentage de l‟économie. Au Maroc, on peut en

trouver sur l‟ensemble du territoire. Au début des années 2000, le gouvernement a mis en

place une politique de contrôle des agents du tourisme.

Faire valoir social : s’afficher avec une occidentale

Très vite quelque chose m‟interpelle, je remarque que pour aller à tel endroit Simo fait souvent

un immense détour, revient trois fois au même croisement pour finalement atterrir non loin de

notre point de départ. Au début je me dis que je confonds. Puis vite j‟en ai confirmation. Je

l‟interroge, il fait mine de ne pas comprendre. Les derniers jours le scénario se reproduit alors

que nous sommes à mobylette, et de même avec un de ses amis auquel il me confie le temps

d‟aller chercher un pull. Gros détours et plusieurs passages dans les rues les plus encombrées

avec saluts à foison. Pour me rassurer je me rappelle que c‟est une habitude de se balader ainsi

au hasard, il s‟agit de profiter de la fin de journée, avec l‟idée de croiser du monde. Je me

demande aussi si ce n‟est pas simplement pour me faire plaisir !

Il n‟empêche que cette manie me fait un drôle d‟effet, surtout lorsque je suis dévisagée par les

hommes que l‟on croise, encore plus sollicitée que d‟ordinaire, et même invitée pour la soirée.

J‟émets alors l‟hypothèse que me « trimballer » de la sorte, ce doit être pour s’afficher avec

une occidentale, ce qui semble être bénéfique pour la réputation sous tous ses aspects. Je

deviens un faire valoir, une image que l‟on montre. Il me semble que par cette extraversion, ils

se valorisent dans tous les rôles qu‟il est possible de leur associer : comme guide, amant, futur

gendre et mari, etc. Pour ma part l‟expérience, bien qu‟instructive, reste désagréable.

Une semaine plus tard, de retour à Taroudannt : 23h, je rentre à l‟hôtel. Sur la place

Talmoklate, Simo surgit de l‟ombre d‟une rue, accompagné d‟une jeune femme marocaine à

bicyclette. De loin, il m‟apostrophe à voix haute en plein carrefour : « Joséphine ! Viens que je

te présente mon amie.. comment tu t‟appelles déjà ? » « Xxxx » « Oui ! Xxxx ! Jo ! viens voir,

elle est étudiante ! » Et de poursuivre ainsi sa description. Je le sais alcoolisé, et vois la jeune

femme sourire poliment mais sans grande considération pour Simo. Elle s‟éloigne rapidement.

Je ne comprends pas tout de suite le sens de cette présentation éclair à une heure tardive. Nos

discussions encore en tête, je me demande bien qui peut être cette jeune femme. Plus tard

j‟imagine que je viens d‟assister à la confirmation de mon idée comme quoi je fais office de

faire valoir pour draguer local.

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On le voit à travers ces épisodes rapportés que pour un jeune homme sans grande ressource

matérielle, financière ou symbolique locale, une occidentale est une opportunité

d‟extraversion, aux différentes dimensions. A maxima, il espère l‟ouverture des portes de

l‟Europe, assurée à moyen terme en engageant une relation intime avec elle. L‟idée

d‟entretenir des relations amicales est également retenue, bien que moins efficace pour

« décrocher » une trajectoire de l‟autre côté de la Méditerranée. A minima, l‟occidentale

représente un faire valoir social et symbolique à reconvertir au niveau local. Pour travailler,

comme gage de qualité du service, ou auprès de futurs parents et/ou d‟une future compagne,

pour soigner sa réputation, trouver une famille et une femme, et se marier.

Pour rencontrer et accaparer une compagne, un jeune homme peut faire miroiter de possibles

voyages en Occident, ou sa manière d‟être soi-disant occidentalisée, du fait d‟être/d‟avoir été

en contact avec des occidentales. Là où la conjointe pourra entendre : davantage d‟égalité et

de liberté auxquelles les femmes marocaines71

seraient sensibles. Mais ceci, à condition que

cette relation n‟empiète pas sur leurs domaines réservés (domestiques en premier lieu), qu‟à la

clef elles bénéficient de l‟idée qu‟elles se font de la galanterie72

, et dès lors que les

responsabilités qui incombent aux hommes ne fassent que peu l‟objet d‟un partage73

. A noter

que curieusement voire paradoxalement, si les femmes marocaines se sentent et se plaignent

d‟être un temps en concurrence avec les femmes occidentales74

, vers lesquels se tournent les

marocains « pour s‟amuser », elles savent également qu‟elles les « récupèreront » le jour d‟un

engagement dit sérieux. Car, en dehors des ressorts culturels et autres qui peuvent séduire les

71

Une telle généralité, d‟emblée grince et sonne « danger ! » Cependant, faute d‟éléments supplémentaires, je ne

peux avancer de nuances établies. Mes interlocuteurs marocains utilisent eux-mêmes à foison le poncif de « la

femme marocaine ». Ainsi, ces quelques remarques au sujet des femmes marocaines, tant qu‟elles ne seront pas

discutées à l‟aune d‟une construction scientifique, ne seront à entendre que comme généralité à nécessairement

interroger. 72

En tant qu‟expression de la domination masculine, en suivant Erving Goffman, il serait intéressant d‟observer

les pratiques de la galanterie dans les pays du Sud au regard de ce qu‟elle est aujourd‟hui en Occident. Je me

souviens avoir été surprise en Inde, de combien les hommes, de toutes catégories sociales, tenaient à ce que les

femmes aient une place assise dans les transports en commun. Sans entrer dans les particularités du pays et du

contexte d‟énonciation, il me semble que s‟exprimait là une dose (en terme de massification et non réservé aux

groupes sociaux distingués) d‟inégalité entre les genres qu‟il ne m‟avait encore jamais été donnée d‟éprouver. 73

Financièrement notamment : A travers la voix de quelques hommes, il semble que le savoir ordinaire diffuse

l‟idée que les femmes qui travaillent, gardent leur salaire comme argent de poche, sans envisager assumer ni les

dépenses du foyer, ni les investissements fonciers, ni les loisirs du couple. Bien que je n‟aie pas eu l‟occasion de

confronter cette affirmation à la voix de femmes, elle m‟apparaît toutefois largement plausible, sur la base d‟un

modèle de la « guerre des sexes ». Cf. à ce sujet, le chapitre III du présent travail. 74

J‟ai en mémoire des échanges radiophoniques instructifs : un jeune homme marocain confiait à l‟antenne son

hésitation à s‟engager avec une française. Parmi les réactions des auditeurs, nombre de femmes s‟exclamaient,

en parlant au nom des marocaines en opposition aux françaises, qu‟il aille trouver ailleurs avec une française ce

qu‟il pouvait trouver avec l‟une d‟elles : « Nous ne sommes pas assez bien pour toi ? Qu‟est-ce qu‟elles ont de

plus que nous les françaises ? »

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hommes de même culture qu‟elles, elles donnent comme argument le fait qu‟elles accordent

plus de « liberté » aux hommes que les occidentales, plus exigeantes en terme d‟égalité.

Avant la « frime » avec « son occidentale » qui dénote une certaine appropriation, surgit le

registre de la chasse :

Simo me dira par la suite qu‟il m‟avait pistée du regard, assis à la terrasse du café, depuis cinq

minutes. Et qu‟il avait emprunté tel chemin pour me croiser à tel endroit précisément, c‟est-à-

dire dans une ruelle, seuls, à l‟abri des regards. Une situation de vulnérabilité pour moi et de

possible négociation pour lui, « discret ».

La semaine passée à Taroudannt : Je le revois à peu près tous les deux jours. Quand il n‟est

pas occupé avec des touristes, il passe vers mon hôtel et m‟appelle à la fenêtre, ou je tombe sur

lui pile au moment où je sors. Il disparaît comme il réapparaît. Il part soi-disant à la mosquée,

je soupçonne qu‟il piste des touristes qu‟il vient de repérer. Lorsque l‟on passe dans les souks

il salue la majeure partie des commerçants, dans ce cas je joue la touriste qui débarque.

Tant par ces techniques d‟approche, que par des stratégies de gestion afin qu‟elle ne

s‟échappe pas (lui proposer un maximum de choses qui pourra focaliser son attention et pour

lesquels le faux guide se rend indispensable), l‟occidentale a valeur de proie. Elle est objet de

faire valoir et de cristallisation des besoins et des envies : elle représente une manne

financière, du sexe potentiellement immédiat ou facilité par son intermédiaire, une envie

d‟occident et de tout ce que ce mot charrie comme représentations, qui font écho à la culture

matérielle du succès et autres outils de jugement de la réussite sociale.

Contrairement à Simo dont la préoccupation était d‟avoir une occidentale à ses côtés,

Boubaker, lui, ne cherche pas à s‟afficher avec moi. Même, il est attentif à ce que je ne le

colle pas trop. Il me demande de ne pas marcher trop prêt de lui et me prie de ne pas lui tenir

le bras pour éviter qu‟il soit associé à une femme et qu‟on le croit engagé. Plus simplement :

pour éviter d‟être « grillé » en ville. En fonction du statut social et des étapes de vie qu‟il

ouvre (le mariage en priorité), la manière dont on envisage de s‟approprier et de profiter du

passage d‟une occidentale ne prend pas la même tournure.

Venant d‟être nommé à la direction de la Maison de la Culture de Tiznit, pourvu de capitaux

symbolique, social et culturel concrétisés, Boubaker est déjà doté d‟un statut social

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conséquent. Il n‟est donc pas dans cette démarche du faire valoir à tous prix. Il est au contraire

attaché à préserver sa réputation. D‟un faire valoir, il me semble qu‟à ses côtés je passe sur le

versant des représentations douteuses voire inquiétantes de la femme occidentale qui pourrait

entacher une réputation.

Je lis ceci lorsqu‟il hésite à me proposer de loger chez sa sœur. S‟il est attentif au regard que

je pourrai poser sur son lieu de vie et sa famille, je percevrai également quand je serai

présentée, une gêne de sa part face à une certaine interrogation me concernant et concernant la

nature de notre relation. Les jours qui suivent, il reste très à distance de la chambre que l‟on

m‟a attribuée, alors qu‟à l‟extérieur, dans des situations plus discrètes, il se permet davantage

de gestes démonstratifs d‟amitié.

Un des derniers jours, une de ses plus jeunes sœurs, et la plus proche de lui, est de passage à

la maison avec une amie. Elles rient ensemble en me regardant plus ou moins. Boubaker

répond, entre la gêne et le rire. Puis il me traduit : sa sœur lui a demandé « où tu l‟as trouvée

ta taromit75

? » Avec, clairement, à les voir tous, la nature de notre relation en question sous-

jacente. Le temps de m‟expliquer ce que signifie taromit, lui permet de dissiper sa gêne et de

répondre par la pratique que, comme elles peuvent le comprendre, notre relation reste

cantonnée à l‟amitié. Enfin, en ville il me « recadre » comme décrit plus haut, tandis qu‟à

Agadir, loin de son « territoire de représentation », tout devient possible. Ce sera également le

cas pour Selim, en passe de se marier. A Agadir il me demandera de ne le rejoindre chez son

cousin qu‟en différé.

> La chercheuse à l’épreuve de l’anti-occidentalisme : l’opportunité de dire sa colère

Quand l’Occident bouffe l’Afrique

« Enfin, l‟enquête de terrain n‟est pas dissociable d‟un contexte géopolitique au sein duquel

les notions de « droits humains », de « démocratie » et de « féminisme », […] sont à la fois

idéalisés et considérées comme appartenant à l‟impérialisme libéral, celui-ci pouvant être

honni, comme admiré, selon les pays et le groupe social dans lequel la chercheuse évolue.

Nous avons alors réalisé, […] que notre identification par nos « hôtes » s‟est d‟abord fondée

soit sur notre identité d‟européenne et donc en situation de domination internationale […]. Ce

75

Taromit signifie en langue berbère tashlihit de la région, « étrangère occidentale à la peau blanche » véhiculant

une double connotation. Pour schématiser : une positive de l‟occident qui fait envie et sur lequel « on bouffe »

grâce à la migration, et péjorative liée à l‟histoire coloniale et post-coloniale hégémonique actuelle.

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qui nous donne à penser que l‟analyse des rapports sociaux de sexe sur un terrain précis, […]

ne peut pas se passer d‟une analyse plus globale, comprenant les rapports de domination

culturelle, socioéconomique et géopolitique. »76

Effectivement, à plusieurs reprises, je serai confrontée à un discours plus ou moins clairement

anti-occidentaliste. Selim en premier lieu me sert une diatribe acide à l‟égard de l‟« Europe »,

que je sens en partie contenue du fait que je sois française.

Selim travaille à l‟ONG depuis une année. L‟été précédent nous avions échangé et passé deux

jours de détente à Agadir chez son cousin. Berbère du Moyen Atlas, il était alors en Master à

Rabat et dans le Sud pour faire son stage de fin d‟études. Sa présence avait retenu mon

attention et j‟avais choisi de passer du temps avec lui. Je le retrouve avec la même volonté de

dépasser les craintes et les stéréotypes « qui paralysaient toute initiative au Maroc par le

passé », à me répéter qu‟il « n‟y a rien à cacher ici ! », avec le même pragmatisme. Il a gardé

son discours critique à l‟égard de l‟Occident : « Je ne comprends pas pourquoi le Maroc va

chercher des soi-disant experts qui sont NULS !! en Europe, alors qu’on a tout ici ! On a des

milliers de jeunes diplômés au chômage ! » Grinçant contre la mise en dépendance qu‟on

inflige au Maroc, jusqu‟à verser vers de l‟anti-occidentalisme bien trempé.

Peut-être contenu mais il me semble également exprimé parce que je suis française, membre

représentante à ses yeux de l‟Occident. Et ici la position de chercheuse occidentale s‟y prête

tout particulièrement : en position d‟« infériorité » en tant que femme, et disposée à l‟écoute

pacifique en tant que chercheuse. Cette configuration se révèle propice à l‟attaque sans risque,

et à l‟expression défouloir de diverses colères et frustrations, pour assouvir en outre un besoin

de se réaffirmer à soi-même le contrôle de sa propre vie. Si l‟aigreur de Selim a été facile à

gérer, l‟épisode que j‟essuie de la part de Boubaker est quant à lui plus difficile à entendre, car

à chaud, chargé d‟émotions.

Le dernier matin avec Boubaker, il vient me réveiller sur les chapeaux de roue, je ne l‟ai

jamais vu dans un état pareil. A peine sortie du lit, il me raconte qu‟il vient d‟apprendre que,

pour construire des hôtels, « le Makhzen a vendu les terres de [son] village à un promoteur,

français. » Une occasion d‟échanger sur les conditions d‟accès à la terre et les manipulations

par l‟intermédiaire des outils juridico-administratifs qui réduisent les villageois à

l‟impuissance. Il m‟explique qu‟ils n‟ont que d‟anciens papiers datant des années 50 lors de la

76

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses… », art. cit., p.178

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sortie du Protectorat et de la redistribution des terres. Non remis à jour ni enregistrés auprès de

telle nouvelle administration sous telles nouvelle forme juridique, le « Makhzen » se déclare

propriétaire des terres. Et il profite quoiqu‟il en soit des tensions entre villageois. « Cette

bande de terre est la propriété des trois grandes familles du village. Or depuis 10 années l‟une

est en conflit avec les deux autres, donc comme on n‟arrive pas à se mettre d‟accord, le

Makhzen profite de notre division. » Il soupçonne que l‟un des fils ait été « acheté » par le

Makhzen. « C‟est la bande de terre entre notre village et la mer, que l‟on traverse pour aller

pêcher, nous nourrir, vivre. Maintenant vont se dresser des barres d‟hôtels… plus d‟accès à

nos ressources, et on ne verra plus la mer ! » Boubaker est furieux, contre le Makhzen et

contre les « français qui achètent le Maroc ».

Face à de l‟hégémonie ainsi orchestrée, sans recours possible, seule l‟impuissance. « La voie

juridique ne mènera à rien, ils auront terminé de construire les hôtels que notre dossier ne sera

même pas encore arrivé au tribunal ! » Et le discours critique à l‟égard de « l‟Occident » de

manière générale, prend facilement racine sur un terrain labouré de longue date en ce sens. Le

désir de revanche à prendre n‟est pas loin de ces discours qui déjà percent la toile des façades.

Dans ce mouvement de pensée, on peut puiser ici quelques uns des ressorts sociologiques de

l‟agression que j‟ai subie, en résonance avec une « appropriation charnelle » de l‟occidentale.

Le viol d’une occidentale comme fait social total et comme mode de subjectivation

« Force est de reconnaître […] que les sociétés africaines ont fait montre d‟un solide appétit, et

parfois d‟une vraie voracité, dans l‟emprunt à l‟étranger […]. La formidable demande

d‟éducation et les pratiques religieuses, vestimentaires, musicales, alimentaires ou hygiéniques,

en sont autant d‟exemples. En définitive, l’appropriation a impliqué une base suffisamment

large, notamment à travers ses réalités prosaïques de la culture matérielle, pour que […] [l‟une

des lignes de partage ait] trait à l‟accès à [la culture matérielle] et à son économie morale ou

au contraire à leur refus ; en bref, l’enjeu […] était la subjectivation des protagonistes.

Néanmoins, dans les faits, il est malaisé de distinguer entre les pratiques d‟appropriation et

celles de rejet ou d‟opposition : sans même parler de la prédation des pilleurs, la violence des

combattants, par exemple, vise souvent à s‟emparer de biens de consommation et se les

« approprier » au sens marxien du mot, en tant qu’« appropriation charnelle », le

« comportement envers l’objet » valant « appropriation de la réalité humaine ».77

77

« L‟Afrique dans le monde… », art. cit., p.119

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Le viol d‟une occidentale devient un « fait social total » au sens de Marcel Mauss78

, dans ce

qu‟il dit du vécu des cadets sociaux en terme de révolte, d‟aspirations, et de frustrations, et

dans ce qu‟il dit de leurs « manières de faire avec ». Wassim, « l‟étudiant révolté », s‟inscrit

assez bien dans cette compréhension des derniers événements vécus à Taliouine.

Il s‟appelle Wassim. Grand, élancé, 25 ans, nerveux. Il me dit qu‟il est étudiant en 5ème

année

de culture berbère à Agadir, qu‟il est syndiqué à l‟UNEM et qu‟il s‟intéresse à mon travail. Il

prend des accents militants, me pose des questions et enchaîne directement sur des grandes

phrases engagées, qui sonnent plus le « par cœur » que la réflexion. J‟écoute, refuse le café

qu‟il me propose, fais un détour pour me racheter des cigarettes. « Je n‟ai pas d‟autorisation de

travailler. » « Mais tu n‟en as pas besoin c‟est quoi ces conneries ? C‟est pour te bloquer ça,

c‟est des connards ! » « Chut !! Mais ça va pas non ?! » Il m‟inquiète avec de tels propos sur

un trottoir, en pleine ville. « Quoi ? T‟as peur de quoi ? On peut parler de tout au Maroc ! Et

j‟ai pas peur moi ! » « Ok ok, mais ça te dit on se parle plus tard ? » « Tu ne veux pas prendre

un café ? » « Bon, ok, mais rapidement. »

Il poursuit un discours passionné sur un ton virulent. En face, je le tempère, lui apporte

d‟autres éléments pour nuancer. La question de ma recherche à Taliouine n‟est pas abordée. Il

parle de révolution, d‟action, insulte ceux qui « bouffent » et « suivent ». J‟imagine la

véhémence de Boubaker et ses amis 10 années auparavant. Le feu qui l‟anime m‟impressionne,

en même temps je le trouve grotesque car immature, à secouer les bras dans le vide.

Il est dans l‟effervescence de la jeunesse estudiantine, avec l‟envie de se frotter à la vie, aux

autorités, aux femmes. Il s‟adresse à moi, à une occidentale, sur un mode d‟emblée politique

et militant, haut et fort, faisant fi des connaissances pragmatiques de la vie locale. Puis,

lorsque je sors du café le dernier soir après m‟être dressée devant le « flic en civil », il me

rattrape en me proposant d‟y retourner, invoquant le droit et les principes démocratiques. Des

catégories qu‟il sait appartenir à l‟univers occidental, « il parle à une occidentale avec des

mots d‟occidental » qui seront censés faire écho pour elle. Ces écarts résonnent avec mes

sensations qui mettent en doute son discours lors de notre première entrevue. On ne retrouve

pas la « frénésie de consommation / consumation qui manifeste d‟une certaine manière leur

78

Les « faits sociaux totaux » sont « ceux où s'expriment à la fois et d'un coup toutes les institutions », c'est-à-

dire où l'objet nécessite qu'on se penche sur tous les domaines de la vie sociale (religion, politique, économie,

histoire, esthétique...) Mauss illustre ceci dans son Essai sur le don et contre don en prenant l'exemple de

prestation totale de la Kula et du Potlatch. Marcel MAUSS, Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans

les sociétés archaïques, préface de Florence Weber, Paris, PUF, 2007 (1924).

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revanche sur le sort. » Mais comme « pour nombre de ces déclassés urbains, la réussite est

souvent au bout de l‟aventure et de la prise de risque. »79

L‟appropriation de quelque chose de l‟Occident, du moindre faire-valoir local jusqu‟à la

revanche contre diverses formes de domination, est une des « formalités d‟action » de

l‟extraversion. L‟agression sexuelle, d‟une occidentale de surcroît, peut dès lors être comprise,

au même titre que d‟autres formes de violence physique, comme un mode de subjectivation.

> Que dire à un chercheur ?! L’incongruité de la gratuité de la relation

« Aujourd‟hui, étant conscients des médias, un informateur connaît souvent déjà la valeur des

renseignements qu‟il peut donner, situation que parfois il peut utiliser à son profit. S‟il peut

s‟estimer un témoin utile, un représentant fiable d‟une cause qu‟il prétend défendre, voire

expert autoproclamé, il peut tout autant se sentir exploité par la personne en face de lui,

qu‟elle soit universitaire ou reporter. »

« Se départir de la figure de l‟experte est une opération délicate. La sociologue étant

indépendante de toute organisation de coopération, on comprend mal son rapport différent au

recueil et à la production de données. Parfois aussi, on est surpris qu’elle puisse refuser une

demande de « consultoria » (travail comme consultante) […]. Là où les consultantes sont

rémunérées […], la sociologue prend pour objet même ces pratiques, […] ce qui est rarement

aisé étant donné l‟opacité de ce dialogue. »80

Ces citations font écho aux quelques fois où je suis frappée qu‟on me répète avec colère :

« Vous bouffez sans donner ! » Me concernant, je m‟évertue à expliquer que mon travail est

censé apporter une meilleure connaissance du Maroc, pour notamment éviter les discours

erronés, et que c‟est la volonté de participer à la construction d‟un regard citoyen qui m‟anime.

Or je n‟ai pas conscience qu‟un échange de type symbolique « citoyen » n‟est pas évident, ni

intégré, ni même appréhendable comme type d‟échange. Mes interlocuteurs restent sceptiques,

« vous bouffez et après vous partez et nous, ne nous reste rien. » Ils gardent le goût des

inégalités, face à des étrangers mobiles quand eux sont limités dans leurs capacités de

circulation, surtout sur des terrains extrêmement visités comme le Maroc.

79

« Figures de la réussite… », art. cit., p.17. 80

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses… », art. cit., p.184 et 186.

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Certes, les situations touristiques ou autres ouvrent des possibilités à exploiter, ou à

s‟approprier par extraversion. Il n‟empêche que l‟on comprend qu‟il y a autre chose de plus

structurel. Ainsi, il semble que, dans une société d‟une part saturée par l‟argent, et où d‟autre

part le savoir est une ressource incarnée par de grandes figures, religieuses ou intellectuelles,

reconnues socialement, l‟idée d‟un « savoir gratuit » n‟existe pas.

« Tu sais, j‟aime bien les militantes… Ca me rappelle… » Militante, moi ?! Je reste stupéfaite,

il ajoute : « Et toi, tu as de la malice dans les yeux !... » Je finis par être gênée, objectif atteint.

Alors, coite, avec l‟air d‟acquiescer tout en laissant planer le doute, je m‟éloigne.

Militante, moi ?! Je n‟en reviens pas qu‟il me perçoive comme militante ! De mon point de

vue, je ne suis aucunement militante dès lors que je n‟agis pas concrètement comme telle au

sein d‟une organisation…

Ma surprise d‟être prise pour une militante dénote un regard différent quant à la définition de

la militance. Clairement je suis assimilée à mon objet d‟étude affilé à l‟univers des ONG, qui

est perçu comme le secteur d‟activité de « ceux qui bougent ». Ce rapprochement est

certainement favorisé par le fait que les ONG sont réputées pour attirer les femmes.

Le pauvre jeune homme s‟exprime dans un français parfait et se révèle au final impassible et

serviable. Il me proposera de me prêter de l‟argent, après maints refus, il me prêtera

effectivement 1000 dirhams. J‟aurais tout de même peur d‟être coincée, à avoir mis le doigt

dans quelque chose d‟ingérable. « Je vous offre au moins un café pour vous remercier de me

sauver la mise ?! » […] « Vous êtes différente Mademoiselle Juliette, vous coupez les pommes

pour tout le monde, je n‟ai jamais vu d‟occidentaux faire ceci, d‟ordinaire ils sont chacun avec

leur plats, leurs pommes, et tout comme ça ! » Puis il m‟annonce qu‟il est gravement malade,

qu‟il en est à sa quatrième opération à Rabat. Le mois prochain il doit y retourner, « cette fois

je ne sais pas si je vais me réveiller ! » Il n‟empêche qu‟après une bonne heure, je ne reste que

par courtoisie. Je n‟ai à l‟esprit que mon taxi retour vers Taliouine.

Ils m‟accompagnent jusque la gare routière, je m‟étonne de leur disponibilité : « Entendu,

c‟est les vacances, mais aujourd‟hui ils n‟avaient que ça à faire ?! » Et bien qu‟il n‟y ait

manifestement aucun piège, et certes, c‟est l‟occasion de se recroiser, je suis tout de même

perplexe. Echanges de numéros de téléphone pour le rembourser lors de mon prochain passage

à Taroudannt. Confuse et reconnaissante, sensible au geste, je leur fais un signe de la main

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alors que le taxi démarre. L‟argent sera rendu à peine une semaine plus tard, autour d‟un thé à

l‟hôtel luxueux « Palais Salam » auquel il m‟avait donné rendez-vous. Un mois après mon

retour en France, je recevrai un appel « L‟opération a marché ! Je suis le plus heureux des

hommes ! » Je suis émue, et lui souhaite bonne route. « Thella f‟rassek meziane Mademoiselle

Juliette 81

. Allah soit avec vous. » « Shoukran bezef ya Rachid82

. »

Je réalise par la suite qu‟il aurait pu me demander d‟une manière ou d‟une autre de participer

au paiement de son opération. Entre temps, peut-être a-t-il trouvé l‟argent autrement ou

changé d‟avis, peut-être même n‟est-il pas malade. De cet épisode, seront rapprochés d‟autres

observations : la monétarisation des relations et de la relation sexuelle, les tactiques des

femmes qui choisissent la relation qui leur convient le mieux tout en ménageant et en

sécurisant les avantages de leur statut de femme83

. Des tactiques qui négocient avec les

normes, discrètement, que l‟on peut imaginer se déployer d‟une autre manière chez d‟autres

groupes sociaux subordonnés (chez les homosexuels notamment). Ceci permet de prendre la

mesure du fait que dans la société étudiée, les relations ne séparent pas l‟intérêt de l‟affect,

que les liens comprennent les intérêts.

« Ici les gens ne savent pas ce que c‟est que l‟amour. » Au détour d‟une conversation,

Souleiman me rapporte une discussion entre membres de son association : il s‟agissait que

chacun définisse ce qu‟était pour lui l‟amour. A ma grande stupéfaction, pour beaucoup

l‟amour était synonyme d‟argent et/ou de désir sexuel. De même, parmi les critères de

valorisation d‟un homme, il peut être beau ou quelconque autre caractéristique objective,

l‟important est qu‟il puisse faire vivre. Ce qui semble être un état de fait consubstantiel à un

certain nombre de sociétés en état de survie et de misère.

81

« Prenez bien soin de vous Mademoiselle Juliette. » 82

« Merci beaucoup Rachid. » 83

Cf. Partie III du présent travail.

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> La « Touba » 84, l’outil religieux de l’individuation masculine

Bienvenue au « supermarché du self-service normatif » de l‟Islam, « où l‟on voit l‟Afrique

rejoindre l‟Occident. »85

La Touba est un produit dérivé de premier choix, dans la catégorie

des arrangements moraux personnalisés.

Quant à sa conduite de vie, Selim est toujours entre un quasi ascétisme affiché et des relents

manifestes de débauche cachée. A l‟approche de la quarantaine, il est en pleine « Touba » ; il

m‟annonce avoir décidé de se marier prochainement, et que son projet de tourisme durable

dans son village d‟origine, prend forme. Grâce à l‟ONG où il est chargé de mettre en place le

projet « Tourisme rural », il se réjouit de pouvoir faire ses armes et de se constituer un réseau

et une réputation dans le milieu.

Selim est en pleine ascension professionnelle vers un statut social honorable, et en train de se

construire ou de remettre à jour sa réputation. Communément on dirait qu‟il a décidé de se

« prendre en main », d‟agir sur lui-même et sur sa propre destinée. Il est en plein processus

d‟individuation et de subjectivation.

Il m‟explique que l‟Islam est scientifique et que les options retenues pour réguler les besoins

primaires sont de diminuer les stimuli sensoriels et de s‟adonner à la foi. J‟interroge cette

vision mécanique et une soi-disant rupture des pratiques entre les phases avant et après le

mariage. Surtout, pour les hommes, la Touba apparaît comme un puissant outil de négociation

de leur liberté qui leur permet de se racheter et de légitimer les « égarements », qui sont de

fait considérés comme tels, et non comme des expériences qui construisent les hommes et les

femmes. A tel point, que les trajectoires séquentialisées de ceux passés de « l‟obscurité » à la

« lumière », se retrouvent davantage valorisées que des trajectoires plus linéaires.

En parallèle, règne une « culture de la défiance », ce que je serai tentée d‟appeler une

« économie morale de la discrétion ». Simo emploie des formules équivoques : « je ne suis

pas une radio », il faut « sortir de la ville pour s‟éloigner des caméras qui filment », rentrer

« discret » par derrière. On me demande de différer mes trajets, rester à distance, de parler

84

Aux dires de mon entourage, « Faire sa Touba » correspond approximativement à une démarche de type

« Born again ». « Aux croyants qui font de bonnes œuvres, à eux TOUBA. » [Coran S13 V29]

Dans ce verset du Coran, la Touba signifie le plus grand bien. D‟un point de vue ésotérique, Touba signifie la

félicité, aussi la prospérité. 85

« Figures de la réussite… », art. cit., p.20.

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moins fort. Plane toujours le spectre de ceux qui pourraient entendre, voir, prendre note,

divulguer. Pour s‟accommoder de normes astreignantes, on gère « caché ».

> La reconversion réussie de militants politiques : un statut social à la clef

Boubaker et Ashraf sont d‟anciens camarades de lutte politique. Boubaker s‟est tout juste

reconverti dans l‟administration après un passage qui ne s‟est pas révélé à son goût dans

l‟associatif (à l‟ONG, l‟été précédent). Ashraf est investi dans l‟associatif, pour l‟ONG depuis

une dizaine d‟années.

Lors de la « réunion d‟information » à laquelle Ashraf me convie avec des adolescents du

quartier, il paraît endosser, en tant que responsable d‟ONG, le rôle de nouvelle figure de la

moralité : il se saisit de l‟intérêt général, et se situe en chevauchement avec les registres du

politique et des administrations publiques. Il fait visiblement figure (au sens propre et au sens

figuré) d‟homme respectable, au statut social de plus en plus reconnu.

Boubaker me donne la sensation d‟avoir été récupéré et canalisé par l‟administration. Je le

vois endosser l‟habit et les manières du cadre administratif. Ce choix d‟intégrer

l‟administration montre l‟importance, constituée en nécessité, d‟avoir une position sociale

pour fonder une famille. Il illustre par ailleurs, l‟impasse tôt ou tard, ou en tout cas la rudesse

et le courage du choix d‟un parcours militant86

. La rencontre de son ancien camarade « resté

dans la lutte » est instructive :

Nous sortons pour petit déjeuner en terrasse au soleil sur une grande rue calme. Passe un de

ses « camarades » qui doit se rendre à Casablanca « pour la cause », représenter son

mouvement à telle manifestation, alors que sa femme va accoucher ces jours-ci. Ils échangent

un instant avec Boubaker, visiblement contents de se croiser, mais je sens un pincement dans

la voix de son ami. Il me salue et s‟éloigne. « Il me dit que le choix de l‟action politique n‟est

pas toujours évident à vivre. Il est en grande difficulté financière et sa femme va accoucher. Ils

avaient mis de l‟argent de côté pour l‟arrivée du bébé, cet argent va finalement servir pour son

voyage à Casa. Il a les boules !... il était inquiet. »

86

« L‟intensité et le coût des engagements, comme les logiques d‟investissement dans les causes sont ensuite

analysés. » [Chapitre IV]. Espace protestataire et autoritarisme. Nouveaux contextes…, op. cit., p.32 et cf.

chapitre IV de la partie II.

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III – Être une femme occidentale sur le terrain : le statut double et

vulnérabilisant de l’étrangère

> L’espace public pour les hommes et pour les femmes : une occupation différenciée et

hiérarchisée

Mon intention dans ce paragraphe n‟est ni de redémontrer, ni de discuter les notions déjà très

travaillées autour de la domination masculine. L‟idée est davantage d‟exposer les rares

situations où j‟ai pu voir et observer les femmes et leurs relations avec leur environnement,

pour contextualiser et apporter les repères nécessaires à la compréhension des réactions à mon

égard, en tant que femme et occidentale.

Dans les espaces publics, rares sont les hommes et les femmes ensemble. De jeunes couples

dans des recoins, aux étages de cafés, seuls ou avec un enfant. Je n‟ai pas le souvenir de ces

jeunes familles en ballade avec plusieurs enfants. Dans ce cas les femmes sont entre elles avec

leurs enfants respectifs, et pas aux mêmes endroits dans la ville.

Ainsi en public, les regards de ces couples sont un peu par en dessous. Pour les couples seuls,

dans un espace public circonscrit (restaurant, terrasse) ou dans un espace ouvert, la dame

baisse les yeux, l‟homme semble vouloir faire écran contre les regards extérieurs. En même

temps ils surveillent, difficile d‟arriver dans ces espaces sans être soi-même remarqué et avec

cette impression d‟être fusillé du regard. On sent qu‟il ne faut pas trop les observer, qu‟il y a

une gêne, ou une complication de leur part, qui se transmet à notre égard, à ce qu‟ils soient là

ensemble. On pourrait penser que ce sont des amoureux encore dans la rencontre, hors

mariage. Pas forcément, j‟ai plusieurs fois observé cette attitude ou peut-être un résidu de

cette attitude chez des couples d‟amis mariés, ou alors des couples plus âgés qui en public

observaient ce rapport aux autres, entre la gêne et la protection. Comme si l‟observateur était

de trop, comme si cette situation était déjà de l‟intime, une exposition regrettée d‟un espace

privé dans l‟espace public, et que le couple par ses regards et son repli sur soi, voulait dresser

une barrière symbolique autour d‟eux pour découper là un espace privé.

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« En famille » et dehors dans un espace ouvert, la situation reste à l‟observation et paraît

toujours être une bizarrerie qu‟il ne s‟agit pas de souligner. Il m‟est arrivé plusieurs fois de

sourire aux gazouillis d‟un enfant dans sa poussette, ou à leurs tentatives de premiers pas. La

plupart du temps mon attendrissement, seule par exemple sur un muret à deux mètres de là, ne

donnait lieu ni à un échange ni à quelconque retour de la part des parents. Alors qu‟avec des

amis marocains et de préférence dans un lieu plus circonscrit comme un restaurant ou une

terrasse, l‟échange de courtoisie s‟est davantage présenté. Certes, on n‟a pas forcément envie

d‟entrer en contact avec tous les étrangers qui s‟émerveillent devant nos enfants. Il n‟empêche

que mon sentiment est malgré tout, une forme de fermeture, d‟accès peu facilité de la part de

ces petites familles en promenade.

La femme m‟est toutefois apparue plus à l‟aise, avec son enfant et son mari dans ce petit

espace délimité pour sa famille, tandis que le mari était soit extérieur, soit gauche par rapport

à la situation (et non par rapport à l‟enfant, souvent assez à l‟aise au contraire), quoiqu‟il en

soit dans cette préoccupation de protection, le visage sévère voire fermé. Ceci jusqu‟au

moment du départ, un temps où l‟homme réinvestit un rôle actif en lien avec la famille, qui

souvent se concrétise par la prise de l‟enfant dans ses bras pour partir, surtout si c‟est un petit

garçon. Des gestes prolongeant autrement la protection.

En revanche, entre femmes avec des enfants, elles se montrent bien plus accessibles, à plus

volontiers partager leur joie et autres instants. Même, les femmes m‟ont plusieurs fois

adressée la parole. Ces mêmes femmes, avec leurs maris, auraient-elles gardé leur réserve ?

Bien certainement me semble-t-il. De ce fait, seule, pour des femmes je suis une femme ; en

présence de leur mari, je suis une étrangère. L‟idée ici n‟est pas d‟envisager tous les cas de

figure possibles, davantage de remarquer la différence d‟attitude des femmes et des mères, en

présence d‟un homme, et leur soumission au regard qu‟il impose à la situation. D‟une

situation d‟ouverture et de partage, la même configuration devient une situation de gêne et de

protection, définie par le mari, par sa présence et son attitude.

Sinon, hommes et femmes circulent dans l‟espace public séparément et de manières distinctes.

Les hommes sont dehors, ils circulent somme toute librement, avec le droit de traîner sans

intention précise, d‟être au café, de marcher avec l‟idée vague de tomber sur quelqu‟un, sur

quelque chose à faire. Les jeunes peuvent chercher un « coup à faire » pour la journée, de

quoi rapporter un peu d‟argent, les plus âgés sont là, à donner des ordres de loin, observent,

contrôlent, disponibles pour toute affaire qui viendrait. Je suis frappée lors de ce terrain par le

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fait qu‟ils peuvent se déplacer relativement peu couverts, et qu‟il règne une certaine tolérance

à l‟égard des pratiques normalement prohibées.

Toute la journée, des hommes, via une petite allée derrière le souk, pénètrent et sortent de là

en claquettes avec une serviette autour de la taille. Ceci fait un drôle d‟effet, à comparer ces

silhouettes masculines dénudées avec celles des femmes, quasiment toutes voilées voire très

voilées à ne voir que leurs yeux. « Il y a eu quelque chose hier soir au café non ? » J‟ai

effectivement entendu quelques cris et coups, et deux jeunes les mains liées se faire embarquer

dans une camionnette. « Ouais… C‟est les soirs de match de foot ça ! il y a un peu d‟alcool.. et

de la drogue, mais rien de méchant ! Alors les flics viennent de temps en temps ; en fait ils

laissent faire. Là c‟est seulement histoire de rappeler que c‟est pas bien. »

A l‟opposé, les femmes semblent devoir avoir une « bonne raison » de sortir, délimitée dans

le temps. Elles marchent alors droit devant, directement pour se rendre au marché, acheter

telle chose dont elles ont précisément besoin, aller chez unetelle parce qu‟il s‟y passe tel

événement. Ou parfois, elles ne prennent pas la peine de sortir, elles demandent à un enfant,

un des leurs ou un du quartier, d‟aller faire la course pour elles. Car si on sort on va être vu.

Alors il faut se changer, se couvrir. Les femmes que j‟ai pu observer aiment rarement sortir

seules. J‟ai pu compris que c‟est un événement de sortir, c‟est l‟exception. Donc, si on sort on

en profite pour tout faire. De ce fait on voit des femmes dans les rues à des horaires

particuliers, en groupe, marcher droit. Peu de femmes l‟après-midi, quasiment aucune après

20 heures, ou peut-être entre copines ou à bicyclette rapidement, à longer les mûrs pour

rentrer. Je n‟ai vu aucune femme dans les rues passé minuit.

Le soir, pour les heures fraîches de repos, les hommes et les femmes qui sont dehors, se

rassemblent à des endroits différents. A Taroudannt sur la place Talmoklate, elles s‟assoient

en cercle autour des arbres, les pieds dans la terre, tandis que les hommes se posent sur les

plots disposés autour de la place ou aux terrasses des cafés, le long des axes de passage. Leur

disposition donne l‟impression que les hommes regardent tout ce qui passe et que les femmes

ne se regardent qu‟entre elles. Or ça n‟enlève pas le fait qu‟elles aussi, regardent tout. J‟ai

essayé de trouver une raison liée au confort, à ce qu‟elles se mettent les pieds dans la terre aux

pieds des arbres : est-ce pour avoir les pieds au frais ? Peut-être, mais de toute évidence, elles

sont surtout assises par terre, à un niveau inférieur de celui des hommes. Dans les foyers, je

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retrouve ceci plusieurs fois : la femme sur le tapis, l‟homme sur la banquette. Ainsi la

spatialisation de la hiérarchie entre les hommes et les femmes est horizontale et verticale.

De même, lors de la fête donnée pour la naissance de la Princesse Lalla Khadija, j‟observe

que les femmes sont d‟un côté de la place, de l‟autre côté de la rue par rapport à l‟esplanade,

quand les couples avec enfants sont sur le muret le long de celle-ci où se dérouleront les

festivités. Les hommes circulent ou sont aux cafés. Simo le faux guide de Taroudannt me dira

que la ville est réputée pour être conservatrice. Si l‟on peut prendre le port du voile comme

indicateur87

, les femmes sont toutes voilées, à quelques exceptions près. Certes, on rencontre

certaines jeunes femmes avec des voiles colorés assortis à leurs hauts qui dépassent de la

djellaba, le visage couvert de larges lunettes de soleil à la mode qui dénotent le passage vers

une autre relation à la tradition et à bien d‟autres choses88

. Mais ici en fin de journée, elles

sont peu nombreuses ainsi, à déambuler entre copines. Et si elles sont en jeans, autre élément

perçu comme référence à la modernité, c‟est sous la djellaba.

Ces observations me viennent surtout de mes journées à Taroudannt, couplées à celles, « de

l‟intérieur », lors de ma petite semaine à Tiznit, logée chez la sœur de Boubaker. Son mari est

décédé, elle vit depuis une année dans une maison nouvelle en bordure du centre ville, avec

ses trois filles et ses deux jeunes garçons. Boubaker m‟a dit être de passage chez elle, en

attendant de s‟installer dans un lieu à lui ; ce dont je doute. Il m‟apparaît plus plausible qu‟il

restera dans cette possibilité entre la maison de sa sœur et les appartements des copains,

jusqu‟à s‟engager avec une compagne. Là, les deux cadettes vont à l‟école et rentrent de suite,

suivant des horaires fixes ; la plus grande, Jamila, ne va plus à l‟école depuis le début de

l‟année. A 18 ans, elle ne souhaite pas poursuivre, mais rester à la maison avant de se marier.

Elle me dit que c‟est son choix. Boubaker me l‟a confirmé, ajoutant qu‟elle était pourtant

douée, mais j‟ai cru comprendre à ces mimiques que ce n‟est pas dans l‟esprit de la maison de

pousser les filles à étudier. En revanche, le plus grand frère, 21 ans, je l‟ai peu croisé,

seulement à deux ou trois repas, et de manière caricaturale, scotché au téléviseur devant un

87

Suivant Patrick Haenni qui, dans ses travaux sur l'émergence dans le monde dit arabe d'une religiosité

branchée, libérale et apolitique, définit la « réislamisation » comme le renforcement, dans les espaces publics

musulmans, des normes religieuses, à commencer par le port du voile. 88

Sans entrer dans le débat autour de la thèse qu‟expose Patrick Haenni dans son ouvrage, L’Islam de marché,

l’autre révolution conservatrice, nous nous contentons de renvoyer le lecteur à ses nombreuses descriptions

d‟arrangements entre tradition et modernité, qui, baignés dans une culture matérielle, s‟affichent concrètement

sur soi. Le voile qui se décline dans toutes les couleurs et sous toutes les formes, est peut-être l‟exemple le plus

visible et le plus frappant. L’Islam de marché, l’autre révolution conservatrice, Paris, Le Seuil, La République

des idées, 2005.

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match de foot ; avant de ressortir, même tard. Il est footballeur dans le club de foot de Tiznit,

il joue dans l‟équipe équivalente de la D2 en France. Et le jeune garçon a déjà des horaires

plus libres que les filles, je me suis aperçue qu‟il gambade et joue dehors avec des copains du

quartier.

Quant à la sœur de Boubaker, sa plus grande sœur, âgée de 50 ans environ, je l‟ai vu partir

pour des commissions, récupérer un petit neveu, ou prendre un thé avec une autre sœur ou des

amies chez unetelle. Le but de la sortie est toujours explicité, ce qui n‟est ni demandé ni fait

par les hommes. D‟ailleurs c‟est à s‟interroger s‟ils sauraient répondre autre chose que « je

sors », car le fait de sortir se dit par lui-même, il n‟a pas besoin d‟être justifié. En miroir on

remarque la même approche dans le discours des femmes : s‟il est demandé « où est untel ? »,

la réponse est « il est sorti », sans plus. Si cette réponse survient alors qu‟on s‟enquiert d‟une

femme, immédiatement suit « elle est où ? », ce que j‟ai remarqué ne pas être automatique

pour un homme. Avant les départs de la sœur de Boubaker, j‟assiste au petit rituel du voile

dont elle s‟enroule avec rapidité et élégance, et des quelques dirhams dissimulés dans un pli

de tissu coincé au niveau de la ceinture.

Le matin elle est à casser des amandes entre deux pierres avec une amie, dans un espace

couvert sur la terrasse de la maison encore en construction. Je les découvre là le deuxième

jour, alors que je monte nettoyer mon linge. Elles ont l‟air étonnées de me voir à cette tâche et

observe mes allers retours entre un seau, le robinet, et la corde à linge. Elles rigolent,

acquiescent visiblement ; ma manière de faire semble leur plaire. Surtout je pense, le fait que

je lave moi-même mon linge. Je me souviens de la femme de ménage chez Anouar à

Casablanca l‟été précédent, qui m‟avait retiré le linge des mains ! refusant que je m‟y attelle.

J‟avais tout de même continué de mon côté, malgré ses protestations, tant parce qu‟il n‟était

pas prévu qu‟elle s‟en acquitte que parce que je n‟étais pas très à l‟aise avec l‟idée qu‟elle

nettoie mes sous vêtements.

J‟avais demandé à Anouar le sens de son geste, « elle considère que ce n‟est pas une tâche

pour toi. » Sans en avoir le fin mot, de voir la sœur de Boubaker et son amie s‟amuser à me

contempler ainsi, j‟ai effectivement le sentiment qu‟elles sont surprises. Peut-être affleure une

petite dose de sororité, peut-être se font-elles des réflexions sur mon linge en lui-même, peut-

être n‟osent-elles pas me dire de ne pas utiliser trop d‟eau, ce à quoi je prête attention, et

d‟autres choses certainement.

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> La radicalisation de l’expérience de genre, sur fond d’évanouissement du sentiment de

son identité de genre

A Taliouine, mises à part les deux jeunes femmes de l‟ONG, habillées en occidentales, et la

fois où je vais au hammam, je ne vois presque pas de femmes. Comme décrit dans mon récit,

je constate qu‟ici elles passent par d‟autres chemins que ceux des hommes.

Le deuxième jour je pars travailler avec Selim au local de l‟ONG. A peine arrivés, il se rend

compte d‟un problème de clef pour la femme de ménage. Elle est là, à attendre sur le pas de la

porte. « Tiens Jo, tu vas aller avec elle à la maison et tu récupères la seconde clef dans la

chambre. » Formulé ainsi, cet ordre ne me plaît guère. Je ne suis pas son boy, et cette histoire

de clef je n‟y suis pour rien. Je finis par m‟en accommoder car j‟ai l‟idée d‟échanger avec elle.

Quelques signes de la tête, des sourires gênés, elle ne parle pas français. En revanche, elle me

fait passer par un autre chemin pour rejoindre la maison, elle quitte la route et nous passons

derrière les immeubles. J‟imagine d‟abord que c‟est pour couper. Puis nous croisons quelques

femmes, et même que des femmes. « Ca alors.. et c‟est vrai, à Taliouine je n‟ai quasiment pas

vu de femmes dans les rues ! » Je me fais d‟ailleurs la réflexion que depuis un mois, j‟ai peu

été en contact avec des femmes.

Par automatisme, je rentrerai au local par les rues. Aussi par crainte de ne pas savoir ce à quoi

ça correspond de passer par là, et si j‟ai le droit de le faire. Les jours suivants, depuis la

terrasse de l‟appartement, je remarquerai les allers venues des femmes derrière les rues, à

travers les terrains vagues. Elles transportent souvent de gros paquets enveloppés dans des

tissus, parfois sous le bras, la plupart du temps sur leur tête ; quelques fois elles guident un âne.

Courent également des enfants, qu‟animent les terrains de football de fortune.

Cette compréhension d‟une certaine dichotomie dans l‟espace public entre les espaces des

hommes auxquels les femmes se refusent socialement l‟accès, et ceux qu‟elles empruntent où

somme toute j‟ai vu peu d‟hommes, amène à décrire dans ces localités un « arrangement des

sexes » tel que défini par Erving Goffman89

, extrêmement « minimaliste ». J‟ignore si

d‟autres ont écrit sur ce point précis, j‟imagine que bien certainement. Si je peux apporter

quelques éléments pour me permettre d‟avancer dans mon propos, il me semble que l‟idée de

base du « contrat social de genre » qui, dans l‟espace-temps public étudié, règle entre hommes

et femmes les interactions et les agencements liés à la coprésence de figures sexualisées, est

que « l‟ensemble » doit être réduit au strict minimum. Dans l‟arrangement de type « ensemble

89

Erving GOFFMAN, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1977)

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et séparés » inscrit dans l‟espace-temps public, « l‟ensemble » serait alors accordé ou acquis

par défaut, lorsque le « séparé » n‟est de fait pas possible. De surcroît, il incombe aux femmes

de le mettre en oeuvre, à leur charge la responsabilité de ne pas croiser d‟homme, ne pas être

regardées, ni même vues.

J‟en retire deux observations : Avec un tel cloisonnement entre les genres, et une ségrégation

quasi permanente dans l‟espace public à l‟égard des femmes, toute occasion est bonne à saisir

par les hommes - et pour certaines à provoquer - pour trouver un moyen de se croiser, ou ne

serait-ce que d‟échanger ou encore plus simplement de dire deux mots à l‟autre sexe. Je ne

m‟étendrai pas sur le comportement des femmes car je les ai peu entendues, en revanche j‟ai

personnellement subi le comportement des hommes. Ils donnent l‟impression de faire feu de

tout bois. De leur point de vue, ne serait-ce que le fait que je circule dans leur espace est en

soi une occasion perçue comme telle de croiser une femme. Je mets bien évidemment de côté

ici, le fait que je sois occidentale.

Par ailleurs, cet arrangement, réduit à la ségrégation dans l‟espace public, est un élément pour

comprendre les manquements, du point de vue d‟une occidentale, à de ce que Goffman

appelle l‟« inattention civile ».

« La caractéristique habituelle de toute vie publique […] est que le penchant à exploiter la

vulnérabilité immédiate des autres est refoulé, si ce n‟est réprimé. […] Entre les personnes qui

sont étrangères les unes aux autres, cet arrangement est symbolisé par l‟inattention civile,

opération consistant à diriger le regard vers un autre pour lui signifier que l‟on n‟a pas

d‟intention mauvaise et qu‟on n‟en appréhende pas de sa part, puis de détourner le regard,

dans un mélange de confiance, de respect et d‟apparente indifférence. »90

Que ce soit par l‟absence de situation qui d‟ordinaire s‟y prête, ou par manque de pratique ou

de capacité à faire migrer cette pratique d‟autres situations dans d‟autres espaces où j‟imagine

qu‟il convient pour eux d‟adopter cette attitude d‟inattention civile, les hommes semblent être

dans l‟espace public, leur espace, sans aucune retenue. On peut le retrouver dans mon récit, je

ne cesse d‟être importunée par des hommes de tout âge, assis, marchant, tenant un enfant par

la main, dans les rues, cafés, restaurants.

90

L’Arrangement des sexes, op. cit., p. 108-109

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En face, faute de repères visibles, de distinctions apparentes entre espace pour homme et pour

femme, de codification autre que l‟inaccessibilité, ou par oubli ou par refus de ces normes, on

se retrouve, femme étrangère, à circuler comme des hommes dans l‟espace des hommes.

Observons l‟argument fonctionnaliste de Erving Goffman, quant à la production sociale du

genre par l‟environnement :

« J‟ai avancé que les comportements de genre (genderisms) ne sont pas produits sous l‟effet

d‟un environnement en lui-même insensible à leur manifestation, mais par un environnement,

en quelque sorte, conçu pour leur évocation. »91

Dans la société étudiée, la ségrégation est telle, que les distinctions entre espaces genrés pour

une séparation épisodique sont rarement concrètement inscrites dans un espace public

commun. Une femme étrangère se sent d‟autant plus départie de son identité de genre. Pour

reprendre un exemple qu‟analyse Goffman : pas de toilettes séparés pour les femmes dans les

cafés. L‟absence de dispositif « genré » ne permet effectivement pas de produire un

comportement de genre. Il ne nous aide pas non plus à sentir que l‟on est dans l‟espace des

hommes. L‟un n‟engage pas l‟autre « par défaut ». S‟il y a sentiment de genre, construit par

l‟environnement, il n‟y a pas sentiment de genre, construit par défaut de dispositif genré.

Goffman d‟ajouter à son propos, l‟analyse des interactions sociales. On approuve alors l‟idée

que l‟environnement conçu ou non pour l‟évocation des comportements de genre, ne suffit

pas à les produire.

« J‟ai suggéré que tout environnement matériel, toute pièce, tout lieu qui accueille des

réunions sociales fournissent nécessairement des éléments utilisables pour la manifestation du

genre et pour l‟affirmation de l‟identité de genre. Mais, bien entendu, les interactions sociales

qui se produisent en ces lieux peuvent être lues comme fournissant également ces matériaux.

[…] La gestion de la parole va d‟elle-même rendre disponible une foule d‟événements

utilisables en tant que signes. […] Un champ d‟interaction offre, dès lors, des ressources

expressives considérables. […] Là encore, ces scènes ne permettent pas tant l‟expression de

différences naturelles entre les sexes que la production même de cette différence. »92

Sur le terrain, se joue des positionnements genrés qui me font réagir : des ordres donnés, des

regards désapprobateurs, des comportements protecteurs et dominateurs. Et je ne cesse de

91

L’Arrangement des sexes, op. cit., p.99 92

L’Arrangement des sexes, op. cit., p.101-102

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m‟étonner et de m‟énerver au fur et à mesure, des remarques intempestives qui me

parviennent et des tentatives d‟entrées de contact. Comme suit, après un mois de terrain dans

le Sud du pays :

Avec Houssein : Je suis ainsi en train de me rassurer, « discrète » au fond de la terrasse, quand

je remarque deux types à une table au devant de la terrasse qui se retournent pour me regarder.

Dans ma barbe : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » L‟un affiche un sourire narquois, je tourne la

tête, il me parle de loin, je l‟ignore. Il se lève et s‟assoit à la table d‟à côté, me dit un mot, je

refuse l‟échange. Ca le fait rire… Je retrouve l‟éternel même scénario, ça me fatigue !

Avec Rachid : « Ca ne va pas Mademoiselle ? » Deux gars qui m‟accostent. « Ne manquait

plus que ça ! » « NON MERCI JE N’AI BESOIN DE RIEN. » Je poursuis pour moi-même

mais à voix haute, excédée : « C’est pas croyable ces pays où tout le monde veut soi-disant

tout le temps vous aider ! C’est pas possible d’être tranquille deux minutes oui ?! » Un accès

de colère que je laisse sortir enfin ici, certainement parce que je ne suis pas à Taliouine.

La production de genre, par la ségrégation, se révèle peu efficace pour une occidentale.

L‟absence de dispositif genré, comme peuvent être les nôtres en occident du fait d‟un

arrangement des sexes plus complexe dans un espace public commun, semble même affaiblir

le sentiment de sa propre identité de genre. En revanche, le fait d‟être un objet de convoitise

permanent, force le sentiment sexué et d‟être réduite à un statut sexuel stigmatisé, provoque à

la longue une lancinante violence symbolique.

> Le statut de femme raconté par les hommes : la violence des mots imposés à

l’expérience

A l‟écoute des témoignages, des anecdotes, des blagues, des histoires plus ou moins

réinventées, on est rapidement dans une compréhension des relations hommes / femmes sur le

modèle de la guerre des sexes.

Pour m‟expliquer les multiples tentatives de la part des hommes à mon égard, à toute heure

dans les rues - « pss pss ! », « humm, mignonne… », « tu viens chez moi ? » « t‟es libre ce

soir ? » « rendez-vous à 21 heures au même endroit » -, et un intérêt appuyé jusque dans mon

hôtel – le patron que je découvre me regarder dans les douches, le mot glissé sous ma porte

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pendant la nuit -, Simo me fournit des éléments concrets semblant faire partie du savoir

ordinaire masculin : « Ils se disent qu‟une femme seule a besoin d‟un homme, qu‟une femme

ne peut pas rester seule sans homme plus de 3 semaines. » D‟autres affirmations incongrues y

succèdent : « les hommes ont plus de désir que les femmes », quoiqu‟il en soit « on sait bien

que les femmes ont une vie sexuelle plus courte que les hommes, alors il faut les contenter

quand elles sont en âge de procréer », « ben oui, la vie sexuelle d‟une femme est terminée à

45 ans ! » Des développements emprunts de stigmatisation et de diabolisation - « les femmes

font de la magie, il faut s‟en méfier ! » -, dont l‟objectif est bien souvent de justifier les

pratiques des hommes, connues pour être jugées incorrectes par une occidentale, telle que

l‟infidélité, la polygamie, les tranches de vie de débauche avant d‟effectuer sa « Touba » ou

« renaissance purificatrice ».

Les femmes qui « ont le pouvoir à la maison » (ce qui est censé justifier que les hommes le

prennent ailleurs), doivent toutefois y être à la disposition de l‟homme. On pourrait

additionner les exemples, j‟en citerai un qui m‟a particulièrement frappée, raconté par Sofiane,

l‟ami de Boubaker : « Un jour, je devais avoir 10 ans, j‟ai demandé à ma mère pourquoi elle

dormait toujours avec qu‟une jambe enfilée dans le pyjama et l‟autre sortie du pyjama. Elle

m‟a répondu que c‟était pour que mon père puisse l‟approcher quand il voulait, et qu‟il ne la

réveille pas trop la nuit. »

Boubaker, quant à lui, m‟a assuré être certain que les étudiantes françaises, tout comme les

étudiantes marocaines, se prostituent. Je suis tombée des nues. Concernant les marocaines :

« mais il y a d‟autres moyens de se procurer de l‟argent, non ? » « elles n‟ont pas de quoi

payer leurs études ! » « et ok il n‟y a pas de sécurité sociale, de bourses d‟études.. mais je ne

sais pas, un petit boulot ? serveuse ? » « elles savent que si elles font serveuses, elles vont

devoir se faire passer dessus par le patron, alors elles préfèrent choisir leurs clients parmi les

étudiants, les profs, c‟est aussi un moyen de négocier autre chose, les cours, les notes.. et puis

l‟image sociale de la serveuse est dégradante. » « mais c‟est des étudiantes, elles sont censées

être instruites, attacher une certaine valeur à leur corps, ou… je ne comprends pas ?! » « tu

sais, j‟ai des amies qui sont militantes pour les Droits de l‟Homme au Maroc et qui se

prostituent pour payer leurs études, ce n‟est pas incompatible ! » « … »

« Et je suis sur que c‟est le cas en France aussi » « ah ça non, sûrement pas ! » « je suis certain

que si, tu n‟es pas au courant mais ça doit exister et c‟est même peut-être courant. » Je

soutiens que c‟est impossible en ces termes en occident, étant donnée me semble-t-il l‟histoire

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sociale d‟une libération sexuelle « ouverte » et non « cachée », des droits de l‟homme et du

féminisme qui bannissent la marchandisation des corps, d‟un autre rapport au corps et à

l‟argent… En face Boubaker reste sceptique, ce qui me semble d‟autant plus édifiant sur ce

qui, au Maroc, est de l‟ordre du possible. « Et tu sais, je peux même t‟assurer que si l‟Etat

marocain accordait des bourses d‟études, les étudiantes se prostitueraient quand même. Pour

avoir plus d‟argent. » « C‟est de la surenchère ?! »

A ce stade, j‟émets alors l‟hypothèse qu‟il se joue autre chose derrière cette question d‟argent

affichée. Un modèle de la guerre des sexes, de revanche sur le masculin, ou de révolte contre

des normes sociales trop astreignantes dans un environnement de plus en plus hédoniste.

Boubaker me confie effectivement que parmi les militantes pour les droits de l‟homme

souvent les jeunes femmes se sont faites violer. Aussi l‟hypothèse que, comme à travers toute

pratique interdite par la morale ou illicite, se prostituer peut être une manière d‟entrer en

modernité, de s‟individualiser, se subjectiver, s‟affirmer, de s‟autonomiser.

En même temps, en discutant plus longuement, ce qui pour nous en occident est labellisé

« prostitution » - coucher pour de l‟argent - peut aussi au Maroc être : coucher avec un

homme que l‟on a choisi, que l‟on apprécie, avec lequel il peut même y avoir du plaisir, voire

dont on tombera amoureuse. Ceci n‟est pas incompatible avec le fait que l‟homme donne ce

qui, dans ces cas-là, est considéré comme « un peu d‟argent de poche ». Cette monétarisation

de la relation sexuelle serait un dérivé du cadeautage dans le couple ? Ce sont en tout cas des

pratiques diverses aux motivations hétérogènes, qui peuvent être des manières de s‟arranger

avec les normes de la société, des tactiques pour dealer entre les envies et les possibilités

offertes par la société, et se donner les moyens de choisir non seulement ce qui est le moins

pire, par défaut, mais même ce qui convient le mieux.

Le surlendemain, je fais part de ces hypothèses à Madani lors d‟un échange via Internet93

. Il

réagit violemment et de manière catégorique : « Ouais c‟est des vraies putes ! il n‟y a plus de

valeur ! » Il n‟a manifestement pas compris mon analyse, il est dans la stigmatisation

classique. Quand il commence à tourner le sujet en dérision : « moi je cherche une femme qui

pourra m‟acheter un appart ! » Alors je le provoque : « mais si tu te présentes sans argent tu

ne trouveras jamais de femme, si ? » Sa voix change de couleur : « bah si… » Pour se rassurer,

il me raconte qu‟il a déjà été pendant deux ans avec une jeune femme bien plus riche que lui.

93

Episode retranscrit de retour à l‟hôtel. L‟échange est ici quasi intact.

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« Oui mais pour te marier ? » Il s‟en sort par une pirouette : « c‟est surtout que je serais

toujours regardé comme un minable par mon beau-père, et ça c‟est pas possible ! Non, il me

faut une fille qui ait la même situation que moi, et il faudra que ma femme participe sinon je

ne pourrai pas assumer tout seul. »

Certes, ce ne sont là que des mots et des idées à recontextualiser, qu‟il lance depuis Paris, à

une française qu‟il fréquente, ce qui biaise beaucoup l‟appréciation. Tout de même, au regard

d‟autres situations décrites par mes amis de Casablanca, on peut déceler dans les attentes de

Madani, un décalage notable avec les pratiques de couples au Maroc. Neuf années qu‟il vit en

France. Tandis qu‟au Maroc, on me dit que les femmes qui travaillent, gardent leur argent

pour elle sur un compte séparé, comme argent de poche, même si leur salaire est identique à

celui de leur mari. Les hommes, eux sont censés assumer pour toute la famille. Nouvelle

stigmatisation de la part de Madani, avant de finir par déclarer : « C‟est vrai qu‟en France

quand une femme t‟aime elle t‟aime vraiment, tu peux être sur que c‟est pas pour ton argent.

Alors qu‟au Maroc, elle partira toujours avec un gars plus beau ou plus riche que toi. »

Boubaker a interrogé sur un autre point les relations homme/femme au Maroc. D‟abord il m‟a

expliqué qu‟il est attendu de la part des femmes qu‟elles ne se laissent pas faire par les

hommes. Qu‟elles les fassent languir, patienter, sinon elles sont considérées comme des filles

faciles et ne sont pas respectées. Mais il me raconte que ça va jusque dans les rapports intimes.

Ainsi il est attendu que les femmes « résistent » aux avances des hommes94

. Ce qui engendre

que, même formulé clairement comme un refus, un refus n‟est que très rarement entendu

comme un refus. Mais d‟abord comme une « résistance » inscrite dans le jeu de la séduction,

ou plus largement dans des préoccupations sociales attentives à la réputation. Boubaker rejette

ce fonctionnement : « Ca biaise les relations amoureuses, on a du mal à entrer dans des

relations de confiance à cause de ça, on reste dans du superficiel. »

Ces révélations s‟ajoutent au « manège » observé des lycéennes à Taroudannt qui se font de

l‟argent de poche pour s‟acheter un sac ou une recharge de téléphone. Selim m‟apprend

ensuite qu‟au quartier de l‟Agdal à Rabat, le quartier riche de la capitale, de « nombreuses

femmes sont financées et entretenues par des gars riches du Golfe. » Il le dit sur le ton de la

colère, à l‟égard de cette concurrence jugée déloyale, qu‟il retourne rapidement contre ces

94

Est-il nécessaire de noter avec Erving Goggman que ce type de comportement nous renvoie au « fantasme du

violeur » dont « la fiction propose […] une condensation mythique en tant que telle, décrite par des mains

commençant par résister sans succès à un violeur et finissant par caresser un amant ; et il en résulte que quelques

violeurs cherchent, mais sans succès, à réaliser ce fantasme. » L’Arrangement des sexes, op. cit., p.91

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femmes qui acceptent des situations soi-disant « inacceptables » : la polygamie qui tout à

coup est saisie et rapatriée à la rescousse pour jeter l‟opprobre sur elles. Ou le fait de vivre en

partie seule sans homme à la maison ce qui, comme pour les femmes divorcées, est présenté

comme anormal, angoissant, autant que suscitant la convoitise.

L‟amour désintéressé semble avoir une place : à la télévision, dans les chansons, dans les

mythes et légendes. Plongé dans une réalité âpre et par moments indigeste, l‟Amour fait de

touchantes apparitions, dans une sphère fantasmée, médiatisée.

> Se rendre au hammam : la domination par les femmes jusque dans l’espace intime

Tiznit : Un matin, après trois jours sans m‟être lavée, je soulève l‟idée d‟aller au hammam.

Boubaker trouve intéressant que j‟y aille, il demande en berbère, et me répond que Jamila, la

fille aînée de sa sœur veut bien m‟y accompagner. Il y en a un à côté de la maison. Nous

préparons nos affaires, je lui demande ce que je dois prendre. Je suis entièrement novice,

n‟ayant jamais mis les pieds dans un hammam quel qu‟il soit. Serviette, shampooing.. de quoi

me laver. […]

Elle pousse une grande porte, nous sommes saisies par la buée. « Tu prends un seau où tu mets

tes affaires. » Il y a deux salles, peu de monde, une dizaine de femmes et quelques enfants.

Jamila va chercher de l‟eau au robinet dans un seau qu‟elle pousse une fois plein, elle nettoie

la place que l‟on choisit. On s‟assoit et nous nous lavons chacune de notre côté. Les autres

femmes se lavent aussi entre elles, j‟observe que des femmes manifestement inconnues se

proposent et se lavent les unes les autres, Jamila me le confirme. Je suis observée mais sans

plus. Moi, je ne suis pas à l‟aise, mais feins de l‟être.

Jamila me propose de me frotter le dos, après quelques instants, je me détends enfin. Je la

masse à mon tour, quoiqu‟il en soit pas à l‟aise avec cette promiscuité entre femmes et cet

espace que je comprends comme un espace de détente et de plaisir entre femmes. J‟essaie de

faire abstraction. Nous passons dans la seconde pièce, plus chaude. Nous sommes moins

nombreuses. Jamila se lave la tête encore une fois, je la regarde discrètement se coiffer, je vois

qu‟elle se soigne et que c‟est un vrai moment de bien-être, de relâchement et de prise de

conscience d‟elle-même. Je regarde une maman qui est là avec son fils, elle déambule

pleinement dans son corps, superbe ; une femme grande, aux formes harmonieuses, très

dessinées et généreuses sans qu‟elle ne soit déformée.

Dans ce hammam, c‟est la première fois que j‟ai le sentiment que Jamila « est ». C‟est une

« fille de la maison », future épouse, encore enfant dans son corps. Je m‟étonne que la culture

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fasse que les femmes se montrent publiquement entre elles, dans un espace de bien-être et de

plaisir, d‟attention pour elles-mêmes, où elles se soignent, alors que par exemple Jamila n‟a

jamais dû être vue par un homme. Et il me semble curieux qu‟avant son mari elle ne sera ainsi

jamais vue, puis qu‟il n‟y aura que lui. Je suis frappée par ce paradoxe entre cette liberté, cette

absence de pudeur entre femmes et l‟absence de liberté de choix par rapport à leur corps.

A la maison, elle remonte dans sa chambre, elle a le teint rose. J‟ai le sentiment que pour elle,

le hammam est un moment rare de plaisir. Cependant, Boubaker me fera relativiser, à me

raconter qu‟au hammam les femmes se regardent entre elles, les mères choisissent les futures

femmes de leur fils, ou s‟en servent d‟argument pour convaincre leur fils d‟épouser telle fille

« si si, je l‟ai vue au hammam, elle est belle ! » Ou au contraire comme argument de

dissuasion « non non, je l‟ai vue au hammam, il ne faut pas que tu l‟épouses. » Les fils

demandent également à leur sœur de regarder celle qui leur plaît. Bref, c‟est loin d‟être un

moment pour soi, intime, bien que public. « Détrompe-toi, quand elles vont là-bas, les filles

savent que c‟est un lieu où elles peuvent être repérées pour leur futur mari ».

Ainsi d‟un espace où j‟imaginais que les femmes avaient inventé une manière publique de

respecter l‟intimité de chacune et de vivre publiquement sa propre intimité, j‟apprends qu‟il

reste un lieu d‟exposition. Le fait qu‟elles se lavent en public n‟est pas sans enjeu, elles savent

qu‟elles seront vues et sont amenées à s‟y montrer : leur corps, leur attitude, leur

comportement. L‟intimité de ces femmes me semble réduite à peau de chagrin. Entre femmes,

elles produisent et perpétuent la domination masculine jusque dans l‟espace intime.

« Et quels sont vos critères de beauté ? » « La femme berbère doit être : en bonne santé, avec

des hanches larges, bien charpentée, dotée d‟une belle peau (couleur et texture), des formes

généreuses qui pourront accueillir et porter un enfant. » A première vue, la femme est réduite

à son rôle de mère, à sa fonction de reproduction. J‟entendrai par la suite les commentaires et

les blagues désobligeantes des hommes sur les femmes qui ne se sont pas lavées depuis des

mois et qui sentent fort. Cet épisode avait été un moment de détente qui m‟avait fait du bien ;

ainsi commenté, il devient un nouvel épisode agressif à l‟encontre des femmes.

> La position paradoxale de la chercheuse occidentale sur le terrain : le statut

d’étrangère

De nombreux travaux ont déjà montré que le genre structure l‟accès au terrain, et que le statut

de la chercheuse est variable.

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« [N‟est néanmoins pas induit] la fixité du statut de la chercheuse. Au contraire, sa place et son

rôle sur le terrain sont justement voués à évoluer et à être considérés en contexte. Mobilité qui

nous enseigne ainsi la variabilité des rapports de genre, mais aussi et surtout la prédominance

parfois de critères sociaux autres que genrés. »95

Identités d‟invitée, d‟européenne, de femme, la chercheuse se retrouve ainsi assignée à

différentes identités, à différents statuts. De même que lorsque « l‟assignation du genre, c‟est

une spatialisation sociale […], c‟est une division du travail », sont attribués à ces divers

statuts, des manières différentes d‟occuper l‟espace-temps social, qui font écho à des positions

sociales distinctes. Il n‟empêche que les chercheuses de cet article s‟accordent à écrire que :

« Si [la chercheuse] n‟est pas nécessairement obsédée par son propre sexe, la question du

genre domine tout entretien du point de vue de la personne interrogée, homme ou femme. »96

Ainsi une déconnection entre statut de femme et position sociale assignée aux femmes est

possible. Mon terrain semble effectivement en donner une illustration. A l‟analyse, on retire

que la position de l‟observatrice femme occidentale est très paradoxale dès lors que d‟un côté

elle marque un affranchissement du statut de femme dans la société, au sens où elle circule

dans les espaces-temps des hommes, elle a le droit de faire ce que ferait normalement un

homme et non une femme, elle bénéficie d‟un statut « masculinisé », tandis que d‟un autre

côté elle reste dans cette société un objet de convoitise, sexuel et symbolique. On est alors

dans une situation bancale, en apesanteur entre les deux cadres de perception. Le statut

d‟étrangère, nous place entre un statut d‟étranger et un statut de femme, ce qui nous inscrit

dans deux types de relations, largement contradictoires dans cette société et dont le résultat est

d‟autant plus surprenant.

Etrangère et / ou invitée, l‟observatrice occidentale est traitée de notre point de vue comme un

homme, en terme de préséance, de partage des repas, des lieux de repos, de sujet de

discussion et donc d‟idée des compétences et de possible intervention ou implication. En

terme de position sociale on n‟est plus une femme, on nous accorde une place qui alimente le

fait qu‟on oublie notre statut de femme, et celui des femmes locales qui sont majoritairement

hors de notre vue et de notre espace. On oublie donc que l‟on peut être objet de convoitise.

95

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses… », art. cit., p.180. 96

« Quelques réflexions sur le rapport de jeunes chercheuses… », art. cit., p. 184.

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Avec nos interlocuteurs, après des premières tentatives de séduction, avec cette prise en

considération de notre sexe et donc une assignation à notre statut de femme, on peut penser

que quelque chose est acquis. A force de travail de focalisation sur autre chose ou de refus

réitérés d‟entrer dans ce type d‟échange, on peut penser que l‟on a dépassé cette situation

mouvante où le statut de femme, sexualisée, peut réapparaître dans le regard de l‟interlocuteur.

Et on s‟attend à ce que la question ne se soit plus abordée. Or on se rend compte que l‟on

reste toujours, quoiqu‟il se dise ou se fasse, objet de convoitise. Effectivement du point de

vue masculin en face, du fait des inégalités entre les genres, et en amont, des paramètres de

compréhension qui fondent cette distinction, et de la force de la construction de cette

hiérarchisation, « parce qu‟on est une femme », parce qu‟on a de fait un statut de femme, on

est objet de convoitise.

Sur le terrain, on croit possibles et manifestes des espaces-temps où l‟on n‟est plus assigné à

ce statut avec ce qu‟il charrie derrière lui. Il me semble que c‟est faire l‟erreur de comprendre

le statut de femme là-bas comme il s‟exprime et peut s‟exprimer en occident, c‟est-à-dire

égalitaire dans la volonté et au moins partiellement égalitaire en pratique. Une acception du

statut de femme difficilement transposable telle quelle dans d‟autres sociétés qui n‟entendent

pas l‟égalité des statuts. Ainsi, le statut d‟étranger, d‟un côté suspend le statut de femme, en

revanche il ne suspend pas du tout le statut sexuel accolé au statut de femme dans ces sociétés.

Surtout lorsqu‟on est avec des hommes jeunes, avec lesquels on est en train d‟élaborer une

relation pour notre recherche, on n‟est plus une femme en terme de position dans la société.

Dans mon récit on voit que Simo, Boubaker, Selim, Souleiman, se positionnent d‟une manière

ou d‟une autre comme des alliés au moins à un moment donné, pour m‟aider dans mon travail.

Ils ont cette attitude à mon égard : on me traite comme un homme, j‟ai la liberté apparente de

circuler avec eux, je mange et dort avec eux, sors le soir, me ballade, discute, fume et bois

avec eux. Je suis une étrangère pour eux avec laquelle il fonctionne comme avec un homme.

Ils s‟étonnent lorsque des critères associés à une femme, réapparaissent : Selim, un jour alors

que j‟ai « encore » besoin d‟aller aux toilettes : « Mais tu viens d‟y aller tout à l‟heure ?! C‟est

vrai que tu es une femme. Bon ok je t‟attends. » Ou, entre autres exemples, Boubaker, à qui je

rappelle que je veux aller au hammam pas seulement pour observer le lieu comme objet

d‟étude mais de manière plus basique pour me laver les cheveux : « ah oui c‟est vrai tu as les

cheveux longs ».

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Par contre, à d‟autres moments je suis réassignée à mon statut de femme, sexuellement d‟une

part, mais pas seulement, pleinement alors, en tant que femme dans l‟acception socialement

définie, du statut que cela sous-entend.

Les hommes jeunes parmi mes contacts me réassignent à mon statut de femme, aux moments

où peut se déployer la convoitise sexuelle loin des regards. Simo qui me fait une déclaration

discrètement chez lui. Boubaker sur le balcon de son ami à Aït Melloul ; nous ne sommes

même plus à Tiznit, immédiatement il semble que ce changement de lieu joue pour lui sur

l‟ouverture des possibles, ce qu‟il peut prendre en considération et ce qu‟il peut espérer me

concernant. Selim, à Agadir, même schéma, nous sommes loin des regards, « cachés » chez

son cousin ; je vois qu‟il a l‟intention de me faire boire et m‟emmener loin, « jusqu‟aux

travaux pratiques », dans une conversation sur la liberté des mœurs sexuels entre les hommes

et les femmes. Souleiman, lui, ne tente rien de sexué explicitement ; mais lorsqu‟il me croise

avec Bashir le prof, il adopte « la position du grand frère », protectrice et paternaliste. Ce

regard infantilisant que j‟ai du mal à décoder et à accepter comme tel, et ses développements

lorsqu‟il « me prend sous son aile », me réassigne à mon statut de femme dans sa pleine

dimension d‟être vulnérable97

.

Avec les Présidents de Commune, la lecture est claire : ils se comportent et s‟adressent à moi

uniquement comme à une femme, mon statut de femme est tant sexuel que social et

symbolique. Mes tentatives pour focaliser l‟attention sur mon travail, pour m‟assurer leur

crédit, pour me départir de leur prise en pitié, de leur regard, gestes et discours infantilisant,

aux accents paternalistes dominateurs, restent sans suite. Ils jouent avec moi sur le registre

sexuel. Ils se pensent et se montrent comme ayant le pouvoir, pas seulement de m‟accorder

leur attention quant à mon travail, ou l‟accès à leur commune, ou de négocier une contre

partie ; le PC1 fait même fi d‟être plus âgé et n‟a que faire de mes connaissances que je mets

pourtant en avant et sur lesquelles j‟essaie de m‟appuyer pour répondre à ses provocations et

recadrer la conversation, il reste dans une interaction où je suis d‟abord une femme avec un

statut de femme.

Ainsi la relative apesanteur en terme de pouvoir par rapport au fait d‟être une femme car

étrangère dans la société, s‟évanouit et reste sans prise, dans les interactions face à des

hommes plus âgés qui ont le pouvoir, ou face à des hommes jeunes quand peut se déployer

discrètement la convoitise sexuelle. Différemment : lorsque je ne suis pas pensée comme

97

Sur le comportement de genre attendu de la femme perçue comme vulnérable, cf. entre autres Pierre

BOURDIEU, La Domination masculine, Paris, Seuil, 2002 (1998).

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accessible sexuellement, que ce soit plus ou moins intériorisé du fait de la différence d‟âge

(de la part des PC), ou que ce soit un positionnement choisi (Ashraf et Souleiman qui sont

mariés et choisissent de s‟y tenir), je reste et suis assignée à un statut de femme. L‟absence de

débouchée par rapport à mon statut sexuel ne suspend pas mon assignation à un statut de

femme lorsque la situation est jugée s‟y prêter. Quand il s‟agit de se positionner, de définir sa

place par rapport à moi, un homme se définit par rapport à mon statut de femme, en m‟y

réassignant par regard infantilisant.

Avec l‟ensemble de la société, hommes et femmes, dans toute autre situation à l‟extérieur où

l‟on est inconnue, on est assigné à notre statut de femme. Sa mise en suspend grâce au statut

d‟étranger est sporadique et fragile. Elle n‟est perceptible que quand, par exemple, on accepte

de nous servir dans les restaurants et cafés où il n‟y a que des hommes. Sinon de manière

visible et même agressive, par tous et sans retenue, on est perçu comme une femme avec son

statut sexuel ; et même, dans ces circonstances, avec une surenchère du fait d‟être étrangère et

occidentale. L‟observatrice occidentale est une femme et une occidentale, elle est triple objet

de convoitise : sexuel, matériel et symbolique. Elle représente un pont avec l‟étranger, avec

l‟occident, un faire valoir social, paramètre supplémentaire qui attise le désir et pousse à oser

l‟aborder, à libérer des freins intériorisés dans la société.

Il me semble important de souligner ici que bien d‟autres intentions, intérêts, idées,

automatismes, se cachent derrière ce qui est présenté et ce qui prend forme en terme de

convoitise sexuelle. La plupart de ces hommes qui interpellent les femmes occidentales dans

la rue, ont bien conscience qu‟il est peu probable que découle d‟une telle approche une

relation sexuelle quelle qu‟elle soit. Il n‟empêche que précisément l‟ensemble de ces

convoitises est formulé dans les approches et les remarques, sur la base du statut de femme et

donc en terme de convoitise sexuelle. Ceci met en tension la chercheuse sur son terrain entre

le fait, surtout avec ses interlocuteurs pour sa recherche, de ne plus être une femme en terme

de position sociale, et le fait d‟être l‟objet de nombreuses convoitises qu‟elle passe son temps

à devoir gérer. Tous les hommes qui m‟abordent et avec lesquels j‟échange un peu me

propose d‟une manière ou d‟une autre une relation privée plus intime : Bashir, Houssein,

Kader, Wassim, même le Caïd. Sans en comprendre toutes les dimensions et toute la

profondeur, on s‟efforce alors de mettre les remarques à distance.

Cependant, au-delà du fait qu‟au fur et à mesure ces intrusions continuelles fatiguent, ceci

peut est vécu de manière plus ou moins violente, car me semble-t-il, les ressentis des deux

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pôles « assignée » ou « non assignée » au statut de femme, sont ici, insidieusement, exacerbés.

Personnellement, du fait d‟apparemment ne pas être assignée au statut de femme, je me

sentais davantage respectée en tant que personne, et donc par conséquent, bien qu‟à tort,

davantage respectée en tant que femme en comparaison aux femmes indigènes. A l‟opposé,

pour toute tentative d‟entrée en contact avec moi, le regard et les mots étaient empruntés au

registre sexuel, entendu comme réducteur (considérée comme « un morceau de viande »). La

différence entre ces deux pôles, la différence de perception entre ces deux manières de me

considérer, s‟avérait d‟autant plus choquante et nerveusement éprouvante. Comme si les deux

pôles de traitement de leur part et donc de perception de ma part, étaient poussés à l‟extrême.

Quoiqu‟il en soit, sur un terrain de recherche, il me semble que les assignations à un statut de

femme peuvent difficilement être entendues dans leur pleine dimension. Et l‟on se perd ainsi à

jongler entre différentes façades qui se révèlent en constant décalage avec les représentations

que l‟on nous colle et tout ce qu‟elles disent et charrient avec elles.

Un point qui me permet de revenir sur une discussion que nous avons eu avec Amina, au sujet

de la perception de chacune de son propre statut de femme. Au détour d‟une conversation,

l‟été 2006, j‟ai avancé l‟idée, sans jugement de valeur, que je me sentais plus femme au

Maroc qu‟en France, dès lors que mon sentiment en France était d‟être la plupart du temps

dans des relations asexuées, tandis qu‟au Maroc les relations avec les hommes étaient

d‟emblée sexuées. Amina s‟en était étonnée, et avait répondu qu‟au contraire elle se sentait

plus femme en France ou au Canada qu‟au Maroc, dès lors qu‟elle s‟y sentait davantage

respectée et libre, quand au Maroc elle était tout le temps ennuyée et obligée de se soumettre

aux « exigences de la tradition ».

Il me semble qu‟on peut lire ici qu‟Amina et moi, la marocaine et l‟occidentale, ne perçoivent

pas de la même manière leur statut de femme, car il ne renvoie pas à la même chose. Pour la

marocaine, ne plus être assignée au statut de femme - qu‟elle prend alors conscience de subir

au Maroc-, est une libération en terme de droits. Elle se sent exemptée des contraintes

indigènes assignées aux femmes. Et le fait d‟être moins manifestement objet de convoitise, est

perçu comme une marque de respect d‟emblée pensée et reliée au fait d‟être une femme.

L‟occidentale n‟a, elle, pas conscience ni de ce que représente le statut de femme au Maroc, ni

du poids qu‟il est infligé à la marocaine (« les exigences de la tradition ») car elle y est

rarement assignée. Elle peut aller jusqu‟à se sentir exemptée de son statut de genre, même par

rapport à sa propre société, dès lors qu‟elle n‟est plus une femme en terme de position sociale,

et qu‟elle n‟en fait l‟expérience presque uniquement qu‟en terme de convoitise sexuelle. Ce

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qu‟a minima elle prend comme un jeu (dans lequel elle entre forcément différemment d‟une

marocaine) et dont elle peut ne retirer qu‟un « simple » sentiment d‟être plus explicitement

une femme sans autre conséquence profonde, sa liberté étant pour elle en pri²ncipe acquise et

intégrée à son statut de femme.

> Se faire violer : l’expérience d’un acte ayant pleinement sa place dans le spectre des

possibles

L‟agression que j‟ai subie, et à sa suite, les réactions de colère et culpabilisantes que j‟ai

entendues, se comprennent dès lors comme l‟illustration et la confirmation de toute cette

partie sur le statut de la femme dans la société étudiée. La hiérarchie entre les genres avec le

statut d‟homme hégémonique sur le statut de femme qui s‟inscrit dans l‟espace-temps, ouvre

une fenêtre des possibles quant à la gestion d‟une femme par la force. Enfermée dans une

dichotomie manichéenne entre la « femme de la maison » et la « pute », la femme est

quoiqu‟il en soit stigmatisée, réduite à un statut de soumission, issu et comprenant de fait un

regard sexualisé qui la perçoit comme objet de convoitise. Le glissement jusqu‟à l‟objet de

« tentation démoniaque » jette sur les femmes la responsabilité des actes de persécution et de

violence qu‟elles peuvent être amenées à susciter, et la responsabilité d‟intérioriser les

manières d‟être pour ne pas les provoquer. La construction d‟une représentation de la femme

comme vulnérable dont on peut profiter en lui imposant sa volonté, a son pendant lisible dans

les expressions de l‟intériorisation du statut de dominée chez les femmes.

« Pourquoi tu t‟es mise dans une situation pareille ? Pourquoi tu es sortie tard le soir avec

deux hommes ? Pourquoi tu es sortie seule avec deux hommes ? » « Une femme ne sort pas

seule la nuit comme ça ! » « Une femme ne se ballade pas seule avec un homme ! » Ce type

de questions reproches donne à voir le savoir ordinaire quant au comportement de genre

attendu par une société. De mon côté, le fait même que je sois partie ainsi boire un verre ce

soir-là, montre la différence d‟intériorisation du danger, de l‟inégalité des genres, et des

normes à respecter par une femme. Aussi, j‟ai alors davantage craint la situation, que mes

deux nouvelles rencontres. Ne me semblait pas opportun le fait de sortir ce soir-là alors que

l‟on était manifestement repérés comme indésirables par les autorités locales ; l‟horaire tardif

également, propice à de mauvaises rencontres. Je n‟ai d‟ailleurs qu‟envisagé les risques

matériels, que j‟ai voulu prévenir en ôtant mes bijoux avant de sortir.

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« Si tu sors comme ça, seule et tard avec un mec, le mec c‟est sûr ! il pense que tu attends

quelque chose ! » Ne pas suivre la norme de la bonne « fille de la maison », incite à t‟inscrire,

voire t‟inscrit d‟emblée dans le groupe des « putes », non en référence à la fonction de se

prostituer, mais entendre celles qui couchent, qui aiment ça, et qui attendent ça. Des tournures

qui justifient l‟acte et vont même jusqu‟à le légitimer : « c‟est normal, je le comprends le mec,

il a pensé que tu voulais quelque chose, il a essayé et il s‟est énervé que tu l‟aies mené en

bateau, qu‟est-ce qui t‟as pris à faire ta maligne comme ça ? » Un discours inaudible,

tellement il était loin de moi, de ma perception des relations hommes femmes, de leurs

principes de bases et de leurs normes de fonctionnement.

Pour finir, observons la réaction du frère de Simo le faux guide :

Il m‟emmène alors chez son grand frère de 45 ans qui travaille dans l‟administration et habite

la ville nouvelle. Simo me présente et expose ma situation. Son frère pose une première

question. « Tu ne sais pas quoi ?! Il me demande si ce n‟est pas moi qui t‟aie agressée ! » Il

rigole ; j‟hallucine. Certes, ça ne m‟étonne pas que son grand frère puisse douter de lui étant

donné leur différence manifeste de statut social. Néanmoins, je n‟en reviens pas que ce soit

envisageable que la personne qui m‟a agressée, puisse après coup vouloir m‟aider, surtout

s‟afficher socialement comme violeur, sans que ça ne pose de problème, et qu‟en face je sois

susceptible de l‟accepter ?!

Une réaction rendue possible qui me renvoie au comportement de Wassim juste après

l‟agression. Bien que moins lisible car nombre d‟autres paramètres entrent alors en compte, il

est tout de même à se plaindre pendant une heure sur le chemin du retour vers l‟hôtel, puis le

lendemain à revenir me proposer d‟aller trouver les autorités. A imaginer une possible

indulgence de la part de la femme violée. Pas de honte envers elle mais de nouveau un

schéma où c‟est à elle de prendre la responsabilité de ce qu‟il s‟est passé, de prendre sur elle.

Et surtout, à considérer la situation entre Simo et son frère, plus claire à appréhender puisque

fictive, son frère dit ici que Simo s‟il m‟avait agressée n‟aurait pas de honte à se présenter à

lui. A s‟afficher socialement, et même devant la famille, il n‟y aurait pas de crainte de

déshonneur ou d‟un autre coup porté du fait d‟une telle situation. Certes c‟est une discussion

entre frères, entre hommes, un paramètre à apparemment prendre en considération. Alors,

dans un tel moment, les hommes seraient donc solidaires entre eux.

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CONCLUSION

« Toi tu dégages ! » illustre une situation d‟enquête devenue conflictuelle, et que je me suis

retrouvée face à un terrain qui résiste. Son étude nous a permis de comprendre sa dynamique

en entonnoir, avec une série de mises en vulnérabilité de la part de l‟ONG, des autorités et de

la population locale. Les spirales de l‟isolement, de la paranoïa et du jeu des façades, se sont

enracinées d‟autant plus facilement sur un terreau propice. Etrangère, femme, occidentale,

autant d‟étiquetages vulnérabilisant vers lesquels j‟ai été réassignée, et d‟où a pu jaillir des

sentiments d‟oppression voire de persécution.

Ainsi, à ne pas prendre la place du chercheur, à déroger aux normes sociales et aux règles

pragmatiques, j‟ai été renvoyée à mes caractéristiques objectives telles que perçues et dès lors

aux places qu‟il convenait que j‟occupe, que ce soit hors ou dans le milieu social observé.

Avec pour résultat, une ouverture des possibles dans cet univers. Entre temps, d‟autres choses

jouent également qui relèvent de la dynamique de l‟enquête, la confiance accordée de part et

d‟autre et surtout intervient la chance ou non de se retrouver au « bon » ou au « mauvais »

endroit, et de tomber sur la « bonne » ou la « mauvaise » personne.

Mes interlocuteurs : majoritairement des cadets sociaux. Nous avons étayé ce que peut

représenter une occidentale, la palette de convoitises qu‟elle peut attiser et dont elle peut

devenir objet de cristallisation. Du faire valoir social avec lequel on se balade en ville, au rêve

de partir ; tant de manières de s‟approprier à travers elle, quelque chose de l‟Occident. En

parallèle, les colères et les frustrations se disent et peuvent aussi trouver là une manière de

s‟exprimer, transformant l‟occidentale en complet objet d’extraversion comme lors d‟une

agression sexuelle. Ainsi, le viol devient un fait social total, et de façon inattendue de prime

abord, un mode de subjectivation.

De surcroît l‟idée d‟un savoir gratuit est bien souvent perçu comme incongrue. Nos

interlocuteurs saisissent mal l‟objet du travail d‟un chercheur. Ils ont notamment besoin de

nous répertorier, souvent ils nous assimilent à notre objet de recherche. De manière générale,

on constate la monétarisation des relations, avec autant de tactiques pour choisir la relation

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qui convient le mieux ; tactiques que les groupes sociaux subordonnés négocient avec les

normes, discrètement.

Au registre de la morale, dans la catégorie des arrangements moraux personnalisés, la

« Touba » islamique se trouve être un outil prisé de l‟individuation masculine. A côté, les

reconversions réussies de militants politiques annoncent de nouveaux parcours

d‟accumulation, et la possibilité de faire entrer de nouveaux critères de valorisation et de

subjectivation. Là, le responsable d‟ONG, est une possible nouvelle figure de la moralité.

Enfin, nous nous sommes intéressés au statut de l‟étrangère, double (étranger + femme) et

vulnérabilisant. Dans les espaces publics du Sud Maroc, « l‟arrangement des sexes » est

« minimaliste », tant leur occupation par les hommes et les femmes est différenciée et

hiérarchisée. Hommes et femmes y circulent séparément et de manières distinctes, la

spatialisation de la hiérarchie entre les genres est horizontale et verticale.

Une observatrice étrangère fait l‟expérience de la radicalisation de l‟expérience de genre, sur

fond d‟évanouissement du sentiment de sa propre identité de genre. Les hommes donnent

l‟impression de faire feu de tout bois, et du point de vue d‟une occidentale, elle subit autant de

manquements à l‟« inattention civile ». Alors qu‟elle se retrouve à circuler comme des

hommes dans l‟espace des hommes.

Le vocabulaire masculin est violent, et les femmes participent à la reproduction de la

hiérarchie jusque dans l‟intimité (expérience du hammam). Sur le modèle de la guerre des

sexes, on comprend que se prostituer (coucher pour de l‟argent) peut être en outre une

manière d‟entrer en modernité, de s‟affirmer, s‟individualiser et se subjectiver.

Alors, la position de la chercheuse occidentale sur le terrain est paradoxale. Elle n‟est plus une

femme en terme de position dans la société, surtout avec des hommes jeunes, mais elle reste

toujours, quoiqu‟il se dise ou se fasse, objet de convoitise, c‟est-à-dire assignée à la part

sexualisée de son statut de femme. A d‟autres moments, elle est réassignée pleinement à son

statut de femme, tant sexuel, que social et symbolique. Les ressentis entre les deux pôles

« assignée » ou « non assignée » au statut de femme, sont, insidieusement, exacerbés.

Pour finir, l‟expérience du viol prend sa place dans le spectre des possibles. Suite à

l‟agression que j‟ai subie, les réactions de colère et culpabilisantes que j‟ai entendues, le

prouvent. Acteurs agissants, hommes et femmes reproduisent ici une économie morale qui, au

besoin et à l‟envie, s‟arrange facilement de la gestion d‟une femme par la force.

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LISTE DES ANNEXES

> Cartes : Cartes administrative et du relief du Maroc p.112

Cartes des infrastructures et routière de la Région Souss-Massa-Draa p.114

« Cartes des tribus » du Cercle de Taliouine p.116

Sources : Paul PASCON, Le Haouz de Marrakech, Rabat, 1977, p.90

> Fiche interlocuteurs p.118

> Liste détaillée de mes interlocuteurs p.119

> Schéma des pouvoirs publics marocains p.123

> Récit de terrain, Août 2009 p.125

> Configuration Spatiale et Humaine de l‟ONG, au Printemps 2007 p.195

> Ressources humaines principales de l‟ONG, l‟été 2006 p.196

> Mes Relations avec l‟ONG p.198

> Echanges de Mails avec l‟ONG p.203

> Quelques éléments du savoir ordinaire sur le rapport « des gens » de la région de Taliouine

au politique p.209

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FICHE INTERLOCUTEURS

Connaissances personnelles et rencontres connexes, citées dans le présent travail

Madani : 30 ans, bac+5, ingénieur télécom à Paris, de Rabat. Mon petit ami lors du terrain.

Boubaker : 35 ans, bac+8 docteur de Litt. Arabe et Art Théâtral à Agadir, salarié cadre à la Maison de

la Culture de Tiznit, berbère de la région de Tiznit, rencontré l‟été 2006. « Camarade » d‟Ashraf.

Marwane : 35 ans, bac+5, dir. d‟une association culturelle à Tiznit, de Tiznit. Ami de Boubaker.

Sofiane : 35 ans, bac+8, Professeur de Littérature Arabe à Aït Melloul, d‟Agadir. Ami de Boubaker.

Malik : 30 ans, bac+8 docteur en Philosophie Politique Rabat/Lecce, salarié d‟une ONG à Oujda,

berbère du Moyen Atlas, militant d‟extrême gauche rencontré à Paris en 2004.

Amin : 30 ans, bac+5 école de commerce, dir. d‟une filiale familiale à Casa, de Fès. Marié à Amina.

Amina : 28 ans, bac+5 école de commerce, travaille au Canada, de passage au Maroc.

Anouar : 33 ans, bac+5 école de commerce, directeur marketing à Casa, de Casablanca.

Ilian : 27 ans, bac+5 école de commerce, dir. d‟une filiale familiale à Fès, de Fès. Cousin de Amin.

L’ONG, siège à Marseille, bureau Maroc à Taroudant, Maison du Développement à Taliouine

Ashraf : 35 ans, bac+5 de Philosophie, responsable à Taroudannt du pôle coordination et formation,

berbère d‟Aït Melloul, ancien militant à l‟UNEM d‟Agadir.

Selim : 40 ans, équivalent Bac+2 formation diplômante à Rabat, animateur à Taliouine en charge du

projet tourisme rural, berbère du Moyen Atlas.

Kader : 27 ans, bac+2 formation en gestion, animateur à Taliouine, berbère d‟Errachidia.

Moussa : 55 ans, ouvrier et syndicaliste à Grenoble, puis diplômé à Paris, fondateur et directeur de la

stratégie et du développement, berbère « Iskoutan » de Imgoun (douar du Cercle de Taliouine).

Jalil : 60 ans, économiste au Ministère à Bercy, Président du CA depuis 2003, d‟origine algérienne.

Henri : env. 60 ans, ingénieur EDF à la retraite, ancien responsable de l‟ONG, de Lyon.

Mohamed : env. 60 ans, responsable logistique, de Imgoun. De la famille de Moussa.

Fatiha : env. 30 ans, animatrice et secrétaire, de Taliouine.

Rani : env. 30 ans, animateur, de Imgoun.

Hicham : env. 40 ans, ancien responsable du pôle animation à Taliouine, berbère de Tata.

Interlocuteurs parmi la population locale, rencontrés lors de mon terrain (Sujets 2 et 3)

Simo : 28 ans, faux guide à Taroudannt, vit avec sa famille, père médecin décédé, d‟Essaouira.

Souleiman : 33 ans, instituteur à Taliouine et membre de l‟association Timania, berbère « noir » de

Tagergouste (douar « in town »), marié, sa femme et ses deux fils vivent à Agadir.

Dinh : 30 ans, responsable d‟une des deux coopératives de safran à Taliouine, berbère de Taliouine.

Abdoulaye : env. 45 ans, instituteur à Taliouine et président de l‟association Timania, de Taliouine

(douar « in town »), marié et père de deux enfants.

Bashir : env. 35 ans, professeur de mathématiques à Taliouine, de Marrakech.

Houssein : env. 30 ans, artiste et trésorier d‟une association culturelle à Tagergouste, de Taliouine,

amie française.

Wassim : 25 ans, étudiant en Lettres Berbères à Agadir, syndiqué à l‟UNEM, de Tagergouste (douar

« in town »), père décédé, mère à Tanger.

Youssef : 30 ans, docteur en Sociologie à Agadir, de Taliouine, connaissance de Dinh.

Les Présidents de Communes de la région de Tiznit (Sujet de recherche 1)

PC1 : 60 ans, ancien ouvrier automobile en France à la retraite, de Tighirt.

Les Autorités Locales Makhzen formel à Taliouine : le Caïd (35 ans, de Marrakech), le Chef de Cercle, le Pasha (nouveau)

Makhzen informel : 2 « flics en civil » à Taroudannt, 2 « flics en civil » à Taliouine.

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LISTE DE MES INTERLOCUTEURS

I- Connaissances personnelles étant intervenues lors de mon terrain ou

après celui-ci, citées dans le présent travail

> Madani : mon petit ami lors de mon terrain, rencontré l‟été 2006 par l‟intermédiaire du

groupe d‟amis ci-dessous. De Rabat, père de Fès et mère de Midelt. Travaillant à Paris, vivant

en France depuis neuf ans.

> Groupe des amis rencontrés lors de mes études en France et par leur intermédiaire en 2002.

Ils sont de la même famille ou amis depuis leurs études (grande école de commerce à Rabat) :

Amin : de Fès avec sa femme, Amina, travaillant lors de mon terrain à Casablanca, et

sa femme au Canada. Elle était alors de passage au Maroc, ils ont voyagé entre

Casablanca et Fès. A Casablanca j‟ai séjourné chez eux.

Ilian : cousin de Amin, de Fès et travaillant à Fès.

Anouar : de Casablanca et travaillant à Casablanca.

> Groupe des amis « militants » politiques et/ou associatifs :

Malik : rencontré lors d‟un stage au CCFD à Paris en 2004. Berbère du Moyen Atlas,

travaillant à Oujda. Militant d‟extrême gauche. Docteur de Philosophie à Rabat et en

Italie.

Karim : mon responsable de stage à Tata (Sud Maroc) en Juillet 2006. Connaissance

de loin de Malik parmi le milieu associatif de Rabat. De Fès, travaillant à la DPA de

Tata (Direction Provinciale d‟Agriculture rattachée au Ministère de l‟Agriculture et du

Développement Rural du Royaume du Maroc). Scientifique.

Boubaker : rencontré lors de mon terrain de recherche l‟été 2006 à Taroudannt par

l‟intermédiaire de l‟ONG. Ami d‟études de Ashraf, militants alors ensemble à

l‟UNEM d‟Agadir et dans un parti politique d‟extrême gauche. Berbère de la région de

Tiznit, travaillant à la Maison de la Culture de Tiznit. Docteur de Littérature Arabe

Classique et d‟Art Théâtral à Agadir.

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II- L’ONG

> Equipe basée à Marseille :

Moussa : Fondateur, Directeur de la Stratégie et du Développement. De Imgoun

(douar du Cercle de Taliouine). Ouvrier, syndicaliste, puis diplômé universitaire.

Eugénie : Responsable de la Gestion financière et administrative. De Bordeaux.

> Equipe basée à Paris :

Jalil : Président du CA depuis 2003. D‟origine algérienne. Economiste pour le

Ministère à Bercy.

Assia : Directrice Générale depuis 2005. De Casablanca. Economiste, recrutée par Jalil.

> Equipe basée à Taroudannt :

Ashraf : Responsable du pôle coordination et formation de l‟ONG. Berbère de la

région d‟Agadir. Diplômé de Philosophie à Agadir, ancien militant à l‟UNEM

d‟Agadir et dans un parti d‟extrême gauche.

Rafik : Responsable Gestion de projet.

> Equipe basée à Taliouine :

Mohamed : Responsable logistique, de la famille de Moussa. De Imgoun.

Selim : Animateur en charge du projet tourisme. Berbère du Moyen Atlas. Diplômé de

l‟université de Rabat (cursus professionnalisant).

Fatiha : Animatrice et secrétaire. De Imgoun.

Soraya : Animatrice. Sœur de Fatiha. De Imgoun.

Kader : Animateur. Berbère de Errachidia, travaillant pour l‟ONG depuis six mois.

> Anciens membres :

Henri : ancien responsable. De Lyon, à la retraite. Ingénieur.

Hicham : Responsable du pôle proximité et animation l‟été 2006, parti de l‟ONG

l‟automne 2006. Rencontré lors de mon premier terrain de recherche. Berbère de la

région de Tata.

Mhend : ancien animateur. Jamais rencontré. De Tassousfi, travaillant et Président de

commune de Tassousfi (douar du Cercle de Taliouine).

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III- Les Présidents de Communes (Sujet de recherche 1)

> De la région de Tiznit :

PC 1, 2, 3

> Du Cercle de Taliouine :

Mhend

IV- Interlocuteurs parmi la population locale rencontrés lors de mon

terrain (Sujet de recherche 2)

> Rencontré à Taroudannt :

Simo : faux guide de Taroudannt. De Essaouira, vivant à Taroudannt. Père décédé,

médecin.

> Rencontrés à Taliouine :

Souleiman : instituteur et membre de l‟association Timania. Berbère « noir » de

Taliouine, ayant vécu à Agadir. Marié, sa femme et ses deux fils vivant à Agadir.

Abdoulaye : instituteur et président de l‟association Timania. De Taliouine. Marié et

père de deux enfants.

Bashir : professeur de mathématiques. De la région de Marrakech. Célibataire.

Dinh : responsable de la coopérative de safran de Taliouine. De Taliouine.

Youssef : connaissance de Dinh. Docteur en sociologie diplômé d‟Agadir. De

Taliouine.

Houssein : trésorier d‟une association culturelle. De Taliouine.

Wassim : étudiant en lettres berbères à Agadir. De Tagergouste (douar du Cercle de

Taliouine).

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V- Les Autorités Locales de Taliouine

> Makhzen formel à Taliouine :

Caïd : 35 ans, de Marrakech

Le Chef de Cercle : 55 ans

Le Pasha : 40 ans, nouveau à Taliouine depuis quelques mois

> Makhzen informel :

Deux flics en civil de Taroudannt

Les « flics en civil » 1 et 2 de Taliouine

VI- Hors Travail de recherche :

Famille de la sœur de Boubaker

Marwane et Sofiane ses deux amis

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Schéma des pouvoirs publics marocains

Autorités FORMELLES INFORMELLES

Représentants nommés = « Agents d’autorités »

> > > > > >

Ministre > Wali > Gouverneur > Chef de cercle > Caïds > Cheikh > Moqqedem

de l‟Intérieur > > > > > >

Représentants élus

Président < Président < Président

du Conseil Régional du Conseil Provincial de la Commune

Espace Administratif

Caïdat

National > Régional (16 régions) > Provincial > Cercle > / Commune Rurale > Communal

/ Préfecture Municipalité Urbaine / Douars

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RECIT DE TERRAIN - Août 2009

Le texte qui suit, est un « récit de terrain » et non un journal de terrain, étant donné qu‟il

découle d‟une écriture de plus de deux années après les événements. Reste que c‟est le

premier jet d‟un terrain difficile ; à la relecture, les émotions affleurent encore ça et là, et

orientent les descriptions. Le résultat est donc ni un journal ni un récit complètement refroidi.

A un moment j‟ai dû faire le choix d‟arrêter d‟écrire. Tout mon terrain n‟est pas dans ce récit,

d‟autres éléments seront racontés et analysés au fil du mémoire à proprement parler.

Casablanca, 5 jours : lundi 26 février 2007 - vendredi 2 mars

Arrivée au Maroc, phase de lecture et de latence

Je suis arrivée à Casablanca dans la nuit. Amin, un des mes amis rencontré à l‟université en

France six années auparavant, m‟accueille en voiture. Nous nous étions vus à Paris au début

de ce mois de février. Souvent, il est de passage pour le travail et nous prenons un verre. Cette

fois, ils faisaient avec Amina, sa femme, un petit périple en Europe, avant de séjourner en

famille au Maroc, et qu‟elle ne retourne travailler au Canada. Je leur avais prêté mon

appartement pour quelques jours, et nous avions partagé tous ensemble une soirée, avec

Anouar également, un autre ami du groupe, en déplacement pour un congrès.

Pour ne pas réveiller Amina, nous entrons à pas de loup dans leur appartement du centre ville.

Depuis mon dernier passage, ils l‟ont entièrement refait. Je m‟installe rapidement sur une des

banquettes qui font le tour du salon. Demain Amin travaille, je serai avec Amina.

Je me réveille avec elle pour prendre le petit-déjeuner. Après discussion, nous planifions la

journée. Premier élément logistique : m‟acheter une carte marocaine pour mon téléphone

portable. Nous sommes à deux pas du « Twin Center », on nous indique une boutique Maroc

Telecom sur l‟avenue. Je retrouve l‟ambiance de cette ville que j‟affectionne. Je me sens chez

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moi et libre, ayant le sentiment de maîtriser les codes de comportement de chacun, maniant

quelques rudiments de la langue arabe qui me valent des sourires surpris. Je prends les

intonations et l‟accent, ainsi que les manières d‟être et de faire avec eux. Et enfile mes

vêtements « de marocaine », larges et légers, « cool » en un mot, que je ne porte pratiquement

qu‟ici. Amina est habillée à l‟occidentale, apprêtée et classe.

A la boutique de téléphonie, Amina sert de guide. Nous sommes accueillies tout de suite,

chaleureusement, invitées à passer devant d‟autres clients qui attendent. Etant donnée notre

requête, je suis étonnée qu‟on nous installe dans un bureau à part, comme lorsqu‟en France

nous sommes reçus par un conseiller bancaire. Un autre homme arrive et nous effectuons les

formalités pour lesquelles il me pose une série de questions que je considère tant intrusives

qu‟hétéroclites. Le procédé ne me plaît guère, je ne manque d‟ailleurs pas de le faire

remarquer avec une certaine désinvolture, avant de jouer d‟omissions et de réponses floues

voire mensongères. Seulement, avec l‟accord d‟Amina, je donne leur adresse au Maroc.

Nous sortons, et prenons la voiture afin de rejoindre l‟immense marché Derb Ghalef pour

débloquer mon téléphone et pouvoir utiliser ma nouvelle puce marocaine. Une opération que

j‟avais déjà faite pour mon précédent téléphone. On se gare sur une place de fortune, 1 dh

pour le type qui s‟avance vers nous avec son ticket, mon histoire est réglée en deux minutes

pour 10 dh. J‟achète entre temps deux, trois choses, et nous voilà reparties. Encore une fois,

cet épisode renforce mon sentiment d‟être à l‟aise.

Nous retrouvons Amin pour déjeuner sur le pouce sur une terrasse au soleil près de la médina.

Il confie à Amina une enveloppe avec de l‟argent liquide à déposer à la banque. Ca tombe

bien, j‟en profiterai pour changer mes euros en dirhams. 14 heures, nous faisons la queue au

guichet, attendant à un mètre derrière une ligne blanche marquée au sol. Le hall de la banque

est immense, tout en marbre, dans la pénombre des stores. Quelques espaces pour recevoir les

clients sur la gauche. Surtout il n‟y a personne ; seul le guichetier et un client devant nous.

C‟est à nous, je fais ma demande. Alors un client entre, et en attendant son tour, vient se

coller à nous et se pencher au-dessus du guichet. Attitude bien connue et d‟ordinaire banale

dans une gare ou autre, mais dont je n‟avais encore jamais fait l‟expérience dans une banque !

Bien que nous soyons en train de manipuler de l‟argent, ni le guichetier ni Amina ne s‟y

arrêtent. Jusqu‟à ce que le guichetier, me voyant gênée de cette promiscuité, demande à

l‟homme de reculer. Celui-ci s‟exécute en rechignant. Echange de regards avec Amina. Je

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cherche une explication, elle hausse les épaules : « Ils n‟ont pas encore l‟habitude de respecter

la ligne ! »

Puis elle demande à être reçue. J‟imagine quelque chose de particulier, propose de l‟attendre

dehors ; « non non, pas de problème ! ». Après avoir attendu quelques minutes qu‟une autre

personne vienne nous chercher, nous voici de nouveau dans un espace isolé. Finalement

l‟entretien, en français, ne consiste qu‟à verser de l‟argent et relever le solde du compte

d‟Amin. Avec l‟histoire de l‟homme au guichet toujours en tête, j‟ai l‟impression d‟assister à

un sketch, où nul n‟est encore usité à la procédure à suivre, où l‟on fait comme on nous a

montré de faire sans être certain que c‟est bien comme ceci que les choses se font. La question

est : ce « protocole », il est pour répondre à quelle idée, du « comment on fait ? », devant qui ?

Devant une femme, marocaine privilégiée, et/ou devant une femme occidentale ? A se

demander si, même Amina n‟en rajoute pas du fait qu‟elle est avec moi ? Si l‟un n‟alimente

pas l‟autre. Reste que j‟observe et m‟amuse que les petits plats soient mis dans les grands

pour des opérations qui sont, en France, banales et pour tous. Nous retournons à l‟extérieur.

En voiture, nous sommes contentes d‟être ensemble, et partons pour faire un peu de shopping !

Quand je reçois un appel de ma sœur qui m‟annonce le décès de son mari. Nous passerons

dans une téléboutique pour que je parle un moment avec elle.

18 heures, on se rejoint avec Amin et Anouar pour prendre un café sur une de nos terrasses

favorites. Je leur apprends la nouvelle, ils sont désolés mais passent rapidement à un autre

sujet pour alléger l‟atmosphère. Je reste avec le sentiment d‟être seule avec ma tristesse sans

pouvoir en parler. Amin et Amina nous quittent, j‟accompagne Anouar chez le dentiste, avant

de passer la soirée ensemble à boire des verres dans un bar branché du quartier juif. Seuls,

nous évoquons le décès de mon beau-frère, il me réconforte quelque peu et tente surtout de

me focaliser sur le travail que je dois fournir ici. J‟avoue que j‟ai besoin d‟un peu de répit.

Les jours suivants, Amin et Amina partent pour Fès passer du temps en famille avant le retour

au Canada d‟Amina. Ils me laissent l‟appartement. Je zone, entre la maison où je passe des

heures sur Internet avec ma sœur et mes amis, une église reconvertie en salle d‟exposition

dans laquelle je tente de me recueillir, les gares pour réserver un billet pour le Sud, et un café

près du Twin Center à lire pour préparer mon terrain et clarifier ma problématique. La veille

de mon départ, je n‟ai pas terminé mais ai décidé de me rendre à Taroudannt pour m‟isoler,

être dans le contexte de ma recherche pour me concentrer, et discuter de mon travail avec mes

contacts et les personnes de l‟ONG dont le siège Maroc est à Taroudannt.

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Nous nous faisons un restaurant avec Anouar. Je lui fais part de mes préoccupations et lui

confie que j‟ai davantage envie de rentrer en France pour les obsèques de mon beau-frère, que

de partir enquêter sur la politisation des villages dans les montagnes du Sud ! Nous en

blaguons, et précisément j‟entends qu‟il n‟a pas assez de connaissances sur la région de mon

enquête pour m‟éclairer. Je suis confortée dans l‟idée que mes contacts là-bas sauront bien

mieux m‟orienter.

Le matin, je croise Amin et Amina de retour de Fès. Amina est malade, elle fait une

indigestion. Elle a certainement trop « profité » en famille. Elle est triste également de repartir

au Canada. Il ne lui reste pourtant que quelques mois pour bénéficier de la nationalité

canadienne, mais être loin de son mari, de sa famille et son pays lui pèse. Amin est aux petits

soins, un peu penaud ; en même je sens autre chose en lui. Il part au travail.

Alors Amina me raconte qu‟ils ont eu un différend à Fès. Elle lui reproche d‟avoir écourté sa

dernière soirée avec sa mère pour aller rejoindre sa famille à lui. Je ne comprends pas. Elle

m‟explique que selon Amin il fallait rentrer chez sa famille pour passer la dernière soirée,

qu‟elle le suive lui, l‟homme, contre son envie à elle de passer un dernier moment avec sa

mère qu‟elle ne verrait pas avant six mois, à son prochain passage au Maroc. Elle est en

dilemme entre suivre la « tradition », et ce qu‟elle exprime comme un besoin vu sa situation.

« Je vis au Canada, il n‟a pas l‟air de le prendre en compte que je ne vois jamais ma

famille ! »

Alors je comprends. Et je mets des mots sur l‟attitude d‟Amin : il avait quelque chose à

défendre, une position certainement imposée qui le mettait mal-à-l‟aise. Après échange,

j‟apprends même qu‟Amina ne peut plus non plus dormir chez sa famille, et encore moins

seule sans son mari. Attristée pour elle, je soutiens son point de vue et tente tant bien que mal

de la réconforter. Je suis surtout secouée personnellement par cet exemple de leur vie de

couple. Qu‟Amin soit, de mes amis, le plus attaché aux traditions, je le savais, et étant d‟une

famille très importante de Fès, qu‟il suive la tradition était présenté comme une nécessité.

Néanmoins je n‟aurais pas imaginé de sa part une telle position autoritaire contre le souhait

d‟Amina, relativement dérisoire et compréhensible selon moi. Le soir, je quittais Casablanca

en bus de nuit, avec deux bières fraîches dans mon sac pour décompresser.

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Terrain dans la région enquêtée (4 semaines et demi)

Taroudannt, 8 jours : samedi 3 mars - dimanche 11 mars

Formulation du Sujet 1 et prise de contacts par l’intermédiaire de l’ONG

11 heures, nous arrivons à Taroudannt. Il fait déjà chaud à la descente de bus le long des

remparts. Mes sacs sur le dos, je me dirige vers l‟hôtel dans lequel j‟avais séjourné quelques

jours l‟été précédent. La ville est plus animée que l‟an passé, je trouve les gens gais et

visiblement moins accablés par la chaleur. Je me laisse aller, malgré le stress de ne pas encore

avoir bien préparé mon terrain. Je compte sur mon expérience dans la région, mes contacts, et

ma capacité d‟improvisation.

A l‟hôtel, la dame de l‟accueil est toujours aussi désagréable, avec un air suspicieux, elle fait

pourtant mine de me reconnaître. Je demande la même chambre à l‟étage, ouverte sur la

grande place ; elle va voir. Entre temps arrive un homme d‟une trentaine d‟années, avec un

début de barbe et habillé à l‟occidental. Il s‟assoit à l‟aise sur les fauteuils sans hésiter, et

engage la conversation. Il me questionne sur ce que je fais ici, mes études, ce que je pense de

Jacques Chirac et des élections en France, pour en venir à ce que je retiens de la modernité.

Je ne me méfie aucunement, montre un large sourire et prends l‟accent, affichant une

sympathie joyeuse d‟être là. Je dis que je suis étudiante en Science Politique, que je viens

faire une étude en lien avec telle ONG (dont le siège Maroc est à Taroudannt), que je suis de

retour ici et dois rester deux mois dans la région, que je suis mariée avec un marocain de telle

région, etc. Il s‟intéresse et pousse la conversation plus loin. Je réponds librement et avec

détails à toutes ses questions me concernant, puis avec souplesse versant dans le

politiquement correct lorsqu‟il aborde les questions politiques.

La dame de l‟accueil redescend, la chambre est libre et prête. Alors qu‟elle vérifie les

formalités, elle me jette des regards me semble-t-il de mécontentement, mais qu‟en réalité je

n‟arrive pas à interpréter. Je ne m‟y attarde pas et termine d‟échanger avec cet homme. Puis je

monte, m‟installe et respire sur mon balcon qui surplombe la place. Je retrouve de bonnes

sensations et tente de m‟en imprégner pour me motiver et me concentrer sur mon travail.

Dans le couloir je croise les deux bonnes qui arrangent les autres chambres. Je m‟arrête pour

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les saluer, elles me reconnaissent, j‟en suis d‟autant plus aimable, et en profite pour demander

quelques indications. Surtout l‟une d‟elles se montre très serviable, à interrompre sa tâche

pour aller me chercher telle et telle chose.

Je passe la journée à me reposer à l‟hôtel de mon trajet, puis sors manger un bout et trouver la

petite boutique Internet que je connais, dans une ruelle près de l‟hospice des aveugles. Je

passe un moment là avec famille et amis, avant de rentrer.

Ce petit hôtel se situe sur la place Talmoklate, l‟une des deux places principales de la ville

cintrée de remparts. Il est fréquenté par des couples ou des familles de touristes marocains de

classe moyenne, ou par des jeunes occidentaux. Du deuxième étage, mon balcon orienté Sud

Est, surplombe ce vaste espace. 9h du matin, tout s‟anime. Au centre, les vendeurs de jus

d‟orange pressés apostrophent les passants, et le marchand de cassette fait crier sa sono avec

chaque jour la même musique berbère locale. Le long de la place, quelques « bouïbouïs »

allument le feu sous les marmites pour manger sur le pouce, et les hommes se massent aux

terrasses de deux grands cafés. L‟entrée du marché couvert engloutit et déverse en fin de

matinée les passants qui s‟y pressent à pieds, vélo ou mobylette. En soirée également, à

l‟heure où les femmes, voilées de bleu le plus souvent, s‟agglutinent accroupies en petits

cercles, aux pieds des quelques arbres éparses. Les hommes, eux, s‟adossent aux bornes de

bétons qui limitent l‟accès du centre de la place aux seules deux roues sonnants et pétaradants.

Au Nord de la place, les petits taxis attendent en une file confuse, mêlés à d‟autres engins et à

quelques ânes. Le trafic sur cet axe central Est-Ouest qui longe la place, gonfle en fonction de

la douceur du jour dans cette ville que j‟ai vu inondée de soleil en plein mois d‟août.

En ce début de mois de mars, il fait déjà une trentaine de degrés, il règne la même atmosphère

agréable, avec plus de passage et de gaieté, que lors de mes journées passées ici. Je m‟en

abreuve tous les matins pour parvenir à me concentrer sur le travail qui m‟amène dans la

région pour quelques semaines. Soit je vais chercher un café au lait au café sombre au premier

étage sous l‟hôtel et remonte. Soit je fume une cigarette en prenant un verre de jus, sur les

bancs disposés derrière les jeunes qui pressent les oranges. Ils me disent être nouvellement

étudiants, et sont là de temps en temps pour se faire un peu d‟argent. Selon eux, mon hôtel

« est un bon hôtel », il accueille une « bonne clientèle ». J‟interroge, le point de vue est plus

réservé concernant le patron. L‟immeuble était auparavant « une seule maison », avec au rez-

de-chaussée un « très beau magasin de tapis » qui a été vendu. Aujourd‟hui les deux frères se

sont disputés et ont divisé la maison. Le café au premier étage est tenu par le « frère gentil ».

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Celui de l‟hôtel est en train de construire d‟un « gros hôtel » dans la ville nouvelle, et il a

aussi un projet de camping dans l‟esprit du bivouac « pour faire des fêtes à l‟extérieur ».

Quoiqu‟il en soit, le patron de l‟hôtel semble avoir la réputation d‟un ambitieux qui convoite

le flux de touristes occidentaux, ce qui ne plaît pas à tout le monde et/ou fait des envieux.

Personnellement, je remarque le hammam pour hommes en bas, la porte juste à côté de celle

de l‟entrée de l‟hôtel. Toute la journée, des hommes, via une petite allée derrière le souk,

pénètrent et sortent de là en claquettes avec une serviette autour de la taille. Ceci fait un drôle

d‟effet, à comparer ces silhouettes masculines dénudées avec celles des femmes, quasiment

toutes voilées voire très voilées à ne voir que leurs yeux. « Il y a eu quelque chose hier soir au

café non ? » J‟ai effectivement entendu quelques cris et coups, et deux jeunes les mains liées

se faire embarquer dans une camionnette. « Ouais… C‟est les soirs de match de foot ça ! il y a

un peu d‟alcool… et de la drogue, mais rien de méchant ! Alors les flics viennent de temps en

temps ; en fait ils laissent faire. Là c‟est seulement histoire de rappeler que c‟est pas bien. »

Le lendemain de mon arrivée, je fais la rencontre de Simo le « faux guide », avec lequel je

passerai une bonne partie de cette semaine à Taroudannt. Dans mon esprit je ne suis pas

encore sur mon terrain et mon enquête n‟a pas débuté, tant que je ne suis pas sur les lieux et

que je n‟ai pas circonscrit les personnes avec lesquelles je travaille. Mon idée est de rester ici

le temps de mieux définir mon sujet de recherche, et d‟être discrète avant de relancer mes

contacts, prévenir l‟ONG de ma présence et engager les démarches pour commencer mon

terrain.

Dans la perspective de ces journées de respiration devant moi, je fais un tour dans la ville en

même temps que quelques courses ; découvre des recoins, des terrasses, remarque des groupes

qui jouent, discutent et regardent les passants. Alors que je cherche des pommes, au détour

d‟une ruelle du « souk artisanal » entre les places Assarag et Talmoklate, un jeune homme

arrive à ma hauteur et m‟interpelle « vous cherchez quelque chose mademoiselle ? » Je

réponds n‟avoir besoin de rien, décline poliment, il poursuit en marchant près de moi. Comme

à mon habitude en ces circonstances, je tente d‟abord d‟esquiver, fait mine de ne pas entendre

ses questions, l‟ignore. Il ne s‟éloigne pas et semble trouver la situation très drôle. Je le trouve

coriace, tout en continuant, prise dans mon occupation. Je finis par m‟arrêter et le regarder

fixement. Il est surpris, mais n‟abandonne pas pour autant, et cordial : « je peux vous aider

mademoiselle ? » Je cède au sourire et me dis qu‟après tout je suis là pour un terrain de

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recherche, qu‟il s‟agit que je sois ouverte aux rencontres, et peut-être pourra-t-il m‟aider

d‟une manière ou d‟une autre.

« Je cherche des pommes » « Bien, Mademoiselle "je cherche des pommes" ! Les pommes

c‟est pas par là, c‟est par là ! » et d‟emblée il se met devant moi pour me guider. Je me laisse

mener, l‟observe, et achète des pommes. Prévisible, lui n‟a pas l‟intention de me laisser

vaquer. Quand il insiste pour amorcer la conversation, j‟accepte de jouer le jeu. Mon intention

était de prendre un café sur la place Assarag, nous nous installons donc à une terrasse

ombragée. Deux heures ainsi à discuter, autour de nos cafés, cigarettes, et pommes que je lui

propose de partager avec moi.

Dans l‟ensemble, j‟essaie d‟instaurer une relation d‟égal à égal, qui se veut dénuée de

questions d‟argent et d‟intimité (je n‟ai besoin ni d‟un guide touristique ni d‟un petit ami), et

je le laisse parler. Une manière d‟échanger avec une occidentale dont il s‟étonne « tu es

différente toi ! » « Je ne suis pas touriste, mais ici pour faire un travail pour l‟université. » Peu

lui importe, ça lui convient, il épilogue sur sa vie, sa famille, ce qu‟il fait, ses envies, et les

occidentaux qu‟il rencontre. Il a entendu beaucoup de choses sur la liberté de mœurs en

Europe, et m‟interroge sur mon couple, la drogue, les jeunes ; il me demande ce que j‟en

pense, confronte à haute voix avec le Maroc. Souvent reviennent des références à la religion ;

je le vois surtout rire, petit à petit il s‟égaye et me raconte ses expériences ici. Je reste en

retrait, l‟écoute, accompagne son enjouement, sans être dupe de quoi que ce soit.

Je m‟excuse, je dois rentrer à l‟hôtel travailler. Le voyant retourner toutes ses poches, je

comprends et paie nos deux cafés. Il me propose de se rejoindre ce soir, « on fera le tour de la

ville », après hésitation j‟acquiesce.

A l‟heure prévue, Simo appelle à ma fenêtre. RDV au café du premier étage sous l‟hôtel. Pour

y être venue chercher mes cafés, je le sais très enfumé et fréquenté uniquement par des

hommes qui jouent au billard et suivent les matchs de foot projetés sur une grande toile.

Effectivement, ça ne me plaît guère de me retrouver là seule avec un homme. A notre passage,

l‟assistance nous suit du regard. Je suis mal à l‟aise ; de surcroît je le sens dans une

dynamique de séduction, il s‟est habillé et parfumé. Je tente néanmoins d‟amener la

discussion sur mes préoccupations de recherche. Sa réaction est claire « je ne sais rien des

associations et tout ça, et la politique ça ne m‟intéresse pas », suivie d‟un bref développement

acide sur « ceux qui bouffent tout sans rien donner » pour clore ce chapitre.

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Un petit tour et il m‟emmène sur une terrasse en hauteur au-dessus de la place Assarag. Nous

sommes seuls, je commande un plat, lui rien. Puis tout à coup il se lève, et prétexte la prière

du soir pour s‟absenter un petit moment. Je suis surprise mais finalement soulagée de me

trouver tranquille et en quelque sorte débarrassée. Voilà presque une demi-heure que Simo est

parti, je mange en tentant de comprendre ce qu‟il fabrique, surtout à me demander ce que je

fais. Je prends peur et pars sans scrupule direction la boutique Internet. Une heure plus tard à

l‟accueil de l‟hôtel, le veilleur de nuit me tend un papier griffonné d‟une écriture maladroite.

C‟est Simo qui s‟excuse et me dit à bientôt « inshallah ». Je suis sensible au geste mais hausse

les épaules face au veilleur de nuit, et monte me coucher en espérant qu‟il ne vienne pas me

trouver au réveil.

Je le revois à peu près tous les deux jours. Quand il n‟est pas occupé avec des touristes, il

passe vers mon hôtel et m‟appelle à la fenêtre, ou je tombe sur lui pile au moment où je sors.

Il disparaît comme il réapparaît. Il part soi-disant à la mosquée, je soupçonne qu‟il piste des

touristes qu‟il vient de repérer. Lorsque l‟on passe dans les souks il salue la majeure partie des

commerçants, dans ce cas je joue la touriste qui débarque.

Très vite quelque chose m‟interpelle, je remarque que pour aller à tel endroit il fait souvent un

immense détour, revient trois fois au même croisement pour finalement atterrir non loin de

notre point de départ. Au début je me dis que je confonds. Puis vite j‟en ai confirmation. Je

l‟interroge, il fait mine de ne pas comprendre. Les derniers jours le scénario se reproduit alors

que nous sommes à mobylette, et de même avec un de ses amis auquel il me confie le temps

d‟aller chercher un pull. Gros détours et plusieurs passages dans les rues les plus encombrées

avec saluts à foison. Pour me rassurer je me rappelle que c‟est une habitude de se balader

ainsi au hasard, il s‟agit de profiter de la fin de journée, avec l‟idée de croiser du monde. Je

me demande aussi si ce n‟est pas simplement pour me faire plaisir !

Il n‟empêche que cette manie me fait un drôle d‟effet, surtout lorsque je suis dévisagée par les

hommes que l‟on croise, encore plus sollicitée que d‟ordinaire, et même invitée pour la soirée.

J‟émets alors l‟hypothèse que me « trimballer » de la sorte, ce doit être pour s‟afficher avec

une occidentale, ce qui semble être bénéfique pour la réputation sous tous ses aspects. Je

deviens un faire valoir, une image que l‟on montre. Il me semble que par cette extraversion,

ils se valorisent dans tous les rôles qu‟il est possible de leur associer : comme guide, amant,

futur gendre et mari, etc. Pour ma part l‟expérience, bien qu‟instructive, reste désagréable.

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Un soir après le dîner, Simo m‟invite chez lui à prendre un verre. Il m‟assure qu‟il y a sa mère,

sa grande sœur et son jeune frère, j‟accepte. Occasion de voir où et comment on se procure de

l‟alcool à Taroudannt. Au bar d‟un hôtel « pour occidentaux », où de fait on trouve de quoi

boire. Nous traversons un patio avec le restaurant à droite, nappes à carreaux rouges, longeons

une cour où fument surtout des - gros - marocains de passage, à lire le journal, pour arriver au

bar qui sert une grande salle sombre. Là au coin du bar, se massent des hommes venus

chercher de l‟alcool. Les serveurs sont entre le fait de les ignorer, les réprimander, et les

satisfaire. Seuls deux servent, à tour de rôle, le regard sévère. J‟ai l‟impression d‟un groupe de

misérables qui quémandent ou d‟une nuée de mouches dont il s‟agit de se débarrasser.

Certes, ces clients « qui commandent à emporter » sont plutôt mal en point. Et entre eux, ils

observent un comportement curieux : ils semblent feindre de ne pas se voir les uns les autres,

attendent l‟œil hagard ou inquiet leur sac plastique noir qui dissimulera cannettes de bière et

bouteilles de vin. Règne à l‟évidence la dissimulation, aussi la suspicion. Simo me fait un clin

d‟œil et me conseille de rester en arrière. Il commande sans regarder le serveur, celui-ci jette

un regard réprobateur mais le sert sur le champ. Alors il me voit, j‟attends son expression,

tente un remerciement, lui garde le même visage fermé. Bousculés par les autres hommes qui

attendent leur sac, Simo me presse ; nous décampons.

Sortis, j‟interroge Simo : « Est-ce le seul endroit où prendre de l‟alcool ? » « Il faut connaître,

sinon pour être plus tranquille c‟est à l‟extérieur des remparts. Ici c‟est traditionnel et

religieux. Si tu veux t‟amuser tu vas à Agadir ! A Taroudannt tu restes discret, toujours très

discret… » Taroudannt est conservatrice. Ca se voit dans ses rues, son rythme, ses passants.

Fin de soirée sur la terrasse d‟un immeuble délabré, il boit, beaucoup, je comprends qu‟il se

saoule, et part dans un délire très confus entre rêve de modernité, rancœur, et religion.

Le surlendemain soir, il m‟accompagne pour une « balade touristique ». Petits achats au souk

sur lesquels je l‟observe prendre ses commissions. Dîner à 10 dh dans un des bouï bouï pour

les ouvriers des chantiers. Thé au « café des instituteurs » avec quelques bananes à un vendeur

dans la rue. Simo me présente au groupe d‟instituteurs, ils sont bien habillés, propres et

discutent politique : la veille, la ville a fêté « en grande pompe » la naissance de la princesse

Lalla Khadija sur la place de la Kasbah. A notre arrivée ils se taisent, ils nous saluent sans

chaleur, nous nous installons plus loin. Je ne sais si le problème est que Simo les connaît

finalement peu, ou ma présence, ou autre. Le fait est que je pensais échanger avec eux, c‟est

raté.

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Avec eux, une jeune fille différente, les cheveux courts à la garçonne, belle comme tout, le

regard noir provocateur, en short et tee-shirt de foot de Ronaldo aux couleurs du brésil. Elle

me dit être au lycée, elle m‟a plutôt l‟air de traîner ; quoiqu‟il en soit tout le monde l‟appelle

« Ronaldo ». Je la retrouverai le lendemain, idem, dans un taxi raccompagnant des touristes

de l‟oasis de Tiout à une demi-heure de Taroudannt, une bière à la main. Puis sur une terrasse

de café en hauteur, loin des regards pour fumer tranquille. Et au-dessus de l‟arrêt de bus de la

place de la Kasbah pour guetter les arrivées d‟occidentaux. Après le foot, c‟est visiblement le

sport local pour les jeunes !

Nous partageons café et cigarettes avec elle et son groupe de lycéens. Je l‟étudie l‟air de rien,

et m‟étonne à chacun de ses bondissements. Chacun la taquine et la regarde visiblement avec

tentation. Partie, je lance Simo à ce sujet, il avoue qu‟elle est singulière, et décrète que « c‟est

une prostituée. » « Ah bon, tu crois ? » « Oui t‟as vu comment elle est, elle ne tient pas en

place, elle va avec les occidentaux, elle fume, boit, et s‟habille comme un garçon, c‟est pas

une fille sérieuse. » Ce jugement déclenche un débat entre nous, sur la liberté, les femmes et

l‟image de l‟Occident. Occasion qu‟il me raconte certaines choses « cachées » qui, prétend-il,

se font à Taroudannt, mais toujours « discret » « loin des micros et des caméras ». Les

femmes en djellaba qui se prostituent, les mères qui prostituent leurs filles : ce serait courant,

« peut-être pire qu‟à Agadir ! »

A Casablanca j‟avais déjà entendu parler de pratiques et relations surprenantes. Des jeunes

filles qui, à la sortie du lycée, jettent leur numéro de téléphone sur un petit bout de papier par

la fenêtre de voiture d‟hommes qui stationnent précisément là, à dessein. Ca leur permet de

s‟acheter un sac, des boucles d‟oreille, et autres lunettes de soleil pour être à la mode. Des

idylles peuvent en naître, ou des situations régulières qui conviennent aux deux. L‟échange de

monnaie est perçu comme un cadeau, donner un petit quelque chose pour que la jeune femme

se fasse plaisir. Ou l‟histoire d‟une jeune femme sortie de la grande école de commerce

marocaine à Rabat, en place dans un bon poste avec un salaire conséquent, qui néanmoins se

prostitue pour maintenir un niveau de vie encore au-dessus de ses moyens.

Le lendemain j‟emmène Simo devant le lycée. Postés à siroter un jus d‟orange, j‟assiste

effectivement à un drôle de ballet ; une voiture fait un signe de la main, rires entre filles, clins

d‟œil, petits papiers. Il me fait les commentaires, anecdote sur anecdote, stigmatisant unetelle

et untel. Ici ce serait davantage une manière de s‟offrir un téléphone ou de payer les cartes

recharges d‟unités. Je suis abasourdie. Ce soir-là « Ronaldo » fait une apparition à la terrasse

de la Kasbah. A peine assise, elle me dévisage, s‟ôte du cou un collier en perles plastiques, et

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me le présente : « Tiens, cadeau ! » Tant pour le geste que pour l‟origine de ce collier, je ne

sais qu‟en penser ! Je reste stupéfaite ; puis le mets. « Il te va bien. » « Merci. » Avant qu‟elle

ne s‟envole de nouveau.

Les flics de Taroudannt

Deux objets à terre d‟un côté, deux de l‟autre. Un groupe de garçons d‟une dizaine d‟années

venus leur ballon sous le bras, sont partis pour un petit match de foot improvisé. Trois

adolescents arrivent et se mêlent rapidement à eux. Un petit garçon fasciné devant sa

poussette, babille et voudrait presque les rejoindre. Le jeune couple s‟en amuse et le retient.

Le papa va chercher la balle tombée derrière lui et la relance au groupe. Assise sur le muret

qui longe l‟esplanade de la place de la Kasbah, je suis en train de suivre ces petites scènes,

quand, grand coup de sifflet. Un des trois flics au coin d‟une tour des remparts débarque, les

jeunes s‟arrêtent. Le flic prend le ballon et les disputent, avec des gestes pour

qu‟apparemment ils évacuent. Ils ne doivent pas avoir le droit de jouer ici, soit. En revanche,

le flic repart, avec le ballon sous le bras. Un garçon proteste, les autres supplient du regard, et

toute la place observe la scène. Le flic réitère son ordre de dégager, et se retourne en rigolant

avant de lancer la balle aux deux autres. Les trois flics s‟échangent la balle avant de

disparaître.

Les jeunes sont dépités, les grands partent les premiers, un garçon shoote dans son pull à terre.

Autour les gens ne réagissent pas particulièrement. Personnellement, je suis choquée, au cours

de l‟épisode j‟ai dû lâcher un « Allez, soyez sympa ! Rendez-leur le ballon ! » A présent les

mines des garçons me désolent. Certes ils trouveront peut-être un autre ballon plus loin ou

autre, mais je ne comprends pas le geste du flic, pour moi c‟est de l‟abus de pouvoir. « Ils

n‟ont pas le droit de jouer sur cette esplanade, c‟est pour les cérémonies officielles » me dira

Simo. « Ah.. d‟ailleurs il y a peu de monde à cet endroit.. mais c‟est pas une raison pour

prendre le ballon, si ? » « Souvent ils ne disent rien, mais là il devait avoir envie de se faire

une partie ! Il l‟a pris pour lui, ou pour son fils, c‟est comme ça que ça marche ! »

A plusieurs reprises je rentre tard à l’hôtel, entre minuit et 2 heures dans la nuit.

Une fois nous restons avec un « ami du père » de Simo qui nous a rejoint dehors avec son oud.

Sur un trottoir dans la Kasbah, il joue et chante des airs en arabe. C‟est un des caïds du

quartier, certains riverains s‟arrêtent un moment, apportent des bières et chantent également.

A chaque nouveau venu, je suis sur le qui vive. « Ne t‟inquiète pas. Ici, avec lui, ça ne craint

rien. » Je vois qu‟il surveille tout de même, et je me prends à l‟imiter. Seulement, de temps à

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autre, un passant vient nous demander une cigarette, une bière. « Allez, je rentre à la maison

voir ma femme. » « B‟slama Sayyidi. »

La veille de mon départ vers Tiznit, Simo m‟invite à dîner chez lui. Le fait est que j‟achète la

viande et les légumes. A la maison, Simo confie les courses à sa mère, qui prépare un tagine

dans la cuisine pendant que nous buvons le thé. Il sort une petite bouteille en plastique, de

l‟alcool de datte « artisanal »… un vrai tord-boyaux. Je comprends que Simo à de nouveau

l‟intention de se saouler. Sa maman nous sert. En alerte, je ne goûte même pas. Puis Simo sort

de sa poche une page d‟agenda arrachée, pliée en quatre, sur laquelle il dit avoir écrit la nuit

précédente ce texte en arabe. « Tiens, c‟est pour toi. » J‟entreprends de le lire. Au fur et à

mesure il me le traduit. Il m‟explique que c‟est un poème, et surtout « une déclaration

d‟amour. » Il continue de se saouler, je le prie de me raccompagner.

C‟est pleine lune, nous rentrons en passant « par derrière », empruntant des chemins

« discrets », c‟est-à-dire non pas les grands axes du centre mais le labyrinthe des ruelles en

périphérie. Dans l‟ombre nous croisons des groupes de jeunes qui boivent, fument, discutent.

Simo les salue la plupart du temps, sinon il les traite de « diables » qui « rôdent à la recherche

d‟une proie ». Je suis contente de parvenir à l‟hôtel. Le veilleur de nuit m‟ouvre avec un

regard réprobateur. Pour ma part, bien que je considère ne rien avoir à me reprocher, je me

soucie tout de même de ce qu‟il peut imaginer sur moi. Je me réfugie à penser que la politesse

dont je fais preuve à son égard, me préserve du pire. Surtout, ça m‟est bien égal ! Le matin, je

m‟étais aperçue que le patron de l‟hôtel me regardait dans les douches. J‟avais crié, il était

parti.

Le lendemain, je trouve un mot sous ma porte, me proposant de contacter untel au numéro

tant. D‟abord ça m‟amuse, « ils sont incroyables ! » Puis le vent tourne et je n‟en reviens pas.

Pensive, j‟ouvre les volets et là, découvre sous ma fenêtre une vieille dame qui brûle de

l‟encens en dessinant des gestes et en psalmodiant. A côté d‟elle un petit garçon m‟aperçoit et

je crois comprendre qu‟il me fait signe. D‟effroi, je me rétracte dans la chambre. Entre deux

pans de rideau, je jauge la situation… je suis effarée. J‟ai déjà vu ce type de rituel pour

éloigner le mauvais œil. « Ce n‟est quand même pas pour moi ?!... » Je n‟ose pas y croire,

mais m‟avoue fragilisée. C‟en est trop, quoiqu‟il en soit je ne veux pas me laisser intimider.

Je décide de réagir, bondis dans le couloir, interpelle les deux bonnes en leur montrant le mot

reçu. Celle qui est la plus aimable avec moi, m‟arrache immédiatement le mot des mains, et

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s‟affole, à se prendre la tête dans les mains et à les serrer devant sa poitrine en proférant

quelques paroles. Pendant ce qui m‟apparaît être un sketch, je l‟interroge du regard,

manifestant mon mécontentement. Nouvelle surprise : tout d‟un coup, elle s‟arrête pour

détaller vers la réception en brandissant le mot. Je n‟ai pas le temps de réaliser ni de la retenir

qu‟elle a déjà disparue. Je me demande bien ce que cela signifie et ce qu‟il va pouvoir en

advenir. Et étant donné l‟incident de la veille dans les douches, ce nouvel épisode ne me plaît

guère.

Je tourne, range quelques affaires, entreprends de faire mes comptes pour me calmer. Je

compte, recompte, une troisième fois : il me manque 100 dh. J‟essaie de me souvenir de tout,

je suis toujours très attentive à mon sac. Je ne me vois pourtant pas laisser tomber un billet. Et

déjà deux jours auparavant, j‟avais une différence de 20 dh, ce qui ne m‟est jamais arrivé. La

seule solution : Simo a dû me voler quand je me suis absentée pour aller aux toilettes. La

première fois je n‟ai pas voulu l‟accuser, là ça devient très louche ! Un mauvais sentiment de

trahison me traverse. Le tout cumulé, je suis très en colère.

Une heure plus tard, aucun retour des bonnes. Je sors, direction la boutique Internet où j‟entre

en communication vocale avec Madani, mon petit ami. Il est marocain, et depuis l‟été

précédent nous sommes en relation à Paris. Je suis contente de lui faire part de mes

inquiétudes, espérant qu‟il pourra me rassurer, m‟aider à décrypter les derniers événements et

me donner quelques conseils. Je raconte98

. Il est ennuyé pour moi et adopte un ton de

reproches. « Toi tu accordes trop vite ta confiance ! Tout le monde n‟est pas comme moi, ma

famille ou tes amis à Casablanca ! » Je lui demande pourquoi la bonne a détallé avec le mot.

« C‟était certain ! Elle a couru voir son patron pour se faire bien voir. Faut pas le dire à la

bonne, c‟est directement le patron de l‟hôtel qu‟il faut aller voir ! Et il faut lui faire les yeux

rouges ! Et lui dire que ton mari il est de Rabat, parce que ces gens-là ils ont peur des gens de

Rabat et du Palais ! » Je réponds que je ne veux pas créer d‟histoire.

Alors il me propose d‟appeler l‟hôtel en se faisant passer pour mon mari. « Tu vas voir ça va

les calmer ! » « Non non, c‟est inutile je pars demain. » « Ah !... bah comme tu veux. »

Hésitation. Personnellement je suis touchée qu‟il veuille s‟impliquer pour me protéger. Certes

je sais qu‟il n‟en manque pas une, non plus, pour faire le mariol ! Et l‟occasion est trop belle !

Il n‟empêche, finalement l‟idée me plaît. « Entendu. Et comme ça les gens arrêteront de parler

sur moi. Je pense que le problème est qu‟on ne sait pas pourquoi je suis là, et on m‟a vue

98

A savoir : L‟après-midi même, j‟allais retranscrire l‟ensemble de cet échange sur mon ordinateur. La

conversation apparaît ici, quasi intacte.

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rentrer tard deux nuits de suite, les gens ne doivent pas trouver ça normal. » « Ok ! Je mets le

haut-parleur pour que tu entendes. » Recherche du numéro ; qu‟il compose. « Et j‟ai dit à la

bonne, quand elle m‟a demandé, que je suis mariée depuis un an et demi. » « Et ton mari, il

est d‟où ? » « De Rabat. »

La dame « désagréable » de l‟accueil décroche. Il parle en marocain, je ne comprends pas,

mais il commence à hausser le ton et à devenir très agressif. Je me demande s‟il n‟exagère pas

un peu, plus il débite plus je suis stupéfaite ; en même temps je trouve ça drôle ; puis je me dis

qu‟il sait ce qu‟il fait, et même je prends note. Il raccroche. « Alors là t‟inquiète pas ! Je peux

te dire qu‟elle a eu peur la dame !! » « Ah bon ?? Et ?... » « Cette fois ils ont compris, je te

garantis qu‟ils ne t‟embêteront plus ! » « Mais… » Son enjouement me secoue, je crains qu‟il

ait décidément pris la situation à la légère, et n‟ait pas bien mesuré les conséquences de ses

actes. Je lui rappelle que je suis ici pour faire un terrain de recherche… « T‟inquiète c‟est

comme ça qu‟il faut faire ! » Je l‟interroge.

« J‟ai dit que je suis ton mari, que tu m‟as raconté ce qu‟il se passe, et que je n‟accepte pas !

Que je suis du Palais et que s‟ils ne cessent pas de t‟importuner, je prends le premier avion et

je fais fermer l‟hôtel ! » « Ah bon ?!... Et tu ne lui as pas dit pour le patron dans les

douches ? » « Si si, je l‟ai dit ! » « … » « Si si, je suis ton mari ! Tu me l‟as dit, alors qu‟elle,

elle ne sait rien la bonne, mais moi tu me l‟as dit ! » « … » Soudain, je le sens moins sûr de

lui. « Tu n‟as qu‟à dire que tu t‟appelles [son nom]. » « Bof… » « Si, parce que c‟est une

grande famille les [son nom] au Maroc. » « Ca colle pas, ils ont mon nom sur mon

passeport. » « Tu peux avoir gardé ton nom de jeune fille ! » Je reste perplexe. La seule chose

qui me satisfasse c‟est l‟écho de ses paroles entre nous, ce laps de temps pendant lequel il

s‟est fait passé pour mon mari.

« Ca va aller ? » « Oui oui… Non mais ça va, j‟ai pas peur ! Et puis je risque rien ! Au pire, je

risque quoi ? De me faire violer ? » « Non non ! Tu ne vas pas te faire violer ! » Son

intonation me rassure. Je ne crois pas non plus que ce soit possible, néanmoins je suis

contente de l‟entendre l‟affirmer clairement. « Et souviens-toi, tu fais les yeux rouges ! » Je

rentre à l‟hôtel. En arrivant, la dame de l‟accueil m‟intercepte. Elle baragouine qu‟un homme

a appelé. J‟applique les conseils de Madani, sévère et hautaine : « Oui, c‟est mon mari ! »

« Et… » « Oui, c‟est inadmissible ! Et vous avez entendu ce qu‟il a dit ! Je compte bien voir

le patron de l‟hôtel pour le lui dire ! » « Oui oui, mais il n‟est pas là. » « Alors plus tard. »

Puis je monte.. toute bouleversée de l‟attitude et du langage que je viens d‟emprunter. En

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même temps, à voir la réaction de la dame, ça a l‟air de fonctionner !… J‟en reste

profondément désolée.

14 heures 30, rendez-vous avec Simo sur la place Talmoklate pour un jus d‟orange. Lancée

dans un état d‟esprit offensif, je l‟attaque d‟emblée avec mon histoire d‟argent perdu. « Toi, tu

es énervée ! » Mes accusations à demi-mot il les contourne, me jette la responsabilité dessus,

se vexe, parle d‟honneur. Je ne démords pas. On s‟assoit pour un couscous, un pour deux. Au

milieu il décampe. « C‟est pas croyable ! Il est vraiment sans aucun scrupule, il se moque de

moi ! » Je paie et m‟en retourne vers l‟hôtel. Simo réapparaît, il s‟excuse, je ne dis mot, il me

prie de venir le soir au café de la Kasbah. « Entendu. De toutes façons, je pars demain. »

Alors que je m‟installe, il m‟offre babouches, sabhat99

, khôl et mirwed100

. J‟entends que, s‟il y

a eu vol, ce doit être une manière de me rembourser sans avoir à reconnaître ni à s‟excuser.

Le surlendemain de mon arrivée à Taroudannt, j‟ai envoyé un mail de reprise de contact à

Ashraf, le responsable local de l‟ONG. Sa réponse ne se fait pas attendre, sur un ton

sarcastique. Reproches de ne pas lui avoir donné de nouvelles depuis l‟été, et surtout de ne

pas lui avoir communiqué mon dossier de recherche, ce qui est discutable ! Une perche acide

que j‟évite, mais réponds cordialement et accepte le rendez-vous proposé le lendemain. 14h,

la température est saisissante, je traverse la place quasi déserte et saute dans un taxi direction

la ville nouvelle à l‟extérieur des remparts. A côté du local de l‟ONG : l‟école, les deux

banques et la grande mosquée fraîchement construite, sont fermées.

Je suis accueillie par la secrétaire qui me prie de patienter. Ashraf est au téléphone, comme la

plupart des fois où j‟ai pu l‟entrevoir, ou plutôt « où j‟ai eu la chance de pouvoir l‟entrevoir ».

C‟est l‟impression qu‟il semble volontairement vouloir donner, celle d‟un homme très pris,

difficilement joignable. Me voici dix bonnes minutes dans le couloir à parcourir les affiches

punaisées au mur annonçant communément les événements associatifs locaux. Ashraf parle

fort et très vite, entrecoupant l‟échange de gros éclats de rire. Un temps que je prends pour me

rappeler, me mettre dans son atmosphère, son fonctionnement, qui est plaisant mais dont je

me méfie. Il raccroche, et le sourire aux lèvres, m‟invite à entrer.

« Alors comme ça tu ne m‟as pas donné de nouvelles ? » Tout de go, il me reçoit en réitérant

le croche-patte de son mail. Le fait est que, une fois rentrée en France, Jalil, le Président de

99

Equivalent arabe du chapelet. 100

Bâtonnet en bois lisse pour appliquer le khôl. Accessoire dit « traditionnel ».

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l‟ONG, m‟avait conviée à ce que dorénavant, pour quoique soit, je passe par lui. J‟avais pensé

que c‟était d‟une manière ou d‟une autre, un accord entre les personnes concernées au sein de

l‟ONG. Je prends à la rigolade, bredouille quelques explications, marchant sur des œufs pour

ne pas perdre la face. Il poursuit : « qu‟est-ce qui t‟amène de nouveau à nous ? » Je

commence à peine à exposer mon projet qu‟il m‟interrompt, pour enchaîner à l‟envi en

mélangeant des considérations générales, associatives, privées, politiques… d‟un ton oscillant

entre provocation, militantisme et séduction.

Je slalome, regagne mes repères dans ce « jeu » de la reprise de contact que je connais et qui

certes m‟amuse aussi, où l‟on se teste, se travaille, où l‟on se retrouve et se replace.

Néanmoins, je souhaite en sortir rapidement, de peur d‟être mise en défaut et afin de parvenir

à obtenir des réponses sérieuses !

Car j‟avoue être surprise qu‟Ashraf adopte une telle attitude, clairement à la camaraderie.

Ayant dorénavant choisi l‟associatif, qu‟il se montre ravi d‟endosser de nouveau son costume

de militant : soit ; nous étions déjà sur ces bases-ci. Mais nous ne nous étions pas quittés sur

une note si démonstrative, et encore moins, de sa part, sur de la complicité. Ceci m‟interpelle,

et me semble dénoter quelque chose en plus, un certain intérêt pour ma présence dont je ne

connais pas les ressorts et face auquel je reste instinctivement sur mes gardes.

N‟est-ce pas simplement mon retour dans la région, sa région, qui l‟intrigue ? Peut-être ai-je

professionnellement capté son attention lors du long entretien qu‟il m‟a accordé en août

dernier ? Ou après l‟écho de son ami Boubaker, au sujet de notre rencontre et de nos

conversations engagées et enjouées, au Maroc et depuis via Internet ? D‟abord j‟étaye ce type

d‟éventualités, c‟est-à-dire me concernant, sans grande nouveauté ni, selon moi, grande

conséquence. Puis, il devient évident qu‟en bon courtier, Ashraf se positionne surtout comme

le premier qui m‟accueille et qui pourra bénéficier dans les deux sens de mes informations et

contrôler les portes à m‟ouvrir. Pas de quoi s‟alarmer lorsque l‟on se pense dans une

dichotomie première : « Nous » versus « Les autorités marocaines ».

Bien plus tard, émergera en outre l‟idée que, dès mon arrivée et du moment où j‟ai mentionné

cette ONG, l‟administration a dû prendre contact avec lui. Et l‟image des autres combinaisons

possibles et des frontières beaucoup plus floues entre organisations.

Au fur et à mesure de l‟échange, nous nous accordons et la relation se précise autour d‟une

sensibilité et d‟objectif qui se disent communs. Il s‟affiche « associatif engagé », je marche

sur ses pas. Il ne manque pas de multiplier diverses tentatives de rabaissement, de discrédit ou

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de subordination. J‟esquive, attaque, refuse de me laisser faire… Dix bonnes minutes ainsi,

puis la « partie » se calme. J‟ai pu expliquer que j‟envisage de travailler sur des Présidents de

Commune qui ont vécu en France et qui sont pourquoi pas passés par l‟associatif avant d‟être

élus. Je me permets à présent de lui demander s‟il a quelques figures en tête et s‟il peut

m‟introduire auprès d‟elles. Il répond présent : « Wakha, je vais appeler mon contact au

Gouvernorat pour qu‟elle me fournisse ça. Normalement je vais pouvoir te trouver ça, mais

faut la jouer fine avec l‟administration, et ça peut prendre du temps… Je m‟en occupe. »

En trente secondes c‟est dit, et l‟on passe immédiatement à autre chose. Il me propose

d‟assister à sa prochaine réunion. « Je fais de l‟information citoyenne pour des jeunes de

lycée ! On discute, ils me posent tout un tas de questions… viens, tu verras c‟est très

intéressant ! » Je le suis dans la salle d‟à côté, les jeunes arrivent. Pendant une heure, ils

seront très attentifs et curieux. Ashraf expliquera ce que fait l‟ONG, telle mise en œuvre

locale de telle approche générale ; pour le reste il fera une sorte de cours d‟instruction civique

version militante, avec encouragements clairs à toutes les formes d‟engagement collectif.

Il a manifestement l‟intention de me montrer sa « facette militante » en action, dans l‟idée de

me mettre en confiance, en sympathie, et même susciter un sentiment de communauté d‟idées,

d‟intérêts et d‟affect. Il est certes difficile de garder de la distance face à un militant

convaincu, et de surcroît lorsque ça fait écho en soi. J‟avais un sentiment ambivalent d‟alerte

et de camaraderie, je ressors de ce nouvel épisode avec Ashraf convaincue qu‟il est d‟abord

militant et structurellement contre les autorités.

En sortant, il commente avec la préoccupation et la logique classiques pour les ONG de se

distinguer des autorités : « Ce type de réunion nous a valu plusieurs avertissements du

Gouverneur. On doit toutes les annoncer et un sbire du Makhzen est venu assister à certaines,

on l‟a accueilli sans problème ! Nous faisons de l‟information ! Depuis sa création ils tiquent

sur notre "pôle information" mais ils ne peuvent rien nous reprocher ! Il n‟empêche qu‟ils

attendent un dérapage alors ils ne nous lâchent pas d‟une semelle, on est obligé d‟être hyper

vigilant. » Sur le ton de la confidence, il me fait entrer du côté de l‟ONG. Entreprise de

séduction et de ralliement à leur position, en même temps que de cloisonnement.

Sur le pas de la porte : « Parfois on peut lire le ventre dans les yeux ». Je suis surprise. Avant

qu‟il ne poursuive : « Tu sais les marocains quand c‟est pour un rdv galant ils ne le ratent pas !

mais bon là c‟est pour le travail alors ça ne presse pas ! »

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Le lendemain il m‟appelle en fin de matinée : « j‟ai ce qu‟il te faut, passe maintenant. » Il me

transmet le numéro de portable d‟un contact dans le Tazerwalt au Sud de Tiznit, et le nom de

deux Présidents de Commune dans la région. « Appelle celui-là, il te donnera le numéro des

deux autres. Tu sais, il a fallu que je travaille pour toi, hein ! Au Gouvernorat on m‟a donné

ces noms, je ne les connais pas. C‟est pas évident ce que tu demandes, ils n‟avaient pas

forcément le parcours précédent de chacun, mais voilà, avec eux il paraît que c‟est bon. »

« Entendu, merci ! » Je lui demande quelques informations supplémentaires. « Ils sont dans la

région de Tiznit, tu regarderas, moi je ne sais pas. » Surprise. Je ne pensais pas avoir à partir

si loin. Je m‟interroge alors sur la fréquence du phénomène, peut-être les reconversions du

capital associatif vers le politique ne sont pas si courantes que ça.

Il sort du local avec moi, me fournit des informations pratiques pour m‟y rendre. « Le mieux

c‟est que tu les appelles une fois que tu es à Tiznit. » Arrivés sur la place al Kasbah nos routes

se séparent. « Ma femme m‟attend pour déjeuner. » On se fait la bise, il me sourit et d‟un ton

charmeur : « Tu sais, j‟aime bien les militantes… Ca me rappelle… » Militante, moi ?! Je

reste stupéfaite. Il ajoute : « Et toi, tu as de la malice dans les yeux !... » Je finis par être gênée,

objectif atteint. Alors, coite, avec l‟air d‟acquiescer tout en laissant planer le doute, je

m‟éloigne.

Militante, moi ?! Je n‟en reviens pas qu‟il me perçoive comme militante ! De mon point de

vue, je ne suis aucunement militante dès lors que je n‟agis pas concrètement comme telle au

sein d‟une organisation… Ce débat m‟anime un moment, certainement pour préserver l‟idée

que je me fais de la relation avec Ashraf, évincer la question du ton qu‟il a adopté et ne pas

me confronter aux autres de mes étonnements. J‟ai pourtant bien l‟impression d‟être exilée,

loin de Taroudannt. Quatre jours plus tard, je grimpe dans un taxi pour Tiznit.

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Tiznit, 5 jours : lundi 12 mars - vendredi 16 mars

Etape 3 : Rencontres concernant le Sujet 1

Après un changement de taxi à Agadir, nous parvenons enfin à Tiznit. J‟ai prévenu Boubaker

de mon arrivée en fin d‟après-midi. Il m‟a donné rendez-vous dans un café connu tout proche,

entre la gare routière et l‟une des portes de la médina. Je repère le café, achète des cigarettes

et des fruits au marché couvert en face, et m‟installe à l‟intérieur, juste en entrant pour que

Boubaker me trouve facilement. Il fait très chaud, les ventilateurs tournent au plafond.

Je commande un café et me lève pour aller me rafraîchir. Dans le fond, quelques couples et

des familles mangent. C‟est un vieux café, spacieux, en marbre et mosaïques un peu

défraîchis. En habits, les nombreux serveurs volent de salle en salle, leurs plateaux au-dessus

de la tête. La clientèle est privilégiée, minimum la trentaine, majoritairement en djellaba. Des

hommes seuls lisent le journal, d‟autres en groupe discutent à mi-voix ; on fume, on sort sur le

pas de la porte le téléphone à l‟oreille.

Dans l‟espace avancé du café, je suis la seule femme et la seule occidentale. Le temps de

prendre mes marques, j‟aime bien ces cafés et ces situations. Il y a toujours assez de monde,

pris dans leurs occupations, pour passer inaperçue ; en même temps, pour les quelques regards

de toutes sortes, je prends un malin plaisir à montrer que je me sens à l‟aise, « à

l‟occidentale ». J‟allume une cigarette. « Mais finalement, même lorsque je sens la pression

autour de moi, je ne me laisse pas démonter et fais comme si de rien n‟était ! »

J‟estime que je peux garder certaines de mes habitudes dès lors qu‟en tant que femme, je suis

visiblement assez respectueuse des normes locales. Je circule toujours très couverte jusqu‟aux

mains et pieds, les cheveux attachés, avec autour du cou un vieux cheich bleu tout décoloré

datant de mon premier voyage au Maroc. Selon moi, ma présentation et précisément cet

accessoire sont censés dénoter que je suis « Maroc friendly, and used to ». En conséquence, je

postule qu‟ils suscitent de la sympathie, de l‟indulgence si nécessaire, et le cas échéant,

préviennent quelques premières réactions agressives à l‟égard des occidentaux, des français et

des touristes. Je me rallume une cigarette.

Boubaker arrive peu après, nous sommes contents de nous revoir. Il sort de la Maison de la

Culture où il a été nommé Chargé du Développement depuis trois mois. Je le taquine

gentiment à ce sujet. Il avoue avec un large sourire : « il faut bien que je me case ! »

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Jusqu‟à lors, il était extrêmement critique à l‟égard des nouvelles institutions mises en place

pour « drainer et juguler les expressions culturelles et sociales ». Dans les années 1990, il fait

partie des figures en tête des mouvements sociaux et politiques. Syndiqué à Agadir, il

participe aux réunions « secrètes » à l‟arrière de cafés et intégrera le mouvement Ilal Amam,

« En Avant », une organisation clandestine d‟extrême gauche des années 1970-1980. 1991, il

est sur le toit du Ministère de l‟Education Nationale avec des bidons d‟essence. Ce n‟est pas le

plus virulent, mais il est là et relève une étudiante enceinte, presque à terme, qui vient de se

faire tabasser. 1998, rebelote. Et cette fois les téléphones portables leur permettent de se

coordonner et de se tenir informés, ce qui « les a sauvés. »

Il fait un passage à Fès puis dans le Moyen Atlas. Docteur en lettres arabes classiques et en art

théâtral, toujours aucun poste pour enseigner. Il monte une troupe de théâtre et vit grâce à sa

famille dans la région de Tiznit et d‟Agadir, et aux petites situations éparses qui se présentent.

Finalement, Ashraf, son « camarade » d‟études rencontré à la fac d‟Agadir, réussit à le

convaincre de le rejoindre dans l‟associatif « en attendant autre chose ». Rapidement, comme

il s‟y attendait, il peine à s‟adapter. Je me souviens que l‟été, dès notre rencontre, je l‟avais

senti douter d‟y trouver sa place. Ashraf lui avait proposé d‟aller se frotter au terrain, de

remplacer Hicham à son départ, opérationnel dans les villages avec les populations reculées.

« Ca ne me correspondait pas du tout ! Attention, j‟étais très bien avec les gens, c‟est pas le

problème ! Mais j‟avais envie d‟autre chose, ce n‟était pas pour moi ce travail. » Aussi, il se

sentait « exilé là-haut », loin de tout et de tous.

Je saisis assez bien ce que Boubaker me raconte. Clairement il est davantage intellectuel

théoricien, avec son style de premier de la classe, à apprécier échanger sur ses thématiques et

à avoir besoin d‟aller au théâtre pour écrire ses pièces, qu‟animateur d‟ONG à expliquer les

projets et faire le suivi des travaux. Enfin surtout, il en vient à me détailler ses objections à

l‟égard de l‟ONG, de son fonctionnement interne, du processus décisionnel et des personnes.

Il me rejoue la réunion au cours de laquelle il aurait gagné l‟intérêt de Moussa, le Directeur

fondateur, mais à la suite de laquelle il aurait été évincé.

D‟ordinaire relativement silencieux, ce jour-là - ce que personne n‟ose faire - il s‟est élevé

contre Moussa. Et de surcroît il a saisi une opportunité lambda pour lui notifier en des termes

choisis, certains des manquements au fonctionnement interne. « Je lui ai dit : non Monsieur

Moussa ! vous n‟aviez évoqué l‟idée d‟explorer telle piste de développement qu‟entre deux

portes, alors que vous étiez sur le départ. Or cette idée n‟a été ni discutée en interne, ni elle

n‟a fait l‟objet d‟un rapport. De plus, s‟il s‟agit que son élaboration me revienne, mon nom

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devra y figurer. Dans ces conditions, je ne suis en aucun cas décisionnaire et refuse d‟assumer

quelconque responsabilité à ce sujet, sans un tel document écrit. Alors moi j‟attends. » « Il n‟a

rien dû comprendre ?! » « Moussa, il est resté coi ! Tout le monde attendait sa réaction, ils

étaient figés ! Là, Ashraf lui a dit "Eh ! Tu vois le petit jeune qui est tranquille comme tu dis,

il a du répondant ! Je te l‟avais bien dit de ne pas le mésestimer !" Moussa a rouspété contre

les procédures et s‟est exclamé que je ne comprenais rien, qu‟on ne pouvait pas travailler

ensemble.. Il m‟a lancé : Allez ailleurs si vous avez besoin d‟un papier pour travailler ! »

Un reproche réitéré contre la manière de diriger l‟ONG de Moussa. Selim, animateur de

l‟ONG, me dira que « c‟est parce que c‟est un pragmatique ! je le sais, on est pareil, on est des

pragmatiques. Sur le terrain on voit ce dont les gens ont besoin et on fait. Et ça a des bons

côtés de ne pas tout le temps être dans la paperasserie ! » C‟est une manière aussi de court-

circuiter le processus décisionnel, ça personnalise le pouvoir.. et autres dérives pointées par

Boubaker.

Après un hiver difficile, Boubaker se résout à passer les tests pour intégrer l‟équipe de la toute

nouvelle Maison de la Culture qui doit bientôt ouvrir à Tiznit. Une opportunité d‟être proche

de sa famille, un poste dans l‟administration… et il a l‟espoir en étant présent dès le début,

d‟influer en amont sur la réflexion, le fonctionnement, et les méthodes de travail.

Le premier soir de mon arrivée à Tiznit, son ami Marwane nous retrouve au café. Il propose

de dîner chez lui. Nous partons chez la sœur de Boubaker, après un bref passage dans un hôtel

où il n‟y a plus de place. Boubaker est gêné de me proposer de me loger, je ne sais pourquoi,

car je suis une connaissance récente ? Parce qu‟il ne veut pas s‟afficher et inviter dans sa

famille une femme occidentale ? Il a peur de mon regard sur sa famille ? Il me dit que c‟est

provisoire chez sa sœur. Chez elle, je pose mes affaires dans une pièce carrée de 20 m² où il

n‟y a que des tapis au sol. Deux nièces, nous partons chez Marwane. C‟est un artiste-peintre,

dîner chez lui, dans un appartement de la Médina, très agréable, ouvert, lieu de passages

aménagé et vaste garçonnière. Il est dans l‟associatif politique, musique et littérature.

Couleur. Discussion politique, état des partis, comment ils sentent l‟évolution du Maroc.

Je sens une forme de fatalisme ironique et de découragement qui les met mal à l‟aise.

Marwane n‟est plus dans l‟action politique, se sent bien dans l‟associatif, il se plaît à

développer son association culturelle. Je sens que ce n‟est pas grand-chose dans le regard de

Boubaker, qu‟il n‟est pas encore à l‟aise avec ça, en tout cas devant moi bien qu‟il dise que

c‟est son choix. Quand je le branche sur la politique il est tout de suite très réactif.

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Le lendemain, on passe la fin d‟après-midi ensemble avec Boubaker dans la médina de Tiznit.

Vers sept heures, on donne rendez-vous à Marwane pour boire un verre. On se retrouve dans

le patio du plus bel hôtel de Tiznit. Nous sommes presque seuls, seulement quelques clients.

J‟ai l‟impression que Boubaker a du mal à articuler son discours de militant et le fait de

m‟emmener ici. Mais peut-être que je projette sur lui les interrogations que j‟aurais à sa place.

Diplômé, doctorant sans poste pour enseigner, j‟aimerais qu‟il soit difficile pour lui

d‟accepter, que la seule issue à sa situation soit d‟être récupéré par l‟administration. Je pense

à l‟exemple de mon ami Malik qui est à l‟opposé : lui est resté dans la militance et évolue

dans le réseau des ONG. Il est toujours célibataire. Boubaker, lui, se réjouit d‟avoir trouvé une

place qui lui assure une situation favorable pour rencontrer une femme. Et quelques jours plus

tard j‟entrapercevrai d‟autres revers du militantisme.

Rencontre avec les Présidents de Commune de la région de Tiznit

Le lendemain de mon arrivée à Tiznit, je fais le point sur mon sujet et prépare bien mon

discours, avant d‟appeler le contact indiqué par Ashraf. Car je crains qu‟après exposition, il

juge préférable d‟en rester là. 10 heures, je me lance. Grosse surprise : ce contact attendait

mon appel et il est au courant de ma demande ! Très aimable, il me communique sans

problème le numéro des deux Présidents de Commune. « Bon courage Mademoiselle ! » Me

voici enhardie, j‟enchaîne, appelle le premier numéro. De même mon appel n‟étonne

aucunement, l‟homme au bout du fil se montre très disponible comme si je représentais un

enjeu important. Il me renvoie vers untel, à contacter à midi. En raccrochant je plaisante tout

haut « c‟est le téléphone arabe ! » Une manière d‟évacuer le stress et de dépasser l‟effet de

surprise.

Précisément, pour moi ces appels initient mon enquête. Auparavant je me préparais, me

renseignais, tâtonnais en dialogue avec mes contacts et des personnes rencontrées dans la

région pour définir mon objet de recherche. Alors qu‟à présent, dans mon esprit c‟est le début

de l‟enquête. Nous sommes le mardi 13 mars et rappelons que je suis au Maroc depuis plus de

trois semaines. Midi : j‟appelle, scénario analogue. « Le PC1 »101

me donne rendez-vous en

début d‟après-midi, à 15 heures, au même café que Boubaker à mon arrivée.

101

« Le PC1 » pour le Président de Commune 1. De même, je citerai le PC2 et le PC3 dans les paragraphes

suivants.

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Je suis installée dans la partie avancée du café depuis une vingtaine de minutes, lorsque le

PC1 se dirige vers moi. Je l‟avais vu arriver quelques minutes auparavant, à marcher

posément et avec indolence. Un bel homme d‟une soixantaine d‟années, relativement svelte et

de taille moyenne, charismatique avec les cheveux et la barbe blanches, et immanquable en

« tenue traditionnelle » marocaine : fez rouge102

, djellaba blanche et babouches jaunes. Il se

présente debout la main tendue et m‟invite à monter à l‟étage ; je le suis poliment.

Effectivement, s‟ouvre au-dessus de la rue une grande terrasse que je n‟avais pas remarquée.

Manifestement des petits groupes de jeunes et de jeunes couples s‟y retrouvent loin des

regards. Il y a davantage de monde qu‟au rez-de-chaussée.

Nous prenons place quasiment au milieu, autour d‟une table ronde ; à peine assis, un autre

homme nous rejoint « c‟est le PC2 de [nom de la commune 2]. » Je me relève pour le saluer,

« enchantée. » « Alors qu‟est-ce qu‟on peut faire pour vous ? » Je me présente simplement,

sans fard ni omission : étudiante en Science Politique à La Sorbonne à Paris. Je poursuis en

reprenant de visu que je souhaite mener une recherche sur des Présidents de Commune ayant

vécu en France et qui ont une approche associative au Maroc. A leurs questions je n‟hésite pas

à expliciter qu‟en gros, l‟idée est d‟observer l‟impact de leur tranche de vie en France sur

leurs pratiques au Maroc.

De pénibles expériences en tête, ma première préoccupation est alors, certes d‟établir un bon

premier contact et une relation sur des bases claires, surtout d‟être prise au sérieux. Et selon

moi, dire que je suis « étudiante en Science Politique à La Sorbonne à Paris », c‟est d‟abord

en imposer. C‟est donner des références considérées et reconnues pour qu‟ils m‟accordent un

crédit intellectuel et me prêtent attention. Ensuite, c‟est leur montrer un intérêt, leur susciter

l‟envie de collaborer avec moi sur ce travail, car ils pourront s‟en enorgueillir et penser

pouvoir l‟exploiter. Dans la même veine, tout en restant bienveillante et même humble dans

une certaine mesure, je montre que je ne suis pas intimidée, les regarde droit dans les yeux et

m‟exprime du mieux que je le puis.

Le PC1 semble « séduit » et joue d‟emblée sur cette tonalité. En revanche, le PC2, plus

costaud, en djellaba grise, affiche un visage fermé que je lis dubitatif. Je reste conciliante et

me retrouve à répondre à des questions de toute nature et à essuyer quelques remarques. De la

part du PC1 : « Quoi ? 26 ans ?! Mais je t‟aurais donné à peine 20 ans ! Ma fille qui en a 18,

102

Le fez (فأس ou fās) ou tarbouche de Fès (فاسّي طربوش ou ṭ arbūš fāsī), est un couvre-chef rigide masculin en

feutre, souvent rouge, en forme de cône tronqué, orné d'un gland noir fixé sur le dessus. Les marocains

l'appellent "le Fez", le "Tarbouch" et parfois le "chèche".

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fait au moins 5 ans de plus que toi ! », « Ah ! les parisiennes !... j‟en ai quelques

souvenirs !... », « Il est à Paris ton mari ? Il t‟a laissée partir toute seule ?! Mais il devrait

s‟inquiéter ! Moi à sa place j‟aurais pas confiance, parce qu‟avec des yeux comme ça… » et le

PC2 : « Vous ne préférez pas aller à la plage plutôt que de faire de la politique,

mademoiselle ?! » Je jongle, tente avec ma pratique de ce type de situation, de recadrer le PC1

et d‟enlever l‟adhésion du PC2. Je reviens sur mon sujet, crois opportun de lâcher quelques

concepts théoriques pour les impressionner. Rien n‟y fait, les entreprises de discrédit fusent et

je commence à perdre patience, le moment est décidément très long à passer.

La discussion s‟enclenche malgré tout avec le PC1. Un PC3 arrive, il est petit et gros avec des

lunettes, et montre une approche similaire à celle du PC2. Il me salue à peine, reste un instant

à écouter notre échange sans mot dire. Puis il se retourne, regarde autour de lui et emmène

d‟un signe de tête le PC2 qui quitte la table sans me saluer. J‟observe leur manège que je juge

désobligeant. Je tâche de garder mon sang froid pour me concentrer sur le PC1 qui à présent

commence à coopérer.

Le PC1 cite les associations, les projets, donne des dates, des chiffres, énumère qui participe,

qui finance, etc. Je le vois se lancer dans la description de sa commune « bon élève ». A

imaginer devoir me rassurer sur ce qu‟il s‟y fait, il présente des structures et un

fonctionnement rationnels, légaux, transparents, avec preuves à l‟appui : « on a les contrats

avec les associations, on pourra vous les montrer ! » Il développe ainsi un discours pour

m‟enlever toute idée de corruption, d‟associations paravents, de gestion d‟amateur. Mieux :

« il nous reste même 1,6 millions de dirhams ! » Les éléments d‟une « bonne gouvernance »

sont mis en avant, avec chapitres sur l‟intercommunalité et la légitimité de l‟accès aux divers

services publics pour tous. S‟y ajoute le souci participatif et démocratique, « on fait ce que les

populations souhaitent, ils nous disent et on fait tout pour y arriver », jusqu‟à celui de l‟égalité

des sexes voire de la représentativité, lorsqu‟il tient à préciser, triomphant : « et notre conseil

municipal compte même une femme ! » Tout y est !

Passés l‟étonnement et l‟amusement, « je ne pensais pourtant pas avoir la tête d‟un bailleur de

fonds ?! », j‟essaie de le recadrer, sans succès. Alors je le laisse parler et accepte l‟échange

qu‟il me propose. Je me montre même très attentive et me retrouve à tout noter

scrupuleusement sous sa dictée. A chaque nouvelle information - alors que je me vois cocher

les cases des bailleurs de fonds occidentaux ! - je félicite sa résolution, ses choix et les

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résultats obtenus. Mon attitude semble le satisfaire, la relation se détend, une certaine aisance

se met en place.

Quand tout à coup : « on a besoin de quelqu‟un pour faire les choses, car 840 000 dh vont aux

salariés mais rien pour le développement ! » Je suis d‟abord frappée par l‟illogisme de sa

phrase et de son enchaînement avec ce qui précède ! Stoïque tant que faire se peut, je

l‟interroge et comprends qu‟il me sert sans sourciller, le chapitre 2 du discours adressé à un

bailleur de fonds : il nous faut plus de moyens, de personnel et d’argent. Je crains alors qu‟il

me demande du temps à investir dans sa commune, ou si mon travail ne pourrait pas l‟aider à

trouver d‟autres subventions. Aussi, si sa préoccupation n‟est pas de mesurer mon réseau, mes

capacités à le mettre en contact avec d‟autres acteurs du développement, à lui donner des

astuces ou autres. Je ne sais comment réagir. De peur de pervertir la relation et d‟introduire

des biais à l‟analyse, j‟esquive et opte pour l‟extériorité en continuant de recueillir ses mots,

sans plus. Avant de le diriger petit à petit vers son parcours personnel.

Rapidement il me raconte avec joie sa jeunesse en France. « A l‟époque ! » son travail la

semaine et les filles le week-end. Il a apporté une photo de lui, jeune, dans un bar à Paris : il

est attablé à discuter avec une jeune femme, soigné et à la mode, « j‟étais un sacré

séducteur ! » Puis il passe à sa vie familiale, le mariage, les enfants. Dix années qu‟il est PC à

Tighirt. Il a gardé un petit appartement à Paris, il y est deux ou trois fois par an, « seul ».

« Je repars à Tighirt demain soir. Demain si tu veux on va à la plage, il faut bien prendre un

peu de bon temps, tu es au Maroc ! » « Non non… » « Si si ! Et comme ça après on part

ensemble à Tighirt. » Je réponds que je l‟appelle le lendemain. Salam. En descendant, je salue

les autres PC et sors téléphoner à Boubaker pour se retrouver quelque part. « Ne bouge pas, je

suis au café dans 10 minutes. » Je remonte m‟asseoir à la même table.

« Alors ? ça s‟est passé comment ? » « Pfff… j‟en sais rien. » Je lui exprime mes sentiments :

d‟abord mal-à-l‟aise avec les notes de séduction, surtout inquiète qu‟à suivre ce PC1, je ne

trouve rien pour mon sujet. Puis la logistique, l‟éloignement de Tighirt et mes contraintes

financières… Nous en discutons longuement, Boubaker me donne son avis : « Ca ne

m‟étonne pas. Revenus ici, ce genre de types ils profitent ! Ils sont restés avec l‟idée du

Maroc du temps où ils étaient partis, ou alors après avoir profité de la liberté en Europe ils se

font un trip conservateur mâtiné de religieux, pour en fait faire valoir leur passage en Europe

auprès de l‟administration… » « Mais Moussa alors ?! » « Bah, tu peux toujours trouver autre

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chose, mais le plus souvent ils deviennent les pires armes du Makhzen ! D‟ailleurs je ne

comprends pas pourquoi ça t‟ennuie ? C‟était une de tes hypothèses tout ça, non ?! » Je suis

stupéfaite de cette remarque qui me met face à mes contradictions. Je la tourne alors en

dérision : « Qu‟est-ce que tu veux, c‟est difficile à accepter pour moi, je ne suis qu‟une

imbécile d‟occidentale rappelle-toi ! » « Hahaha ! »

Le Hammam de base à Tiznit

Tiznit : Un matin, après trois jours sans m‟être lavée, je soulève l‟idée d‟aller au hammam.

Boubaker trouve intéressant que j‟y aille, il demande en berbère et me répond que Jamila, la

fille aînée de sa sœur, veut bien m‟y accompagner. Il y en a un à côté de la maison. Nous

préparons nos affaires, je lui demande ce que je dois prendre. Je suis entièrement novice,

n‟ayant jamais mis les pieds dans un hammam quel qu‟il soit. Serviette, shampooing.. de quoi

me laver.

Nous traversons un grand terrain vague avant d‟arriver sur une autre rue, une route où un

bâtiment comme les autres en parpaing encore en construction, affiche effectivement une

pancarte « Hammam ». Jamila parle peu français mais elle est toute à l‟écoute, bienveillante.

Elle se montre pleine de respect et de discrétion par rapport à moi - ceci issu me semble-t-il

du fait que je suis plus âgée et que je suis une invitée occidentale - et en même elle sait que

j‟ai besoin d‟elle pour me montrer. Je me laisse guidée, humble, et je suis surtout contente

d‟aller me laver. C‟est un hammam de base où les femmes viennent d‟abord se laver. Après la

caisse où Jamila achète un gant pour moi et du savon noir pour toutes les deux, une salle pour

se déshabiller où je fais comme elle. Je n‟ai jamais été dans un hammam. Je lui demande

jusqu‟où me déshabiller. Je lui montre que je n‟ai qu‟un string, elle me répond que ce n‟est

pas un problème, que certaines sont nues. J‟hésite, enlève mes vêtements au fur et à mesure

après elle ; elle voit ma gêne et sourit.

Elle pousse une grande porte, nous sommes saisies par la buée. « Tu prends un seau où tu

mets tes affaires. » Il y a deux salles, peu de monde, une dizaine de femmes et quelques

enfants. Jamila va chercher de l‟eau au robinet dans un seau qu‟elle pousse une fois plein, elle

nettoie la place que l‟on a choisie. On s‟assoit et nous nous lavons chacune de notre côté. Les

autres femmes se lavent aussi entre elles, j‟observe que des femmes manifestement inconnues

se proposent et se lavent les unes les autres, Jamila me le confirme. Je suis observée mais sans

plus. Moi, je ne suis pas à l‟aise mais feins de l‟être. Jamila me propose de me frotter le dos ;

après quelques instants, je me détends enfin. Je la masse à mon tour, quoiqu‟il en soit pas à

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l‟aise avec cette promiscuité entre femmes et cette espace que je comprends comme un espace

de détente et de plaisir entre elles. J‟essaie de faire abstraction. Nous passons dans la seconde

pièce, plus chaude. Nous sommes moins nombreuses. Jamila se lave la tête encore une fois, je

la regarde discrètement se coiffer, je vois qu‟elle se soigne et que c‟est un vrai moment de

bien-être, de relâchement et de prise de conscience d‟elle-même. Je regarde une maman qui

est là avec son fils, elle déambule pleinement dans son corps, superbe ; une femme grande,

aux formes harmonieuses, très dessinées et généreuses sans qu‟elle ne soit déformée.

Dans ce hammam c‟est la première fois que j‟ai le sentiment que Jamila « est ». C‟est une

« fille de la maison », future épouse, encore enfant dans son corps. Je m‟étonne que la culture

fasse que les femmes se montrent publiquement entre elles, dans un espace d‟attention pour

elles-mêmes, alors que par exemple Jamila n‟a jamais dû être vue par un homme. Et il me

semble curieux qu‟elle ne sera ainsi jamais vue avant son mari, puis qu‟il n‟y aura que lui. Je

suis frappée par l‟absence de liberté par rapport à ça et ce qui m‟apparaît paradoxal.

On rentre. A la maison, elle remonte dans sa chambre, elle a le teint rose. Je sens que le

hammam est un moment rare pour elle, ce qui force le plaisir. Cependant, Boubaker me fera

plus tard relativiser. Il me racontera que les femmes se regardent entre elles, les mères

choisissent les futures femmes de leur fils au hammam et s‟en sert d‟argument pour

convaincre leur fils d‟épouser une fille « si si je l‟ai vu au hammam, elle est belle » ou alors

comme argument de dissuasion « non non il faut pas que tu l‟épouses je l‟ai vue au hammam,

elle est pas belle ». Les fils demandent également à leur sœur de regarder une fille qui leur

plaît. Ce n‟est pas un moment intime, un espace qui respecte l‟intimité. Le fait qu‟elles se

montrent là en public n‟est pas sans enjeu. « Détrompe toi, elles bossent là-bas ! Elles savent

que c‟est un lieu où elles peuvent être repérées pour leur futur mari ». C‟est un lieu

d‟exposition.

« Et quels sont vos critères de beauté ? » « La femme berbère doit être : en bonne santé, avec

des hanches larges, bien charpentée, dotée d‟une belle peau (couleur et texture), des formes

généreuses qui pourront accueillir et porter un enfant. »

Maison de la Culture à Tiznit

Le dernier jour, Boubaker me propose de l‟accompagner au travail. C‟est sa dernière après-

midi de la semaine, il est seul au boulot, c‟est l‟occasion de me faire visiter les locaux. Avec

son ami Marwane ils se moquent de la Directrice qui, racontent-ils, fait n‟importe quoi. Il me

semble que Boubaker ambitionne de prendre sa place.

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Nous traversons le terrain vague jusqu‟à la route à l‟entrée de la ville. La Maison de la

Culture est plantée là, flambant neuve, isolée tant que les banlieues qui s‟étendent à grande

vitesse, ne l‟ont pas encore engloutie. Il n‟y a personne ni autour ni dedans, mis à part le

gardien que nous saluons. Elle est disposée comme les bureaux administratifs de la DPA103

que j‟ai pu voir à Tata : passé l‟accueil avec un escalier qui monte aux étages et distribuent les

salles de cours (musique, dessin, etc.) et de discussion pour les associations, on arrive sur un

carré central de lumière avec les bureaux autour. Seule une grande salle de théâtre est

accessible au rez-de-chaussée, comme cachée, à droite de l‟entrée.

Le bureau de Boubaker est neuf et quasi vide. Du carrelage, un bureau, une étagère, des

prospectus, un cahier de notes, pas de connexion Internet. La salle du théâtre est vaste et

confortable, bien que l‟acoustique soit très mauvaise. J‟ai surtout le sentiment que pour

l‟instant peu de monde va venir jusqu‟ici, cette Maison de la Culture excentrée, à 500 mètres

de l‟entrée de la ville et à près d‟un kilomètre de la première maison. Boubaker me dit que

l‟administration prétend avoir pris en compte la future extension de la ville.

Lui joue le cadre administratif. Tous les jours avant de partir, il cire ses chaussures, ce qui me

semble incompréhensible avant de traverser un terrain vague balayé par le vent qui soulève

beaucoup de poussière. J‟en cherche la raison. Un rituel pour endosser le statut du cadre

administratif ? Je lui pose la question. « Je vais au boulot alors je cire mes chaussures ! » Il est

surpris de ma question et rigole quand je lui fais remarquer que ça ne sert à rien. Par ailleurs,

il est carré sur les horaires d‟arrivée, le soir c‟est plus fluctuant. J‟ai l‟impression que pour

l‟instant il y a peu de travail, et surtout qu‟il a été récupéré et canalisé par l‟administration.

A la sortie, on croise un groupe de filles qui rigolent en nous voyant bras dessus, bras dessous.

Il réagit et me demande un peu gêné de ne plus le tenir par le bras pour qu‟on ne l‟imagine

pas engagé avec quelqu‟un.

103

Direction Provinciale d‟Agriculture rattachée au Ministère de l‟Agriculture et du Développement Rural du

Royaume du Maroc. Cette référence, étant donné que l‟été précédent j‟avais fait un stage à Tata avec Karim qui

travaille à la DPA de Tata. J‟avais été présentée au Directeur de la DPA, et avais travaillé à quelques reprises

dans ces locaux. L‟occasion d‟observer leur organisation et leur fonctionnement.

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Aït Melloul - Taroudannt - Agadir, 4 jours : vendredi 16 - mardi 20 mars

Etape 4 : Formulation du Sujet 2

Je décide de changer de sujet de recherche et de rejoindre Taroudannt pour en discuter avec

Ashraf. Départ en bus avec Boubaker vers Aït melloul. Il me confie qu‟il a une amie à Agadir

qu‟il retrouve discrètement un week-end sur deux. Arrivés, on se rejoint dans un café avec

Sofiane, son ami Professeur de Lettres au lycée. Nous logerons dans son appartement, il est

envahi de cartons de livres qui sont empilés et traînent éparses, une pièce bureau et un balcon.

Sofiane me laisse sa chambre, eux dormiront sur les banquettes au salon.

Nous partons en taxi prendre un verre à Agadir. Deux jeunes femmes habillées « en jeans »

avec force maquillage et accessoires, parlent très fort au téléphone. Une fois descendus, ils

affirment que ce sont des prostituées qui partent au travail. Soirée à Agadir, nous nous

installons à une terrasse sur la plage. Eux rient des femmes qui se montrent.

En rentrant Boubaker s‟étonne de mes colères, de ma verve et ma réactivité. Il n‟arrive pas à

comprendre vers quoi elle est dirigée et ce d‟autant plus que je ne suis engagée dans aucune

organisation militante. « Tu devrais au moins écrire ! » Il ne comprend pas que j‟hésite pour

mon travail, le temps que je passe avec eux, les échanges que nous avons.

Le fait est que j‟attends, une attitude qu‟il ne comprend pas et il ne comprend pas ce que

j‟attends. Mes hésitations pour mon travail créent de l‟incompréhension. A ne pas être claire,

on me réassigne à des identités partielles et des places que je refuse. Une situation qui me

vulnérabilise et ouvre la fenêtre des possibles. En face, ce n‟est pas tant qu‟ils me sentent

vulnérable, mais ils me proposent quelque chose dont potentiellement ils pourront profiter.

Dernier matin avec Boubaker. Il vient me réveiller sur les chapeaux de roue, je ne l‟ai jamais

vu dans un état pareil. A peine sortie du lit, il me raconte qu‟il vient d‟apprendre que, pour

construire des hôtels, « le Makhzen a vendu les terres de [son] village à un promoteur,

français. » Une occasion d‟échanger sur les conditions d‟accès à la terre et les manipulations

par l‟intermédiaire des outils juridico-administratifs qui réduisent les villageois à

l‟impuissance. Il m‟explique qu‟ils n‟ont que d‟anciens papiers datant des années 50 lors de la

sortie du Protectorat et de la redistribution des terres. Non remis à jour ni enregistrés auprès

de telle nouvelle administration sous telle nouvelle forme juridique, le « Makhzen » se déclare

propriétaire des terres. Et il profite quoiqu‟il en soit des tensions entre villageois. « Cette

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bande de terre est la propriété des trois grandes familles du village. Or depuis 10 années l‟une

est en conflit avec les deux autres, donc comme on n‟arrive pas à se mettre d‟accord, le

Makhzen profite de notre division. » Il soupçonne que l‟un des fils ait été « acheté » par le

Makhzen. « C‟est la bande de terre entre notre village et la mer, que l‟on traverse pour aller

pêcher, nous nourrir, vivre. Maintenant vont se dresser des barres d‟hôtels… plus d‟accès à

nos ressources, et on ne verra plus la mer ! » Boubaker est furieux, contre le Makhzen et

contre les « français qui achètent le Maroc ».

Nous sortons pour petit déjeuner en terrasse au soleil sur une grande rue calme. Passe un de

ses « camarades » qui doit se rendre à Casablanca « pour la cause », représenter son

mouvement à telle manifestation alors que sa femme va accoucher ces jours-ci. Ils échangent

un instant avec Boubaker, visiblement contents de se croiser, mais je sens un pincement dans

la voix de son ami. Il me salue et s‟éloigne. « Il me dit que le choix de l‟action politique n‟est

pas toujours évident à vivre. Il est en grande difficulté financière et sa femme va accoucher.

Ils avaient mis de l‟argent de côté pour l‟arrivée du bébé, cet argent va finalement servir pour

son voyage à Casa. Il a les boules !... il était inquiet. »

Je quitte Aït Melloul avec le cœur serré. Changement de taxi à Agadir, j‟arrive à Taroudannt

en fin de journée. « Mince ! je ne peux pas retourner à mon hôtel ! » J‟en tente quelques

autres, malheureusement trop chers pour ma bourse, il est déjà tard et mes sacs sont lourds. Je

me retrouve à les poser dans une chambre miteuse au-dessus d‟un petit restaurant où les

clients suivent bruyamment les matchs de foot. Ce sont des routards étrangers ou des

marocains en transit désargentés. Le veilleur m‟annonce à 5 dh près, le même prix que pour

mon premier hôtel. Il se montre antipathique et peu flexible. Je négocie, avance mon intention

de rester plusieurs nuits, il ne cède pas. De retour dans ma chambre, me voilà en colère des

événements à mon premier hôtel, avec le sentiment d‟avoir été contrainte d‟aller ailleurs et

atterrir ici. Sur la terrasse un employé prépare un tagine, ça sent bon, il me convie. Je décline

mais me détends et sors tranquillement trouver quelques brochettes.

23h, je rentre à l‟hôtel. Sur la place Talmoklate, Simo surgit de l‟ombre d‟une rue,

accompagné d‟une jeune femme marocaine à bicyclette. De loin, il m‟apostrophe à voix haute

en plein carrefour : « Joséphine ! Viens que je te présente mon amie.. comment tu t‟appelles

déjà ? » « Xxxx » « Oui ! Xxxx ! Jo ! viens voir, elle est étudiante ! » Et de poursuivre ainsi sa

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description. Je le sais alcoolisé et vois la jeune femme sourire poliment mais sans grande

considération pour Simo. Elle s‟éloigne rapidement. Je ne comprends pas tout de suite le sens

de cette présentation éclair à une heure tardive. Nos discussions encore en tête, je me

demande bien qui peut être cette jeune femme. Plus tard j‟imagine que je viens d‟assister à la

confirmation de mon idée comme quoi je fais office de faire valoir pour draguer local.

Quoiqu‟il en soit, je suis surprise qu‟il ne se contienne pas, jette un regard alentour et crois

alors distinguer deux hommes qui nous observent.

« J‟ai essayé de t‟appeler mais ça ne répondait pas, et je n‟avais plus d‟unité sur ma carte ! »

Puis il insiste pour m‟inviter à prendre un café. Je refuse, puis accepte malgré moi, davantage

pour ne pas risquer de le contrarier. Egalement parce que je pense ne pas rester longtemps à

Taroudannt. J‟envisage de rejoindre Taliouine le plus vite possible pour mon nouveau sujet. Il

me guide vers un café au-delà de la seconde place, sur une terrasse en pleine rue, ce qu‟il ne

m‟a encore jamais proposé et ce qui me semble en-dehors de ses habitudes. Je le sens nerveux

et décidément la situation ne lui ressemble pas. On prend un café. Cette fois, des yeux sont

rivés sur nous. Simo fait mine de ne pas s‟en préoccuper, il parle fort, entrecoupe ses

questions aimables sur mes journées passées dont il n‟écoute pas les réponses, de propos

agressifs à l‟encontre des flics et informateurs du palais. « Regarde-moi ces connards, c‟est

des caméras qui tournent là, mais moi je ne suis pas une radio ! Moi, je suis Simo le Souiri !

Je suis d‟Essaouira je ne suis pas d‟ici ! Et je ne suis pas une radio moi ! »

A plusieurs reprises je le presse de s‟en aller, il me retient en me demandant de me détendre et

me répète qu‟il n‟y a pas de problème. Il est tard, les derniers clients partent au fur et à mesure.

Finalement il est déjà 1 heure du matin quand nous quittons la terrasse. Rentrée à l‟hôtel, me

tournent en tête deux questions : Est-ce que ces types sont des « flics en civils » ? Et est-ce

qu‟ils étaient là pour me surveiller ou pour me protéger ? Je ne veux pas y croire.

Le lendemain, en chemin, je reçois un appel d‟Amin depuis Casablanca qui vient aux

nouvelles. Je suis touchée de cette marque d‟attention mais reste surprise. Plus tard, je

trouverai cet appel douteux : N‟a-t-il pas été contacté par les autorités ?

Nous sommes lundi : l‟ONG est fermée. C‟est donc par mail que j‟informe Ashraf de ma

situation. Puis je tente de l‟appeler plusieurs fois dans la journée, sans réponse. Le

surlendemain, résolue, j‟y retourne. Je suis mal à l‟aise, sans nouvelle alors qu‟in fine il s‟agit

de négocier avec Ashraf la possibilité de travailler sur des partenaires de l‟ONG. L‟idée est de

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lui faire part de la semaine que je viens de passer à Tiznit, m‟enquérir de son avis et obtenir

son adhésion quant à la reformulation de mon sujet. Ce n‟est certes pas aussi clair, mais je

sens que l‟enjeu est de taille pour l‟avenir de mon mémoire et que de son côté rien n‟est gagné.

C‟est pourquoi j‟avoue qu‟à mon arrivée au local de l‟ONG, je suis toute heureuse d‟être

accueillie avec sympathie par Selim.

Selim travaille à l‟ONG depuis une année. L‟été précédent nous avions échangé et passé deux

jours de détente à Agadir chez son cousin. Berbère du Moyen Atlas, il était alors en Master à

Rabat et dans le Sud pour faire son stage de fin d‟études. Sa présence avait retenu mon

attention et j‟avais choisi de passer du temps avec lui. Je le retrouve avec la même volonté de

dépasser les craintes et les stéréotypes « qui paralysaient toute initiative au Maroc par le

passé », à me répéter qu‟il « n‟y a rien à cacher ici ! », avec le même pragmatisme. Il a gardé

son discours critique à l‟égard de l‟Occident : « Je ne comprends pas pourquoi le Maroc va

chercher des soi-disant experts qui sont NULS !! en Europe, alors qu‟on a tout ici ! On a des

milliers de jeunes diplômés au chômage ! » Grinçant contre la mise en dépendance qu‟on

inflige au Maroc, jusqu‟à verser vers de l‟anti-occidentalisme bien trempé.

Quant à sa conduite de vie, il est toujours entre un quasi ascétisme affiché et des relents

manifestes de débauche cachée. A l‟approche de la quarantaine, il est en pleine « Touba »104

;

il m‟annonce avoir décidé de se marier prochainement, et que son projet de tourisme durable

dans son village d‟origine, prend forme. Grâce à l‟ONG où il est chargé de mettre en place le

projet « Tourisme rural », il se réjouit de pouvoir faire ses armes et de se constituer un réseau

et une réputation dans le milieu.

« Ashraf n‟est pas là, il est parti pour quelques jours dans le Sud vers Tiznit. » « Vers

Tiznit ?! » Je suis surprise par cette nouvelle. Je savais que l‟ONG a des contacts dans le Sud,

j‟ai tout de même l‟impression d‟une moquerie. Je reviens de Tiznit, sans qu‟Ashraf ne m‟y

ait aidée et sans résultat probant. « Pour le travail ? » « Oui, il visite des projets en cours. »

« … » « Et toi comment tu vas ? » Nous engageons une conversation conviviale, Selim

m‟emmène boire une orangeade à la terrasse du café en face du lycée.

104

Aux dires de mon entourage, « Faire sa Touba » correspond approximativement à une démarche de type

« Born again. » « Aux croyants qui font de bonnes œuvres, à eux TOUBA. » [Coran S13 V29] Dans ce verset du

Coran, la Touba signifie le plus grand bien. D‟un point de vue ésotérique, Touba signifie la félicité, aussi la

prospérité.

Cf. développements dans la partie II du présent travail.

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Je finis par lui exposer ma situation. Il me détend tout de suite, me donne toute sorte de

conseils, et surtout m‟assure qu‟il n‟y aura pas de problème pour que je travaille sur l‟ONG.

« Moussa sera très content qu‟on parle de lui, de l‟ONG ! Il n‟a rien à cacher, il n‟a aucun

problème à parler de ce qu‟il fait, il est très ouvert, non non ! ne t‟inquiète pas, il n‟y aura pas

problème. » Pour connaître un peu Moussa, croisé l‟été précédent à Taliouine, chez lui et au

local de l‟ONG pour un long entretien, puis à Paris à l‟occasion du Forum du Co-

Développement au Quai d‟Orsay en décembre, je suis assez convaincue par ces propos ; en

revanche travailler sur l‟ONG me semble impliquer davantage, et j‟ai conscience que Selim

est récent dans la région et qu‟il a peut-être intérêt à me présenter les choses ainsi.

« Je pars à Agadir dans une heure, tu veux venir ? » « Ah bon, dans une heure ? » Retourner à

Agadir me semble stupide, il n‟empêche que je ne vois pas d‟autre solution pour avancer, je

suis bloquée. J‟accepte, à condition que ce soit pour travailler en route.

Une heure plus tard nous attendons longuement notre taxi au café de la gare routière, il fait

très chaud, et étant donné le monde autour, nous restons silencieux. Deux heures après, nous

devons récupérer un bus pour nous rendre jusque chez son cousin dans la banlieue d‟Agadir.

Là, nous passons devant un hypermarché. Sur le parking, Selim m‟arrête, « on va prendre

quelques bières pour ce soir. » Je suis un peu froissée et me permets de l‟exprimer « je pensais

qu‟on allait travailler… » « Mais oui ! ne t‟inquiète pas, on va travailler ! Ca n‟empêche que

l‟on peut prendre des bières ! » J‟ai un moment de doute, me dis que je n‟aurais pas dû venir,

que je perds mon temps. De surcroît, Selim vient de me faire un laïus sur l‟éthique

musulmane, son envie dorénavant d‟une vie sérieuse etc. Il m‟est difficile de prendre sur moi

face à un tel décalage entre discours et pratique.

Finalement nous arrivons en bas de la rue qui mène chez son cousin. Selim propose de

s‟asseoir pour un café. Il m‟interroge sur les nouvelles de la France, la politique, sur ma vie

privée, je sens que l‟ambiance n‟est pour lui plus au travail. Après quelques minutes il se lève

« je vais y aller, toi tu restes là, tu me laisses aller seul, et tu me rejoins dans 5 minutes, ok ?

C‟est pour pas qu‟on me voit avec toi, tu vois, ça ne serait pas bien… » « Ok, oui oui, pas de

problème. » « Je laisse la porte de l‟immeuble ouverte. » Il s‟éloigne. Contrairement à

l‟objectif souhaité, de la sorte, j‟ai précisément l‟impression de me retrouver à jouer la petite

amie ! J‟évite les regards du cafetier et m‟en vais rejoindre Selim chez son cousin.

L‟appartement n‟a pas changé, sauf que l‟on a investi dans un réfrigérateur ! Il trône dans

l‟entrée, dans le seul petit espace où il a pu être casé. Ainsi que ce qui peut faire office d‟une

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table basse dans le micro salon, alors que l‟an passé nous avions dîné sur une cagette instable.

Ces trois pièces sont insoupçonnables. Au total, 20 m² maximum pour une entrée, une cuisine,

les toilettes et son robinet, et deux petites pièces, l‟une avec une télévision et l‟autre quelques

vêtements pendus à un clou. Vu l‟état du seul matelas, je préfère de nouveau dormir par terre

sur une couverture sur le carrelage. Les cafards parcourent le sol et les murs, tout est dans un

état pitoyable. J‟avais pourtant déjà vu des lieux incroyables dans tous les sens du terme, mais

là, comme l‟été précédent, je reste effarée. Le cousin de Selim est quant à lui, toujours

charmant et ne s‟empêtre pas de convenance.

Comme je le craignais, la soirée s‟enclenche directement, bières et télévision. C‟est un débat

avec Bayrou, l‟occasion de parler des élections françaises. Puis une vidéo sur les chighat,

danseuses particulières de l‟Atlas, donne lieu à un historique sur leur mouvement féministe

dans les années 1950. Pour finir, Selim aborde la question des relations homme / femme et me

provoque sur mes croyances et ma moralité. Ca ne me plaît pas, mais je reste réceptive, sans

être dupe. Une heure plus tard, allongée le long du mûr, tournant le dos à Selim alcoolisé pas

loin derrière moi, j‟ai du mal à m‟endormir. Le lendemain nous levons le camp pour Taliouine.

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Taliouine, 2 semaines : mercredi 21 mars - jeudi 5 avril

Etape 5 : Rencontres concernant le Sujet 2 et reformulation en Sujet 3

Plus d‟une heure à Taroudannt à attendre qu‟il y ait assez de passagers pour que notre second

taxi vers Taliouine puisse démarrer. Alors qu‟il faisait doux à Agadir, la différence de

température est de nouveau prégnante. Après un petit café, je prends quelques photos et même

une vidéo de Selim en discussion avec le conducteur, avant de vite ranger mon appareil pour

ne pas attirer l‟attention. A l‟évidence, l‟idée de joindre Taliouine sans en avoir discuté et sans

avoir obtenu l‟aval d‟Ashraf, me rend nerveuse. Sans pouvoir le formuler clairement, je

ressens une forte appréhension. Je devrais être satisfaite car c‟est précisément là où je voulais

aller dès mon arrivée dans le Sud. Or je me rappelle avoir eu le sentiment d‟être exilée à

Tiznit ; Taliouine me semble être précisément l‟endroit où l‟on n‟a pas voulu que j‟aille.

Comment va-t-on m‟accueillir là-haut ? Les membres de l‟ONG, les personnes rencontrées il

y a presque une année, la ville en elle-même ? J‟ai le souvenir qu‟il y règne une atmosphère

particulière : l‟on se connaît, les groupes semblent cloisonnés, et à part les quelques femmes

de l‟ONG, un univers exclusivement d‟hommes. Pour accéder aux villages en montagne

j‟avais bénéficié du tour de suivi des travaux avec l‟ONG. Cette fois, si je veux recueillir la

perception des populations quant à la présentation en politique du directeur de l‟ONG,

Moussa, il faudra que je me débrouille autrement. Et les « mais ne t‟inquiète pas, ça va bien se

passer » de Sélim proférés la veille entre deux bières, sont loin de m‟avoir convaincue.

Le taxi démarre. Coincée à l‟avant contre la portière, je travaille mon sujet dans mon petit

carnet. Le jeune homme à côté de moi me regarde lever les yeux de temps à autre. Une vieille

cassette tourne dans l‟auto-radio, la bande saute avec la voiture qui fonce au milieu des

arganiers, toutes fenêtres ouvertes. Sur la plage avant, je retrouve une de leurs « guirlandes

d‟auto-collants » qui représente la bouche qui tire la langue de la pochette d‟un album des

Rolling Stones. « C‟est pour éloigner le mauvais œil ! » m‟avait-on expliqué. « Ah bon ! moi

qui pensais que les taxi drivers du Souss étaient tous fans des Rolling Stones ! » Qu‟une

histoire de superstition donc, pour éviter les accidents de voiture. A l‟arrière, Selim discute

avec un vieil homme à barbe blanche et aux grosses lunettes. Il ne prête pas attention à moi ;

je ne sais si c‟est de nouveau pour écarter toute supputation sur la nature de notre relation.

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Le taxi s‟arrête, la musique continue. On se rend directement au nouveau local de l‟ONG, à la

« Maison du Développement » que j‟ai vue en construction l‟été passé. Fatiha est au

téléphone, un jeune que je ne connais pas, Rani, traverse la salle.

Au premier étage, le secrétariat sur la gauche. Rien n‟est aménagé mais l‟essentiel tourne,

système D de rigueur, donnant l‟impression qu‟ils ont trop de place dans cet immense espace

auquel ils ne sont pas habitués. Beaucoup de place inhabitée, comme dans les maisons

nouvelles. Du carrelage froid, des rayonnages, quelques livres, quelques mots de coatching

scotchés de travers sur les murs, poussière et bordel, une table au centre, des bureaux éparses.

Tous se retrouvent là comme sur un lieu de rencontres.

Il s‟agit d‟aller me présenter au Caïd. Selim me répète qu‟il n‟y a pas de problème, « je vais

venir avec toi te présenter ». Impression que ce n‟est pas sa place, je lui parle de la nécessité

de passer par Ashraf, il me dit que non, lui ou Moussa c‟est du pareil au même, il n‟y a pas de

problème, dès lors qu‟on est là pour travailler ; il va gérer la situation. De mon point de vue,

je ne le sens pas très sûr de lui, et j‟ai comme souvent cette impression que les interlocuteurs

disent que quelque chose est possible et assurée, alors que rien n‟est finalement moins certain

et que de plus il s‟y joue quelque chose d‟autre. Les frontières de sa place semblent en

question et ça ne me plaît guère d‟être l‟instrument de cette situation. Je finis par suivre Selim

vers le caïdat juste en bas de la rue. « T‟inquiète pas, c‟est une simple formalité ! »

Nous passons ce qui fait office de portail. Là, je suis surprise, se tient un type qui

manifestement nous attendait. Il nous escorte jusqu‟à la porte d‟entrée au bout d‟une allée de

gravier. Elle donne directement sur le bureau du caïd : quatre murs grisâtres, un bureau et

deux chaises au fond à droite. Le caïd, un homme de trente-cinq ans en chemise, est en train

d‟écrire. Selim s‟avance et me présente « Joséphine Belin, étudiante en France ». « Ah. Et

vous êtes étudiante en quoi ? » Affichant une certaine joie d‟être là et de la bienveillance à

l‟égard du pays, je réponds avec une voix douce et posée : « en sociologie, à la Sorbonne à

Paris. » Il me demande ma carte d‟étudiante, je lui présente sans encombre. Il garde sa face

suspicieuse et alterne entre un regard sévère et des mots d‟accueil. Somme toute, il est froid.

Je fais l‟imbécile, lui donne un sujet de travail vague, tente même de blaguer. Mon idée est de

paraître sympathique et rassurante car digne de confiance, je me tiens droite et fais des efforts

d‟expression. Puis il me presse en m‟annonçant qu‟il faut que je lui fournisse une note précise

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écrite sur la recherche que je veux mener, avec une photocopie de mes papiers. « Entendu, pas

de problème. »

Jusqu‟à ce qu‟il me parle de la nécessité d‟une autorisation. Mauvais signe. Je fais l‟étonnée,

m‟excuse en affirmant que je n‟avais pas connaissance de cette procédure, et cite que l‟an

passé je n‟en ai pas eu besoin. En même temps je ne le prends toujours pas au sérieux, je suis

quasi persuadée qu‟avec ou sans autorisation je pourrai faire ma recherche. Il a l‟air d‟y tenir,

et cette façon d‟insister sur cette contrainte, commence à m‟inquiéter. Pendant un moment

j‟essaie de lui faire lâcher ce morceau. Il reste fermé et même m‟explique que mes deux

seules solutions sont : soit de faire une demande avec un document officiel de la faculté

auprès du Gouvernorat à la Province de Taroudannt, soit l‟ONG est d‟accord pour prendre la

responsabilité de mon travail et c‟est à eux de faire une demande auprès de lui. « Et ça

prendra combien de temps par le Gouvernorat ? » « Au moins trois semaines. » En même

temps, la solution de passer par l‟ONG me semble quasi acquise. Je me retourne vers Selim

qui n‟a presque rien dit, il se montre bien plus emprunté que tout à l‟heure au local de l‟ONG.

Il rétorque : « On va voir ça. » Nous sortons ; silence jusqu‟à la route.

Alors je l‟interroge, immédiatement il me répète qu‟il n‟y a pas de problème et commence à

s‟emporter quelque peu. « Je suis comme Moussa etc. » Ce qui n‟est pas pour me ravir. Nous

montons et là sur la table au milieu de la pièce, il me tend un carnet avec un crayon « on va la

faire ensemble la présentation de ton sujet et je vais signer, moi ! » Je m‟inquiète et ose lui

dire qu‟il ne me semble pas que ce soit une bonne idée. Se joue clairement autre chose et je ne

veux pas en faire les frais. Je le vois s‟insurger et tout envoyer balader, pour partir se réfugier

devant un ordinateur. Les autres autour n‟ont pas dit mot mais la tension est perceptible. Passé

cet épisode, je reste confiante. Je continue à comprendre l‟entrevue et la demande du caïd

comme une simple formalité, et je suis quasi assurée du soutien de l‟ONG sur cette question,

que ce soit par Ashraf, ou surtout par Moussa ou Jalil.

« Viens, on rentre à l‟appartement, on va poser les affaires et déjeuner. » Traversée par la rue

principale, jusqu‟à presque la sortie de cette petite ville. L‟appartement est au deuxième étage,

quatre pièces, une cuisine, et une terrasse qui domine la vallée. Je m‟émerveille devant le

paysage, prends quelques photos. Puis je me trompe à mettre mes affaires dans une pièce que

j‟ai pris pour le salon. « C‟est la chambre de Souleiman. » Je ressens une forme de défiance,

en tout cas de gêne, Selim n‟a pas l‟air de l‟apprécier ou tout du moins il marque une forte

distinction entre eux. « Si si, il est sympa, on ne se voit pas beaucoup, il est instituteur. C‟est

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un descendant d‟esclave. » Plus tard il rajoutera à cette expression que « c‟est un bon à rien. Il

n‟a pas d‟ambition, il est là à traîner… » Selim me montre une autre chambre « mais elle n‟est

pas aménagée », alors il m‟emmène dans la chambre où il dort avec Kader. Toujours sur un

ton paternaliste, « tiens tu peux dormir là. » « Ok ! » Je dormirai sur le second matelas, et on

ne va pas le déplacer dans l‟autre pièce. « Je ne veux pas déranger ».

L‟après-midi, retour à l‟ONG. Je fais mine de travailler, en même temps j‟observe les allées

venues. L‟urgence est de réussir à parler à Ashraf. Par chance, je réussis à le joindre. Il

s‟étonne de me savoir à Taliouine et de la situation que je lui expose. Il me dit qu‟il va voir

pour l‟autorisation et qu‟on se tient au courant. En raccrochant, il me met en garde sur un ton

amical : « Mais en tout cas d‟ici-là, fais attention à ce que tu dis. »

Le lendemain je reste à la maison, ce qui me permet de rencontrer Souleiman. Le jour d‟après

c‟est déjà le we, le soir Selim repart à Agadir. Il me dit qu‟il faut que j‟aille voir le caïd et me

présenter aux autres, notamment au pacha. Je m‟étonne, fustige et n‟y prête pas d‟importance.

Faute d‟autorisation, je reste à l‟appartement, et reste à Taliouine. Je discute avec les gens de

ce qui fait l‟objet de ma recherche. Lorsqu‟on me demande, je dis que j‟attends l‟autorisation

de faire ce travail universitaire et qu‟en attendant je discute avec les gens. Ce qui me convient

relativement.

Le deuxième jour je pars travailler avec Selim au local de l‟ONG. A peine arrivés, il se rend

compte d‟un problème de clef pour la femme de ménage. Elle est là à attendre sur le pas de la

porte. « Tiens Jo, tu vas aller avec elle à la maison et tu récupères la seconde clef dans la

chambre. » Formulé ainsi, cet ordre ne me plaît guère. Je ne suis pas son boy, et cette histoire

de clef je n‟y suis pour rien. Je finis par m‟en accommoder et la suis, dans l‟idée d‟échanger

avec elle. Quelques signes de la tête, des sourires gênés, elle ne parle pas français. En

revanche, elle me fait passer par un autre chemin, elle quitte la route et nous passons derrière

les immeubles. J‟imagine d‟abord que c‟est pour couper. Puis nous croisons quelques femmes,

et même que des femmes. « Ca alors, et c‟est vrai, à Taliouine je n‟ai quasiment pas vu de

femmes dans les rues ! » Je me fais alors la réflexion que d‟ailleurs depuis un mois, j‟ai peu

été en contact avec des femmes. Par automatisme, je rentrerai au local par les rues. Aussi par

crainte de ne pas savoir ce à quoi ça correspond et si j‟ai le droit de le faire. Les jours suivants,

depuis la terrasse de l‟appartement, je remarquerai les allers venues des femmes derrière les

rues, à travers les terrains vagues. Elles transportent souvent de gros paquets enveloppés dans

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des tissus, parfois sous le bras, la plupart du temps sur leur tête ; quelques fois elles guident

un âne. Courent également des enfants, animés autour des terrains de football de fortune.

Souleiman, l’instituteur : je trouve un allié

La première fois que je croise Souleiman à l‟appartement, je découvre un beau jeune homme

d‟une trentaine d‟années, de belle stature, au regard franc et au large sourire communicatif. Il

a la peau foncée, j‟apprendrai qu‟ici on dit qu‟il est « noir », il est davantage « café au lait ».

Sa grande taille lui donne une allure fière, avec une certaine désinvolture dans le balancement

du corps, il me fait tout de suite penser à un sportif. Quand il me dira qu‟il fait du basket, je

l‟imaginerais effectivement très bien sur un terrain à Harlem. Il n‟est que de passage, me salue

poliment, dépose trois livres et ressort. Quelques minutes plus tard il revient, depuis la

terrasse où je travaille, je l‟entends s‟affairer dans la cuisine. Il apparaît à la porte et me

propose de partager le café qu‟il a préparé, j‟accepte volontiers.

Rapidement la conversation s‟engage et me voilà ravie d‟échanger avec quelqu‟un de

manifestement délicat dans les gestes et respectueux dans l‟approche. Il me vouvoie, ce qui

me change. Que je sois parisienne l‟enchante immédiatement. Comme beaucoup il

m‟interroge, mais très différemment, sur la vie et les lieux historiques à Paris, les paysages en

France et en Europe. Ses questions sentent des rêves de douceur, d‟élégance, de civilité, et oui

d‟égalité et de liberté ! Je m‟émerveille de ce que peut lui évoquer la France et Paris ! Un de

mes amis marocains rencontré en France m‟avait raconté sa terrible désillusion lors de son

arrivée à Nice. Là, je me laisse voyager à travers ses mots parfois hésitants, qu‟il accompagne

d‟images qu‟il dessine dans les airs.

Souleiman est instituteur depuis 11 années dans une des deux écoles primaires de Taliouine. Il

me dit que son père a été « diplômé de tourisme » en France et que depuis il travaille comme

animateur pour le Club Med. « Ils l‟ont envoyé aux Etats-Unis, ils l‟ont envoyé même au

Brésil, en Egypte aussi, il a beaucoup voyagé, maintenant il est en Turquie. » Eux ont vécu à

Agadir avec sa mère et ses cinq frères et sœurs. Tous diplômés de l‟université, le petit dernier

est encore en études. L‟une de ses sœurs vit aujourd‟hui à Paris. Ce n‟est que deux jours plus

tard, alors qu‟il rejoint Agadir, que j‟apprends que lui aussi est marié et père de deux jeunes

garçons. Je serais surprise de cette annonce tardive, ce qui écornera un instant la confiance

que je lui avais accordée de suite.

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Je sens tout de même que je suis différente à Taliouine, je considère enfin être clairement sur

mon terrain. Je suis contente de ce premier entretien, facilité par la personnalité charmante de

Souleiman, et dans une situation tranquille, à l‟appartement. Je suis également mise en

confiance dans cet espace du fait que Boubaker a vécu ici l‟automne dernier.

Puis la conversation s‟oriente vers mon travail, pour lequel Souleiman se montre prolixe et

non à faire de la rétention manifeste d‟informations. J‟ai l‟impression d‟être au bon endroit

pour faire la recherche que je souhaite. Lui-même est critique à l‟égard des distinctions et des

manières de fonctionner dans la région. Lors d‟un second entretien, Souleiman me décrit les

tribus et les zaouïas de la région. J‟ai le sentiment qu‟il me parle d‟autant plus qu‟il est lui-

même stigmatisé ici comme « noir ». Un fait qu‟il vit difficilement ; il le ressent plus

ouvertement, plus durement ici. Il est content de pouvoir me raconter comment il est

déconsidéré, de l‟exprimer avec quelqu‟un qu‟il imagine pouvoir l‟entendre.

Effectivement, je ne manque pas d‟exprimer mes surprises et mon intérêt quant à la

multiplicité des distinctions sociales, à la manière dont elles prennent corps au quotidien, et

aux cloisonnements qu‟elles élèvent entre les communautés. Concernant Selim, Souleiman est

effaré d‟apprendre qu‟il boit de l‟alcool quand il est Agadir. « Lui qui se montre toujours très

droit à faire des leçons, je ne comprends pas ça ! Si tu as envie de boire tu bois mais tu ne

mens pas aux autres comme ça ! »

Le lendemain, je rencontre Bashir devant une échoppe en bas de l‟appartement. Il est

professeur de mathématiques au lycée. Il est à vélo, en train d‟acheter des œufs. Il m‟a tout de

suite l‟air d‟être sur le mode de la séduction, je ne m‟y arrête pas et accepte d‟aller prendre un

café. Il m‟emmène à la sortie Est de la ville, à l‟un des deux hôtels pour occidentaux face à

face. J‟y avais rencontré Selim l‟été précédent. Sur la route nous croisons Souleiman qui

rentre de ses cours. De loin, il fronce les yeux, interrogatif. Manifestement il n‟a pas l‟air

d‟apprécier me voir en compagnie de Bashir. Celui-ci n‟y prête pas attention mais commence

à s‟agiter à côté de moi et à faire un peu le malin lorsque je lui dis que je loge dans le même

appartement. Arrivé à notre hauteur, Souleiman le salue, je sens que c‟est forcé par ma

présence. Bien qu‟emprunté et réprobateur, il m‟adresse un signe de courtoisie.

Je n‟arrive pas à discerner l‟origine de la gêne car il ne me semble pas que ce soit juste de la

surprise voire de l‟incompréhension. Je pense à de la jalousie épidermique, ou nourrie par

l‟idée qu‟il se fait de leur différence de statut professionnel et social (Souleiman est instituteur,

Bashir est professeur), culturel et même régional (Souleiman est un berbère « noir » du Souss,

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du village d‟en bas bien qu‟ayant vécu à Agadir, Bashir est arabe de Marrakech, dans la

région depuis 14 ans). Egalement j‟envisage de l‟inquiétude quant aux intentions de Bashir

qui peut tout à fait avoir une réputation sulfureuse de célibataire séducteur, et probablement

quant à mes intentions. Quoiqu‟il en soit, ce que je perçois comme une forme de paternalisme,

me met fort mal à l‟aise. Un tel regard inquisiteur et moralisateur, à mettre en jeu la confiance

qu‟il m‟accorde, m‟est désagréable. Je baisse un instant les yeux, avant de tenter de détendre

l‟atmosphère avec un mot jovial.

« Je pars à Agadir pour le week-end. » « Ah bon ? Ok… Bon week-end alors. » Souleiman

s‟éloigne, Bashir et moi poursuivons jusqu‟au café. De cette entrevue, peu d‟éléments auront

retenu mon attention. Nous sommes en haut d‟une terrasse très ventée. Le patron traîne un air

blasé, peut-être est-ce de voir défiler les nouvelles « targets » de Bashir le séducteur, qui

décidément n‟arrive pas à switcher sur un autre mode. Quelques cigarettes plus tard, je refuse

le déjeuner qu‟il me propose de partager seule chez lui. « Une prochaine fois. » Il rentre

bredouille, alors que cette histoire de rencontre avec Souleiman me trotte en tête.

Au-delà d‟un sentiment désagréable d‟infantilisation du fait que je sois une femme, je doute.

Je crains les effets de cet épisode sur la suite de la relation, « est-ce un faux-pas qui risque de

me coûter cher pour mon enquête ? » J‟ai beau tourner la question dans tous les sens, selon

moi c‟est impératif de fonctionner comme un « électron libre ». Je dois préserver ma

neutralité, ne dois pas me laisser « encliquer » par nul groupe. La semaine suivante, pour

désamorcer toute mésentente, j‟expliquerai à Souleiman qu‟en tant que chercheuse « il est

nécessaire que je parle à tout le monde. » Il le comprendra parfaitement. Mieux : il ne

manquera alors pas de me prévenir des possibles dérives. « Prise sous son aile », il prendra

soin de m‟emmener dans les deux-trois restaurants où déjeuner et de me présenter aux jeunes

serveurs « dignes de confiance » auprès desquels faire appel en cas de besoin. Sur le moment

je le trouve gentil, ça me fait plaisir et peut-être même ça me rassure quelque peu, en même

temps je considère qu‟il en fait un peu trop et refuse d‟entendre ce type de discours alarmant.

Dès notre première discussion, Souleiman se montre coopératif et même il souhaite m‟aider.

Il me parle de l‟association dont il fait partie, Timania, et me propose de venir à l‟une de leur

réunion. Il évoque Dinh de la coopérative de safran qui « pourra confirmer toutes [les]

informations » qu‟il me livre sur les zaouïas et les tribus de la région, ainsi que Youssef, qui a

fait sa thèse il y a quelques années sur l‟évolution des tribus. Une semaine durant, la première

semaine sur les deux que je passerai à Taliouine, nous engageons chaque soir la conversation

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avec Souleiman. Entre autres sujets abordés, il me fournit de plus en plus d‟informations pour

mon travail. De même, lorsque je serai contrainte de déménager à l‟hôtel, le soir il m‟y rendra

visite, m‟emmènera vers le village de sa famille et me détaillera jusque tard les différentes

manières de comprendre et de pratiquer le vocabulaire du « développement » et de la politique

dans la région.

A ce moment-là, je le trouve lui aussi un peu pressant. Le dernier jour dans l‟après-midi,

avant qu‟il ne parte pour les vacances rejoindre sa famille à Agadir, il passe à l‟hôtel. Le

veilleur frappe à la porte de ma chambre et me demande si je veux bien recevoir Souleiman

qui se tient derrière lui. Cette situation me surprend, j‟accepte pourtant de le faire entrer pour

ne pas le renvoyer ou ne pas laisser entendre mes soupçons. La porte fermée, malgré mes

efforts, je suis très mal-à-l‟aise face à cette promiscuité soudaine. De surcroît il s‟est assis sur

le lit. Je tente de feindre un air naturel, le nez dans mon ordinateur, lui ne semble pas non plus

au mieux. « J‟ai parlé au président de l‟association, si tu veux on peut se retrouver en début de

soirée avec lui et un autre membre de l‟association. » Je me réjouis de cette opportunité et lui

propose d‟emblée de descendre prendre un café en bas de l‟hôtel. « Ok. » La crainte se dissipe

de mon côté.

Dinh de la coopérative de safran

Dans l‟après-midi, je reçois un appel de Dinh de la coopérative de safran dont Souleiman m‟a

parlé, il me propose de se voir en fin d‟après-midi : « viens à 18h ». La coopérative de safran

est à la sortie Est de la ville, c‟est une construction basse, récente en parpaings, pour entrer

l‟on a juste à tirer un rideau. Deux clients, une jeune femme, j‟attends. Dinh arrive peu de

temps après et me fait asseoir dans un petit local à côté. Là il me demande de patienter un

instant. Je regarde les affiches autour de moi sur la récolte de safran, une carte de la région qui

localise les cultures. Je m‟y arrête, davantage pour repérer les reliefs et villages indiqués par

Souleiman lors de notre discussion sur les tribus, que pour m‟intéresser au safran. Je me sens

fiévreuse, « j‟ai dû prendre froid. » La tête me tourne et j‟attends là depuis 20 minutes dans ce

lieu clos sans fenêtre et austère avec seulement deux chaises et une petite table.

« Voilà du thé au safran pour m‟excuser de l‟attente ! » Dinh apparaît enfin derrière le rideau

avec un plateau qu‟il dépose sur la table. Le thé coule dans les verres, des brins rouges de

safran flottent à la surface. « C‟est fort !.. Un peu amer.. » « Oui, il faut, c‟est comme ça que

c‟est bon, vous savez c‟est un médicament chez nous ! » Je me présente, de la même manière

qu‟auprès du Caïd, « oui oui, Souleiman m‟a parlé de toi », puis nous engageons directement

la conversation sur les tribus locales. Je me méfie et reste d‟abord dans une requête

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descriptive. Il me confirme à peu près les propos de Souleiman, me fait une carte plus précise

et ajoute quelques éléments.

« Il est très sympa ce gars mais je sens que je ne vais pas pouvoir aller bien loin… de plus je

suis crevée. » Effectivement Dinh est dans l‟ensemble de bonne volonté et certainement

émoustillé d‟être sollicité pour raconter son univers à une française. Néanmoins, au fur et à

mesure que je pose des questions de plus en plus sociopolitiques, je le sens se crisper, éviter

de me répondre clairement, voire totalement esquiver. Au bout d‟une heure, il semble refroidi

et ne cesse de m‟orienter vers Youssef qui a fait une thèse sur la région. Contrairement à

Souleiman, il refuse de se prononcer. Moi, le thé brûlant me monte à la tête, des sueurs froides

me prennent. Je finis par m‟excuser. « Pas de problème, je t‟appelle pour que tu vois Youssef

prochainement. C‟est une mine d‟informations, il saura beaucoup mieux te répondre. » Le fait

est que je n‟y crois pas vraiment. Je sors et marche rapidement dans la nuit, me mettre au lit.

Quand quatre jours plus tard je reçois un appel : « Ca va ma belle ? » « … » « C‟est Dinh de

la coopérative de safran ! » « Ah oui.. Bonjour ?! » Je reste coite de cette entrée en matière.

De surcroît il n‟a pas grand-chose à me dire. Seulement qu‟il n‟a pas encore vu Youssef. En

revanche, il demande de mes nouvelles, ce que je fais… en restant distante. Il poursuit sur ce

mode familier puis raccroche enfin. Mon téléphone dans la main, je le regarde, perplexe. « Ils

sont ouf ?! » Je n‟aurais plus de nouvelles de Dinh, de tout le reste de mon terrain. J‟avais cru

comprendre qu‟il s‟agissait de passer par lui pour entrer en contact avec Youssef. Or c‟est

sans Dinh que je croiserai Youssef, au café, mon dernier soir à Taliouine.

Le lendemain je décide d‟aller au hammam pour me détendre. Finalement il se transformera

en un épisode amer. J‟arrive, seule, je me suis forcée, n‟ayant pas trop envie de sortir alors

que je me sens souffrante, mais j‟avais réussi à me motiver avec le souvenir du hammam à

Tiznit et cette idée d‟un moment pour moi. Je fais comme à Tiznit, comme si je connaissais.

Le hammam est deux fois plus petit. Quarante mètres carrées. Un petit garçon de sept ans ne

me lâche pas du regard. Sa mère le tient entre ses jambes et le masse. Je prends de l‟eau et

m‟installe dans un coin, à côté de la porte d‟entrée. Les femmes qui arrivent sentent

terriblement mauvais, c‟est une infection, elles viennent véritablement pour se laver ; j‟ai

alors imaginé une fois par mois, on me dira peut-être même une fois par an. Et la vapeur

d‟eau qui transporte les odeurs. Pour le coup, ce n‟est plus du tout un moment de détente. Une

femme me propose de me frotter le dos, j‟accepte par un sourire, elle me frotte fort quand la

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situation suscite une discussion entre les femmes. Elles échangent de plus en plus fort, je me

demande si c‟est une dispute. La femme qui me frotte le dos répond de manière agressive et

finalement se lève en me laissant en plan. Je me demande ce qui se passe et si c‟est à cause de

moi. Je fais mine basse et termine de me laver. Je décide de me décaler et passe dans la

seconde pièce. D‟abord, j‟hésite à m‟asseoir, il y a des cheveux partout. Quand à peine assise,

une odeur épouvantable me prend à la gorge, à vomir. Une femme arrive dans un état de

crasse pas possible. D‟un bond, je me lève et me sauve. J‟ai dû ne rester que vingt minutes.

Moi qui avais imaginé un moment de détente pour moi, c‟est raté. Je suis fiévreuse, je rentre.

A la sortie du hammam, le flic en civil qui nous avait escorté avec Selim jusqu‟au caïd, est

posté à moitié assis sous un arbre, en face du caïdat. Personne dans la rue, il est relativement

tard, le jour commence à baisser. Je le vois de loin sans vraiment réagir, espérant que ça n‟ait

rien à voir avec moi. Alors il se retourne, et d‟une manière ou d‟une autre je comprends qu‟il

m‟attend. Je passe, il m‟interpelle et me dit d‟un ton qui se veut intimidant, d‟aller voir les

autorités. Patibulaire, petit et renfrogné, à se donner une tête à n‟avoir aucun scrupule s‟il

s‟agit d‟obéir à un ordre. Tout de même je ne fais pas la fière ; je suis fiévreuse et il me coince

seule au coin d‟une rue en contrebas. Aussi, l‟épisode du hammam m‟a déroutée, et en arrière

plan, reste qu‟aujourd‟hui je suis seule à l‟appartement.

Toutefois, je me sens hors d‟atteinte et sans rien de tangible à me reprocher. Je lance un

« d‟accord » relativement désinvolte. Alors, menaçant : « c‟est important », l‟air de dire « fait

pas ta maligne. » Vulnérable de fait, je me montre plus disciplinée et réitère sobrement mon

assentiment. J‟esquisse un signe de tête et passe mon chemin.

Plusieurs éléments m‟animent. Tout d‟abord, lui, « Jackie le relou qui me suit partout »105

, le

flic en civil exécutant, « avec son air de roquet » pour me faire peur : je le trouve ridicule et

de fait, ne le prends pas du tout au sérieux. Peut-être aussi, je le trouve déloyal de me prendre

« en traître » en bas d‟une rue. Ce qui n‟est pas non plus pour forcer mon respect. En revanche,

il est certain que sous l‟influence de Madani, je me méfie des « seconds couteaux » et

souhaite ne plus écouter que les supérieurs hiérarchiques. Et justement, le caïd, tout maigre

avec sa moustache et ses lunettes de soleil « à la starsky et hutch », bien que je n‟ai pas réussi

à le détendre, « il ne m‟a pas donné l‟impression d‟un dangereux ».

105

J‟emploie à dessein ces expressions entre guillemets : ce sont celles que j‟utilisais alors pour décrire les

personnes désignées et leurs effets.

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Dans le fond, je ne considère pas ces autorités comme légitimes dès lors que la « démocratie

marocaine » n‟en est pas une. En déclinaison, selon moi, je ne fais rien de mal comparée à eux.

De surcroît avec ce que j‟ai vu les dernières semaines, je supporte encore moins l‟hypocrisie

d‟un système oppressif qui se dit démocratique. « Désolée, ça ne colle pas ! Alors je veux

bien rester tranquille mais je refuse de cautionner ! » On le voit ici, je me pense au-dessus de

la mêlée, surpuissante, « surdimensionnée »106

. Persuadée d‟être protégée du fait d‟être

française et que, quoiqu‟il en soit, rien ne pourra m‟arriver. Je les imagine impuissants et moi

pouvoir faire ce que je veux, quitte à les narguer.

Enfin, surtout, dans ce sillage, j‟ai peu de doute sur le fait que je vais être suivie là-dessus par

l‟ONG. Et ce, bien que j‟ai conscience d‟avoir pris Ashraf de court en venant ici sans l‟en

informer, et avec un sujet de recherche qui porte sur l‟ONG. Avec Ashraf, Jalil le Président et

Moussa le fondateur à Paris, membres décisionnels de l‟ONG attentifs au « redéploiement de

l‟Etat », j‟ai eu des échanges qui dénonçaient clairement ces pratiques « d‟un autre âge » et

entendaient construire petit à petit une autre manière de faire.

Le discours de Selim était également intéressant : sur le mode du déni et du pragmatisme, il

m‟avait soutenu dès notre rencontre l‟été précédent, que ces pratiques « n‟existent plus que

dans la tête des gens. » Nous discutions dans la rue, et alors qu‟il commençait à critiquer

ouvertement le gouvernement de Rabat, je lui avais demandé de parler moins fort. « Mais de

quoi tu as peur ? Il n‟y a pas de quoi avoir peur, on peut tout dire maintenant au Maroc ! » Et

de m‟assurer que « c‟est justement parce que les gens ont peur que les choses sont longues à

bouger. Et c‟est tant que les gens auront peur qu‟on dira que ça fonctionne comme ça. Alors

qu‟en pratique, nous, on le voit que ça a changé ! Ils ne peuvent plus faire ce qu‟ils veulent !

Tout ça, si tu n‟y crois pas, ce n‟est pas vrai, ça n‟existe plus ! »

En outre, j‟ai dans l‟idée que pour travailler ici, et étant donné son poids sur la commune et

dans la région, l‟ONG doit avoir des cartes en main face aux autorités. L‟un dans l‟autre, je

me sens assurée que l‟ONG va me suivre et me couvrir, ce n‟est qu‟une affaire de temps.

J‟attends même que sous peu, Ashraf m‟annonce qu‟il a trouvé une solution pour que je

puisse faire mon travail sans avoir à jouer le jeu pipé de cette histoire d‟autorisation que me

proposent les autorités. Je suis loin de prévoir une semaine plus tard le lâchage de l‟ONG.

106

Terme emprunté à Maryvonne David-Jougneau dans son Le Dissident et l’institution ou Alice au pays des

normes, Paris, l‟Harmattan, 1989.

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Petit à petit, cette première semaine à Taliouine, et jusqu‟au dernier soir au café avec le geste

violent du second flic en civil à l‟encontre de Youssef avec lequel j‟étais en train de parler, je

ne parviendrai pas à comprendre pourquoi les autorités se déchaînent à ce point autour de moi.

Au téléphone avec un ami marocain, je parlerai d‟« hystérie des autorités ». A repenser aux

deux types qui me surveillaient « ostensiblement » au café à Taroudannt, puis à ces flics en

civil qui ne se cachaient pas pour m‟observer, j‟avais même une impression d‟amateurisme.

« Niveau discrétion, ils sont vraiment mauvais ! » Alors que précisément, pour m‟exclure de

la région, tous les moyens de pression étaient bons : la peur, le chantage, la rétention

d‟information, la confusion dans la contradiction des signaux… pour finalement me fragiliser,

m‟isoler et me rendre vulnérable.

Kader, le pion

« Lundi il y a Kader qui va rentrer. » Selim m‟annonce ça vendredi, avant de redescendre à

Agadir. Dit comme ça, Kader n‟a pas l‟air d‟être un rigolo. Ou alors il y a autre chose.

« Et ? » « Rien, c‟est un jeune, il est sympa tu verras. » Bon. J‟ai du mal à comprendre où est

le problème. Lundi matin, Kader débarque effectivement avec son sac. Passé son étonnement

de me trouver à l‟appartement, il affiche un grand sourire joyeux. Il a le même âge que moi, il

est du désert du côté d‟Errachidia, vers la frontière Est du Maroc. Il a terminé un master « de

développement » et est ici en stage. Il avait monté un projet dans son village mais « ça marche

pas bien », à l‟ONG il apprend « mieux, en pratique » me dit-il. Après ce bref échange enjoué,

Kader file à La Maison du Développement.

De retour pour le déjeuner, changement de ton. Il arrive le visage fermé et me lance d‟emblée

qu‟il faut que j‟aille voir les autorités. « Oui oui, je sais, il faut que j‟y aille. » Et je tente de le

détendre et même de lier contact avec un discours un peu critique à l‟égard des autorités. Il

reste sévère et me répète qu‟il faut que j‟aille les voir. J‟accepte tout en m‟énervant quelque

peu : « Ok !! Je vais aller les voir s‟ils y tiennent tant ! Mais qu‟est-ce qu‟ils me veulent ? Je

n‟ai rien à leur dire moi ! » Même si je joue de mauvaise foi, ça n‟enlève qu‟il n‟y a rien de

nouveau de mon côté. Selim aussi m‟avait dit de retourner voir le caïd et même d‟aller me

présenter au pacha « pour les calmer. »

Certes les jours précédents, je n‟ai rien mis en œuvre pour faire avancer mon affaire et

effectivement j‟ai fait l‟autruche. En fait : faute d‟élément, j‟attends. Pendant ce temps, je

trouve matière à travailler ; mais précisément sur cette question, j‟attends ! De me faire

oublier, ou que la situation se débloque, soit d‟elle-même, soit grâce à l‟ONG. Surtout, cette

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première semaine, gérer les autorités m‟est bien égal dès lors que je ne mesure pas leur poids

dans l‟arène locale, et concrètement je ne vois pas en quoi mon travail peut bien les ennuyer.

Je m‟arrange avec l‟idée que si l‟affaire a une importance, son dénouement ne relèvera

certainement pas de moi. Je sais que cette autorisation soi-disant nécessaire, relève d‟une

décision arbitraire, que c‟est simplement une excuse fantoche pour couvrir un autre problème

que je suppose réglable autrement. Alors en-dehors de ça, je pense que je peux très bien faire

mon travail sans autorisation. Et si j‟ai besoin de me persuader, ces quelques jours avec

Souleiman et Dinh sont là pour me le prouver.

Il n‟empêche que j‟ai du mal à saisir ce qu‟il se passe. Et que ce soit des membres de l‟ONG

qui me transmettent les messages des autorités, les brouille de fait. Je ne les entends pas au

premier degré, mais de suite j‟épilogue sur les messages eux-mêmes. En revanche, ma

relation avec l‟ONG retient davantage mon attention. Et ce, en-dehors de la situation avec les

autorités. Car jusqu‟au dernier jour je refuse d‟associer ma relation avec l‟ONG à ma situation

avec les autorités.

A côté de ça, ma première préoccupation depuis que je suis à Taliouine, est assez simplement

de mener ma recherche et donc de recueillir les voix du terrain sur mon sujet. Nos échanges

avec Souleiman m‟ont aidée à me focaliser, petit à petit une certaine confiance s‟est installée.

Pour l‟instant, alors que tout le reste me semble fuyant, lui me propose des pistes pour entrer

en contact avec la « population locale » auxquelles cette fois-ci je ne veux pas renoncer. Je

viens de nouveau de changer d‟objet, il me faut le construire pour avancer des hypothèses.

Rapidement, suite à l‟épisode déplaisant dans la rue avec Souleiman face à Bashir, et pour ne

pas forcer la main à l‟ONG et lui laisser du temps, je me présente auprès de tous comme

« électron libre ». Ce qui s‟avère mal compris tant que j‟habite à « l‟appartement de l‟ONG ».

Après quelques jours de flottement dans cette situation inconfortable et après nos premiers

échanges avec Souleiman, mûrit l‟idée que je rejoigne les villages en montagne. Ceci pour ma

recherche, calmer les autorités et rassurer l‟ONG, « m‟éclipser dans les villages » et me

réfugier dans le village de Moussa, que je pense être le fief de l‟ONG. L‟an passé Moussa

m‟avait accueillie chez lui, j‟y avais rencontré des villageois. Il me semble que là-haut je serai

plus tranquille et bénéficierai de la réputation de l‟ONG. Sans prendre en compte le maillage

administratif, cet objectif me paraîtra encore plus évident lorsque la situation sera devenue

pressante à Taliouine.

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Dans cette fuite en avant, à Taliouine je ne suis donc plus « sur mon terrain » mais « aux

portes de mon terrain ». Les rencontres et les informations que je récolte n‟ont alors plus

qu‟une valeur relative. Ainsi, malgré leurs sollicitations, je n‟approfondis pas mes relations

avec l‟association de Souleiman.

La gestion de la relation avec l’ONG

Le soir de l‟exhortation de Kader à aller voir les autorités, j‟écris un mail à Ashraf avec un

résumé de ce que j‟ai dit au caïd et une présentation de mon nouveau sujet, en partie sur

l‟ONG. Je lui demande également à demi-mot si l‟ONG veut bien que je travaille sur elle.

C‟est le plus important pour moi, et certes ceci implique qu‟elle accepte de prendre la

responsabilité de mon travail. De retour à l‟appartement nous partageons un tagine avec une

bonne partie de l‟équipe de l‟ONG à Taliouine : Selim qui est de passage, Kader, Rani un

jeune de Taliouine, récent dans la structure, et le cousin de Mohamed le logisticien, qui

manifestement le remplace. Il a une trentaine d‟années, baraqué, et n‟a pas l‟air commode.

Contrairement à Mohamed avec lequel j‟avais eu un bon contact, lui ne me met pas à l‟aise. Il

parle peu et me regarde beaucoup, selon moi de manière hostile.

Au moment de passer à table, je suis en train discuter avec Souleiman. Celui-ci s‟excuse et

sort, il ne dîne pas avec nous. Cette fois il me semble clair que les relations des membres de

l‟ONG avec Souleiman se réduisent au fait de partager l‟appartement. Tout le repas, ils

parlent entre eux en arabe. Même Selim ne marque aucune attention à mon égard, je me sens

exclue. Même, j‟ai l‟impression que c‟est un des buts de l‟opération. Le lendemain Selim

repart « sur le terrain », il ne m‟en dit pas plus et ne m‟associe plus du tout à son travail. Pour

ne pas tirer de conclusions trop hâtives, je m‟accroche à l‟idée que c‟est en présence des

autres qu‟il affiche grise mine et feint de m‟ignorer. Nous dormons pourtant toujours dans la

même chambre, il reste muet. Seulement, il me lance qu‟il faut que j‟aille à l‟hôtel pour me

dissocier de l‟ONG. « Ok, bien sûr, pas de problème. » J‟ai du mal à percevoir si son attitude

dépend de moi ou non. Je me rassure avec diverses inférences : « Il doit être fatigué. Et

préoccupé par le travail. Et peut-être ennuyé de dormir dans la même chambre que moi en

présence des autres. »

Le lendemain soir nous nous retrouvons seulement à trois à l‟appartement, Souleiman, Kader

et moi. Je suis toujours sans nouvelle d‟Ashraf, je réitère un appel, et parviens enfin à le

joindre ! Il est en voiture, la liaison est mauvaise mais il a un sourire amical dans la voix. Il

me plaisante, répond à mes questions, me conseille d‟aller au souk le lundi matin pour

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rencontrer des Présidents de Commune. « Demande à Mohamed, il t‟emmènera sans

problème ! » En raccrochant je suis en joie. Ashraf ne m‟a pas parlé des questions avec les

autorités mais sur mon sujet les concernant, c‟est comme s‟il m‟avait donné son aval et même

encouragée.

Ce sont les journées que je passe avec Souleiman et notre relation commence à être agréable.

Percent de temps à autre quelques éclats de rire. Une fois autour du tagine, Kader nous joue

un numéro provocateur dont je discerne mal l‟origine et l‟intention. Il accuse grossièrement

Souleiman de vouloir me mettre dans son lit. Casser ma confiance ou me faire peur ? De cette

manière, il n‟y arrive pas. Ca ressemble à un combat de coqs ou à un règlement de compte.

Ou à un aveu d‟impuissance. Quoiqu‟il en soit je le trouve déplacé et irrespectueux à l‟égard

de chacun, et en ce qui me concerne, me réduire encore une fois à un morceau de viande me

fatigue. Je fustige et le dénigre. Nous terminerons la soirée avec Souleiman à d‟autant plus

rigoler.

Au petit matin, sur le départ pour le boulot, Kader m‟ordonne qu‟à midi, je dois avoir quitté

l‟appartement. Que ça vienne de lui et de la sorte, ne me plaît guère. Soit, je fais mon sac. Je

prends tout de même le temps de laver mon linge et de me laver les cheveux en chauffant de

l‟eau sur les becs de gaz. Je suis quasiment prête à partir, quand Kader rentre. Il ne m‟adresse

même pas la parole, quelques minutes après il déboule et m‟assène de dégager. « Oh ! On se

calme oui ?! » Je crie encore plus fort que lui et continue : « Tu ne vois pas que je ramasse

mon linge ? T‟inquiète pas, je vais m‟en aller ! » Il reste coi et retourne dans la cuisine à

fulminer. Décidément sa réaction me semble disproportionnée et édifiante. Après coup, me

voila tremblante de nervosité. Je sors enfin, direction l‟hôtel qui m‟avait logée l‟été précédent.

Le veilleur m‟accueille avec un sourire aimable, commerçant. Le patron affiche un visage

plus réservé. J‟ai toutefois l‟impression que ce sera plus simple ici.

Le jour suivant je finis par me décider à aller voir les autorités. Un peu remontée, je file vers

les locaux du pacha, à côté de la mosquée. Un type m‟y rejoint, pour me dire que ça tombe

mal le pacha n‟est pas là. Lui se montre très serviable. J‟en profite et lève les yeux au ciel,

arrogante. « Et le Chef de Cercle ? » Il m‟y accompagne. Je suis effarée de son effacement,

pire qu‟une lavette. Un autre m‟ouvre un portillon, me voilà escortée par deux types. Un

couple attend, elle, est assise sur une chaise. J‟imagine que ça fait longtemps qu‟ils attendent.

On me fait signe de passer devant, je joue ce jeu que je juge dégradant, et entre sans prendre

la peine de m‟excuser.

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Bottes crottées sur un superbe tapis oriental, j‟avance dans cette salle tout à coup immense qui

de l‟extérieur ne laissait rien transparaître, ennuyée pour la femme de ménage qui va devoir

passer derrière moi. Quand je suis soudain ravie d‟une telle volupté sous mes pieds. J‟ai alors

honte de ne pas m‟être mieux essuyé les chaussures, mais profite, le temps d‟arriver jusqu‟au

bureau du Chef de Cercle. Allégeant ma démarche, tant pour le tapis que face au Chef de

Cercle, pour me donner plus de crédit. « Je vous en prie Mademoiselle, asseyez-vous. » Un

homme courtois. « De la vieille école », costume cravate, la cinquantaine bien portant, bague

en or et stylo plume, sur sous-main en cuir avec un décor ancien à la feuille d‟or. La poussière

épaissit l‟atmosphère et couvre les quelques tentures, reste que l‟endroit se veut confortable et

cossu. J‟en déduis l‟importance du poste, que je revois à la hausse.

Tout de suite je sens que mon histoire est très loin de ses préoccupations. Il me semble que ce

peut être une opportunité à laquelle je n‟avais pas pensée. Je tente le coup, explique

brièvement la raison de ma visite, avec ma voix la plus distinguée. Il m‟adresse un regard

compatissant et désolé. Je m‟appesantis, détaille, fait l‟innocente. Il décroche son téléphone,

appelle le caïd. Mon espoir retombe aussi vite, quand il me répète les dires du caïd, s‟aligne

derrière lui, et me propose de me retourner vers lui. Rien ne le fera bouger, je repars

bredouille, direction le caïdat.

En bas de la rue, « mon » flic en civil m‟interpelle. « Oui oui, justement j‟y vais ! » Je trace

vers la porte, il me suit de près. Cette fois, le caïd est souriant. Décidément je n‟y comprends

pas grand-chose. J‟affiche une façade qui se veut rassurante. Il persiste à m‟expliquer que

c‟est la procédure, en-dehors de leur volonté. Puis, détendu, il me confirme à son tour les

infos récoltées sur les tribus. Je sors rassurée. Bien que sans autorisation, les représentants des

autorités se sont montrés courtois, et manifestement j‟ai la possibilité de rester à Taliouine. Le

flic dehors garde son regard noir. Je le snobe.

La semaine qui suit, la seconde à Taliouine, je suis isolée sur place, les têtes connues et

relativement rassurantes disparaissent de la circulation (Selim, Souleiman, le veilleur et le

serveur de l‟hôtel), je cherche davantage de contacts avec mes amis extérieurs, en France ou

au Maroc. Echanges directs et échanges de mails avec l‟ONG, des anciennes figures hostiles

se détendent en apparence (Kader, le caïd). Je suis toujours « suivie » par le flic en civil ; il

me semble que la population se ferme. Parallèlement : inflation de rencontres de nouvelles

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têtes, des jeunes rentrés pour les vacances. Je fais un aller retour angoissant à Taroudannt où

je tombe sur encore d‟autres jeunes gens. Les 3 derniers jours, s‟ajoute la grève des transports.

La veille du dernier week-end, je me sens « perdue ». J‟apprends que c‟est les vacances, les

jeunes quittent Taliouine pour rejoindre de la famille ou des amis vers la côte, Tata, ou

Marrakech. Et avec eux, Souleiman, mon seul contact établi sur place qui me semble fiable et

qui se montre désireux de poursuivre nos échanges. L‟ONG est silencieuse, Selim, Ashraf,

voilà cinq jours que j‟attends une réponse à mon mail. Seul Kader est là, mais je n‟ai pas

confiance en lui. De surcroît, le matin j‟ai égarée ma « bague de voyage » que je fais passer

pour une alliance. Une sorte de bouclier que je brandis rapidement au visage des

enquiquineurs ; également mon « porte-bonheur à l‟étranger ».

Mon passage à l‟ONG : rencontre par hasard d‟Henri, qui me laisse entendre de nouveaux

éléments qui glissent sous mes doigts. Henri est un ancien membre responsable de l‟ONG au

sujet duquel j‟avais eu vent d‟un grave conflit avec Moussa. Ca se serait soldé par une rupture

entre les deux hommes, à l‟issue de laquelle Henri aurait été évincé de la structure. Je suis

alors surprise de le voir ici et accompagné de surcroît par Rafik, actuel responsable Gestion de

projet. Je les salue et rapidement Henri m‟interroge sur mon travail et mes hypothèses. Puis il

me propose de nous isoler dans une pièce adjacente sous les regards que je juge

désapprobateurs des membres présents de l‟ONG. Me sachant déjà en situation délicate en ces

lieux : « Oh ! ce n‟est pas particulièrement nécessaire ! » mais il insiste. La conversation dura

finalement plus d‟une heure.

Il me fait part de ses points de vue, pour terminer sur des allusions appuyées, bien que jamais

précisément explicites, sur le fait qu‟il y a « derrière tout ça » « des affaires de gros sous, de

très gros sous ». Une timide tentative pour l‟amener à m‟en dire plus restera sans réponse ; je

fais donc simplement mine de comprendre. Malgré ma curiosité et étant données les

circonstances de cet entretien, j‟en serai finalement satisfaite, et me refuserai quasiment de

prendre en compte ce paramètre socioéconomique et de m‟aventurer sur cette piste

dangereuse. Ceci jusqu‟au dernier soir au café, lorsque l‟un des jeunes avec lequel je discute,

m‟apprendra que Moussa figure parmi les producteurs importants de safran de la région. Je

me crisperai devant cette nouvelle évocation.

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Des signes du côté de la population ?

Soudain, quelque chose de nouveau : le café où je vais d‟ordinaire, avec une terrasse un peu

surélevée, ouverte sur la rue, rechigne à me servir. Incompréhension ; j‟insiste ; finalement

obtient un café alors que je souhaitais un thé. Je suis assez déstabilisée, c‟est le premier signe

d‟antipathie assez claire de la part de « la population » auquel je suis confrontée à Taliouine.

« Il est un peu tard, il ne doit plus servir, ce doit être ça. »

Houssein, artiste dans l’associatif

Je suis ainsi en train de me rassurer, « discrète » au fond de la terrasse, quand je remarque

deux types à une table au devant de la terrasse qui se retournent pour me regarder. Dans ma

barbe : « Qu‟est-ce qu‟il y a encore ? » L‟un affiche un sourire narquois, je tourne la tête, il

me parle de loin, je l‟ignore. Il se lève et s‟assoit à la table d‟à côté, me dit un mot, je refuse

l‟échange. Ca le fait rire… Je retrouve l‟éternel même scénario, ça me fatigue ! En même

temps, je termine toujours par me détendre, avec l‟idée, dans un entre-deux délicat, que cette

nouvelle rencontre pourra être fructueuse.

Houssein est trésorier pour une association culturelle. Il doit approcher des 35 ans,

d‟apparence « métrosexuelle ». Au début sa manière de me regarder, un regard concupiscent,

est à la limite de ce que je me sens capable d‟accepter. Je réponds à ses questions, toujours les

mêmes questions, comme un automate, en soupirant. « Française, Paris, électron libre pour

mon travail ici, Joséphine, mariée à un marocain qui est en France. » Il se marre. Puis me dit

qu‟il est en couple avec une française qui est artiste, l‟association organise des expositions et

des événements culturels avec ateliers dessin, musique, défilé dans les rues. Je m‟intéresse.

L‟autre type l‟a rejoint à sa table, il ne dit mot, le visage caché dans la pénombre.

« Tu connais Souleiman ? .. il est instituteur .. il habite avec les membres de l‟ONG. » « Ah

oui.. oui. » Sa réponse ne me convainc pas. Sans être bavard, il se montre tout de même

réceptif à mon travail, me donne deux-trois éléments de compréhension. Après une demi-

heure, le serveur veut fermer. Houssein me propose de venir dîner chez lui, je refuse et file à

la boutique Internet. Cet échange m‟a encouragée dans ma recherche, bien que je demeure

perplexe quant à Houssein en lui-même.

Comme tous les soirs, je vérifie si je n‟ai pas des nouvelles de l‟ONG. Deux nouveaux

messages : un d‟Ashraf, avec les responsables de l‟ONG en copie, m‟indiquant la procédure à

suivre pour espérer obtenir une autorisation, l‟autre de Moussa, où je lis la volonté de

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m‟aider107

. Enthousiaste, je réponds à tous. Ne suivra que la « réponse sentencieuse »

d‟Ashraf, quatre autres jours plus tard.

Le week-end est plein de doutes. Esseulée, avec le flic toujours à me suivre, je ne reçois que

des signaux décourageants, de la part de l‟ONG et de « la population » : Mohamed le

logisticien que je croise dans sa voiture, fait mine d‟à peine me reconnaître, alors qu‟il

m‟avait reçu chez lui l‟été passé et que j‟avais passé un bon moment avec sa maman, malade.

Puis il me sert une réponse vague quand je lui demande s‟il peut m‟emmener dans son village,

le même que celui de Moussa108

. Le dimanche matin, le cafetier sur la terrasse surélevée,

refuse catégoriquement de me servir, sans me regarder, avec un geste de la main l‟air de dire

« va ailleurs. » Je proteste. Il poursuit, avec un geste plus énergique qui ouvertement pourrait

signifier « non mais dégage ! » La journée, je croise le flic en civil au magasin de légumes,

« mince, encore lui… » Je le salue poliment, il reste muet. Par ailleurs, j‟ai besoin de

communiquer avec l‟extérieur. Je discute via Internet avec Madani, je suis la campagne

présidentielle en France et en parle avec une amie qui me donne les nouvelles de Paris.

Abdoulaye, l’instituteur allié qui assure le relais

Ou alors les discussions ne font pas écho pour mon enquête. Bashir et deux collègues profs

me propose de partager le thé à une terrasse, « c‟est l‟Aïd aujourd‟hui ! » « Ah oui ! Aïd Saïd

alors ! 109

» Puis Abdoulaye l‟instituteur me rattrape dans la rue, nous entrons dans un autre

café. Il a envie de me raconter son expérience de voyage scolaire en France avec des élèves.

Ses impressions, ses interrogations. Son attitude est douce et respectueuse, une approche dans

la même veine que celle de Souleiman. Beaucoup de références au religieux, pour les valeurs

de paix et d‟ouverture à l‟autre. « Vous avez faim ? » Finalement il m‟invite à déjeuner chez

lui avec sa famille pour fêter l‟Aïd, j‟accepte volontiers.

Descente vers un des petits villages « in town » vers la vallée au Sud de la ville. Sa femme

nous accueille gentiment. Attente dans le salon avec les enfants et la télévision, puis poulet

aux olives. Je suis frappée par la différence d‟âge entre eux deux, il doit avoir 45 ans, elle en

fait à peine 25. Puis, elle s‟assoit par terre et garde les yeux baissés sur le tapis alors que nous

sommes sur la banquette. J‟imagine m‟asseoir par terre également, mais je n‟ose pas. Encore

une fois, je n‟aurais pas cru de telles pratiques aussi flagrantes. Je me fais la réflexion que j‟ai

107

Cf. Annexe : Echange de mails avec l‟ONG, le vendredi 30 avril. 108

On me dira plus tard qu‟il est souffrant ; je comprendrai mieux sa retenue. 109

« Joyeuse Fête alors ! »

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rarement vu de telles distinctions au Maroc, chez des amis, avec des jeunes, ou avec des plus

âgés. « Doit jouer le type de situation, plus « officielle », pour une réception, avec des

personnes plus éloignées. »

Le fait de ne pas avoir d‟autorisation, de penser que mon terrain se situe dans les villages en

montagne, et de finalement ne plus trop savoir où quoi comment chercher, je reste

relativement silencieuse. Départ. Bien que nous soyons en pleine journée, Abdoulaye tient à

me ramener jusqu‟à la porte de mon hôtel.

Une journée de respiration à Taroudannt ?

La journée du lundi, je pars m‟aérer à Taroudannt. J‟ai hésité. Pour ne pas créer de surprise à

Taliouine, que l‟on ne croit pas à une entourloupe ; quoiqu‟il en soit il me faut absolument

prendre de l‟argent. J‟ai également l‟idée de passer au local de l‟ONG dans l‟espoir d‟y

trouver Ashraf et de lui donner mes papiers.

« Ah ! On respire ici ! » A peine descendue du taxi, passée les remparts de la ville, ces mots

me viennent et me surprennent. Effectivement, je respire mieux, je me sens moins observée,

moins oppressée. Je prends alors conscience de la pression que je subis à Taliouine, les

regards suspicieux, le sentiment de stigmatisation. Vu combien tout à coup je suis à l‟aise à

Taroudannt, je me dis que « j‟ai rêvé ! » tous les « problèmes » à Taliouine. Déambulant,

profitant de la douceur de la fin de matinée, j‟ai le sourire et me répète : « Regarde Joséphine !

Tout va très bien !! » Je me prends un petit café et me dirige vers l‟ONG.

Le local est fermé. Bon. Je traverse la rue pour prendre de l‟argent. Impossible. Ah. Gros

problème, très gros problème. Je m‟éloigne, reviens, fais des allers-retours, soudainement à

bout de nerfs, je réessaie, m‟énerve, me dis que je rêve, que ce n‟est pas possible... « Mon

virement a du retard, il y a eu le week-end… Comment je vais faire ? Il faut que j‟attende

demain… Mais j‟ai à peine de quoi manger et dormir ici !… » En un quart d‟heure,

renversement de situation : c‟est la catastrophe.

« Ca ne va pas Mademoiselle ? » Deux gars qui m‟accostent. « Ne manquait plus que ça ! »

« NON MERCI JE N‟AI BESOIN DE RIEN. » Je poursuis pour moi-même mais à voix haute,

excédée : « C‟est pas croyable ces pays où tout le monde veut soi-disant tout le temps vous

aider ! C‟est pas possible d‟être tranquille deux minutes non ?! » Un accès de colère que je

laisse sortir enfin ici, certainement parce que je suis à Taroudannt et non à Taliouine.

« Pardonnez-moi Mademoiselle, je ne peux vous laisser dire ceci et accepter de me manquer

de respect de la sorte. »

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Le pauvre jeune homme s‟exprime dans un français parfait et se révèle au final impassible et

serviable. Rachid. Il me proposera même de me prêter de l‟argent, après maints refus, il me

prêtera effectivement 1000 dirhams. J‟aurais tout de même peur d‟être coincée, à avoir mis le

doigt dans quelque chose d‟ingérable.

« Je vous offre au moins un café pour vous remercier de me sauver la mise ?! » Je leur laisse

le choix de l‟établissement pour voir, ils m‟emmènent à la terrasse au-dessus de la place

Assarag, décidément prisée ! On partage des pommes. Sur mes gardes au début de notre

rencontre, j‟ai cédé à recommandation de Simo : « Ne donne pas ton vrai nom, ni le nom de

tes parents ! Si on te les demande : c‟est louche ! ils peuvent faire de la magie avec ton nom et

te manipuler avec ça ! » A l‟époque j‟avais fustigé… « Vous êtes différente Mademoiselle

Juliette, vous coupez les pommes pour tout le monde, je n‟ai jamais vu d‟occidentaux faire

ceci, d‟ordinaire ils sont chacun avec leur plats, leurs pommes, et tout comme ça ! » Puis il

m‟annonce qu‟il est gravement malade, qu‟il en est à sa quatrième opération à Rabat. Le mois

prochain il doit y retourner, « cette fois je ne sais pas si je vais me réveiller ! » Il n‟empêche

qu‟après une bonne heure, je ne reste que par courtoisie. Je n‟ai à l‟esprit que mon taxi retour

vers Taliouine.

Ils m‟accompagnent jusque la gare routière, je m‟étonne de leur disponibilité : « Entendu,

c‟est les vacances, mais aujourd‟hui ils n‟avaient que ça à faire ?! » Bien qu‟il n‟y ait

manifestement aucun piège, je reste tout de même perplexe. Echanges de numéros de

téléphone pour le rembourser lors de mon prochain passage à Taroudannt. Confuse et

reconnaissante, sensible au geste, je leur fais signe de la main alors que le taxi démarre.

L‟argent sera rendu à peine une semaine plus tard, autour d‟un thé à l‟hôtel luxueux « Palais

Salam » auquel Rachid m‟avait donné rendez-vous. Un mois après mon retour en France, je

recevrai un appel : « L‟opération a marché ! Je suis le plus heureux des hommes ! » Je suis

émue et lui souhaite bonne route. « Thella f‟rassek meziane Mademoiselle Juliette 110

. Allah

soit avec vous. » « Shoukran bezef ya Rachid111

. »

L’appel alarmant de Malik

Le lundi soir, de retour de cette journée à Taroudannt, je me décide à appeler Malik. Je lui fais

part de toutes mes interrogations. Il me confirme sans hésiter que je suis suivie, et affirme

même que les flics doivent tout savoir de ce que j‟ai fait au Maroc depuis que j‟y ai posé les

110

« Prenez bien soin de vous Mademoiselle Juliette. » 111

« Merci beaucoup Rachid. »

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pieds. Que toute information peut être vendue par tous ; dans les taxis, les cafés, qui que ce

soit à qui j‟ai pu parler, peut avoir vendu son info auprès du Cheikh, du Moqqedem ou du

Caïd du coin, et que tout ce que j‟ai pu dire aux Présidents de Commune à Tiznit a dû faire

l‟objet d‟un rapport, arrivé certainement le soir même sur le bureau du Gouverneur de

Taroudannt. Je suis estomaquée.

Après m‟avoir un peu disputée de ne pas l‟avoir appelé plus tôt, Malik me conseille de veiller

et me souhaite bon courage. Nullement il me dit de renoncer ou de changer d‟attitude à

l‟égard des autorités. En d‟autres termes, son message est tout de même de « tenir bon là où je

suis », en prêtant attention, maintenant que je suis prévenue, à tout ce que je pourrai faire et

dire. Après avoir raccroché, je me rejoue les cinq semaines passées au Maroc… Dure prise de

conscience. J‟éteins la lumière et m‟allonge sur le lit, abasourdie. Je finis par le mettre à

distance, en me disant qu‟en tant que militant il doit être un peu parano quand même ?!

Mardi 3 avril : Des nouvelles de l’ONG

Ce matin-là comme tous les matins, je me rends au café d‟à côté pour prendre un petit café au

lait avec quelques pommes. Il fait beau et doux. Je suis très couverte et toute en noir depuis

trois semaines, pour ne pas être trop visible. Je superpose quatre couches, n‟arrive pas à me

réchauffer. Le matin lorsque c‟est possible, c‟est douche froide. Les gens ici restent au soleil.

Cette fois, il n‟y a que des hommes sur la terrasse. Parfois quelques femmes berbères

descendent en ville avec leurs hommes pour des courses. Ils attendent alors ici leurs taxis pour

repartir. Parfois des occidentaux, immédiatement alpagués par les faux guides

locaux, étudiants à Agadir qui maîtrisent les rudiments de diverses langues.

Je me lève et me dirige vers l‟ONG, espérant des nouvelles fraîches à mon sujet. Je descends

la rue transversale qui mène jusqu‟à la « Maison du Développement », une grande maison à

laquelle ils ont donné la forme d‟un château de la région, ou d‟une place forte, ou d‟un

Agadir112

, c‟est-à-dire en quelque sorte, d‟une banque pour les gens ici.

Je reçois un « mail sentencieux » d‟Ashraf qui me scie113

. Jusqu‟à présent, l‟ONG était « de

mon côté » face aux autorités et aurait tout fait pour que je fasse mon étude. Puisqu‟elle y

avait intérêt d‟après Selim, certes devenu silencieux depuis une semaine, et que ses membres

se montraient en accord sur le fond et attachés à moi. Je prends ce mail comme une trahison et

ne veux pas y croire.

112

Dans le Souss, les agadirs faisaient office de coffres forts où les paysans stockaient leurs récoltes et les

protégeaient des attaques. 113

Cf. Annexe : Mail d‟Ashraf, Mardi 3 Avril 2007.

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Ma première réaction est d‟appeler Jalil à Paris, pour lui demander de quoi il en retourne. Par

chance, alors que j‟ai un mal fou à joindre l‟ONG, je tombe directement sur lui. Il se dit ne

pas être au courant, puis il s‟effare de l‟état de la situation et appuie l‟importance d‟être en

règles avec les autorités. Alors, de sa part, bien que je doute aussi de sa bonne foi, tout de

même j‟entends. Et les mots de Malik me résonnent en tête.

Jalil me pose des questions, je lui raconte les divers épisodes. Devant celui du scandale de

Madani à l‟hôtel à Taroudannt, il s‟exclame « Oh lala ! Tu te rends compte ?! Il a dit qu‟il est

du Palais ? Mais évidemment que tu as attiré les foudres des autorités !! » Je suis dépitée et je

rejette, apporte d‟autres éléments… Mais il est affirmatif : « tu ne pourras rien faire dans la

région, et s‟ils t‟ennuient à ce point, il faut que tu partes. Tu ne dois pas rester là. »

Je suis sonnée. Tout à coup, tout se met en place dans ma tête, je hiérarchise autrement et les

choses se désamorcent, je comprends mieux les réactions de chacun. Surtout, je suis affolée,

je ne peux pas faire ma recherche, il faut que je trouve un autre terrain et construise un autre

objet. Kader sort pour aller déjeuner, en me voyant il s‟arrête. Il m‟a soudain l‟air

sympathique, je lui fais rapidement part de mon échange avec Jalil. Bien que je le vois

surveiller qu‟on ne le surveille pas, il s‟appesantit un instant. « Tu déjeunes ? » « Oui, à

l‟appartement. Tu veux venir ? » « Pourquoi pas… » « Ok, mais je pars devant et tu me

rejoins plus tard, et en passant discrètement. » « Ok. » Je fais mine basse. En même temps je

suis contente de cette nouvelle relation possible avec Kader ou les autres, soulagée d‟avoir des

clefs pour comprendre et me détendre. « Comme je le craignais et le disais à Malik, je suis

devenue complètement parano ! N‟importe quoi, moi ! »

Kader s‟était déjà montré tout à fait différent dès que j‟avais quitté l‟appartement. Deux jours

après mon départ, il m‟avait même proposé de passer une soirée à l‟appartement avec lui et

des copains. Je m‟étais excusée et lui avais répondu avec un pseudo sourire « Une prochaine

fois ! » Avec en tête : « Qu‟est-ce qu‟il me veut celui-là ? Il rêve ou quoi ? Il est fou lui ?! »

Trois jours plus tard, nouvelle tentative. Cette fois, j‟hésite, finalement accepte, curieuse de la

situation et de rencontrer de nouvelles têtes. « Je consulte mes mails et vous rejoins après. »

Soirée à raconter des blagues et à gratter trois (mauvaises) notes ; relativement sympa, mais

politiquement correcte. Les copains : des géomètres de Oujda, parachutés dans la région, à

s‟ennuyer manifestement. Ca m‟avait permis de briser la glace avec Kader, ce que j‟avais pris

comme une détente voire une caution pour que je mène ma recherche. Surtout ça n‟avait fait

que me confondre davantage en me brouillant la perception de la situation.

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Wassim, étudiant révolté

Je marche « discret » donc, à longer les mûrs l‟air de rien, en direction de l‟appartement. On

m‟interpelle, on me suit, je ne me retourne pas. « Hé ! Mademoiselle ! Où tu vas comme ça ?

Mais attends je veux te parler ! » Pour le coup, je ne suis pas d‟humeur à faire des efforts, je

m‟arrête et l‟envoie sérieusement promener. « Hé ! Détends-toi ! Qu‟est-ce qu‟il t‟arrive ?

Hé, je te parle ! » J‟accélère, il devient un peu agressif. « Hé, mais attends ! Je veux te parler

de ton travail, ton travail m‟intéresse ! » Bien que fermée, je prête attention, me retourne, il

sourit. « Tu marches vite ! Où tu vas comme ça ? » « Qu‟est-ce que tu veux ? Ca ne

m‟intéresse plus ce que tu as à me dire, je peux pas faire ma recherche ici, je pars. » Il

s‟arrête : « Ah bon, pourquoi ? »

Il s‟appelle Wassim. Grand, élancé, 25 ans, nerveux. Il me dit qu‟il est étudiant en 5ème

année

de culture berbère à Agadir, qu‟il est syndiqué à l‟UNEM et qu‟il s‟intéresse à mon travail. Il

prend des accents militants, me pose des questions et enchaîne directement sur des grandes

phrases engagées, qui sonnent plus le « par cœur » que la réflexion. J‟écoute, refuse le café

qu‟il me propose, fais un détour pour me racheter des cigarettes. « Je n‟ai pas d‟autorisation

de travailler. » « Mais tu n‟en as pas besoin c‟est quoi ces conneries ? C‟est pour te bloquer ça,

c‟est des connards ! » « Chut !! Mais ça va pas non ?! » Il m‟inquiète avec de tels propos sur

un trottoir, en pleine ville. « Quoi ? T‟as peur de quoi ? On peut parler de tout au Maroc ! Et

j‟ai pas peur moi ! » « Ok ok, mais ça te dit on se parle plus tard ? » « Tu ne veux pas prendre

un café ? » « Bon, ok, mais rapidement. »

Il poursuit un discours passionné sur un ton virulent. En face, je le tempère, lui apporte

d‟autres éléments pour nuancer. La question de ma recherche à Taliouine n‟est pas abordée. Il

parle de révolution, d‟action, insulte ceux qui « bouffent » et « suivent ». J‟imagine la

véhémence de Boubaker et ses amis, 10 années auparavant. Le feu qui l‟anime

m‟impressionne, en même temps je le trouve grotesque car immature, à secouer les bras dans

le vide. Un quart d‟heure plus tard je rejoins Kader, pour un tagine sans surprise. Le soir

j‟appelle une amie à Paris qui tente de me remonter le moral.

Ces deux derniers jours à Taliouine, j‟abandonne petit à petit l‟idée de mon travail ici. C‟est la

grève des transports depuis un mois, elle s‟intensifie ; je ne pourrais pas partir tout de suite car

les taxis sont immobilisés. Alors je me laisse porter par les rencontres dans la rue. Nettoie

mon linge, trouve un magasin pour imprimer une photo prise l‟été passé avec le personnel de

l‟hôtel devant celui-ci, pour l‟offrir au veilleur et ses enfants. Tout me semble calme et muet

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comparé à l‟agitation dans ma tête des précédentes journées. Je lève davantage les yeux et

croise de nouvelles têtes, bizarrement à présent elles m‟ont l‟air sympathiques.

De même, mon passage chez le caïd pour l‟informer de mon départ imminent, se passe

tranquillement. Il se dit navré. Sans grand espoir, je joue la victime qui se fait plaindre, au cas

où il changerait d‟avis. M‟intéresse un peu à lui, lui demande d‟où il vient, « de Marrakech »,

« Ah bon ! » L‟occasion d‟épiloguer. Sans succès : sur ma recherche, il ne bouge pas d‟un

iota. En revanche, en partant il me retient. Notre petit échange « hors cadre » administratif, a

eu un effet inattendu. « Je vais vous donner mon e-mail sur hotmail, nous pourrons nous

parler sur msn. » Je reçois son petit papier poliment, mais encore une fois, ne cesse d‟être

surprise. Alors que je remonte la rue, le caïd passe en voiture avec ses lunettes de soleil et

ralentit à ma hauteur ; avec un large sourire, il me fait un signe de la main. Une fois dans ma

chambre, immobile, je regarde dans le vide en repensant à la scène. Je pouffe de rire ! Et en

faisant « non » de la tête : « Non mais c‟est vraiment n‟importe quoi cette ville !! »

Soirée du 4 Avril 2007

Ce soir-là il y a du monde dans le « café des jeunes » de Taliouine, petite ville de montagne

de l‟Anti Atlas marocain. Notamment parce que les étudiants sont en vacances depuis cinq

jours, remontés d‟Agadir, ils visitent leur famille dans les villages environnants et se

retrouvent le soir au café.

Le matin j‟ai pris la décision de quitter le terrain, le lendemain si possible, espérant que la

grève des transports qui paralyse le pays depuis trois jours, s‟assouplisse dans cette région

cloisonnée qui en souffre particulièrement. Je suis rapidement allée en informer le caïd

imaginant que ça devrait suffire pour apaiser le comportement hostile des autorités, de même

qu‟auprès de toutes les personnes rencontrées pendant la journée. Je comptais sur le fait que la

nouvelle diffuse dans la ville et que la pression que je ressens à mon égard se relâche.

18h, je passe au café. Nous nous sommes donnés rendez-vous avec Kader, un membre de

l‟ONG et avec un de ces compagnons géomètre ayant une mission locale, rencontré la

semaine passée.

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Il est 21h30 lorsque le nouveau « flic en civil », plus costaud et au charisme plus imposant

que le premier, s‟avance vers nous. Il était installé à la terrasse du café et suivait nos faits et

gestes depuis une heure environ dans sa grande djellaba bordeaux en faisant tinter son

trousseau de clefs dans sa main. Il avait déjà interpellé Youssef, le jeune homme avec lequel

je discute de sa thèse d‟anthropologie sur la région, pour lui demander d‟arrêter notre

conversation, Youssef s‟en était retourné vers moi. Entre-temps, j‟étais partie chercher un pull

à l‟hôtel, passant puis repassant devant le « flic en civil » pour me rasseoir à la table de

Youssef.

A moins d‟un mètre à présent, le « flic en civil » interpelle de nouveau Youssef et cette fois

lui saisit le bras, lui parle en berbère l‟index menaçant pointé vers le ciel, et lui redemande

d‟arrêter la conversation avec moi. Youssef refuse encore, d‟un air arrogant, se dégage d‟un

geste de l‟épaule et remet sa veste en place en se retournant vers moi le dos courbé mais le

visage crispé. L‟autre flic observe la scène depuis l‟entrée du café, une fesse assise sur une

table. La réaction du « grand flic » est immédiate : il le violente d‟un coup sec sur l‟épaule, le

faisant brusquement tomber de sa chaise. Elle le suit dans sa chute, ainsi qu‟un verre de thé

qui explose par terre à grand bruit, et notre table qui manque de me coincer contre le mur.

Instantanément je me lève comme un ressort, autant pour éviter la table que par stupéfaction,

et hausse d‟emblée le ton en direction du flic : « non mais ça va pas non ?!! ». Silence total,

que je ressens comme un terrible état d‟effroi autour de moi. Un rapide tour de la salle du

regard, personne n‟a bougé sauf moi, « la taromit 114

qui pose des questions sur les élections »,

et le « flic », de facilement une tête de plus que moi, qui me fixe derrière ses lunettes

« l‟écume au coin des lèvres ».

Je tente, de mon point de vue, de désamorcer la situation en poursuivant du même ton assuré

mais certainement la voix un peu tremblante d‟émotion « si c‟est moi qui dérange c‟est moi

qui m‟en vais » ayant à l‟esprit « mais lui vous le laissez tranquille ». « Toi tu dégages ! »

tonne le flic, accompagnant sa voix grossière qui se veut furieuse d‟un geste fulgurant du bras

le doigt pointé cette fois vers l‟extérieur du café.

Emoussée par cette dernière injonction, je récupère mon sac en manifestant mon insoumission,

lève la tête les dents serrées et traverse le café fièrement bien que rapidement tout de même,

114

Taromit signifie en langue berbère tashlihit de la région « étrangère occidentale à la peau blanche » véhiculant

une double connotation. Pour schématiser : une positive de l‟occident qui fait envie et sur lequel « on bouffe »

grâce à la migration, et péjorative liée à l‟histoire coloniale et post-coloniale hégémonique actuelle.

Cf. partie II du présent travail.

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sous les yeux de tous qui restent sans mot dire. Et ce en étant convaincue qu‟en partant tout va

rentrer dans l‟ordre.

J‟ai à peine passé la terrasse du café, assez pour ne plus être en vue ni en position de voir, que

nouveau mouvement d‟affrontement dans le café. Instinctivement j‟imagine que c‟est le flic

qui se remet à frapper, je ralentis pour prêter attention : brouhaha général, chaises qui crissent

sur le carrelage, tables qui semblent voler, coups et cris étouffés d‟une bagarre à plusieurs, de

nouveaux verres éclatent. Je réalise que mon départ n‟a pas suffi à les calmer, je proteste en

moi-même, m‟indigne, tourne des talons pour aller voir, animée d‟une colère personnelle

contre l‟autorité, les abus de pouvoir et la violence. Je fais quelques pas vers le café, hésite

même à y retourner, regarde de loin, mais les clients de la terrasse qui se sont levés et amassés

devant l‟entrée m‟empêchent de distinguer la scène. L‟un d‟eux m‟a suivi du regard, je

l‟aperçois, cherche une note significative de sympathie mais sans succès, baisse alors la tête,

rebrousse chemin en m‟exclamant tout haut « mais ils sont malades ! », et finis par presser le

pas alors que mes jambes commencent à me lâcher.

J‟ai rejoint mon hôtel à cinquante mètres de là, et suis depuis quelques minutes à la fenêtre de

ma chambre au premier étage en train d‟essayer tant de comprendre ce qu‟il vient de se passer

que de saisir la suite des événements en cours. Quand Wassim sort du café à grands pas bien

que les mains dans les poches, suivi de Houssein. Il me cherche manifestement et lorsqu‟il me

voit, me sollicite vivement « mais qu‟est-ce que tu fais ? allez reviens ! on y retourne !

pourquoi t‟es partie ? il faut rester il n‟y a que comme ça qu‟ils vont comprendre, c‟est en

restant soudés tous ensemble qu‟on peut y arriver ! il n‟y a pas de problème ! » Je suis

interloquée et refuse d‟un bloc « non mais pas du tout ! t‟as vu ce qu‟ils ont fait ? ils sont

malades ! non non je n‟y retourne pas ! » et surtout je m‟inquiète « mais qu‟est-ce qu‟ils sont

en train de lui faire là ? » Tout deux tentent de me rassurer « mais rien ! t‟inquiète pas tout va

bien, ils discutent, et descends au moins s‟il te plaît il ne faut pas avoir peur ! » Je doute

quelques instants, puis finalement « ok je descends mais je reste là ».

Devant la porte de l‟hôtel, Wassim poursuit son discours aux tournures militantes « tu as

raison ils n‟ont pas le droit de nous traiter comme ça ces connards du Makhzen ! ils vivent

encore sous Basri115

, tu as vu ça ? mais c‟est fini ! il faut qu‟ils comprennent que c‟est fini

tout ça ! ils n‟ont pas le droit ! viens on y retourne ! » Je continue de refuser et exprime ma

115

Nom du ministre de l‟intérieur des « années de fer » sous le règne d‟Hassan II.

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confusion par rapport à Youssef qui s‟est fait violenter par ma faute. Je demande à plusieurs

reprises à Houssein ce qu‟il se passe à présent dans le café, et surtout si Youssef va bien. Ils

me réitèrent à chaque fois la même réponse « ils discutent, tout va bien », entrecoupée

d‟échanges entre eux en berbère.

Alors ils me proposent d‟aller boire un verre. Je repousse ma réponse, arguant d‟abord que

j‟attends de voir sortir Youssef pour m‟assurer de son état et m‟excuser, puis que j‟attends un

ami qui doit arriver de Taroudannt. Après une petite dizaine de minutes, Houssein retourne au

café. Très rapidement il revient, répète que c‟est calme maintenant.

Lorsque justement arrive Youssef, il marche normalement et à ma grande surprise il ne

présente aucune blessure visible. Il est seulement contracté, la tête rentrée dans les épaules, les

mains callées au fond des poches de son blouson. Il accepte mes excuses en évitant mon

regard, bredouille trois mots, et quand je lui propose de venir boire un verre avec nous il

esquisse un sourire de convenance, fait non de la tête et répond qu‟il rentre chez lui. Il

m‟apparaît comme un enfant qui vient de se faire corriger, atteint dans son orgueil. Surtout il

me semble bien vaillant par rapport à la bagarre que j‟ai pourtant entendue.

Wassim : « Alors on va boire un verre ? » « j‟attends toujours mon ami. » 22h50 appel de

celui-ci, il est coincé dans la ville d‟en dessous du fait de la grève des transports. « On va

boire un verre ? » 23h, j‟accepte. Je remonte dans ma chambre, me couvre d‟un pull

supplémentaire et enlève mes bijoux. Nous traversons la petite rivière, vingt-cinq minutes de

marche sous une pleine lune magnifique. Ils se parlent en berbère. Arrivés à la grande route

juste avant l‟hôtel « pour occidentaux » à la sortie d‟un virage, Houssein propose d‟aller chez

lui. Je refuse. Dans ce cas il s‟en va. Je proteste « non ! pourquoi tu ne viens pas ? mais viens

ça ne se fait pas pour une femme mariée d‟aller boire avec un homme seul, si j‟avais su les

gars, je ne serai pas venue, allez, tu viens ? » Il part, je suis mécontente puis me détends un

peu. Deux bières, Wassim me parle de sa famille. Retour. Menace de mort, agression sexuelle.

Retour à pieds pendant presque une heure où il se confond en excuses, me propose d‟aller voir

les autorités pour porter plainte, je refuse le plus calmement possible, souhaite dormir et partir

le lendemain. Je suis congelée.

Une heure trente, j‟arrive enfin à l‟hôtel. Je retrouve Simo et un touriste allemand qu‟il a

trouvé pour l‟embarquer ici. Je comprends : dont il a profité pour venir ici. Ils avaient loué

une moto à Taroudannt mais elle est tombée en panne sur le chemin. Ils ont donc fait une

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halte à Aoulouz d‟où ils ont trouvé comment monté jusqu‟à Taliouine. Décidément, avec

Simo, j‟ai l‟impression que tout est possible. Débrouille. Au début, je suis partagée entre le

fait d‟être contente de trouver quelqu‟un et un « Oh non, il va encore falloir que je gère un

truc ». Le veilleur les a logés dans la chambre à côté de la mienne. Finalement je suis contente,

bien que je ne sache pas comment le prendre. Je lui raconte ce qui m‟est arrivée. Il se met en

colère contre l‟agresseur et enrage d‟avoir été à un kilomètre de là et de n‟avoir rien pu faire.

Il me conseille de mettre du dentifrice pour cicatriser mes blessures. Il m‟a apporté des petites

roses piquées dans un buisson et quelques gâteaux. Moi, je ne sais plus à quel sein me vouer.

3 heures, on décide de se lever tôt pour partir le lendemain, à 7 heures, le temps de faire mes

bagages. Au moment de fermer la porte pour qu‟il rejoigne sa chambre, il me demande quand

même, malgré ma situation, s‟il peut dormir avec moi. Je ne suis même plus surprise,

heureusement, il accepte que je refuse. Je m‟endors d‟épuisement.

Le réveil sonne, il y a beaucoup d‟activité dehors. Simo est déjà debout et au taquet. Il sort, va

voir s‟il y a des taxis, m‟informe de la grève toujours en cours, et même que ce matin, certains

taxis qui voulaient partir se sont faits caillasser par ceux qui font grève, ce qui a mis la ville en

émoi. J‟envoie des textos à ma sœur, à Madani, à Amin et Anouar ainsi qu‟à Ashraf pour leur

dire ce qui m‟est arrivé dans la nuit.

Je téléphone à la fac. Madame Tréal me rassure et m‟apporte son soutien. Je reçois un texto de

ma sœur affolée que je me retrouve à devoir rassurer toutes les deux heures. J‟ai un appel de

Madani qui se désole pour moi, il me dit qu‟il va essayer d‟appeler un copain pour me

descendre de là. Il me donne le numéro de l‟ambassade. J‟appelle l‟ambassade à Rabat. Un

employé me répond, je lui dis « Je me suis faite violée », il me répond « Vous vous êtes faits

volé quoi ? » « Non… je me suis faite violée. » « Ah, pardon, mademoiselle… vous êtes

où ? » Il me donne le numéro du consulat à Agadir. J‟appelle le consulat français à Agadir qui

visiblement connaît mieux le club med au Maroc que le fonctionnement des autorités dans les

montagnes. La nana du service social me dit qu‟il faut que j‟aille prévenir la police locale. Je

refuse. Elle ne comprend pas. Je lui dis que mon intention est de rejoindre le plus rapidement

possible Taroudannt. Or, je suis coincée dans les montagnes du fait de la grève. Ma demande

consiste à savoir si le consulat peut trouver une solution pour me descendre à Taroudannt.

Elle me dit que non, ce n‟est pas possible. Je m‟en tiens à la charger de me trouver un numéro

de médecin à Taroudannt.

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Je fais mes bagages. 9h30, Wassim apparaît sur le trottoir d‟en face. Je le suis du regard

depuis la fenêtre de ma chambre. Simo remonte, il me présente son allemand que je salue de

derrière la porte de ma chambre que je ferme à clé. 10h, on descend pour prendre un café

dehors au restaurant de l‟hôtel. 10h30 le caïd passe en voiture, je me dirige tout de suite vers

lui, le salue, tente de me renseigner sur la grève lui signifiant que je voudrais partir. Il est

pressé, paraît préoccupé, et ne peut rien me dire à ce sujet. J‟évoque pour finir la bagarre de la

veille au café. Il fronce les sourcils et fait mine de ne pas être au courant. Je suis surprise mais

n‟insiste pas. Passe alors le Pacha que je n‟avais encore pas pu rencontrer depuis mon arrivée.

Je me présente et l‟informe que je pars : sans réaction particulière, il semble à peine au

courant de ma présence.

Une demi-heure plus tard Wassim qui avait disparu de mon champ de vision, parvient à

m‟approcher, je suis effrayée, il s‟excuse et me propose à nouveau d‟aller voir les autorités

pour déclarer les faits, je refuse. Il me demande mon numéro de téléphone, je lui en fournis un

faux, il s‟éloigne. 11h passées, toujours pas de taxi opérationnel, départ à pieds donc, avant de

trouver peu après une voiture de touristes pour descendre à Taroudannt.

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Taroudannt - Casablanca, 4 jours : jeudi 5 avril - dimanche 8 avril

> Etape 6 : Retour à Paris

Onze heures, on part à pied. Par chance passe une voiture de touriste qui n‟a la place de

prendre que l‟allemand et moi. Simo nous dit qu‟il va trouver une solution, il nous rejoint.

« Rendez-vous à la boutique de réparation » où ils ont laissés la moto la veille à Aoulouz. Je

crois que je ne le reverrai pas, mais voilà à peine dix minutes que nous sommes arrivés qu‟il

réapparaît.

On attend là deux heures, le temps que les gars tentent de réparer la moto. Simo s‟énerve,

l‟Allemand est coincé là, j‟essaie de le rassurer, il est effaré de ce qu‟il entend et n‟accepte

pas de devoir payer la réparation. Nous partons déjeuner en attendant une solution pour

descendre à Taroudannt. Les taxis ne bougent pas. Toute la journée, je suis anxieuse, je ne

veux qu‟une chose, c‟est descendre de ces montagnes. Finalement, Ashraf me rappelle, il me

dispute, mais m‟assure qu‟il va essayer de faire quelque chose pour nous emmener à

Taroudannt. En raccrochant, je dis à Simo que si on trouve une autre solution, on n‟hésite pas.

Les heures qui suivent, Anouar m‟appelle, me dispute ; Ashraf me rappelle, le cousin de

Mohamed, et Rani, vont venir nous chercher.

18h30, la voiture de l‟ONG s‟arrête devant notre café. L‟allemand décide de rester à Aoulouz.

Nous montons avec Simo. Ils sont trois, le cousin de Mohamed, Rani et un autre gars que je

ne connais pas. La nuit tombe. Je commence à angoisser sérieusement d‟être seule entre

quatre hommes, eux parlant berbère avec un air dénigrant. Simo me prend la main pour me

rassurer mais rien n‟y fait. Au contraire, il en rajoute et il me dit que le cousin de Mohamed

est quelqu‟un envers qui on ne peut pas avoir confiance. Je me fais un film, persuadée qu‟ils

veulent me tuer. Pendant deux heures, aucune lumière alentour et du fait de la grève des taxis,

aucune voiture sur la route.

A un moment, la voiture s‟arrête, le cousin de Mohamed descend, je suis en alerte maximum,

j‟imagine qu‟il va chercher un fusil dans le coffre pour nous descendre et nous enterrer là. J‟ai

un sursaut, je prends mon téléphone et j‟appelle Amin : ouf il répond, c‟est la meilleure chose

qui pouvait m‟arriver. J‟ai l‟idée que le fait qu‟il y ait un témoin extérieur mettra un frein à

leur projet potentiel. « Ah, salut Amin, je suis dans les montagnes à une demi-heure de

Taroudannt… » Je lui donne tout de suite ma position, il comprend que je suis en situation de

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détresse. Le cousin de Mohamed remonte, il était juste sorti pisser. Nous restons ainsi presque

une heure au téléphone jusqu‟à ce que la voiture nous laisse à Taroudannt.

Arrivée, Simo me propose de dormir chez lui, je refuse, il me garantit que je pourrai dormir

dans la chambre de sa sœur qui a un verrou. Ok, je vais voir. Effectivement, je pose mes sacs

dans la chambre. Il prépare à dîner, j‟attends dans le salon devant la télé, son frère rentre. Sa

vision me rassure. A 23 ans, il est fan des Doors et de Nirvana dont il a des posters en grand

dans sa chambre. Il est calme, me regarde et me salue gentiment. Dodo. Le lendemain, je me

réveille avec la sensation d‟avoir été rouée de coups. J‟ai mal partout et constate que j‟ai des

bleus et blessures que je prends en photo.

Simo me fait un petit déjeuner, je me demande où est-ce qu‟il a trouvé de l‟argent pour

acheter ce pain et cette confiture. Il m‟accompagne et me laisse devant l‟ONG. La secrétaire

me reçoit froidement. Elle m‟apprend qu‟Ashraf n‟est pas là. J‟ai besoin de me connecter à

Internet, elle me refuse l‟accès à un ordinateur alors que trois semaines auparavant, ça n‟avait

pas posé de problème. « Ashraf m‟a bien dit de ne pas te laisser rentrer dans son bureau ».

Elle passe un appel. Je lui demande d‟appeler pour moi un des médecins que le consulat m‟a

indiqué le matin même, ce qu‟elle fait, elle me prend un rendez-vous et me note l‟adresse où

me rendre. Je sors et tombe nez-à-nez avec Hicham que je croyais ne plus travailler à l‟ONG.

Je retrouve sa bonhomie de l‟été précédent mais je ne comprends plus rien. Avec lui, une

occidentale d‟une trentaine d‟années habillée en routarde qu‟il me présente. « Elle est

chercheuse. Une anthropologue, comme toi ! » Nos regards se croisent à peine, je ne suis plus

en état de faire bonne figure, je m‟en vais.

Rendez-vous avec Simo au café au-dessus de la place de la Kasbah. Je reçois un appel de Jalil

avec qui je reste longuement au téléphone. Il se désole. Je me lâche un peu et accuse la

banque mondiale de mettre le Maroc dans un état pareil. Son objectif à lui est de me

convaincre de ne pas chercher à croiser Ashraf. Il me dit qu‟il est à Agadir. Mon idée fixe est

de le voir et donc de le rejoindre là-bas. Je ne l‟avais pas vu depuis un mois, ça faisait deux

semaines qu‟il ne me répondait pas au téléphone et qu‟il me faisait tourner en bourrique donc

je tenais à le voir en face à face pour faire le clair et le mettre face à ses responsabilités. En

parallèle, j‟avançais l‟argument auprès de Jalil que je voulais le remercier de m‟avoir

descendu à Taroudannt. Il me répète plusieurs fois « Joséphine, ne cherche pas à voir Ashraf,

il faut que tu partes ! Tu dois partir ! » Je raccroche. Notre conversation me tourne en tête, je

deviens complètement parano. J‟ai l‟impression qu‟il a des informations qu‟il ne veut ou ne

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peut pas me donner. Je fais un énorme amalgame avec tout ce qui s‟est passé depuis deux

semaines, pour arriver à être persuadée qu‟un homme de mains a été chargé de me tuer, et

qu‟effectivement il s‟agit que je déguerpisse le plus rapidement possible.

Simo m‟accompagne chez le médecin, une femme. Elle me reçoit de manière expéditive et

reste de marbre à mon histoire. Elle me dit qu‟elle n‟a rien pour me protéger du HIV et qu‟elle

ne fait pas de constat de coups et blessure. Je repars. Simo me soutient. « Mais non ! Laisse

tomber, je t‟amène à l‟hôpital, on va essayer de voir un ami de mon père. » Arrivés à l‟hôpital,

manque de chance, l‟ami en question n‟est pas là. Simo parle à l‟interne, celui-ci demande

400 dirhams, ce qui m‟est impossible. On s‟en va. Il m‟emmène alors chez son grand frère de

45 ans qui travaille dans l‟administration et habite la ville nouvelle. Simo me présente et

expose ma situation. Son frère pose une première question. « Tu ne sais pas quoi ?! Il me

demande si ce n‟est pas moi qui t‟aie agressée ! » Il rigole ; j‟hallucine. Certes, ça ne

m‟étonne pas que son grand frère puisse douter de lui étant donné leur différence manifeste de

statut social. Néanmoins, je n‟en reviens pas que ce soit envisageable que la personne qui m‟a

agressée, puisse après coup vouloir m‟aider, surtout s‟afficher socialement comme violeur,

sans que ça ne pose de problème, et qu‟en face je sois susceptible de l‟accepter ?!

Alors je reçois un appel de Madani avec lequel je reste un long moment au téléphone. Il

appelle des médecins pour s‟informer sur la tri-thérapie d‟urgence, les hôpitaux et la clinique

de Rabat pour savoir s‟ils ont à leur disposition les médicaments. Malgré la conclusion pas

réjouissante qu‟il faudrait les prendre sous 48 heures, ce qui est infaisable, il essaie de me

rassurer. Entre temps, Simo et son frère réfléchissent à une solution, sans succès.

Il est tard, j‟ai bientôt rendez-vous avec Rachid au grand hôtel Salam pour lui rendre l‟argent

qu‟il m‟a prêté. Autour d‟un thé, je rends les 1000 dirhams à Rachid qui est surpris de me voir

accompagné de Simo, ce qui permet en toute courtoisie, d‟abréger l‟entrevue. En partant,

Simo s‟amuse que Rachid m‟appelle « Mademoiselle Juliette ». « Finalement, tu as eu peur de

la magie ! C‟est bien, tu as suivi mes conseils en ne donnant pas ton vrai nom. Juliette.

Hihihi ! » Le soir, je me décide à rejoindre Casablanca et trouve un des rares bus qui ne soit

pas en grève. Sur le départ, Simo me confie une petite boule, un sachet fermé de plastique

noir. Je prends peur et refuse. Alors, en ouvrant le sachet : « Mais non ! Regarde, c‟est du

sable et des petites pierres pour te porter bonheur. »

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Les plupart des réactions auxquelles j‟aurai droit au Maroc, avec quelques autres en France

relevant de la colère, sur le fait de m‟être faite agressée seront de me disputer et de me faire

culpabiliser. De plus, Anouar développera un chapitre sur mon inconscience en stigmatisant

les sociétés berbères : « T‟es folle ! Tu ne te rends pas compte, tu aurais pu te faire tuer !!

Même nous, lorsqu‟on passe en voiture dans cette région berbère, on ne s‟arrête pas ! »

« Mais pas du tout ?!.. Ils ne pouvaient pas me tuer, tout le monde savait que j‟étais là-bas… »

« Mais bien sûr que si, tu ne les connais pas, ils auraient acheté la population pour que tous

disent qu‟ils ne t‟avaient jamais vue, c‟est comme ça que ça marche ! Ils t‟auraient enterrée et

personne n‟aurait entendu parlé de toi. » Puis à se trouver des excuses : « Je pensais que tu

étais avec une ONG, des gens… mais surtout pas que tu étais seule. »

Souleiman restera discret et désolé, surtout soucieux que je ne fasse pas d‟amalgame culturel

et de stigmatisation : « j‟espère que tu ne penseras pas que tous les marocains sont comme

ça. » Berbère, et « noir », subissant lui-même les stigmatisations à l‟encontre des berbères et

celles internes au groupe, il parlera des « marocains » évitant de ramener les accusations sur

son groupe d‟appartenance déjà stigmatisé.

Amin lui restera silencieux tandis qu‟Amina par Internet compatira et m‟encouragera.

Deux mois plus tard, Ilian, le cousin d‟Amin, me toque sur le chat‟ de msn, alors qu‟on ne

s‟était pas parlé depuis un an, et me pose tout un tas de questions sur mon terrain au Maroc.

Rapidement, je commence à m‟interroger sur sa démarche lorsqu‟il me demande l‟intitulé

exact de mon diplôme, le sujet exact de ma recherche et ma vision politico-sociale de la

modernité au Maroc : un échange qui me semble clairement anormal, quand d‟ordinaire on est

davantage à rire et à se donner des nouvelles. Je le rencontrerai six mois plus tard à Paris avec

sa fiancée. Il me relancera sur mon terrain, puis sur un ton sincère d‟amitié : « Mais qu‟est-ce

qui t‟es arrivée ? » « Et bien, déjà, le jour de mon arrivée au Maroc, j‟ai appris le décès de

mon beau-frère, après… » Il n‟a pas cherché à en apprendre plus, d‟avoir entendu ça, lui a

suffi : « Ah mais d‟accord ! bien sûr… je suis désolé pour toi, je comprends maintenant… »

Par la suite, pour mes autres amis de Casablanca, cet évènement au début de mon terrain leur

permettra de rester sourd à ce que j‟ai pu vivre et observer dans le Sud de leur pays, et de

précisément s‟arranger en gardant à distance mon témoignage du fonctionnement policier de

l‟Etat marocain.

Malik trois mois après, se soulèvera : « T‟aurais dû me le dire tout de suite !! Au Maroc, on

n‟a que 40 jours pour porter plainte !... Maintenant, c‟est trop tard, alors que si tu me l‟avais

dit plus tôt, on aurait mené une action avec les associations pour la défense des Droits de

l‟Homme, dans tout le Maroc !... Et ce connard serait en taule !!… »

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CONFIGURATION SPATIALE ET HUMAINE DE L’ONG

PRINTEMPS 2007

RIVE NORD – FRANCE > PERSONNES MOBILES ENTRE LES DEUX RIVES

PARIS – RELATIONS INSTITUTIONNELLES MARSEILLE – SIÈGE SOCIAL Pas de local Local associatif

Assia, Directrice Générale Moussa, Fondateur, Directeur de la Stratégie et du Développement

Jalil, Président du CA Eugénie, Responsable de la Gestion financière et administrative

RIVE SUD – SUD MAROC, RÉGION ADMINISTRATIVE SOUSS-MASSA-DRAA > PERSONNES RESTANT AU MAROC (SAUF * POUR DES EVENEMENTS EXCEPTIONNELS)

TAROUDANNT – SIÈGE LOCAL TALIOUINE – CENTRE DE LA 1ÈRE ZONE D’ACTION Local associatif « Maison du Développement »

Ashraf*, Responsable du pôle coordination et formation

Rafik, Responsable gestion de projet Selim, Fatiha, et Kader les 3 animateurs

Secrétaire Mohamed, logisticien (de la famille de Moussa)

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Ressources humaines principales de l’ONG

au printemps 2007

Moussa, fondateur et aujourd‟hui Directeur de la Stratégie et du Développement, on me dit

que « c‟est le pilier de l‟ONG ». Migrant franco-marocain, pragmatique et « superactif »,

« c‟est celui qui court partout ! » nous dira Jalil, Président de l‟ONG, il a développé depuis 20

ans un réseau de relations hétérogènes, institutionnelles et personnelles, à tous les niveaux. Il

est l‟interlocuteur de l‟ensemble des acteurs institutionnels, des autorités nationales et locales,

des personnes ressources comme des forces conservatrices. Très accessible, resté simple et à

l‟écoute, sa maison à Imgoun est ouverte à tous, un temps constitué même en « espace public

local ». Jalil préside le CA de l‟ONG à Marseille comme bénévole depuis 2005. Ceci après

avoir observé pendant plus d‟une année sa démarche et sa philosophie qu‟il résume ainsi : « la

démocratie c‟est à la fois le moyen et le but ultime de l‟action de l‟ONG. » Né à Alger,

d‟origine kabyle, il est attentif aux rapports Nord/Sud et valorise l‟approche participative

contre toute imposition exogène, considérant que « l‟énergie principale vient du Sud ».

Economiste du développement, il travaille sur les économies des pays des rives Sud et Est de

la Méditerranée au Ministère français des Finances à Paris. L‟ONG tire avantage de ses

contacts auprès des institutions d‟aide au développement françaises et européennes.

Assia circule entre Paris, Marseille et le Maroc pour coordonner l‟action de l‟ONG en tant

que Directrice Générale depuis fin 2003. Titulaire d‟un doctorat en économie à Nanterre ayant

soutenu une thèse sur « L‟Eau et l‟électricité en milieu rural et leurs relations avec les

activités génératrices de revenus », elle apporte à l‟ONG ses compétences techniques et son

professionnalisme rigoureux vis-à-vis des bailleurs, au moment où l‟ONG se positionne sur

les projets d‟AGR. Née à Casablanca et vivant en France depuis l‟âge de 17 ans, elle est

aujourd‟hui à 35 ans fortement socialisée à la culture française et donc sensible aux débats

sociaux et aux questions relatives à l‟entrée du monde musulman dans la modernité (liberté de

culte et droits des femmes). Ainsi, avec Eugénie, Responsable Gestion administrative et

financière à Marseille mais qui se déplace deux fois par an pendant plusieurs semaines sur le

terrain, ainsi qu‟avec Fatiha et Soraya qui animent le bureau de Taliouine, gèrent les projets

femmes et reçoivent notamment les éducateurs de l‟école non-formelle, elles sont les jeunes

femmes de l‟ONG qui, en tant que telles, donnent à voir les valeurs de l‟ONG. Ici, depuis

1998, Elodie rencontre tous les responsables d‟AVD, elle ne manque pas lors de ses tournées-

bilans de l‟avancement des projets avec Mohamed le logisticien de l‟ONG, et Hicham,

Responsable du pôle « proximité et animation », de demander à chacun quelle place ils

accordent aux femmes dans leur association.

Ces deux derniers sillonnent la région. Mohamed est né et vit toujours à Imgoun, tandis que

Hicham est d‟un douar à quelques kilomètres de Tata de l‟autre côté de l‟Anti-Atlas. C‟est un

ancien de l‟ONG qui est revenu à Taliouine cette année après avoir passé 3 ans dans une

association à Tiznit. Croyants et pratiquants de manière ostensible lors des missions (ils font

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la prière à tour de rôle dans un coin de tout lieu où ils se trouvent), sachant expliquer sur le

fond et avec la forme adaptée les termes des engagements et les potentiels problèmes entre

parties, ils jouent et assurent souvent avec humour le capital confiance des villageois sur tous

les projets transversaux.

A Taroudannt, le pôle « coordination et formation » est la responsabilité d‟Ashraf, la personne

« politique » de l‟ONG. Ancien militant politique « basiste », étudiant syndiqué de

l‟UNEM116

, il obtient une licence de Lettres françaises à Agadir bien qu‟il aurait préféré

suivre la faculté de philosophie à Rabat. Né à Safi, âgé de 35 ans, il est fils d‟ouvrier, de mère

amazight et de père arabe mais il se sent plus d‟obédience amazight. Après avoir eu des

difficultés à s‟insérer dans la vie active et ayant connu d‟autres associations, il découvre avec

l‟ONG « un milieu beaucoup plus réaliste que celui de la mouvance de gauche restée dans la

théorie ». A l‟image de notre entretien avec lui, il fait preuve d‟une clairvoyance aiguisée de

la situation politique, économique et sociale du Maroc. Pour l‟ONG il anime les formations

des élus et de la population, il fait face aux autorités makhzéniennes et décode les stratégies

de récupération de celles-ci. En outre, il participe aux forums sociaux, et récemment pour la

semaine franco-marocaine à Paris il se targue d‟avoir prononcé un discours « politico-

idéologique » volontairement provocateur. Aujourd‟hui, en représentant l‟ONG au Forum des

Initiatives Locales (FIL), il s‟occupe de la mise en fonctionnement délicate de la Maison du

Développement qui se veut être un espace public pour la Province. Pour toute question qui

touche au politique à l‟ONG, tous nous ont répondu « adressez-vous à Ashraf ! »

Enfin, Boubaker est un ami d‟Ashraf rencontré à la faculté d‟Agadir. Doctorant en Littérature

arabe et en expression théâtrale, il fait partie des très nombreux diplômés chômeurs

marocains117

. Il a rejoint l‟ONG au début d‟année, avec le même sentiment qu‟Ashraf de se

rendre utile ici, bien qu‟il reste très impliqué dans le dialogue des cercles syndicaux et

politiques. Ils font partie de la génération des « déçus » de la transition et de l‟alternance. Déjà

à la faculté, Boubaker se cachait avec ses amis pour lire des textes inscrits à l‟index de la

monarchie hassanienne. Puis avec l‟UNEM, il a participé aux événements des années 1990 et

1991118

. Il avoue néanmoins qu‟au moment où il s‟est rendu compte que son mouvement

adoptait les mêmes méthodes que les islamistes alors déjà très majoritaires, il a préféré se

retirer vers les voies du dialogue politique « plus constructives » dont il ne désespère pas.

Petit-fils d‟un « Saint » (marabout) de la région de Tiznit, ayant deux frères qui ont fait la

guerre au Sahara, il fait également preuve d‟une fine connaissance de l‟histoire politique et

culturelle marocaine. Animateur pour l‟ONG du projet IPEC119

, il vient de passer au pôle

proximité aux côtés de Hicham. Pour l‟instant il apprend, mais bien que très discret et avec le

sourire, il donne une touche encore plus politique aux discussions au sein de l‟ONG.

116

Union Nationale des Etudiants du Maroc 117

Ils étaient 30,5% en 2001 118

Il nous raconte avec passion leur face-à-face avec la police, plein d‟espoir, sur les toits du Ministère de

l‟Education Nationale, l‟un des 6 ministères qu‟ils avaient réussis à investir, mais avec aigreur le souvenir de ces

amis se faisant tabasser, les jeunes femmes enceintes qui y ont perdu leurs enfants, et les actions « flashs »

devenues anarchiques dans les rues de la capitale. 119

International Programme for Education of the Children, programme de lutte contre le travail des enfants

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Mes relations avec l’ONG avant le terrain

Mes relations avec l‟ONG lorsque j‟arrive sur le terrain en mars 2007 sont personnalisées et

fragmentées dans l‟espace, suivant la configuration de l‟ONG elle-même.

En effet l‟ONG se caractérise par un éclatement spatial et humain, entre deux localisations en

France : Paris où travaillent Assia, la Directrice Générale et Jalil, le Président du CA, et le

siège social à Marseille où travaillent Moussa, le Directeur de la Stratégie et du

Développement et Eugénie, la Responsable de la Gestion financière et administrative ; et les

deux localisations de la rive sud, l‟une à Taroudannt où travaillent Ashraf, le « Responsable

du pôle coordination et formation », Rafik, le « Responsable gestion de projet », Kader un

animateur, et leur secrétaire, et l‟autre à Taliouine où travaillent Selim, Kader et Fatiha, les

quatre animateurs, et Mohamed, le logisticien.

Cette configuration éclatée s‟avère être tout autant une contrainte notamment en terme de

communication interne favorisant la suspicion en son sein, qu‟une ressource pour gagner du

temps et jouer la confusion avec leurs interlocuteurs.

Au cours de ma première période de contact avec eux au printemps à Paris, à l‟été 2006 au

Maroc, puis à l‟automne 2006 de nouveau à Paris, j‟avais entretenu des relations de courtoisie

avec Assia, plus approfondies et explicatives avec Eugénie, Hicham et Mohamed du fait du

temps passé avec eux sur le terrain, plus intellectuelles et militantes avec Moussa et Ashraf

qui m‟avaient accordées deux entretiens, et dans l‟ensemble assez sympathiques.

Nous avions poussé des discussions politiques et militantes avec Boubaker, que je retrouvais à

Tiznit au printemps 2007, ayant quitté l‟ONG trois mois auparavant pour un autre emploi

dans cette localité proche de son village d‟origine. Quant à Jalil, socialisé sur les deux rives,

nous nous étions rencontré qu‟à mon retour à Paris, et ayant partagé diverses discussions

plutôt amicales, je le considérais comme le membre avec lequel je me sentais le plus en lien et

en confiance.

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Premières rencontres printemps - été 2006

Nos premiers contacts furent établis à Paris au printemps 2006, par l‟intermédiaire de deux

coups de fil après un repérage sur Internet. J‟y avais rencontré Assia, la directrice, une jeune

femme de 35ans immigrée d‟origine marocaine, mariée à un français. Un bref passage à son

domicile pour un échange de documentation et un entretien d‟une heure nous avait mises

brièvement dans une relation simplement cordiale.

A mon arrivée à Taroudannt l‟été qui suivit, je rencontrais Ashraf qui me recevait avec entrain

quelques heures, et partais à Taliouine où je profitais de la présence occasionnelle de Eugénie,

la « responsable gestion financière et administrative », pour passer trois journées dans les

montagnes environnantes avec la petite équipe locale. Les cinq jours au total aux côtés de

l‟ONG avaient été ouverts aux échanges : observation du travail de Eugénie, Hicham et

Mohamed dans les villages, rencontre chez lui de Moussa, le fondateur et aujourd‟hui

directeur de la stratégie de l‟ONG, de sa femme et sa fille par la même occasion, et deux

entretiens fournis avec Moussa et Ashraf.

Coup de fil de Jalil

J‟étais alors retourné vers Casablanca pour rédiger mon compte rendu de terrain. Là, fin août,

j‟ai reçu un appel de Jalil, le Président du Conseil d‟Administration de l‟ONG auquel j‟avais

envoyé un mail sous les conseils de Assia espérant le rencontrer au même moment. Celui-ci,

appliqué à se montrer bienveillant, m‟informa que ces journées ici allaient être chargées mais

que nous pourrions nous rencontrer en septembre à Paris. Je lui signifiais en retour que j‟avais

tout de même besoin d‟un aperçu sur les membres avec lesquels j‟avais été en contact et qu‟à

ce titre je lui ferai également passer le même questionnaire par mail. Il acceptait sans

problème d‟y répondre.

Plusieurs fois il était revenu sur le choix de mon sujet, comment il m‟était venu à l‟esprit, que

c‟était très intéressant, mais visiblement il semblait franchement interpellé par mon travail. Je

m‟étais alors sentie assez flattée bien que surprise de son insistance, et répondais simplement

que je ne faisais qu‟observer les thèmes abordés dans mes cours de la faculté. Il m‟avait fait

parlé une dizaine de minutes à ce sujet et me mettait en confiance en faisant des parallèles

avec son propre regard et en m‟apportant des indications sur son travail (observations et

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modélisations en tant qu‟économiste des pratiques de corruption auprès du ministère de

l‟économie à Bercy) qui me donnaient le sentiment de me retrouver assez privilégiée.

Egalement il appuyait quelques critiques à l‟égard des travaux d‟autres étudiants de passage

en observation auprès de l‟ONG, marquant le point que je semblais être bien au-dessus du

niveau de ceux-ci, et me proposant de me les faire parvenir par mail « à titre d‟information ».

Surtout il me raconta une partie de l‟événement qui le retenait ces jours-ci dans les montagnes,

l‟ouverture de la « Maison du Développement » construite par l‟ONG, et surtout me laissait

miroiter le fait d‟avoir assisté, « sans en avoir toutes les cartes pour comprendre », des

relations de pouvoir « extrêmement intéressants » qui s‟étaient jouées la veille lors du mariage

de la fille d‟un notable local.

Pour finir, un autre volet de son positionnement à mon égard fut de me demander de suivre

mon travail, en me proposant son aide. Il était disposé et entièrement disponible pour que je le

consulte dès que j‟en ressentirai le besoin. Je l‟en remerciais, et tentais de jouer la

transparence (et l‟innocence), affirmant que mon travail devait rester le mien et qu‟assurément

je lui enverrai mais que je comptais sur sa compréhension et qu‟il pouvait compter sur un

regard nuancé et distancié de ma part au sujet de l‟ONG.

Ce coup de fil m‟avait relativement décontenancée. J‟avais le sentiment d‟une gentillesse

excessive, et l‟opération de contrôle voire de main mise sur mon travail, surtout la nécessité

dans laquelle je me trouvais dès lors de devoir faire avec, m‟avait au final fortement dérangée.

Soit. Une chose : ses réponses à mon questionnaire furent très concises ou nulles. Il s‟en

expliqua par téléphone qu‟il considérait certaines questions trop personnelles et inutiles. Je le

prenais comme tel, gardant l‟impression d‟un manque de coopération et/ou d‟une retenue

presque suspecte. Quoiqu‟il en soit, mon travail terminé, il passait entre les mains de mes

professeurs avant les siennes. Je lui faisais parvenir le même jour, il garda le silence à ce sujet.

Automne 2006

C‟est par la suite que les choses sont devenues plus confuses. La soutenance de ce travail s‟est

avéré être une catastrophe. Sortie de cette épreuve, c‟est en larmes que je retrouvais une amie.

Cette première émotion passée, je reçois un appel de Jalil qui venait aux nouvelles. La

situation a fait versé la relation vers le côté plus amical que professionnel, à mon écoute il

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défendait mon travail qu‟il venait de parcourir et m‟assurait que de son côté il avait des

contacts auprès du département de la recherche de l‟OCDE qui serait très intéressé et me

proposait de se rencontrer pour en discuter. J‟acceptais la proposition.

Rendez-vous fixé à Bercy, je le retrouve dans le hall du ministère, d‟autant moins

impressionnée que j‟en percevais depuis le départ la potentielle visée intimidante. Première

rencontre, Jalil se présente comme un homme d‟une soixantaine d‟années extrêmement

courtois et charmant. Je rentre dans le jeu, nous sommes tous deux en habits « chics » de

circonstance. Il m‟emmène au restaurant et nous échangeons tout de suite sur mon travail,

imprimé de son fait, annoté, et crayon à nouveau en main. Il me demande d‟éclaircir quelques

points, et me fait part de ses remarques, étonnements et critiques relativement surplombantes

à l‟égard des membres de l‟ONG et de quelques unes de leurs réponses aux entretiens.

Quoiqu‟il en soit il me montre qu‟il prend très au sérieux mon travail et ma « vivacité

d‟esprit » et m‟accorde énormément de crédit à ce sujet, réaffirmant la relation de confiance et

de sympathie dans laquelle il m‟embarquait depuis notre premier contact. Il termine par me

proposer de le retravailler « plus simplement » « avec moins de jargon scientifique » et d‟en

préparer un résumé qu‟il pourra faire parvenir à son contact. C‟est entendu. Et le déjeuner se

poursuit de manière détendu et sympathique, dérivant sur des questions personnelles et

militantes.

Surtout, à peine assis, il me demande si je n‟ai bien envoyé mon travail qu‟à lui. Je suis assez

surprise de cette question, oui en effet j‟ai bien fait ce qu‟il m‟avait demandé, mais tout de

suite, une fois rassuré, il se perd en petites explications confuses comme « parce que Ashraf Il

n‟a pas le temps de se pencher sur ce genre de travail, etc. »

La tête de l’ONG au Ministère français des Affaires Etrangères

Après un aller-retour de travaux, plus précisément de contact. Ce jusque fin novembre, où

Jalil me téléphone pour me proposer de venir au « Forum des Acteurs du Co-

Développement » qui se déroule au Quai d‟Orsay. J‟accepte vivement. Nous échangeons

également à cette occasion sur mon prochain sujet de mémoire de DEA.

Les deux jours de Forum s‟avèrent assez sommaires en contenu, en revanche c‟est une belle

opportunité d‟observer les relations entre Jalil, Assia et Moussa que je n‟avais rencontrés que

séparément, ainsi que leurs relations avec les représentants de l‟UE, de l‟OCDE et des autres

acteurs présents, surtout le poids de l‟ONG dans la sphère en scène. Jalil et Assia semblaient

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entretenir une relation plus qu‟amicale. Jalil et Moussa une relation surprenante de père-fils. J.

décroché apparemment du jeu. Assia s‟éclipse. Jalil manifeste une bonne connaissance des

acteurs en présence, représentation et légitimité du fonctionnaire ministériel. Moussa une

connaissance des acteurs du co-développement concurrents au niveau des demandes de

subventions.

Surtout Moussa légitimité de l‟initiative et du terrain. Par contre de manière surprenante peu

de charisme et de confiance lors de son intervention. Il hésite, gesticule, fait des erreurs de

langage et semble véritablement mal à l‟aise. Cela me change drôlement de ma perception

lors de notre entrevue sur le terrain, dans son rôle de personne importante qui impose et

assume sa réputation au niveau local.

Je fais part de cette remarque à Jalil qui me répond qu‟en effet Moussa est un homme de

terrain et que les lambris ministériels lui conviennent assez mal. Ce poste semble donc être le

sien, serrant les mains et déambulant entre les représentants et les serveurs de petits fours.

A la suite de ces journées Jalil m‟invite au restaurant et me propose une relation privée. Je

suis choquée, refuse. Nous restons cependant en bons termes, je réaffirme une relation

professionnelle. S‟en suivent quelques échanges de mails professionnels.

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Echanges de Mails avec l’ONG

De : Joséphine Belin Envoyé : dimanche 4 mars 2007 22:48

À : Ashraf

Objet : rdv pour qqs informations rapides?

Bonjour Ashraf

si tu ne te souviens pas de moi, je suis passée à l‟ONG cet été et j'ai fait un petit travail sur

l‟ONG et le redéploiement de l'Etat. Je ne sais d'ailleurs même pas si tu en as eu

connaissance..

En tous cas je suis à nouveau au Maroc pour mon sujet de cette année, qui n'est pas sur l‟ONG,

mais toujours sur l'impact des migrants ds leur région. J'en ai parlé à Jalil et Moussa, ça les a

intéressés, mais pour les informations locales ils m'ont (évidemment!) tous les deux dirigés

vers toi.. Alors il s'agirait juste que je t'explicite très très rapidement mon sujet pour que tu

me conseilles un ou deux villages et quelques personnes auxquelles m'adresser. Donc est-ce q

ce serait possible qu'on se croise? J'imagine que tu es très pris donc promis ce ne sera

pas long!..

Lundi je serai à Taroudannt. Selim m'a dit que ce we tu es à Tiznit, j'attends donc de tes

nouvelles pour que inshaAllah on se voit en début de semaine ? quoiqu'il en soit j'essaierai de

t'appeler mardi

Merci bcp par avance

Joséphine

Mon, 5 Mar 2007 17:24:07 -0000 : RE: rdv pour qqs informations rapides?

Je me rappelle parfaitement de toi, je n‟oublie pas facilement les personnes. C‟est vrai que je

t‟ai boudé un certain moment vu que ton dernier mail était un peu cru, ce qui m‟a énervé (je

t‟expliquerai), mais bon c‟est pas grave. Je serai au bureau le mardi et le mercredi, mais après

je pars sur le terrain. J‟attends ton coup de fil.

A bientôt

Ashraf

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JALIL a écrit : <<06-12_North Wallis Weingast history of development.pdf>> Bonjour Joséphine, Ce document me semble fondamental, en ce qu'il réunit dans une meme théorie éco et pol, et qu'il trace un cadre pour comprendre les sociétés très opérationnel. Bonne route J Mon, 19 Mar 2007 13:35:11 +0100 (CET) : RE : Envoi d'un message : 06-12_North Wall is Weingast history of development.pdf

Bonjour Jalil merci j’y serai donc attentive

sinon je suis à Taroudant, je patauge un peu mais ca devrait avancer qd même!

je te tiendrai au courant qd ça en vaudra le coup..

@+

Joséphine

Mon, 19 Mar 2007 13:48:50 +0100 (CET) : migrants présidents d'AVD?

Bonjour Ashraf

je t'ai laissé un message sur ton tel ce matin: jai bcp parlé av Boubaker et mon sujet ne va pas donc je

change un peu d'objet..

pour m'intéresser aux anciens migrants qui sont présidents d'association villageoise

le plus simple c'est parmi les AVD qui travaillent avec l’ONG, est-ce que tu pourrais me renseigner?

et des présidents qui pourquoi pas, si tu sais, ont refusé de se présenter pour être président de

commune?.. merci.. je vais essayer de te rappeler aujourd'hui quoiqu'il en soit

bis

Joséphine

De : Joséphine Belin

Envoyé : lundi 26 mars 2007 21:38

À : Ashraf

Objet : Sujet +

Bonsoir Ashraf

ci-joints ce que j'ai dit au Caïd et mon sujet pour vous.

2choses:

Tassousfi parce que commune rurale de Moussa où ont été mis en oeuvre les premiers projets.

Tu remarqueras que je n'ai pas détaillé mes questions et hypothèses pour ne pas biaiser mon

travail notamment lors des entretiens à venir avec quelques membres de l‟ONG.. si vous le

voulez bien?! aussi parce que de toutes façons il s'agit que je sois au maximum indépendante

pour produire quelque chose de "scientifique" n'est-ce pas

et une chose à te demander : est-ce que d'anciens salariés de l‟ONG se sont présentés aux

élections communales? et ont été élus?

Merci beaucoup, bis

Joséphine

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Thu, 29 Mar 2007 13:50:13 +0200 (CEST) : appel cet aprem

Bonjour Ashraf j'espère q tu vas bien

suis à la Maison du Dév, Rafik me dit que tu es à Taroudant cet aprem, je t'appelle vers 15h-16h pour

régler avec toi la question av autorités, et pouvoir avancer ici et envoyer un mail à Jalil et Moussa pour

entretiens à venir etc..

à tout

Joséphine

-----Message d'origine-----

De : Ashraf

Envoyé : vendredi 30 mars 2007 20:16

À : 'Joséphine Belin'

Cc : 'Moussa'; 'Jalil'; 'Assia'

Objet : RE: Sujet +

Bonjour Joséphine,

Tu es allé très vite dans tes contacts, et tu sais bien que les relations avec les autorités locales

sont complexes, surtout sur des thématiques sensibles. Je ne pourrais débloquer la situation

par un écrit de ma part, vu que cela engage l‟ONG en tant que structure et m‟engage en tant

que personne.

En principe quand il s‟agit d‟une étude du genre que tu fais, il faudrait un contrat avec l‟ONG

au niveau de la Direction à Marseille (écrit de la part de la Faculté pour que ce soit officiel),

ou au minimum un écrit de la part du Président ou la Direction de l‟ONG.

On ne peut qu‟être transparent avec les autorités locales, parce que même si je fais un écrit, il

nous serait demandé les justifs que tu es étudiante (et on leur a toujours fourni les contrats de

stages des stagiaires à eux et à la police, procédure administrative oblige ! mais aussi pour être

conforme à la loi).

L‟ONG ne pourra pas servir de paravent quand les choses ne sont pas claires et nous devons

éviter toute mésentente avec les autorités locales, surtout qu‟elles ont raisons et ne font que

leur travail.

Deux solutions :

1. primo : un écrit de la part de Jalil, en tant que Président, ou Assia en tant que

Directrice Générale de l‟ONG, me demandant de te couvrir dans le cadre des activités

de l‟ONG

2. secuendo : que tu suives la procédure administrative en ayant un écrit de ta faculté

prouvant que tu fais ta recherche sous son autorité et demandant à l‟ONG de t‟aider

dans ce sens.

Amicalement

Ashraf

Page 206: MEMOIRE DE MASTER 2 - JOSEPHINE BELIN - Sept 2009 · 2010. 10. 20. · Mémoire de Master 2 - Science Politique ... Récit résumé de mon terrain > Les contraintes du sociologue

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MOUSSA a écrit :

OUI pour les encient de L’ONG Mhend est présidant de la Commune rural Sidi hassain. Il faut essayre

de satifaire els questions des autorités local pour être tyranqul sur tous Le pachar de taliuoine qu na

pas l'aire comode et essaye de bloquer. mai il n'inrevien pas sur les Cr mai seul la municipalité est

sont domène/ Par contre ses question risque d'^tre ginantes pour le caid et le chef du cercle du cout

cela va provoquer une mifiance. La relation avec certain milieur à taliouine ne facilité pas les choses.

Ou tu dore ? ou tu mange ? Moussa Sat, 31 Mar 2007 00:14:53 +0200 (CEST) : RE : RE: Sujet +

Bonsoir à tous,

bon tout d'abord je m'excuse de la situation..., vous n'êtes d'ailleurs peut-être pas au courant.

En effet je suis ds la région depuis 3semaines, et j'ai changé 4fois de sujet de recherche. La question

est qu'au départ l’ONG ne faisait pas partie de mon travail. Mais finalement, après observations de

terrain, voyages cul de sac, et discussions avec Boubaker et d'autres.., j'ai réorientée ma

recherche sur l’ONG. cf. mon sujet en pièce jointe.

Le problème actuel est que je n'ai pas suivi la procédure marocaine (au sujet de laquelle ma fac ne

nous a rien dit) et encore moins pour mon nouveau sujet que je viens de terminer par définir.

Donc j’attends votre réponse pour savoir si l’ONG veut bien prendre la responsabilité de mon travail?

Ici deux choses: je comprends bien évidemment la "crainte" formulée par Ashraf au sujet des autorités.

Néanmoins je précise que je ne vais avoir qu'une dizaine d'entretiens avec des gens de 2 douars, que

je ne vais pas leur poser de questions gênantes voire interdites, que l’ONG et ses membres ainsi que

mes interlocuteurs resteront anonymes, et que mon travail ne sera pas diffusé au Maroc.

Ensuite : j'ai vu le Pacha, le Chef de cercle et le Caïd, ils savent que je fais un travail universitaire

et que je ne suis pas avec l’ONG; mais qu'aujourd'hui je demande l'autorisation de faire ce travail par

l'intermédiaire de l’ONG parce que la procédure "par le haut" (une lettre de ma fac pour le ministère

de l'intérieur, qui transmet à la province et enfin à eux) pourrait demander plus de 3semaines m'a dit le

Caïd.

Cette semaine j'ai aussi envoyé un mail à ma fac pour qu'elle m'envoie un mail de demande

d'autorisation à donner aux autorités, etc. j'essaierai ce procédé à la Province de Taroudant s'il le faut.

Merci pour vos réactions.. Bien à vous tous

Joséphine

Moussa: merci pour tes infos, je suis à l'hotel Atlas Bordeaux à Taliouine

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Sat, 31 Mar 2007 00:36:44 +0200 (CEST) : nouvelles

Bonsoir Moussa, contente de te lire, et contente de finalement travailler sur l’ONG!

parce que pour mon premier sujet je suis allée ds la région de Tiznit où j'ai rencontré des présidents

de commune qui étaient d'anciens migrants.. et ils m'ont mis le moral à zéro!

je reprends donc un peu la foi ici avec l’ONG

Donc: pour mon travail, j'aurais besoin si possible d'avoir un entretien avec toi.

ce serait en France certainement? tu montes à Paris dans les 2 dernières semaines d'Avril, au plus

tard début Mai? ou je sais aussi que vous avez un CA à Perpignan le 28, moi je serai dans la région

aussi, donc je sais pas si tu aurais 2heures à m'accorder? au pire: par téléphone?.. en fonction de tes

disponibilités.

Merci, bien à toi

Joséphine

Sat, 31 Mar 2007 00:57:50 +0200 (CEST) : Nouvelles

Bonsoir Jalil

j'ai en effet hésité à t'envoyer un mail de SOS depuis une semaine, j'ai même voulu t'appeler, mais je

me suis dis qu'il fallait que j'attende la réponse d'Ashraf pour ne pas être incorrecte à son égard, pour

ne pas court-circuiter le processus de décision ou je ne sais quoi.

En tous cas j'ai longtemps pataugé pour ce travail!... sans même être au courant de cette question

d'autorisation pour les autorités. Maintenant je suis bien ennuyée et je vous ennuie aussi.. désolée.

Cela dit, franchement, mon sujet il est pas bien méchant et je vais pas poser des questions bien

terribles aux gens (cad aux assoc., aux instituteurs, etc), puisqu'il s'agit d'observer les glissements

dans leur rapport à l'associatif et au politique. Ca fait bientôt 2semaines que je suis à Taliouine, j'ai

parlé avec les instituteurs, des jeunes, etc et tout va bien. Je pense même qu'ils m'ont déjà "tout" dit,

donc jai plus qu'à les enregistrer de manière formelle..

J'espère que tu pourras me répondre rapidement, de toutes facons j'essaierai de te tel demain

Merci, bis

Joséphine

Sat, 31 Mar 2007 01:06:21 +0200 (CEST) : lundi +

Bonsoir Ashraf, contente de te lire

tu auras eu ma réponse à tous, j'espère que la situation pourra se débloquer, en tous cas je passe à

Taroudant lundi, peut-être qon se croisera?

sinon tu pourras me donner un rdv pour un entretien avec toi dans ces 3 semaines? à Taroudant ou à

Taliouine, ou à Agadir, la semaine du 9avril? ou celle d'après?

baisers bon we

Joséphine

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De : Joséphine Belin Envoyé : lundi 2 avril 2007 22:25

À : Ashraf

Objet : Docs

Bonjour Ashraf

ci-joints les docs dont je t'ai parlé cet aprem, et je n'ai finalement pas mis de copies sous la

porte de l‟ONG ! et j'attends de vos nouvelles

Sinon jespère q t'as passé un bon we baisers

Joséphine

ASHRAF - Tue, 3 Apr 2007 09:10:53 -0000 : RE: Docs

Bonjour Joséphine,

Apparemment, tu n‟as pas compris mon mail ou tu fais semblant de ne pas comprendre ! au

stade actuel des choses, les autorités voudraient des documents officiels liant l‟université à

l‟ONG pour faire ce travail d‟investigation. Les autorités ont eu l‟information que tu poses

des questions sur les élections, et donc tu t‟intéresses au champ politique qui reste toujours

très sensible.

Il ne s‟agit pas que de donner copie de la carte d‟étudiante, c‟est insuffisant, mais un

document signé entre la faculté et l‟ONG.

En plus, de ma part, je ne pourrai faire aucun pas sans un feu vert de ma Directrice (Assia),

même si j‟ai des écrits à ce sujet. Comment peut-on marcher sur les œufs sans les casser ??

Je te suggère de prendre contact avec la Direction de l‟ONG à Marseille pour statuer sur ce

cas qui dépasse mes prérogatives.

Amicalement

Ashraf

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Quelques éléments du savoir ordinaire sur

le rapport « des gens » de la région de Taliouine au politique

Histoire mise en question :

Aux dernières élections municipales, Moussa le fondateur de l‟ONG s‟est présenté pour être

Président de Commune (PC) équivalent de maire en France. En face de lui le PC sortant.

Moussa est migrant, a vit en France depuis 30 ans. Mais depuis 20 ans, depuis la fondation de

l‟ONG, il est entre la France et le Maroc. Le maire sortant Bxxxx est un important

propriétaire terrien, qui vit au Maroc depuis toujours, connecté au réseau politique national.

Finalement, ils obtiennent exactement le même nombre de voix. Ils sont départagés par leur

âge. C‟est alors Bxxxx qui remporte les élections.

22 Mars 2007

J‟interroge Souleiman qui me livre les propos qui suivent. Peut-être se cache-t-il derrière « les

gens », ou c‟est le fruit de ce qu‟il imagine et de sa lecture. Il n‟empêche qu‟à plusieurs

reprises j‟entendrai des choses similaires (de la part des autres instituteurs, et des jeunes).

C‟est pourquoi, toute mesure gardée, je présente ces propos comme représentatifs d‟un

« savoir ordinaire » sur la relation « des gens », relativement instruits (ne serait-ce que pour

avoir la possibilité de me parler en français) de la région de Taliouine au politique.

Il me raconte : « les gens préfèrent avoir de l‟argent directement pour eux que de faire un

projet pour tout le monde ». Il décrit une logique individualiste et une préoccupation du

bénéfice directe, sans vision à long terme.

Même si le responsable de l‟ONG, candidat à l‟élection n‟a pas payé financièrement lors de la

campagne, les gens considèrent qu‟« il les a payé par les projets qu‟il a monté avec son

ONG », « ils ne perçoivent pas la différence ». Il y aurait un transfert de perception, entre

l‟achat des voix par de l‟argent et l‟achat par les projets.

Ils valoriseraient la « transparence » : « les gens préfèrent celui qui dit ouvertement qu‟il a

donné de l‟argent, qu‟il les a acheté, à celui qui n‟a pas donné d‟argent et qui les a acheté par

les projets sans le dire. »

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« Les gens disent que c‟est pas grave, que eux aussi ils ont été malins ». Entendre : que ce

n‟est pas grave si le candidat élu les a achetés, l‟important c‟est qu‟ils ont de l‟argent, et qu‟ils

ne se sont pas fait avoir par celui qui voulait « les acheter avec des projets ».

Effet de la présentation aux élections, et de ne pas avoir été élu :

« Les gens valorisent les projets qui rassemblent, alors que la politique divise ».

Car « les candidats règlent leurs conflits entre eux à travers la politique ».

« La politique ce n‟est que pour des intérêts personnels ». « Celui qui va à la commune il

espère trouver de l‟argent et il le garde pour lui ».

Proverbe berbère : il n’y a pas une bonne mouche. Il m‟explique : « Les mouches sont toutes

les mêmes. Il faut les écarter mais elles reviennent toujours. Et elles ont les mêmes intérêts. »

Ici leurs intérêts c‟est « de penser qu‟à leur propre intérêt, comme les mouches ». « Les gens

comparent à une mouche toute personne qui pense à ces propres intérêts ».

Maintenant, « ce que les gens pensent du politique se confirme : ils ne pensent qu‟à leurs

intérêts. Alors qu‟avant les gens y croyaient, même si la politique était faite d‟intérêt

personnel ».

Par rapport à Moussa :

« C‟est quelqu‟un d‟ici mais pas comme les autres. Il est… trop moderne. Vous savez ici on

discute de savoir si on est pour ou contre la modernité. […] Nous, dans notre association, on

vient de se mettre d‟accord sur le fait qu‟on est pour la modernité. Mais voilà, on en est là ».

« Moussa il fait des projets mais ils ne vont pas forcément dans le sens des valeurs du

Maroc. » « Il veut changer les mentalités. Il ne prend pas trop en compte les mentalités et

l‟histoire locale ». « Certains ont peur qu‟il attire le mauvais œil… il n‟est pas à sa place ici ».

26 Mars 2007

Il m‟explique que les gens craignent les a priori. Ils constatent que la situation face au

politique c‟est des rapports de force, de volonté de domination. Donc ce serait une raison pour

que les gens boycottent des discussions et sujets intéressants, même s‟ils pourraient en avoir.

On donne difficilement son opinion, « même dans les associations ! il s‟agit de trouver un

sujet qui d‟un côté intéressera tout le monde mais qui de l‟autre ne posera pas de problème ».

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« Il y a de la méfiance et des a priori même entre régions marocaines !... » Ce qui a l‟air de le

surprendre beaucoup. « Du coup ils ont des discussions plus ouvertes avec des étrangers

occidentaux car ils pensent qu‟ils seront plus dans l‟échange et ne construiront pas de

jugements négatifs, qu‟ils amplifieront et dont ils se nourriront. »

D‟avoir vécu un certain temps au Nord, celui qui revient, dans l‟associatif puis le politique,

risque d‟être perçu comme un ambitieux, d‟être mal vu. Les gens invoquent de « l‟arrogance »,

« le mauvais œil », ou autre.

28 Mars 2007 : Petit lexique de la modernité

Pour l’Etat il y a deux termes : ad-daoula qui signifie toutes les fonctions publiques, et al-

hkouma pour désigner le gouvernement et le parlement.

« Mais les gens croient que dans ad-daoula il y a les associations. Car elles sont en rapport

avec les choses qui bougent, qui sont en activité, elles sont en contact avec les gens et essaient

de les amener à changer. » Ainsi l‟ONG est comprise dans ad-daoula. « Quand ils signent des

conventions, les gens ne comprennent pas la différence entre l‟ONG et l‟Etat ».

Et « ils croient que les partis politiques c‟est aussi ad-daoula, qu‟ils appartiennent à l‟Etat ».

Face à ça, leur préoccupation est de « savoir qui est le plus fort ? qui domine qui ? » Leur

réponse : « le Caïd domine la Commune Rurale qui domine les associations. »

Une question qu‟on se pose pour se situer et surtout se mettre du côté du plus fort, utilisable

dans leurs relations avec les autres, pour pouvoir dire « méfie-toi de moi ! » « moi je suis un

copain du Makhzen ! »

Quête de puissance, recherche de légitimité.

A côté de ça, « les gens savent que l‟argent de la Commune Rurale c‟est leur argent ! Et ils en

ont marre de la corruption, que leur argent soit volé ».

Le Développement se dit at-tanmia. Mais les gens l‟utilisent que depuis peu, « depuis que le

Roi parle de l‟INDH »

Les notables ce sont les asmoghour de la tribu et par dérivé asmoghour du douar, en berbère.

C‟est le chef. Il représente le pouvoir de régler les problèmes des gens avant qu‟ils n‟aillent se

faire aider ailleurs, il les dirige, dit « on va voter pour celui-ci ». Il a beaucoup de terre et de

bétail donc il fait travailler beaucoup de gens dans les champs, il a un statut hérité.

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Lors des élections le candidat donne de l‟argent, ou il propose de l‟argent ou un projet, au

asmoghour directement, il achète la tribu avec son projet. Et le chef garde parfois plus qu‟il

ne redistribue. « Et tous votent ! » Surtout pour le parlement.

Au village de Imgoun, il y a plusieurs « chefs » : des riches, des migrants, qui font des projets.

Pendant les élections Imgoun a été divisé en deux, quand les autres douars n‟étaient que pour

un candidat.

Il y a des douars « civilisés » avec une zaouïa et un cheikh (igourâmen), pour Souleiman, ce

sont « toujours des blancs ». Les douars « moins civilisés » où il y a le pouvoir économique et

géographique. Puis, les douars « loin de la civilisation » (ihboudghern), dans les montagnes.

« Les zaouïas sont anciennes dans la région. Elles ont peu d‟importance ».

Cependant le candidat victorieux a demandé certificat de scolarité auprès de la zaouïa de

Assaki Cheikh Haj Taïb. Celui-ci « a fournit le document comme quoi il avait été son élève »

alors qu‟il est plus vieux que lui ! et qu‟il n‟a fait que « passer » à la madrasa coranique. Et ça

« tout le monde le sait ! »

Moussa, lui, a été à l‟école gouvernementale (al-madrasa al-hkoumiatoun).

29 Mars 2007, avec ses amis instituteurs

« Ici pour les gens, il y a la banque, le fouet et la charité. La banque c‟est la Commune, le

fouet le Makhzen, et la charité c‟est les associations. »

Ils m‟affirment que les tentatives de passage entre l‟associatif et le politique sont des erreurs

qui discréditent l‟association.