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Oallas. 105 Mt~rim~e. MI~RIMI~E ET Lbl THI~ORIE DE L'ART POUR L'ART. II. Maintenant que je crois avoir exposd ses thdories telles que nous les entrevoyons dans sa correspondance encore si mal connue, il me reste /t pr&iser en quoi son oeuvre rel6ve de l'grt pour l'art. La belle th~se de M. Cassagne sur la TMorie de l'Art pour l'Art permet de faire une comparaison continuelle entre les caractdristiques des oeuvres de Mdrimde et celles du groupe aux doctrines flottantes dont M. Cassagne a d~gagd l'iddal littdraire. II faut commencer par constater que la thdorie de l'art pour l'art se trouve renfermde dans le manifeste de l'dcole romantique, la Pr6faee de Cromwell, mais que de tr~s bonne heure Hugo s'en ddtourne pour aller vers l'art social et moral; Gautier, qui reprend l'idde d'un art pur de toute prdoccupation autre, dans la Pr6faee de .4,1t~ de hlaupin, public au fond le manifeste un peu vague et confus et tapageur de la nouvelle tendance litt6raire. Ddjit en 1833 Hippolyte Fortoul attaque la nouvelle thdorie et cite Hugo et M&imde comme des reprdsentants de ,l'art pictural et reprdsentatif" 66). N'est-il pas curieux que Fortoul cite ddjit Mdrimde comme un auteur d'un autre ordre, en m~me temps que le Hugo de Notre Dame? Qu'il ne nomme pas Stendhal, cela n'a rien pour nous dtonner, puisque /e Rouge et le Noir avait pass6 inapergu, alors qu'une autre chronique, 1572, avait did accueillie avec dloge. Jusqu'en 1830 Mdrimde a l'air de suivre la doctrine romantique avec Clara Oazul et la Ouzla, et avec la Jaquerie et la Chroniqae, qui different d~jit pourtant compl~tement de la formule romantique, surtout en ce qui regarde la fameuse couleur locale. M~me si nous ne tenons pas compte des railleries de l'Avertissement de 1840 en t~te de la Ouzla sur le proc~d~ si simple, si facile qu'il en vient it douter de son m~rite, il suffit de lire attentivement son oeuvre pour constater que chez M~rim~e elie n'exc~de jamais ce qu'un classique ou F~nelon en r~clament pour l'oeuvre d'art quand ils parlent de ,,il costume" ou de ,,moeurs" et qu'elle n'est pour lui qu'un moyen de peindre plus pleinement l'homme, alors qu'elle ~tait le but presque exclusif des oeuvres historiques du romantisme, surtout it l'~poque de sa d~cadence67). Cette subo/'dination de la couleur locale it l'61~ment psychologique le rapproche encore du Stendhal des Chroniques ilaliennes, qui admire surtout Shakespeare parce qu'il a mieux connu le coeur humain qne Racine, opinion it laqtlelle M~rim~e souscrit 68). Si l'art pour l'art se d~barrasse du poids mort de la couleur locale et du moyen hge, il en fait autant du sentimentalisme et du subjectivisme roman- tiques, retournant par lb. it la doctrine classique. M~rim~e avait-il appris b. se m~fier d~s l'hge de onze ans, comme le veut l'anecdote, et la bague qu'il portait au doigt lui disait-elle sans cesse: ,,souviens-toi de te m6fier"? En tout cas elle lui apprenait it se m~fier du pathos et de l'~talage du moi. M~me dans les nouvelles ofa il se met en sc~ne lui-m~me, nous ne trouvons ee) Cassagne, o. r p. 48. 67) L. Maigron, o. c.~ p. 372. 6) Portraits hist. et lift., p. 181.

Mérimée et la théorie de l'art pour l'art

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Oallas. 105 Mt~rim~e.

MI~RIMI~E ET Lbl T H I ~ O R I E D E L ' A R T P O U R L 'ART.

II.

Maintenant que je crois avoir exposd ses thdories telles que nous les entrevoyons dans sa correspondance encore si mal connue, il me reste /t pr&iser en quoi son oeuvre rel6ve de l'grt pour l'art. La belle th~se de M. Cassagne sur la TMorie de l'Art pour l'Art permet de faire une comparaison continuelle entre les caractdristiques des oeuvres de Mdrimde et celles du groupe aux doctrines flottantes dont M. Cassagne a d~gagd l'iddal littdraire.

II faut commencer par constater que la thdorie de l'art pour l'art se trouve renfermde dans le manifeste de l'dcole romantique, la Pr6faee de Cromwell, mais que de tr~s bonne heure Hugo s'en ddtourne pour aller vers l 'art social et moral; Gautier, qui reprend l'idde d'un art pur de toute prdoccupation autre, dans la Pr6faee de .4,1t~ de hlaupin, public au fond le manifeste un peu vague et confus et tapageur de la nouvelle tendance litt6raire. Ddjit en 1833 Hippolyte Fortoul attaque la nouvelle thdorie et cite Hugo et M&imde comme des reprdsentants de , l 'ar t pictural et reprdsentatif" 66). N'est-il pas curieux que Fortoul cite ddjit Mdrimde comme un auteur d'un autre ordre, en m~me temps que le Hugo de Notre Dame? Qu'il ne nomme pas Stendhal, cela n'a rien pour nous dtonner, puisque /e Rouge et le Noir avait pass6 inapergu, alors qu'une autre chronique, 1572, avait did accueillie avec dloge.

Jusqu'en 1830 Mdrimde a l 'air de suivre la doctrine romantique avec Clara Oazul et la Ouzla, et avec la Jaquerie et la Chroniqae, qui different d~jit pourtant compl~tement de la formule romantique, surtout en ce qui regarde la fameuse couleur locale. M~me si nous ne tenons pas compte des railleries de l'Avertissement de 1840 en t~te de la Ouzla sur le proc~d~ si simple, si facile qu'il en vient it douter de son m~rite, il suffit de lire attentivement son oeuvre pour constater que chez M~rim~e elie n'exc~de jamais ce qu'un classique ou F~nelon en r~clament pour l'oeuvre d'art quand ils parlent de ,,il costume" ou de ,,moeurs" et qu'elle n'est pour lui qu'un moyen de peindre plus pleinement l 'homme, alors qu'elle ~tait le but presque exclusif des oeuvres historiques du romantisme, surtout it l '~poque de sa d~cadence67). Cette subo/'dination de la couleur locale it l'61~ment psychologique le rapproche encore du Stendhal des Chroniques ilaliennes, qui admire surtout Shakespeare parce qu'il a mieux connu le coeur humain qne Racine, opinion it laqtlelle M~rim~e souscrit 68).

Si l 'art pour l'art se d~barrasse du poids mort de la couleur locale et du moyen hge, il en fait autant du sentimentalisme et du subjectivisme roman- tiques, retournant par lb. it la doctrine classique. M~rim~e avait-il appris b. se m~fier d~s l'hge de onze ans, comme le veut l'anecdote, et la bague qu'il portait au doigt lui disait-elle sans cesse: ,,souviens-toi de te m6fier"? En tout cas elle lui apprenait it se m~fier du pathos et de l'~talage du moi. M~me dans les nouvelles ofa il se met en sc~ne lui-m~me, nous ne trouvons

ee) Cassagne, o. r p. 48. 67) L. Maigron, o. c.~ p. 372. 6) Portrai ts hist. e t lift., p. 181.

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~al las . l 0 6 M~rim~e.

pas trace de son moi: a aucun moment il n'intervient pout exprimer ses convictions morales ou religieuses, sa conception du probl~me du bien et du real, sa n6gation du progr~s, ses id6es artistiques ou politiques, son indiffe- rence devant la d~mocratie ou sa joie amoureuse. I1 se garde bien de clamer sa passion pour C~line Cayot ou Jenny Dacquin ou Mine D., de nous parler de ses souffrances morales, car ce d~licat, cette sensitive comme l 'appelle m~me Stapler 09), doit avoir souffert beaucoup; ces souffrances, nous les entrevoyons ~ peine.

L'impersonnalit~ en art n'existe pas: on sent vibrer l'~me de Leeonte de Lisle dans Qagn et celle de Baudelaire dans son livre atroce oh ,,il a mis ~oute sa pens6e, tout son coeur, route sa religion travestie", comme nous voyons Flaubert, qui ,,s'est touiours mis darts tout ce qu'il a faR". Une lois il y a quelque trace de sentimentalit6 dans Colomba; influence de l 'amour naissant pour Jenny ou souvenir d'un amour d~j~t mort pour celle qu'il avait embrass~e ,~t la corse, id est sur la bouche"70) et sans doute aim6e? Une autre lois nous constatons sa haine de la soci6t6 bignte et jouisseuse, hypo- crite et dure dans le Vase /trusque, la Double mtprise, Arsine Ouillot et l'Abb6 Aubain, ce groupe de nouvelles contemporaines, et son m~pris de la religion dans la Chronique. Oui, l~t M~rim6e r6v61e un 61~ment personnel, mais si sobrement et avec une ironie tellement froide que l 'on a de la peine ~t y voir un 616ment romantique. Comme George Sand ou Michelet auraient mis route leur indignation dans une oeuvre de passion forte pour exprimer leurs sentiments! Et comme nous parait froid ~t c6t6 de cela relic phrase de la PrOCace de la Chronique: ,,ce qui est crime dans un ~tat de civilisation perfectionn6 n'est que trait d'audace darts un 6tat de civilisation moins avanc6, et peut-~tre est-ce une action louable dans un temps de barbarie", ou telle atrtre de Tamango: ,Les matelots fran~ais se hat,rent de leur 6ter leurs fourches de bois pour leur donner des carcans et des menottes de fer; ce qui montre bien la sup6rioHt6 de la civilisation europ~nne", deux phrases que M. Falke cite comme des preuves de romantisme71) et qui sont de d61i- cieuses manifestations de son impassible ironie digne de Candide. Psycho- logiquement l 'auteur d6personnalise par l~t son oeuvre, quoique nous puissions retrouver son vrai fond. Au moment oh le werth6risme, le byronisme, le real du si~cle, le vague ~t l'~me s'~taleot dans l'ceuvre romantique et enva- hissent la litt~rature pure comme la critique ou l'histoire, M6Hm~e est, ,,bou- tonn6 jusqu'au menton", comme il dit sans son portrait du Vase/trasque.

Car il est aristocrate, comme son art est un art aristocralique, qualit6 fondamentale de toute oeuvre relevant de la th60rie de l'art pour l'art, comme l'a d~montr6 M. Cassagne ~). Sa vie, ses gofits sont d'un aristocrate, non seule- ment d'un aristocrate par l'artisticit~, mais d'un aristocrate par la naissance, ]e milieu, la predilection, le caract~re. Cette aristocratie explique la haine des bourgeois, haine qui fait qu'il ne veut pas l'~pater, comme le feront les

~) P. Stapler, Etudes sur la lilt. f ranF moderne et contemporaine, Paris, 1881, p. 315. Ses r~ents biographes sont tous d'accord sur sa sensibilitY, tous - Taine, Lema[tre, d 'Haus- sonville, Rebell, Walter Pater, Polikowsky, A. France - , sauf Faguet, Amours d'hommes de s p. 308 et 309, qui trouve que ,charitable et peu sensible" le peint presque au complet.

70) Revue de Paris, 15. 5. 1898, p. 245; cf. Illustration du 10 juin et du 14 octobre 1911. 7~) ffalke, o. e., p. 109 et 166. 72) o.c.~ p. 147 ss.

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Jeune-France: le bourgeois est inexistant pour lui. Au fond sa vie est bour- geoise, r~guli~re, toute d 'applicat ion/t sa t~ch~, de concentration sur roeuvre, une vie de haut fonctionnaire et de gentleman qui se respecte, saul les folies du d~but et les moments of 1 il se donne du bon temps, en Espagne, avec Teresa et Violante dont il chante les appas - en 1852 m~me 7 3 ) _ ou quand il passe quelque temps avec ses ami8, les gitanos. Mais cette vie bour- geoise, t ous le s hommes de l'art pour l'art l 'ont men,e, aussi bien- ,,le biblio- thdcaire pasteur d'dldphants" qu'dtait Leconte de Lisle que le bon Th6o, l'esclave du feuilleton, ou le solitaire du Croisset, ce ,,vieux ganachon d'oncle", que la correspondance de Flaubert nous a rdvdl~. I1 y a eu peut-~tre dans les oeuvres du ddbut une certaine tendance /t donner le frisson au bourgeois, dans la Farnille Carvajal et dan8 la Jaquerie, mais cet ~l~ment anti-bour- geois disparalt bient6t: Alateo Falcone et Tamango ont la superbe indiffe- rence de la morale bourgeoise et le mdpris du bourgeois qui caractdrisent route son oeuvre. Qu'on compare la correspondance" de Flaubert et de M~rim~e au sujet du bourgeois: pour Flaubert, c'est ,,quelque chose d'infini", pour M~rim~e il est inexistant, saul quand il s'agit d 'un trait de moeurs ~t relever: le portrait d 'un richard d'Avignon habitant un cloaque du quartier des Tanneurs ou l'aventure de la dame de la diligence qui le remercie de ravoir respect~e en route74). Si les romantiques haYssent dan8 le bourgeois rdpicier, te philistin, lui m~prise sa bassesse mercantiliste, son esprit du lucre, son insensibilitd devant les souffrances des victimes de sa cupidit~ 75), son manque de franchise dans le crime, la mesquinerie de ses desseins 78).

Comme chez les hommes de l'art pour Part, ce mdpris du bourgeois sr manifeste aussi dan8 sa 8ympathie pour les lilies et les boh~mes. Ils ont cett~ admiration en commun avec les romantiques, mais queUe sobri~td, quelh mesure M~rim~e montre-t-il dans l'expression de ce sentiment pour 1~ d~shdritds[ Quel merveilleux sujet ~t d~clamations offre Arskne Ouillot et avec quelle tranquille ironie Mdrim~e a-t-il termin~ son r~i t , un chef d'oeuvre de narration impassible 77).

Les romantiques ont toujours pr6n~ dans leur oeuvre l'dnergie, comme les hommes de l'art pour rart, pour qui elle est une des manifestations de leur orgueil. Chez M~rimde radmiration de rdnergie est une qualit~ qu'il tient tr~s probablement de cette m~re, ,,susceptible d~attendrissement une lois par an"Ts) dont parle Stendhal. Cette admiration nous la retrouvons dans les oeuvres de d~but, Clara Oazul et la Chronique, dans une lettre de jeunesse oh il parle ,,des times de papier mfich~" qui dprouvent le besoin de parler surtout dans le malheurT0), comme /t l 'dpoque de la maturit~80), et de la

73) Revue bleue, 19. 11. 1910, p. 614. 74) Mercure de France, 1. 4. 1911, p. 475 et L. gz une Inc., I, p. 74. 75) ,,Si l 'on p~se dans une balance les raeurtres du 24 aoflt 1572 et les friponneries de maint

actionnaire de chemin de fer en 1857, je ne sais trop de quel c0t([ la balance penchera", R. d. d. 3,1., 15. 3. 1896, p. 244; cfr. id., p. 21 el 15. 4. 1896, p. 854.

76) L. fi une Inc., I, 78"; cfr. Rev. de Paris, 1~. 11. 1895, p. 441. ~) /~aupassant, qui lui doit rant, a encore des : ,,C'est dgal, c'est beau d'avoir des passions

pareilles" (Lrn Loup), des ,,Qu'importe, elle rut heureux" (/e Bonheur). 78) C'. Stryienski, $oir~esdu Stendhal Club t I, p. 178. 79) Rev. de Paris, 15. 7. 1898, p. 415. 80) Le r6cit de Mac Fee, ,,le dernier Rob Roy" , R. d. d. M., 1. 3. 1896, p. 17.

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vieillesse, o~t Bismarck fait sa conqu~te, ~tant ,,absolument d6pouvu de gtraiith, mais plein d'esprit, tr~s poli, mais pas na'ff" 8z), et off il s'int~resse ~. l'~nergie et A la bravoure de Garibaldi, quoique ce soit un homme qui n'est pas de son bord82). De l~t aussi sa predilection pour les Cosaques, pour Tarass Boulba, pour une belle conspiration ~t ]a tour de Russie comme pour BrantSme, les courses de taureaux ou Joseph de Maistre, qu'il ne peut s'emp~cher d'aimer ,quoique nous n'ayons gu~re deux idles communes" s3). Dans cette admiration pour de Maistre il se rencontre avec Baudelaire et Barbey d'Aurevilly, deux ~vad~ du romantisme, comme lui. I I n e faut pas croire A une influence de Stendhal dans cette admiration de ['~nergie: eUe est chez lui inn~e. Individualistes orgueilleux et intraitables, M. Cassagne I'a montr6 8~), les hommes de l'art pour l'art ~crivent pour eux-m~mes ou pour un seul ami; c'est bien de cette fad;on que M6rim~e envisage l'art: son oeuvre est r~serv6e ~ une femme qu'il adore, A un cercle restreint d'amis; le public n'est IA que pour ~tre raill6, scandalis~, ahuri. Tout ce qu'il ~r sert it lui faire mieux connaitre le coeur des hommes; ses voyages il les entreprend pour ,,observer . . . des bip~des nomm6s hommes", comme il ~crit en 1855, parce que, aussit6t qu'il s'analyse, il se d~couvre ,,une curiosit~ de toute~ les vari~t~s de l'esp~ce humaine" comme une de ses qualit~s caract~ristiques s~). Sa correspondance aussi offre de nombreux tableaux d'art pur, d'art cr66 pour le plaisir de cr6er seul 8o). On sent dans chaque page de son oeuvre vibrer la joie de l'artiste put dont la forme r~pond ~ un ideal de perfection orgueilleuse: pas une bavure, pas un d~placement de roots, pas une d6fail- lance, mais une precision, une immuabilit~ qui caract6risent l'ouvrier de l'art pour l'art. Classique, alors? Oui, car ici le classicisme et l'art pour l'art se rencontrent, dans la forme immuable d 'une beaut~ qui dit d'elle-m~me:

,,Je hais le mouvement qui d6place les lignes". C'est ]e crit6rium d'une oeuvre relevant de l'art pour Part et qui s'ap-

plique pleinement ~ la sienne d~s la Chronique m~me, sans doute A partir de Mateo Falcone.

Ils ne trahissent rien de leur m6thode de travail dans leur oeuvre, ces auteurs puts, rien de leurs souffrance, lors de la cr6ation d 'une oeuvre. Nous ne savons rien de la conception ni de l'ex~cutiou de ses nouvelles, saul pour Lokis et encore grace ~. sa correspondance. A-t-il pein6 sur son travail, comme Baudelaire ou Flaubert? Nous l'ignorons.

Mais nous savons une chose: toute son ceuvre est le fruit d 'une concen- tration intense de son esprit d'analyse et de son sens historique. Observateur impitoyable et intassable des moeurs, connaisseur de l'histoire nationale et de celle des pays oft ses ~tudes le m~nent, M6rim~e, comme les hommes de

Sl) L. fi une Inc., II, p. 275 et 321; plus tard il voit en lui l e C o m m a n d e u r d u D o n O i o r a n n i de Mozart (Chambon, o. c., p. 405).

~) L. fi Panizz i , I, p. 98. ~) R. d. d. M., 1. 4. 1895, p. 574. el) o. c., p. 170. ~) L. ~ une Inc., I, 6, 7. 86) La rencontre avec le fou, L. fi une Inc., If, p. 60; la fontaine miraculeuse de Saint-

Oildas, Correspondant , 10. 5. 1898, p. 450; l'enterrement de Pe'~a y Aguyao, Pro Memor ia , p. 113; les habitants de Niort, Chambon, o. c., p. 201.

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l'art pour l'art du reste, se sert de ces deux 616ments uniquement pour y trouver une source d'inspiration d'id&s nouvelles. ,,Voir, sentir, exprimer, tout Part est 1~", disent les Goncourt. Ils ne disent pas: raisonner, discuter d6montrer, prouver" 87), et par l~t ils arrivent ~t dire, comme Flaubert: ,La b~tise consiste ~ vouloir conclure . . . . Contentons-nous du tabIeau, c'est aussi bon." C'est bien 1~ toute la th~orie qu! se d6gage de l'oeuvre de M&im&, qui ne conclut jamais, ni dans les questions morales, religieuses ou sociales, ni dans les questions scientifiques ou artistiques. On connatt le mot terrible de Baudelaire sur George Sand: ,,elle a 6t6 moraliste, aussi elle n 'a jamais 6t6 artiste." Et justement les sujets abondent dans l'oeuvre de M6rim& qui prEtent ~. des consid6rations morales que les romantiques auraient copieuse- ment d~taill&s: Tamango, la ParEe de trictrac, Arsbne Ouillot auraient fourni ample mati~re ~t des observations sur la r6habilitation de la courtisane - 6 Marion Delorme! 6 Marguerite G a u t i e r ! - - , sur la probit6 d 'un homme d'honneur ou sur l'immoralit6 de l'esclavage.

Les romantiques, comme les hommes de Part pour l'art, out trouv6 une source d'inspiration dans le fantastique, avec une diff6rence fondamentale dans la fa~on dont ils l'appliquent. Pour les romantiques, apr~s Nodier, l'616ment fantastique entre duns le r&it avec des philtres, des succubes, des sorciers, le diabolisme, le magn6tisme; quand ils connaissent Hoffmann, , un visionnaire qui d6figura la vie quotidienne, mats n 'en fit jamais abstraction complete" 8a), ils voient un autre art fantastique que les critiques de l'6poque qualifient de ,naturel." M6rim& peut avoir connu de tr~s bonne heure les contes d'Hoffmann grfice 5. Koreff, un ami de la premiere heure qui les avait vt~ composer. Les a-t-il connus et Hoffmann a-t-il exerc6 de l'influence sur un certain nombre de nouvellesa9), ou bien a-t-il connu de bonne heure Poe, avant Baudelaire? Sa correspondance ne nous r&~le rien sur ses lectures

cet 6gard. Mats il y a une chose h constater, c'est la diff6rence fondamen- tale entre la fa~;on dont Hoffmann et M~rim6e con~oivent le r&it fantastique. Pour l'alcoolique visionnaire l'616ment qui stup6fie et qui effraie devient la r~alit6, le naturel, l'existant; pour le sceptique la composition d 'un conte fantastique n'est qu 'une gageure: le travail d 'un savant sans superstition aucune qui s'amuse ~t mettre ~ nu l'6tat d'•me des simples et des illumin& et qui a bien soin de nous en avertir par la forme du proc/~-verbal ou du rapport (la Vision, la VEnus, Lokis), ou par la forme du r&it mis duns la bouche d 'un ~tre un peu fruste (les Sorcibres, la VEnus), ou bien en repre- nant un thbme 16gendaire (FederiEo qui offrc , un m61ange bizarre de la mythologie grecque avec les croyances du christianisme"; les Ames, une des formes de la 16gende de Don Juan, o/1 il n'entre aucun 616ment hoffmannes- que). Encore faut-il se demander si Lokis n'est pus plut6t une 6tude de pathologie, modifi& et adoucie sous l'influence de l 'Inconnue. Duns tous ces r&its l 'auteur se d6tache soigneusement de son ~euvre, parce qu'il ne veut

~) Cassagne, o. r p. 263. 88) M. Breuillac, Hoffmann en France, dans Rev. d'hist, list., XIII, p. 453. aa) M. Breuillac, art. c., XIV, p. 88 en nomme six: La Vgnus d'llle, lesAmesduPurgatoire,

Une Vision de Charles XI, Lokis, Federigo, les Sorci~res espagnoles; M. Falke, o. c., p. 88, trouve l'influenee darts huit nouvelles; il ajoute II Viccolo et Djoumdne.

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pas avoir Fair de croire ce qu'il raconte, tout en ayant soin de produire une ceuvre parfaite au point de rue technique. Quand, plus tard, il traduira Viii ou le Rot des Gnomes de Gogol, il dira: ,On salt la recette d'u'n bon conte fantastique: commencez par les portraits bien arr~tbs xle personnages bizarres, mats possibles et donnez /t leurs traits la r~alit6 la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible et le lecteur se trouve en plein fantastique, avant qu'il se soit aper~u que le monde r6el est loin derriere lui" 90). C'est ainsi qu'il avait 61abor~ le passage invisible du r&l au fantastique darts les Ames du purgatoire et la Vtnus d'llle, qu'il avait pl~c6es et d6velopp6es dans un milieu contemporain et r~aliste, ce passage si d~licat que M. Paul Bourget n 'a pu atteindre dans Ndmdsis. La diff6rence avec le fantastique romantique d'Hoffmann est si profonde, il se rapproche si bien de celui de Jetlatura ou de l'Ensorcelde ou du Horla qu'il suffit de faire ce rapprochement pour montrer jusqu'/t quel point le fantastique de M6rim6e est diff6rent de celui du romantisme; par la psychologie et par son proc6d6 il est autre: ce qui lui manque pour ,exploiter notre cr6dulit6, c'est de croire" Ol).

,L'Art pour l'Art est pessimiste", constate M. Cassagne~Z}. La correspon- dance de M6rim6e nous montre que sa conception de la vie est toute pessi- miste et qu'il ne sait vaincre son humeur que par l'oubli momentan(~ qu'offre une vie d'6picurien ou la raillerie d 'un parfait sceptiqne. Ira-t-il jusqu'b. souscrire au mot terrible de Gautier: ,Rien ne sert ~t rien, et d'abord il n 'y a den" et trouvera-t-il alors dans le m)~sticisme esth6tique une consolation et un appui ~t la vie? Pour lui llart, son art de conteur et d'historien, est subordonn~ /t aa sensibilit~ d'amoureux et de Kood natured man et ~ ses fonctions ex6cut6es en conscience. Ce ,,com6dien d'insensibilit6", comme l'appellent les Goncourt as), connalt quelques ann6es de vie joyeuse, bfillante, o6 ,,apr~s tout, il trouve que c'est bien la peine de vivre", et off il veut jeter encore ,,quelques fleurs sur cette sotte vie" ~), mats son pessimisme se fait bient6t jour, ap r~ les premiers d6boires amoureux, et s'il r6ussit ~t vaincre ses blue devils, c'est par amour pour sa m~re, pour Mine D., pour Jendy, c'est par le besoin de se donner aux autres, par bont6 d'~tme, par une sorte de responsabilit6 ~t l'6gard de ses fonctions. C'est aussi par ~picu- risme, cette qualit6 acquise et cultiv6e de son double mot.

Dans l'ceuvre son pessimisme ne s'6tale pas sous la forme de cris de r6volte ou de mal6diction ~ la mode romantique. Si l 'amour est une passion fatale, qui an&ntit, fair nattre la folie et pousse au suicide (TamanKo, le Vase dtrusque, la iaartie de trictrac, la Double tndprise, Carmen), si le point d 'honneur d 'un primitif ou d 'un civilis~ les pousse au crime (Matteo Falcone, La laartie}, si la Jaquerie ou Clara Gazul abondent en sc~nes sanglantes et atroces, M~rim~e a bien soin de ne pas insister sur la conception pessimiste

go) v. le volume Carmen, Bibl. contemp., Calmann L~vy, p. 283. 91) II exprime tr~s clairement son attitude ~. l'~gard d'Hoffmann darts son article sur Pouch-

kine, Portr. hist. et lift., p. 328. ~) o. c., p. 328. m) cites par M. Hallays R. D. M.I 15. 4. 1911, p. 785. 94) Mercure de France, 16. 9. 1910, p. 199 (lettre du 3 iuin 1829); id. p. 2.07 (9 aottt 1833).

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de la vie qui peut d6couler de la lecture de son oeuvre of 1 la b~te humaine se montre compl~tement d~brid~e. Dans toutes les nouvelles une seule figure- est sympathique par sa bont~ naive, par son complet abandon de sot, par une vie d 'amour que la passion purifie et grandit, c'est celle d 'Arstne Guillot, dont le joie consistera au ciel /l prier pour Max de Salligny et Madame de Piennes. Quelle ironie coupante devant ce qui avait ~t~ une vie d'adoration,. de joie amoureuse et d 'abandon complet! Pour le reste il y a parmi les figures de second plan quelques personnages sympathiques: Aych~, la favorite de Tamang0, Mathilde de Coursy, Julie de Chaverny, Miss Nevil, toujours des figures d~licates de femme aimante. Les autres, hommes et femmes, sont des criminels et des faibles, comme Falcone, Ledoux, Darcy, don Jos~, ou des malins, comme !'abb~ Anbain et Federigo; tous ob~issent seulement /L leur infarct, leur passion amoureuse, lel~r cruaui~ de primitifs ~)u ils sont le jouet de leurs nerfs et de leur mot d~s~quilibr~, comme Charles XI. Et dans toutes ces nouvelles qui laissent une impression si triste qu'accentue l ' ironie ou l'impassibilit~ du trait de la fin, M~rim6e n'intervient jamais pour nous parler de son pessimisme: son ironie plus recuite que celle de Candide, il l 'oppose et la donne en r~ponse ~ la question que Vigny avait posse /t la divinit~ et ~ laquelle il n'avait eu ~ opposer que le silence du d~dain 95). Par cette absence de d~clamation dans le pessimisme, il se rapproche de Leconte de Lisle et de M~nard.

Comme les auteurs de l'art pour l'art, M~rim6e est de ceux qui connais- sent l'histoire et la technique des arts, un savant qui sait dessiner avec un v(tritable talent. Par lh il est peut-~tre m~me un module pour les Goncourt, ces aquafortistes, et pour Louis M6nard, ce peintre, tous trois historiens de l'art. Dans Pro A4emoria on a reprodttit certains dessins de M~rir~e qui nous permettent de juger de son habilet6; nous poss&tons encore un t6moignage int6ressant sur les dessins de M6rim~e et ceux de Stendhai par les M6moires d'un Touriste du dernier; ceux de M~rim6e sont ,rapides, pr6cis et d 'un crayon ind~pendant" ~). Fils de peintre et d'historien de la peinture, habile dessinateur lui-m~me, toujours occup6 des monuments historiques tl conserver dont il doit 6tudier tous les d6tails, M~rim6e doit sans doute/L cette fr6quen- tation des arts plastiques certaines fa~ons de voir et d'exprimer les choses plus mat6riellement, comme Baudelaire ou Gautier ~). Lui-m~me il se qualifie de coloristeOS), mats il semble ne p a s s e connaltre lui-m~me ou bien sa vision aurait chang6 vers la cinquantaine. Car l'ceuvre trahit peu le coloriste, comme la correspondance d'ailleurs: ni l 'Espagne, ni rltalie, ni la Corse n'inspirent de grands tableaux aux couleurs rutilantes tels qu'on en trouve dans Hugo ou Gautier. En architecture et en sculpture il reste attach6/~ l'id6.al classique, mats il a l'esprit assez libre pour admirer et remettre en hor l 'art du moyen age. Ses pr6htrences vont cependant au classique comme

08) ]. Lemattre, Les Contemporaina, IV, 39. 08) A. Paupe, La Vie litt6raire de Stendhalw Paris, Champion, 1914, p. 60. ~a) Sur les rapports entre les arts plastiques et l 'art pour l 'art v. Cassagne, o. c., p. 351 s s .

ss) ,En ma qualit~ de coloriste, je suis plus sensible aux teintes qu'aux formes", Rev. d~ Paris, 15. 5. 1908, p. 342.

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cetles de Baudelaire, de M6nard, de Leconte de Lisle, de Gautier. Et dans ce gofit du classique il est vraiment un prdcurseur des hommes de Part pour raft, comme il contribue avec Ampere et Lenormant ~t la renaissance de la Grace antique 99).

En dernier lien je voudrais examiner l'61~ment de l'exotisme dans l'art de M~rim~e. Sauf dans Clara Oazul et /a Oazla, o~ l'dldment exotique est tout de surface et de fantaisie, il a soin d'appliquer cette note avec une r~serve et une sobridtd qui contrastent fortement avec rexag6ration et la rutilance romantiques. Pour les hommes de l'art pour l'art l'exotisme est ,non un proe~d6 accidentel, mats une forme d'art constante et favorite" 100). Comme eux il connait l'~tranger par ses voyages en Angleterre - ~t vingt-deux ans ddj~. - , en Espagne, en Grace, en Italic, en Corse, en Allemagne. Marco Falcone (1829) est essentiellement corse pour l'exotisme des moeurs, qui est d 'un coloris merveilleux, quoiqu'il n'ait pas encore visitd le pays et qu'il n'y air rien de v~cu darts sa nouvelle. Mats quand il compose Colomba (1840), il a visitd la Corse; chose curieuse, la note exotique est exactement observde pour les moeurs, mats dans son travail de r~vision il en amortit soigneusement la couleur locale 101); le m~me souci d 'un r&diste, non point d 'un romantique, fait qu'il envoie Lolu's ~ Tourguenef, afin de faire revoir la couleur locale dont il e.st en peine 102). I1 la subordonne compl~tement b. ce qui construe tout son art tel qu'il le d~finit lui-m~me: peindre des moeurs ,~. comparer avec les n6tres" 108) et faire des portraits, m~me dans son roman historique ou dans sa correspondance Pour que ses dtudes de moeurs soient vraies, il se donne ~t lui-m~me les impressions de ses h6ros, comme le veut la doc- trine de rart pour rart. C'est lui qui monte ~t l'assaut de la redoute ou qui se r6fugie dans le maquis, c'est lui qui connait les souffrances de Saint- Clair; son art est le contraire du romantisme: au lieu de prater ~t ses hdros ses propres sentiments, il se d6personnalise et se dddouble de fat;on b. crier des figures qui rdv~lent ,des diffdrences fonci~res que les tempdraments, les si~cles et les pays mettent entre les hommes" 10t). C'est un romantique ddfroqud.

Telles sont les qualit6s qui rapprochent son oeuvre de la th6orie de rart pour art, dont il a 6td un prdcurseur, sans en avoir did l'initiateur, car son influence a did nulle ou tr~s faible. De tous les dl6ments qui contribuent constituer le romantisme: dtalage du mot poussd h l'exc~s, admiration du moyen age mystique, fusion du sentiment de la nature et de la sensibilitd personnelle, tendances ddmocratiques, amour ae l'exotisme et de la couleur locale pouss~s b. rextr~me, culte du spectacle de la beaut6 de la nature, nons ne retrouvons rien ou presque rien dans son oeuvre. Elle relive presque uniquement de la th6orie de l'art pour l'art.

Amsterdam. K.R. GALLAS.

m) v. l'art, cit~ de M. Andr6 Hallays, R. d. d. M., 15. 4. 1911 et R. Canal, LaRenaissance de la Or~ce antique, Paris, Hachetie, 1911, sp6eialement p. 204-208.

100) Cassagne, a. c., p. 376. lad Rev. de Paris, 15. 11. 1895 et Chambon, a. c., p. 141. I~) L. ~une Inc., II, p. 337. J~) Pre'f. de la Chraniqae et R. d. d. M., 1. 3. 1896, p. 8. 1~) Jules LernaRre, a. c., p. 36.