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Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut. 1 MERET OPPENHEIM RÉTROSPECTIVE Exposition (14 février 1 er juin 2014) Dossier pédagogique réalisé par Stéphanie Jolivet et Michel Mackowiak, enseignants missionnés au LaM. Design graphique_les produits de l’épicerie -- Meret Oppenheim, Bracelet en fourrure/Fell-Armreif, 1936. Collection Clo et Marcel Fleiss, Paris. Photo : Jirka Jansch. © Adagp Paris, 2014.

MERET OPPENHEIM

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Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut. 1

MERET OPPENHEIM RÉTROSPECTIVE Exposition (14 février → 1er juin 2014)

Dossier pédagogique réalisé par Stéphanie Jolivet et Michel Mackowiak, enseignants missionnés au LaM.

Design graphique_les produits de l’épicerie -- Meret Oppenheim, Bracelet en fourrure/Fell-Armreif, 1936. Collection Clo et Marcel Fleiss, Paris. Photo : Jirka Jansch. © Adagp Paris, 2014.

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Cette rétrospective consacrée à l'artiste suisse Meret Oppenheim donne à voir une personnalité peu connue du grand public, et en même temps célèbre par les portraits photographiques qu'en a faits Man Ray, mais aussi par l'œuvre qui l'a associée au groupe surréaliste, le fameux Déjeuner en fourrure qui date de 1936.

Organisée à l'origine par le Kunstforum de Vienne, reprise par le Martin-Gropius Bau de Berlin, l'exposition est reprise au LaM avec quelques ajouts d’œuvres de collections privées et publiques françaises.

Son œuvre est abordé à travers une approche thématique, en huit chapitres. Ils occupent cinq salles dans les espaces réservés aux expositions temporaires.

L’intention de ce dossier pédagogique n'est pas de reprendre, pas à pas, les différents axes de l'exposition et les textes du catalogue mais de développer quelques thèmes exploitables en Histoire des arts.

SOMMAIRE

Éléments biographiques p. 2

I. Parcours sur le surréalisme p. 6

Ateliers d’écriture et pistes pédagogiques

II. Métissage et hybridation p. 17 Pistes pédagogiques

III. Le fantastique p. 22

Pistes pédagogiques

IV. Variation sur le mythe de Geneviève de Brabant p. 25 Ateliers philo et pistes pédagogiques

V. Daphné et Apollon, réécriture d'un mythe classique. p. 36 Ateliers d’écriture et pistes pédagogiques

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Éléments biographiques1

Meret Oppenheim, Photo DR

Meret Elisabeth, fille d’Erich Alphons Oppenheim, médecin hambourgeois d’origine juive et de la Suissesse Eva Wenger, naît à Berlin- Charlottenburg en 1913.

À partir de 1914, elle passe les années de guerre avec sa mère, chez les parents de cette dernière à Delémont, tandis que son père effectue son service militaire au front en tant que médecin. En 1915 naît sa sœur Kristin, en 1919, son frère Burkhard.

Meret Oppenheim vit ses années de jeunesse à Bâle, à Delémont, à Steinen, dans le sud de l’Allemagne, et à Carona (Tessin), où ses grands-parents maternels possèdent une maison, la Casa Costanza. Là, elle rencontre des artistes tels qu’Hugo Ball, Carl Burckhardt ou Hermann Hesse. Sa grand-mère, Lisa Wenger, compte parmi les premières femmes ayant étudié la peinture à l’Académie des arts de Düsseldorf. Elle est l’auteure de contes. Pour Meret Oppenheim, elle est un modèle, autant comme artiste que comme défenderesse engagée des droits des femmes.

1 Extraits du catalogue de l'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, Bank Austria Kunstforum, Vienne - 31 mars – 14 juillet 2013 Martin-Gropius-Bau, Berlin - 16 août –1er décembre 2013, LaM, Lille Métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq - 15 février – 1er juin 2014.Villeneuve d’Ascq, 2014

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En 1928, influencée par les écrits de Carl Gustav Jung, qui fait partie du cercle élargi des amis de son père et qu’elle consulte en 1935, Meret Oppenheim transcrit systématiquement ses rêves. « Ce sont les artistes qui rêvent pour la société. » dira-t-elle un jour. Bien des années plus tard, elle introduira souvent des éléments de ses rêves dans certains de ses tableaux. L’utilisation de ses rêves reste une constante du travail de Meret Oppenheim, jusqu’à sa mort.

Lors d’une exposition du Bauhaus à la Kunsthalle de Bâle en 1929, Meret Oppenheim découvre des œuvres de Paul Klee, qui non seulement l’impressionnent, mais éveillent « sa compréhension pour la représentation non naturaliste » et l’art abstrait.

En 1930, elle crée le collage Das Schulheft, où elle pose l’équation « x = lièvre ». Par cette équation, la jeune Meret témoigne de son aversion pour les chiffres à l’école. Meret Oppenheim décide de devenir peintre et abandonne le lycée en 1931.

À dix-huit ans, elle effectue un voyage à Paris en compagnie d'une amie, la peintre Irène Zurkinden. Elle fréquente sporadiquement l’Académie de la Grande Chaumière. Elle découvre aussi la poésie ; une grande partie de son œuvre poétique voit le jour à cette époque.

En 1933 Alberto Giacometti et Hans Arp rendent visite à Meret Oppenheim dans son atelier et l’invitent à exposer avec les surréalistes au Salon des Surindépendants. Elle fréquente alors le cercle d’André Breton au Café de la Place Blanche. Dans la période qui suit, Meret est surtout réduite à son rôle de muse des surréalistes. Les photographies de nu et les portraits de Man Ray mettent en scène sa beauté androgyne en tant que projection érotique. Cependant, dans la création de Meret Oppenheim, le surréalisme agit surtout comme impulsion rebelle. Cette position rejoint pour elle les idées conceptuelles de figures opérant plutôt de façon « littéraire » dans le contexte artistique, comme Marcel Duchamp et Francis Picabia, dont, plus tard, elle soulignera explicitement l’influence sur son travail. Jusqu’en 1937, elle prend part aux expositions collectives des surréalistes. Elle produit des dessins, des huiles, mais aussi des objets à partir des matériaux les plus variés, des assemblages et des collages. Sa devise est : « Toute idée naît avec sa forme. Je réalise les idées comme elles me viennent à l’esprit. Nul ne sait d’où viennent les idées ; elles apportent avec elles leur forme. De même qu’Athéna est sortie du crâne de Zeus avec casque et cuirasse, les idées nous parviennent avec leur robe. »

Meret Oppenheim gagne aussi sa vie en faisant des croquis de mode et des bijoux.

La notoriété qu'elle acquiert à cette époque, l'entraîne dans une longue crise qui durera de 1939 à 1954. Revenue à Berne, sa crise surmontée, Meret Oppeheim connaît une période de création intense au cours de laquelle elle reprend souvent des projets de son époque parisienne.

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En 1959, elle organise à Berne un happening, Le Festin, lors duquel un dîner est servi aux invités sur le corps d’une femme nue. André Breton la presse de reproduire l’expérience lors de l’Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (EROS), qui se tient quelques mois plus tard à Paris, à la galerie Cordier. Pour elle, la mise en scène parisienne, spectaculaire et baroque, a perdu l’idée originelle. Par la suite, elle ne participera plus à aucune manifestation surréaliste.

Elle bénéficie de sa première rétrospective au Moderna Museet de Stockholm en 1967 et reçoit le Grand Prix de la ville de Bâle en 1975. Son discours de réception, dans lequel elle développe l’idée de l’ « androgynie de l’esprit » fait date.

En 1984, une exposition à la Kunsthalle de Berne puis au Musée d'art moderne de la ville de Paris lui accordent une pleine reconnaissance.

Elle meurt le 15 novembre à Bâle d’un infarctus. Elle repose dans le cimetière de Carona, à la lisière de la forêt.

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Parcours surréaliste Par Stéphanie Jolivet

Le surréalisme est un mouvement intellectuel, littéraire et artistique né après la Première Guerre mondiale et défini par André Breton en 1924 dans le Premier manifeste du surréalisme. Principalement caractérisé par le refus de toute considération logique, esthétique ou morale, le surréalisme se propose de dépasser les oppositions traditionnelles entre réel et imaginaire, art et vie, par la prépondérance accordée au hasard, aux forces de l'instinct et de l'inconscient libérées du contrôle de la raison. Le surréalisme veut surprendre, provoquer et cherche à dégager une réalité supérieure, en recourant à des moyens nouveaux : sommeil hypnotique, exploration du rêve, écriture automatique, associations de mots spontanées, rapprochements inattendus d'images. La poésie, l'amour et la liberté deviennent les valeurs de référence. L’irrationnel, l’absurde, le rêve, le désir et la révolte président à la création. Si les surréalistes sont les premiers à reconnaître et encourager son travail, Meret Oppenheim se méfie en même temps de leur ambivalent pouvoir protecteur. Son parcours artistique comme son évolution personnelle témoignent de cette prise de distance.

La « femme-enfant » : icône du surréalisme

Man Ray, Portrait de Meret Oppenheim, vers 1930, Galerie 1900-2000. Photo : DR @ Adagp Paris 2014

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Meret Oppenheim quitte Bâle pour Paris en 1932 après avoir renoncé à suivre des études. Elle a dix-neuf ans et veut être artiste. Par le biais de ses compatriotes Alberto Giacometti et Hans Arp, elle intègre rapidement le milieu intellectuel et artistique de l'époque. Elle rencontre ainsi André Breton, Marcel Duchamp et Max Ernst avec qui elle aura une liaison. Sa beauté fascine. Man Ray la photographie dans sa série Érotique voilée en 1933. Les photographies sont publiées dans la revue surréaliste Le Minotaure et contribuent à façonner le concept de « femme-enfant » tel que le définira Breton dans Arcane 17. Le fondateur du surréalisme pensait-il à Meret Oppenheim photographiée devant la presse de Louis Marcoussis lorsqu'il écrit en 1947: « Cette créature existe et, si elle n'est pas investie de la pleine conscience de son pouvoir, il n'en est pas moins vrai que c'est elle qu'on voit de loin en loin faire une apparition à l'aiguillage, commander pour un temps bref aux rouages délicats du système nerveux. » (p.62) La série de photographies cristallise sur Meret Oppenheim les traits chers aux surréalistes, la beauté, « comme pour faire voir plus loin » (p.62) mais aussi la dimension énigmatique et libérée du personnage qui devient muse : « quelles ressources de félinité, de rêverie à se soumettre à la vie, de feu intérieur à aller au-devant des flammes, d'espièglerie au service du génie et, par-dessus tout, de calme étrange parcouru par la lueur du guet » (p.63). La jeunesse et la liberté de l'artiste achèvent de construire son personnage : « La figure de la femme-enfant dissipe autour d'elle les systèmes les mieux organisés parce que rien n'a pu faire qu'elle y soit assujettie ou comprise. » (p.63) Meret Oppenheim a donc une place toute trouvée dans le groupe de Breton, une place où elle est « créature », « figure », « œuvre », « statue ». Reste à lui trouver une place où elle soit artiste car c'est pour cette raison qu'elle est venue à Paris.

Le Déjeuner en fourrure

Poster du Déjeuner en fourrure (d’après la photographie de Man Ray), 1971

Collection T.A.L, Courtesy galerie LEVY, Hambourg @ Adagp Paris, 2014

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Progressivement, Meret Oppenheim développe sa propre création : des dessins à l'encre, des aquarelles, des projets d'installation. À partir de 1935, elle fabrique des objets insolites constitués d'assemblages de matériaux divers et crée des bijoux. La petite histoire veut que le célèbre Déjeuner en fourrure soit né dans un café : Meret Oppenheim se trouvait au Flore avec Dora Maar et Picasso et portait une de ses créations, le Bracelet en fourrure. Les artistes suggèrent un jeu (surréaliste) qui consiste à recouvrir tous les objets de fourrure y compris les objets posés sur la table. Meret Oppenheim applique le jeu à la lettre et enveloppe à son retour le service à café d'une fourrure de gazelle. Ainsi est née l’œuvre Assiette, tasse et cuillère couvertes de fourrure. L'artiste joue sur les associations de matière : l'une recouvrant l'autre, la faisant disparaître et transformant l'objet réaliste en objet symbolique. Le titre, neutre, laisse ouvertes toutes les interprétations. C'est Breton qui lui donne son titre actuel, Le Déjeuner en fourrure, en écho au Déjeuner sur l'herbe de Manet et à la Vénus à la fourrure de Sacher Masoch. Ces références projettent sur l’œuvre une dimension érotique. L'objet, déjà transformé, en changeant de nom, subit une nouvelle transformation2

2 C'est finalement Breton qui a fixé son sens. Cette mutation est vécue a posteriori par l'artiste comme une dépossession : « jeu de mots de critiques, luttes d'hommes pour le pouvoir ! Ainsi, une partie de son effet scandaleux n'a donc pas été inventée par moi ?» (Belton, «Androgyny: Interview with Meret Oppenheim », in Surrealism and Women, 1991, p.68)

Meret Oppenheim n'est pas dupe de cette référence imposée : certes, Vénus est une déesse adulée : « Vous m'avez appris ce qu'est l'amour. Votre culte m'a fait oublier deux mille ans d'Histoire » dit le narrateur du récit de Sacher-Masoch à la déesse qui lui rend visite, nue, dans sa fourrure, mais le livre s'achève sur une leçon qui ne remet pas en cause les schémas établis : « La morale est que la femme, telle que la nature l'a créée et telle que l'homme la traite actuellement, est son ennemie. Elle peut être son esclave ou son tyran, jamais sa compagne. C'est seulement quand la naissance, l'éducation et le travail feront de la femme l'égale de l'homme, quand elle jouira des mêmes droits que lui, qu'elle pourra devenir son amie. À présent, nous avons seulement le choix entre être le marteau ou l'enclume. » En 1936, le Museum of Modern Art de New York achète le Déjeuner en fourrure. Meret Oppenheim devient une artiste renommée. Pourtant, elle n'a que vingt-trois ans et son œuvre reste à construire.

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Ruptures

En 1934, Meret Oppenheim a rompu avec Max Ernst : la notoriété de ce dernier, de vingt-deux ans son aîné, ne lui laisse pas de place pour créer, elle se sent menacée d'effacement. En 1937, son père, juif, ne pouvant plus exercer, elle doit quitter Paris et sa création connaît une « crise », selon son propre terme, qui va durer dix-huit ans. En 1959, Meret Oppenheim présente à Berne, à l'occasion de la « Fête de printemps », un buffet dressé sur le corps d'une femme nue au visage doré. Il s'agit d'une scène intime, entre amis. Breton lui demande de reproduire ce happening pour l'Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme à Paris au mois de décembre. Meret Oppenheim accepte mais ne retrouve plus l'esprit de son œuvre : le voyeurisme remplace la célébration de la fécondité. Elle rompt avec Breton de façon définitive. Faut-il pour autant limiter l’œuvre surréaliste de Meret Oppenheim à la période 1932-1959 ? Il semble plutôt que rêves, associations inattendues et cadavres exquis peuplent son œuvre avec une continuité qui lui donne toute sa cohérence.

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Rêves

Meret Oppenheim, Le Secret de la végétation, 1972.Fondation Hermann et Margrit Rupf, Kunstmuseum, Berne. Photo : Roland Aeilig, Berne. @ Adagp, Paris, 2014

Très jeune, Meret Oppenheim s'est intéressée aux rêves : son père, médecin influencé par Carl Gustav Jung, pratique l’interprétation des rêves comme outil thérapeutique. Dès 1927, elle note ses rêves. Le Journal de ses rêves3

3 Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985), traduit de l'allemand par Henri-Alexis Baatsch et Christine Meyer-Thoss, 1993

publié après sa mort par sa nièce l'accompagne toute sa vie, aussi bien avant la rencontre avec les surréalistes qu'après la rupture, y compris pendant la période de « crise » entre 1937 et 1954. Elle y transcrit ses rêves, les annote, les commente. Ces textes accompagnent son œuvre sans que le rêve soit source d'inspiration de l’œuvre ni l'œuvre illustration du rêve. Dans les deux cas, on retrouve le procédé qui définit le surréalisme : « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » (Manifeste du surréalisme). Le Secret de la végétation (1972) est une

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composition verticale abstraite : des rectangles de couleurs semblent s'élever vers le haut selon une direction soulignée par de fines volutes. L'alternance de vert et de blanc suggère le jeu de la lumière. L'opposition clair/foncé construit un chemin, une forme qui se dresse vers le bleu : ciel et ouverture. Cette huile sur toile tire son titre d'un récit de rêve : « Je ne sais plus quand j'ai fait ce rêve. Par un chemin pierreux je gravissais une montagne (c'était le San Salvatore). Je voyais mon amie Irène Zurkinden debout dans des buissons vert tendre traversée par les rayons du soleil. Ses cils et ses cheveux aussi (qui sont naturellement blonds) prenaient un éclat vert. Je dis : - Je suis le secret de la végétation. » Tout le tableau est présent dans le rêve : la verticalité (« gravissais », « montagne », « debout »), la fusion entre les éléments (« traversées par les rayons», « Ses cils et ses cheveux prenaient un éclat vert », « rayons du soleil »/« naturellement blonds »), l'immédiateté d'un monde né de la sensation visuelle (du tableau) comme dans celle du verbe (du poème) : « Je dis ». Pourtant, on ne peut parler ici d'illustration. La dimension narrative (personnage, cadre, actions) laisse place à une évocation purement sensuelle et symbolique. Les volutes peuvent se lire comme des serpents, motifs récurrents chez l'artiste, qui font le lien entre la terre et le ciel, symboles de la nature en perpétuel renouvellement. Du rêve, Meret Oppenheim retient le jeu des associations inattendues, les situations incongrues, l'absence de logique et de raison présents notamment dans ses objets surréalistes.

Assemblages et objets

Meret Oppenheim, Le Couple , 1956. Collection particulière. Photo : DR. © Adagp Paris, 2014.

Les assemblages de Meret Oppenheim construisent inlassablement des images qui nous intriguent, nous amusent, nous questionnent. Le Couple, constitué de deux bottines liées ensemble, est un exemple d'utilisation détournée de l'objet induisant une lecture ironique des représentations traditionnelles : une paire de bottines est attachée et

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rendue de ce fait totalement inutilisable. Que signifie dès lors ce couple siamois qui s'empêche mutuellement d'avancer ? Comment interpréter ce face à face définitif ? À quelle image du couple nous renvoie ce baiser fusionnel ? Si ces objets nous invitent à interroger le monde qui nous entoure, dans Le Couple comme dans Le Jeune Écureuil qu'elle crée treize ans plus tard, la part de l'humour n'est toutefois pas à négliger. Meret Oppenheim s'amuse à faire naître un animal en assemblant une chope de bière, de la mousse en caoutchouc et de la fourrure. Ces œuvres ne sont pas des sculptures mais restent des objets, des assemblages, voire de simples collages. Ici encore, Meret Oppenheim rejoint la posture surréaliste. Dans la création, l'intéressent l’idée, la sensation, l'effet parfois physique produit par l'objet et non un savoir-faire artistique ou une posture esthétique.

Selle de bicyclette couverte d’abeilles, 1952

Collection Sylvio Perlstein, Anvers,

De façon plus radicale, la Selle de bicyclette

Photo : DR @ Adagp Paris, 2014

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4 Cette œuvre n’est pas présente dans l’exposition.

couverte d'abeilles est un « objet trouvé » dans un journal. Fascinée par l'image, Meret Oppenheim la découpe, l'envoie à Breton et cette coupure devient alors « objet surréaliste ». Simple collage, ce qui intéresse ici l'artiste est la transformation d'un objet par son simple recouvrement comme c'était déjà le cas pour Le Bracelet ou Le Déjeuner de fourrure. Mais le chaud, le doux, le douillet laisse place au mouvant, au grouillant. L'image appelle aussitôt la sensation : aussi bien promesse de « chatouillement » pour reprendre le terme d’Oppenheim que menace de piqûre pour notre corps dans ses parties intimes. La coupure de journal se métamorphose en créature vivante. Faire naître l'inattendu, associer les réalités les plus hétérogènes, trouve sa forme ultime dans le cadavre exquis, exercice surréaliste s'il en est. En 1971, Meret

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Oppenheim assemble avec Roberto Lupo et Anna Boetti toutes sortes de matériaux divers pour donner naissance à des objets dont les titres eux-mêmes sont évocateurs : Le Roi est tombé dans la relativité, La Motocyclette ressent la douleur de la ville, L'Homme s'en va, pour n'en donner que quelques uns. Ces œuvres collectives sont élaborées à partir d'un protocole toujours identique : chaque artiste doit glaner à l'insu des autres toutes sortes d'objets de moins de 40 centimètres de long. Ensuite, ils les assemblent et donnent un titre à l'objet créé selon le même procédé : chaque participant invente un groupe de mots et les trois assemblés forment le titre. Objets et mots sont à nouveau associés pour donner à ces travaux collectifs une dimension poétique et onirique.

Si l’œuvre de Meret Oppenheim appartient résolument au surréalisme, la position de l'artiste par rapport au mouvement n'est pas sans ambivalence : les surréalistes l'ont révélée mais ont contribué à façonner un personnage dans lequel très vite elle ne s'est plus reconnue. La liberté que prône le surréalisme est aussi une liberté de manifester son indépendance : indépendance de femme dans un groupe finalement très masculin, indépendance de création en intégrant des références classiques qu'elles soient littéraires ou mythologiques. Meret Oppenheim accueille dans son œuvre aussi bien le rêve que le mythe classique de Daphné et Apollon, le cadavre exquis que la référence folklorique et littéraire de Geneviève de Brabant.

Définitions

« Surréalisme. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. » (André Breton, Manifeste du surréalisme)

« Objet surréaliste. Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l’air d’avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d’une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera, par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d’un relatif, à un absolu nouveau, vrai et poétique ; parapluie et machine à coudre feront l’amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d’un acte pur comme

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celui de l’amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas. » (André Breton, Dictionnaire abrégé du surréalisme)

« Objet à fonctionnement symbolique. Ces objets, qui se prêtent à un minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les fantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients. [...] Les objets à fonctionnement symbolique ne laissent aucune chance aux préoccupations formelles. Ils ne dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun et sont extra-plastiques. » (Salvador Dalí, Le surréalisme au service de la révolution, 1931)

Rêve. C. G. Jung écrit : « Le rêve est une porte étroite, dissimulée dans ce que l’âme a de plus obscur et de plus intime ; elle ouvre sur cette nuit originelle cosmique qui préformait l’âme bien avant l’existence de la conscience du moi et qui la perpétuera bien au-delà de ce qu’une conscience individuelle aura jamais atteint. Car toute conscience du moi est éparse ; elle distingue des faits isolés en procédant par séparation, extraction et différenciation ; seul est perçu ce qui peut entrer en rapport avec le moi. Toute conscience spécifie. Par le rêve, en revanche, nous pénétrons dans l’être humain plus profond, plus vrai, plus général, plus durable, qui plonge encore dans le clair-obscur de la nuit originelle où il était un tout et où le Tout était en lui, au sein de la nature indifférenciée et impersonnalisée. C’est de ces profondeurs, où l’universel s’unifie, que jaillit le rêve revêtirait-il même les apparences les plus puériles, les plus grotesques, les plus immorales. »

« Les rêves ne sont pas des inventions intentionnelles et volontaires, mais au contraire des phénomènes naturels et qui ne diffèrent pas de ce qu'ils représentent. Ils n'illusionnent pas, ne mentent pas, ne déforment ni ne maquillent ; au contraire, ils annoncent ce qu'ils sont et ce qu'ils pensent. Ils ne sont agaçants et trompeurs que parce que nous ne les comprenons pas. Ils n'utilisent aucun artifice pour dissimuler quelque chose ; ils disent ce qui constitue leur contenu à leur façon et aussi nettement que possible. Nous sommes à même de reconnaître pour quelle raison ils sont si originaux et si difficiles : l'expérience montre, en effet, qu'ils s'efforcent toujours d'exprimer quelque chose que le moi ne sait et ne comprend pas. (C.G. Jung, Ma vie, Glossaire p.462)

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ATELIERS D’ÉCRITURE Poèmes-collages Assembler des phrases découpées dans le journal pour créer, comme Breton, des poèmes-collages et faire naître des images inattendues. Cadavres exquis Sur les pas de Breton, jouons au cadavre exquis, « jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu'aucune d'elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. » (Dictionnaire abrégé du surréalisme) Poèmes-serpents Poèmes composés de mots dont chacun commence par la dernière lettre du mot qui le précède. Meret Oppenheim a disposé ses poèmes-serpents sous forme de calligrammes. La grammaire est respectée mais la contrainte génère des associations inattendues. Mots-valises Suivons la recette d'Alain Finkielkraut pour créer des mots-valises comme les surréalistes ont créé des objets inattendus : « Prenez un mot de la langue. Choisissez-le de préférence assez long. Oubliez le sens, pour ne vous attacher qu'à sa physionomie. Lentement, patiemment (ceci est un jeu dominical), dévisagez votre vocable. Si la chance vous sourit, un mot surgira dans votre esprit qui présente avec le premier quelque trait de ressemblance. Alors commence l'opération délicate : il faut que les deux termes fusionnent ; vous devez le croiser afin que naisse de cette union un petit bâtard bizarre (puisqu'il ne se rencontre dans aucun dictionnaire vivant) et familier (puisqu'on reconnaît en lui la présence des deux mots d'origine). Il est des hybridations impossibles, mais, au cas où vous réussiriez, dites vous bien, gros balaise, que votre beau malaise a fait un mot valise. Mais ne vous laissez pas étourdir. Le jeu continue. Cherchez maintenant une définition à ce terme inédit. En mélangeant les significations des mots qui sont enfermés dans votre valise, vous ferez advenir un sentiment compliqué, une réticence impalpable, un animal chimérique, ou un concept fou. » (Petit fictionnaire illustré, Préface)

PISTES PÉDAGOGIQUES COLLÈGE, CLASSE DE TROISIÈME

Période historique XXe siècle

Moment choisi La période surréaliste : 1924 - 1939

Thématique « Arts, ruptures et continuités »

Problématique Quels liens l’œuvre de Meret Oppeheim tisse-t-il avec l'écriture surréaliste ?

Disciplines Arts plastiques, français, allemand

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LYCÉE, CLASSE DE SECONDE

Période historique XXe siècle

Moment choisi La période surréaliste : 1924 - 1939

Champs Anthropologique/Esthétique

Thématiques « Arts, réalités, imaginaires », « Arts, goût, esthétiques »

Objet d'étude La poésie du XIXe au XXe siècle : du romantisme au surréalisme

Problématique Quels liens l’œuvre de Meret Oppeheim tisse-t-il avec l'écriture surréaliste ?

Disciplines Arts plastiques, français, allemand

Domaines artistiques

Arts du visuel

œuvres présentées dans l'exposition

Arts du langage

- Man Ray, Erotique voilée, 1933 - Poster du Déjeuner en fourrure (d'après la photographie de Man Ray), 1971 - Bracelet en fourrure, 1936 - Le Festin de printemps, 1959 - Le Secret de la végétation, 1972 Objets surréalistes : Le Couple, 1956 - Jeune Écureuil, 1969 Cadavre exquis : Le Roi est tombé dans la relativité, en collaboration avec Roberto Lupo et Anna Boetti, 1971

- André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924 Poème-collage, 1935 Arcane 17, 1943 - Léopold Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure, 1870 - Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985), traduit de l'allemand par Henri-Alexis Baatsch et Christine Meyer-Thoss, 1993 - Salvador Dalí, Le surréalisme au service de la révolution, 1931 -C.G. Jung, Ma vie, 1967 (traduction 1991)

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Métissage et hybridation Par Michel Mackowiak

Meret Oppenheim, Portrait tatoué , 1980. Collection particulière, Berne. Photo : Heinz Günter Mebusch. © Adagp Paris, 2014.

La conservatrice du Kunstforum de Vienne, commissaire de l’exposition, Heike Eipeldauer, explique que « dans ses créations de mode et ses autoportraits, Meret Oppenheim aborde la surface du corps comme une interface entre monde intérieur et extérieur. À la fois enveloppe visible et partie intégrante du corps, lieu d’enregistrement d’expériences culturelles extérieures comme d’états intérieurs, la surface du corps est le lieu pour traiter de questions liées aux rapports entre le dedans et le dehors. Contrairement à leur fonction d’enveloppe, les masques ou les déguisements de « seconde peau » sont souvent utilisés par Oppenheim pour renforcer la transparence de la première peau et, donc, pour en faire l’instrument et le lieu de l’échange avec l’autre. Oppenheim s’appuie ici sur le paradoxe entre dissimulation et dévoilement simultanés. Dans Portrait tatoué, 1980, elle recouvre un autoportrait d’un motif en points et traits rappelant une scarification, pulvérisé au pochoir sur le papier photographique. Le masque ornemental ainsi créé ne constitue

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pas une enveloppe hermétique faisant écran devant son visage, mais s’inscrit au contraire virtuellement dans celui-ci. Visage et tatouage se fondent en une image comme entourée d’une aura, qui fait ressortir l’affinité d’Oppenheim avec la pensée mythique des cultures archaïques. Par le tatouage du visage, elle traite le corps comme lieu d’enregistrement social et, ce faisant, la surface corporelle comme lieu de construction et d’inscription de l’identité. »5

Dans le même registre, la scarification, couramment pratiquée en

Tatouage

Le tatouage qui est une méthode de décoration de la peau par insertion de substances colorées sous le derme, fut pratiqué par les Égyptiens dès 2000 av. J.C. Les tatouages en couleurs se développèrent fortement chez les Maoris de Nouvelle-Zélande et furent une forme d'ornement prisée en Inde, en Chine et au Japon.

Les motifs décoratifs offraient une protection contre la malchance ou la maladie mais on les connaît surtout comme servant à identifier le statut, le rang social ou l'appartenance à un groupe. Dans les cultures non-européennes il remplit donc une fonction cultuelle, rituelle et sociale, en tant qu’indication du statut ou d'appartenance à la tribu alors qu'il fut banni par l'Église dès le VIIIe siècle en Europe, avant de réapparaître timidement au XVIIIe siècle.

Scarification

Afrique (particulièrement en Afrique de l'Ouest) où elle a remplacé le tatouage qui se distingue mal sur les peaux sombres, est, elle aussi, un signe d'appartenance à un groupe restreint ou revêt une signification rituelle de passage à l’âge adulte.

Ainsi Meret Oppenheim, en évoquant la scarification, par la technique du pochoir sur papier photo, opère-t-elle un travail d'hybridation culturelle dans lequel elle associe l'identité occidentale, par le biais de la photographie d'identité, à la mythologie tribale non-occidentale.

Masque

Dans le Masque jaune, 1936, Meret Oppenheim emprunte aux esquimaux de l'Alaska son aspect formel. Elle utilise aussi, dans ce cas précis des peaux d’animaux, comparables à celles que l’on utilise dans les Alpes suisses pour les masques traditionnels des Grisons ou lors du carnaval de Bâle, carnaval qu'elle vivait intensément, accompagnée d’artistes comme Jean Tinguely ou Irène Zurkinden.

5 Extrait du catalogue d'exposition Meret Oppenheim : Rétrospective, op.cit., in « Les mascarades de Meret Oppenheim » par Heike Eipeldauer, p. 19.

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Meret Oppenheim, Masque jaune, 1936. Meret Oppenheim, Masque aux scarifications n. d. Collection particulière, Collection particulière, Bâle. Photo : Dirk Masbaum. © Adagp Paris, 2014. Photo : Stefania Beretta, Verscio @ Adagp Paris, 2014

Dans le Masque aux scarifications, elle reprend des techniques d’incision de peuples africains qu'elle associe aux formes du masque Nô japonais.

Aucune société humaine n’a ignoré le masque et celui-ci surgit dès le moment où l’homme accède à l’état de culture. De la Grèce antique à l’Amérique ancienne en passant par l’Asie et l’Océanie, les masques ont symbolisé les dieux, incarné la beauté et l’effroi, exprimé la magie mais aussi le calme, l’ordre et la sérénité.

Si les masques gardent encore leurs attributs antiques dans les civilisations de l’Amérique indienne, de l’Océanie et de l’Afrique, ils semblent les avoir perdus en Europe et en Asie. En effet, les masques ont connu en Europe comme en Asie une évolution qui les a fait passer du sacré au profane, de la religion au théâtre. Dans l’Occident chrétien, le masque est rejeté de la religion mais réapparaît dans la fête, le carnaval et les manifestations grotesques. On le voit dans les manifestations populaires du temps de carême en Suisse, en Bavière et en Autriche. Le masque est devenu expression du diable, du mal que le carnaval essaie de diluer à travers la grosse farce mystique. Ici, le masque autorise la transgression des interdits et le carnaval est alors une vaste illusion comique qui contraste avec les rituels pleins de grandeur des fêtes masquées africaines.

Une évolution analogue quoique différente, s’observe en Asie où les masques sont de plus en plus associés aux jeux, au théâtre et aux fêtes. Ainsi les masques Bugaku du Japon perdent leurs aspects rituels au profit de leurs aspects esthétiques ; les masques Nô, chefs-

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d’œuvre religieux des XIVe et XVe siècles, animent des forces qui sont maintenant purgées de toute référence rituelle. Ainsi, avec le recul du sacré, le masque a été réduit à sa fonction ludique et esthétique.

Dans son travail de transformation, Meret Oppenheim cherche à retrouver le mode de pensée orienté vers les mythes des cultures primitives qui vivent en harmonie avec la nature, exprimant sans inhibition les désirs que réprime la culture occidentale. L’ornementation qu'elle réalise selon le mode traditionnel de peuples autochtones tend vers un esprit de recréation du mode d'expérience de ces sociétés.

Meret Oppenheim accorde une haute importance aux rêves. Ses transcriptions de rêves, commentées par ses soins, démontrent à quel point elle s’y est intéressée, et révèlent les nombreux rapports avec sa création artistique. Or les sociétés primitives et principalement animistes auraient trouvé les réponses aux questions de la vie dans le monde spirituel et le royaume du rêve. Il a d'ailleurs été prouvé que, dans ces sociétés primitives non occidentales, la relation entre l'art et le processus créateur est étroitement influencé par la magie. En bonne surréaliste qui se respecte, Meret Oppenheim suit une voie semblable, mêlant notre iconographie à celles d'autres cultures.

Cette notion de métissage s'effectue tant dans l'aspect formel que dans l'esprit et offre à l'œuvre de Meret Oppenheim une portée universelle transculturelle.

PISTES PÉDAGOGIQUES

AU COLLÈGE, AU LYCÉE

Thématique de l'HDA Arts, créations, cultures (collège)

Arts, sociétés, cultures (lycée)

thème Regards croisés, échanges, métissage

question Comment peut s'opérer l'influence de cultures non-occidentales sur l'œuvre d'un artiste ?

Œuvres en écho présentes au LaM - Homme nu assis, 1909, huile sur toile, Pablo Picasso - Maternité, 1919, huile sur toile, Amedeo Modigliani

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Autres œuvres - La cathédrale de Cordoue (art de l'espace) - Les chorégraphies de Sidi Cherkaoui (art du spectacle vivant) - La musique Raï (art du son) - Baba Zula, groupe pop stambouliote (art du son)

Disciplines concernées Lettres, arts plastiques, éducation musicale, espagnol

À L’ÉCOLE ÉLEMENTAIRE

« À côté des rôles que nous assumons dans la société et qui codifient pour nous des identités normalisées, le masque – tel qu’il a aussi été mis en œuvre dans la pratique artistique des dadaïstes et des surréalistes – nous offre la possibilité d’incarner, sur un mode ludique, notre propre altérité. »6

6 Extrait du catalogue d'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, op.cit., in « Les mascarades de M. O. » par Heike Eipeldauer, p. 13.

Aux cycles 2 et 3, il sera intéressant d'aborder le thème du masque. À partir de l'événement qu'est le carnaval, faire appréhender aux élèves d'autres pratiques culturelles non occidentales dans lesquelles le masque est privilégié. La découverte des masques africains, mélanésiens et amérindiens en particulier, va permettre d'élargir le propos sur l'art des avant-gardes du début du XXe siècle (fauvisme, cubisme, expressionnisme, surréalisme) qui s'est inspiré de ces cultures dans la recherche de nouvelles formes et significations.

Qu'est-ce que le carnaval ? Pourquoi utilise-t-on le masque ? Y-a-t-il d'autres cultures dans lesquelles le masque est utilisé ? Pour quels genres de manifestations est-il utilisé ?

Aborder la notion de profane et de religieux avant de s'orienter vers le fait plastique.

Montrer des masques étrangers. Effectuer une analyse collective pour inciter les élèves à créer un masque hybride, un masque à la croisée des différentes cultures, un masque qui mette en valeur la diversité des matériaux et la pluralité de sens. Faire découvrir enfin les métamorphoses de Meret Oppenheim et certaines peintures de P. Picasso et d’A. Modigliani exposées également au LaM dans lesquelles le masque Nimba ou Baoulé a été source d'inspiration.

Références : Le primitivisme dans l'art du XXe siècle, éd. Flammarion, 1991. www.masque-africain.com

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Le fantastique Par Michel Mackowiak

« Fantômes, sorcières et démons stimulaient l’imagination d’Oppenheim et peuplaient son univers personnel, au même titre que les elfes et les personnages de conte. Les dessins à l’encre de ses débuts, marqués par le surréalisme, trahissent déjà sans équivoque cette attirance. » 7

Meret Oppenheim, La Reine des Aulnes, 1940, Collection particulière. Photo : D. Widmer, Bâle @ Adagp Paris, 2014

« Avec La Reine des Aulnes, 1940, l’une de ses premières toiles, Meret Oppenheim entreprend déjà d’explorer le monde des contes, rêves et légendes. Sur le plan stylistique, la scène, à la tonalité plutôt sombre et mélancolique, affiche la « patte étrangement archaïque » qu’affectionnait alors l’artiste, plongée en pleine crise existentielle et créatrice. Située dans un décor enchanté, la scène figure deux silhouettes se hâtant vers le spectateur et passant à côté d’un arbre de

7 Extraits du catalogue d'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, op. cit., in « Spectres et esprits » par Therese Bhattacharya-Stettler, p. 168.

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haute taille, étincelant – évocation probable du "vent qui murmure dans les feuilles mortes" de Goethe. »8

8 Ibidem

Dans cette peinture dont l'environnement est sombre et picturalement uniforme, se détache le feuillage de l'arbre qui apparaît comme le centre d'intérêt de l'image. Le traitement clair et éclatant des branches nous conduit vers deux personnages hybrides aux têtes cornues qui semblent déambuler le long d'une rive. Cette toile, composée de silhouettes qui entourent l'arbre du premier plan, intrigue par les tons vifs du feuillage et les personnages insolites qui viennent briser l'atmosphère nocturne du paysage.

Dans une autre toile, Le Frelon et le Bourdon, de 1945, inspirée par sa relation avec Wolfgang La Roche qu’elle épouse quatre ans plus tard, elle assimile à nouveau animal et être humain. Aux dires d’Oppenheim elle-même, La Roche la qualifiait de frelon vorace, pendant qu’il se décrivait comme un « aimable bourdon », une taquinerie qu’elle traduit en image, non sans humour. Les deux insectes personnifiés, dont l'un deux est assis sur une nappe de pique-nique, créent une atmosphère fantastique par leur posture et la rupture d'échelle entre protagonistes et environnement.

Le schéma fantastique est déterminé par un choc produit par l'intrusion de l'anormalité dans la normalité. Cette intrusion est un dérangement insolite où l'impossible surgit. Les sources thématiques du fantastique se trouvent en particulier dans des mythes anciens. Meret Oppenheim nous propose justement dans Polyphème amoureux, 1974, un cyclope à la langue émergeant d’une bouche prête au baiser. L'artiste aime s'immerger dans le monde mythique et fantastique, et ses dessins à l'encre révèlent une prédilection pour les sorcières, démons, elfes et autres monstres mythiques ou légendaires.

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PISTES PÉDAGOGIQUES

AU COLLÈGE, AU LYCÉE

Thématique de l'HDA Arts, mythes et religions (collège)

Arts, et sacré (lycée)

thème L'art et les croyances (magie, légendes....)

question D'où naît le fantastique et comment est-il pris en compte par l'artiste ?

Œuvres en écho présentes au LaM

- Barrière homme, diable, femme, 1972-1977, sculpture de Théo Wiesen

- Bettina Gottes , 1927, dessin de Adolf Wölfli

Autres œuvres - Le Jugement dernier, 1503, huile sur bois de Jérôme Bosch

- Bilbo le Hobbit, 1937, roman de J.J.R Tolkien

Disciplines concernées Lettres, arts plastiques, éducation musicale, langues vivantes

À L’ÉCOLE ÉLEMENTAIRE

Le fantastique est une riche source à exploiter en classe. Aborder les contes et légendes au travers du bestiaire et autres monstres mythologiques permet une ouverture en histoire, français et arts plastiques.

Le monde des esprits et divinités de la nature peut également servir d'ancrage pour découvrir les objets et dessins de Meret Oppenheim (Les elfes quittent la maison, 1961) et travailler sur l'interprétation de notre monde naturel ou pourquoi pas urbain.

Bibliographie : Catalogue de l'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, Bank Austria Kunstforum, Vienne - 31 mars – 14 juillet 2013 Martin-Gropius-Bau, Berlin - 16 août –1er décembre 2013, LaM, Lille Métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq - 15 février – 1er juin 2014, Villeneuve d’Ascq, LaM, 2014 Dictionnaire mondial des images, éd. nouveau monde, 2010.

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Variation sur le mythe de Geneviève de Brabant Par Stéphanie Jolivet

La figure de Geneviève de Brabant traverse l'œuvre de Meret Oppenheim pendant près de quarante ans : un poème ouvre le cycle en 1933, deux tableaux sont peints en 1936 et 1956, un dessin est réalisé en 1967 et la série se clôt en 1971 sur une sculpture dont le dessin préparatoire avait été réalisé en 1942. Œuvre après œuvre, ce personnage folklorique est totalement reconstruit par l'artiste pour donner naissance à une figure symbolique. Au regard du poème et des œuvres, que nous disent aujourd'hui les variations de l’artiste sur le mythe de Geneviève de Brabant ? Enfin ! La liberté ! Les harpons volent. L'arc-en-ciel campe dans les rues. Seul le mine encore le bourdonnement lointain des abeilles géantes. Tous perdent tout ce que, comme bien souvent hélas, Elle avait en vain survolé. Mais : Geneviève : Rigide Plantée sur la tête À deux mètres au-dessus de la Terre Sans bras. Son fils Riche-En-Douleurs : Emmailloté dans ses cheveux. Petite fontaine. Je répète : Petite fontaine. Vent et cris au loin.

Meret Oppenheim

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Le mythe romantique

L'histoire se déroule au VIIIe siècle. Geneviève, fille d'un prince de Brabant, épouse, sur les instances de ses parents, le comte Palatin Siffroy. Après un an de mariage, ce dernier la quitte pour prêter main forte à Charles Martel à Poitiers, et confie son épouse à son intendant Golo. Epris de Geneviève, Golo lui déclare son amour mais celle-ci le repousse. Il l'accuse alors d'adultère avec son cuisinier Drogan qu'il fait disparaître ; puis il fait emprisonner Geneviève. Dans sa prison, Geneviève met au monde un fils qu'elle appelle Bénoni. Golo fait ensuite prévenir le comte de la conduite coupable de son épouse. Abusé par la double accusation d'une sorcière et de Golo, Siffroy donne l'ordre d'exécuter Drogan et Geneviève. Les deux hommes chargés de tuer cette dernière l'entraînent dans la forêt ; elle jette alors dans la rivière son anneau de mariage. Mais les deux exécutants l'épargnent et rapportent à Golo la langue d'un chien pour preuve de leur méfait. Geneviève va ainsi vivre pendant sept années grâce à une biche qui nourrit son enfant, aux herbes et aux racines dont elle se nourrit elle-même et surtout grâce à sa grande dévotion. De retour de la guerre, Siffroy est en proie aux remords : le spectre de Drogan lui apparaît, il trouve la lettre que Geneviève lui a écrite avant sa disparition et la sorcière avoue son crime. Un jour, alors qu'il chasse, il poursuit une biche qui se réfugie dans une caverne. C'est là qu'il découvre son épouse et son fils. L'innocence de Geneviève est alors reconnue et proclamée. Golo est condamné à être écartelé malgré l'intervention de sa victime. On retrouve l'anneau jeté dans le ventre d'un poisson. Mais Geneviève, épuisée par tant de privations, meurt et la biche se laisse mourir à son tour sur son tombeau. Siffroy demeure inconsolable. Un an plus tard, poursuivant un cerf à la chasse, il parvient de nouveau à la retraite de Geneviève et c'est la révélation : il décide d'y élever un sanctuaire où reposera Geneviève, et lui-même s'y fera ermite ainsi que Bénoni.9

9 d'après Marie-Dominique Leclercq in Romantisme n°78

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La lecture surréaliste

Meret Oppenheim, Le Miroir de Geneviève, 1967,

Collection particulière, Berne. Photo : DR.@ Adagp Paris, 2014

Chez Meret Oppenheim, les références se superposent pour construire un personnage qui emprunte à toutes les traditions : chrétiennes, mythologiques, littéraires. La logique n'est plus culturelle mais se fait comme dans les rêves par analogie : l'image parle. Ainsi le signe de l'alliance qui clôt le cycle de Noé dans l'Ancien testament place-t-il dans un premier temps le poème sous le signe de l'apaisement (« L'arc-en-ciel campe dans les rues. ») Mais le verbe et le complément de lieu, triviaux, contribuent à désacraliser le signe et crée avant tout une image étonnante dans laquelle la personnification vient troubler les repères. De même, l'apparition de Geneviève est une construction poétique tout à fait inattendue. Six vers s’enchaînent – se superposent : le principe de construction pourrait être celui d'un cadavre exquis : « Mais :/Geneviève :/Rigide/Plantée sur la tête/À deux mètres au-dessus de la Terre/Sans bras. » La figure dressée est un totem vers lequel le regard se lève (« À deux mètres au-dessus de la Terre ») mais l'icône est burlesque (« Plantée sur la tête ») et impuissante (« Sans bras. »). Meret Oppenheim joue sur les registres à la fois comiques et tragiques pour donner à son personnage un aspect inquiétant. Le Miroir de Geneviève, dessiné en 1967, relève de la même écriture surréaliste : liberté totale de l'imagination, refus du réalisme, que Breton rend responsable d'un appauvrissement du langage, recours au merveilleux. Ainsi, les images sont-elles à la fois totalement fantastiques et complètement vraies - surréelles – car elles

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parlent et disent ici mieux que toute description ou littérature l'inquiétant pouvoir de ces apparitions. À l'image surréaliste s’enchaîne une vision chrétienne : le lien se fait naturellement de la mère au fils. Le totem devient alors Pietà : « Son fils Riche-En-Douleurs : / Emmailloté dans ses cheveux. » Bénoni est le Christ, les cheveux font référence à Marie-Madeleine qui elle aussi a perdu ses riches attributs pour finir dans la solitude du désert. La superposition des références se lit de la même façon dans Les Souffrances de Geneviève : la jeune femme est représentée nue enveloppée de ses cheveux qui, flottant de part et d'autre, lui donne l'apparence d'un ange. Mais cet ange flotte allongé comme Ophélie dans la rivière, les bras sont absents et des nuages portent le corps abandonné au vent. À quelle tradition rattacher le personnage dans le char ? Doit-on y voir les cornes du diable de la tradition chrétienne, la couronne de Siffroy ou l'incarnation maléfique de Golo du mythe folklorique, la part psychique masculine opprimée de l'artiste en crise - l'« animus » de Jung ? Les lectures se superposent et se répondent sans s'exclure. Le personnage de la légende se charge chez Meret Oppenheim de nouvelles strates d'interprétation qui viennent l'enrichir et contribuent à orienter l'interprétation du personnage de départ : la martyre romantique devient icône.

Les Souffrances de Geneviève, 1939, Kunstmuseum, Berne, legs de l’artiste Meret Oppenheim. Photo : Peter Lauri, Berne. @Adagp Paris, 2014

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La liberté brisée

Meret Oppenheim, Geneviève, 1971 (1942), Museum Moderner Kunst Vienne, prêt de la fondation autrichienne Ludwig.

Photo : DR. @ Adagp Paris, 2014

Le mouvement du poème s'oppose à la fixité « Rigide » de Geneviève érigée en totem. Le texte s'ouvre sur un cri de libération : « Enfin ! » Le mot est seul : il est d'abord l'expression d'un soulagement, d'une émotion. L'explication vient seulement dans un second temps : « La liberté ! » Le mot est donné sans restriction de sens : c'est un absolu. Pour qui ? Pour tout un chacun, « dans les rues », « Tous ». Mais cette liberté est parcourue d'étranges créatures comme si la menace était toujours présente: « Les harpons volent. », « le bourdonnement lointain des abeilles géantes ». Ces images surréalistes n'ont pas de justification narrative, l'image est fantastique, mais elle fait signe : le combat n'est pas achevé et le constat est pessimiste : « Tous perdent tout ce que, comme bien souvent hélas, /Elle avait en vain survolé » La liberté n'est pas acquise, un recul peut suivre une avancée. De fait, le poème se clôt sur l'éloignement de cette tornade : « Vent et cris au loin. » et Geneviève est exclue de ce mouvement qu'elle observe sans y prendre part. La sculpture Geneviève, réalisée en 1971 mais déjà dessinée en 1942, matérialise l'incapacité d'agir, une présence aveugle et impuissante. La tête reprend la forme du Spectateur vert (1959) mais les spirales ont disparu. Le corps est en bois, d'une pièce, « Rigide », et les bras sont deux bâtons brisés : symboles de la liberté brisée et de l'impuissance qui pèse sur Geneviève / Meret mise à l'écart dans une caverne. Allusion à la crise de dix-huit ans qui a traversé le parcours de l'artiste mais allusion aussi à « la discrimination millénaire à l'égard des femmes qui [la] piquait d'un sentiment aigu d'infériorité. »10

10 Curiger, Meret Oppenheim. Defiance in the Face of Freedom, 1989

Geneviève cristallise donc, par son injuste condamnation, les injustices subies par les femmes et notamment les femmes artistes à qui la création peut être refusée par manque de reconnaissance. Dans ce texte, la liberté est un moment fugace, un moment qui passe et puis s'éloigne mais un moment qui

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existe tout de même l'espace de deux vers. Quelle force peut alors donner à l'auteure cette liberté éprouvée ? Quels horizons s'ouvrent – même fugitivement – à cette observatrice impassible ?

Le pouvoir de créer

Le poème se clôt sur un groupe nominal : « Petite fontaine.» Cette image prolonge l'évocation de la mère et du fils : fontaine de larmes ? Superposition à nouveau de la détresse romantique de l'héroïne folklorique et de la douleur chrétienne de la Vierge en Mater dolorosa. Mais ce vers est détaché : les deux mots sont placés seuls comme jaillis du texte leur conférant ainsi un pouvoir d'évocation hors de la narration. Le vers suivant : « Je répète : Petite fontaine » témoigne du pouvoir de l'auteure à créer une image, un symbole, pouvoir bien plus fort que les luttes qui s'éloignent dans le vent et dont la répétition marque la jubilation donnée par ce pouvoir magique du verbe. La fontaine est ce lieu où l'eau, entité féminine qui court horizontalement, croise la pierre masculine dressée verticalement vers le ciel. Elle est donc le lieu de l'unité parfaite, illustrant la position de Meret Oppenheim selon laquelle « le grand art est toujours masculin et féminin »11

Meret Oppenheim, poète, a fait naître la « Petite fontaine ». L'eau, source de vie et d'immortalité, a jailli de la figure pétrifiée de Geneviève. Chaque fois qu'une œuvre naît, c'est une avancée vers la liberté. Son injonction, « Don't cry, work », résume la position de Meret Oppenheim dans le débat féministe. « Et, qui sait, peut-être un jour la sagesse sortira-t-elle aussi de sa caverne de granit. »

. Geneviève alors devient symbole de vie : la source comme image de l'inspiration appelée à se dégager de sa trame narrative pour devenir signe comme dans la toile Geneviève et quatre échos. La figure centrale n'est plus identifiable que par le titre : elle n'évoque plus la féminité que par ses formes pleines et sa couleur de terre, silhouette flottant dans les airs : fond bleu et échos blancs. La composition est fluide, elle n'est plus inquiétante comme dans Les Souffrances de Geneviève ou lourdement arrimée au sol comme dans la sculpture. Les échos sont des reprises épurées, immatérielles de la forme initiale.

12

Meret Oppenheim, Geneviève et quatre échos,1956, Collection particulières, Berne. Photo : Peter Lauri, Berne @Adagp Paris, 2014

11 Questions à Meret Oppenheim, 1975 12 Meret Oppenheim, Discours de Bâle, 1975

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Texte en écho À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.

Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration. Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, p. 101-103

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ATELIERS PHILO (pour les enfants)

Le concept de place

Enjeux philo

En 1975, l’artiste féministe autrichienne VALIE EXPORT demande à Meret Oppenheim si une femme « doit se battre pour obtenir une meilleure position dans la société. » La réponse de l'artiste est affirmative et invite à interroger le concept de place, espace physique (ouvert, fermé, large, restreint), ou espace mental lié aux pensées, aux idées, aux opinions. Dans les expressions « il/elle prend toute la place » et « chacun à sa place », elle peut représenter l’espace en soi ou un espace précis. Elle peut être associée à un objet, un fauteuil, un siège, un ticket ou encore à une habitude. Dans les expressions « prendre sa place » ou « trouver sa place », elle évoque une idée de compétitivité, d’effort, de concurrence, contrairement à l’expression « céder sa place » qui, elle, amène plutôt la notion de générosité. La place fait également référence à l’idée d’ordre, de rangement, quand il s’agit de tout mettre à sa place, mais aussi à l’idée d’excès quand une attitude ou un acte est jugé « déplacé », incongru, choquant.

« Avoir une place » peut signifier que l’on est reconnu, que l’on existe dans les pensées ou le cœur de quelqu’un, mais également qu’on possède un emploi... Vous tenterez donc dans cet exercice d’ouvrir un maximum de portes pour permettre aux élèves de découvrir la multiplicité des réalités que ce mot recouvre. Pour vous aider dans cette tâche, voici quelques questions qui pourraient éclairer leurs recherches.

Questions philo

- Quand tu dis « c’est ma place », que veux-tu dire ? - Quelle expression traduit le mieux « c’est ma place » ? « C’est moi ! », « C’est à moi ! », « Je suis là ! »,

« -J’existe ! » ? - Ta place, c’est où ? À l’école, à la maison, dans ton quartier ? - Ta place, c’est quoi ? Explique. - Une place, est-ce important ? - Peut-on facilement changer de place, à la maison, à l’école, dans son quartier ? - Quand une place est-elle une habitude ? Explique. - Avoir sa place et trouver sa place, est-ce la même chose ? - Avoir sa place, est-ce une question de circonstance, d’attitude ? - Avoir sa place, est-ce une façon d’exister ? - Trouver sa place demande-t-il un certain effort ? Si oui, quand et pourquoi ? - Céder sa place, est-ce une forme de générosité, de politesse ? Explique. - Quand on te dit : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place », es-tu d’accord ? Si oui,

pourquoi ? Si non, pourquoi ? - Pourrais-tu citer dix choses qui ont une place bien définie ? - Pourrais-tu imaginer la même phrase où le mot « chose » serait remplacé par le mot « personne » ?

Serais-tu d’accord ?

(Philéas et Autobule n°30 – mai/juin 2012)

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Le concept de liberté

Enjeux philo

Dans le discours prononcé à Bâle en 1975, Meret Oppenheim affirme : « La liberté n’est donnée à personne, il faut la prendre. » La liberté est une notion qui ne cesse de muter dans la vie. Chez l'enfant, elle se confond souvent avec son désir de posséder tout ce qui l’entoure, de marquer son territoire. En grandissant, sa liberté se heurte au monde de l’école, qui voit apparaître les obligations et les contraintes de l’apprentissage et de la vie collective, où l’enfant n’est plus seul à décider de tout et tout le temps. Progressivement ensuite, l’adolescence et l’âge adulte l’amèneront à devoir conjuguer liberté et responsabilité, ce qui ne sera pas une mince affaire non plus !

Poser avec les enfants la question de la liberté, c’est donc leur donner l’occasion de mettre des mots sur un concept qui est parfois confus et contradictoire pour eux. En reconnaissant quelles en sont les spécificités, mais aussi les limites, il leur sera possible de découvrir qu’être limité, contraint et frustré n’est pas forcément négatif.

Questions philo

- Comment définirais-tu le mot liberté ? - Quel serait pour toi le contraire de la liberté ? - Quels sont les moments dans ta vie où tu te sens vraiment libre ? - Quels sont ceux où tu ne te sens pas du tout libre ? - Existe-t-il des petites et des grandes libertés ? - Est-il possible qu’être libre soit parfois quelque chose de négatif ? - Est-ce facile d’être libre ? - Y a-t-il des gens qui peuvent t’empêcher d’être libre ? - Y a-t-il des gens qui peuvent t’aider à être libre ? - Trouves-tu normal que les adultes t’empêchent parfois de faire ce que tu veux ? - Est-ce toujours négatif lorsque les adultes t’empêchent de faire ce que tu veux ? - Penses-tu qu’être libre signifie la même chose pour les enfants que pour les adultes ? - Penses-tu qu’être libre signifie la même chose pour les garçons que pour les filles ? - Penses-tu qu’être libre signifie la même chose aujourd’hui qu’il y a cent ans ? - Penses-tu qu’être libre signifie la même chose dans tous les pays du monde ?

(Extraits de Philéas et Autobule n°33 – janvier/février 2013)

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PISTES PÉDAGOGIQUES

COLLÈGE, CLASSE DE TROISIÈME

Période historique Le XXe siècle et notre époque

Thématique « Arts, créations, cultures », « Arts, Etats et pouvoirs »

Problématique En quoi l'interprétation du mythe de Geneviève de Brabant par Meret Oppenheim permet-elle une lecture de l'histoire des femmes au XXe siècle ?

Disciplines Arts plastiques, français, histoire

LYCÉE, CLASSE DE PREMIÈRE

Période historique Le XXe et notre époque

Champs Anthropologique/Historique et social

Thématiques « Arts, réalités, imaginaires », «Arts, mémoires, témoignages, engagements »

Objet d'étude La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à nos jours/Les réécritures

Problématique En quoi les variations de Meret Oppeheim sur le mythe de Geneviève de Brabant contribuent-elles à donner un sens nouveau à un mythe ancien?

Disciplines Arts plastiques, français, histoire

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Domaines artistiques

Arts du visuel

œuvres présentes dans l'exposition

Arts du langage Arts du quotidien Arts du son

- Les Souffrances de Geneviève, Huile sur toile, 1939 - Geneviève (projet de sculpture), Crayon, aquarelle sur papier, 1942 - Geneviève et quatre échos, Huile sur toile, 1956 - Le Miroir de Geneviève, Encre, 1967 - Geneviève, Sculpture : bois, deux bâtons, peinture à l'huile, 1971

- Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985), traduit de l'allemand par Henri-Alexis Baatsch et Christine Meyer-Thoss, 1993 - Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913 Maurice Maeterlink, Pelléas et Mélisande, 1893

Images d'Épinal, Plaques de lanterne magique, Report lithographique colorié, Illiers-Combray, Musée Marcel Proust

- Jacques Offenbach , Geneviève de Brabant, opéra-bouffe de (1859, 1867 et 1875). - Erik Satie, Geneviève de Brabant, opéra pour marionnettes (1899) - Robert Schumann, Genoveva, opéra en 4 actes (1848) - Claude Debussy, Pelléas et Mélisande, 1902

œuvre complémentaire Ingmar Bergman, La Source, 1960, long métrage

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Daphné et Apollon, réécriture d'un mythe classique Par Stéphanie Jolivet

Nicolas Poussin, Le Bernin, Tiepolo, Véronèse, Rubens, Le Tintoret, pour n'en citer que quelques uns, ont représenté le mythe de Daphné et Apollon dont la version la plus connue nous vient d'Ovide. La toile Daphné et Apollon, peinte en 1943 par Meret Oppenheim, propose à son tour une lecture librement inspirée du mythe classique. Loin d’illustrer celui-ci, l'artiste s'empare des éléments du récit pour leur donner un sens inattendu, où la violence se trouve dépassée dans une vision apaisée de la nature.

La métamorphose d'Ovide

Ainsi le dieu et la vierge, Poussés, l'un par l'espoir, l'autre par la crainte, accélèrent l'allure.

Lui cependant, porté par les ailes de l'amour, continue sa poursuite ; Plus rapide, il renonce au repos, talonne le dos de la fugitive, Et de son haleine effleure les cheveux épars sur sa nuque. Elle est à bout de forces, livide et, dans sa fuite éperdue, Vaincue par l'effort, elle dit en regardant les eaux du Pénée :

« Ô père, aide-moi, si vous les fleuves, avez un pouvoir divin ; En me transformant, détruis la beauté qui m'a faite trop séduisante. La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres, Sa poitrine délicate s'entoure d'une écorce ténue, Ses cheveux poussent en feuillage, ses bras en branches, Des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile, Une cime d'arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat. Phébus l'aime toujours et, lorsqu'il pose la main sur son tronc, Il sent encore battre un cœur sous une nouvelle écorce ; Serrant dans ses bras les branches, comme des membres, Il couvre le bois de baisers ; mais le bois refuse les baisers. Le dieu lui dit : « Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse, Au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement, O laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois.

Tu accompagneras les généraux du Latium, quand une voix joyeuse Chantera leur triomphe, quand le Capitole verra leurs longs cortèges. Tu te dresseras aussi, gardien fidèle, à l'entrée du palais d'Auguste, Protégeant le portail orné en son milieu d'une couronne de chêne. De même que ma tête reste jeune avec sa chevelure intacte,

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Toi aussi, laurier, porte comme un honneur un feuillage toujours vert. » Péan en avait terminé ; le laurier approuva de ses branches À peine formées et on le vit agiter sa cime comme un signe de tête.

Ovide, Métamorphoses, Livre I, Fable 11, « Daphné changée en laurier »

La double métamorphose de Meret Oppenheim

Meret Oppenheim, Daphné et Apollon, 1943, Lukas Moeschlin, Bâle

La nymphe Daphné, pour échapper aux assauts d'Apollon, demande à son père Pénée de la transformer en arbre au moment où elle se sent rattrapée. Les représentations plastiques s'attachent généralement à fixer la métamorphose, soulignant l'idée de fuite et de désarroi chez la jeune vierge. La représentation de Meret Oppenheim défie toutes les traditions : ce n'est plus Daphné mais les deux personnages qui sont métamorphosés en arbre, retirant ainsi toute idée de poursuite. Les personnages se font face bien que leurs visages soient déjà absorbés par les frondaisons. Alors que le texte d'Ovide insiste sur l’âpreté du désir d'Apollon : « Comme toi, l'agnelle fuit le loup ; la biche, le lion; les colombes, d’une aile tremblante, fuient l’aigle ; chacune, leur ennemi moi, c’est l’amour qui me jette sur tes traces », le tableau

Photo : Christian Baur Photograph, Bâle. @ Adagp Paris, 2014

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montre le corps gracile de la nymphe gracieusement incurvé vers le dieu. Le sein semble chercher la caresse plutôt que la fuir et l'écorce qui doit protéger le corps des atteintes du dieu (« Sa poitrine délicate s'entoure d'une écorce ténue, ») n'est présente que sur le bas de la jambe laissant tout le corps à découvert. Les jambes semblent encore mobiles, ressemblant davantage aux pattes d'un oiseau qu'à un tronc qui les souderait pour protéger la nymphe de toute atteinte sexuelle.

Apollon démythifié

Face à Daphné, Apollon intrigue : c'est lui qui est fiché en terre. Comme Eros chez Cranach, il est cerné par les abeilles qui matérialisent son désir – autres représentations de la flèche - mais la forme n'est plus humaine, elle est presque grotesque : Apollon en père Ubu13

D'un mythe plein de violence, Daphné renonçant à sa vie humaine pour échapper à un viol, Meret Oppenheim ne retient que la fin : « Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse, au moins

. Les insectes perdent ainsi leur pouvoir symbolique et renvoient à une réalité organique et de ce fait ironique : le plus beau des dieux ressemble à une pomme de terre germée que convoitent les insectes. C'est lui qui est fiché en terre, les pieds déjà pris et recouverts d'écorce. Ces bras, sortes de tentacules sans mains, sont trop courts pour atteindre Daphné et les mouvements matérialisés par les traits blancs témoignent de l'agitation impuissante de ce corps asexué.

Une vision apaisée de la nature

tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement, ô laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois. » Le tableau unit les deux feuillages comme une unique frondaison. La tête du dieu n'est pas seulement ceinte de laurier comme dans le mythe mais devient elle-même laurier pour mieux s'unir à l'être aimé. Cette union se matérialise par le choix des couleurs qui sont déclinées en 1963 dans Les Quatre éléments14

13 Ainsi que le représente Dora Maar en 1936 dans une photographie surréaliste. 14 Série de dessins, 1962-1963, voir p. 130 du catalogue de l’exposition.

: vert, rose, gris, bleu. La terre, le feu, l'air et l'eau sont présents dans le tableau et marquent l'harmonie présente dans la nature.

Pour Meret Oppenheim, Daphné échappe à son agresseur non pas dans la fuite mais au contraire dans l'harmonie avec la nature qui unit les contraires. Plus de dominant et de dominée lorsque les deux êtres sont deux doubles sexués d'une même entité vivante. Il semble qu'Apollon se soit lui-même métamorphosé au contact de la nymphe devenue laurier. Un tableau plein de délicatesse donc (de cette union, c'est l'homme qui porte les fleurs) mais aussi plein de malice : ce dieu, si beau qu'il fut surnommé « le brillant », perd beaucoup de sa prestance et c'est la grâce de Daphné qui attire le regard, jolie nymphe aux pieds de poule.

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ATELIERS D’ÉCRITURE

Les formes de réécriture

Emprunts

La citation : reprise par l’auteur d’une phrase ou plus marquée par la typographie soit pour soutenir son idée soit pour la contester

L’allusion : référence à un texte connu qui permet d’établir une complicité avec le lecteur

La reprise : l’auteur puise chez ses prédécesseurs un personnage ou un sujet et se les approprie en les traitant à sa façon

Variations

L’auteur réécrit un même énoncé mais en varie les modes ou faits d’écriture (au sens propre)

Imitations

Le pastiche : jeu littéraire dans lequel l’auteur imite le style d’un autre écrivain sans intention moqueuse pour marquer son admiration en s’appuyant sur une analyse littéraire fine

La parodie : imitation d’une œuvre dans le registre comique qui déforme, caricature et mélange les genres et les registres

Le burlesque traite sur un ton familier et comique des sujets nobles ou sérieux

L’héroï-comique recourt au style noble pour traiter d’un sujet banal

Les procédés de réécriture

Transposition : changement de genre, de forme de discours, de point de vue et de narrateur ou de registre.

Amplification : expansion du texte source, les auteurs rajoutent des commentaires ou des variantes à la première version de leur œuvre

Réduction : les auteurs procèdent par élimination, à la recherche d’une concision plus frappante.

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PISTES PÉDAGOGIQUES

COLLÈGE : CLASSE DE SIXIÈME

Période historique De l’Antiquité au IXe siècle

Thématique « Arts, mythes et religion»

Problématique En quoi l'interprétation plastique de Meret Oppenheim renouvelle-t-elle le mythe antique de Daphné et Apollon ?

Disciplines Arts plastiques, français, histoire

LYCÉE: CLASSE DE PREMIÈRE

Période historique Le XXe et notre époque

Champs Anthropologique/Historique et social

Thématiques « Arts, réalités, imaginaires », «Arts, mémoires, témoignages, engagements »

Objet d'étude La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à nos jours

Problématique En quoi l'interprétation plastique de Meret Oppenheim renouvelle-t-elle le mythe antique de Daphné et Apollon ?

Disciplines Arts plastiques, français, histoire

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Domaines artistiques

Arts du visuel Arts du langage

Œuvre présentée dans l'exposition

Daphné et Apollon, 1943

Ovide, Métamorphoses

Œuvres complémentaires -Apollon et Daphné, Gian Lorenzo Bernini, v. 1622-1625, galerie Borghèse, Rome -Apollon et Daphné, Nicolas Poussin, 1625, Alte Pinacothek, Munich -Apollon et Daphné, Théodore Chasseriau, avant 1846, Louvre -Apollon et Daphné, Paolo Caliari Veronese, v.1565-1570, San Diego Museum of Art

-La course d’Atalante et Hippomène, Guido Reni, 1619, Museo e Galleria Nazionali di Capoellimante, Naples

-La course d’Hippomène et Atalante, Giovani Antonio Rusconi, 1553, Médiathèque centrale d’agglomération Emile Zola, Montpellier -La course d’Hippomène et Atalante, Noël Hallé, 1762-1765, salle Sully, Louvre, Paris -L’enlèvement d’Europe, Claude Gellée, dit Le Lorrain, 1647, Getty Museum, Los Angeles -L’enlèvement d’Europe, François Boucher, 1747, Musée du Louvre, Paris