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Message des hommes vrais au monde mutant - La fin de l'ignorance · 2018. 4. 1. · Goûtez ce message, savourez ce qui est bon pour vous, et recrachez le reste : après tout, c’est

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MARLOMORGAN

MESSAGE

DESHOMMESVRAIS

AUMONDEMUTANTTRADUITDEL’ANGLAISPARCAROLINERIVOLIER

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Celivreestdédiéàmamère;àmesenfants,CarrietSteve;àmongendre,Greg;àmespetits-enfants,SeanJanningetMichaelLee;ettoutspécialementàmonpère.

Titreoriginal:MUTANTMESSAGEDOWNUNDER

HarperCollinsPublishers,Inc.

©MarloMorgan,1991,1994Pourlatraductionfrançaise:©ÉditionsAlbinMichel,1995

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L’hommen’apastissélatoiledelavie,iln’estqu’unfildecettetoile.Quoiqu’ilfasseàlatoile,

illefaitàlui-même.AmericanChiefSeattle

Laseulefaçondesurmonteruneépreuve,c’estdel’affronter.C’estinévitable.

L’AncienCygne-Noir-Royal

Quandledernierarbreseraabattu, ladernièrerivièreempoisonnée, ledernierpoissoncapturé,alorsseulementvousvousapercevrezquel’argentnesemangepas.

Prophétied’unIndienCree

Néelesmainsvides,Jemourrailesmainsvides.J’aivulaviedanssamunificence,Lesmainsvides.

MarloMorgan

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NOTEDEL’AUTEUR

Celivre,inspiréparuneexpérienceréelle,aétéécritaposterioricar,commevousleverrez,je

n’avaispasdecarnetdenotessous lamain.Ilestprésentéau lecteurcommeunroman,defaçonàprotéger la petite tribu d’Aborigènes de complications légales. J’ai éliminé certains détails parrespectpourdesamisquineveulentpasêtreidentifiésetpourgarantirlesecretdelalocalisationdenotresitesacré.

Jevousaiévitédes recherchesdocumentairesendonnantdes informationshistoriques. JepeuxaussivouséviterunvoyageenAustralie:lesconditionsdeviedesAborigènesseretrouventdanslesvillesdesÉtats-Unisoùdespauvresàpeaunoirehabitentdesquartiers-ghettosetvivent,pourplusdelamoitiéd’entreeux,d’allocations.Ceuxquiontunemploiremplissentdestâchessubalternes;leurculturesembledisparue,toutcommecellesdesAmérindiensparquésdansdesréservesetàquiilaétéinterditpendantdesgénérationsdepratiquerleursritessacrés.

MaisjenevouséviteraipaslalecturedeMessagedesHommesVrais.Certes, l’Amérique, l’Afrique et l’Australie s’efforcent apparemment d’améliorer les relations

interraciales.Maisquelquepart,aucœurdesséchédudésertaustralien,persistelapulsationd’unevietrèsancienne,lenteetrégulière:ungroupedegensquinesesoucientpasderacismemaisseulementdesautresetdel’environnement.

Etcomprendrecettepulsationéquivautàmieuxcomprendrel’êtrehumain.Cemanuscrit,publiéàcompted’auteur,adéclenchédefurieusescontroverseset,aprèsl’avoirlu,

vouspourrezaussiaboutiràdifférentesconclusions.Ilestfaciledeserendrecomptequel’hommeque je décris comme mon interprète n’a peut-être pas toujours obéi aux lois en matière derecensements,impôts,vote,occupationdesterres,permisd’exploitationminière,enregistrementdesnaissances et des décès, etc. Il se peut qu’il ait aussi favorisé l’insoumission d’autresmembres detribus.Onm’ademandéderévélersonidentitéetd’emmenerungroupedansledésertsur laroutequenousavonssuivie.J’airefusé.Onpeutévidemmentenconclurequejesuiscoupabled’aidercesgensàéchapperauxlois,ouencore,puisquejenedésignepaslesmembresdelatribuconcernée,quejemensetquecesgensn’existentpas.

Maréponseestquejenesuispasleporte-paroledesAborigènesaustraliens.Jeneparlequepourla petite nation qu’on appelle le Peuple Sauvage, ou les Anciens. Je suis retournée les voir, enregagnant les États-Unis juste avant janvier 1994. J’ai de nouveau reçu leur approbation et leurbénédiction.

Àvous, lecteur, jevoudraisdire ceci : certainespersonnesn’ontqu’unobjectif, sedistraire.Sivous êtes de celles-là, lisez pour vous distraire et reposez le livre. Pour vous, ce n’est que de lafictionetvousneserezpasdéçu,vousenaurezeupourvotreargent.

Enrevanche,sivousprêtezattentionaumessage,ilvouspénétrera,ilvoustranspercera,vouslesentirezdansvosentrailles,dansvotrecœur,dansvotretête,jusquedanslamoelledevosos.Voussavez,ç’auraitpuêtrevous,lemessagerchoisipourcettemarchedansledésertet,croyez-moi,j’aimaintesfoissouhaitéquecefûtlecas.

Nous faisons tous, un jour ou l’autre, l’expérience du désert intérieur, et elle nous permetd’élargirnotreconscience.

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Ils’esttrouvéquemonexpériences’estdérouléedanslevraidésertintérieuraustralien,maisj’aifaitcequevousauriezfait,avecousanschaussures.

Tandisquevosdoigtstournerontlespages,puisseleVraiPeupletouchervotrecœur.J’écrisenanglaismaissavéritén’apasbesoindemots.

Goûtezcemessage,savourezcequiestbonpourvous,etrecrachezlereste:aprèstout,c’estlaloidel’univers.

Danslatraditiondupeupledudésert,j’aiaussiadoptéunnouveaunom,pourtraduireunnouveautalent.

SincèrementvôtreLanguevoyageuse

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Ceciestunlivredefictioninspiréparuneexpérience,vécueenAustraliemaisquiauraitpul’êtreenAfriqueouenAmériqueduSud,partoutoùexisteencoreunsensvéritabledelacivilisation.Qu’àtraversmonhistoire,lelecteurentendesonpropremessage.

M.M.

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1

INVITÉED’HONNEUR

Peut-êtreyeut-ilunavertissement,maisjenemerendiscomptederien.Lesévénementsétaientenmarcheetlegroupedesprédateursattendaitdéjà,àdeskilomètresdelà.Lelendemain,mesbagagesdéfaits une heure auparavant seraient étiquetés « non réclamés » et ils resteraient à la consigne del’hôtelmoisaprèsmois.Jeneseraisqu’unsujetaméricaindeplusportédisparuenpaysétranger.

C’était une étouffantematinée d’octobre. Les yeux fixés sur l’allée d’accès à l’hôtel australiencinq étoiles où j’étais descendue, je guettais un messager inconnu. Loin d’être étreint par unpressentiment,moncœurchantait.J’étaisenpleineforme,excitée,prête.Jepensais:«Aujourd’huiestungrandjour.»

UneJeepdécapotéedébouchadansl’allée.Jemesouviensd’avoirentendulespneuschuintersurle revêtement fumant.À travers les feuilles brillantes des callistemons rouges, une giclée de finesgouttelettes d’eau arrosa le métal rouillé. La Jeep s’arrêta et le conducteur, un Aborigène d’unetrentained’années,me regarda,etme fit signede lamain :«Venez.» IlcherchaituneAméricaineblonde, j’attendaisqu’onviennemeprendrepourmeconduireàunmeetingd’Aborigènes.Sousleregardbleucritiqueduportieraustralien,nousnousidentifiâmesensilence.

Avantmêmed’avoireuàmecontorsionner,pourgrimperavecmeshautstalonsdanslevéhiculetout-terrain j’avais compris quema tenue était trop habillée. Le jeune chauffeur assis àma droiteportaitunshortetunT-shirtblanccrasseux.Ilétaitnu-piedsdanssestennis.Lesorganisateursdelaréuniondevaientassurermontransportetj’attendaisunevoituretypeHoldenparexemple,lafiertédes constructeurs d’automobiles australiens. Jamais je n’aurais imaginé que ce serait un véhiculedécouvert.«Ehbien,medis-je,chacunsaitqu’ilvauttoujoursmieuxêtretrophabilléequepasassezlorsqu’onserendàuneréception–surtoutdonnéeenvotrehonneur.»

Je me présentai. L’homme hocha simplement la tête, comme s’il savait déjà parfaitement quij’étais.Leportierfronçalessourcilsquandnouspassâmesdevantlui.Nousfonçâmesdanslesruesdelavillecôtière,dépassantlesmaisonsàvérandas,lesmilk-bars,lessquaressansherbeausolcimenté.Quand nous virâmes sur un rond-point d’où rayonnaient six routes, je dus me cramponner à lapoignéedemaportière.Nousprîmesladirectionopposéeausoleil.

Déjà,monnouvelensemblecouleurpêcheetsonchemisierassortiserévélaientinconfortablesettrop chauds. Je supposais que le lieu de la conférence était à l’autre bout de la ville, mais je metrompais:nousprîmeslagrand-routeparallèleàlamer.Apparemment,lemeetingsetiendraithorsde laville,plus loinde l’hôtelque jene l’avais imaginé.J’enlevaimavesteenme traitantdesottepournepasavoirposédavantagedequestions.Aumoins,j’avaisunebrosseàcheveuxdansmonsacet mes cheveux blonds décolorés, qui m’arrivaient à l’épaule, était relevés en une tresse trèsconvenable.

Depuislepremierappeltéléphonique,jem’étaisposébeaucoupdequestions,bienquel’appelnem’eûtpasvraimentsurprise.J’avaisreçud’autresmanifestationsdeconsidérationetlaréalisationdemonprojetétaitunsuccès : leprogrammesocialauquel jeparticipaiscommençaitàêtreconnu. Il

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consistait à travailler avec des Aborigènes sang-mêlé des banlieues urbaines ayant manifesté desconduites suicidaires, et à leur redonnerunbut etunespoirde réussite financière. J’avais constatétoutdemêmeavecétonnementquelatribuquiavaitlancél’invitationvivaitàdeuxmillecinqcentskilomètres sur la côte opposée du continent, mais mes connaissances concernant les nationsaborigènes se réduisaient à peu de chose, à des remarques superficielles entendues çà et là. Je nesavaismêmepassiellesformaientuneraceuniqueavecpeudevariantesd’unetribuàl’autreousi,commechez lesAmérindiens, ellesprésentaientdegrandesdifférences etparlaientdenombreuseslangues.

Je me demandais ce que j’allais recevoir en cadeau : une énième plaquette de bois gravé àrapporteràKansasCitycommesouvenir?Unbouquetdefleurs?Non,pasdesfleurs,paspar38°Càl’ombre:ceseraittropencombrantdansl’avion.Lechauffeurétaitarrivécommeconvenu,àmidi.Jedevaisdoncm’attendreàundéjeuner.Qu’est-cequ’unconseilindigènepourraitbienmeservir?J’espéraisqueceneseraitpasunedecesréceptionscompasséesàl’australienne.Peut-êtres’agirait-iltout simplement d’un buffet où je pourrais goûter pour la première fois à desmets aborigènes ?J’imaginaisunetablecouvertedeplatsmitonnésauxbellescouleurs.

Celapromettaitd’êtreuneextraordinaireetmerveilleuseexpérience,etjemefaisaisunejoiedevivrecettejournéemémorable.Dansmonsac,achetéspécialement,jetransportaisunecaméra35mmetunpetitmagnétophone.Onnem’avait pasparlédemicros, deprojecteursoudediscours,maisj’étais prête.Undemes grands principes, dans la vie, a toujours été de tout prévoir.Après tout, àcinquante ans, j’ai affronté assez de contretemps et de déboires pour être exercée à trouver dessolutionsderechange.Mesamislereconnaissent:«Marlo,elleatoujoursunplandesecoursdanssamanche.»

Brusquement un énorme camion à remorque émergea de la brume de chaleur juste en face denous.Ilroulaitenpleinmilieudelarouteetnousnouscroisâmesdejustesse.Peuaprès,lechauffeurdonnauncoupdevolantbrutalquim’arrachaencoreàmespenséesetlaJeeps’engageasurunepistepoussiéreuse et cahotante sur laquelle, pendant des kilomètres, nous soulevâmes des nuages depoussière rouge. Puis les deux ornières que nous suivions disparurent et jeme rendis compte quenous n’étions plus sur la piste mais que nous bondissions sur le sable en zigzaguant entre lesbuissons.Plusieursfois,jetentaid’engagerlaconversationmaislebruitdumoteur,lesgrincementsdu châssis et les secoussesme découragèrent. Je serrais lesmâchoires pour ne pasmemordre lalangue.Et,manifestement,monchauffeurnes’intéressaitpasàlacommunicationverbale.

Ma têteballottaitcommecelled’unepoupéedechiffonet j’avaisdeplusenpluschaud. J’avaisl’impressionquemoncollantmefondaitsurlespieds,maisjen’osaispasenlevermeschaussuresdepeurqu’ellessoientéjectéesetseperdentsur laplateétenduecuivréequinousentouraitàpertedevue.Jamaisleconducteurn’accepteraitdes’arrêterpourleschercher,medisais-je.Chaquefoisquemes lunettes de soleil se voilaient de poussière, je les essuyais avec l’ourlet demon jupon et lesmouvements demes bras déclenchaient un ruisseau de transpiration. Je sentaismonmaquillage sedélayer et imaginaismon rose à joues dégoulinant en traînées rouges le long demon cou. Ilmefaudrait aumoins vingtminutes pour réparer les dégâts avant les présentations. J’insisterais pourobtenircerépit.

Uncoupd’œilàmamontrem’appritquedeuxheuresavaientpassédepuisquenousroulionsdansledésert.Ilfaisaittrèschaudetilyavaitlongtempsquejenem’étaispassentieaussimalàl’aise.Lechauffeurnedisaitmotmais,detempsentemps,ilseraclaitlagorge.Soudain,jemerendiscomptequ’ilnes’étaitpasprésenté:etsijem’étaistrompéedevéhicule?Maisnon,c’étaitabsurde.Detoutefaçon,jenepouvaispasdescendreetluiparaissaitsûrd’avoirchargélabonnepassagère.

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Quatreheuresplus tard,nousparvînmesàunbaraquementde tôlerouillée.Unpetit feucouvaitdehorsetdeuxfemmesaborigènesd’âgemoyen,petites,sommairementvêtues,selevèrentennousvoyantapprocher.Ellesaffichaientdessouriresdebienvenue.L’uned’ellesportaitunbandeaud’oùses épais cheveux frisés s’échappaient selon des angles bizarres. Elles paraissaient minces etathlétiquesetleursyeuxbrunsbrillaientdansleursvisagesrondsetpleins.QuandjedescendisdelaJeep,monchauffeurm’adressalaparole:

—Àpropos,jesuisleseuliciquiparleanglais,jeseraivotreinterprète,votreami.« Parfait,me dis-je, j’ai dépensé sept cents dollars en billets d’avion, en hôtel et en vêtements

neufspourcetteprésentationàdesindigènesetilsneparlentmêmepasanglais!»Maisbon,j’étaislà,autantessayerdecoopérer.Mêmesi,toutaufonddemoi,jesentaisquejene

pourraispas…Les femmes parlaient en émettant des sons sourds, comme autant de mots qui ne paraissaient

pourtant pas former des phrases. Mon interprète m’expliqua que pour obtenir la permission departiciperaumeeting,jedevaisd’abordmepurifier.Qu’entendait-ilpar-là?Certes,j’étaiscouvertede poussière et j’avais chaud, mais ce n’était pas de cela qu’il paraissait parler. Il me tendit unmorceaud’étoffequi,déplié,avaitl’aspectd’unetoiled’emballage.Ilfallaitquej’ôtemesvêtementsetquejel’enfile.

—Comment!m’exclamai-jeavecincrédulité,vousvoulezrire?Maisilrépétasèchementsesinstructions.Jecherchaidesyeuxunendroitpourmechanger.Iln’y

enavaitpas.Quefaire?Jevenaisdetroploinetj’enavaisdéjàtropsupportépourmedérober.Lejeunehommes’éloigna.«Allons,ceseratoujoursplusfraisquecesvêtements»,medis-je.J’enlevaidiscrètementmonensemblepoussiéreuxquejepliaiavecsoin,passailatenueindigèneetposaimesaffairessurleblocdepierrequelesfemmesavaientutilisécommetabouret.Jemesentistoutebête,vêtue de ce chiffon incolore, et regrettai d’avoir acheté des nouveaux vêtements pour faire bonneimpression.Le jeune homme revint.Lui aussi s’était changé. Il se tenait devantmoi quasiment nu,avecjusteunmorceaudetissudrapécommeunslipdebain,piedsnuscommelesfemmesprèsdufeu. Il m’ordonna d’enlever aussi mes chaussures, mon collant, mes sous-vêtements et tous mesbijoux,mêmemespinces à cheveux.L’appréhension commençait à étouffer enmoi toute curiositémaisjefiscequ’onm’ordonnait.

Jemesouviensd’avoirglissémesbijouxdansunedemeschaussures.Jefisaussiquelquechosequelesfemmesfonttoutnaturellement,mesemble-t-il:jerangeaimesdessousaumilieudutasdevêtements.

Desbranches fraîches furentposéessur lesbraisesetunépaisvoilede fuméegrises’éleva.Lafemme au bandeau saisit un objet qui ressemblait à l’aile d’un grand fauconnoir et la déploya enéventail, puis elle me frappa avec, par-devant, du visage jusqu’aux pieds. Je suffoquais dans lestourbillonsdefumée.Puislafemme,d’ungestedel’index,mefitsignedemetourneretlerituelfutrépétédansmondos.

J’étaispurifiée,medit-onalors.Etilmefutpermisd’entrerdansl’abrimétallique,escortéeparmoninterprète.Enmeretournantjevislafemmeaubandeauprendremontasdevêtementsetletenirau-dessus du feu. Elleme regarda, sourit et, aumoment où nos yeux se rencontrèrent, elle lâchatoutesmespossessionsdanslesflammes.

Moncœurseglaça.Jeprisuneprofondeinspiration.Pourquoin’ai-jepascrié,protestéetnemesuis-jepasprécipitéepoursauvermonbien?Jenesaispas,maisjenel’aipasfait.Peut-êtreparce

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que j’avais lu sur le visage de la femmeque son acte n’était pasmalveillant, quelle le considéraitcommeunsigned’hospitalitéàl’égardd’unétranger.«C’estuneignorante,medis-je,ellenesaitpascequesignifientdescartesdecrédit,despapiersd’identité.»Jefuscontented’avoirlaisséàl’hôtelmonbillet de retour. J’y avais aussi laissé d’autres vêtements et je saurais bienmedébrouiller, auretour,pourtraverserdiscrètementlehalldel’hôteldanscettetenue.Jemesouviensdem’êtredit:«Ehbien,Marlo,tuesquelqu’unquisaits’adapter.Çanevautpaslecoupdeteflanquerunulcère.»Maisjerésolusdefouillerlescendresplustardpourrécupéreraumoinsunebague:ellesauraienteuletempsderefroidiravantquenousrepartionsenJeeppourlaville.

Maisleschosesnesepassèrentpascommeprévu.Rétrospectivement, j’ai compris la signification symbolique de mon déshabillage et de mon

dépouillementdecequejeconsidéraiscommedesbijouxnécessaires.Mais,pourcomprendre,ilm’afalluapprendrequeletemps,pourcesgens-là,n’arienàvoiravecceluiquemesurentlesmontresenoretdiamants,etauquelobéitlaterreentière.

Beaucoupplustard,jecomprisquelerenoncementauxobjetsetàcertainescroyancesétaitinscritcommeuneétapenécessairedansmoncheminementversl’Être.

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2

LEVOTE

Nouspénétrâmesdansl’abriparsoncôtéouvert.Iln’yavaitnivraieportenifenêtre.L’abriavaitété simplement construit pourdonnerde l’ombre,peut-être comme refugepour lesmoutons. Il neparaissaitpasdevoirserviràdesbesoinshumains : ilnecomportaitpasdesièges,deplancher,deventilateuretn’avaitpasl’électricité.C’étaitunhangarenplaquesdetôleonduléemaintenuesparduvieux bois pourri. À l’intérieur, la chaleur était encore accrue par un autre feu dans un cercle depierres.

Après la lumière éblouissante que j’avais dû supporter depuis des heures, mes yeuxs’accommodèrentvite à l’ombreet à l’atmosphèreenfumée. Jedécouvrisungrouped’Aborigènesadultesdeboutouassissurlesable.Leshommesportaientdesbandeauxornés,colorésetdesplumesattachéesenhautdesbrasetauxchevilles. Ilsétaientvêtusdumêmegenrede tissudrapéquemonchauffeur.Tous,sauflui,avaientdespeinturessurlevisage,lesbraset lesjambes:despoints,desrayures, des dessins compliqués, tracés en blanc.Leurs bras s’ornaient de lézards, leurs jambes etleurdosdeserpents,dekangourousetd’oiseaux.

Lesfemmesétaientmoinsdécorées.Ellesétaientàpeuprèsdemataille,1,68mètre.Laplupartétaientâgées,maisleurpeaucouleurdechocolataulaitparaissaitdouceetpleinedevitalité.Leurscheveuxétaientfrisés,leplussouventcoupéstrèscourt.Cellesquilesavaient,semblait-il,pluslongsportaient autour de la tête un bandeau étroit et entrecroisé qui lesmaintenait solidement.Une trèsvieilledame,quisetenaitprèsdel’entrée,avaitlecouetleschevillesornésdeguirlandesdefleurspeintes.L’artisten’avaitrienoublié:nilesdétailsdesfeuillesnilesétaminesaucentredescorolles.Les femmesportaientunvêtement soit composédedeuxmorceauxde tissu, soitd’une seulepiècecommeceluiqu’onm’avaitdonné.Jenevispasunseulbébéouenfantenbasâgeetn’aperçusqu’unadolescent.

Monregardfutattiréparunhommeauxcheveuxnoirsstriésdegris,leplusparédel’assemblée.Sacourtebarbesoignéeaccentuaitl’énergieetladignitédesonvisageetsatêteétaitsurmontéed’unecoiffureétonnanteenplumesdeperroquetdecouleursvives.Luiaussiavaitdesbraceletsdeplumesautourdesbrasetdeschevilles.Diversobjetsétaientsuspendusautourdesatailleetunmagnifiquepectoralcirculairecomposédepierresetdegrainesornaitsapoitrine.Quelquesfemmesportaientenpendentifdesversionspluspetitesdecebijou.

Ilme tendit lesdeuxmainsensouriantet, commemon regardplongeaitdans sesyeuxnoirsetveloutés,jemesentistotalementenpaixetensécurité.Jamaisjen’aivudevisageplusdoux.

Pourtant, j’étais tiraillée entre des émotions contradictoires. Les visages peints, les hommesdeboutaufondétreignantdeslancesaiguiséescommedesrasoirsmefaisaientdeplusenpluspeuret,enmêmetemps,labienveillancequ’affichaienttouslesvisagesetl’atmosphèregénéralecréaientuneimpressiond’amitiéetdebien-être.Jenesavaisquepenser.Quelleidiotej’étais!Celan’avaitrienàvoir avec ce que j’avais imaginé. Si seulement ma caméra n’avait pas disparu dans les flammes,dehors, quelles photos j’aurais pu coller dansmon album,quelles diapos j’aurais puprojeter plustard devant un auditoire captivé d’amis et de parents ! Je repensai au feu. Qu’avait-il détruit ? Je

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frissonnai:monpermisdeconduireinternational,monargentaustralien,lebilletdecentdollarsquejetransportaisdepuisdesannéesdansuncompartimentsecretdemonportefeuilleetquidataitdemajeunesse et de mon premier emploi à la compagnie du téléphone, un bâton de rouge à lèvresintrouvable enAustralie,mamontre ornée de diamants et la bague que tanteNolam’avait offertepourmesdix-huitans…Touscestrésorspartisenfumée.

L’interprètemedétournademonanxiété : ilvoulaitmeprésenterà la tribu.Sonnomà luiétaitOoota, qu’il prononçait avec un « Ooooo » très long, suivi d’un « ta » sec. L’homme au regardfraternelétaitl’Anciendelatribu.Cen’étaitpasleplusvieilhommedugroupe,maisilassumaitlerôledechef,selonnoscritères.

Unefemmefrappadeuxbaguettesl’unecontrel’autreetfutbientôtimitéeparuneautre,etencoreuneautre.Lesporteursdelancesheurtèrentlesoldel’extrémitédeshampes.D’autrestapèrentdansleursmains.Le groupe commença à chanter et, du geste, onm’invita àm’asseoir sur le sable.Lecorroborée,lafête,commençait.Leschantssuccédèrentauxchants.Jusque-là,jen’avaispasremarquéque certainsmembres de la tribu portaient des bracelets de cheville composés de grosses goussesmais, maintenant, les graines sèches enfermées dans les gousses produisaient un bruit de grelotsrythmé.Unefemmedansa,puisungroupe.Parfoisleshommesdansaientseuls,parfoislesfemmessejoignaientàeux.Ilsmesemblaientpartagerleurhistoireavecmoi.

À la fin, le tempo de lamusique ralentit et lesmouvements s’apaisèrent, puis cessèrent. Seulepersistaunepulsationrégulièrequisemblaitsynchroneaveclesbattementsdemoncœur.Tousétaientcalmesetsilencieux.Ilsregardaientleurchefquiseleva,s’approchaetseplaçadeboutdevantmoiensouriant. Un indescriptible sentiment de communion s’établit entre nous. J’avais l’impression quenousétionsdevieuxamis.Évidemment,iln’enétaitrien.Pourtant,saprésencememettaitàl’aiseetjemesentisacceptée.

L’Anciendécrochaunlongtubeencuird’ornithorynqueattachéàsataillepardeslanièreset lesecouaversleciel,puisildébouchal’extrémitéetrenversalecontenuparterre.Despierres,desos,desdents,desplumesetdesdisquesdecuirs’éparpillèrentautourdemoi.Plusieursmembresdelatribuaidèrentàmarquerlesendroitsoùlesobjetsétaienttombés.Ilsseservaientadroitementdeleursorteilscommededoigts,pourfairedesmarquesdanslesoldeterredel’abri.Puis,ilsreplacèrentlesobjetsdansletube.L’Ancienditquelquesmotsetmetenditletube.JepensaiàLasVegas,secouailetubeetrenversailecontenu,quisedispersa.Deuxhommessemirentàquatrepattesetutilisèrentleurspiedspourmesureroùmonlanceravaitplacélesobjetsparrapportaulancerdel’Ancien.QuelquespersonneséchangèrentdescommentairesmaisOootaneproposapasdemelestraduire.

Cetaprès-midi-là, je fussoumiseàplusieursépreuves.Pour l’uned’elles, très impressionnante,onutilisaunfruitenformedepoire,avecunepeauépaissecommeunepeaudebanane.Onmedonnacefruitvertclairetl’onmeditdeleteniretdelebénir.Qu’est-cequeçavoulaitdire?Commejen’en avais aucune idée, je prononçai mentalement : « S’il vous plaît, mon Dieu, bénissez cettenourriture », avant de rendre le fruit à l’Ancien. Il prit un couteau, coupa le haut et commença àéplucherlefruit,maisaulieuderetomberavecmollessecommeunepeaudebanane,lalanguettedepeau s’enroula. Tous les visages se tournèrent alors versmoi et jeme sentismal à l’aise sous leregarddetouscesyeuxnoirs.Commes’ilss’étaientdonnélemot,ilsfirent:«Ah!»àl’unisson.Etilsrecommencèrentchaquefoisquel’Anciendétachaitunelanguettedepeau.J’ignoresices«Ah!»signifiaientquelquechosedebonoudemauvaispourmoi,maisjecruscomprendreque,d’ordinaire,la peau ne s’enroulait pas et que, quel que soit le résultat, j’étais en train de subir une épreuveimportante.

Unejeunefemmes’approchademoi,unplatremplidepetitespierresdanslesmains.C’étaiten

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faitsûrementunmorceaudecartonetnonunplat,maisletasétaitsihautquejenepouvaisvoirlerécipient.Oootameregardaavecsérieuxetmedit:

—Choisisunepierre.Choisis-laavecdiscernement.Ellealepouvoirdetesauverlavie.J’eusimmédiatementlachairdepoule,bienquemesbrasfussentchaudsethumidesdesueur.Mes

entrailles se contractèrent. Les muscles noués de mon estomac me disaient : « Qu’est-ce que çasignifieencore?Lepouvoirdemesauverlavie!»

J’examinailespierres,quimesemblèrenttoutespareilles,d’ungrisrougeâtreetdelatailled’unepetitepiècedemonnaie.J’auraisbienvouluvoirunedifférencequelconque,maisnon,pasdechance.Aussi,jetrichaiet,aprèsavoirfaitsemblantdelesexamineravecleplusgrandsérieux,j’enchoisisuneausommetdutasetlabrandistriomphalement.Lesvisagesquim’entouraients’illuminèrentet,intérieurement,jejubilai:«J’aichoisilabonne!»

Maisqu’en faire ensuite ? Jenepouvaispas la jeter sansheurter leurs sentiments.Cettepierre,aprèstout,siellenesignifiaitrienpourmoi,paraissaitcompterpoureux.Commejen’avaispasdepoche,jelaglissaiàl’intérieurdemonvêtement,danslesillonentremesseins,leseulendroitquimevintàl’esprit.J’oubliaivitel’objetnichédanscetabrinaturel.

Aprèscela,mescompagnonséparpillèrentlefeu,rangèrentleursustensiles,rassemblèrentleurspossessionsets’éloignèrentversledésert.Leurstorsesbruns,presquenus,brillaientausoleiltandisqu’ils se mettaient en ordre de marche. La séance était donc finie : pas de déjeuner, pas derécompense!Oootafutledernieràpartir.Ilfitquelquesmètres,seretournaetmedit:

—Viens,ons’enva.—Oùallons-nous?—Faireunemarche.—Où,unemarche?—Àtraversl’Australie.—Magnifique!Etçaprendracombiendetemps?—Environtroislunes.—Vousvoulezdiretroismois?—Oui,environtroismois.Jesoupirai,puisjedisàOootaquirestaitàdistance:—Écoutez,toutçaestbienjoli,maisjenepeuxpasvenir,ladatenemeconvientpasdutout.J’ai

des responsabilités,moi, des obligations, un loyer à payer, des échéances. Je n’ai rien prévu. J’aibesoindetempspourprendremesdispositionsavantdepartirenrandonnéeouencamping.Vousnecomprenezpeut-êtrepas,maisjenesuispasaustralienne,jesuisaméricaine.Onnepeutpasalleràl’étrangeretdisparaîtrecommeça.Vosservicesd’immigrationvonts’affoler,mongouvernementvaenvoyerdeshélicoptèresàmarecherche.Jepourraimejoindreàvousuneautrefois,peut-être,maispasaujourd’hui.Jenepeuxvraimentpas.Non,lemomentestmalchoisi.

Oootasourit:—Toutvabien.Celuiquiabesoindesavoirsaura.Monpeupleaentendutonappelausecours.Si

unseulmembredecettetribuavaitvotécontre,nousn’aurionspasentrepriscettemarche.Tuasétémiseàl’épreuveettuasétéacceptée.C’estunhonneurextrêmequejenepuisexpliquer.Tudoisfaire

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l’expérience.C’estlachoselaplusimportantequetuferasdanstavieici-bas.C’estpourcelaquetuesvenueaumonde.L’Unitédivineestà l’œuvre.C’est tonmessage, jenepuis t’endiredavantage.Viens,suis-moi.

Iltournalestalonsets’éloigna.Jerestaisurplace,médusée,lesyeuxfixéssurledésert.Ilétaitimmense,désolé,maistrèsbeauet

palpitantàl’infini.LaJeepétaitlà,avecsaclédecontactsurletableaudebord.Maisparoùétions-nousvenus?Pendantdesheures,nousavionsrouléhorsdetoutepiste,faitdestoursetdesdétours.Jen’avaisnichaussures,nieau,ninourriture.Encettepériodedel’année,latempératureoscilleentre38°Cet54°C.

J’étaistrèsheureused’avoirétéacceptéeàl’unanimité,mais,etmonvoteàmoi?Ilmesemblaitqueladécisionm’échappait.

Jenevoulaispaslesaccompagner.Ilsmedemandaientderemettremavieentreleursmains.Or,ces gens-là, je venais de les rencontrer, je ne pouvaismême pas leur parler. Et si je perdaismonemploi?Toutecettehistoirenetenaitpasdebout.Non,pasquestion,jen’iraispasaveceux!

«Jeparieraisqu’ilsontconcoctéunscénarioendeuxparties,pensai-je.D’abordon joueàdespetits jeux, ici,dansunebaraque,puisonvadans ledésert faire joujouunpeuplus longtemps. Ilsn’irontpasbien loin, ilsn’ont rienàmanger.Lapirechosequipourraitm’arriverseraitd’avoiràpasserlanuitdehors.Maisnon,s’ilsm’ontregardée,ilsontbienvuquejen’airiend’unecampeuse,quejesuisunefilledesvilles,dugenrebainmousseetchauffagecentral.»Jecontinuaiàréfléchir:«Oh,etpuis,aprèstout,jelepeuxs’illefaut!Jeleurdiraisimplementdemerameneravantl’heureàlaquellejedoisquitterl’hôteldemain.Jen’aipasenviedepayerunjoursupplémentairepourfaireplaisiràcesploucs.»

Jeregardailegroupequis’éloignait,lessilhouettesdeplusenpluspetitesàl’horizon.Jen’avaisplusletempsdemettreenœuvremaméthodeLibraquipèselesavantagesetlesinconvénients.Plusjerestaislààréfléchir,plusilsdisparaissaientdanslelointain.Lesmotsexactsquejeprononçaialorsenmoi-mêmesesontgravésdansmamémoireàtoutjamais:«Ehbien,soit,monDieu,jem’incline.Jesaisquevousavezunsensdel’humourbienparticulier,maislà,jen’ycomprendsrien!»

Etc’estainsique,partagéeentrelapeur,l’émerveillementetl’incrédulité,jecommençaiàsuivrecettetribud’Aborigènesquisenommeelle-mêmeleVraiPeuple.Jen’étaisniligotéenibâillonnée,maisjemesentaiscommecaptive.Ilmesemblaitêtrelavictimed’unemarcheforcéedansl’inconnu.

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DESCHAUSSURESNATURELLES

Àpeineavais-jefaitquelquespasquejeressentisunevivedouleurauxpiedsetvisquedesépiness’y étaient plantées. Je les arrachai, mais à chaque pas j’en récoltais de nouvelles. J’essayai decontinueràavancerensautantsurunpiedtoutenarrachantlesépinesplantéesdansl’autre.Jedevaisparaîtrecomique,car lesmembresde la tribuse retournèrentpourme regarder,avecdessouriresépanouis.Oootas’arrêtapourm’attendreetmedit,avecuneexpressiondesympathiesurlevisage:

—Apprends à supporter lemal.Fixe ton attention ailleurs.Nousnousoccuperonsde tes piedsplustard.Maintenant,onnepeutrienfaire.

Les mots « Fixe ton attention ailleurs » me frappèrent comme les plus significatifs. J’avaistravaillé, durant les quinze dernières années, avec plusieurs centaines de personnes en proie à ladouleur,commemédecinacupuncteurcarsouvent,quandilsetrouveenphaseterminale,unmaladepeut choisir entre des médicaments qui le rendront inconscient, ou l’acupuncture. Dans mapréparation, j’utilisais lesmêmesmots. J’attendais demes patients qu’ils réagissent d’une certainemanière,etvoilàquemaintenantquelqu’unexigeait lamêmechosedemoi.C’estplusfacileàdirequ’àfaire,maisj’yparvins.

Aprèsquelquetemps,nousprîmesunmomentdereposetjedécouvrisquelaplupartdesépiness’étaientcasséesdanslachair.Mesblessuressaignaientetlesextrémitésdespiquantsrestaientfichéessous la peau.Nousmarchions sur du spinifex, ou herbe porc-épic, qui n’a besoin que de très peud’eauets’accrocheausableendéveloppantdesfeuillescoupantescommedes lamesdecouteaudecuisine.Lemotherbeesttrompeur.Cemachin-làneressemblepasàdel’herbe.Nonseulementsesfeuillescoupent,maissespiquantssontcommedesaiguillonsdecactuset,enpénétrantdanslachair,ilsproduisentuneenflureetuneirritationdouloureuses.Heureusement,j’aimebienvivredehorsetjemarchesouventpiedsnus.Maismesplantesdepiedétaientloind’êtrepréparéesàunteltraitement.La douleur persistait malgré tousmes efforts pour penser à autre chose, et du sang de toutes lesnuancesderouge,duvermeilaubrunfoncé,perlait surmapeau.Quand jebaissais lesyeux, jenedistinguaispluslevernisàonglesécaillédemesorteilsdusangquilesrecouvrait.Mespiedsfinirentpars’engourdir.

Nousmarchionsensilence,personneneparlait.Celafaisaituneffetétrange.Lesableétaitchaud,maispasbrûlant.Lesoleilétaitchaud,maispasinsoutenable.Detempsàautre,lanaturesemblaitseprendredecompassionpourmoietm’envoyaitunsouffled’airplusfrais.Quandjeregardaisdevantmoi, au-delà du groupe, je ne voyais pas de ligne de démarcation entre la terre et le ciel, et lespectacle était le même dans toutes les directions, le ciel et le sable se fondant l’un dans l’autre,comme sur une aquarelle. Mon esprit scientifique aurait voulu maîtriser tout ce vide avec uneboussole.Àplusdemillemètresau-dessusdenostêtes,uneformationnuageuseavaitl’aird’unarbresolitaire,droitcommeunI,sur l’horizon.Jen’entendaisque lecrissementdenospassur lesable,commeunebandedeVelcroqu’oncolleraitetdécolleraitsanscesse.

De temps en temps, une créature du désert bougeait dans des broussailles proches, rompant lamonotonie.Ungrandfauconbrunsurgitdenullepartetdécrivitdegrandscerclesjusteau-dessusde

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matête.J’euslesentimentqu’ilvérifiaitmesprogrès,carilnes’intéressaitàaucunautremarcheur.Maisilestvraiquej’avaisl’airsidifférentedesautresmembresdugroupequejecomprendsqu’ilaiteubesoindem’examinerdeplusprès.

Sans prévenir, la colonne desmarcheurs cessa d’avancer droit devant elle et obliqua. Celamesurpritcaraucunevoixnes’étaitélevéepourindiquercechangement.Toutlemondesemblaitavoirsimplementsentilanécessitédetourner,saufmoi.Jepensaid’abordque,peut-être,ilssuivaientunepiste,mais ilestévidentqu’onnesuitpasunepistesur lesableet lesspinifex.Nouserrionsbeletbiendansledésert.

Dans ma tête, les pensées tourbillonnaient sans interruption, favorisées par l’immensité dusilence : « Que se passe-t-il exactement ? Peut-être est-ce un rêve. Ils ont dit : marcher à traversl’Australie.Impossible.Marcherpendantplusieursmois!C’estinsensé.Ilsontentendumesappelsàl’aide.Qu’est-cequecelaveutdire?Etc’estcequijustifieraitmavenueaumonde?Quelleblague!Lebutdemavien’estpasdesouffrirpourexplorerledésertintérieuraustralien!»Jem’inquiétaisaussidusouciquemesenfants–surtoutmafille–seferaientausujetdemadisparition.Nousétionstrèsproches.Jepensaisàmalogeuse,unedametrèsdigned’uncertainâge.Sijenepayaispasmonloyer, elle m’aiderait à régulariser les choses vis-à-vis des propriétaires. La semaine précédente,j’avaislouéunetélévisionetunmagnétoscope.Ehbien,lareprisedesappareilsseraituneexpérienceintéressante!

Jenepouvaispascroirequenousresterionspartisplusd’unjouraumaximum.D’ailleurs,nousn’avionsrienàmangerouàboire.

Jerissouscape.Quellebonneblague!Combiendefoisavais-jeditquejesouhaitaisgagnerunvoyageexotiquetousfraispayés!Ehbienj’yétais.Ettoutétaitfournisurplace.Jen’avaismêmepaseuàemballerunebrosseàdentsoudesvêtementsderechange.

Lajournées’écoulaetledessousetlescôtésdemespiedssecouvrirentdecoupures.Avectoutesleursplaies,lesangséché,lapeautuméfiée,ilsoffraientunbienvilainspectacle.Mesjambesétaientraides,mesépaulesbrûlaient,monvisageetmesbrasétaientrougesetàvif.

Ce jour-là, nous marchâmes environ trois heures et les limites de mon endurance furentrepousséesmaintesfois.Àcertainsmoments,jemedisaisquej’allaism’évanouirsijenem’asseyaispas, puis quelque chose distrayait mon attention : le faucon surgissait, poussait ses étranges crisperçants au-dessus dema tête, ou quelqu’un venaitmarcher à côté demoi etm’offrir une gorgéed’eaucontenuedansunesortedegourdefaited’unmatériauquin’avaitpasl’aird’unepoterieetquise portait suspendue par une corde au cou ou à la taille.Commeparmiracle, cette distractionmedonnaitdesailes,medonnaitdelaforce,unsecondsouffle.Etpuisvintlemomentdenousarrêterpourlanuit.

Immédiatement,toutlemondes’affaira.Unfeufutallumé,sansallumettes,grâceàuneméthodequejemesouvinsavoirvuedécritedansleManueldel’Éclaireuse.Jen’avaisjamaisessayédefairetournoyerunebaguettedeboisdansunebrancheentailléepourallumerunfeu.Mêmenoscheftainesn’yparvenaientpas,ellesréussissaientàpeineàfairechaufferassezlabaguettepourfairesurgirunepetiteétincellequis’éteignaitlorsqu’ellessoufflaientdessus.Maiscesgens-làétaientdesexperts.Lesunsramassaientdubois,d’autresrécoltaientdesplantes.Toutl’après-midi,deshommesavaientportéàdeuxungros sac fait d’unepiècede tissudécoloré enroulée autourdedeux lances,qui semblaitcontenird’énormesbilles.Ilsposèrentcesacetentirèrentdiversobjets.

Unetrèsvieillefemmes’approchademoi.Ellesemblaitdel’âgedemagrand-mère,quatre-vingt-dixansenviron.Sescheveuxétaientd’unblancneigeuxetdesridesdoucessillonnaientsonvisage.

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Soncorpsparaissaitsvelte,vigoureux,souple,maissespiedsétaientsisecsetsidursqu’onauraitditlessabotsd’unanimal.C’étaitlafemmequej’avaisremarquéeplustôt,avecsonbeaucollierpeintetsesornementsdechevilles.Elledétachadesaceintureunpetitsacenpeaudeserpentetversadanssapaume quelque chose qui ressemblait à de la vaseline. J’appris que c’était unmélange d’huiles deplantes.Elle désignames pieds et j’acquiesçai d’un signe de tête.Elle s’assit devantmoi, pritmespieds sur ses genoux, lesmassa pour faire pénétrer l’onguent dans les plaies et semit à chanter.C’étaitunemélopéeapaisante,presquecommeuneberceusequ’unemèrechantonneàsonbébé.JedemandaiàOootacequesignifiaientlesparoles.

—Elleprésentesesexcusesàtespieds.Elleleurditàquelpointtulesapprécies.Elleleurditàquelpointtouslesmembresdugroupeapprécienttespiedsetleurdemandentdeguériretd’êtreforts.Elleémetdessonsspéciauxquiguérissentlesblessuresetlescoupures.Elleémetaussidessonsquidrainentlesliquidesdesenflures.Elledemandequetespiedsdeviennenttrèsdursettrèsvigoureux.

Non,monimaginationnemejouaitpasuntour.Lessensationsdebrûlureetdepiqûres’apaisaientpeuàpeuetj’éprouvaisunréelsoulagement.

Assise là, les pieds dans le giron de cette aïeule, je commençai à douter de la réalité demonexpérience.Commentenétais-jearrivéelà?Oùcelaavait-ilcommencé?

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ÀVOSMARQUES,PRÊTS,PARTEZ

Tout avait commencé àKansasCity et le souvenir de cematin-là est à jamais gravé dansmonesprit. Après plusieurs jours maussades, le soleil avait décidé de nous honorer de sa présence etj’étais allée à mon cabinet de bonne heure pour réfléchir aux traitements de certains patients. Lasecrétairen’arriverait quedansdeuxheures et j’aimais cesmoments de silencieusepréparation autravail.

Aumomentoùjetournailaclédanslaserrure,letéléphonesonna.Quipouvaitm’appelersitôt?Uneurgence?Jemeprécipitaidansmonbureauetdécrochai l’appareild’unemainenallumant lalumièredel’autre.

Unevoixmasculinesurexcitéemesalua.C’étaitunconfrèreaustralienquej’avaisrencontréàuneconférencemédicaleenCalifornie.Ilm’appelaitd’Australie.

—Bonjour,Marlo.Aimeriez-vouspasserquelquesannéesenAustralie?Desurprise,jefaillislâcherlecombiné.—Vousêtestoujourslà?demandamoninterlocuteur.—Ou-oui,bégayai-je,dequois’agit-il?—Votre programme d’éducation enmédecine préventive m’a tellement impressionné que j’ai

parlé de vous à des confrères. Ils m’ont demandé de vous téléphoner. Nous voudrions que vousessayiezd’obtenirunvisadecinqanspourvenirici.Vousécririezdesprogrammesd’entraînementetenseigneriezdans lecadredenotresystèmesocialdesanté.Ceseraitmagnifiquesinouspouvionsmettrecelaenœuvreet,detoutefaçon,celavousdonneraitl’occasiondevivreàl’étrangerpendantquelquesannées.

Abandonnermamaisondulac,uneprofessionlucrativeetdesclientsqui,aufildesans,étaientdevenusdesamis,c’étaitabandonnermeshabitudesdeconfort.Jem’intéressais,certes,àlamédecinesociale, où toutes les disciplines coopèrent sans cette énorme faille entre médecine orthodoxe etmédecinesnaturelles.Maisallais-jevraimentdécouvrirdesconfrèressincèrementvouésàlasantéetà la guérison, décidés à utiliser n’importe quelle technique efficace, ou me trouverais-je toutsimplementimpliquéedansunemanipulationnégative,commeenproduitlapolitiquedessoinsauxÉtats-Unis?

Ce qui m’attirait cependant, c’était l’Australie elle-même. Aussi loin que remontent messouvenirs, j’ai toujourseuenviede lire toutceque jepouvaisdénicherconcernantcecontinentdubout du monde. Malheureusement, les livres le concernant sont peu nombreux. Dans les zoos,j’observais longuement les kangourous et cherchais à apercevoir un koala. Au tréfonds de moi-même,j’avaistoujoursrêvéderépondreàuntelappel.

Jesuisune femmeévoluée, indépendante, responsableet,duplus loinqu’ilmesouvienne,monâme,moncœuronttoujoursvouluvisitercetteterredesantipodes.

—Réfléchissez,meditlavoixaustralienne,jevousrappelledansunequinzaine.

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L’occasionsemblaitpropice.Deuxsemainesauparavant,mafilleetsonfiancéavaientfixéladatedeleurmariage.Celavoulaitdireque,pourlapremièrefoisdemavied’adulte,j’étaislibred’allerm’installern’importeoùsur la terreetde faireabsolumentceque jedésirais.Mon filsetma fillem’approuvèrent, comme d’habitude. Depuis mon divorce, ils étaient devenus pour moi des amisintimesplusquedesenfants.

Sixsemainesplustard,lemariagecélébréetmaclientèleenbonnesmains,mafilleetuneamiem’accompagnèrentàl’aéroport.J’éprouvaisunétrangesentiment.Pourlapremièrefoisdepuisdesannées, je n’avais plus ni voiture, ni maison, ni clés – même mes valises avaient des serrures àcombinaison chiffrée. Je m’étais débarrassée de toutes mes possessions terrestres, sauf quelquesobjetsquej’avaismisaugarde-meuble.LestrésorsdefamilleétaientchezmasœurPatci.MonamieJanametenditunlivreetnousnousétreignîmes.Carripritunedernièrephotoetjegravislarampequimeconduisaitversmonexpérienceduboutdumonde.Jen’euspaslemoindrepressentimentdel’importancedesleçonsàvenir.Mamèremedisaitsouvent:«Faisbienattentionàcequetudésires,carcequenousdemandonsestsouventaccordé.»Maissavais-jeseulementcequejedésirais?

DuMidwest en Australie, le voyage en avion est très long. Heureusement pour les passagers,mêmelesgrosavionsàréactionontbesoindefairelepleindecarburantetnouspûmesrespirerunpeud’airfraisàHawaiietauxFidji.Levoyagemeparutnéanmoinsinterminable.

L’Australie a dix-sept heures d’avance sur les États-Unis et, en allant là-bas, nous fonçonslittéralementverslefutur.Pendantlevoyage,jemedisaisqu’unechoseétaitsûre:demain,lemondeserait encore intact puisque, sur le grand continent qui m’attendait, c’était déjà demain. Lesnavigateursd’autrefoiscélébraientlepassagedelalignethéoriquequimarquelecommencementdutemps;mêmeaujourd’hui,cetteidéeexciteencorel’esprit.

Quand nous atteignîmes le sol australien, l’appareil et ses passagers furent aspergés dedésinfectant,defaçonàéliminertouteéventualitédecontamination.Monagentdevoyagenem’avaitpas prévenue et, après l’atterrissage, on nous dit de rester assis tandis que deux employés del’aéroportparcouraientl’alléecentrale,ducockpitàlaqueuedel’avion,enpulvérisantdesaérosolsau-dessusdenostêtes.JecomprendslesraisonsdesAustraliens,maisilestdémoralisantdesevoirassimiléàuninsectenuisible.Charmantaccueil.

Àl’extérieurdel’aéroport,toutparaissaitcommechezmoi.Enréalité,j’auraispumecroireauxÉtats-Unis, sauf que les voitures roulent à gauche et que le chauffeur du taxi était assis à droitederrièresonvolant.Ilmeproposaunbureaudechangeoùjereçusdesdollarsbientropgrandspourentrer dans mon porte-billets américain, mais beaucoup plus colorés et décoratifs que nos billetsverts,etoùjedécouvrisdemerveilleusespiècesdedeuxetdevingtcents.

Lesjourssuivants,jem’habituaisansdifficultés.Touteslesgrandesvillesd’Australiesontsurlacôteettoutlemondefréquentelaplageets’intéresseauxsportsnautiques.LepaysapresquelamêmesuperficiequelesÉtats-Uniset,engros,lamêmeforme,maisl’intérieurestoccupéparunimmensedésert.JeconnaisbiennotrePaintedDesertetnotreDeathValley,maislesAustraliensontparfoisdumalàs’imaginerlecentredesÉtats-Unisavecseschampsdebléetsesgrandsmaïsjaunes;carleurdésertintérieurestsiincompatibleaveclaviehumainequeleRoyalFlyingDoctorServicedemeureconstamment en alerte. Des pilotes sont envoyés en mission de secours, chargés d’essence ou depièces détachées pour les automobilistes en panne. Les gens sont transportés par avion vers lescentresmédicaux.Iln’yaaucunhôpitalàdescentainesdekilomètresà laronde.Mêmelesystèmescolairecomporteunenseignementparradiopourlesenfantsdesrégionsreculées.

Je trouvai les villes modernes, avec leurs hôtels Hilton, Holiday Inn et Ramada, leurs centres

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commerciaux, leursboutiquesdemodeet leur trafic intense.Lanourritureétaitdifférenteet, si lesAustraliensensontencoreaustadedesbalbutiementspourcequiestd’imiterlacuisineaméricaine,jedécouvrisenrevanchedemerveilleuxhachisdeviandeetdepommesdeterre,exactementcommeenAngleterre.Pourcequiconcerne laboisson,onneproposepas souventd’eauà tableet jamaisavecdelaglace.

J’adore certaines expressions qu’utilisent les Australiens, et qui sont soit typiquementaustraliennes,soitanglaises.Unejeunefilleestunesheila,unbébékangourouunjoey, ilsappellentlestrottoirs«sentiers»,«brousse»leszonesruralesetbillibonglestrousd’eau.Danslesboutiques,c’estbizarre,maisonvousditmerciavants’ilvousplaît:«Çaferaundollar,merci»,vousannoncelavendeuse.

Labièreestuntrésornational.Personnellement,jenesuispasamateuretjen’aidoncpasgoûtéaux nombreuses variétés dont les Australiens sont si fiers. Chaque État a sa brasserie et lesconsommateurssontfidèlesàleurmarque,Foster ’sLagerouFourX,parexemple.

Là-bas,onappellesouventlesAméricainsdesYanks,lesNéo-ZélandaisdesKiwisetlesAnglaisdes Bloody Poms. Un spécialistem’a expliqué que le terme pom se référait au plumet rouge desmilitaires européens, mais quelqu’un d’autre m’a confié qu’il provenait plutôt des initiales POMinscritessurlesuniformesdesbagnardsarrivésauXIXesiècleetsignifiantPrisonerofHisMajesty(PrisonnierdeSaMajesté).

Ce que je préfère par-dessus tout chez lesAustraliens, c’est leur accent chantant. Évidemment,d’aprèseux,l’accent,c’étaitmoiquil’avais.LesAustralienssontchaleureux,ilssaventaccueillirlesétrangersetlesmettretoutàfaitàl’aise.

Lespremiersjours,j’essayaiplusieurshôtels.Chaquefoisquejem’inscrivaisàlaréception,onmetendaitunpetitpotdemétalremplidelait.Touslesclientsenreçoiventun.Dansleschambres,ilyaunebouilloireélectrique,dessachetsdethéetdesucre.Detouteévidence,lesAustraliensadorentlethéaulaitsucré.Ilnemefallutpaslongtempspourdécouvrirqu’unetassedecafé(goûtaméricain)estunedenréeimpossibleàobtenir.

Lapremièrefoisquejeprisunechambredansunmotel,levieuxpatronmedemandasijevoulaiscommandermonpetitdéjeuneretmemontraunmenurédigéàlamain.Jecommandai.Ilmeditqu’ilme serait servi dans la chambre. Le lendemain, je prenais mon bain quand j’entendis des pasapprocherdemaportemaispersonnen’entra.Jem’attendaisàcequ’onfrappemaisriennevint.Jecrus entendreuneporte claquer.Pendantque jem’essuyais, unedélicieuseodeurdenourrituremeparvint,maisiln’yenavaitpasdanslapièce.Celadoitvenirdelachambreàcôté,pensai-je.

Jemisenvironuneheureàmeprépareretàrefairemavalise.Commejechargeaismesbagagesdansmavoituredelocation,unjeunehommeapparutsurletrottoir:

—Ban-an-jour,lepetitdéjeunerétaitbon?Jesouris:—Ildoityavoiruneerreur,onnem’arienservi.—Maissi,maissi,jevousaiservimoi-même.Ilsedirigeaversunepoignéefichéedanslemurextérieurdelachambreetsoulevaunetrappe,

révélant,dansunpetitcompartiment,unebelleassiettéed’œufsbrouillés,refroidisetcaoutchouteux.Entrantensuitedanslachambre,ilouvritunplacardpourmemontrer,sousunautreangle,lemêmetristespectacle.Nouséclatâmesderire.

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J’avais senti,mais je n’avais pas trouvé. C’était la première des nombreuses surprises quemeréservaitl’Australie.

Les Australiens m’aidèrent à trouver une maison à louer, dans une agréable banlieue. Toutescellesduvoisinageavaientétébâtiesàlamêmeépoqueetsurlemêmemodèle,deplain-pied,peintesenblanc,avecdesporchessur ledevantetsur lecôté.Àl’origine,aucuneporten’avaitdeverrou.SalledebainsetW.-C.étaientséparés.Iln’yavaitpasdeplacardsencastrésmaisdebellesarmoiresanciennes.Aucundemesappareilsélectriquesaméricainsnefonctionnait : lecourantélectriqueestdifférent ainsi que les prises. Je dus acheter un séchoir à cheveux et un fer à boucler. La cour dederrièreétaitrempliedeplantesetd’arbresexotiquesquifleurissentàlongueurd’année.Lanuit,cettevégétationattiraitdescrapaudsquidemoisenmoismeparaissaientplusnombreux.Laraisonétaitsimple:étantdonnéqu’ilssontconsidéréscommedesnuisiblesetqueleurmultiplicationaéchappétotalementauxcontrôlesdepopulation,leurdestructionestorganiséeauniveaudesquartiersetmacourétaitapparemmentdevenuepoureuxunhavredepaix.

LesAustraliensm’initièrentau lawnbowling,unbowlingpratiqué à l’extérieurpardes joueurshabillés de blanc. J’avais vu desmagasins où l’on ne vendait que du blanc : pantalons, chemises,chaussures,chaussettesetmêmechapeaux,etjefuscontentededécouvrirlaraisond’uneoffreaussisélective. On m’emmena aussi à un match de football australien, que je trouvai vraiment brutal.Jusqu’alors, jene connaissaisque les joueursde football américain, casqués, capitonnés,protégés.Ici,lesjoueursportaientdesshortsetdeschemisetteslàmanchescourtes,sansaucuneprotection.Surlaplage,jevisdesgenscoiffésdebonnetsencaoutchoucattachéssouslementon:cesontlesmaîtresnageurs sauveteurs. Il existe aussiunepatrouille spécialede sauveteursanti-requins. Il est rarequequelqu’unsoitdévoré,maislamenaceestsuffisammentréellepourjustifierunentraînementspécialdeséquipesdesecours.

L’Australieestlecontinentleplussecetleplusplatdumonde.Lesmontagnes,prochesdelacôte,dévientlespluiesversl’océanetlaissentquatre-vingt-dixpourcentdelaterresemi-aride.QuandonvadeSydneyàPerthparavion,onsurvoletroismilledeuxcentskilomètressansvoiruneville.

Monprogrammesanitairem’obligeaàallerdanstouteslesgrandesvillesd’Australie.AuxÉtats-Unis,j’avaisunmicroscopespécialcapabled’analyserdusangtotal,nimodifiénifractionné,etquipermet,àpartird’uneseulegoutte,devisualisernombredecaractéristiqueschimiquesdusangd’unpatient.Cemicroscopeestreliéàunecaméravidéoetàunécran.Lepatients’assiedprèsdumédecin,tous deux voient les globules blancs et les globules rouges, avec les bactéries ou les globules degraisse à l’arrière-plan. Je prélevais un échantillon de sang,montrais son sang au patient, puis jedemandaisauxfumeurs–parexemple–desortirpourfumerunecigarette.Quelquesminutesplustard,jeprélevaisunautreéchantillonetnousobservionsensembleleseffetsd’uneseulecigarette.Ceprocédé,employédansunbutéducatif,esttrèsefficacepourmotiverlesgensetlesdécideràprendreenchargeleursanté.Ilestutilisédansdiversescirconstances,parexemplepourrévéleraupatientletauxélevédesgraissesdanssonsangoulalenteurderéactiondesonsystèmeimmunitaire,puispourluifaireaccepter l’idéedemodifiersaconduite.AuxÉtats-Unis, lesassurancesnecouvrentpaslesmesuresdesantépréventivesetlepatientdoitlespayerdesapoche.Nousespérionsquelesystèmeaustralien serait plus ouvert et mon travail consistait à faire des démonstrations techniques, àimporter des appareils, à vérifier leur bon fonctionnement, à assurer leur entretien, à rédiger lesprotocolesetàformerlesmédecins.C’étaitunprojetexaltantet jepassaidemagnifiquesmomentsdanscepaysduboutdumonde.

Unsamediaprès-midi,jemerendisaumuséedesSciences.Lavisiteguidéeétaitcommentéeparunegrandefemmeauxvêtementscoûteux,quel’Amériquepassionnait.Nousbavardâmesetdevînmes

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bonnesamies.Unjour,ellevoulutquenousdéjeunionsensembleetellemeproposaunpittoresquesalondethéaucentre-ville,fréquentépardesdiseusesdebonneaventure.J’étaisassiseàunetableetcommençaisàm’impatienter,enmedemandantcequi,enmoi,peutbienattirerl’amitiédepersonnestoujours en retard alors que je suis la ponctualitémême.L’heure de la fermeture approchait.Monamieneviendraitplus.Jemepenchaipourramasserlesacquej’avaisposéparterreenarrivant,troisquarts d’heure plus tôt, quand un grand jeune hommemince au teint sombre, habillé de blanc, duturbanauxsandales,s’approchadematable:

—J’ailetempsdevouslireleslignesdelamainmaintenant,medit-ild’unevoixtranquille.—Oh,j’attendaisuneamie,maisjenecroispasqu’ellepourravenir.Jereviendraiuneautrefois.—Quelquefois,touts’arrangepourlemieux,dit-ilenécartantlachaiseplacéeenfacedemoi,de

l’autrecôtédelapetitetableronde.Ils’assit,pritmamain,laretournaetcommençaàparler,maisilneregardaitpasmapaumeetses

yeuxrestaientbraquéssurlesmiens.—C’estladestinéequivousaconduiteici,pasdanscesalondethé,maissurcecontinent.Ici,ily

aquelqu’unquevousavezacceptéde rencontrerpourvotrebienà tousdeux.L’accordaétépasséavantvosnaissances.Enfait,vousaveztousdeuxchoisidenaîtreaumêmeinstant,l’unsurledessusdumondeetl’autreici,auxantipodes.LepacteaétéconcluauplushautniveaudevotreMoiéternel.Vousétiezd’accordpournepasvousrencontreravantquecinquanteansaientpassé.Lemomentestvenu. Quand vous vous rencontrerez, vous vous reconnaîtrez sur-le-champ, vos âmes sereconnaîtront.C’esttoutcequejepuisvousdire.

Il se leva et sortit par une porte qui, je le supposai, menait aux cuisines du restaurant. J’étaisinterloquée.Riendecequ’ilm’avaitditn’avaitdesens,maisilparlaitavecunetelleassurancequej’étaistentéedelecroire.

L’incidentsecompliquaquandmonamiem’eut téléphoné lesoirpours’excuseretm’expliquerpourquoielleavaitmanquénotrerendez-vous.Commejeluiracontaiscequis’étaitpassé,ellesejurade se rendre le lendemain au salonde thépour consulter elle-même le devin.Quelques jours plustard,ellemetéléphonaetsonenthousiasmes’étaitchangéenperplexité.

—Lesalondethén’apasd’hommequipratiquelachiromancie,medit-elle.Chaquejour,ilyaunevoyantedifférente,maistoutessontdesfemmes.Mardidernier,c’étaitRose,etellenelitpasleslignesdelamain,elletirelescartes.Vousêtessûrequevousnevousêtespastrompéed’endroit?

Jesavaisquejen’étaispasfolle.J’aitoujoursconsidérélavoyancecommeunpurdivertissementmaisunechoseétaitsûre:cejeunehommen’étaitpasuneillusion.

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UNERÉUSSITEEXALTANTE

Ilyavaitpourtantunechosedanscepaysquejen’appréciaispas.Ilmesemblaitquesonpeupled’origine, ces indigènes à la peau noire qu’on appelle Aborigènes, étaient toujours frappés dediscrimination.On les traiteunpeucomme lesAméricainsont eux-mêmes traité leurspopulationsautochtones.Leterrainqu’onleurarestituédansl’intérieurducontinentestundésertdesablearideetlarégionduNordn’estforméequedefalaisesaccidentéesetoccupéeparunmaquisrabougri.Lesseuls territoires acceptables considérés encore comme leurs terres sont aussi des parcs nationauxqu’ilsdoiventpartageraveclestouristes.

Jen’aijamaisvud’Aborigèneoccuperunposteofficiel,jen’enaijamaisvusepromenerdanslesrues, accompagné d’enfants en uniformes scolaires. Je n’en ai jamais vu assister le dimanche auxofficesreligieux,bienquej’aieassistéàdiverscultes.Jen’enaipasvunonplus travaillercommecommis d’épicerie, comme manutentionnaires à la poste ou vendeurs dans un magasin. Dans lesbureauxdel’administrationgouvernementale,jen’aivuaucunemployéaborigène.Pasplusquedanslesstationsd’essenceoudanslesfilesd’attentedesrestaurantsfast-food.Ilsembleyenavoirtrèspeu.Onlesaperçoitenvilledanslesbureauxdetourismeainsiquedanslesgrandesfermesd’élevagedebovins et de moutons appartenant à des Australiens où ils travaillent comme aides – appelésjackaroos.Onm’aracontéquequandunfermiers’aperçoitqu’ungrouped’Aborigènesnomadesatué un de ses moutons, il ne porte pas plainte car les indigènes ne prennent que ce dont ils ontabsolumentbesoinpoursenourrir.Etpuis,pourêtretoutàfaitfranc,onlescréditedepouvoirsdereprésaillesquasimentsurnaturels.

Unsoir,jeremarquaiunebandedejeunesmétisaborigènesd’unevingtained’annéesqui,toutensedirigeantverslecentre-ville,versaientdel’essencedansdesboîtesmétalliquespuiseninhalaientlesvapeurs.Ilssedroguaient.Leshydrocarburesetlesdiversessubstanceschimiquesquicomposentl’essence sont nocifs pour la moelle osseuse, le foie, les reins, les glandes surrénales, la moelleépinièreetlesystèmenerveuxcentral.Mais,commetouslesautrestémoinsdelascènecesoir-là,jenefisrien.Jenedisrien,jenetentairienpourarrêterleurjeustupide.Plustard,j’apprisqu’undesjeunesquej’avaisvusétaitmortd’uneintoxicationparleplombetd’insuffisancerespiratoire,etcettemortm’affectaautantquecelled’untrèsvieilami.J’allaimêmeàlamorguevoirlecadavre.J’avaisconsacréma vie à essayer de prévenir lamaladie et par ailleurs ilme semblait que la perte de lacultureetdetoutemotivationpersonnelledevaitavoirjouésonrôledanscejeuaveclamort.Cequimetourmentaitleplusétaitquej’avaisregardécesjeunesgenssansleverlepetitdoigt.

J’interrogeai Geoff, mon nouvel ami australien. C’était un important concessionnaired’automobiles,demonâge,libreet trèsséduisant,unRobertRedfordaustralien.Nousétionssortisplusieursfoisensemblesibienque,pendantundînerauxchandellesaprèsunconcert,jeluidemandaisilescitoyensdelavilleserendaientcomptedecequisepassait.Personnen’essayaitdoncdefairequelquechose?Ilmerépondit:

—Oui,c’esttriste,maisonn’ypeutrien.OnnecomprendpaslesAbos.Cesontdesgensdelabrousse, sauvages, primitifs. Nous leur avons proposé de les éduquer. Pendant des années, les

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missionnairesontessayéde lesconvertir.Autrefois, ilsétaientcannibaleset ilsneveulent toujourspas abandonner leurs coutumes et leurs anciennes croyances. La plupart préfèrent la rigueur dudésert.Ledésertintérieurestunpaysdur,maiscesontlesgenslesplusdursdumonde.Ceuxquisonttiraillésentrelesdeuxculturess’ensortentassezmal.Effectivement,c’estuneracequimeurt.Leurpopulation décline, de par leur propre volonté. Ce sont des illettrés, sans aucune ambition nirecherchedelaréussite.Aprèsdeuxcentsans,ilsnesesonttoujourspasadaptéset,cequiestpire,ilsn’essaientmêmepas.Autravail,onnepeutpascomptersureux,onnepeutpasleurfaireconfiance,ilsseconduisentcommes’ilsétaientincapablesdelirel’heure.Crois-moi,iln’yarienàfairepourlesaider.

Letempspassa,maispasunjournes’écoulasansquejepenseaujeunemort.Jediscutaidemespréoccupationsavecuneprofessionnellede lasantéqui,commemoi,avaitunprojetencours.SontravailimpliquaitdescontactsavecdesvieuxAborigènescarellesedocumentaitsurlesplantesetlesfleurssauvagesquipourraient,scientifiquement,contribueràprévenirouàtraiterdesmaladies.Dansce domaine, les peuples de la brousse ont beaucoup à nous apprendre : ils battent des records delongévité et ne connaissent guère les maladies dégénératives. Cette femme me confirma le peud’effortsfaitspourunevéritableintégration,maiselleétaitdésireusedem’aideretjeprisladécisiond’interveniretd’essayerdefairequelquechose.Quitteàn’êtrequ’unebonnevolontédeplus.

Nous invitâmesvingt-deuxjeunesAborigènessang-mêléàuneréunion.Monamiemeprésenta,puis je parlai de la libre entreprise et d’une organisation pour la jeunesse défavorisée des villesappeléeJuniorAchievement.Sonbutétaitdedonneruneactivitéauxjeunes,parexemplefabriquerunproduit.J’étaisd’accordpourleurapprendrecommentacheterlesmatériauxbruts,créeruneunitédeproduction,fabriquerlesobjets,lescommercialiser,fonderl’entrepriseetenorganiserlagestion.Ilsparurenttrèsintéressés.

Lors de la réunion du lendemain, nous passâmes à l’étape suivante : quel produit fabriquer ?Quand j’étais enfant, mes grands-parents vivaient dans l’Iowa et je me souvenais d’avoir vu magrand-mère relever la fenêtre, prendre un petit grillage mobile et l’adapter dans l’ouverture,ménageantainsiunespacegrillagéd’unetrentainedecentimètresdehauteur.EnAustralie,lamaisonque j’habitais, comme laplupartdesmaisonsdebanlieue,n’avait pasde stores et, commedans cegenrede résidence la climatisationn’est pasdemise, enouvrant la fenêtre, on laisse entrer toutessortesd’insectes.Nousn’avionspasdemoustiques,maisluttionsenpermanencecontreungenredecancrelatsvolants.Lematin,auréveil,jetrouvaissouventsurmonoreillerplusieursbestiolesdecinqcentimètres de longueur, à la carapace noire, et je pensais qu’un treillis métallique serait un bonboucliercontrelesenvahisseurs.

Legroupeadmitquecesécransseraientunbonproduitdelancement.Jeconnaissaisuncouple,auxÉtats-Unis,auqueljepouvaisdemanderdel’aide.Luiétaitingénieurconcepteurdansunegrandesociétéetelleétaitartiste.Si je leurexpliquaispar lettrecequejedésirais, ilspourraientm’établiruneépure.Ellearrivadeuxsemainesplustard.MachèrevieilletanteNola,là-bas,enIowa,offritlesoutienfinancierpourlespremiersachatsdematériauxetledémarrage.Ilnousfallaitunlocal.Lesgarages fermés étaient rares,mais les hangars ouverts nombreux : nous en achetâmes un et nousinstallâmesdoncenpleinair.

Chaque jeuneAborigèneparutseglisser toutnaturellementdans l’emploipour lequel ilétait leplusdoué.L’un se fit comptable, l’autre acheteurdematériaux, le troisièmechoisit de tenir à jourl’inventaire,cequ’ilfitavecfiertéetprécision.Nouseûmesdesspécialistesdanschaquedomaineetmême plusieurs représentants particulièrement doués. Quand je pris mes distances pour observerl’entreprise, ilm’apparutclairementqu’auxyeuxdugroupe,celuiquiseconsacraitaunettoyageet

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auxtravauxd’entretiencomptaitautantpourlaréussiteduprojetquelespersonnesquiassuraientlavente.

Nousavionsdécidédeproposernosgrillagesanti-insectespourdesessaisgratuitsdequelquesjours.Quandnousrevenionsvoirleclient,ilnouspayaits’ilétaitsatisfaitetnousobtenionsalorsengénéralunecommandepouréquipertouteslesfenêtresdelamaison.J’enseignaiaussiaugroupelebon vieux système américain de la cooptation : les clients nous donnaient des noms de personnesauprèsdesquellesdémarcher.

Les jourspassèrent. Je travaillais, j’écrivaisdes textes, jevoyageais, j’enseignais, je faisaisdescauseries. La plupart de mes soirées, je les passais avec les jeunes Noirs. Le groupe de départdemeurait soudé. Son compte en banque s’accroissait rapidement et nous ouvrîmes pour chaquemembreunlivretdecaissed’épargne.

Lors d’unweek-end avecGeoff, je lui expliquai notre projet etmon désir d’aider les jeunes àobtenir leur indépendance financière. Peut-être plus tard ne seraient-ils pas embauchés par uneentreprise,mais qui pourrait les empêcher d’en acheter une s’ils accumulaient assez d’argent ? Jesupposequejemevantaisunpeuenparlantdemacontributionaudéveloppementdeleursensdelavaleurpersonnelle,carGeoffironisa:«C’estbi-ença-a,Yank!»maisànotreentrevuesuivante,ilmeproposaquelques livresd’Histoire et, assisedans sonpatioquidonne sur leplusbeauportdumonde,jelustoutunaprès-midi.

Un des livres citait le révérend George King qui, dans l’Australian Sunday Times du16 décembre 1923, avait écrit : « Les Aborigènes d’Australie constituent, sans nul doute, un typeinférieurdans l’échellede l’humanité. Ilsnepossèdentpasd’histoire traditionnellefiablerelativeàleurspersonnes,àleursactions,àleurorigine;s’ilsétaientaujourd’huibalayésdelasurfacedelaterre,ilsnelaisseraientderrièreeuxaucuneœuvred’artpourtémoignerdeleurexistenceentantquepeuple ; pourtant il semble qu’ils hantaient les immenses plaines australiennes à une époque trèsprécocedel’histoiredumonde.»

Il y avait une citation plus connue de JohnBurless concernant l’attitude de l’Australie blancheenverseux:«J’aiquelquechoseàvousdonnermaisvousn’avezrienquejedésireraisavoir.»

Dansdesrapportsduquatorzièmecongrèsdel’AustralianandNewZealandAssociationfortheAdvancementofScience,onpouvaitlire:

«Leursensdel’odoratestpeudéveloppé.Leurmémoiretrèslimitée.Leursenfantsonttendanceàêtrementeursetpoltrons.Ilssontmoinssensiblesàladouleurquelesracessupérieures.»Dansleslivresd’Histoire,j’apprisquelorsqu’ungarçondevientunhomme,sonpénisestincisé

duscrotumauméataumoyend’uncouteauémousséenpierre,sansanesthésieetsansqu’ilmanifesteaucunedouleur.Poursoninitiation,unsainthommeluifaitsauterunedentdedevantavecunepierre,sonprépuceestservicommedîneràsesparentsmâlesetilestenvoyéseuldansledésert,saignantetterrifié, pour prouver qu’il peut y survivre. L’Histoire disait aussi que les Aborigènes avaient étécannibalesetqu’ilarrivaitauxfemmesdemangerleurbébéetd’ensavourerlesmeilleursmorceaux.Je lus l’histoire dedeux frères : le plus jeune avait poignardé l’aîné à caused’une femme.L’aîné,après avoir lui-même amputé sa jambe gangrenée, creva les yeux de son cadet, puis ils vécurentheureuxensemble.L’unmarchaitàl’aided’uneprothèseenosdekangourou,guidantl’autreauboutd’unlongbâton.L’anecdotefaisaitfrissonner.

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Mais le plus surprenant était une brochure officielle d’information concernant la chirurgieprimitive qui affirme que les Aborigènes, par bonheur, ont un seuil de sensibilité à la douleursupérieurauseuilhumainnormal.

LesAborigènes qui collaboraient àmon projet n’étaient pas des sauvages.On les aurait plutôtcomparésàdejeunesAméricainsdéfavorisés.Ilsvivaientenexclusdansunecommunautéoùplusdelamoitiédesfamillessubsistaientgrâceàdesallocations.Ilsmeparaissaientrésignésauxvêtementsd’occasion,auxboîtesdebièretiède.Detempsàautre,pourtant,l’und’euxréussissait.

Lelundisuivant,deretouràl’atelieroùsefabriquaientlesgrillagesanti-insectes,jecomprisquej’avais sous les yeux une authentique entreprise non compétitive, sans rapport avec nos critèreséconomiquesoccidentaux,etcelamefitvraimentplaisir.

J’interrogeai les jeunes employés sur leur héritage culturel et ils me répondirent que lessignificationstribalesétaientperduesdepuislongtemps.Quelques-unsd’entreeuxsesouvenaientdeshistoiresque leursgrands-parents leur racontaientsur lavieà l’époqueoùseule la raceaborigèneoccupait le continent. Il y avait alors, entre autres, les tribus du peuple de l’eau salée, du peupleÉmeu ; mais ils ne voulaient plus qu’on leur rappelle leur peau noire et la différence qu’ellereprésente.Ilsespéraientépouserunejeunefilleàlapeauplusclaireetsouhaitaientqueleursenfantsfinissentpars’intégrer.

Notre entreprise était une telle réussite que je ne fus pas surprise de recevoir un jour un appeltéléphoniquem’invitant à assister à une réunion d’Aborigènes à l’autre bout du continent. L’appelprécisaitqueceneseraitpasuneréunionquelconque,maisqu’elleauraitlieupourmoi.

—Jevousenprie,arrangez-vouspourvenir,meditlavoixindigène.J’achetaidesvêtementsneufs,prisunbillet(d’avionalleretretour,fismesréservationsd’hôtel.

J’annonçai aux personnes avec lesquelles je travaillais que je serais absente quelque temps etexpliquail’extraordinaireconvocation.JefispartdemasurexcitationàGeoff,àmalogeuseet,parlettre,àmafille.Jeconsidéraiscommeunhonneurquedesgens,desiloin,aiententenduparlerdenotreprojetettiennentàexprimerleurreconnaissance.

—Letransportdel’hôtelaulieuderéunionseraassuré,medit-on.Onpasseraitmeprendreàmidi.Àl’évidence,ceseraitundéjeunerhonorifiqueetc’estpourquoi

lorsqueOootavintmechercher,àmidipile,jemedemandaiquellesortedemenumeseraitservi.

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LEBANQUET

L’incroyableremèdeobtenuenchauffantdesfeuillesetenrecueillantlerésiduhuileuxfaisaitsoneffetsurmespiedsendolorisetmonsoulagementfuttelquejepusdenouveauenvisagerdemetenirdebout.Unpeuplus loin, surmadroite, des femmesdisposées en ligneparaissaient très affairées.Elles ramassaientdegrandes feuilles tandisqu’avecun longbâtonà fouir l’uned’elles sondait lesbroussaillesetlesarbresmorts.Uneautreramassaunepoignéedequelquechoseetladéposasurunefeuille,puiselleposauneautrefeuillepar-dessusetlepaquetfutdonnéàunemessagèrequiallaledéposersurlesbraises.J’étaisintriguée.C’étaitnotrepremierrepasensembleetsansdoutepréparait-oncefameuxmenuquiexcitaitmacuriositédepuisdessemaines.Jem’approchaienclopinantpourvoirdeplusprèsetnepusencroiremesyeux:lafemmeavaitlecreuxdelamainpleindegrosversblancsgrouillants.

Jepoussaiungrossoupir.J’avaisperdulecomptedunombredefoisoù,durantlajournée,j’étaisrestéemuettedesurprise.Unechoseétaitsûre:jamaisjen’auraisfaimaupointdemangerunver!Maispeut-onjamaisdire«jamais»?Depuiscejour,c’estunmotquejem’efforcederayerdemonvocabulaire. Il y a des choses que je préfère et d’autres que j’évite, mais nul n’est à l’abri del’imprévisible,etpuis,«jamais»vousengagepourvraimenttrès,trèslongtemps…

Les soirées en compagnie des membres de la tribu étaient un vrai plaisir. Ils racontaient deshistoires,chantaient,dansaient,jouaientàdifférentsjeux,bavardaiententêteàtête.C’étaitunmomentdepartage.Enattendantquelerepassoitprêt,ilss’activaient,semassantmutuellementlesépaules,ledosetmêmelecuirchevelu.Jelesvismanipulercousetcolonnesvertébraleset,plustard,aucoursdu voyage, nous échangeâmes nos techniques. Je leur enseignai la méthode américaine demanipulationvertébrale,etilsm’apprirentlesleurs.

Cepremierjour,jenevisdéballernibol,niplat,niassiette.Mesprévisionsétaientjustes:c’étaitunrepasàlabonnefranquette,dustylepique-nique.Onretiradesbraiseslespaquetsdefeuilles,mapartmefutapportéeavecdesprécautionsd’infirmière.J’observaimescompagnonsquidépliaientlesfeuilles et prenaient le contenu avec les doigts.Dansmamain,mon plat était chaud,mais rien nebougeait.Jedusrassemblertoutmoncouragepourregarder:lesversavaientdisparuou,dumoins,changéd’aspect.Cemagmabrunâtreévoquaitplutôtdescacahuètesgrilléesoude lacouenne.«Jecrois que je peux avaler ça »,me dis-je, ce que je fis. Et c’était bon ! J’ignorais, alors, que cettecuissonpousséeavaitétéréaliséespécialementàmonintention.

Ce soir-là, j’appris quemon travail avec lesAborigènes des banlieues était connu. Ces jeunesmétisn’étaientpasdesangpuretn’appartenaientpasàlamêmetribu,maismontravailprouvaitlasincéritédemasollicitude.Ilsm’avaientenquelquesorteconvoquéeparcequ’illeuravaitsembléquej’avais besoin d’aide. Mes intentions étaient pures, mais le problème était, comme ils l’avaientconstaté, que je ne comprenais ni la culture aborigène ni, à fortiori, les règles de cette tribu. Lescérémonieseffectuéesdurantlajournéeétaientdesépreuves.Onm’avaitjugéedigned’êtreacceptéeet d’apprendre ce qu’étaient les vraies relations de l’homme avec l’univers dans lequel il vit, etl’univers au-delà, la dimension d’où nous venons et où nous retournons tous. J’allaisme trouver

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confrontéeàmaproprefaçond’êtreaumonde,etdevoirlacomprendre.Assise, les pieds emmaillotés dans leur précieux pansement de feuilles, j’écoutais Ooota

m’expliquerquelleexceptioncelareprésentaitpourlesnomadesdudésertquedemarcheravecmoi.Ilsmepermettaientdepartager leurvie. Jusqu’alors, jamais ilsn’avaient frayé,oumêmeenvisagéunerelationquelconque,avecunBlanc.Envérité,ilsévitaientlesBlancsdepuistoujours.Touteslesautres tribus d’Australie s’étaient soumises aux lois du gouvernement blanc mais eux étaient lesderniers insoumis.Engénéral, ilssedéplaçaientparfamillesdesixàdixpersonnes,mais,pourcevoyage,ilss’étaientregroupés.

Ooota dit quelque chose et les membres du groupe me parlèrent l’un après l’autre. Ilsm’indiquaient leur nom : des mots difficiles à retenir mais qui heureusement, avaient un sens,contrairement à nos prénoms occidentaux, si bien que je pouvais relier chaque personne à lasignificationde sonnompourmieuxm’en souvenir.À lanaissance, l’enfant reçoit unnom,mais,lorsqu’il grandit, ce nom peut se révéler inadapté et chacun peut se choisir une référence mieuxappropriée.Unnompeut changerplusieurs foisdans le coursd’uneexistence, car la sagessed’unindividu,sacréativitéetsesbutsseprécisentetseclarifientavecletemps.Dansnotregroupe,nousavions entre autres Conteuse-d’Histoires, Faiseur-d’Outils, Gardeuse-des-Secrets, Maîtresse-de-CoutureetGrande-Musique.

Àlafin,Oootamedésignadudoigtet,s’adressantàchaquemembredugroupe,ilrépétalemêmemot.Jepensaid’abordqu’il tentaitdeprononcermonprénom,puisqu’aucontraire ils’agissaitdemonnomdefamille.

Cen’étaitnil’unnil’autreetlemotutilisécesoir-làetquidésormaismedésigneraittoutaulongdu voyage était «Mutante ». Je ne compris pas pourquoi Ooota, leur interprète, leur apprenait àprononceruntermeaussiétrange.Pourmoi,lamutationestunemodificationaffectantunestructurefondamentale, si bienque la forme résultanten’est plus semblable à la formeoriginale.Mais à cestade,celan’avait réellementpasd’importance,carcette journée toutentièreetmêmetoutemaviebaignaientdanslaplustotaleconfusion.

Oootam’expliqua que, dans certaines nations aborigènes, on n’utilise qu’environ huit noms entout,unpeucommeunsystèmedenumération.Tousceuxde lamêmegénérationetdemêmesexesontconsidéréscommeayantlesmêmesliensdeparenté,sibienquechacunaplusieursmères,pères,frères,etc.

Lanuittombaitetjedemandaiquelleétaitlaméthodeusuelleemployéepoursesoulager.Quandonm’expliquaqu’ilfallaits’éloignerunpeudansledésert,creuseruntroudanslesable,s’accroupirpuisrecouvrirdesableletrouetsoncontenu,jeregrettaidenepasavoirmieuxobservélechatdema fille,Zuke.Onmeconseillade faire attention aux serpents, qui s’activentdavantage lorsque lachaleurtombe,avantquenes’abattelafroideurdelanuit.J’eusdesvisionsdecréaturesvenimeusesauxyeuxméchantsetàlalanguefourchueréveilléesparmesactivitésetjaillissantdusablesousmonnez.PendantmesvoyagesenEurope, jen’avaiscessédemeplaindredelaqualitéépouvantabledupapiertoilette.EnAmériqueduSud,j’avaisemportélemien.Ici,l’absencedepapierétaitlecadetdemessoucis.

Quandjeretrouvailegroupeaprèsmonaventuredansledésert,nouspartageâmesunsachetdethé de pierre, qui se prépare en laissant tomber des pierres chaudes dans un récipient d’eau. Lerécipientétaitàl’origineunevessied’animal.Desplantessauvagesfurentajoutéesàlaprécieuseeauchaudeetmisesàinfuser,puisnousnouspassâmeslerécipientdemainenmain.C’étaitdélicieux.

Ce thé de pierre est réservé aux grandes occasions, par exemple mes premiers pas avec les

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marcheurs du désert. Les membres du groupe se rendaient compte des difficultés que j’avaiséprouvées, sans chaussures, sans aide, sans moyen de transport. Les plantes ajoutées dans l’eaun’avaientpaspourobjetdevarierlemenuoudeservirderemèdeoud’aliment.Cethépartagéétaitune célébration, une façon de reconnaître la réussite du groupe. Je ne m’étais pas effondrée, jen’avaispasdemandéàêtreramenéeenville,jen’avaispaspleuré.Toussentaientquej’acceptaisderecevoirleuresprit.

Chacun se préparaun emplacement sur le sable et alla prélever dans le ballot unepeau roulée.Toutelasoirée,unevieillefemmem’avaitfixée,sonvisageexprimantunesortederéticence.

—Quepense-t-elle?demandai-jeàOoota.—Quetuasperdutonodeurdefleuretquetuessansdouteuneextraterrestre.Jesouris,ellemetenditmapeau.Elles’appelaitMaîtresse-de-Couture.—C’estdudingo,meditOoota.Jesavaisqueledingoestunchiensauvageaustralienquiressembleaucoyoteouauloup.—Çasertàtout.Tupeuxétalerlapeauparterresoustoi,outecouvriravec,oularoulersousta

tête.«Merveilleux,medis-je.Ilnemerestequ’àchoisirlessoixantecentimètresdemonanatomieque

jeveuxmettreàl’abri.»Jechoisisdemeservirdelapeaucommebarrièrecontrelescréaturesrampantesquej’imaginais

toutesproches.Ilyavaitdesannéesquejen’avaispasdormiparterre.Enfant,jepassaisdesheuressur un grand rocher plat du désert deMojave, enCalifornie.Nous habitionsBarstow et la grandeattraction locale était un grand tertre, appelé la collineB. Souvent, l’été,munie d’une bouteille desoda à l’orange et d’un sandwich au beurre de cacahuètes, je gravissais la colline. Je mangeaistoujourssur lemêmerocherplat,puis jem’allongeaissur ledospourobserver lesnuageset leurtrouver des formes.Mon enfance me paraissait lointaine, mais j’avais l’impression que c’était lemêmeciel. Je croisque jen’avaispas fait très attention aux étoilespendant toutes ces années.Au-dessusdemois’étendaitunevoûtebleucobaltcloutéed’argentetjevoyaisnettementlaCroixduSud,quiestreprésentéesurledrapeauaustralien.

Allongée,jeréfléchisàmonaventure.Commentpourrais-jejamaisdécrirecequim’étaitarrivé!Uneportes’étaitouverteetj’étaisentréedansunmondequi,jusqu’alors,n’existaitpaspourmoi.Cen’étaitcertespasunmondedeluxe.J’avaisvécudansbiendesendroitsetvoyagédansdenombreuxpays,partouslesmoyensdetransportpossibles,maisjamaisriendecomparablenem’étaitarrivé.Jemedisquetoutallaitsansdoutes’arranger.

Lelendemain,jeleurexpliqueraisquecettejournéem’avaitpermisd’apprécierleurculture.MespiedssupporteraientletrajetderetourverslaJeep,peut-êtreaveclesecoursdeleurpommade,parcequ’elleétaitvraimentefficace.Unéchantillonde leur styledeviemesuffisait.Maisaujourd’hui, àpartlatorturedemespieds,çanes’étaitpassimalpassé.

Toutaufonddemoi,j’éprouvaisunegrandereconnaissancepourenavoirapprisunpeuplussurlafaçondontviventd’autresêtreshumains.Jecommençaisàcomprendreque,danslecœurhumain,circuleautrechosequedusang.Jefermailesyeuxetadressaiunsilencieux«merci»àlaPuissance,toutlà-haut.

Àl’autreextrémitéducampement,quelqu’unditquelquechose.Cefutreprisparuneautrevoix,puis encore une autre. Couchés, mes compagnons se passaient le mot, qui circulait de bouche en

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bouche.Àlafin,laphraseparvintàOootadontlematelasétaitprochedumien.Ilsetournaversmoietdit:

—Iln’yapasdequoi.Tueslabienvenue.C’étaitvraimentunebellejournée.Cetteréponseàmesmotssilencieuxmemédusa,maisjerépétai«merci»,cettefoisàhautevoix,

etj’ajoutai:—Merciàvoustous.

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7

QU’EST-CEQUELAPROTECTIONSOCIALE?

Lebruitm’éveilla avant le leverdu soleil.Mescompagnons rassemblaient lesobjetsutilisés laveilleausoir.Onmeditqu’ilallaitfaireencorepluschaud,sibienquenousmarcherionsplutôtdanslafraîcheurdupetitjour,puisquetousnousreposerionsetterminerionsnotremarchelesoir.Jepliaimapeaudedingoet la tendisà l’hommequi faisait lesballots. Il laissait lespeauxaccessiblescardurant lesheures chaudes, il nous faudrait construireunwiltja,un abri de brousse temporaire, ouutilisernospeauxdecouchagepournousprocurerdel’ombre.

Lesanimaux,pourlaplupart,n’aimentpaslesoleilaveuglant,etseulsleslézards,lesaraignéesetlesmouchesdudésert s’activent allégrement à plusde38 °C.Même les serpents s’enfouissent parfortechaleur, sinon ils sedéshydratentetmeurent. Ils sontparfoisdifficilesà repérercar, ennousentendantapprocher, ilssortent justelatêtedusablepourlocaliserlasourcedesvibrations.Jesuiscontented’avoirignoréàl’époquequ’ilexistedeuxcentsespècesdeserpentsenAustralie,dontplusdesoixante-dixvenimeuses.

Cepremierjour,jefusinitiéeauxrelationsquelesAborigènesontétabliesaveclanature.Avantdeleverlecamp,nousformâmesundemi-cercle,faceàl’est.L’Anciendelatribuseplaçaaumilieuet chanta. Tous les autres claquaient des mains, tapaient des pieds ou se frappaient les cuisses encadence.Celaduraunequinzainedeminutes.C’estlaroutinematinaleetcemomentcomptebeaucoupdans laviecommune.Onpeutappelercelaprière, recherched’uncentre, fixationd’unobjectif.LeVraiPeuplecroitquetoutcequiexistesurlaplanèteasaraisond’être.Toutestjustifié,toutaunbut.Iln’yapasdecapricesdusort,debizarreries,d’accidents.Iln’yaquedesconceptionserronées,desmystèresquinesontpasencorerévélésauxmortels.

La justification du royaume végétal est de nourrir les animaux et les hommes, de fixer le sol,d’accroîtrelabeauté,d’équilibrerl’atmosphère.Onm’expliquaquelesplantesetlesarbreschantenten silencepour les humains et qu’ils nousdemandent en échangede chanter pour eux.Mon espritscientifique,aussitôt,traduisitcelaenéchangesgazeuxassurésparlanatureentrel’oxygèneetlegazcarbonique.Lajustificationprincipaledel’animaln’estpasdenourrirleshommes,maisilyconsentencasdenécessité.Sonbutestd’équilibrerl’atmosphère,d’êtreuncompagnonetunéducateurparl’exemple.C’estpourquoi,chaquematin,latribuadresseunmessageouunepenséeauxanimauxetauxplantesquisetrouverontsursonchemin.Cemessagedit:«Nouscroiseronstonchemin.Nousvenonshonorer lebutde tonexistence.»Auxplantesetauxanimauxdes’arrangerentreeuxpourdésignerceluiquiserachoisi.

Le Vrai Peuple ne manque jamais de nourriture. L’univers répond toujours à sa silencieuserequête.Lesmembresdelatribucroientquelemondeestunlieud’abondanceet,toutcommevousetmoinousréunissonspourentendreunpianistejouerethonoronsletalentetlafinalitédel’artiste,ilsfontdemêmeenverstoutcequiexistedanslanature.Quandunserpentcroisaitnotrechemin,ilsetrouvait évidemment là pour notre dîner. La nourriture quotidienne occupait une place importantedans notre célébration du soir. J’appris que l’apparition de cette nourriture n’allait pas de soi.Oncommençaitpar lademander,ons’attendaitàcequ’ellesemanifesteetellesemanifestait,maison

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l’accueillaittoujoursavecgratitudeetunesincèrereconnaissance.Les membres de la tribu commencent toujours un nouveau jour en remerciant l’Un pour la

journée, pour eux-mêmes, pour leurs amis et pour le monde. Il arrive que quelqu’un demandequelquechosedeprécis,maisalorsilajoutetoujours«sic’estpourmonplusgrandbienetlebiendetoutevie».

Aprèsnotreréuniondumatin,jevoulusdemanderàOootademerameneràlaJeep,maisjenel’aperçusnullepartetjedusmerésigneràuneautrejournéedemarche.

Latribunetransportepasdenourriture,neplanterien,neparticipeàaucunerécolte.Elleparcourtl’étincelantdésertintérieurensachantquechaquejourellerecevralesdonsgénéreuxdel’univers.Etl’universneladéçoitjamais.

Lepremierjour,nousneprîmespasdepetitdéjeuner,etils’avéraquec’étaitl’habitude.Parfois,nousprenionsnotrerepaslesoir;mais,laplupartdutemps,nousmangionsquandlanourritureseprésentait,quellequefûtlapositiondusoleil.Biendesfois,nousmangeâmesunmorceauiciet là,sansfairedevéritablerepas.

Nous transportions plusieurs vessies pleines d’eau. Je sais que l’homme est composé de 70%d’eauetqu’illuienfautaumoinsquatrelitresparjourdanslesconditionsidéales.Jeremarquaiqueles besoins des Aborigènes étaient moindres, et qu’ils buvaient moins que moi. Leurs corpsparaissaient utiliser l’humidité des aliments aumaximum.LesAborigènes sont convaincus que lesMutantssedroguentavecbeaucoupdesubstancesetquel’eauestunedeleursdrogues.

Nousutilisions l’eaupourmettreà trempercequiparaissaitêtredesbrinsd’herbedesséchéeetmorte et, l’heure des repas, ces brindilles brunâtres ressortaient de l’eau miraculeusementtransforméesenbâtonnetsquiressemblaientàdesbranchesdecélerifrais.

Lesmembresdelatribusavaienttrouverdel’eaulàoùn’existaitaucunetraced’humidité.Parfois,ils se couchaient sur le sable et entendaient l’eau en dessous ou, paumes tournées vers le sol, ilsauscultaient la terre pour localiser l’eau. Ils enfonçaient de longs roseaux creux dans le sable,aspiraientetamorçaientainsiunemini-fontaine;l’eauétaitsablonneuseetcolorée,maisfraîche,etsongoûtétaitpur.Ilsdevinaientdeloinlaprésencedel’eauenobservantlesbrumesdechaleur,ilspouvaientmêmesentir sonodeurdans labrise.Maintenant, je saispourquoi tantdevoyageursquipartent,explorerledésertintérieurmeurentsirapidement;ilfautlesconnaissancesdesautochtonespourysurvivre.

Onm’expliquacommentfairepourpuiserdel’eaudansunecrevasserocheusesanseffrayerlesanimauxencontaminantlazoneavecmonodeurhumaine.Aprèstout,c’estaussileureauetilsyontdroit tout autant que nous. La tribu ne prenait jamais toute l’eau, quel que soit le niveau de sesréserves.À chaque point d’eau, nous allions nous désaltérer à un endroit précis, et chaque espèceanimale obéit à ce schéma. Seuls les oiseaux, ignorants de cette loi, se sentent partout chez eux,boivent,s’éclaboussentetfientententouteliberté.

Rien qu’en examinant le sol, les membres de la tribu savent quelles créatures se trouvent àproximité.Toutenfant, ils apprennentàobserveret à reconnaîtreaupremiercoupd’œil les tracesimpriméessurlesableparlescréaturesquimarchent,quibondissentouquirampent.

Ilssontsihabituésàvoirlesempreintesdepasdeleurscompagnonsqu’ilspeuventnonseulementenidentifierl’auteur,maisdired’aprèslalongueurdel’enjambéesicelui-cisesentenformeouestmalade.Lamoindredéviationdel’empreintepeutleurrévélerladestinationprobabledumarcheur.Leursperceptionssedéveloppentbiendavantagequecellesdessujetsappartenantàd’autrescultures.

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L’ouïe,lavue,l’odoratsemblentatteindrechezeuxundegrésurhumainet,poureux,lesempreintesémettentdesvibrationsplusrévélatricesencorequeleurconfigurationsurlesable.J’apprisplustardqueleschasseursaborigènesdevinentd’aprèslestracesdepneusdansledésertquelleétaitlavitesseetletypeduvéhicule,lejouretl’heuredesonpassageetmêmelenombredesespassagers.

Les jours suivants, nous mangeâmes des bulbes, des tubercules et d’autres légumes-racinesressemblantàdespommesdeterreouàdesignames.Mescompagnonsrepéraientuneplantebonneàrécoltersansavoiràl’arracher.Ilsdéplaçaientleursmainsau-dessusdesplantesetdisaient:«Celle-cipousse,maisellen’estpasprête»ou«Oui,celle-làestdisposéeàenfanter.»Pourmoi,touteslestigesseressemblaient,sibienqu’aprèsenavoirarrachéplusieursetavoirregardémescompagnonslesreplanter,jepréféraisattendrequ’onmeliselesquellesprendre.Onm’expliquaquetouslesêtreshumainspossèdentcedondesourcier,maisque,commemasociétén’encouragepaslesgensàtenircomptedeleursintuitionsetmêmelesdésapprouveenlesqualifiantdesurnaturelleset,parfois,dediaboliques, il fallait que je m’entraîne pour réapprendre ce qui est inné. Finalement, mescompagnonsm’enseignèrentàdevinersiuneplanteestbonneenluidemandantsielleestdisposéeàêtre honorée pour la finalité de son existence. Après avoir demandé la permission à l’univers, jedéplaçais la paume au-dessus de la plante. Parfois, je sentais une chaleur et parfois mes doigtsparaissaient animés de mouvements incontrôlables quand ils se trouvaient au-dessus de végétauxparvenus àmaturité. Je sentis alorsque j’avais fait un trèsgrandpasversmonacceptationpar lesmembresdelatribu.Celasignifiaitquej’étaismoinslerésultatd’unemutation,etdevenaispeut-êtreunpeuplus«réelle».

Nous ne déterrions jamais tout un carré de plantes : nous en laissions suffisamment pour unenouvellepousse.Lesmembresdelatribuontuneconscienceaiguëdecequ’ilsappellentlechant,oules sons non exprimés, de la terre. Ils perçoivent l’énergie de l’environnement, la décodent, puisagissent consciemment, presque comme s’ils possédaientunpetit récepteur céleste traversépar lesmessagesdel’univers.

L’un des premiers jours, nous traversâmes un lac asséché à la surface sillonnée de largescrevasses irrégulières aux lèvres ondulées. Des femmes grattèrent l’argile blanche qui, plus tard,seraitbroyéepourfabriquerdelapeinture.Ellesportaientdelongsbâtonsqu’ellesenfoncèrentdansl’argiledurcie.Àunmètredeprofondeur, elles trouvèrentde l’humiditéd’oùellesextirpèrentdespetitsglobesdeboue.Àmagrandesurprise,lesboulesdébarrasséesdeleurganguecontenaientdescrapauds,quiéchappentà ladéshydratationens’enterrant.Rôtie, leurchairencorehumideavaitungoûtdeblancdepoulet.Lesmoissuivants,nousvîmessematérialiserainsidevantnoustoutunchoixde nourriture que nous honorions par notre célébration quotidienne de la vie universelle. Nousmangeâmes du kangourou, du cheval sauvage, du lézard, des serpents, des insectes, des larves detoutes formes et de toutes couleurs, des fourmis, des termites, des fourmiliers, des oiseaux, dupoisson,desgraines,desnoix,desfruitsfrais,toutessortesdeplantestropnombreusespourpouvoirêtreénumérées,etmêmeducrocodile.

Lepremiermatin,unefemmes’approchademoi.Elleôtaletortilloncrasseuxquiluientouraitlatêteet, soulevantmes longscheveux,elleme fitunenouvellecoiffure relevéequ’elle fixaaveccechiffon.C’étaitFemme-des-Esprits.Jenecomprispasàquoiouàquielleétaitspirituellementliée,maisquandnousfûmesdevenuesamies,jedécidaiquec’étaitàmoi.

Je perdis le compte des jours, des semaines, du temps lui-même et renonçai à essayer dedemanderqu’onmeramèneàlaJeep.Celameparaissaitfutile,carquelquechosed’autresemblaitsemettre en place.Mes compagnons avaient un plan,mais, à ce stade, il nem’était pas permis de leconnaître.Sanscesse,mesforces,mesréactions,mescroyancesétaientmisesàl’épreuve.Pourquoi,

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jel’ignorais,etjemedemandaisquelsrésultatsétaientenregistrés.Certainsjours,lesableétaitsichaudquej’entendaislittéralementmespiedsgrésiller,commedes

hamburgersdansunepoêle.Mesampoulesséchèrent,durcirentetunesortedesabotcommençaàseformer.

Avecletemps,monénergiephysiques’accrutdefaçonétonnante.Sansalimentslematinetàmidi,j’apprenais àmenourrir du spectacle. Je regardais les diverses espècesde reptiles, les insectes autravail,jedécouvraisdesformescachéesdanslespierresetleboissec.

Mes compagnonsmedésignaient les lieux sacrés dans le désert. Il semblait que tout était sacrépour eux : des amoncellements de rochers, des collines, des ravins, des cuvettes asséchées. Desfrontièresinvisiblesdélimitaientlesterritoiresdesanciennestribus.Legroupemesuraitlesdistancesen chantant des chansons aux rythmes spécifiques qui avaient jusqu’à cent couplets. Chaque mot,chaquepauseétaientcalculés.Onnepouvaitniimprovisernioublierunvers;celaauraitfaussélamesuredutemps.Enfait,latribuchantaittoutaulongd’undéplacementd’unlieuàl’autre.Jepeuxcomparerceschants-itinérairesàuneméthodedemesuremiseaupointparunamiaveugle.

LesAborigènesontrefusétoutlangageécritparceque,seloneux,l’écritureaffaiblitlapuissancedelamémoire.Sivousexigezbeaucoupdevotremémoire,vousluiconservezunniveauoptimal.

Jour après jour, le ciel restait d’un bleu pastel aux innombrables nuances, sans un nuage.L’étincelantelumièredemidiricochaitenserenforçantsurlesablescintillantetmesyeuxdevinrentlesportesd’entréed’untorrentdevisions.

Jecessaideprendrecommeallantdesoimacapacitéderécupérationaprèsunenuitdesommeil,le soulagement apporté à ma gorge par quelques gorgées d’eau, les goûts innombrables sur malangue, du salé à l’amer, et je commençai à les apprécier davantage. J’avais vécu jusque-là aveccertaines obsessions : garder mon emploi, me garantir contre l’inflation, acquérir une maison,économiser pourma retraite. Ici, notre seule sécurité était l’indubitable cycle qui reliait l’aube aucoucherdusoleil.C’estpourquoij’étaisétonnéedeconstaterquecetterace,quiestlaplusprivéedesécuritéaumonde,nesouffrenid’ulcères,nid’hypertension,nidesmaladiescardio-vasculairesliéesaustress.

Jecommençaiàvoirlabeautéetl’unicitédelaviedanslesspectacleslesplusétranges:unniddeserpentspasplusgrosquemonpouce,deuxcentspeut-être,s’entretissantetsedénouantcommeunefrisemobilesurleflancd’unvaseantique.J’aitoujoursdétestélesserpents.Maisdésormais,jelesvoyais comme une nécessité pour l’équilibre de la nature et la survie de notre groupe itinérant,commedescréaturessidifficilesàaimerqu’onleuradonnéuneplacedansl’artetdanslareligion.Je ne pouvais imaginer qu’un jour je mangerais de la chair de serpent fumé et encoremoins duserpentcru,mais,lemomentvenu,jelefis.J’apprisàapprécierlaprécieusehumiditéd’unaliment,quelqu’ilfût.

Aufildesmois,nousrencontrâmesdesconditionsmétéorologiquesextrêmes.Lapremièrenuit,j’utilisai ma peau de dingo comme matelas, mais, par les nuits froides, je m’en servais commecouverture.Laplupartdemescompagnonscouchaientblottisdanslesbraslesunsdesautres.Ilssefiaientdavantageàlachaleurhumainequ’aufeuproche.Parlesnuitstrèsfroides,nousallumionsdenombreux feux.Autrefois, desdingos apprivoisés sedéplaçaient avec la tribu : ils chassaient pourelle,semontraientdebonscompagnonsettenaientchaudlanuit,d’oùl’expression:«nuitdestroischiens.»

Certains soirs, nous nous allongions par terre en formant un cercle, ce qui nous permettait demieux nous couvrir et de transmettre la chaleur corporelle plus efficacement.Nous creusions des

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tranchéesdanslesable,étalionsunlitdebraisesaufond,dusablepar-dessus.Lamoitiédespeauxyétait disposée sous les corps, l’autremoitié par-dessus. Deux personnes s’installaient dans chaquetranchée,touslespiedssetouchaientaucentre.

Je me revois, le menton calé dans les paumes pour mieux contempler l’immensité du ciel. Jepercevaisautourdemoil’essencedecepeupleadmirable,pur,innocent,aimant.Cecercled’âmes,cemotifenformedefleuraveclespetitsfeuxséparantlesgroupesdedeuxcorps,devait,vuducosmos,être unmerveilleux spectacle. Les corps n’étaient en contact que par les orteils,mais, comme lesjours passaient, je me rendais compte que les consciences étaient depuis toujours reliées à laconsciencedel’humanité.

Je commençais à comprendre pourquoi ils croyaient si sincèrement que j’étais uneMutante etj’éprouvaisunegratitudetoutaussisincèrepourl’occasionquim’étaitdonnéedem’éveiller.

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TÉLÉPHONESANSFIL

Lajournéecommençacommelesautresetjenepressentisriendecequim’étaitréservé.Seulfaitexceptionnel, nous prîmes un petit déjeuner. La veille, sur la piste, nous étions passés près d’unemeuleàgrain.C’étaitungros rocherovaleet très lourd, trop lourdà transporter, sibienqu’on lelaissaitlà,àladispositiondesvoyageursassezchanceuxpouravoirdugrainàmoudre.Lesfemmesavaient réduit des tiges en fine poudre qu’elles avaientmélangée avec une herbe à goût salé et del’eau,pourfairedesgalettesquiressemblaientàdespetitescrêpes.

Durant notre prière matinale, face à l’est, nous remerciâmes pour toutes ces bénédictions etadressâmesnotremessagequotidienauroyaumedelanourriture.Unjeunehommevintseplaceraucentredugroupeetparla.Onm’expliquaqu’ils’offraitpourunetâchespécialecejour-làetilquittalecampementtrèstôt,nousprécédantsurnotreroute.

Nousmarchionsdepuisplusieursheuresquand l’Anciens’arrêtaets’agenouilla.Tout lemondel’entouratandisqu’ilrestaitàgenoux,oscillantdoucement,lesbrasétendusdevantlui.JedemandaiàOoota ce qui se passait, mais il me fit signe de me taire. Personne ne parlait, les visages étaientattentifs.ÀlafinOootasetournaversmoietmeditquelejeuneéclaireurnousenvoyaitunmessagedemandantlapermissiondecouperlaqueuedukangourouqu’ilvenaitdetuer.

Je compris alors pourquoi le groupe était tellement silencieux toute la journée quand nousmarchions : la tribucommuniquait laplupartdutempspar télépathie.Onn’entendait rien,maisdesmessagess’échangeaiententredesgensàtrente-cinqkilomètresdedistance.Commec’étaitlecasencemomentmême.

—Pourquoiveut-illuicouperlaqueue?demandai-je.— Parce que c’est la partie la plus lourde du kangourou et qu’il est tropmalade pour porter

facilementl’animalquiestplusgrandquelui.Ilnousditqu’ilabudel’eaupolluéeetquesoncorpsestchaud.Desperlesdeliquideluicoulentsurlevisage.

Uneréponsefutenvoyéepartélépathie.Oootam’annonçaquenousfaisionshalteetdesmembresdugroupecreusèrentunefosseassezgrandepouraccueillirl’animal,tandisqued’autrespréparaientdesremèdesàbasedeplantesselonlesinstructionsd’Homme-DocteuretdeFemme-Guérisseuse.

Plusieursheuresplustard,lejeunehommearrivaaucampement,chargédel’énormekangourouprivédesaqueue.Ilavaitétévidéetl’ouvertureétaitmaintenueouvertepardesbâtonspointus.Lesentrailles, dévidées, servaient de cordes pour lier les quatre pattes. Le jeune homme portait cescinquantekilosdeviandesur la têteet lesépaules.Il transpiraitetavait l’airmalade.Jeregardai latribus’activer,tantpourlesoignerquepourfairelacuisine.

L’animal fut toutd’abordprésenté aux flammeset uneodeurdepoils carbonisés sedégagea etstagna dans l’air comme le brouillard à Los Angeles. La tête fut coupée, les pattes brisées et lestendonsprélevés.Lecorps fut ensuitedescendudans la fosse tapisséedebraises.Dansuncoin, aufond, on déposa un petit récipient rempli d’eau dans lequel était enfoncé un roseau dont l’autreextrémitédépassaitàl’extérieur.Puisdesbroussaillesfurententasséessurlekangourou.Detempsen

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temps, lechefcuisinierplongeaitdans lafuméeet,ensoufflantdans leroseau,pulvérisaitde l’eausouslasurface.Aussitôt,unnuagedevapeursedégageait.

Aumomentdurepas,plusieursheuresplus tard,seuleuneépaisseurdequelquescentimètresdeviandeétaitcuite,lerestebaignaitdanslesang.

J’expliquaiquejepouvaispiquermapartsurunebaguette,commeunesaucisse,pourlacuire.Pasdeproblème!Onmefabriquavitelafourchetteadéquate.

Pendantcetemps,lejeunechasseurrecevaitdessoins.Toutd’abord,ilbutuneinfusiondeplantes,puis ses soigneurs lui enveloppèrent les pieds avec du sable frais extrait d’un trou profond. Onm’expliqua que si la chaleur de la tête pouvait être attirée vers la partie inférieure du corps, latempérature corporelle se rééquilibrerait sans doute. Cette explication me parut étrange, mais lamanœuvreréussitetlafièvrebaissa.Lesplanteseurentaussiuneactionbénéfiqueenempêchantlesdouleursabdominalesetladiarrhée,symptômeshabituelsdugenred’intoxicationdontsouffraitcethomme.

Ce fut réellement extraordinaire et, si je n’avais pas assisté à la scène, j’aurais eu dumal à ycroire,surtoutàlacommunicationpartélépathie.JemeconfiaiàOoota,quimeréponditensouriant:

—Maintenant, tu sais ce qu’éprouveunAborigènequi arrive enville pour la première fois etvousvoitmettre un jetondans le téléphone, composer unnuméro et parler à votre correspondant.Pourlui,c’estincroyable.

—Oui,répliquai-je,lesdeuxméthodessontbonnes,maislavôtrefonctionnemieuxlàoùonnedisposenidejetonsnidecabinestéléphoniques.

Jesavaisque,deretouraupays,j’auraisdumalàconvaincremescompatriotesdelaréalitédecephénomène.Ilsacceptentqueleshumainsdanslemondesoientcruels lesunspourlesautres,maisrépugnentàcroirequ’ilyasurterredesgensquinesontpasracistes,viventenharmonieparfaiteens’entraidant,découvrent leurs talentspersonnels, lesexploitent et leshonorentcomme ilshonorentceuxd’autrui.D’aprèsOoota,laraisonpourlaquelleleVraiPeuplepeututiliserlatélépathieestqu’ilne ment jamais, qu’il ne déforme pas la vérité, ni peu ni beaucoup. Il ignore tout du mensonge.Personnen’a rienàcacher.Dépourvusdepeur, lesesprits s’ouvrentpour recevoir et échanger lesinformations. Ooota m’expliqua comment cela fonctionnait. Un enfant de deux ans voit un autreenfantjoueravecunjouet,unepierreparexemple,tiréeparuneficelle.S’ilveuts’emparerdujouet,tous les regardsdesadultes se tournentaussitôtvers lui et il apprendque son intentiondeprendresans permission est connuede tous et jugée inacceptable.Mais de son côté l’autre enfant doit, lui,apprendreàpartagerets’exerceraunon-attachementauxobjets.Ayantdéjàexpérimentéleplaisiretenregistré lesouvenirduplaisiréprouvé,cetenfantcomprendquecequ’ildésireest l’émotionduplaisirprocuréparl’objetetnonl’objetlui-même.

C’estparlatélépathiequelesêtreshumainssontsupposéscommuniquer.Lesdifférentslangages,lesalphabetsvariéssontdesobstaclesqu’ilconvientd’écarterquandlesgensseparlentdecerveauàcerveau. Mais dans mon monde, où les gens volent l’administration, fraudent le fisc et ont desliaisons secrètes, cela ne marcherait pas. Mon peuple ne supporterait pas d’avoir véritablementl’esprit«ouvert».Nousavonstropdeduplicité,tropdeblessuresettropd’amertumeàcacher.

Quant à moi, me demandais-je, pourrais-je vraiment pardonner à ceux que je soupçonnais dem’avoir fait du tort ? Pourrais-je jamais me pardonner pour toutes les blessures que j’avaisinfligées ? Peut-être, un jour, serais-je capable d’étaler mon esprit au grand jour, comme lesAborigènes,etderesterlàsansbougertandisquemesmotivationsseraientexposéesdevanttousetexaminées.

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LeVraiPeuplenepensepasquelavoixestfaitepourparler:pourcela,nousavonsnotrecentrecœur/tête.Silavoixsertàlaparole,onatendanceàselivreràdespetitséchangesverbauxinutilesetmoinsspirituels.Lavoixestfaitepourchanter,pourcélébreretpourguérir.

Toutlemondeadenombreuxtalents,toutlemondepeutchanter.Sijen’honorepascedonparcequejenecroispasleposséder,celanediminuepaslechanteurenmoi.

Plus tard, au cours du voyage, quand les membres du groupe travaillèrent avec moi pourdéveloppermescapacitésdecommunicationmentale,j’apprisquetantquej’auraisquelquechoseàcacherdanslecœuroudanslatête,jen’arriveraisàrien.Ilmefallaitêtreenpaixavectoutechose.Jedevais apprendre à pardonner.À ne pas jugermais à tirer la leçon du passé. LeVrai Peuplem’amontréqu’ilestd’uneimportancecapitaled’accepter,d’êtresincèreetdes’aimersoi-mêmeafindepouvoirtraiterautruidelamêmefaçon.

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UNCHAPEAUPOURLEDÉSERT

Dansledésert,lesmouchessontunvéritablefléau.Ellessurgissentauxpremiersrayonsdusoleilet envahissent bientôt le ciel, se déplaçant en nuages noirs qui paraissent formés de millionsd’insectes;ondiraitunetornadeduKansas.

Jemangeais,jerespiraisdesmouches.Ellesgrouillaientdansmesoreilles,grimpaientdansmesnarines, me bouchaient les yeux, et franchissaient même la barrière de mes dents serrées pourparvenir jusqu’àma gorge. Elles avaient un goût douceâtre et écœurant quime donnait la nausée.Ellesm’étouffaient. Elles se collaient surmon corps, en une cuirasse noire etmouvante. Elles nepiquaient pas, mais je souffrais trop de leur présence pour m’en rendre compte. Elles étaienténormes, rapides, et en si grand nombre que c’était presque insupportable. Mes yeux, surtout,souffraient.

Lesmembresdelatribusaventquandetoùlesmouchesvontsurgir.Quandilslesentendentoulesvoient approcher, ils s’arrêtent, ferment les yeux et restent immobiles, les bras le long du corps,détendus.

Ilsm’ontenseignéàconsidérer lecôtépositifde toutcequinousarrivait,oupresque,mais lesmouchesauraientcausémachute,sil’onnem’avaitpasaidée.Enfait,c’estl’épreuvelapluspéniblequej’aiejamaiseuàsupporter.Jecomprendsquelefaitd’êtrerecouvertpardesmillionsd’insectesgrouillantspuisserendrefouetj’aieubeaucoupdechancedenepasperdrelaraison.

Unmatin,troisfemmess’approchèrentdemoietmedemandèrentquelquesmèchesdecheveux.Jemedécolore les cheveuxdepuis trente ans, si bienqu’àmonarrivéedans ledésert ils étaientd’unblond doux ; je les portais longs, mais coiffés en chignon. Après quelques semaines de marche,commeilsn’avaientéténilavés,nibrossés,nipeignés,j’ignoreàquoiilsressemblaient.Jen’avaismêmepasvuunesurfaced’eauclaireouassezréfléchissantepourquejepuissemeregarder.Jenepouvais qu’imaginer une tignasse crasseuse, emmêlée et feutrée. Le bandeau que m’avait donnéFemme-des-Espritslesempêchaitdemetomberdanslesyeux.

La découverte demes racines noires détourna les femmes de leur projet.Elles se précipitèrentvers l’Ancien pour lui rapporter le fait.C’était un hommed’âgemûr, silencieux et bâti en athlète.Nousmarchionsdepuispeudetempsmaisj’avaispuobserverlasincéritéaveclaquelleils’adressaitauxmembres du groupe et remerciait chacun pour l’aide qu’il apportait. Je comprenais très bienpourquoiilétaitlechef.

Ilmerappelaituncurieuxsouvenir.Quelquesannéesauparavant,jemetrouvaisdanslevestibulede la SouthwesternBell, à Saint Louis. Il était sept heures dumatin et il pleuvait tellement que leconcierge,occupéàlaverlesoldemarbre,m’avaitpermisd’entrerm’abriteruninstant.Unelongueautomobilenoires’arrêtadevantlaporteetleprésidentdelaTexasBellentra.Enmevoyant,ilfitunsigne de tête dans ma direction, puis, après avoir dit bonjour à l’homme de peine, il lui adressaquelquesmotsdefélicitations.Ilappréciaitsondévouement;grâceàluionpouvaitaccueillirentoutequiétude n’importe quel visiteur de marque, l’immeuble serait toujours étincelant de propreté. Je

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sentisquesesproposétaientsincères.Je n’étais que spectatrice,mais je voyais la fierté illuminer le visagedu concierge.Les grands

meneurs,partoutdanslemonde,possèdentquelquechosedecommun.Monpèremedisaittoujours:«Lesgensnetravaillentpaspouruneentreprise,ilstravaillentpourquelqu’un.»Ettouteslesactionsdel’Anciendelatributraduisaientsesqualitésdedirigeant.

Lorsquel’Ancieneutconstaté l’étrangeréalitédelaMutanteblondeauxracinesnoires, il laissatous les autres examiner le prodige.Les yeux brillants, ils souriaient de plaisir.Oootam’expliquaqu’ilsmesentaientdevenirdeplusenplusaborigène.

Quandleplaisir futépuisé, lepetitcomitédefemmesrevintà lacharge,nattantmesmèchesdecheveux et les entremêlant avec des graines, les gousses, des herbes et un tendon de kangourou.Quandelleseurentterminé,uneextraordinairecoiffureétaitposéesurmatête,commeunecouronne.D’unbandeaupendillaienttoutautour,jusqu’àlahauteurdumenton,leslonguesmèchesauxquellesétaientaccrochéslesobjets.Ellesm’expliquèrentqueleschapeauxdepêcheursaustraliensgarnisdeflotteursdeliègecommunémentportésparlesamateursdepêchesportivesontconçusd’aprèscetrèsancienprocédéaborigènedeprotectioncontrelesmouches.

Plus tard dans la journée, quand les mouches de brousse déferlèrent, ma couronne et sespendeloquesmeparurentunebénédiction.

Uneautrefois,commenousétionsassaillisparunehorded’insectesvolantsquimordaient,onmefrotta d’huile de serpent et de cendres du foyer et l’onm’ordonna deme rouler dans le sable.Cetraitementdécouragea lesbestioles,etcerésultatvalaitbienque l’onsedéguise.Mais lesmouchesme pénétraient dans les oreilles et ces insectes qui se promenaient à l’intérieur de ma tête memartyrisaient.

Je demandai à plusieurs membres de la tribu comment ils pouvaient supporter de rester là,détendus,enlaissantlesmouchesgrouillersurleurcorps.Ilsmesourirent.Puisonm’avertitquelechef,Cygne-Royal,désiraitmeparler.

—Comprends-tucequesignifie«pourtoujours»?medemanda-t-il.C’estuntempstrèslong,c’est l’éternité. Nous savons que, dans votre société, vous transportez le temps à votre poignet etfaites les choses d’après des horaires, c’est pourquoi je te demande : sais-tu combien de tempssignifie«pourtoujours»?

—Oui,dis-je.Jeconnaislanotiond’éternité.—Bien.Alors,nouspouvonstedirequelquechose.Iln’existenicapricesdusort,nibizarreries,

niaccidents.Iln’yaquedeschosesqueleshumainsnecomprennentpas.Tucroisquelesmouchesdudésertsontnuisibles,sontl’enfer,maisc’estparcequetuesprivéedecompréhensionetdesagesse.Envérité,cescréaturessontnécessairesetutiles.Ellesrampentdanstesoreillesetnettoientlesableetlecérumenquis’accumulentpendantlanuit.Tuconstatesquenotreauditionestparfaite,non?Ellesentrentdansnosnarinesetlesnettoientaussi.

Ilpointaledoigtversmonnezetreprit:—Tuasdetrèspetitstrous,pasungrosnezdekoalacommenous.Commeilvafairedeplusen

plus chaud, tu vas souffrir beaucoup si ton nez n’est pas propre. Par forte chaleur, on ne doit pasouvrir la bouche pour respirer. Tu vois, de nous tous, tu es bien la personne qui a le plus besoind’avoir le nez propre ! Lesmouches courent sur notre corps et le débarrassent de tout ce qu’il aéliminé.

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Ilétenditlebras.—Regarde commenotre peau est lisse et douce et regarde la tienne.Nous n’avions jamais vu

quelqu’unchangerdecouleurrienqu’enmarchant.Quandtuesarrivée,tuétaisd’unecouleur,puistuesdevenuerougevifetmaintenanttutedessèchesettudiminues,touslesjours,tudeviensdeplusenplusmenue.Nousn’avonsjamaisvuquelqu’unperdresapeausurlesablecommeunserpent.Tuasbesoindesmouchespour tenettoyer lapeauetun journouspasseronsà l’endroitoù lesmouchesaurontdéposéleurslarvesetnousauronsunrepas.

Ilpoussaunprofondsoupiretmeregardaavecintensité:—Leshumainsnepeuventexistersi toutcequiestdéplaisantestécartéau lieud’êtrecompris.

Quandlesmouchesviennentànous,nousnoussoumettons.Peut-êtrees-tuprêteàenfaireautant.Peuaprès,lorsqu’undéferlementdemouchesvrombissantess’annonça,jedétachailebandeaude

protectionsuspenduàmataille,l’examinai,puisdécidaidefairecequemescompagnonsm’avaientsuggéré.Lesmouchesarrivèrentetmoi,jem’envolai.JepartisenespritpourNewYork,dansunedeces«fermesdesanté»trèscoûteusesoù,lesyeuxfermés,jesentisqu’uneesthéticiennemenettoyaitles oreilles et les narines. Je voyais, affiché au mur, le diplôme de cette adroite technicienne. Jesentais lescentainesde tamponsd’ouateminusculesquinettoyaientmoncorps.Puis les insectes sedispersèrent et je revins dans le désert. C’était donc vrai : dans certaines circonstances, la bonneréponseconsisteàsesoumettre.

Je m’interrogeai : que percevais-je d’autre, dans ma vie, comme erroné ou difficile au lieud’essayerderéfléchiràsafinalité?

Pendanttoutecettepériode,l’absencedemiroirsembleavoireuuneforteinfluencesurmaprisedeconscience.J’avaisl’impressiondemarcherdansunecapsulepourvuedehublots.

Je regardais sans cesse au-dehors, je regardais les autres, je regardais quel rapport ilsentretenaientaveccequejefaisaisoucequejedisais.Pourlapremièrefois,ilmesemblaitquemavieétaitparfaitementhonnête.Jeneportaispaslesvêtementsqu’ons’attendaitàmevoirporterdansmonmilieuprofessionnel.Jen’avaispasdemaquillage.Monnezavaitpeléunedouzainedefois.Iln’yavaitaucuneaffectation,monmoin’essayaitpasd’attirerl’attention.Legroupenes’adonnaitpasauxcomméragesetpersonneneselivraitàdequelconquesmanœuvres.

Sansmiroirpourm’épouvanteretmereplongerdanslaréalité, jemesentaisbelle.Jenel’étaispas, bien sûr, mais c’est l’impression que j’avais. Les gens m’acceptaient telle que j’étais, je mesentais incluse dans le groupe et en même temps unique et merveilleuse. J’expérimentais un étatd’acceptationtotale,inconditionnelle.

Jem’endormissurmonmatelasdesable,avecdanslatêteunephrasedeBlanche-Neige,surgiedemonenfance:

Petitmiroir,petitmiroir,

Quelleestlaplusbelleàvoir?

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BIJOUX

Plus nous avancions, plus il faisait chaud. Et plus il faisait chaud, plus la végétation et la viesemblaientdiminuer.Nousmarchions surun terrain sablonneux seméçà et làde touffesdehautestigesdesséchées,mortes.Onnevoyaitriendanslelointain,nimontagnesniarbres.Rien.Rienquedusable,encoredusableetdesherbesdessables.

Pourlapremièrefois,cejour-là,nousemportâmesunbâtonàfeu,untisonquel’ongardealluméen le balançant doucement. Dans le désert, où la végétation est précieuse, toutes les astuces sontbonnespourassurerlasurvieetlebâtonàfeupermetd’allumerlefeuducampementquandl’herbesèchemanque.Jevisaussilesmembresdugrouperamasserlesexcrémentsdesanimauxdudésert,enparticulierdesdingos,quiconstituentuncombustibleexcellentetinodore.

Onmerappelaquechacunpossèdeplusieurstalents.Cesgenspassentleurvieàs’explorereux-mêmesentantquemusiciens,guérisseurs,cuisiniers,conteurs,etc.,etàs’attribuerdenouveauxnomsetdespromotions.Mapremièreparticipationtribaleàl’explorationdemestalentsfutdemequalifiermoi-mêmeavecdérisiondeRamasseusedecrottin.

Pendantnotremarche,uneadorablejeunefilles’écartadelafilepourpénétrerdansunetouffedegrandesherbessècheset,quandelleenressortit,elleportaitcommeparmagieunemagnifiquefleurjauneauboutd’unelonguetige.Ellesel’attachaautourducou,sibienquelacorolledansaitsursapoitrinecommeunbijouprécieux.Lesmembresde la tribu l’entourèrentpour luidirequelleétaitcharmante et qu’elle avait fait le bon choix.Toute la journée, on la complimenta.Le plaisir de sesentirtoutspécialementjolieilluminaitsonvisage.

Tandis que je la regardais, un souvenir me revint. Peu avant mon départ des États-Unis, unepatiente qui souffrait d’un grave stress était venue me voir à mon cabinet et, répondant à mesquestionssur lesévénementsrécentsdesavie,ellem’avait racontéquesacompagnied’assurancesvenaitd’augmenterdehuitcentsdollarslapoliced’assurance-volpourundesescolliersdediamants.Elleavait trouvéquelqu’unàNewYorkquis’étaitengagéàluifabriquerunecopieparfaitedesoncollier.Elles’apprêtaitàs’yrendre,àséjournerlà-basjusqu’àcequelacopiesoitprêteetàrentrerchezellepourenfermerl’originaldanssoncoffreàlabanque.Celanel’empêcheraitnidepayeruneforteprimed’assurance,nimêmed’avoiràs’assurer,parcequelameilleurebanquen’offrepasunegarantiedesécuritéabsolue,maislemontantdelapoliceseraitconsidérablementréduit.Quandjeluiparlaidelaprochainesoiréeofficielledelamunicipalité,ellemeréponditqu’elleporteraitlacopie.

Ausoirdenotre journéedans ledésert, la jeune filleduVraiPeupledéposa la fleur sur le solpour la laisser retourner ànotreMère laTerre.Elle avait joué son rôle.La jeune fille lui en étaitreconnaissanteetgarderaitenmémoirelesouvenirdel’attentiondetous.Elleavaiteuconfirmationqu’elleétaittrèsséduisante,maisellenes’étaitpasattachéeàl’objetquiluiavaitprocuréceplaisir.Lafleurpouvaitsefaner,mourir,redevenirhumusetêtrerecyclée.Jerepensaiàmapatienteetàsonretour chez elle, puis à la jeuneAborigène. Le bijou de cette dernière avait une signification, lesnôtresn’ontqu’unevaleurvénale.

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Ilestsûrque,danscemonde,ilyadessociétésquisetrompentdesystèmedevaleurs,medis-je,maisjenecroispasquel’erreursoitici,enAustralie,chezlessoi-disantprimitifsdecetteTerredeNulle-Part.

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SAUCE

L’airétaittotalementimmobile.J’avaisuneconscienceaiguëdemoncorpset,toutenmarchant,jesentaislescalsdemespiedss’épaissiraufuretàmesurequelescouchesdepeausetransformaientencorne.

Nousnousarrêtâmesbrusquement.Par terre,devantnous,deuxbâtonsavaientautrefoismarquél’emplacement d’une tombe. Il n’y avait plus de croix car les liens avaient pourri et les deuxmorceauxdebois,unlongetuncourt,gisaientsurlesol.Faiseur-d’Outilslesramassa,lesdisposaencroix et, tirant de son petit sac une lanière de peau, il l’entortilla avec soin autour de la jonction.Plusieursmembresdugroupeallèrentchercherdegrossespierresnonloindelàetlesdisposèrentenovalesurlesable.Puisilsplantèrentlacroix.

—Est-ceunetombetribale?demandai-jeàOoota.—Non,c’est la tombed’unMutant,etelleest làdepuistrès, trèslongtemps.Elleestoubliéede

votrepeupleetpeut-êtremêmedusurvivantquil’acreusée.—Alors,pourquoilaremettez-vousenétat?—Pourquoipas?Nousnecomprenons,n’approuvonsetn’acceptonspasvosfaçonsd’agir,mais

nousnejugeonspas.Nousrespectonsvotresituation.Vousêtesoùvousdevezêtre,étantdonnévoschoixpassésetvotrelibrearbitreactuel.Celieunoussert,commelesautressitessacrés,àmarquerunepause,àréfléchiretàréaffirmernosliensavecl’Unitédivineetavectoutevie.Ilneresterienici,vois-tu,mêmepasdesossements!Maismanationrespectetanation.Nousbénissonslatombe,puisnouslaquittonsetdevenonsmeilleurspourêtrepassésparici.

Durant tout l’après-midi, je réfléchis surmoi-même et examinai les décombres demon passé.C’étaitunevilainebesogne,redoutable,voiredangereuse.Jetrouvaidestonnesdevieilleshabitudes,d’anciennes croyances que je défendais depuis toujours en brandissant le glaive des droits acquis.Maismeserais-jearrêtéepourarrangerunetombejuiveoubouddhiste?Jemerappelaimafureurunjourquejem’étaistrouvéecoincéedansunembouteillagecréépardesfidèlesàlasortied’untemple.Aurais-je maintenant l’intelligence de garder mon calme, de ne pas juger et de laisser les autressuivre leur voie, avec ma bénédiction ? Je commençais à comprendre que, tout en donnantautomatiquementàceuxquenousrencontrons,nouschoisissonscequenousleurdonnons.Parnosparoles et nos actes, nous devrions composer, demanière consciente, le décor de la vie que noussouhaitonsmener.

Unerafaledevent,soudain,passasurmoncorps,effleurantmapeauàvifcommeunelanguedechat râpeuse.Celaneduraquequelques secondesmais je comprisqu’honorer les traditionsetdesvaleurs que je ne comprenais pas et auxquelles je n’adhérais pas ne serait pas facile maism’apporteraitd’immensesbienfaits.

Quandlapleinelunetrônadansleciel,nousnousrassemblâmesautourdufeu.Unelueurorangéebaignait nos visages tandis que nous parlions nourriture. C’était un dialogue ouvert : onm’interrogeait et je m’efforçais de répondre le mieux possible. Mes compagnons buvaient mes

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paroles.Jeleurparlaidespommes,desvariétéshybridesquenousavonscréées,delacompoteetdesbonnesvieillestartesmaison.Ilssepromirentdemetrouverdespommessauvagespourquej’essaie.J’apprisqueleVraiPeuple,àl’origine,étaitvégétarienetqu’iln’avaitconsommépendantdessièclesquedesfruitssauvages,designames,desbaies,desnoixetdesgraines.Onajoutaitparfoisdesœufsetdupoisson,quandcesalimentss’offraient,prêtsàdevenirunepartieducorpsaborigène,latribupréféraitnepasmangerdechosespourvuesde«visages».Elleavaittoujoursécrasélegrain,maisce n’était que depuis qu’elle avait été chassée des régions côtières vers l’intérieur que laconsommationdeviandeétaitdevenuenécessaire.

Je décrivis un restaurant, la présentation desmets sur des plats décorés. Je parlai des sauces etj’acceptaidefaireunessai.Naturellement,nousn’avionspasdecasserole.Pourlerepas,nousavionspréparédesbouchéesdeviandequenousavionsôtéesdesbraisesetposéessurlesable;parfoisonenfilaitlesmorceauxsurdesbrochettesreposantsurdesbâtons,etonfaisaitaussi,àl’occasion,unesorte de ragoût avec de la viande, des légumes, des herbes et un peu de notre précieuse eau. Enregardantautourdemoi,jevisunepeaubienraclée,utiliséepourlanuitet,avecl’aidedeMaîtresse-de-Couture, je façonnai une cuvette.Maîtresse-de-Couture portait, suspendu autour du cou, un sacspécialcontenantdesaiguillesenosetdestendons.Jefisfondredelagraisseanimaleaufonddelacuvette, ajoutai de la farine fraîchementmoulue, de l’herbe à sel, desgrainsdepoivre écrasés, del’eauetversailamixtureépaissiesurlaviande,quisetrouvaitêtrecesoir-làduchlamydosaure,unbienétrangelézardàcollerette.Masauceprovoquaquelquesgrimacesetcommentaireschezceuxquilagoûtèrent.Ilss’exprimèrentavectactetleurréactionmerenvoyaquinzeansenarrière.

J’avais décidé de me présenter au concours de Mrs. America. Une des épreuves consistait àinventerunerecettederagoûtoriginale,sibienquependantdeuxsemainesjem’exerçaiàlamaisonen mitonnant chaque jour un plat différent. Quatorze dîners familiaux furent consacrés à laconsommationetàl’évaluation–goût,aspect,texture–duplatdujour,afindedéterminerlarecettela plus susceptible d’obtenir le premier prix. Jamaismes enfants ne refusèrent de goûter,mais ilsdevinrentvitedesmaîtresdansl’artdetraduireavectactlefonddeleurpensée.IlstestèrentunbonnombredesaveursbizarrespourdonneruncoupdemainàMamanet,quandjeremportailetitredeMrs.Kansas,ilss’écrièrenttouslesdeux:

—Nousavonsbattulerecorddesragoûts!Sur les visages de mes compagnons aborigènes, je voyais aujourd’hui se peindre les mêmes

expressions.Dansledésert,noustrouvionsduplaisirdanstoutcequenousentreprenionsetceplatsuscitabiendesplaisanteries.Mais, conscientede laquête spirituellequi sous-tend tous les faits etgestesdesmembresdelatribu,jenefuspasétonnéed’entendrequelqu’undirequecettesauceétaitun symbole du système de valeurs desMutants.Au lieu de vivre la vérité, lesMutants laissent lescirconstances masquer la loi universelle sous une mixture de commodité, de matérialisme etd’insécurité.

L’intéressant,dans leurs remarquesetdans leursobservations,estqu’àaucunmoment jenemesentiscritiquéenijugée.LesAborigènesneconsidèrentpasquemonpeupleatortetqu’ilsontraison.Ilssecomportentplutôtcommeunadultequiregardeavecsollicitudeunenfants’efforcerd’enfilersonpieddroitdans sonsouliergauche.Quivavousdirequevousn’irezpasbien loinchaussédetravers ? Peut-être les oignons et les ampoules sont-ils le prix de l’apprentissage ! Mais cettesouffranceparaîtbieninutileàunêtreplusvieuxetplussage.

Nousparlâmesaussidesgâteauxd’anniversaireetdeleurdélicieuxglaçage,etmescompagnonsfirent à ce sujet des analogies très intéressantes. À leurs yeux, le glaçage symbolise les activitéssuperficielles, artificielles, provisoires, édulcorées auxquelles unMutant consacre l’essentiel de sa

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vie.Cequinouslaissebienpeudetempspournousdemanderquinoussommesetpouressayerdedécouvrirl’éternitédenotreêtre.

Quand je décrivis nos fêtes d’anniversaire à mes auditeurs, ils m’écoutèrent avec attention. Jeparlaidugâteau,deschansonsetdescadeaux,de labougiequ’onajoutechaqueannée.«Pourquoifaites-vousça?medemandèrent-ils.Pournous,unecélébrationfêtequelquechosedespécial.Qu’ya-t-ildespécialdanslefaitdeprendredel’âge?Celan’exigeaucuneffort,celaarrive,voilàtout!»

—Siavancerenâgen’estpasuneoccasiondefête,quecélébrez-vous,alors?—Lefaitdedevenirmeilleur.Nousfêtonsceluiqui,parrapportàl’annéeprécédente,estdevenu

meilleuretplus sage.Commechacunest seul àpouvoir jugerde sesprogrès, c’est luiquidit auxautresquelemomentestvenud’organiserlafête.

«Ehbien,pensai-je,jeferaisbiendemesouvenirdeça.»Laquantitéet lavariétédesalimentssauvagesànotredispositionétaientahurissantes,demême

quelafaçondontilssematérialisaientquandnousenavionsbesoin.Lesrégionslesplusarides,quineparaissentpas recélerdevégétation, sont trompeuses.Dans le soldur sontenfouiesdesgrainesprotégées par une enveloppe très épaisse. Quand viennent les pluies, elles prennent racine et lepaysagesetransforme.Mais,auboutdequelquesjours,lesplantesontparcourutoutleurcycle,lesventsdispersentlesgrainesetlaterreretrouvesonaspectâpreetdesséché.

Çà et là, près de la côte et dans les régions plus tropicales duNord, nous nous préparâmesdecopieuxrepasàpartird’unesortedeharicotetnoustrouvâmesdesfruitsetdumielpoursucrernotrethéd’écorcedesassafras. Ilnousarrivade récolteruneautreécorce,mincecommedupapier,quinousservitpournousabriteretpouremballerdesaliments.Mâchonnée,ellepossèdeégalementdespropriétésmédicinales:ellechasselerhume,lesmauxdetêteetlacongestiondesmuqueuses.

Les feuilles de nombreuses plantes buissonnantes fournissent des huiles essentielles qui traitentdes maladies bactériennes. Elles agissent comme des astringents, débarrassent l’organisme desinfections et desparasites intestinaux.Le latex circulant dans certaines tigesde feuilles élimine lesverrues,lescorsetlescals.

D’autres plantes contiennent des alcaloïdes, comme la quinine. Les plantes aromatiques sontfouléesetmisesàmacérerdansdel’eaujusqu’àcequecelle-cichangedecouleur.Onfrottealorsledosetlapoitrinedumaladeavecleliquide,ouonlechauffepourpréparerdesinhalations.Certainesplantes sont dépuratives, d’autres tonifient le système lymphatique et stimulent le systèmeimmunitaire.Un arbre qui ressemble à un petit saule fournit une substance dotée d’une partie despropriétés de l’aspirine : elle agit sur les petitsmalaises, soulage les entorses ou les fractures, lesdouleursarticulairesetmusculaires.Elleguéritaussicertaines lésionsde lapeau.D’autresécorcessont employéespour soigner lesdérangements intestinauxet l’on fabriqueun sirop contre la touxavecunegommesécrétéeparunarbre.

Dans l’ensemble, lesmembres de cette tribu jouissent d’une excellente santé. Plus tard, j’ai puidentifierunefleurqu’ilsmâchonnentsouventetquiserévèleactivecontre labactériede lafièvretyphoïde.Jemedemandes’ilsnedopentpasdecettefaçonleursystèmeimmunitaire,unpeuselonleprincipe de nos vaccins. Je sais qu’on a extrait d’un gros lycoperdon australien une substanceanticancéreuse, la calvacine, actuellement étudiée en laboratoire. Une écorce renferme aussi unesubstanceantitumorale,l’acronycine.

Depuisdessiècles,latribuconnaîtlespropriétésduSolanumavicularequicontientunstéroïde,lasolasodine,utiliséedans lescontraceptifsoraux.Car,pour lesAborigènes,m’affirma l’Ancien, les

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nouvellesviessurgissantaumondedoiventêtrebienvenues,aimées,prévuesetsouhaitées.Donnerlavieestunactedecréationconsciente.Lanaissanced’unenfantsignifiequel’âmed’unsemblableareçuuncorpsterrestre.Àladifférencedenossociétés,leVraiPeuplen’attendpasdescorpsqu’ilssoientsansdéfauts.C’estlejoyauprécieuxetinvisibleàl’abridanslecorpsquiestsansdéfautetqui,eninteractionaveclesautresâmes,donneetreçoitl’aidenécessairepourl’amélioreretprogresser.

Jepensequesicesgenspratiquaientnotresystèmedeprière,ilsprieraientpourl’enfantmalaiméetnonpourl’enfantavorté.Touteslesâmesquichoisissentdefairel’expériencedelaviehumainesontainsihonoréeset,sicen’estparparentéetdansdescirconstancesdonnées,ceseraplustard,àuneautreépoque.L’Ancienm’aconfiéaussiquelecomportementsexueldéréglédecertainestribusquinetiennentpascomptedesnaissancespossiblesestpeut-êtrelaplusgraverégressioninfligéeàl’humanité. Le Vrai Peuple croit que l’esprit entre dans le fœtus quand il signale sa présence enbougeant.Selonlui,unenfantmort-néestuncorpsquin’apasaccueillid’esprit.

La tribu connaît un tabac sauvage dont on fume les feuilles dans une pipe en certainescirconstances et elle sait parfaitement que cette substance rare, précieuse et euphorisante, peutentraîner une toxicomanie. Le tabac est symboliquement utilisé pour accueillir un visiteur et sonemploi marque l’ouverture des meetings. Je rapproche ce respect pour le tabac des traditionsamérindiennes.Mes amis indiensme parlaient souvent de la terre que nous foulons,me rappelantqu’elleestcomposéedelapoussièredenosancêtres.Ilsmedisaientaussiqueleschosesnemeurentpasvraimentmaisqu’ellessetransforment,quelecorpshumainretourneàlaterrepournourrirlesplantesqui,àleurtour,permettentauxhommesderespirer.Ilssemblentensavoirbeaucoupplussurlaprécieusemoléculed’oxygèneindispensableàtouteviequelagrandemajoritédesAméricains.

LavisiondesmembresduVraiPeupleestd’uneincroyableacuité.Larutine,pigmentprésentdansplusieurs de leurs plantes, est utilisée en pharmacologie pour traiter les fragilités capillaires etvasculaires de l’œil. Au cours des milliers d’années durant lesquelles les Aborigènes ont eul’Australiepoureuxseuls,ilsemblebienqu’ilsontétudiél’actiondesalimentssurl’organisme.

Un des problèmes posés par l’alimentation dans le bush australien est l’abondance des plantestoxiques.LesAborigèneslesconnaissentetsaventenéliminerlespartiesdangereuses,maisilsm’ontconfiéleurtristesseàl’idéequecertainestribus,revenuesàuncomportementagressif,ont,aucoursdeleurhistoire,employécespoisonscontreleursennemishumains.

Lorsquej’eusvoyagéaveclegroupependantuntempssuffisantpourquemasincériténefûtplusmiseendouteetquemesinvestigationsfussentjugéesnécessairesàmacompréhension,j’abordailesujet du cannibalisme. J’avais lu des récits et entendu mes amis australiens plaisanter au sujetd’Aborigènesdévorantdesgensetmêmeleurspropresbébés.Était-cevrai?

Oui.Depuisl’originedestemps,leshumainsonttoutessayéetmêmeici,surcecontinent,onnepouvaitlesenempêcher.Destribusaborigènesonteudesrois,d’autresontétégouvernéespardesfemmes,certaineskidnappaientlesmembresd’autrestribusoumangeaientdelachairhumaine.LesMutants tuent puis s’éloignent, abandonnant les cadavres. Les cannibales tuaient et utilisaient lescadavrespournourrirlavie.Desdeuxattitudes,aucunen’estmeilleurenipirequel’autre,unmeurtreresteunmeurtre,qu’ilsoitpratiquépourseprotéger,sevenger,poursenourrirouparconvenancepersonnelle.LeVraiPeuplenetuepasautrui,c’estcequiledifférenciedescréatureshumainesquiontmuté.

—Iln’yaaucunemoralitédanslaguerre,m’expliqua-t-on.Maislescannibalesn’ontjamaistuéenunjourplusdegensqu’ilsnepouvaientenmanger.Dansvosguerres,desmilliersdepersonnesmeurentenquelquesminutes.Peut-êtrepourriez-voussuggéreràvosdirigeantsquelesdeuxnations

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enguerrelimitentlecombatàcinqminutes?Puis,ilslaisseraientlesfamillesvenirsurlechampdebatailleramasserlesrestesdeleursenfants,afindelesapporteràlamaisonpourlespleureret lesenterrer.Aprèsça,vousverriezsilesdeuxpartiessouhaitents’engagerdansunnouveaucombatdecinqminutes.

Cettenuit-là,allongéesurlamincepeauquidéfendaitmaboucheetmesyeuxcontrelesable,jesongeaiàquellesextrémitésétaitdéjàparvenuel’humanitéetàquellesterrifiantesdérivesnousnousétionslaissésaller.

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ENTERRÉEVIVANTE

Lacommunicationn’étaitpasfacileetj’avaisdumalàarticulerlesmotsdelalanguetribale,dontcertains étaient très longs, par exemple les noms de tribus : Pitjantjatjara ou Yankuntjatjara. J’aiconfondulongtempscertainessonoritésjusqu’àcequej’aieapprisàécoutertrèsattentivement.Lesscientifiquesnesontpasd’accordsurlatranslittérationdesmotsaborigènes.Certainsutilisentlesb,dj,detg,làoùd’autresemploientlesp,t,tjetk.Personnen’araisonoutortpuisquelesAborigèneseux-mêmesn’utilisentpasd’alphabetetlesdébatsentreexpertsnesauraientaboutir.

Monplusgrandproblèmeétaitquelatribuaveclaquellejevoyageaismultipliaitlesnasales,quej’avais de la peine à produire. Pour énoncer « ny », j’appris à pousser ma langue contre mesmolaires.Vouscomprendrezcequejeveuxdireenprononçantàl’anglaiselemot«indian».Ilyaaussiunsontrèsparticulier,émisenélevantlalangueetenlaprojetanttrèsviteversl’avant.QuandlesAborigènes chantent, les sons sont souvent très doux etmusicaux,mais, par cemouvement delangue,ilsproduisentdessonssaccadésetpuissants.

Pour désigner le sol du désert, leVrai Peuple dispose de plus de vingtmots qui décrivent lestexturesetlestypesdesoletdesable.Quelques-unssontfaciles,commekupi,l’eau.

Mescompagnonsaimaientbeaucoupquejeleurenseignecertainstermesdemonvocabulaire,etilslesmémorisaientplusaisémentquejeneretenaislesleurs.Commej’étaisleurinvitée,j’utilisaislaméthode quime paraissait la plus facile pour eux.Dans les livres queGeoffm’avait procurés,j’avaisluque,lorsquelacolonieanglaises’étaitinstalléeenAustralie,ilexistaitplusdedeuxcentslangues aborigènes différentes et six cents dialectes, mais aucun livre ne mentionnait lacommunication silencieuse ou par gestes.Nous utilisions un langage des signes rudimentaire qui,pendantlajournée,étaitpourmoilaseulepossibilitéd’échangeavecmescompagnonscarilsétaientàl’évidenceoccupésàcommuniquersansparolesetàseraconterdeshistoirespartélépathie.Ilmesemblaitpluspolidefaireunsigneàlapersonnequimarchaitprèsdemoiquedeladérangerenluiparlant.Nousutilisionslesignedesdoigtsqui,partoutdanslemonde,signifie«viensvoir»,levionsla paume pour « arrête » et posions le doigt sur les lèvres pour « chut ». Durant les premièressemaines,ondutsouventmediredemetaire,maisjefinisparapprendreàposermoinsdequestionsetàattendrequ’onmepermettedepartagerlesavoirdugroupe.

Unjour,jedéclenchaiunfouriregénéral.Uninsectem’avaitpiquéeetjemegrattaisenmarchant.Tous pouffaient, en faisant des grimaces et enm’imitant. Le geste que je faisais signifie qu’on arepéréuncrocodile.Or,nousétionsàtroiscentcinquantekilomètresdumarécageleplusproche.

Alors que le voyage durait depuis plusieurs semaines, je pris conscience que j’étais observée :quandjem’isolais,desyeuxmesurveillaientet,pluslanuitétaitsombre,pluslesyeuxgrandissaient.Àlafin, lessilhouettesdevinrentplusnetteset jereconnuslabandededingossauvagesquisuivaitnotrepiste.

Paniquée,jeregagnailecampementencourantetracontaimadécouverteàOoota.Celui-ci,àsontour, informal’Ancien.D’autresvinrent ;se joindreànouspourexaminer leproblème.J’attendais

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qu’ils parlent, parce que j’avais appris que leVrai Peuple ne commence pas par parlermais qu’ilréfléchit toujours avant. J’aurais pu compter lentement jusqu’à dix avant qu’Ooota se décide àmetraduire leur conclusion : c’était à cause demonodeur. Je sentaismauvais, effectivement. Jem’enrendais comptemoi-même et je voyais bien à l’expression des visages que les autres percevaientaussimonodeur.Hélas,jen’avaisaucunesolution.L’eauétaitsirarequenousnepouvionsengâcherune seule goutte pour la toilette et, d’ailleurs, nous n’avions pas de bassine. Mes compagnonsn’exhalaientpascettepuanteur.Jesouffraisduproblèmeetilsensouffraientàcausedemoi.Jepenseque l’odeur était due en partie à mes plaies et à mes brûlures solaires, qui desquamaient enpermanence,etaussiàlacombustiondemesgraissesderéservequiutilisaitbeaucoupd’énergie.Jeperdaisdupoidstouslesjoursetjen’avaisnidéodorantnipapiertoilette.Jeremarquaiaussiautrechose :peuaprès le repas,mescompagnonsallaientsesoulagerdans ledésertet leursexcrémentsn’avaientcertainementpasl’odeurforteetnauséabondequenousassocionsàcegenrededéchetdansnossociétés.Aprèscinquanteansd’unealimentationditecivilisée, ilmefaudraitpasmalde tempspourmedésintoxiquer,mais,sijerestaisdansledésert,mafoi,j’étaissurlabonnevoie.

Jen’oublieraijamaislafaçondontl’Ancienm’expliqualasituationetlasolutionquifutmiseenœuvre.Poureux-mêmes,cen’étaitpasunproblème:ilsm’avaientacceptéepourlemeilleuretpourlepire.Mais ils s’inquiétaientpour lespauvresbêtes : je lesperturbais.Lesdingos,meditOoota,devaient croire que la tribu transportait une charogne quelconque et ça les rendait fous. Je ne pusm’empêcher de rire car, en vérité, je dégageais bien l’odeur d’un vieux morceau de bifteckabandonnéausoleil.

Jerépondisquetouteaideseraitlabienvenue.Sibienquelelendemain,àl’heurelapluschaudedujour,nouscreusâmesunetranchéeàquarante-cinqdegrésdanslesoletjem’yallongeai.Puisonmerecouvritcomplètementdesableennelaissantquemonvisageàdécouvert.Onmefitdel’ombreetjerestailàdeuxheures.

Être enterrée, impuissante, incapable de bouger un muscle, vous laisse une impressionmémorable. Ce fut encore une sacrée expérience, pour moi. Si mes compagnons m’avaientabandonnée,jeseraisdevenueunsquelette,là,àcetendroitmême.Audébut,jem’inquiétaiàl’idéequ’unlézard,ouunserpent,ouunratdudésertpuissentvenirsepromenersurmonvisage.Pourlapremièrefoisdemavie,j’étaiscommeleparalyséquidécidededéplacerunmembre,ordonneàsonbrasouàsajambedebougeretn’obtientaucuneréaction.Maisunefoisquejemefusdétendue,yeuxfermés,etconcentréesurl’idéedestoxineséliminéesparmoncorpsetdesélémentsrafraîchissantsetpurifiantsdusolabsorbésenéchange,letempspassavite.

Jegoûtaisréellementleproverbe:«Nécessitéestmèredel’invention.»Etcefutunsuccès!J’abandonnaimonodeurdanslaterre.

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GUÉRISON

Lasaisondespluiesapprochait.Unjour,unnuageapparutetrestavisiblependantquelquetemps.C’étaitunévénementrarequifuttrèsapprécié.Parfois,nousmarchionsdanssonombre,etlavisionquenousenavionsdevaits’apparenteràcelled’unefourmiquivoitlasemelled’unebotteau-dessusd’elle.C’était si agréabled’êtreparmidesadultesquin’ontpasperdu le sensenfantindu jeu.Mescompagnonscouraientdevant l’ombre, enplein soleil, et taquinaient lenuageen luidisantque lesjambes du vent marchaient bien lentement. Puis ils revenaient à l’ombre et m’expliquaient quelmerveilleuxcadeaul’Unitédivinefaisaitauxhumains,aveccetairfrais.Cefutunejournéepleinedegaieté et d’enjouement. Vers le soir, pourtant, la tragédie fondit sur nous. Ou, du moins, ce quej’interprétaid’abordcommeunetragédie.

Il y avait parmi nous un jeune homme d’une vingtaine d’années, appelé Grand-Chasseur-de-Pierres,dontletalentconsistaitàsavoirtrouverlespierresprécieuses.Ilvenaitd’ajouter«Grand»àsonnom,parcequ’aufildesansilavaitdécouvertd’énormesopalesetmêmedespépitesd’ordanslesrégionsminièresabandonnéesparlescompagniescommerciales.LeVraiPeuple,àl’origine,nes’intéressaitpasauxmétauxprécieux:çanesemangepaset,dansunpayssansmarchés,onnepeutpas acheter de nourriture avec. Ces trouvailles n’étaient appréciées que pour leur beauté et lesservicesqu’ellespouvaientrendre.LesAborigènesavaientcependantremarquéquelesBlancs,eux,s’yintéressaientetcetintérêtleurparaissaitencoreplusétonnantquel’étrangecroyancequ’onpeutposséderetvendrede la terre.Lespierresprécieusesontcependantuneutilité :ellespermettentdefinancerlevoyagedeséclaireursqui,périodiquement,vontenvilleetreviennentfaireleurrapport.

Grand-Chasseur-de-Pierres ne s’aventurait jamais près des exploitations en activité, car il étaithantéparleshistoiresd’autrefois,del’époqueoùsonpeupleétaitobligédetravailleràlamine:lesouvriersyentraientlelundietensortaientàlafindelasemaine.Lesquatrecinquièmesmouraient.Comme ils étaient en général accusés d’un méfait quelconque, ils étaient condamnés aux travauxforcés.Ilsavaientalorsdesquotasàrespecteret,souvent,femmesetenfantsdevaientvenirtravailleraveclesforçatscartroispersonnesavaientplusdechancesdefournirlequotaexigéqu’uneseule.OnprétextaitsouventuneinfractionminimepourprolongerlespeinesetlesAborigènesn’avaientaucunmoyendes’ydérober.Cetteatteintedégradanteàlaviehumaine,aucorpshumainétaitabsolumentlégale.

Grand-Chasseur-de-Pierresmarchaitaubordd’unefalaisequandcelle-cicédasoussonpoidsetiltomba, à environ sixmètres en contrebas, sur un plan rocheux. Le terrain que nous foulions étaitcomposédelargesdallesdegranitlisseetd’étenduescaillouteuses.

À l’époque, les cals épais qui s’étaient développés sur la plante demespieds etmes talonsmeprotégeaient,maispasencoreassez,contrelespierrescoupanteset,enmarchant,jenepensaisqu’àça.Jemerappelaismonplacardbourrédepairesdechaussuresparmilesquellesdeschaussuresderandonnéeetdejogging.J’entendisGrand-Chasseur-de-Pierrescrierquandiltomba.Nouscourûmesverslebordetnouspenchâmes.Ilgisait,tassésurlui-mêmedansunemaredesangquis’élargissaitpeuàpeu.Plusieurspersonnesdescendirentdanslagorgeet,enserelayant,remontèrentleblessé.Je

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penseque,suspenduàunballon,ilneseraitpasremontéplusvite.Lesmainssoutenaientsoncorpscommeuncheminderoulementdansuneusine.

Quandilfutallongésurunedallelisse,nousvîmesclairementsablessure.C’étaitunetrèsvilainefracturemultipledelajambe.Letibia,quiavaitdéchirélapeau,pointaitetdépassaitàl’extérieurdecinq centimètres environ, comme une grosse défense de sanglier. Un bandeau entoura aussitôt lacuisse.Homme-DocteuretFemme-Guérisseuseseplacèrentdepartetd’autredublessétandisquelesautresmembresdelatribuinstallaientlecampementpourlanuit.

Jem’approchaiducorpsallongé.—Puis-jeregarder?demandai-je.Homme-Docteur déplaçait lesmains du haut en bas de la jambe cassée, à deux centimètres de

distanceenviron,avecrégularitéetdouceur,d’abordparallèlement,puisunemaindescendanttandisquel’autreremontait.Femme-Guérisseusemesourit,ditquelquechoseàOoota,quimetraduisit lemessage:

— Ceci est pour toi. On nous a dit que ton talent, dans ton peuple, était celui de femme-guérisseuse.

—Sil’onveut,répondis-je.En réalité, jen’ai jamaisvraimentcruque laguérisonest le faitdumédecinoude sonarsenal

thérapeutique,parcequej’aiappris,ilyabiendesannées,pendantmapoliomyélite,quelaguérisonn’aqu’uneseulesource.Unmédecinaide lecorpsen ledébarrassantéventuellementdesparticulesétrangères,eninjectantdessubstanceschimiques,enréduisantlesfracturesetlesluxations,maiscelane signifie pas que le corps guérira. En fait, je suis convaincue qu’un médecin n’a jamais guéripersonne,nullepart.Leguérisseurestenchacundenous.Aumieux, lemédecinestceluiqui s’estreconnuuntalent, l’adéveloppéetaleprivilègedeservirlacommunautéenfaisantcequ’ilsaitetaimelemieuxfaire.

Maiscen’étaitpaslemomentdediscuteretj’acceptailaformulationdeOoota:oui,masociétémeconsidéraitcommeunefemme-guérisseuse.

Onm’expliquaquelemouvementdesmainsverslehautetverslebas,justeau-dessusdelazonetraumatisée,maissanslatoucher,visaitàrecomposerlaformedelajambesaineetàéviterl’œdèmedurant la phase de guérison.Homme-Docteur sollicitait lamémoire de l’os, lui rappelait sa vraienatured’ossain.Cettemanœuvreannulaitlechoccrééparlacassurebrutaleetledéplacementdel’osparrapportàlapositionqu’ilmaintenaitdepuistrenteans.C’étaitunefaçonde«parler»àl’os.

Puis,lestroispersonnagesprincipauxdudrame,leblesséallongésurledos,Homme-DocteuràsespiedsetFemme-Guérisseuseagenouilléeàcôtédelui,commencèrentàpsalmodier,commes’ilspriaient.Homme-Docteurentouralachevilledesesmains,maissanstoucherlepiednitirerdessus,me sembla-t-il. Femme-Guérisseuse fit de même autour du genou. Ils chantaient chacun un chantdifférent. Un moment, ils élevèrent la voix et crièrent quelque chose à l’unisson. Ils effectuèrentsûrement une traction, mais je ne la vis pas. L’os rentra dans la chair et se remit en place, toutsimplement. Homme-Docteur rabattit la peau déchirée sur la plaie et fit un geste en direction deFemme-Guérisseuse.Aussitôt,celle-cidétachalelongtubebizarrequelletransportaitenpermanence.

Plusieurs semaines auparavant, j’avais demandé à Femme-Guérisseuse comment les femmes sedébrouillaientpendantleursrèglesetellem’avaitmontrédestamponspériodiquesfaitsderoseaux,de paille et de duvet d’oiseau. De temps en temps, je voyais une femme s’éloigner du groupe ets’isolerunmomentdansledésertpourplacercettegarniture.Ellesenterraientensuitel’objetsouillé,

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tout comme les excréments, à la façon des chats. Il m’était cependant arrivé de voir une femmerevenirdudésertentenantdanssamainquelquechosequ’elledonnaitàFemme-Guérisseuse.Celle-cidébouchaitson long tube tapissédefeuilles,cesmêmesfeuillesquisoignaientmescoupsdesoleilainsiquelescoupuresetlesampoulesdemespieds.Quandj’étaisprèsd’elle,mesnarinescaptaientdesboufféesd’une terriblepuanteur. Je finispardécouvrirque lesobjets ainsi secrètementmisenréserveétaientdegroscaillotsdesangmenstruel.

Ce jour-là, Femme-Guérisseuse n’ouvrit pas le haut de son tubemais le fond et aucune odeurnauséabondenesedégagea.Ellepressasurletubeetilensortitunesortedegoudronnoirtrèsépaiset brillant, dont elle se servit pour sceller les bords de la plaie. Elle la colmata, littéralement, enbarbouillanttoutelasurfaceblessée.Iln’yeutnibandage,nibroche,niattelle,nibéquille,nisuture.

Bientôt, le choc de l’accident oublié, nous mangions avec appétit. Toute la soirée, plusieurspersonnessesuccédèrentauprèsdeGrand-Chasseur-de-Pierrespourluitenirlatêtesurleursgenouxdefaçonqu’ilpuissemieuxvoir,depuissonlitderepos.Jeprismontour:jevoulaistâtersonfrontpour savoir s’il avait de la fièvre. Je souhaitais aussi me rapprocher de cet homme qui s’étaitapparemmentprêtéàunedémonstrationdeguérisonàmonintention.Latêtesurmesgenoux,illevalesyeuxetmefitunclind’œil.

Lelendemainmatin,Grand-Chasseur-de-Pierresselevaetmarchaavecnous.Ilneboitaitmêmepas.Lerituelpratiqué,medit-on,visaitàsoulagerlestressosseuxetempêcherl’œdème.Laréussiteétait flagrante. Pendant plusieurs jours, je surveillai la jambe blessée et vis l’emplâtre noirâtre sedessécheretsedécollerpeuàpeu.Cinqjoursplustard,ilétaittombéet,àlaplacedelaplaieparoùl’osétaitsorti,jenevoyaisplusqu’unemincecicatrice.Cethommepesaitplusde70kilos.Commentpouvait-ilsetenirdebout,sanssoutien,etpesersurcetosgravementendommagésansqu’ilcèdeànouveau ?…Cela tenait dumiracle. Je savais bien que la tribu était en excellente santé,mais ellepossédaitaussi,semblait-il,letalentbienspécialdefairefaceauxurgences.

Ces gens aux dons de guérisseurs n’ont pas étudié la biochimie ou la pathologie mais ilspossèdentunautrepouvoir:ilssontdanslavéritéetdanslesens,etilsontlavocationdubien-être.

Femme-Guérisseusemedemanda:—Comprends-tucequesignifie«pourtoujours»?—Oui.—Tuenensûre?—Oui.—Alors, nous pouvons te dire quelque chose de plus. Les humains ne sont que des esprits en

visitedanscemondeetlesespritssontéternels.Lesrencontresaveclesautressontdesexpériencesetlesexpériencessontdes relationséternelles.Levraipeupleboucle laboucledechaqueexpérience.Nous ne la laissons pas s’effilocher, inachevée, comme le font les mutants. Quand tu t’en vas engardantaufondducœurdemauvaisespenséesenversunepersonneetquelecerclen’estpasferme,lachoseserépèteraplustarddanstavieettunesouffriraspasuneseulefoismaismaintesetmaintesfois jusqu’àceque tuaiesappris la leçon. Il estbond’observercequi sepasse,d’apprendreetdes’assagir.Ilestbonderendregrâces,commevousdites,debénir,departirenpaix.

Jenesaispassicetosaguérirapidementounon,jen’avaispasderadiographiespourlevérifieret le blessé n’était pas superman, mais un homme, tout simplement. Pour moi, cela n’a pasd’importance.Ilnesouffraitpas,ilnesubissaitpasd’effetssecondaireset,pourluicommepoursescompagnons,l’expérienceétaitachevée.Nousmarchionstousenpaix,devenus,espérons-le,unpeu

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plus sages. La boucle était bouclée. Nous n’accordâmes plus à l’incident ni énergie, ni temps, niattention.

Oootam’affirmaquel’accidentn’avaitpasétéprémédité.Latribuavaitseulementdéclaréque,sic’était pour le bien de toute vie, ils étaient d’accord pour une expérience qui me permettrait dem’instruireenassistantàuneguérison.Ilsnesavaientpassil’épreuveallaitseprésenteretquielleconcernerait,maisilsétaientdisposésàmedonnerl’occasiondecetteexpérience.Lorsqu’elles’étaitproduite, ils avaient été reconnaissants pour le don qu’il leur était permis de partager avec leurcompagneMutante.

Moiaussijefusreconnaissantecesoir-làpourlapermissionquim’avaitétédonnéed’accéderàlamystérieusevirginitéd’espritdecesêtres, soi-disantnoncivilisés. J’auraisbienvouluensavoirplussurleursméthodesdeguérison,maisnesouhaitaispasassumerlaresponsabilitédeleurinfligerd’autresépreuves.Survivredansledésertestdéjàensoiuneépreuvesuffisante.

J’auraisdûmerappelerqu’ilslisaientdansmonespritetentendaientmesrequêtesavantquejeneles formule. Ce soir-là, nous discutâmes longuement des liens entre le corps physique, la partieéternelle de notre Être, et un élément nouveau, que nous n’avions pas encore abordé, le rôle dessentimentsetdesémotionsdanslasantéetlebien-être.

Les membres de la tribu croient que ce qui s’inscrit véritablement en nous est ce que nousressentonsdupointdevueémotionnel.Celat’imprimedanschaquecelluledenotrecorps,aucœurmême de notre personnalité, dans notre esprit, dans notre Moi éternel. Là où certaines religionsparlentdelanécessitédenourrirceuxquiontfaimetd’abreuverceuxquiontsoif,latribuaffirmeque l’essentiel n’est ni la nourriture, ni la boisson offertes, ni ceux qui les reçoivent, mais lesentimentéprouvéquandondonneavecamouretgénérosité.Donnerde l’eauàuneplanteouàunanimalmourants,ouleurprodiguerdesencouragementséclaireautantnotreconnaissancedelavieetdenotreCréateurquelefaitdes’occuperd’unepersonnequiasoifoufaim.Onabandonnecepland’existenceporteursd’unesortedecarteàpucequiaenregistréinstantaprèsinstantnotrefaçondemaîtriser les émotions. La différence entre le bon et lemoins bon tient aux sentiments cachés quioccupent la partie éternelle de notre être. L’action n’est qu’une voie grâce à laquelle le sentiment,l’intentionpeuvents’exprimeretêtreexpérimentés.

Enréduisant lafractureosseuse, lesdeuxmédecinsaborigènesenvoyaientaucorpsdespenséesdeperfection.Ilsepassaitautantdechosesdansleurtêteetdansleurcœurquedansleursmains.Leblesséétaitouvertetréceptif,ilcroyaitenuneguérisonimmédiateetcomplète.Cequim’apparaissaitcomme un miracle était la norme pour la tribu. Je me demandai à quel point la souffrance desmalades ou des mal-portants cramponnés à leur rôle victimaire, aux États-Unis, est due à uneprogrammationémotionnelle,évidemmentpasconsciente,maissurunplantotalementinconscient.

Quesepasserait-ilauxÉtats-Unissilesmédecinsavaientautantdefoienlacapacitédeguérisonducorpshumainqu’ils enmettentdans lepouvoirdesmédicaments ?Le lienentre lepatient et lemédecinme paraît capital. Si unmédecin ne croit pas en l’amélioration possible de la santé d’unpatient, rien que cette pensée peut entraver la guérison. Je sais depuis longtemps que lorsqu’unmédecinannonceàsonmaladequ’iln’yapasdetraitement,celasignifieplutôtqu’enraisondesonéducationetdelaformationqu’ilareçue,ilnedisposed’aucunethérapeutique,maiscelaneveutpasdirequ’iln’yapasde traitement.Siuneautrepersonneapu surmontercettemaladie, c’estque lecorps humain a la capacité de guérir. Au cours d’une longue discussion avec Homme-Docteur etFemme-Guérisseuse,d’extraordinairesetnouvellesperspectivess’ouvrirentàmoidans ledomainedelasantéetdelamaladie.

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—Laguérisonn’estpasunequestiondetemps,medit-on,laguérisonetlamaladiesurviennentenunéclair.

Desexplicationsdétailléesquimefurentdonnéesensuite,jeretinsceci.Notrecorpsestintact,enbonnesanté,dupointdevuecellulaire,lorsquebrusquementsurvientunpremierdérèglement,ouuneanomalie, dans une partie d’une cellule. Il peut s’écouler plusieursmois avant que des symptômesapparaissent ou qu’un diagnostic soit fait. Pour la guérison, le processus est inversé. Vous êtesmalade, votre santé s’altère. Selon la société dans laquelle vous vivez, vous recevez un traitementdonné.Enuninstant,lecorpscessedesedégraderetcommenceàguérir.LeVraiPeuplepensequenousne sommespasdesvictimesde lamaladieparhasardetquenotre corpsphysiqueest le seulmoyen que possède la conscience éternelle, en nous, de communiquer avec notre personnalitéconsciente.Quand l’activitéducorps ralentit,nousdevenonscapablesdenousobserver,d’analyserlesblessuresvraiment importantesqu’ilnous faut réparer : relationsdétériorées,brèchesdansnossystèmesdecroyance,noyauxdepeur,fléchissementdenotrefoienversleCréateur,endurcissementexcessifetincapacitéàpardonner,etc.

Dans le traitement des cancéreux, certains médecins américains se servent actuellement del’imagerie mentale positive, et la plupart ne sont guère approuvés par leurs confrères. Ce qu’ilsexplorentesttrop«nouveau».Or,jevoyaisdevantmoileplusvieuxpeupledelaterreemployerdestechniques transmises depuis la nuit des temps et démontrer leur valeur. Malgré cela, nous, lesmédecinssoi-disantcivilisés,refusonsd’utiliserlatransmissiondepenséepositive,decrainted’avoiraffaireàunemodepassagèreetdéclaronsdoctementqu’ilvautmieuxattendreunpeupourvérifierl’efficacité du procédé dans certaines conditions choisies et contrôlées. Quand unMutant est trèsgravementmalade,areçutouslestraitementsmédicauxdisponiblesetestàdeuxdoigtsdelamort,sonmédecindéclareàlafamillequ’ilafaittoutcequiétaitensonpouvoir.C’estvrai,combiendefoisai-jeentendu:«Jesuisnavré,maisnousnepouvonsplusrienpourlui(ouelle).Il(ouelle)estentrelesmainsdeDieu.»Çameparaîtterriblementrétro!

Jenecroispasque leVraiPeuplesemontresurhumaindanssafaçond’aborderetde traiter lamaladie et les accidents. Je crois sincèrement que tout ce qu’il fait peut s’expliquer par l’analysescientifique. Mais nous, nous nous efforçons d’inventer des machines pour mettre en œuvre destechniques,tandisqueleVraiPeupleprouvequel’onpeutparveniraumêmerésultatsanslemoindrefilélectrique.

L’humanitéerreetsedébatmais,surlecontinentaustralien,lestechniqueslesplussophistiquéescoexistent,àquelquesmilliersdekilomètresdedistance,avecdetrèsanciennesméthodescapablesdesauverdesviesdepuisdesmillénaires.Peut-être lesdeuxextrêmes se rejoindront-ils un jourpourformeruncercleparfaitdeconnaissance.

Quellebelleoccasiondefête!

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TOTEM

Danslecourantdelajournée,leventtourna,puisilforcitetnousdûmesnousdéfendrecontrelestourbillonsdesable.Àpeineimpriméessurlesol,nosempreintess’effaçaient.Jem’efforçaisdevoiràtraverslapoussièrerougeetj’avaisl’impressionderegarderàtraversdeslentillesteintéesdesang.

Nous finîmes par trouver un abri le long d’une arête rocheuse et nous nous blottîmes les unscontrelesautres.Quandnousfûmesenveloppésdanslespeaux,assistêtecontretête,jedemandai:

—Quelles sont vos relations avec le royaume animal ? Les animaux sont-ils des totems, desemblèmesquivousrappellentvosancêtres?

—Nous ne sommes qu’un,me répondit-on.Tous, nous apprenons à tirer notre force de notrefaiblesse.

Mes compagnons m’expliquèrent que le faucon brun qui continuait à nous suivre rappelait augroupeque,parfois,nousnecroyonsqu’àcequenousvoyonsjustedevantnous.Ilnoussuffiraitdegrimperunpeu,denous élever, pour avoiruneperspectiveplus large.Dans ledésert, lesMutantsperdentcourageparcequ’ilsnevoientpasd’eau,etilsmeurent.C’estl’émotionquilestue.

SelonleVraiPeuple,leshumainsontencoreàapprendrequedupointdevuedel’évolutionnousneformonsqu’uneimmensefamille.Ilpensequel’universestencoreenexpansion,qu’iln’estpasterminé.Leshumainsmènentunevietropremplied’occupationspourpouvoirdevenirdesêtres.

Mes compagnonsme parlèrent du kangourou, cette créature silencieuse et d’ordinaire paisiblequi, selon les espèces, peut mesurer de soixante centimètres à deux mètres de hauteur et dont lafourrurevariedugrisargentéaurougecuivré.Àlanaissance,unkangourourouxestgroscommeunharicotetpourtant,adulte,ildépasseradeuxmètres:auxyeuxdesAborigènes,c’estlapreuvequelesMutants attachent tropd’importance à la couleurde lapeau et aux formes corporelles.Mais laprincipale leçon que nous enseigne le kangourou, c’est qu’il ne faut pas reculer. Lui ne peutqu’avancer, quitte à tourner en rond ! Sa longue queue est comme un tronc d’arbre et lui sert decontrepoids.Aussibiendesgenslechoisissent-ilscommetotemparcequ’ilséprouventenversluiunsentimentdefraternitéetressententlebesoind’apprendreàéquilibrerleurpersonnalité.J’aimaisbienl’idéed’examinermaviepasséeetdenepaslacritiquer,mêmequandilapparaissaitquej’avaisfaitdeserreursoudesmauvaischoixcar,enfonctiondecequej’étaisàl’époque,j’avaisagiaumieux.Àlalongue,celaserévéleraitêtreunpasenavant.Lekangourousaitaussimaîtrisersareproduction:ilcessedesemultiplierquandsonenvironnementdevientdéfavorable.

Le serpent est unbon instrument de réflexionquandnous pensons à sesmues fréquentes.Vousavezpeuacquisdansvotreviesi,àtrente-septans,vousavezgardélesmêmesconvictionsqu’àsept.Il faut se débarrasser des vieilles idées, habitudes ou opinions etmême, parfois, des compagnons.Lâcherpriseestquelquefoisdifficilepour l’êtrehumain.Leserpentn’estnimoinsbonnimeilleurpouravoirabandonnésapeau.C’estunenécessité,voilàtout.Riendenouveaunepeutsurvenirlàoùiln’yapasd’espace.Le serpentparaît et se sentplus jeunequand il s’estdébarrasséde sonvieuxfardeaumêmesi,biensûr,iln’estpasplusjeune.Mescompagnonsriaientparcequenotrefaçonde

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noternotreâgeleurparaîtinsensée.Leserpentestunmaîtredecharmeetdepuissance,deuxqualitéspositivesmais qui peuvent devenir destructrices quand elles écrasent toutes les autres. Il existe denombreuxserpentsvenimeuxdontleveninpeutêtreutilisépourtuerdesgens,etc’esttrèsefficace.Maisleveninpeutaussiserviràdesusagesplusconstructifs,parexemplesecourirquelqu’unquiesttombésurunefourmilièreouquiestattaquépardesguêpesoudesabeilles.LeVraiPeuplerespectelebesoind’intimitéduserpentqui,commechacundenous,abesoindeseménagerdesmomentsdesolitude.

L’émeuestungrosoiseaupuissantquinevolepas.Ilestutileparceque,frugivore,ildissémineles graines en se déplaçant et éparpille ainsi les aliments végétaux. Il pond un très gros œuf vertfoncé;c’estuntotemdefertilité.

Bien qu’il n’ait plus guère d’accès à la mer, le Vrai Peuple aime les dauphins. Ce sont lespremièrescréaturesaveclesquellesilacommuniquésanslangageetquitémoignentqu’onpeutvivrelibreetheureux.CesgrandsmaîtresdujeuontenseignéauVraiPeuplequ’iln’yanicompétition,niperdants,nigagnants,maisseulementduplaisiràpartager.

Laleçondel’araignéeestqu’ilnefautpasêtretropavideetquelesobjetsutilespeuventaussiêtrebeaux.De plus, l’araignée nous enseigne qu’il nous arrive de nous laisser un peu trop facilementcaptiverparnous-mêmes.

Nousévoquâmesencorecequ’onpeutapprendredelafourmi,dulapin,deslézardsetmêmeducheval sauvage d’Australie.Quand je parlai des espèces disparues, onme demanda si lesMutantscomprennentbienquelafind’uneespèceestunpasdeplusverslafindel’espècehumaine.

Finalement,latempêtesecalmaetnoussortîmesdenotreabriensablé.Peuaprès,onm’annonçaquemaparentéanimaleavaitétéchoisied’uncommunaccord,d’aprèsl’étudedemonombre,demesmanièresetdeladémarchequej’avaisacquisedepuisquemespiedss’étaientunpeuaguerris.Mescompagnonsdéclarèrentqu’ilsallaientdessinerl’animalenquestiondanslesable.Lesoleilbrillaitdevantmoi commeunprojecteur, tandis que je les observais. Ils se servaient de leurs doigts et deleursorteilscommedecrayons.Lecontourd’unetêteapparut,quelqu’unajoutadespetitesoreillesrondes.Puis,ilsregardèrentmonnezetletracèrentsurlesable.Femme-des-Espritsdessinalesyeuxetditqu’ilsétaientde lamêmecouleurque lesmiens.Unsemisde tachesfutajoutéet jeprotestai,pourlestaquiner,quemestachesderousseuravaientdisparu,fonduesdanslacolorationgénéraledemapeau.

—Nousnesavonspasquelestcetanimal,medirent-ils,iln’existepasenAustralie.Maisilsavaientlesentimentquelafemelledecetteespècemythiquechassait,quellesedéplaçait

tranquillement,leplussouventseule.Ellefaisaitpasserl’intérêtdesespetitsavantlesienpropreouceluidesoncompagnon.Oootasourit:

—Quand les besoins de cet animal sont satisfaits, il est doux,mais ses dents très aiguisées nerestentpaslongtempsenrepos.

Examinantledessininachevé,jedécouvrisunguépard.—Oui,dis-je,jeconnaiscetanimal.Jepouvais,àmontour,leurraconterlesenseignementsdecegroschat.Jemesouviensducalmedecettenuit.Jesongeaisquelefauconbrundevait,luiaussi,sereposer.

Uncroissantdeluneétaitsuspendudanslecielsansnuage.Unenouvellejournées’étaitécoulée,quecettefoisnousavionspasséenonpasàmarcher,maisàparler.

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OISEAUX

SœurduRêveOiseaupritplaceaucentredenotrecerclematinaletoffritdepartagersontalentavec le groupe si l’intérêt de tous devait y gagner. Dans ce cas, l’Unité divine pourvoirait aunécessaire.Nousn’avionspasvud’oiseaudepuisdeuxoutroissemaines,àl’exceptiondemonfidèleami,lefauconbrunauxsombresailesdevelours,quivirevoltaitau-dessusdenousetserapprochaittoujoursplusdematête.

Mescompagnonsétaientsurexcitésà l’idéedel’événementespéréet jecrus,moiaussi,quedesoiseauxsurgiraientdenullepartsileprogrammedelajournéelevoulaitainsi.

Lesoleilplongeaitdéjààmi-hauteurdeslointainescollinesquandnouslesvîmesapprocher.Unvold’oiseauxtrèscolorés,plusgrosquelesperroquetsquejegardaisencageàlamaison,maisauxplumages tout aussi multicolores. Ils étaient si nombreux qu’on ne voyait plus le ciel derrière leréseaupalpitantdeleursailes.Soudain,lesifflementdesboomerangssemêlaauxcrisdesoiseaux.Ceux-cipiaillaientavecinsistancecommepourattirerl’attentionettombaientducielpargroupesdedeuxoutrois.Aucunoiseaunesouffrit.Ilsétaienttuéssurlecoup.

Ce soir-là, nous eûmes un repas somptueux et fîmes provision de plumes multicolores. Nousfabriquâmes des bandeaux et des plaques pectorales ainsi que des tampons périodiques pour lesfemmes. Nous mangeâmes la chair mais les cervelles, une fois extraites, furent mises de côté.Séchées,ellesseraientutiliséesplustard,enpartiemélangéesavecdesplantesmédicinales,enpartiemalaxéesavecdel’eauetdel’huilepourletannagedespeaux.Lesmaigresrestesfurentemportésàl’écartpourlesdingosquisuivaientnostraces.

Iln’yeutaucundéchet.Toutrejoignitlecycledelanature,toutfutredonnéàlaterre.Cefutunpique-niquesansdétritus:enfait,onauraiteudelapeineàdeviner,danstouslesendroitsoùnousavionsfaithalte,quenousyavionscampéoumangé.

Lesmembresdelatribusontdesmaîtresdelafusionharmonieuse,ilsneperturbentpasl’univers.

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COUTURE

Nousavionsachevénotreuniquerepasdelajournée.Lesbraisesrougeoyaient.Detempsàautre,desétincellesjaillissaientverslecielimmense.Nousnousassîmes,àquelques-uns,autourdeslueursvacillantes. Comme de nombreuses tribus amérindiennes, les Aborigènes pensent que, lorsqu’onforme un cercle, il est très important d’observer les autresmembres du groupe, en particulier lapersonnequivousfaitfaceetquiestvotrerefletspirituel.Cequevousadmirezdanscettepersonne,cesontlesqualitésquevoussouhaiteriezdévelopperenvous.Nousserionsincapablesdereconnaîtrecequenousjugeonsbonoumauvaischezautruisinousn’avionspaslesmêmesforcesetlesmêmesfaiblesses à un niveau quelconque de notre être. Seul nous différencie le degré d’autodiscipline etd’expression.LesAborigènescroientqu’unepersonnenepeutvraimentchangerquesielleledécided’elle-même,mais quelle a la capacité demodifier sa personnalité si elle le veut : il n’y a pas delimite à ce qu’on peut acquérir ou abandonner. Le Vrai Peuple croit aussi que nous ne pouvonsexercer de véritable influence que par notre comportement et nos actes, et c’est pourquoi lesmembresdelatribus’efforcentchaquejourdedevenirmeilleurs.

J’étais assise en face deMaîtresse-de-Couture qui, tête inclinée, s’absorbait dans un travail deréparation. Dans la journée, Grand-Chasseur-de-Pierres était venu la trouver parce que la gourded’eauqu’ilportaitaccrochéeàlaceintures’étaitdétachée.Lalanièredesuspensionencuiravaitcédé,mais,parbonheur, lavessiedekangourounes’étaitpasdéchiréeet sonprécieuxcontenuavaitétéépargné.

Maîtresse-de-Couturecoupaitlefilnaturelavecsesdents,quiétaientuséesàmi-hauteur.Ellelevalatêteetdit:

—C’est curieux, l’attitudedesMutants envers le vieillissement.Les travauxqu’ondevient tropvieuxpourfaire.Utilitélimitée.

—Onn’estjamaistropvieuxpourbienfaire,ditquelqu’un.Maîtresse-de-Couturereprit:— Le travail semble devenu un danger pour les Mutants. Au début, vous avez fondé des

entreprises pour que les gens puissent se procurer collectivement demeilleurs produits qu’à titreindividuel,pourqu’ilsexprimentleurtalentpersonnelets’intègrentdanslesystèmefinancier.Maismaintenantlebutdesaffairesestdevenud’entretenirlesystème.Celanousparaîtbizarre,parceque,pournous,leproduitestunechoseréelleetquelesgenssontdesréalités,maisquelesaffaires,cen’estpasréel.Lesaffairesnesontqu’uneidée,uneconvention,etmalgrécela,ellessontdevenuesunbutensoi.Depareillesidéessontdifficilesàcomprendre.

Jeleurparlaidusystèmeéconomiquedelalibreentreprise,delapropriétéprivée,dessociétés,desactionsetdesobligations,desindemnitésdechômage,delaprotectionsociale,dessyndicats.Jeleurexpliquaicequejesavaisdel’administrationrusse,desdifférencesentreleséconomieschinoiseetjaponaise.Commej’avaisfaitdesconférencesauDanemark,auBrésil,enEuropeetauSriLanka,jeleurracontaicequejesavaisdelaviedecespays.

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Nousenvînmesàl’industrieetàsesproductions.C’estsûr,medit-on,l’automobileestunmoyendetransportpratique.Maisçanevautpaslapeinededevenirsonesclavepourlapayer,derisquerunaccident suivi d’unprocèsquivous créeraun ennemi et dedevoir partager l’eau si raredudésertavecquatrerouesetunsiège.Et,dureste,leVraiPeuplen’estjamaispressé.

JeregardaiMaîtresse-de-Coutureassiseenfacedemoi.Elleavaituntrèsbeauvisage.Bienquenesachant ni lire ni écrire, elle connaissait bien l’histoire du monde et même l’actualité. Elle étaitcréative. J’avais remarqué qu’elle avait offert à Grand-Chasseur-de-Pierres de faire la réparationnécessaireavantqu’illeluiaitdemandé.Elleavaitunobjectifetvivaitsimplementcetobjectif.C’étaitvrai:jepouvaisapprendreenobservantlapersonneassiseenfacedemoidanslecercle.

Je me demandai ce qu’elle pensait de moi. Quand nous formions un cercle, j’avais, bien sûr,chaquefoisquelqu’unenvis-à-vis,maisonnesebousculaitpaspouroccuperlaplace.Jeposaistropdequestions;c’étaituntraversgênant,jelesavais,etilmefallaitmerappelerquemescompagnonspartageaienttoutetquejeseraistoutnaturellementadmisedanslegroupe,lemomentvenu.Jedevaisleurapparaîtrecommeunenfantinsupportable.

Unefoiscouchée,jeréfléchisencoreauxremarquesdeMaîtresse-de-Couture:lesaffairesnesontpasuneréalité,cen’estqu’uneconvention,etcependantlebutdesaffairesestd’entretenirlesystème,sans tenir comptedesconséquences sur lesgensou leproduit lui-même,ouencorede leurutilité.L’observationme paraissait bien subtile de la part de quelqu’un qui n’avait jamais lu un journal,regardélatélévisionouécoutélaradio.

J’auraisvouluquelemondeentierpuisseentendrecettefemme.Au lieud’appeler ce lieu le désert intérieur, nousdevrionsbien le considérer comme le centre

d’étudedetoutcequiconcernel’êtrehumain.

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REMÈDESMUSICAUX

Danslegroupe,plusieurspersonnespossédaientle«remède»delamusique.C’estbienlemot« remède»qui était utilisépar l’interprètemaispas au sensmédical, et il ne se référait pas àuneguérisonphysique.Unremèdeestunechosebonneetutileaubien-êtredugroupe.Oootam’expliquaqu’ilétaitbond’avoiruntalent–ouremède–pourguérirlesosfracturés,maisquecen’étaitniplusnimoinsintéressantqu’uneparentéaveclafertilitéetlesœufs.Onavaitbesoindesdeux,etlesdeuxétaientpersonnels.J’acquiesçaietmeréjouisàl’idéed’unfuturrepasd’œufs.

On me prévint alors qu’un grand concert aurait lieu ce jour-là. Nous ne transportions aucuninstrument demusique dans nosmaigres bagages,mais j’avais enfin cessé de poser des questionspouressayerdesavoird’avancecommentetoùleschosessematérialiseraient.

Dans l’après-midi, alors que nous traversions un canyon, l’excitation de mes compagnonss’intensifia. C’était un étroit goulet, de trois mètres cinquante de largeur environ, limité par desparois de près de sixmètres de hauteur.Nous y fîmes halte et, pendant la préparationdu repas delégumesetd’insectes,lesmusiciensinstallèrentleurorchestre.Unhommedécapitaquelquesgrossesplantesenformede tonneauxetcreusa lachaircouleurdecitrouilledontnoussuçâmes le jus.Lesgrossesgrainesdelapulpefurentmisesdecôtéetlesplantesfurentcoifféesdepeauxgrattéesbientendues dont on fixa les bords avec des liens. Nous obtînmes ainsi d’admirables instruments depercussion.Unarbremortgisaitplusloinetplusieursgrossesbranchesgrouillaientdetermites.Onencassaunedontonchassalesinsectes.

Lecœurduboisrongéétaitremplidesciure.Nousgrattâmescetintérieurfriableavecunbâtonetsoufflâmes dedans pour obtenir un long tube creux. J’avais l’impression de voir fabriquer latrompette de l’Ange Gabriel. Plus tard, j’appris que les Australiens appellent cet instrumentdidjeridoo.Quandonsoufflededans,onentireunsonmusicalgrave.

Undesmusicienscommençaàtaperdeuxbaguettesl’unecontrel’autre,unautreétablitunrythmeen entrechoquant des pierres. Quelques hommes ramassèrent des morceaux de schiste et, en lessuspendantàdesfils,obtinrentuncarillon.Unautrefabriquaunesortedetoupiemusicaleavecuneplaquedebois attachée àune ficelle : lorsqu’on la faisait tournoyer, elle produisait un ronflementdont on pouvait contrôler l’intensité. Dans le canyon, cet ensemble orchestral engendrait desvibrationsetdeséchosfantastiquesauxquelsletermedeconcerts’appliquaitàmerveille.

Les membres de la tribu chantèrent, soit en solo soit à l’unisson et souvent à plusieurs voix.Certainschantsétaientvieuxcommeletemps:leVraiPeupleestfidèleauxchantscréésici,dansledésert, avant l’inventiondenotre calendrier.Mais j’entendis aussides compositionsnouvelles,unemusiqueinventéeenmonhonneur.Onmedit:

—Toutcommeunmusicien,l’universlui-mêmeaspireàs’exprimermusicalement.Enl’absenced’écrits,laconnaissancesetransmetd’unegénérationàl’autreparleschantsetles

danses. Tout événement historique peut être dessiné sur le sable, exprimé par une musique oureprésenté par des scènes. La tribu fait de lamusique tous les jours parce qu’il est nécessaire de

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garderlesfaitsenmémoire.RaconterleurhistoireprendenvironunanauxmembresduVraiPeuple.S’ilpeignaitchaqueévénementetsitouteslespeinturesétaientalignéessurlesol,nousdisposerionsd’unechronologieembrassantplusieursmillénaires.

En les voyant faire ce jour-là, je compris à quel pointmes compagnons sont détachésde toutepossession. À la fin de la fête, les instruments furent replacés là où nous les avions trouvés. Lesgraines furent plantées pour assurer une nouvelle pousse et des signes peints sur les rochersindiquèrentauxfutursvoyageurslarécolteengestation.Lesbaguettes,labranche,lespierresfurentabandonnéesmaislajoiedelacréationetletalentdemeuraient,confirmantlavaleurdechacundesmusiciensetconfortantleuramour-propre.C’estenlui-mêmequ’unmusicientransportelamusique,iln’apasbesoind’instrumentparticulier.Ilestlamusique.

J’appris aussi ce jour-là que la vie est une sorte de libre service.Nous pouvons nous enrichir,nous faire plaisir, être créatifs et heureux autant que nous le voulons. Compositeur et les autresmusiciensrepartaientlatêtehaute:

—Unconcertvraimentréussi,ditl’und’eux.—Undesplusbeaux,renchéritunautre.J’entendisCompositeurannoncer:—JecroisquebientôtjevaischangermonnomdeCompositeurenGrand-Compositeur.Ce n’était pas de la vanité. Je voyais des gens heureux qui reconnaissaient leurs talents et

l’importancedepartageretdedévelopperlesinnombrablesmerveillesquisontànotredisposition.Ilyaunlienimportantentrereconnaîtresaproprevaleurets’attribuerunnouveaunomaucoursd’unecérémonie.

LesAborigènesaffirmentqu’ilsviventlàdepuislecommencementdestempsetlesscientifiquessaventqu’ilshabitentl’Australiedepuisaumoinscinquantemilleans.Ilestétonnantqu’encinquantemille ans, ilsn’aientdétruit aucune forêtoupolluéaucuneeau,n’aientmis enpéril aucuneespèceanimaleouvégétale,n’aientriencontaminé,etque,duranttoutcetemps,ilsaienttoujoursreçuunenourriture abondante et toujours trouvé des abris. Ils ont beaucoup ri, peu pleuré. Ils vivent delonguesexistencesproductivesetsaineset,quandilsmeurent,ilspartentavecconfiance.

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CAPTEURSDERÊVES

Unmatin,commenotregroupesetournait,commed’habitude,alorsquel’aubepointaitàpeine,vers l’est, je perçus une certaine excitation. Lorsque l’Ancien eut achevé la cérémonie matinale,Femme-des-Espritsleremplaçaaucentre.

Femme-des-Esprits et moi avions beaucoup de traits physiques communs. Elle était la seulefemmedugroupeàpeserplusdesoixantekiloset,mêmesij’avaismaigri,enneprenantqu’unrepasparjouretenmarchantparcettechaleurintense,ilmerestaitencoreassezdegraisseenréservepourmedélecterdufantasmede lavoir fondresur lesableets’étalerenunepetitemareautourdemesempreintesdepas.

Mainsouvertes au-dessusde la tête,Femme-des-Espritsoffrait ses talents àunauditoire célesteinvisible.Elles’ouvraitpourfairedesoncorpsunmoyend’expressionpourlecasoùl’Unitédivinedéciderait ce jour-là de s’exprimer à travers elle. Elle désirait partager son talent avec moi, laMutanteadoptéepourcettemarchedansledésert.Sarequêteachevée,ellerenditgrâces,àvoixhauteet martelée, et le groupe se joignit à elle, manifestant sa gratitude pour les dons à venir.Normalement, me dit-on, tout cela aurait dû se dérouler sans paroles, en utilisant le langagesilencieux mais, comme j’étais leur invitée, et peu habituée aux messages télépathiques, ils semettaientàmaportée.

Nousmarchâmesjusqu’àlafindel’après-midisurunterrainrelativementnu,etcefutungrandsoulagement de ne pas avoir à poser les pieds sur les lames barbelées des spinifex. Assez tard,quelqu’un repéra un bouquet d’arbres nains, des arbres aux troncs curieux dont le sommets’épanouissait en un gros buisson touffu. C’était ce que Femme-des-Esprits avait demandé et ellel’obtenait.

Laveilleausoir,avectroisautresfemmes,elleavaitétirédespeaux;ellelesavaitensuitetenduessur des cadres que toute la journée elles avaient transportés. Je n’avais posé aucune question ; jesavaisquelemomentvenuonmemettraitaucourant.

Femme-des-Espritspritmamainetm’entraînaverslesarbresenlesmontrantdudoigt.Jenevisrien, mais elle était si excitée que je regardai à nouveau. Je distinguai alors une toile d’araignéegéante, un motif épais, scintillant, un tissage de centaines de fils. Il semblait y avoir des toilessemblablessurlaplupartdesarbres.Femme-des-EspritsparlaàOoota,quimeditd’enchoisirune.Jenesavaissurquelscritèresbasermonchoix,mais,mesouvenantquepourlesAborigènesleschoixsontintuitifs,j’endésignaiuneauhasard.

Femme-des-Espritspritalorsunpeud’huileparfuméedanslepetitsacsuspenduàsatailleetenbarbouillalasurfacedel’espècedetambourinconfectionnélaveille.Elleécartasoigneusementlesfeuilles situéesderrière la toilepuis, appliquant sur celle-ci la surfacehuiléedu tambourin, elle laprélevad’ungestevifet revintversmoi,memontrant ledessinobtenusur lapeau.Jeregardai lesautresfemmess’avancerpourchoisirleurtoilepuiscapteràleurtourlesfilsarachnéenssurlecadrepréparépoureux.

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Tandisquenousnousactivions,lesautresmembresdelatribufaisaientdufeuetramassaientlanourriturepour le repas.Lemenucomprenaitplusieursgrossesaraignées trouvéesdans lesarbresnains,desracinesetuntuberculemystérieuxquiressemblaitàunnavet.

Après ledîner,nousnousrassemblâmes,commechaquesoir,etFemme-des-Espritsm’expliquasontalent.Chaqueêtrehumainestunique,chacundenousestdotédecaractéristiquestrèsmarquéesquipeuventsetransformerentalent.Sacontributionàlasociétéétaitdecapterlesrêves.

—Toutlemonderêve,medit-elle.Toutlemondenecherchepasàserappelersesrêvesouàentirerlaleçon,maistoutlemonderêve.Lesrêvessontl’ombredelaréalité.

Cequiexiste,cequisepasseici-bas,estégalementréalisabledanslemondedurêve.Touteslesréponsess’ytrouvent.Lestoilesd’araignéesservaient,aucoursd’unecérémoniechantéeetdansée,àdemanderàl’Universunrêvededirection.Femme-des-Espritsaidaitensuitelerêveuràdécodersonrêve.

Jecomprenaisparfaitementcequevoulaientdiremescompagnonslorsqu’ilsaffirmaientquelerêvecorrespondàunniveaudeconscience.Quandlapenséeacréélemonde,c’étaitlerêved’ancêtre.Ilyaaussilerêvehorsducorps,laméditationprofondeparexemple;ilyalerêvedusommeil,etc.

Les capteurs de rêves donnent des conseils en toutes circonstances. Tout peut s’exprimerclairement dans un rêve : le sens caché d’une relation, un problème de santé, le dessein d’uneexpérience.LesMutantsneconnaissentqu’unmoyen,lesommeil,pourparveniraurêve,maisleVraiPeuplepeutyaccédermêmeàl’étatdeveille,sansl’aidedesubstancespsychotropes,simplementpardes techniques de respiration et de concentration. Il est possible de poursuivre des activitésconscientes,toutenétantplongédanslemondedurêve.

Onme dit de danser, de tournoyer, avec le capteur de rêves.C’est très efficace : on ancre unequestion dans son esprit et on la pose indéfiniment, tout en pirouettant. Cemouvement, selon lesAborigènes,accroît les tourbillonsd’énergiedesseptcentresducorps : jen’avaisqu’àétendre lesbrasencroixettournerversladroite.

Vite étourdie, jem’assis par terre et vis alors clairement à quel pointma vie avait changé.Aucœur d’un territoire au moins trois fois plus grand que le Texas et ne comportant même pas unhabitantaukilomètrecarré, j’étaisentraind’effectuerunedansededervichetourneur,soulevant lesableetengendrantdansl’airdesondesinfiniesquis’évadaientdansl’espaceverslecapteurderêves.

Lesmembresdelatribunerêventpaslanuit,saufs’ilsontdemandéunrêve.Lesommeilestpoureuxunmomentdereposetderécupérationpourlecorpsetnonl’occasiondedisperserleurénergie.IlspensentquelesMutantsrêventlanuitparcequeleursociéténeleurpermetpasderêverlejour:rêverlesyeuxouverts,enparticulier,esttrèsmalvudanslemondedesMutants.

Àl’heureducoucher,j’égalisailesableaveclamainetrepliailesbrassousmatête.Onmetenditunpetit récipientd’eauenmedisantd’enboire lamoitié immédiatement et l’autre au réveil : celam’aideraitàmerappelerlesdétailsdemonrêve.Jeposaialorslaquestionquis’imposaitàmoiavecleplusd’intensité:quedevrais-jefaire,àlafinduvoyage,desinformationsquim’étaientfournies?

Au matin, Femme-des-Esprits, par l’intermédiaire d’Ooota, me demanda de me rappeler monrêve. Je ne voyais pas comment elle allait pouvoir l’interpréter parce qu’au premier abord il nesemblait avoir rien de commun avec l’Australie, mais je le lui racontai quand même. Elle medemandasurtoutdeluidécrirecequej’éprouvais,quellesémotionsétaientassociéesauxobjetsetauxévénementsdurêve.Bienquemongenredevieluifûttotalementétranger,elleréussitétrangementàpénétrerenmoi.

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J’apprisqu’ilyauraitdansmaviedesoragesetquejedevraism’écarterdegensetdechosesdanslesquels j’avais investidu tempsetde l’énergie,mais je savaisdésormais cequec’étaitqued’êtrecalme et pacifiée et je pourrais ranimer cette émotion chaque fois que j’en aurais besoin ou ledésirerais.J’apprisquenouspouvonsvivreplusd’unevieenl’espaced’uneseule,etquej’avaisdéjàferméuneporte. J’apprisque l’heure était venueoù jenepourraisplus fréquenterdesgens etdeslieuxdupasséetmefondersurlesvaleursetlescroyancesd’antan.Pourlebiendemonâme,j’avaispénétrédansunlieunouveau,dansuneviequiéquivalaitàundegrédeplussurl’échellespirituelle.Plus important encore, je compris que je n’aurais rien à faire avec les informations reçues. Si jevivaisselon lesprincipesquimeparaissaientcorrespondreà lavérité, je toucherais laviedeceuxqu’il était dans mon destin de toucher, et d’autres portes s’ouvriraient. En réalité, ce n’était pas«mon»message:jen’étaisqu’unmessager.

Jemedemandaissitousceuxquiavaientdanséaveclecapteurderêvesallaientpartagerleurrêveavecnous.Avantquej’aiepuénoncermaquestionàhautevoix,Oootalutdansmonespritetdit:

—Oui,Faiseur-d’Outilsvoudraitparler.Faiseur-d’Outils était un homme âgé, qui avait pour spécialité de fabriquer non seulement des

outils, mais des pinceaux, des ustensiles de cuisine, un peu de tout. Sa question concernait sesdouleursmusculaireset il avait rêvéd’une tortuequi se traînaithorsd’unmarigotpourdécouvrirqu’elleavaitperdusespattesd’uncôtéetétaitcomplètementbancale.Aprèss’êtreentretenu,commemoi,avecFemme-desEsprits,ilenvintàlaconclusionqueletempsétaitvenupourluid’enseignerson métier à quelqu’un d’autre. Autrefois, il adorait sa responsabilité de maître artisan mais,maintenant,ilcommençaitàtrouverpéniblelatensionqu’ils’imposait.Sibienqu’ils’étaitavertienrêve du besoin d’un changement : il était devenu bancal, il avait perdu l’équilibre entre travail etplaisir.

Les jours suivants, je le vis apprendre ses techniques à d’autres et, quand je lui demandai desnouvellesdesesdouleurs,ilmeréponditensouriant:

—Quand la penséedevient souple, les articulations deviennent souples. Plus de douleurs, c’estfini.

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19

UNESURPRISEPOURLEDÎNER

Pendant la prière du matin, Frère-des-Grands-Animaux prit la parole. Sa parenté désirait êtrehonorée.Legroupeapprouva:eneffet,depuisquelquetempsdéjà,ellenes’étaitpasmanifestée.

Lafauneaustraliennenecomptepasdetrèsgrandsanimaux,àladifférencedel’Afrique,avecseséléphants,seslions,sesgirafesetseszèbres.J’étaiscurieusedevoircequel’Universnouspréparait.

Nouspûmesavancerd’unbonpascarlachaleurétaitmoinsintense.Latempératurenedépassaitsansdoutepas38°C.Femme-Guérisseusemetartinalevisage,lenezetsurtoutlapartiesupérieuredesoreilles,d’huiledelézardetdeplantes.J’avaisperdulecomptedunombredecouchesdepeauqui avaient successivement pelé et avais réellement peur de perdre l’ourlet des pavillons de mesoreillescontinuellementbrûléspar lesoleil.Femme-des-Espritsvintàmonsecours.Elleprovoquaune réuniongénéralepourdiscuter duproblèmeet, bienque cette situation fût tout à fait nouvellepoureux,mescompagnonsinventèrentunobjetressemblantàdesprotège-oreillesdesportsd’hiver.Femme-des-Esprits prit un ligamentd’animal et formauneboucle à laquelleMaîtresse-de-Coutureattacha des plumes. On suspendit le tout sur mes oreilles et, associé à l’huile protectrice, cetaccessoiremeprocuraunmerveilleuxsoulagement.

Ce fut une étape très gaie. Tout en marchant, nous jouions. Mes compagnons imitaient lesdémarches de mammifères ou de reptiles ou représentaient des événements passés, et nous nousefforcionsderésoudrelesdevinettes.Lajournéefutpleinederires.Lesempreintesdemesvoisinsneressemblaientpluspourmoiàdegéantescicatricesdevarioleetjecommençaisàdécelerleslégèresdifférencescaractérisantchaquedémarche.Verslesoir,jescrutailaplaineenquêtedevégétation.Lacouleurdu sol changeait devantnous et, commenous abordionsunnouveau terrain, j’aperçusdesarbres.Jen’auraispasdûm’étonnerdecettenouvellemanifestationd’apparitionssortiesdenullepartau bénéfice duVrai peuple.Mais j’avais repris àmon compte l’authentique enthousiasme demescompagnonsdevantchaquenouveaudon.

Ilsétaientlà,lesgrandsanimauxquivoulaientêtrehonoréspourlebutdeleurexistence:quatredromadairessauvages,avecleurénormebosse.Ilsn’étaientpasétrillésetsoignéscommeceuxdeszoosoùdescirques.Lesdromadairesnesontpasdesanimauxd’Australie.Ilsontétéimportéspourlestransportset,apparemment,quelques-unsontsurvécu,aucontrairedeceuxquilesmenaient.

La tribu fit halte et, un à un, des éclaireurs partirent. Trois s’approchèrent par l’est, trois parl’ouest. Ils avançaient, courbés, armés chacun d’un boomerang, d’une lance et d’un propulseur,planchettedeboispermettantdedonneruneimpulsionàlalanceparunmouvementdubrasetunvifcoupdepoignetquimultiplientpartroislaportéeetlaprécisiondel’arme.Latroupededromadairessecomposaitd’ungrandmâle,dedeuxfemellesadultesetd’unjeune.

Deleursyeuxvifs,leschasseurssurveillaientlapetitetroupe.Ilsmedirentplustardqu’ilsétaientmentalement tombés d’accord pour sacrifier la femelle la plus âgée. Tout comme leurs frères lesdingos,leschasseursaborigènesreçoiventlessignauxenvoyésparl’animalleplusfaiblequisemblelesavertirdesondésird’êtrehonoréetdelaisservivrelesplusvigoureux.Sansunmot,sansaucun

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signalapparent,leschasseurss’élancèrentensemble.Unelanceplantéedanslatête,uneautredanslapoitrineentraînèrentunemortinstantanée.Lestroisdromadairessurvivantss’enfuirentaugalopetlemartèlementdeleurssabotss’évanouitdanslelointain.

Nous creusâmes une fosse que nous tapissâmes d’herbes sèches. Frère-des-Grands-Animaux,coutelasenmain,ouvritleventred’unseulgeste,commes’ilouvraitunefermetureàglissière.Unepoched’airchauds’échappaet,avecelle,latièdeodeurdusang.Unàun,lesorganesfurentenlevésetlecœuretlefoiefurentmisdecôtécarlatribuleurreconnaîtunegrandevaleurpourlesqualitésdeforceetd’endurancequ’ilsrecèlent.J’évaluaienscientifiquelesformidablessourcesdeferqu’ilsreprésentaient dans une alimentation déséquilibrée aux qualités nutritives incertaines. Le sang futrecueilli dans un récipient spécial que portait autour du cou la jeune apprentie de Femme-Guérisseuse.Les sabots furentmisdecôté. J’apprisqu’ils étaient trèsutileset avaientdemultiplesusages.Jemedemandailesquels.

—Mutante, c’est pour toi que ce dromadaire est devenu adulte ! me cria un des bouchers ensoulevantl’énormepoched’eau.

Madépendanceenversl’eauétaitconnuedetousetl’oncherchaitàseprocurerunevessiequejepourraisporter.Nousenavionstrouvéune.

Cetterégionétaitunpâturagefréquentépardiversanimaux,commenousleprouvaitl’abondancedes bouses et du crottin. Maintenant, je considérais comme un trésor ce qui, quelques moisauparavant,étaitpourmoiobjetderépulsion,parfoismêmerienqu’enparoles.Mais,cesoir-là,c’estle cœur débordant de gratitude pour cettemerveilleuse source de combustible que je ramassai lesbouses.

Notre journée s’acheva dans les rires et les plaisanteries. Porterais-je la vessie de dromadaireattachéeà la taille, aucou,oucommeunsacàdos?Le lendemain,pendant lamarche, lapeaududromadaire fut étalée comme un dais au-dessus de nos têtes, pour l’ombre procurée, certes,maissurtoutpourqu’ellesècheausoleiletsetanne.Débarrasséedetoutdébrisdechair,lapeauavaitététraitéeavecdutaninprovenantd’unerécolted’écorce.Ledromadaireayantfourniplusdeviandequenousnepouvionsenconsommerpour ledîner,nousavionsdécoupé leresteen lanières.Certainesn’ayantpassuffisammentcuitdanslafosse,nouslesavionssuspenduesàunebrancheetnousétionsplusieursàporteràtraversledésertcesrubansdechairquiséchaientenclaquantauvent.

Unebiencurieuseprocession!

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20

FOURMISNONENROBÉESDECHOCOLAT

La lumière du soleil était si éblouissante que je ne pouvais garder les yeux ouverts. La sueurruisselait dans les plis de mon corps jusqu’à mes cuisses qui, pendant la marche, frottaient l’unecontrel’autre.Mêmemescous-de-piedtranspiraient.Pourmoi,c’étaitunsigne,carjen’avaisjamaisvuça.Latempératuredevaitdépasser43ou44°C,c’étaitpresqueinsoutenable.Mesplantesdepiedoffraientunspectacleétrange:ellesétaientcouvertesd’ampoulesdesorteilsautalonetd’unbordàl’autre,maisdesampoulescontinuaientàseformersouslacouchedéjàboursoufléedecloques.Mespiedsétaientcommeengourdis.

Une femme quitta un instant la file des marcheurs et s’éloigna dans le désert, puis elle nousrejoignit, portant une énorme feuille d’un vert vif, large d’environ quarante-cinq centimètres. Jen’apercevaisaucuneplanted’oùcettefeuilleauraitpuprovenir:elleétaitfraîche,bienvivante,alorsquetoutcequinousentouraitétaitbrunâtre,secetfriable.Personneneleluidemanda.Elles’appelaitPorteusedeBonheuretsontalent,danslavie,étaitdemenerlesjeux.Cesoir-là,chargéed’organisernosloisirs,elleannonçaquenousjouerionsaujeudelacréation.

Nous approchâmes d’une fourmilière occupée par de grosses fourmis de deux centimètres etdemi de longueur pourvues d’abdomens volumineux. Ces créatures, des fourmis à miel, seraienthonoréescommeélémentsdenotrerepas.

—Tuvasterégaler!meprédit-on.Il existe unegrandevariété de fourmis àmiel ainsi dénomméesparce que leur ventre distendu

contientunesubstancesucrée.Lesfourmisdudésertnedeviennentpasaussigrossesetaussibonnesàmanger que les fourmis qui vivent sur des terrains bien pourvus en végétaux.Leurmiel n’est pasaussiépaisetcrémeux,niaussidoréetpoisseux.Dansledésert,ellessemblentl’extrairedelachaleuretduventde leur environnement.Mais ces fourmis sont sansdoutepour lesAborigènes l’alimentdontlegoûtserapprocheleplusd’unebarredeconfiserie.

Mes compagnons étendirent les bras et laissèrent les fourmis y grimper, puis ils portèrent lesdoigtsàlaboucheetlessucèrent.Leursvisagesétaientéloquents:unvraidélice.Commejesavaisquetôtoutardilsmediraientd’essayer,jemedécidai,prisunefourmietlamisdansmabouche.Ilya un truc, il faut croquer la fourmi et, surtout, ne pas l’avaler tout rond.Mais je ne fis ni l’un nil’autre.Jenesupportaipasdesentir lespattess’agitersurmalangueet lafourmigrimpersurmesgencivesetlarecrachai.Plustard,lorsquelefeufutallumé,mescompagnonsplacèrentdesfourmisdansuneenveloppedefeuillesqu’ilsenfouirentdanslesbraises.Quandmonplatfutcuit,jeléchailafeuillecommesic’étaitunebarredefriandisestoutefonduedanssonenveloppedepapier.Quelqu’unquin’ajamaismangédemieldefleurd’orangers’ytromperaitsansdoute.

Lesoir,FemmedeJeudéchiqueta sagrande feuille.Ellenecomptapasvraiment lesmorceauxmais s’arrangea pour en distribuer un fragment à chacun. Pendant ce temps, nous jouions de lamusiqueetnouschantions.Puislejeucommença.

Tandisquenouscontinuionsàchanter,unpremiermorceaudefeuillefutdéposésurlesable.Puis

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un autre, et encore un autre, jusqu’à ce que le chant s’interrompe.Nous examinâmes lemotif, quiressemblaitàunpuzzle.Quandunmorceauétaitposéparterre,ildevenaitparfoisévidentquenousdevionsdéplacerunepièceparcequelanouvelles’ajustaitmieuxàcetendroit.Iln’yavaitpasdetourpour les joueurs, c’était un projet collectif non compétitif. Lamoitié de la feuille, côté pointe, futbientôtrecomposéeetnousnousfélicitâmesennousserrantlamain,ennousdonnantl’accoladeetenfaisantdespirouettes:lejeuétaitàmoitiéréussiettoutlemondeavaitparticipé.Puis,trèsconcentrés,nous nous remîmes au travail. Je vins près du puzzle et déposai ma pièce. Plus tard, quand jem’approchai de nouveau, je ne pus localiser mon morceau de feuille, si bien que je retournaim’asseoir.Oootalutdansmespenséesetmedit:

—C’estbien.Onal’impressionquelesmorceauxsontséparés,toutcommelesgensparaissentséparésmais,enréalité,noussommesun.Voilàpourquoic’estlejeudelacréation.

Plusieurspersonness’adressèrentàmoietOootasefitleurinterprète.—Êtreunnesignifiepasquenoussommestouslesmêmes.Chaqueêtrevivantestunique.Iln’ya

pasdeuxêtresquioccupent lemêmeespace.Toutcommela feuilleabesoinde toussesmorceauxpour être complète, chaque esprit a sa place.Même si des gens essaient demanœuvrer, en fin decompte chacun retrouve sa juste place. Certains d’entre nous cherchent une voie directe, d’autresadorenttournerenrond.

Uncertainmoment,jevisquetoutlemondemeregardaitetl’idéegermadansmonespritdemelever et dem’approcher du puzzle. Il ne restait plus qu’un espace vide et lemorceau de feuille àadapterétaitàquelquescentimètres.Quandjeplaçailadernièrepièce,ungrandcridejoieéclataets’envoladansl’immensitéquicernaitnotrepetitgroupe.

Auloin,desdingoslevèrentleursmuseauxpointusverslecielethurlèrentdanslanuitveloutée,cloutéedediamantsscintillants.

—Quetuaiesfinilejeuconfirmetondroitàmarcheravecnous.Durantcevoyage,nousfaisonsroutedirectementdansl’Un.LesMutantsontdenombreusescroyances,ilsdisent:toncheminn’estpasmon chemin, ton sauveur n’est pasmon sauveur, ton éternité n’est pasmon éternité.Mais, envérité, la vie est une. Il n’y a qu’un jeu en cours. Il n’y a qu’une race, avec beaucoupde couleursdifférentes.LesMutantsergotentsurlenomdeDieu,surlesédificesreligieux,lesjours,lesrituels.Est-Ilvenusurlaterre?Quesignifienttoutesceshistoires?Lavéritéestlavérité.Sivousblessezquelqu’un,vousblessezlemoi;sivoussecourezquelqu’un,voussecourezlemoi.Lesang,lesossontenchacundenous.C’estlecœuretl’intentionquisontdifférents.LesMutantsneréfléchissentaumoietàlanotiondeséparativitéquepourseulementcentans.LeVraiPeuplepenseàl’éternité.Toutestun,nosancêtres,nospetits-enfantsànaître,toutevie,partout.

Àlafindujeu,undeshommesmedemandas’ilétaitvraiquedespersonnespeuventvivretouteuneexistencesansjamaisconnaîtreleurstalentsnaturels.Jedusadmettrequej’avaisdespatientstrèsdéprimésquiavaientl’impressionqueleurvies’écoulaitmalgréeux.Oui,ilmefallutadmettrequelesMutantsnepensentpasposséderuntalentinnéetqu’ilsneréfléchissentaubutdeleurviequ’aumomentoùlamortapproche.Deslarmesluimontèrentauxyeuxetilhochalatêteavecincrédulité.Unepareillechoseétaitbiendifficileàcroire.

—CommentlesMutantsnevoient-ilspasque,simonchantrendunepersonneheureuse,jefaisdubon travail ?Quand tu aidesquelqu’un, tu fais dubon travail.De toute façon, onnepeut aiderqu’unepersonneàlafois.

Jeluidemandais’ilavaitdéjàentenduparlerdeJésus.

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—Bien sûr,me répondit-il.Lesmissionnaires enseignaient que Jésus est le fils deDieu.Notrefrèreaîné.L’Unitédivinesouslaformehumaine.Ilestl’objetdelaplusprofondevénération.L’Unest venu sur la terre il y a très longtemps pour expliquer auxMutants comment vivre, puisqu’ilsl’avaientoublié.Jésusn’estpasvenuauprèsduVraiPeuple.Ilauraitpu,nousétionslà,maiscen’étaitpas notremessage. Lemessage de Jésus ne s’adressait pas à nous parce que nous ne l’avions pasoublié,nousvivionsdéjàSavérité.Pournous,l’Unitédivinen’estpasuneforme.LesMutantssontdes drogués de la forme. Ils ne peuvent accepter quelque chose d’invisible et d’impalpable. Pournous,Dieu,Jésus,l’Un,cen’estpasuneessencequibaigneleschosesouestprésenteàl’intérieurdeschoses.C’esttoutechose!

Pour lesmembres de la tribu, la vie estmouvement, progression, changement. Ils parlent d’untemps vivant et d’un temps non vivant. Les gens ne sont pas vivants quand ils sont en colère,dépressifs,quandilss’apitoientsureux-mêmesousonthantésparlapeur.Touslesgensquirespirentnesontdoncpasvivants:lefaitderespireravertitsimplementlesautresquelecorpsnedoitpasêtremis en terre ! C’est bien d’essayer d’exprimer des émotions négatives pour vérifier ce qu’onéprouve,maisiln’estpassaged’enresterlà.Quandl’âmehabiteuneformehumaine,onjoue–pourvoircequec’estqued’êtreheureuxoutriste,jalouxoureconnaissant,etc.Maisonestsupposétirerunenseignementdecesexpériencespourfinalementsavoirdiscernersouffranceetbien-être.

Nous parlâmes ensuite de jeux et de sports. Je leur racontai qu’aux États-Unis, nous nousintéressonsbeaucoupauxévénementssportifsetquenosjoueursdeballonsontmieuxpayésquenosinstituteurs.Jeleurproposaiunjeu:jeleurdemandaidesemettreenligne,puisdepartirencourantleplusvitepossible.Celuiquicourraitleplusviteseraitlevainqueur.Mescompagnonsbraquèrentsurmoileursbeauxyeuxnoirs,puiss’entre-regardèrent.

Finalement,quelqu’undit:—Mais,siquelqu’ungagne,touslesautresperdent.Cen’estpasamusant.Lesjeuxdoiventêtre

amusants.Commentpeux-tusoumettrequelqu’unàunepareilleépreuvepour,après,s’ilperd,essayerdeleconvaincrequ’ilestunbattant?Cettedémarcheestdifficileàcomprendre.Çafonctionne,cheztoi?

Jesourisetfisnondelatête.Toutprès,ilyavaitunarbremort.Jemefisaiderpourinstallerunebalançoireentirantunede

sesgrossesbranchesenporteàfauxsurunrocher.Nousnousamusâmesbeaucoupetmêmelesplusâgésprirentleurtoursurlabascule.Ilsmefirentremarquerqu’ilexistedeschosesqu’onnepeutpasfairetoutseul:l’utilisationdecejouetenétaitune!Despersonnesdesoixante-dix,quatre-vingtsetquatre-vingt-dix ans laissaient s’exprimer l’enfant qui était en elles et apprécièrent ce jeu sansgagnantsniperdantsfaitpourleplaisirdetous.

J’apprisaussiàmescompagnonsàsauteràlacordeenutilisantdescordesenboyauxd’animauxtorsadés.Puis,noustraçâmesdesmarellessurlesablemaislanuitetlafatigueeurentraisondenous.Noscorpsaspiraientaureposetnousreportâmesceplaisiràuneautrefois.

Étendue sur le dos, je contemplai le ciel scintillant. Un étalage de diamants sur leur tapis develoursdansunevitrinede joaillerien’auraitpum’impressionnerdavantage.Attirécommeparunaimant,monregardsefixaitsurl’astreleplusbrillant,quisemblaitm’ouvrirl’esprit:«Cesgensnevieillissentpascommenous,medisais-je.Leurcorpsfinitpars’épuiser,commeunebougiequis’uselentementet régulièrement. Ilsn’ontpascommenousunorganequicèdeàvingtansetunautreàquarante.»Cequenousappelonsstressmeparaissaitmaintenantêtreunerencontreavecl’échecetlamort.

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Latempératuredemoncorpsbaissaitpeuàpeu.Cetapprentissagesefaisaitvraimentauprixdebeaucoupdesueur,maisilenvalaitlapeine.Commentcependantpourrais-jepartageraveclesmienscedontj’étaisletémoin?Mesinterlocuteursnemecroiraientjamais,ilfallaitquejem’yprépare.Ilstrouveraientcemodedeviebiendifficileàadmettre.Jesavaismaintenantquelaguérisonphysiquedoitêtreassociéeaveclaguérisonréelledesêtreshumains, laguérisonde leurêtreéternelblessé,sanglant,maladeetmeurtri.

Maisjeregardaislecieletmedemandais:«Commentfaire?»

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21

ENTÊTE

Lesoleilselevad’unbondet,aussitôt,ilfitchaud.Cematin-là,notrerituelquotidienfutmodifié.Onmeplaçaaucentredudemi-cercleorientéversl’est.Oootameditdereconnaîtreàmafaçonlamanifestationde l’Unitédivineetdefaireuneprièrepourque la journéesoitbonne.Àlafinde lacérémonie,tandisquenousnouspréparionsaudépart,onm’annonçaquec’étaitmontourdemener.Jedevaismarcherdevantetconduirelatribu.

—Maisjenepeuxpas,dis-je,jenesaisnioùallernitrouverquoiquecesoit.Jesuistouchéeparvotreproposition,maisçam’estimpossible.

—Il lefaut, lemomentestvenu.Pourconnaître tamaison, la terre, toussesniveauxdevie, tesliensaveclevisibleet l’invisible, tudoismener.C’estagréabledetempsentempsdemarcherà latraîne,onpeutaussisemêleraugrosdelatroupe,mais,àunmomentouàunautre,ondoitmener.Tunepeuxpascomprendrelerôlededirigeanttantquetun’aspasassumécetteresponsabilité.Toutlemondedoitdiriger,tôtoutardet,sicen’estpasdanscettevie,ceseraplustard.Leseulmoyendesurmonteruneépreuveestde l’affronter.Lesépreuves,à tous lesniveaux,se répètent indéfinimentd’unefaçonoud’uneautretantqu’onnelesapassurmontées.

Nouscommençâmesdoncàmarcher,avecmoientête.Latempératuredevaitdépasser40°C.Àmidi,nousnousarrêtâmesetfîmesdel’ombreavecnotrematérieldecouchage.Lorsqueleplusfortde la chaleur fut passé, nous reprîmes lamarche et continuâmesbien au-delàde l’heurehabituelleavant d’installer le campement.Ni plantes ni animauxne se présentèrent sur notre cheminpour sefairehonorerennousservantdenourriture.

Nousnetrouvâmespasd’eau.L’airétaitungrandvidechaudetimmobile.Jefinisparabandonneretdécidaidefairehalte.

Lesoir,jedemandaidel’aide.Nousn’avionsrienàmanger,rienàboire.JeparlaiàOoota,maisilm’ignora.Jem’adressaiauxautres,sachantqu’ilsnecomprenaientpasmalanguemaispouvaiententendrelelangagedemoncœur.Jedisàchacun:

—Aide-moi,aide-nous!Maispersonneneréagit.Ilsdiscutaientpendantcetempsdesindividusqui,àunmomentdonnédeleurvie,marchentàla

traîneetjemedemandaisinosclochardsetnossans-abri,auxÉtats-Unis,nes’installentpasdansleurrôle de victimes. Le juste milieu, voilà la position à laquelle la plupart des Américains semblentaspirer : ni trop richeni troppauvre, pasmortellementmalade.Mais pas nonplus en tropgrandeforme.Etpas toutà faitpurmoralement,maispasnonplus tropgravementcoupable.Tôtou tard,nousdevonsforcerleschosesetmener,neserait-cequepournoussentirresponsables.

Jem’endormis,enpassantsurmeslèvrescraqueléesunelangueparcheminéeetinsensible.Jenesaurais dire si la sensation d’étourdissement ressentie était due à la faim, à la chaleur ou àl’épuisement.

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Le second jour, nous marchâmes encore sous ma direction, par une chaleur torride. Lacontractiondemagorgem’empêchaitd’avaler.Malanguecartonnéemeparaissaitrigideetgonfléecontre mes dents comme une grosse éponge sèche. J’avais aussi du mal à respirer. Quand jem’efforçais d’inspirer l’air chaud pour l’envoyer dans mes poumons, je comprenais ce qu’avaitvouludireCygne-Royalenmeparlantdubonheurdeposséderunnezdekoala.Leurnezépaté,aveccesnarinesbéantes,étaitmieuxadaptéàl’airchaudquemonpetitnezoccidentalauxnarinesétroites.

L’horizondénudédevenaitdeplusenplushostile.Ilparaissaitdéfierl’humanitéetapparteniràunmondeinhumain.Cetteterresemblaitavoirgagnétouteslesbataillescontreleprogrèsetconsidérertouteformedeviecommeétrangère.Onnevoyaitniroutesniavionsau-dessusdenostêtes,etpasuneseuletracedecréaturevivante.

Jesavaisquenousmourrionssilatributardaitàm’aider.Nousmarchionslentementetchaquepasétaitunesouffrance.Unnuagesombrelourdementchargédepluiedérivaitauloin.C’étaitunsupplicede le voir devant nous car nous ne marchions pas assez vite pour le rattraper et profiter de sesbienfaits.Nousnepouvionsmêmepasnousrapprocherassezpournousabriterdanssonombreetleregardionsdeloin,obsédéspartoutecetteeaugénératricedeviequidansaitlà-bascommelacarottedevantlenezdel’âne.

Plus tard, je criai. Peut-être pour me prouver que je pouvais encore le faire, peut-être dedésespoir,maiscelaneservitàrien:lemondeengloutitmoncri,commeunmonstregloutonetrepu.Desmiragesd’eaufraîchemiroitaientdevantmesyeuxmaisnousn’atteignionsjamaisquedusable.

Le second jour s’écoula sans eau, sans nourriture et sans aide. J’étais trop épuisée, malade etdécouragéepourmeservirdemapeaudebêtecommeoreiller.Jepensequej’aidûm’évanouiretnondormir.

Le troisièmematin, j’allai trouverchaquemembredugroupeet le suppliaiàgenouxaussi fortquemoncorpsàl’agoniemelepermettait:

—Aide-moi,jet’ensupplie.S’ilteplaît,sauve-nous!J’avaisdumalàarticuler,parcequemalanguesèchesecollaitàl’intérieurdemesjoues.Tousm’écoutèrentetmeregardèrentavecintensité,puismesourirent.J’eusl’impressionqu’ils

pensaient : « Nous aussi avons faim et soif, mais c’est ton expérience, c’est pourquoi nous tesoutenonstotalementdanscequetudoisapprendre.»Personneneproposadem’aider.

Nouspoursuivîmesnotremarche.L’airétait immobileet lemonde inhospitalier semblaitn’êtreque défiance contre mon intrusion. Il n’y avait ni secours ni échappatoire possible. Engourdi dechaleur, mon corps ne réagissait plus. J’étais en train de mourir. Je reconnaissais les signes dedéshydratationfatale.C’étaitça.Jemourais.

Mespenséesbondissaientd’unsujetà l’autre, jeme rappelaisma jeunesse.Monpère travaillaitdurpourlesCheminsdeferdeSantaFe.Ilétaitsibelhomme.Jamais,detoutemavie,ilnem’avaitrefusésonamour,sonsoutien,sesencouragements.Mamanétaittoujoursdisponible.Jelarevoyaisnourrir lesvagabondsqui savaient, commeparmagie,que laportedenotremaisonne leur seraitjamaisfermée.Masœurétaituneétudiantebrillante,jolieetsirecherchéequejelaregardaispendantdesheuressepréparerpoursesrendez-vous.Engrandissant,monseuldésirétaitdedevenircommeelle.Jerevoyaismonpetitfrèreentraindecâlinerlechienetdeseplaindrequelesfillesàl’écoleinsistaient pour lui tenir la main. Enfants, nous nous entendions bien tous les trois et nous nousserrionslescoudesdanstouteslescirconstances.Maislesannéesnousavaientséparéset,cejour-là,jesusquenimonfrèrenimasœurnepercevaientmondésespoir.J’avaisluque,quandonmeurt,on

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voit sa vie défiler en une succession de tableaux. Ma vie ne défilait pas comme un film maisd’étranges images me revenaient : moi, dans la cuisine, essuyant la vaisselle et apprenantl’orthographedesmots.L’expressionlaplusdifficileétait«conditionnementd’air».Jemerevoyaisamoureused’unmarin,jerevoyaisnotremariageàl’église,puislemiracledesaccouchements:toutd’abordlanaissancedemonpetitgarçon,puis,àlamaison,celledemafille.Jemesouvinsdemesdivers emplois, de mes études, de mes diplômes, puis je me retrouvai mourante dans le désertaustralien.Àquoitoutcelarimait-il?Avais-jeaccomplicequiétaitlebutdemavie?«MonDieu,pensai-je,aidez-moiàcomprendrecequim’arrive.»

Enunéclair,laréponsefutlà.Quinzemillekilomètresmeséparaientdemamaisonaméricaine,maismapenséen’avaitpasbougéd’uncentimètre.Jevenaisd’unmondegouvernéparl’hémisphèrecérébralgauche,régiparlalogique,lejugement,lalecture,l’écriture,lesmathématiques,lesloisdela cause et de l’effet.Or, ici, j’étais dansune réalité d’hémisphèredroit, peupléedepersonnesquin’utilisaient aucun de mes si importants concepts éducatifs et n’obéissaient pas à mes obligationscivilisées. C’étaient des maîtres du cerveau droit, qui utilise la créativité, l’imagination, laconnaissance intuitive et les concepts spirituels. Ils ne jugeaient pas nécessaire de s’exprimerverbalement : ilscommuniquaientpar lapensée, laprière, laméditation,donnezà leurméthode lenom que vous voulez. J’avais supplié qu’onm’aide à haute voix. Comme j’avais dû leur paraîtreignorante ! Une Vraie Personne aurait demandé en silence, d’esprit à esprit, de cœur à cœur,conscience individuelle liée à la conscience universelle qui relie toute vie. Je m’étais considéréecommeséparée,distincteduVraiPeuple.Ilsm’avaientpourtantbienditquenousnesommesqu’unetqu’ilsviventdanslanaturecommeUn,mais,jusqu’alors,jelesavaisobservés,enmeplaçantàpart.IlmefallaitdevenirUnaveceux,avecl’univers,etcommuniquercommelefait leVraiPeuple.Ceque je fis immédiatement.Mentalement, jedismercià la sourcedecette révélationet, enesprit, jesuppliai:«Aidez-moi,jevousenprie,aidez-moi.»J’utilisailesmotsquelatribuprononçaitchaquematin:«Sic’estpourmonplusgrandbienetpourlebiendetoutevie,entouslieux,apprenez-moi.»

Unepenséemevintaussitôt:«Metslapierredanstabouche.»Jeregardaiautourdemoi.Iln’yavaitpasdepierre.Nousfoulionsdusablefin.Lapenséerevint:«Metslapierredanstabouche.»Jemesouvinsalorsdelapetitepierrequej’avaischoisieaudébutduvoyageetquejeconservaisdepuisplusieursmoisdanslesillonentremesseins.Jel’avaisoubliée.Jelapris,lamisdansmabouche,lasuçaiet,commeparmiracle,unpeudesalivehumidifiamonpalais.J’avalai,l’espoirrevint.Peut-êtrenemourrais-jepas?

«Merci, merci, merci », répétai-je intérieurement. J’aurais voulu pleurer, mais mon corps nepouvaitplus sepermettre le luxedes larmes. Jecontinuaiàdemandermentalementde l’aide :« Jepeuxapprendre, je feraicequ’il faut.Aidez-moià trouverde l’eau. Jenesaispasquoi faire,quoichercher,quelledirectionprendre.»

Uneautrepenséevintalors:«Soiseau.Soiseautoi-même.Quandtuseraseau,tutrouverasdel’eau.»Jenesavaispascequecelavoulaitdire.Celan’avaitaucunsens.Soiseau!C’étaitimpossible.Maisjemeconcentraipouroubliermapropreprogrammationréaliséeparunesociétéfondéesurladominationdescerveauxgauches.Jechassailalogique;jechassailaraison.Jem’ouvrisàl’intuitionet, fermant les yeux, jem’efforçai de devenir eau. Tout enmarchant, j’utilisais tousmes sens. Jesentaisl’odeurdel’eau,lagoûtais,l’entendais,lapercevais,lavoyais.Jefusfraîche,bleue,limpide,boueuse, tranquille, ondulée, glacée, fondante. Je fus vapeur, buée, pluie, neige. Je fus mouillée,vivifiante, éclaboussante, envahissante, illimitée. Je fus tour à tour toutes les images d’eau quimevinrentàl’esprit.

Nous traversions une plaine qui s’étendait à perte de vue sans aucun relief à l’exception d’un

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mamelonjaunâtre,unesortededunesableused’environ1,80mètredehauteur,marquéeaucentreparunesaillierocheuse,etquiparaissaitdéplacéedanscemornepaysage.Jelagravis,lesyeuxmi-clossousl’éblouissantelumière,et,presqueentranse,jem’assissurlerocher.Devantmoi,encontrebas,mesamisarrêtésmeregardaientensouriantjusqu’auxoreilles.Jeleurrendisfaiblementleursourireetjeposailamaingauchesurlerocpourm’équilibrer.Jesentisunehumiditéettournailatête.Là,derrièremoi, dans le prolongement de la saillie sur laquelle j’étais perchée, il y avait une cuvetterocheusedetroismètresdediamètreetd’environcinquantecentimètresdeprofondeur,remplied’uneeaucristallinelaisséeparlenuagetentateurdelaveille.

Jecroisvraimentquecettepremièregorgéed’eautièdemerapprochaplusdenotreCréateurquetouteslescommunionsàl’église.Sansmontre, jenepeuxdéterminerletempsexact,maisjepensequ’ilnes’estpasécouléplusdetrenteminutesentrelemomentoùj’aicommencéàêtreeauetceluioùnousavonsplongélatêtedanslacuvetterocheuseenpoussantdescrisdejoie.

Alorsquenousenétionsencoreàfêternotresuccès,ungrandreptiles’approchadenous.Ilétaiténorme,ilavaitl’airdedébarquertoutdroitdelapréhistoire,maisilétaitbienréel.Rienn’auraitpumieux tomberpournotredîner que cette créaturede science-fiction et la viandenousprocurauneeuphoriebienconnuedesbanqueteurs.

Cesoir-là,jecomprislacroyancedelatribuenlarelationdelaterreaveclescaractéristiquesdesancêtres tribaux. Notre coupe rocheuse géante semblait avoir poussé sur cet environnement platcommeleseinnourricierdequelqueparentdupasséquiauraitinsufflésaconsciencecorporelledanslamatièreinorganiquepoursauvernosvies.JebaptisailemamelonGeorgiaCatherine,lesprénomsdemamère.

Je levai lesyeuxvers l’immensité et je remerciai, certainedésormaisque lemonde est un lieud’abondance.Ilestremplidegensprêtsànousaider,àpartagernotreviesinousleslaissonsfaire.Ilyadel’eauetdelanourriturepourtoussinoussommesassezouvertspourrecevoiretpourdonner.Plus important encore, je savaismaintenantoù trouver sansdifficultéunedirection spirituelle : del’aide,j’enobtiendraisdanschaqueépreuve,mêmedansl’affrontementaveclamort,mêmedanslamortelle-même,maintenantquej’avaisapprisàtracermonproprechemin.

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LESERMENT

Dansma vie avec la tribu, je ne faisais aucune différence entre les jours de la semaine. Nousn’avionsd’ailleursaucunmoyendesavoirquel journousétions.Letempsn’étaitpasunsouci.Unjour,j’eusl’étrangeimpressionquec’étaitNoël.Pourquoi?Jel’ignore.Rienn’avaitpumesuggérerl’imaged’unsapindécoréoud’unecarafedecristalrempliedulaitdepouletraditionnel.Maisnousétionsprobablementle25décembre.Celamefitpenserauxjoursdelasemaineetàunincidentquis’étaitproduitdansmoncabinetquelquesannéesplustôt.

Danslasalled’attente,ilyavaitdeuxprêtresquidiscutaientreligion.Letonmontait,tandisqu’ilssedisputaientàproposdujourduvraiSabbat.SelonlaBible,était-celesamediouledimanche?Ici,dansledésert,cesouvenirmeparutcomiqueparcequ’enNouvelle-Zélande,c’étaitdéjàNoëlalorsqu’auxÉtats-Unis,nousétionsencore laveilledugrandjour.J’imaginaicettefameuselignerougequej’avaisvuetracéeàtraversl’océansurl’atlasmondial.Letempss’arrêteetcommencelà.C’estlà,surcettefrontièreinvisibleetsurcettemerperpétuellementmouvante,quenaîtchaquejourdelasemaine.

Jemerevoyaisaussi,étudianteàlaSt.AgnesHighSchool,assiseunvendredisoirsuruntabouretaudrive-ind’Allen.Nousavionsposédevantnousd’énormessandwichsetattendionsquelapendulemarqueminuit.Avalerunebouchéedeviandelevendrediétaitunpéchémortel,avecsoncorollaire,ladamnationéternelle.Quelquesannéesplustard,larègleavaitchangé,maispersonnenerépondaitàla question : qu’était-il arrivé aux pauvres âmes pécheresses déjà condamnées ? Tout cela meparaissaitstupide.

Jeneconnaispasdeplusbellefaçondejustifierl’existencedeNoëlquelamanièredontleVraiPeuplevitsavie:iln’apasdejoursfériésannuels,commenous.Detempsàautre,dansl’année,onhonoreunmembredelatribu,nonpaslejourdesonanniversaire,maisplutôtpourreconnaîtresontalent,sacontributionà lacommunauté,sesprogrèsspirituels.Cen’estpas le faitdevieillirqu’onfête,maisceluidedevenirmeilleur.

UnefemmeavaitpournomGardienne-du-Temps.LeVraiPeuplepensequenouspossédonstousplusieurstalentsetquenousprogressonspardegrés.Gardienne-du-Tempsétaituneartistedutemps.Ellecollaboraitavecuneautrepersonnecapable,elle,desesouvenirdespluspetitsdétails.Quandjeluidemandaidesexplications,ellemeditquelesmembresdelatribuseservaientdesontalentquandils avaient besoin d’être guidés et qu’onme dirait plus tard si je pouvais ou non accéder à cetteconnaissance.

Depuistroissoirs,laconversationnem’étaitpastraduiteetjesavaisqueladiscussionportaitsurlaquestiondesavoirs’ilfallaitmecommuniquerunecertaineinformation.Cen’étaitpasseulementmapersonnequiétaitencause,maislefaitquejereprésentaistouslesMutantsdel’univers.J’avaisl’impression que l’Ancien, durant ces trois soirées,m’avait défendue tandis qu’Ooota était contremoi. Jeme rendais compte que j’avais été choisie pour une expérience qu’aucun étranger n’avaitjamaispartagéejusqu’alors.Peut-êtreétait-cetropleurdemanderquedepartageraveceuxlagardedutemps.

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Nous poursuivîmes notremarche. Le terrain rocheux et sablonneux, parsemé d’une végétationpauvre, paraissait plus vallonné. Une dépression semblait avoir été creusée par le passaged’innombrables générations du Vrai Peuple. Sans crier gare, le groupe s’arrêta. Deux hommess’avancèrentet, écartantdesbroussaillesentredeuxarbresetdesblocsde rochers,dégagèrentuneouvertureauflancdelacolline.Lesable,amonceléparleventdevantl’entrée,futenlevéetOootamedit:

—Nousallonstepermettredeprendreconnaissancedelagardedutemps.Quandtuaurasvu,tucomprendrasledilemmeauquelmonpeupleadûfaireface.Tunepourrasentrerqu’aprèsavoirjurédenejamaisrévélerl’emplacementdecettecaverne.

Tout le monde entra et je restai dehors. Je sentis une odeur de fumée et vis de légers filetss’échapperdurocherquicoiffaitlacolline.Unparun,lesmembresdelatribuvinrentmerejoindre.Le plus jeune d’abord. Il me prit les mains, fixa son regard dans le mien, s’exprima dans sonincompréhensible langue. Je percevais son anxiété à l’idée de l’usage que je pourrais faire desconnaissancesquej’allaisacquérir.Àtraverslesinflexionsdelavoix,lerythmeetlespausesdesondiscours,ilm’expliquaitque,pourlapremièrefois,lasécuritédesonpeupleallaitêtreconfiéeàunMutant.

PuisvintConteuse-d’Histoires.Elleaussimepritlesmainsetmeparla.Enpleinsoleil,sonvisageparaissaitplusnoiretsesfinssourcilsbleu-noirs’irisaientcommedesplumesdepaon.Leblancdesesyeuxétaitcommedelacraie.EllefitungestepourengagerOootaàêtresonporte-parole.Ilobéitet,tandisqu’ellemetenaitlesmains,lesyeuxplongésdanslesmiens,ilmetraduisitsesparoles:

—C’estledestinquit’afaitvenirsurcecontinent.Avanttanaissance,tut’esengagéeàrencontrerquelqu’unaveclequeltutravailleraispourvotrebiencommun.Maistut’étaisaussiengagéeànepasrencontrercetautrejusqu’àcequecinquanteannéesaumoinssoientécoulées.Lemomentestvenu.Tuvas connaître cette personneparcequevous êtes nés aumêmemoment et à ce fait est liée unereconnaissanceprofonde,auniveaudetonâme.Lepactesesitueauniveauleplusélevédetonêtreéternel.

J’étaismédusée.Cettefemmedelabroussevenaitdemerépétercequel’étrangejeunehommedusalondethém’avaitditpeuaprèsmonarrivéeenAustralie.

Conteuse-d’Histoiresramassaunepoignéedesableetmeladéposadanslamain,puiselleenpritune autre et écarta les doigts pour laisser le sable couler et me fit signe d’en faire autant. Nousrépétâmeslegesteàquatrereprises,enl’honneurdesquatreéléments,l’eau,lefeu,l’airetlaterre.Unrésidupoudreuxrestacollésurmesdoigts.

Unparun,lesmembresdelatribusortirentdelagrotteetmeparlèrentenmetenantlesmains,mais Ooota ne leur servait plus d’interprète. Après avoir passé un moment avec moi, moninterlocuteur rentrait dans la caverne et le suivant en sortait. Gardienne-du-Temps fut dans lesderniersàs’approcherdemoi;Gardienne-de-la-Mémoirel’accompagnait.Maindanslamain,nousformâmesunerondeettournâmespuis,mainstoujoursunies,noustouchâmeslesolaveclesdoigts,nousredressâmesenlevantlesmainsversleciel.Nousexécutâmescettefigureseptfois,danslesseptdirectionsdel’espace:lenord,lesud,l’est,l’ouest,ledessus,ledessousetlededans.

Homme-Docteurvintvers lafinet lesderniersfurent l’AncienetOoota. Ilsm’expliquèrentquelessitessacrésaborigènes,dontceuxduVraiPeuple,n’appartiennentplusauxautochtones.Leplusimportant,Uluru,aujourd’huiappelél’AyersRock,estunénormeblocrocheuxrougeisoléaucentredu pays. C’est le plus grandmonolithe dumonde. Il domine la plaine de ses trois cent cinquantemètreset,commeilestmaintenantaccessibleauxtouristes,ceux-cilegravissentcommedesfourmis

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avant de regagner leurs cars climatisés qui les ramènent aux motels proches où ils terminent lajournéedans leseauxchloréesetdésinfectéesdespiscines.Certes, legouvernementaffirmeque lesiteappartientàlafoisauxAustraliensblancsetauxAborigènes,mais,bienévidemment,iln’estplussacréetnepeutplusserviràquoiquecesoitdesacré,mêmeindirectement.

Ilyasoixante-quinzeansenviron,lesMutantsontcommencéàtirerdeslignestélégraphiquesàtravers lesgrandsespaceset lesAborigènesontdûchercherunautresitepour les rassemblementsdespeuples.Depuis,touteslesœuvresd’art,lessculptureshistoriquesetlesreliquesontétéenlevées.Desobjetssontdansdesmuséesaustraliens,maisbeaucoupontétéexportés.Lessépulturesontétéprofanées,pillées,etlesautelsdénudés.LesMutantsmanquenttellementdesensibilitéqu’ilsontcruquelescultescesseraientlorsqu’onauraitdétruitlessitessacrésetilsn’ontpasimaginéunesecondequelapopulationpourraits’enallerailleurs.

Cette période a sonné le glas des grands meetings entre tribus et a marqué le début del’éparpillementdesnationsaborigènes.Certainspeuplessesont rebellésetont trouvé lamortdanscette bataille perdue d’avance. D’autres sont allés rejoindre le monde blanc à la recherche desbienfaitspromis,parmilesquelsunenourritureinépuisable,etsontmortsdanslamisère,cetteformelégaledel’esclavage.

Lespremiershabitantsblancsd’Australieétaientdesbagnards.Ilsarrivaientenchaînésparbateauxentiers : les Britanniques avaient trouvé la solution au problème de la surpopulation des geôles.Même lesmilitaires envoyéspour surveiller les condamnés étaient deshommes jugés indésirablesparlestribunauxdelaCouronne.Leurpeinepurgée,lesbagnardsétaientlibérés.Méprisésetsansunsou, ils devenaient des intendants féroces, avides d’exercer un pouvoir sur plus faibles qu’eux-mêmes:lesAborigènesremplirentcerôle.

Oootamerévélaquesatribuétaitrevenueverscesiteenvirondouzegénérationsauparavant:—Celieusacréapermisànotrepeupledesurvivredepuislecommencementdestemps,quandla

terreétaitcouverted’arbresetmêmequandledélugeestvenutoutrecouvrir.Ici,ilétaitensécurité.Vos avions ne l’ont pas repéré et les gens de chez vous ne survivent pas assez longtemps dans ledésert pourparvenir à le découvrir.Peud’humains savent qu’il existe.Lesobjets anciensdenotrepeupleontétévolésparvotrepeuple.Nousnepossédonsplusrien,àpartcequetuvasvoirici,souslaterre.Aucuneautretribuaborigènenepossèded’objetsmatérielsliésàsonhistoire:lesMutantsonttoutpillé.C’esttoutcequirested’unenationentière,d’uneraceentière,leVraiPeupledeDieu.LepremierpeupledeDieu,lesseulsêtreshumainsvéritablesquirestentsurlaplanète.

Dansl’après-midi,Femme-Guérisseuse,chargéed’unseaudepeinturerouge,s’approchademoipourlasecondefois.Lescouleursutiliséespourlespeinturescorporellesreprésentent,entreautres,lesquatrecomposantesducorps:os,nerfs,sang,tissus.Jereçusl’ordredemecouvrirlevisagedepeinture.J’obéis.Puistoutlemondesortitet,fixantmesyeuxdanslesyeuxdechacun,touràtour,jefislesermentdenejamaisrévélerlalocalisationdusitesacré.

Celafait,nouspénétrâmesdanslacaverne.

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LETEMPSDURÊVE

Nousétionsdansuneimmensesalleauxmursrocheuxpercésdepassagesorientésdansdiversesdirections. Des bannières colorées ornaient les parois, des statues saillaient sur des avancées depierre.Cequejevisdansuncoinmefitdouterdemaraison:unjardin!Ausommetdelacolline,lesrocsavaientétédisposésdefaçonquelalumièrepuissepasseretj’entendaisnettementunbruitd’eautombant goutte à goutte sur le rocher. Une eau souterraine, canalisée dans une rigole, y coula enpermanence durant tout notre séjour. L’endroit était peu encombré et simple, mais il donnait uneimpressiondevie.

C’estlaseulefoisoùjevislesmembresdelatriburevendiquerdespossessionsquejepourraisqualifierdebienspersonnels.Danslacaverne,quiabritaitdesobjetsdecérémonieetunmatérieldecouchage un peu plus confortable, formé d’épais matelas de peaux, je reconnus des sabots dedromadairestransformésenoutilsdecoupe.Jevisunesallequej’appellerailemusée,oùs’entassaitunefouledechosesrapportéesparleséclaireursdeleursexpéditionsenville.Ilyavaitdesphotosdemagazines représentant des télévisions, des ordinateurs, des automobiles, des tanks, des lance-roquettes, des machines à sous, des monuments célèbres, des courses variées et même des platsgastronomiquesauxcouleurséclatantes. Jevisaussidesobjets : lunettesde soleil, rasoir, ceinture,fermetureéclair,épinglesdesûreté,pinces,thermomètre,piles,crayonsetstylos,ainsiquequelqueslivres.

Uncoinétaitoccupéparl’atelierdefabricationd’unesortedetissucomposédelaineetdefibresprovenantdetrocsavecd’autrestribus.LeVraiPeuplefaitaussidesbâchesavecdesécorcesd’arbresetfabriqueparfoisdelacorde.Jeremarquaiunhommequi,assis,prenaitquelquesfibres,lesroulaitsur sa cuisse et les torsadait tout en ajoutant des fibres nouvelles pour allonger le brin. Puis ilentrelaçait plusieurs brins pour former des cordages d’épaisseurs variées. Les cheveux sont aussiemployés dans divers tissages. Je n’avais pas encore compris quemes compagnons ne couvraientleurcorpsenmaprésencequeparcequ’ilssavaientqu’ilmeseraitdifficile,voire impossibleàcestadedemonévolution,devivrenueparmid’autrescorpsnus.

J’allaisd’émerveillementenémerveillementetOootam’expliquaitau furetàmesure.Dans lesrecoins,ilfallaitdestorches,maistoutlerez-de-chausséeavaitunplafondrocheuxquilaissaitpasserlalumièreetpermettait,del’extérieur,defairevarierl’éclairage,delapénombreaupleinjour.

Cettecavernen’estpasunlieudecultecar,enfait,toutelaviedesmembresduVraiPeuplen’estqu’un acte d’adoration perpétuelle. Ce site sacré est le lieu où ils enregistrent l’histoire, où ilsenseignentlaVéritéetpréserventleursvaleurs.OùilsseprotègentcontrelapenséedesMutants.

Ànotreretourdanslagrandesalle,Oootapritenmainlesstatuesdeboisetdepierrepourquejepuisse les examiner de près. Les narines frémissantes, il m’expliqua que les coiffures révèlent lapersonnalité d’une statue. La coiffure courte représente les pensées, la mémoire, le pouvoirdécisionnel,laconsciencephysiquedessens,lesplaisirsetlessouffrances,cequejerelieàl’espritconscientetsubconscient.Unecoiffurehautereprésentenotreespritcréateur,notrecapacitéàpuiserdanslaconnaissanceetàinventerdesobjetsnouveaux,àavoirdesexpériencesréellesouirréelles,à

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plongerdansleréservoirdesagessedetouteslescréaturesetdetousleshumainsquiontvécu.Engénéral, lesgens recherchent les informations sansparaître comprendreque la sagesse, elle aussi,chercheàs’exprimer.Lacoiffurehautefigureaussinotremoiréeletparfait,lapartieéternellequiest en chacun de nous, celle que nous pouvons mobiliser quand nous avons besoin de savoir sil’actionquenousenvisageonsestbonnepournous.Ilyaunetroisièmecoiffurequisedéploiedevantlevisagesculptéettombedansledosdupersonnagejusqu’ausol.Ellereprésentelarelationentrelestroisaspects:physique,émotionneletspirituel.

Laplupartdesstatuescomportaientdeminutieuxdétailsmais,àmagrandesurprise,l’uned’ellesn’avaitpasdepupillesetsemblaitaveugle.

—Vous,vouscroyezque l’Unitédivinevoitet juge lesgens,meditOoota.Pournous, l’Unitédivineperçoitlesintentionsetl’émotiondesêtresvivantsets’intéressemoinsàcequenousfaisonsqu’auxraisonsdenosactes.

Ce soir-là fut le plus significatif de tout le voyage, car j’appris pourquoi j’étais là et ce qu’onattendaitdemoi.

Ilyeutunecérémonie.Jeregardailesartistespréparerunepeintureàbased’argileblanche:deuxnuances d’ocre rouge, un jaune citron. Faiseur-d’Outils fabriqua des pinceaux avec des bâtonnetsd’environquinze centimètresde longueur, puis il en effrangea leboutqu’il égalisa avec lesdents.Mes compagnons ornèrent leurs corps de dessins et de peintures représentant des animaux. Ilsmerevêtirentd’uncostumeenplumesparmilesquellesondulaientdedoucesplumesd’émeucouleurdevanille.Jedevaisimiterlemartin-chasseurgéant.Monrôledanslacérémonieconsistaitàreprésenterl’oiseaucommeunmessager,volantauxquatrecoinsdumonde.Lemartin-chasseurgéantestunbeloiseaumaisoncomparesouventsoncriperçantaubraimentdel’âne.Ilaunsensaigudelasurvie.C’estungrosoiseauetcechoixparaissaittoutàfaitjustifié.

À la fin des chants et des danses, nous formâmes un petit cercle. Nous étions neuf : l’Ancien,Ooota, Homme-Docteur, Femme-Guérisseuse, Gardienne-du-Temps, Gardienne-de-la-Mémoire,Bâtisseur-de-Paix,Frère-des-Oiseaux,etmoi.

L’Anciens’assitenfacedemoi, les jambesrepliéessouslui. Ilsepenchaenavantetplantasonregarddanslemien.Del’extérieurducercle,quelqu’unlui tenditungobeletdepierreremplid’unliquidedontilpritunepetitegorgée.Sonregardnevacillapas,tandisqu’ilpassaitlegobeletàsonvoisindedroite.

—Nous,dit-il,tribuduVraiPeupledel’Unitédivine,allonsquitterlaplanèteTerre.Nousavonsdécidédevivre le tempsquinous resteauplushautniveauspirituel,encélibataires,cequiestunefaçon de démontrer notre discipline physique. Nous n’aurons plus d’enfants. Quand le plus jeunemembredelatribumourra,ilseraledernierreprésentantdelapureracehumaine.

»Noussommesdesêtreséternels.Dans l’univers, ilyadenombreuxendroitsoù lesâmesquidoiventprendrenotresuitepeuventacquérirlaformehumaine.Noussommeslesdescendantsdirectsdes premiers êtres vivants. Nous avons subi et réussi l’épreuve de survivance depuis lecommencement des temps, en adhérant fermement aux lois et aux valeurs originales. C’est laconsciencedenotregroupequimaintientlacohésiondelaterre.Maisnousavonsreçulapermissiondepartir.Lapopulationdumondeachangéetsacrifiéunepartiedel’âmedelaterre.Nousdevonslarejoindreauciel.

»Tu as été choisie commemessagère pour raconter aux gens de ton espèce que nous partons.NousvousabandonnonslaTerre,notremère.Nousprionspourquevouspreniezconsciencedecequevosfaçonsdevivrefontà l’eau,auxanimaux,à l’air,àvous tous.Nousprionspourquevous

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trouviezunesolutionàvosproblèmessansdétruirecemonde.IlexistedesMutantsprêtsàretrouverleurÊtrevéritable.Ilestencoretempsd’inverserleprocessusdedestructiondelaplanète,maisnousne pouvons plus rien pour vous. Notre temps est achevé. Déjà le système des pluies a changé, lachaleurs’accroît,nousvoyonsdepuisdesannéesanimauxetplantesdépérir.Nousnepouvonsplusprocurerdeformehumaineauxespritspourqu’ilss’incarnentcarbientôtiln’yauraplusnieauninourrituredansledésert.

J’étais abasourdie. Tout cela avait donc un sens : le groupe s’était ouvert pour accueillir unétrangerparcequ’illuifallaitunmessager.Maispourquoimoi?

Le gobelet de liquide me parvint. J’avalai une gorgée. Le goût était acide, un peu comme unmélangedevinaigreetdewhiskysec.Jefiscirculerlegobeletversladroite.L’Ancienreprit:

—Lemomentestvenudelaisserreposertoncorpset tapensée.Dors,masœur;demain,nousparleronsencore.

Lefeun’étaitplusqu’unemassedebraisesrougeoyantes.Lachaleurmontait,s’échappantparlesgrandesouverturesdelavoûte.Incapabledem’endormir,jem’approchaideBâtisseur-de-Paixetluidemandaisinouspouvionsbavarder:

—Oui,medit-il.Oootadonnasonaccordetnousentamâmesunelongueconversationcompliquée.Bâtisseur-de-Paix,dontlevisageétaitaussiburinéquelepaysagequenousvenionsdetraverser,

me dit qu’au commencement du temps, à l’époque appelée le temps du rêve, toute la terre étaitrassemblée.L’Unitédivinecréalalumièreetlepremierleverdesoleilfitvolerenéclatsl’obscuritééternelle.Dans levidecéleste,desdisques furentplacésen rotation.Notreplanèteen faisaitpartie.Elle était plate et sans caractères particuliers. Sa surface était nue, rien ne la recouvrait. Tout étaitsilence.Iln’yavaitpasdefleurvacillantdanslabriseet,d’ailleurs,iln’yavaitpasdebrise.Nioiseaunisonnetroublaientcevidemuet.L’Unitédivine,alors,donnaàchaquedisquelafacultédeconnaîtreen attribuant à chacun des choses différentes. La conscience vint d’abord. Elle engendra l’eau,l’atmosphère,laterre.Puisvinrenttouteslesformestemporairesdevie.

—D’aprèsmonpeuple,cequelesMutantsappellentDieu,ilsontdumalàledéfinirparcequ’ilssont des drogués de la forme. Pour nous, l’Un n’a ni taille, ni forme, ni poids. L’Un est essence,créativité,pureté,amour,énergieillimitéeetsansfrein.

DenombreuseshistoirestribalescitentleSerpent-Arc-en-Ciel;ilreprésentelatramedel’énergieouconsciencequi,audépart,estpaixabsolue,puissetransformeenvibrationetdevientson,couleuretforme.

IlmesemblaitquecedontOootaparlaitn’avaitrienàvoiraveclaconscienced’êtreéveilléouinconscient,maisplutôtavecunesortedeconsciencecréatrice,quiesttoutechose.Elleestdanslesrochers,lesplantes,lesanimaux,l’humanité.Leshumainsontétécréés,maislecorpshumainnefaitqu’héberger la partie de nous qui est éternelle. D’autres êtres éternels habitent d’autres lieux del’univers. Selon les croyances tribales, l’Un divin a d’abord créé la femelle, puis lemonde a étéchanté et est né. L’Unité divine n’est pas une personne, c’est Dieu, puissance suprême, positive etaimante.Ilacréélemondeparexpansiondel’énergie.

LeVrai Peuple pense que les humains ont été créés à l’image deDieu,mais pas à son imagephysiqueparcequeDieun’apasdecorps.Lesâmesontétécrééesàl’imagedel’Unitédivine,cequisignifiequ’ellessontcapablesdepuramouretdepaix,qu’ellessontcréativesetsontlesgardiennesd’innombrables choses. Nous avons été créés libres et la terre nous a été donnée comme lieu

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d’apprentissagedesémotions,quinesontintensesquelorsquel’âmeoccupeuneformehumaine.Letempsdurêvesediviseentroisparties: ilyaeuletempsavantle temps; ilyaaussieule

temps du rêve d’après l’apparition de la terre, mais à l’époque où elle n’avait pas encore decaractéristiques.Lespremierspeuples,tandisqu’ilsfaisaientl’expériencedesémotionsetdesactions,découvrirent qu’ils étaient libres d’éprouver de la colère s’ils le jugeaient bon. Ils pouvaientrechercherdessituationssuscitantleurcolèreouencréerquisoientcapablesdeladéclencher.Onnedoitpasgaspillersontempsàentretenirdessentimentsetdesémotionscommelessoucis,l’avidité,laconcupiscence, lemensongeou la puissance et c’est pourquoi les premiers peuples ont disparu.Àleurplacesontapparusunemassederochers,unechuted’eau,unefalaise,ouautrechoseencore.Ceschosesexistent toujoursdans lemonde,cesontdes lieuxderéflexionpourquiconquea lasagessed’accepter leur enseignement.C’est la conscience qui a engendré la réalité.La troisièmepartie dutempsdurêve,c’estmaintenant.Letempsdurêvesepoursuit;laconsciencecontinueàcréernotremonde.

C’estunedes raisonspour lesquelles la tribunecroitpasque le faitdeposséderde la terre sejustifie.La terre appartient à tout cequi existe.Levéritablemodehumaindevie est lepartage.Lapossession est l’acte suprême d’exclusion d’autrui par pur égoïsme. Avant l’arrivée des Anglais,personnen’étaitprivédeterreenAustralie.

La tribucroitque lespremiersêtreshumains terrestressontapparusenAustralieà l’époqueoùtouteslesterresdelaplanèten’enfaisaientqu’une.LesscientifiquesnousparlentdelaPangée,masseuniquequiexistaitilya180millionsd’annéesetquifinitparsescinderendeux:laLaurasieaunordavec les continents septentrionaux et la Gondwanie au sud, comprenant l’Australie, l’Antarctique,l’Inde, l’Afrique et l’Amérique du Sud.L’Inde et l’Afrique ont dérivé il y a 65millions d’années,abandonnantl’Antarctiqueausudetl’Australieetl’AmériqueduSudaumilieu.

Dèsledébutdel’histoiredel’humanité,lesgensontexploréleurenvironnement,allantdeplusenplusloin.Confrontésàdenouvellessituations,aulieudes’enteniràleursprincipesdebase,ilsontadoptépoursurvivredesémotionsetdesactionsagressives.Plusilss’éloignaient,plusleursystèmede croyances semodifiait et plus leurs valeurs changeaient.Même leur aspect extérieur a fini parchanger:souslesclimatsseptentrionauxplusfroids,lacouleurdelapeaus’estéclaircie.

La tribune fait pasdediscrimination fondée sur la couleurde lapeau,mais elle est persuadéequ’audébutnousétionstousdelamêmecouleuretquenoussommesentraindereveniràuneseulecouleurmélangée.

Les Mutants possèdent des caractéristiques spécifiques. Primo, ils ne peuvent plus vivre àl’extérieuretlaplupartd’entreeuxmeurentsanssavoircequec’estquedes’êtreoffert,nu,àlapluie.Ils passent leur temps dans des immeubles chauffés et rafraîchis par des moyens artificiels et, àl’extérieur, ils souffrent de coups de soleil et de coups de chaleur à une température normale.Secundo, lesMutants n’ont plus le bon système digestif du Vrai Peuple. Ils doivent réduire leursalimentsenpoudreouenpurée,lescuisiner,lesconserver.Ilsconsommentdavantaged’alimentsnonnaturelsqued’alimentsnaturels.Ilsensontarrivésàdévelopperdesallergiesauxalimentsdebaseetauxpollensdel’air.Parfois,lesbébésdesMutantsnetolèrentmêmepaslelaitdeleurmère.

LesMutants ont une compréhension limitée parce qu’ilsmesurent le temps par rapport à eux-mêmes. Ils sont incapables de connaître d’autre moment que l’aujourd’hui et c’est pourquoi ilsdétruisentsanspenseraulendemain.

Mais lagrandedifférenceentre leshumainsdenotreépoqueetceuxdesorigines,c’estque lesMutantssonthabitésparlapeur.LeVraiPeupleneconnaîtpaslapeur.LesMutantsmenacentleurs

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enfants. Ils ont besoin de sanctions pénales et de prisons.Même la sécurité des gouvernements estfondéesurlamenacearméeenverslesautrespays.Pourlatribu,lapeurestuneémotionduroyaumeanimaloùellejoueunrôleimportantdanslasurvie.Maissileshumainsconnaissaientl’Unitédivineetcomprenaientquel’universn’estpaslefruitduhasardmaisunplanencoursdedéploiement,ilsnepourraientpas avoirpeur.Ouvous avez la foi, ouvous avezpeur,maisvousnepouvez avoir lesdeux. Les choses engendrent la peur et plus vous posséderez de choses, plus vous aurez peur. Et,finalement,vousvivrezvotreviepourleschoses.

Comme les missionnaires leur paraissaient absurdes quand ils forçaient les Aborigènes àapprendreàleursenfantsàjoindrelesmainspourrendregrâcesdeuxminutesavantlesrepas!Alorsque,chaquematin,lesmembresduVraiPeupleseréveillentdébordantsdegratitude!Rien,danslecourantdelajournée,n’estjamaisconsidérécommeundû,commeallantdesoi.Silesmissionnairesontbesoind’apprendre lareconnaissanceà leurspropresenfants,alorsquec’estunsentiment innécheztousleshumains,ilsferaientbiend’examinertrèssérieusementleursociété.Peut-êtreest-ceeuxquiontbesoind’aide.

Latribunecomprendpasnonpluspourquoilesmissionnairesinterdisentlesoffrandesàlaterre.Tout lemonde sait quemoins vous exigez de la terre,moins vous lui devez en échange. LeVraiPeuple ne voit rien de barbare dans le fait de payer une dette à la terre ou de lui manifester sagratitudeen laissant tomberquelquesgouttesdesangsur lesable. Il respecteaussi lavolontéde lapersonnequi,désirantmettrefinàsonexistenceterrestre,cessedes’alimenterets’assoitdehors.Lamortparaccidentouparmaladien’estpasnaturelle.Aprèstout,onnepeutpastuercequiestéternel:puisqu’onnel’apascréé,onnepeutpasledétruire.LeVraiPeuplecroitaulibrearbitre.Lesâmeschoisissent librement de venir au monde, alors pourquoi des règles leur interdiraient-elles deretournerchezelles?Cetteréalitémanifestéen’estpaslefruitd’unedécisionpersonnelle:c’estunedécisionpriseparunmoiomniscientauplandel’éternité.

Lafaçonnaturelledemettrefinà l’expériencehumaineconsisteàexercersonlibrechoix.Verscentvingtoucenttrenteans,quandunêtrehumainéprouveletrèsgranddésirderejoindrel’éternitéaprèsavoir interrogé l’Unitédivinepour savoir si cetteaspirationestpour sonplusgrandbien, ildemandeunecérémonie,unecélébrationde savie.Depuisdes siècles, leVraiPeuple accueille lesnouveau-nésàleurnaissanceaveclamêmephrase.Aucommencementdelavie,toutlemondeentendcesmêmespremiersmots:«Noust’aimonsetnoust’aideronspendantlevoyage.»Lorsdel’ultimecérémonie, lesmembresdugroupeprennentlevieillarddansleursbraset luirépètentcettephrase.Oui,onentendlesmêmesmotsàl’arrivéeetaudépart!Puis,lapersonnequiveutpartirs’assieddanslesable,bloquesessystèmescorporelset,enmoinsdedeuxminutes,c’estfini.Iln’yanichagrinnilarmes.LeVraiPeupleaconsentiàm’enseignerun jour la techniquede retourduplanhumainauplaninvisiblequandjeseraiprêteàassumerlaresponsabilitédecetteconnaissance.

LetermeMutantsemblecorrespondredavantageàunétatd’espritetdecœurqu’àunecouleurdepeauouàunepersonne.C’estuneattitude.UnMutant,c’estquelqu’unquiaperduouquiaoccultéunetrèsanciennemémoireetdesvéritésuniverselles.

Nousdûmescesserdebavarder.Ilétaittrèstardetnousétionsépuisés.Laveille,lacaverneétaitvide, mais cette nuit-là, elle était pleine de vie. Hier, mon cerveau était bourré par des annéesd’éducation : cette nuit, il était commeune épongeprête à absorber une connaissancedifférente etplusimportante.LemodedevieduVraiPeuplem’étaitsiétrangeretexigeaitdemoiunteleffortdecompréhensionquejefusrempliedegratitudequandunvoiled’inconsciencepaisibletombasurmapenséeconsciente.

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ARCHIVES

Le lendemain, je fus autorisée à visiter un passage, appelé Gardien-du-Temps, éclairé par unecheminée aménagée dans le roc.Une fois par an, la lumière pénètre directement dans la crevasserocheuseetformeundessinprécis,etlatribusaitalorsqu’unans’estécoulé.Unegrandecérémoniealieucejour-là,pourhonorerlesdeuxfemmesGardienne-du-TempsetGardienne-de-la-Mémoire.Lesdeuxarchivistesexécutentalorsleurrituelannuel:ellescréentsurlemurunepeinturequirelatetoutelesactivitéssignificativesdelatribupendantlessixsaisonsaborigènesécoulées.Lesnaissancesetlesmortssontconsignéesainsiquelejourdelasaisonetl’heuresolaireoulunaire,àcôtéd’autresobservations importantes. Je comptai plus de cent soixante peintures et gravures. Leur examenm’apprit que le plus jeune membre de la tribu avait treize ans et que le groupe comptait quatrepersonnesâgéesdeplusdequatre-vingt-dixans.

J’ignoraisquel’Étataustralienavaitprocédéàunequelconqueactiviténucléaireet,cependant,jelavis inscritesurlaparoidelagrotte.Legouvernementignoraitsansdoutequedesêtreshumainsoccupaient les alentours de la zone des essais. Le bombardement deDarwin par les Japonais étaitaussi inscrit sur le mur. Sans crayon ni papier, Gardienne-de-la-Mémoire se rappelait tous lesévénementsimportantsdansl’ordredanslequelilsdevaientêtreenregistrés.PendantqueGardienne-du-Temps me décrivait leur responsabilité de graveur et de peintre, son visage exprimait un telbonheurque j’avais l’impressiondevoir lesyeuxd’unenfantquivientde recevoiruncadeau trèsdésiré.Cesdeuxfemmesétaientâgéesetc’estavecstupeurquejepensaisànossociétéssirichesenvieillards irresponsables, amnésiques, détraqués ou séniles, tandis qu’ici, dans la brousse, plus lesgens prenaient de l’âge, plus ils devenaient sages, plus ils étaient estimés et assumaient un rôleimportantdanslesdiscussions.Ilsétaientdesexemplesàsuivre,lesvéritablespiliersdugroupe.

En remontant le temps, j’examinai les gravures de la paroi exécutées l’année dema naissance.Pendant la saison qui comprenait le mois de septembre, le 29, aux petites heures du jour, unenaissanceétaitenregistrée.Jedemandaiquicelaconcernait:c’étaitCygne-NoirRoyal,l’Ancien.

Je fus stupéfaite.Aucoursdenotrevie,quelpourcentagede chances avons-nousde rencontrerunepersonnenéelemêmejour,lamêmeannée,àlamêmeheurequenous,àl’autreboutdumonde,etd’enrecevoir laprédiction?JedisàOootaque jedésiraisavoirunentretienprivéavecCygne-Noir.

Bien des années auparavant, on avait parlé à Cygne-Noir d’un allié spirituel qui occupait unepersonnaliténéede l’autre côtéduglobedans la sociétédesMutants. Jeunehomme, il avait voulus’aventurer dans la société australienne pour chercher cet allié, mais on lui avait dit qu’il fallaitattendreque tousdeux atteignent l’âgede cinquante ans aumoinsde façon à avoir acquis quelquevaleur.

Nouscomparâmesnosnaissances.Samèreavaitlongtempsmarché,seule,versunendroitprécis.Là, elle avait creusé le sable de ses mains et s’était accroupie au-dessus de la fosse qu’elle avaittapisséedelafourruretrèsdouced’unkoalaalbinos.Moi,j’étaisnéedansunhôpitalblancetstériledel’Iowaaprèsquemamère,elleaussi,futvenuedelalointaineChicagopouraccoucheràl’endroit

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de son choix.LepèredeCygne-Noir voyageait et était absent.Lemien aussi.Dans savie, il avaitchangé de nom plusieurs fois. Moi aussi. Cygne-Noir me raconta les circonstances de chaquechangement.Lekoalablancapparusurlechemindesamèreindiquaitquel’espritdel’enfantqu’elleportaitétaitdestinéàdiriger.Ilavaitpersonnellementfaitl’expériencedesaparentéavecleCygne-Noiraustralienetavaitplustardassociélecygneaveclemotquel’onm’avaittraduitpar«royal».Àmontour,jeluiracontailescirconstancesdemeschangementsdenom.

Quecetteanalogiefûtunmytheouuneréalitén’aguèred’importancecar,encet instantmême,uneaffinitébienréelles’établitentrenous.Nouseûmesensuitedenombreuxtête-à-tête.Laplupartdenosconversations,troppersonnelles,n’ontpasleurplacedanscelivremaisjepuisdirequecequejepensais,illepensaitaussi.

Cygne-Noir-Royalmeditquedanscemondeoùs’affrontentlespersonnalités,ilyatoujoursunedualité. J’avais interprété cette dualité comme étant celle du bien et du mal, de la liberté et del’esclavage,delaconformitéetdesoncontraire.Maisiln’enestpasainsi.Toutn’estpasblancounoir,maistoujoursendifférentesnuancesdegris:et,deplus,toutcegrisretournepeuàpeuverssoncréateur.Jeplaisantaiàproposdenosâgesetluidisqu’ilmefaudraitencorecinquanteautresannéespourcomprendre.

Plustard,cemêmejour,danslepassageGardien-du-Temps,j’apprisquelesAborigènessontlesinventeurs de la peinture par pulvérisation. Soucieux de l’environnement, ils n’emploient pas deproduitschimiquestoxiquespourfabriquerleurscouleursetilsontrefusédechangerleurméthodesi bien que la technique d’aujourd’hui est toujours celle des années 1000. Avec les doigts et unebrosseenpoilsd’animaux,ilspeignirentenrougesombreunepartiedumur.Quelquesheuresaprès,lapeintureétaitsècheet l’onmemontracomment fabriquerunepeintureblancheàpartird’argile,d’eauetd’huiledelézard,enagitantlemélangeavecunmorceaud’écorce.Quandlaconsistancefutcorrecte, l’écorce fut enroulée enentonnoir et jeprisde lapeinturedansmabouche.La sensationétaitcurieuse,maisleliquiden’avaitpresqueaucungoût.Jeposailamainsurlaparoietsoufflailapeinturetoutautour.Quandj’ôtailamain,ilyavaitsurlaparoil’empreinted’unMutantetjenemeseraispassentieplushonoréesimonvisageavaitétépeintauplafonddelaChapelleSixtine.

Toute une journée, j’étudiai les inscriptionsmurales. Je trouvai l’instauration de la suprématieanglaise,l’introductiondeschangesdemonnaies,lepremieraéroplane,lepremieravionàréaction,les révolutions des satellites dans le ciel, les éclipses etmême ce qui ressemblait à une soucoupevolante occupée par desMutants qui paraissaient encore plus mutés que moi ! Certaines donnéesavaient été personnellement observées par d’anciennes Gardiennes-du-Temps et Gardiennes-de-la-Mémoire;d’autresavaientétérapportéespardesobservateursenvoyésdansleszoneshabitées.

Engénéral, la tribuenvoyaitdes jeunesenéclaireurs,maiselles’étaitviteaperçueque la tâcheétait tropdifficilepour eux.Les jeunes se laissent impressionnerpar lapromessedeposséderunecamionnette,demangerdesglacestouslesjoursetd’accéderauxmerveillesdumondeindustrialisé.Lespersonnesplusâgéesrésistentmieuxcarellesreconnaissentlapuissancedel’aimantmaisneluicèdentpas.Toutefois,personnen’étaitjamaisretenucontresongrédanslafamilletribale;detempsàautre,unmembreégarérevenait.Oootaavaitétéenlevéàsamèreàsanaissance,faitautrefoisnonseulement courant, mais légal. Pour convertir ces païens et sauver leurs âmes, les enfants étaientélevésdansdesinstitutionsoùonleurinterdisaitd’apprendrelalanguedeleurtribuoudepratiquerlesrituelssacrés.Oootaétaitrestéseizeansenvilleavantdes’évaderpourretrouversesracines.

NouséclatâmesderirequandOootanousracontacequisepassequandlegouvernement,parfois,allouedesmaisonsauxAborigènes: lesgensdormentdanslacouretutilisent lesmaisonscommeentrepôts.Àl’occasiondecetteanecdote,mescompagnonsmedonnèrentleurdéfinitiondudon:un

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donn’estundonquelorsquevousdonnezàquelqu’uncequ’ildésire.Cen’enestpasunquandvousluidonnezcequevousvoulezqu’ilait.Undonestsansattache.Ilestsanscondition,etceluiquilereçoit a le droit d’en faire ce qu’il veut, l’utiliser, le détruire, le jeter. Il lui appartientinconditionnellement et le donateur n’attend rien en échange. Si le don ne correspond pas à cescritères, ce n’en est pas un. Ilme fallut bien admettre que les dons du gouvernement et, hélas, laplupart de ce que ma société considère comme des dons, n’en sont pas pour cette tribu. Mais jepouvais aussime souvenir de gens, dansmon pays, qui donnent constamment, et sans s’en rendrecompte. Ils donnent des encouragements, partagent des incidents amusants, offrent une épaulesecourableousont,toutsimplement,d’indéfectiblesamis.

Lasagessedecettetribuétaitpourmoiunesourcecontinuelled’émerveillement.Siseulementelledirigeaitlemonde,combiennosrelationsseraientdifférentes!

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DÉLÉGUÉE

Lelendemain,jefusautoriséeàpénétrerdansl’espaceleplusprotégédusitesouterrain.Lelieuétaitvénéréetc’étaitàsonsujetque lesdiscussionsconcernantmonadmissionavaientété lesplusardentes.Nousdûmesutiliserdestorchespouréclairerlasalletouteenopalepolieetincrustée.Ensereflétantsurlesparois,lesoletleplafond,lalumièredesflammesdéclenchaitunjeuirisédetouteslescouleursdel’arc-en-ciel.Jamais jen’avaisvupareilspectacle.Jemetrouvaisà l’intérieurd’uncristaletlescouleursvibraientsousmoi,au-dessusdemoi,mecernantdetoutesparts.

C’est dans cette pièce que les membres du Vrai Peuple se rendent en grande cérémonie pourcommuniquer avec l’Unité divine, au cours de ce que nous pourrions appeler uneméditation. Onm’expliqualadifférenceentrelesprièresdesMutantsetlaformedecommunicationutiliséeparlesmembresduVraiPeuple:parnotreprière,nousparlonsaumondespiritueltandisqu’euxfonttoutlecontraire,ilsécoutent.Aprèsavoirfaitlevidedansleuresprit,ilsattendentderecevoir.Ilmesemblequ’ils ont tiré les conséquencesdu raisonnement suivant : onnepeut pas entendre la voixde l’Unquandonesttropoccupéàjacasser.

C’estaussilàquesedéroulentlaplupartdescérémoniesdemariageetdechangementsdenom.Lesvieillardssouhaitentaussiyreveniraumomentdemourir.Autrefois,quandseulslesAborigènesoccupaient le continent, les méthodes de sépulture étaient différentes selon les clans. Certainsenterraient leurs morts emmaillotés comme des momies, dans des tombes creusées au flanc desmontagnes.Àune certaine époque, l’AyersRockavait accueilli beaucoupde corpsmais àprésent,naturellement,c’étaitfini.LeVraiPeuplen’ajamaisaccordébeaucoupdesignificationauxcadavreshumainset enterre souvent sesmortsdansune fossepeuprofonde, car il lui semblecorrectqu’ilsretournent dans la terre pour être recyclés, comme tout élément de l’univers.CertainsAborigènesveulent maintenant être laissés sans sépulture dans le désert de façon à devenir aliment pour leroyaumeanimalqui fournit lanourriture avec tantde loyautédans le cyclede lavie. «Lagrandedifférence, avec lesMutants, pensai-je, est que leVrai Peuple, lui, sait où il va quand il rend sonderniersoupir.Quandonacettecertitude,onpartpaisibleetconfiant.Maisquandonnel’apas,ilyamanifestementlutte.»

Cettechambreprécieusesertaussiàdesenseignementstrèsspéciaux.C’estunesalledeclasseoùl’onapprendl’artdeladisparition.LesAborigènesontlaréputationdesavoirdisparaîtrequandilssetrouvent faceaudanger.LaplupartdesAborigènesurbanisésprétendentquec’estunmytheetqueleurpeuplen’a jamais été capabled’exploits surnaturels. Ils se trompent, car ici, dans ledésert, leVraiPeupleestunmaîtredel’illusion.Ilmaîtriseaussil’illusiondelamultiplication.Unepersonnepeutdevenirdix,oucinquante.Cetartremplacelesarmescommeinstrumentdesurvie.Ilestfondésur la peur qui habite les autres races et rend les lances inutiles : il suffit de créer l’illusionde lapuissance d’une foule pour que les ennemis effrayés s’enfuient en hurlant… et, plus tard, aillentraconterdeshistoiresdedémonsetdesorcellerie.

Nousnerestâmesquequelquesjourssurcesitemais,avantnotredépart,unecérémoniedanslachambresacréefitdemoileurporte-paroleetunritespécialfuteffectuépourassurermaprotection

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dans l’avenir.Pourcommencer,matêtefutointe.Unbandeau torsadéenfourruredekoalaargentéportant une opale sertie dans la résine fut attaché surmon front.Mon corps etmon visage furentcouverts de plumes collées. Tous les autres portaient des costumes en plumes. La cérémonie,magnifique,futrythméepardessonsobtenusaumoyenderoseauxetd’éventailsdeplumes.Lesonmeparutaussibeauquelamusiqued’orguedesplusbellescathédralesdumonde.Mescompagnonsutilisaientaussidestubesenterreetunpetitinstrumentàlasonoritédeflûte.

Je sus alors que j’étais vraiment acceptée. J’avais surmonté les épreuves auxquelles onm’avaitsoumise sans m’avertir et sans m’en donner la raison. Au centre du cercle, au centre des chants,attentiveauxsonsmusicauxtrèspursettrèsanciens,jemesentaisprofondémentémue.

Le lendemain, une partie du groupe seulement repartit avecmoi pour continuer le voyage.Oùallions-nous?Jel’ignorais.

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UNNON-ANNIVERSAIRE

Àdeuxoccasions,durantnotrevoyage,noushonorâmeslestalentsd’unmembredugroupe.Toutlemonde,ici,adroitàsafêtepersonnellemaisellen’arienàvoiravecl’âgeouladatedenaissance:c’estunereconnaissancedesonunicitéetdesacontributionàlavie.LeVraiPeuplepensequelebutdupassagedutempsestdepermettreauxpersonnesdedevenirmeilleures,plussages,etd’exprimerdeplusenplusleurétatd’être.Sivousvoussentezmeilleurcetteannéequel’anpasséetsivousenêtescertain,vousdemandezunefête.Quandvousditesquevousêtesprêt,toutlemonderespectecettecertitude.

L’unedecesfêteseutlieupourunefemmedontletalent,ouremède,danslavie,étaitd’écouter.Elles’appelaitGardienne-des-Secrets.Quelquesoitlesujetqu’onvoulaitaborder,lepoidsdontondésiraitsesoulager,cequ’onvoulaitconfesser,etmêmesil’onavaitsimplementenviedebavarder,Gardienne-des-Secretsétaittoujoursdisponible.

Elle considérait les conversations commeprivées, ne donnait pas vraiment son avis, ne jugeaitpas. Elle tenait lamain de son interlocuteur ou lui prenait la tête sur ses genoux et écoutait. Ellesemblaitavoirlesecretd’encouragerlesgensàtrouvereux-mêmesunesolution,àfairecequeleurcœurleurconseillait.

Je pensai à mes compatriotes, aux États-Unis, au nombre incroyable de jeunes qui semblentn’avoiraucunbut,aucuneidéedeladirectionàprendre,auxsans-abripersuadésqu’ilsn’ontrienàproposeràlasociété,auxdroguésquicherchentuneautreréalitéquelanôtre.J’auraisvoulupouvoirles transporter ici et leur montrer combien il suffit de peu de chose, parfois, pour servir lacommunautéetcombienilestmerveilleuxd’éprouverlesentimentdesaproprevaleuretd’enfairel’expérience.Cettefemmeconnaissaitsespointsforts,ainsiquetoussescompagnons.

Pour la fête, Gardienne-des-Secrets s’assit, un peu au-dessus de nous. Elle avait demandé quel’universnousfournisseunebonnenourriture,sil’ordredeschoseslevoulaitainsi.Etnaturellement,enfind’après-midi,noustraversâmesunezoneoùabondaientlesplantesàbaiesetàgrappes.

Quelquesjoursauparavant,nousavionsvuaulointomberlapluieettrouvédestêtardsdanslesflaques résiduelles.Les têtards furentplacés surdesdalles rocheuseset séchés,donnantune formed’aliment à laquelle je n’aurais jamais pensé. Notre menu comporta aussi plusieurs sortes decréaturespeuappétissantesquisautillentdanslaboue.

Nousavionsdelamusiqueetj’apprisàmescompagnonsunedansefolkloriqueduTexas,Cotton-Eyed Joe, dont nous fîmes un arrangement pour percussion. Cela nous amusa beaucoup. Puis,j’expliquaiquelesMutantsaimentdanserparcouplesetj’invitaiCygne-Noir.Ilappritinstantanémentà valser mais, comme nous ne réussissions pas à conserver le rythme, je fredonnai l’air tout enl’encourageantàsuivremespaset,bientôt,toutlemondefredonnaitetvalsaitsouslecielaustralien.Je montrai aussi une danse à quatre et Ooota se révéla un magnifique meneur en annonçant lesfigures.Cesoir-là,jepensaique,puisquejemaîtrisaisapparemmentl’artdeguérirdansmasociétéoccidentale,jepourraispeut-êtreenvisagerdemelancerdansledomainemusical!

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Jefaillisrecevoirunnomaborigène.Sentantquejepossédaisplusd’untalentetquejepouvaislesaimeretaimerleurfaçondeconsidérerlavietoutenrestantloyaleàl’égarddelamienne,mesamismesurnommèrentDeux-Cœurs.

À la fête de Gardienne-des-Secrets, plusieurs personnes lui dirent tout à tour à quel point saprésencedanslacommunautéétaitprécieuseetcombientousappréciaientsontravail.Ellerayonnaitavecmodestieetprenaitleslouangesavecunedignitédereine.

Ce fut une magnifique soirée et, avant de m’endormir, je remerciai l’univers pour cettemémorablejournée.

Si l’onm’avait laissé lechoix, jamais jen’aurais suivicegroupe ; jamaisnonplus jen’auraismangé de têtards si l’onm’en avait proposé sur unmenu et, pourtant, je vivais ici des momentsmerveilleux,alorsque,dansmonpays,ungrandnombredenosjoursfériésontsouventperdutoutleursens.

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UNCOUPDETORCHON

Devantnous,leterrainétaitcreuséparl’érosionetdesravinesdetroismètresdeprofondeurnousempêchaient d’avancer en ligne droite. Soudain, le ciel devint noir.Au-dessus de nous, d’énormesnuages plombés roulèrent avec violence. La foudre frappa le sol tout près de nous, suivie par unassourdissantclaquementdetonnerre.Lecieldevintunhallucinantplafonddepulsationslumineusesetnousnousdispersâmesencourantpourchercherunabri sûr sans réussiràen trouverun. Iln’yavaitlàquedesbuissonsrabougris,desarbressouffreteux.Unecroûtefriabletapissaitlesol.

Tandisquelesnuagessedéchiraientetquelapluiefrappaitobliquementlaterre,j’entendisdanslelointaincommelegrondementd’untrain.Sousmespieds,lesolfrémissaitetd’énormesgouttestombaientduciel.Lafoudrefrappaitetlesclaquementsdutonnerreétaientd’unetelleviolencequetoutmon système nerveux était galvanisé. Je tâtai autour dema taille la lanière de cuir à laquelleétaient suspendusunegourdepleined’eauetunpetit sacencuirdevaranqueFemme-Guérisseuseavaitgarnid’herbesmédicinales,d’huilesetdepoudres.Ellem’avaitexpliquéd’oùprovenaitchaqueingrédient et quel était son emploi mais j’avais bien vu que cet enseignement prendrait autant detempsquelecycledesixannéesd’étudesimposéauxétudiantsenmédecine,enpharmacologieouenostéopathie.Jevérifiailasoliditédunœud.

Lesbruitsetl’agitationambiantenem’empêchèrentpasd’entendreautrechose,quelquechosedenouveau,unbruitmenaçantquidominaitlesautres.Oootamecria:

—Attrapeunarbre!Cramponne-toi!Mais il n’y avait pas d’arbre à portée de lamain.En levant les yeux, je vis une énorme chose

approcherenroulantdansledésert.Uneformed’unedizainedemètresdelargeur,haute,noire,quiprogressait très vite et fut surmoi avant que j’aie pu réfléchir !De l’eau.Un flot d’eau boueuse,tourbillonnanteetécumantedéferlasurmatête.

Emportéeparsapuissance, je tournoyai, larespirationcoupée.Mesmainsbattaient,cherchantàagripperunpointfixe.Lesoreillespleinesdeboueépaisse,j’avaisperdutoutsensduhautetdubas.Moncorpspirouettait,culbutait.Toutàcoup, jeheurtaidu flancquelquechosededuret restai surplace,courbéesurunbuisson.J’étiraibrasetcouaumaximum,cherchantl’air,lespoumonsenfeu.Ilfallaitquejerespire,jen’avaispaslechoix.Soumiseàdesforcesquejenecomprenaispas,sûredeme noyer, j’inspirai. De l’air. Je ne pouvais ouvrir les yeux, tant la boue plâtrait mon visage. Jesentaisdesbroussaillesmerentrerdansleflanc,tandisquelaforcedel’eaupliaitmoncorpsdeplusenplus.

Aussivitequ’elle était venue, la crueprit fin.Le frontpassé, lahauteurde l’eaubaissavite. Jesentislapluiesurmoncorps.Jeluioffrismonvisageetelledélayalacarapacedeboue.Enessayantdemeredresser, jemesentisbasculeret,quandjeréussisàouvrir lesyeux,jevisquemesjambess’agitaientàunmètrecinquanteau-dessusdusol,àmi-pentedelaravine.J’entendaislesvoixdemescompagnonsquisedégageaientdelaboue.Commejenepouvaisgrimper,jemelaissaiglisser.Mesgenouxencaissèrent lechocet jecommençaiàavancerdanslecreuxentitubantmais jefisbientôt

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demi-tourcarlesvoixprovenaientdeladirectionopposée.Peuaprès,nousétions tousréunis.Personnen’étaitgravementblessémaisnotrechargementde

peauxpourlanuitavaitétéemporté,demêmequemaceintureetsesprécieuxfardeaux.Nousnoustînmesdeboutsouslapluie,laissantlabouequiencroûtaitnoscorpsretourneràlaTerremère.Unàun,mescompagnonsenlevèrentleursvêtements,rincèrentlaterreetlesgraviersaccumulésdanslesplisdesétoffes.Moiaussi j’ôtaimonvêtementet,commej’avaisperdumonbandeau, jepassai lesdoigtsdansmatignasseemmêlée.Lespectacledutparaîtredrôlecardesfemmess’approchèrentpourm’aider. On me fit asseoir. Comme la pluie avait imbibé les vêtements étalés par terre, mescompagnestordirentlestissusau-dessusdematêtetoutenpeignantlesmèchesdecheveuxavecleursdoigts.

Quandlapluiecessa,nousnousrhabillâmeset,quandnosvêtementsfurentsecs,nousbrossâmesdelamain lesableet lesgravierscollés.L’airchaudsemblaitpomper l’humidité, laissantmapeautenduecommeuncanevassursontambour.Mescompagnonsm’avouèrentalorsqu’ilspréféraientnepasporterdevêtementsquandilfaittrèschaudetqu’ilsnes’étaientcouvertsquepourménagermessentimentsetrespectermescoutumespuisquej’étaisleurinvitée.

Leplusétonnant était àquelpoint le troublecréépar l’incident avait étédecourtedurée.Nousavionstoutperdu,mais,enunriendetemps,nousétionsentrainderire.J’admisquejemesentaismieuxetsansdouteavais-jemeilleureallure,aprèscettedouchetorrentielle.L’orageavaitexacerbémaconsciencedelavaleurdelavieetlapassionqu’ellem’inspirait.Cetteempoignadeaveclamortavaitbalayémavieilleconvictionquela joieet ledésespoiravaient leursourceendehorsdemoi-même.Tout, sauf les chiffonsqui couvraientnoscorps, avait été emporté.Lesmenuscadeauxquej’avais reçus, des petites choses que j’aurais voulu rapporter aux États-Unis et transmettre à mespetits-enfants,avaientdisparu.J’avaislechoix:melamenterouaccepter.Lemarchéétait-ilhonnête:messeulespossessionsmatériellescontreuneleçondedétachement?Mesamismedirentque,sansdoute,j’auraisdûpouvoirconserverlesobjetsquiavaientétéemportésmaisque,dansl’énergiedel’Unitédivine,j’yétaisencoreapparemmenttropattachéeetleuraccordaistropd’importance.Avais-je cette fois appris enfin à ne plus accorder d’importance qu’à l’expérience elle-même et non auxélémentsmatériels?

Cesoir-là,nouscreusâmesunpetittroudanslaterreet,unefoislefeuallumé,nousyplaçâmesplusieurspierresàchauffer.Quandlefeusefutéteint,nousajoutâmessurlespierresdesbrindilleshumides,puisdeslégumesracineset,pourfinir,desherbessèches.Letroufutrecouvertdesableetnous patientâmes, presque comme on attend que les plats sortent d’un four General Electric. Uneheureplustard,nousdéterrâmesnotredîneretmangeâmescedélicieuxrepasavecreconnaissance.

Lanuit,surlepointdem’endormirsansleconfortdemapeaudedingo,laprièredelasérénitémerevintenmémoire:«MonDieu,donnez-moilasérénitéd’acceptercequejenepuischanger,lecouragedechangercequiestàmaportéeetlasagessedevoirladifférence.»

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BAPTÊME

Aprèscestorrentsdepluie,desfleurssurgirentcommeparmiracleetlepaysagevideetdésolésecouvrit d’un tapis de couleurs. Nous marchions sur les fleurs, nous mangions des fleurs, nousdécorionsnoscorpsdeguirlandesfleuries.C’étaitmerveilleux.

Nousapprochionsdelacôte.Ledésertétaitderrièrenouset,chaquejour,lavégétationdevenaitplusdense.Plantesetarbres se faisaientplushautsetplusnombreux.Lanourritureétait aussiplusabondante.Noustrouvionstoutunchoixdegraines,depousses,defruitsàcoque,defruitssauvages.Un de mes compagnons pratiqua une petite entaille sur un tronc d’arbre et nous plaçâmes nosnouveaux récipients à eau sous la fentepour recueillir le liquide.Nousprîmes aussi nospremierspoissons et la saveur de leur chair fumée reste pour moi un précieux souvenir. Nous trouvionsbeaucoupd’œufsdereptilesetd’oiseaux.

Nous parvînmes près d’une mare magnifique en pleine brousse. Toute la journée, mescompagnonsm’avaienttaquinéeàproposdelabonnesurprisequim’attendaitetcetteeaufraîcheetprofondem’étonnaeneffet.Nousnous trouvionsdevantunbassin rocheuxd’eaucouranteentouréd’une végétation touffue, presque une atmosphère de jungle. J’étais surexcitée, comme mescompagnons l’avaientprévu.L’eaumeparaissait assezprofondepourynageret jedemandai si jepouvais.Onmeditdepatienter,d’attendrequelapermissionsoitdonnéeourefuséeparleshabitantsquigouvernaientceterritoire.Latribuentamaunrituelpourdemanderlepartagedelamare.Tandisquenouschantions,lasurfacedel’eauserida.L’ondulationmesemblapartirducentreetsedirigervers la rive opposée à celle sur laquelle nous nous tenions. Puis une longue tête aplatie émergea,suivieparuncorpsreptiliendedeuxmètresdelongueur:uncrocodile!Unautreencoreapparut.Lesdeux reptiles sortirent de l’eau et s’enfoncèrent sous les feuillages mais quand on me dit que,maintenant,jepouvaisyaller,monenthousiasmeétaitnettementretombé.

«Vousêtessûrsqu’ilssonttouspartis?demandai-jementalement,commentsavez-vousqu’iln’yenaquedeux?»

Mescompagnonsmelecertifièrentensondant l’eauavecune longuebranche.Aucuneréaction.Unguetteurfutalorsplacéensurveillanceetnousnageâmes.Jetrouvaimerveilleuxdem’aspergerd’eau et deme laisser flotter, la colonne vertébrale complètement détendue pour la première foisdepuisplusieursmois.

Aussiétrangequecelapuisseparaître,cetteimmersionconfiantedanslamareauxcrocodilesmeparut le symboled’unautrebaptême. Jen’avaispasdécouvertuneseconde religion, j’avais trouvéunenouvellefoi.

Nous n’installâmes pas le campement près de lamaremais reprîmes notremarche. Peu après,nousrencontrâmesunautrecrocodile,beaucouppluspetit.Àsafaçond’apparaîtresurnotrechemin,jecomprisqu’ilvenaitoffrirsavievolontairementpournousnourrir.LeVraiPeuplenemangepasbeaucoupdechairdecrocodileparcequec’estunanimalviolentetfourbeetquelesvibrationsdelaviande peuvent interférer avec les vibrations personnelles et contrecarrer des efforts vers la non-

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violenceetlapaix.Nousavionsdéjàcuitdesœufsdecrocodile,quiontungoûtaffreux,mais,quandvous demandez à l’univers de vous fournir votre dîner, vous ne crachez pas dans la soupe !Vousfaitescommelesautres:vousavalezdegrossesbouchéesetnevousresservezpas.

En longeant la rivière, nous trouvâmesdenombreux serpents d’eau et les gardâmesvivants defaçonàavoirdelaviandefraîchepourledîner.Plustard,aucamp,jevisplusieursmembresdelatribumaintenirfermementunserpentetprendresatêtesifflantedansleurbouche.Lesdentsserréessurlatêtedureptile,d’unrapidemouvementdesmainsilsletuaientinstantanémentetsanssouffrancepour honorer le but de son existence. Je savais que l’Unité divine n’impose pas la souffrance auxcréaturesvivantes,saufsilacréaturel’accepte,etcelas’appliqueauxêtreshumainsaussibienqu’auxanimaux. Pendant le fumage des serpents, je restai assise, souriant au souvenir d’un vieil ami, leDr Cari Cleveland, et des années qu’il avait passées à apprendre à ses élèves les gestes précispermettant de réduire les luxations. « Un jour, me dis-je, je lui ferai partager ce nouveau genred’activité.»

«Aucunecréaturenedoitsouffrir,saufsielleacceptevolontairementlasouffrance»,voilàunepenséeàméditer.Femme-des-Espritsm’expliquaquechaqueâme,auplushautniveaudenotreêtre,peut choisir de naître dans un corps imparfait ; parfois, elle le fait et elle devient alors souventcapabled’enseigner,d’influencerlesviesqu’ellecôtoie.Femme-des-Espritsditquelesmembresdelatribuquiontététuésautrefoisavaientchoisiavantleurnaissancedevivrepleinementleurviemais,àuncertainmoment,ilsontdécidédeparticiperàl’épreuved’illuminationd’uneautreâme.S’ilsontété tués, c’est avec leur accord au niveau de l’éternité, et cela indique à quel point ils ontprofondémentcompriscequ’est l’éternité.C’est l’indicationqueleurmeurtrieraéchouéetseradenouveaumisàl’épreuvedanslefutur.Touteslesmaladies,touslestroublesontunlienspirituel,cesont des marchepieds : si seulement lesMutants voulaient s’ouvrir et écouter leur corps, ils s’enrendraientcompte.

Cette nuit-là, dansundésertmorne et obscur, lemondeprit vie et je compris que j’avais enfinsurmontémapeur.J’avaiscertesfaitmesdébutsenélèveréticentevenuedelavillemais,maintenant,cetteaventurevécueici,dansledésert intérieuroùseulsrègnentlaterre, lecieletunevieissueendroite lignedupassé, où les écailles, les crocs et lesgriffespréhistoriques sont toujoursprésents,maisdominésparunpeuplequiignorelapeur,meparutbonne.

Jesusquej’étaisprêteàretrouverlaviequej’avaisapparemmentchoisieenhéritage.

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LIBÉRÉE

Nousavionsinstallénotrecampementàunealtitudeplusélevéequelaveille.L’airétaitfrais.Onmeditquel’océann’étaitpasloin,mêmesionnelevoyaitpas.

Ilétait très tôt.Lesoleiln’étaitpasencore levémaismescompagnonss’affairaientdéjà.Choseexceptionnelle,ilspréparaientunfeumatinal.Jelevailesyeuxetvislefauconperchédansunarbreau-dessusdemoi.

NouseffectuâmesnotrerituelquotidienpuisCygne-Noir-Royal,prenantmamain,m’attiraverslefeu.Oootameditquel’Ancienvoulaitprononcerunebénédictionspéciale.Toutlemondesegroupaautour demoi, en formant une ronde de bras étendus. Tous les yeux étaient clos, tous les visagestournésversleciel.Cygne-Noir-Royals’adressaauxcieuxetOootatraduisit:

— Unité divine, salut. Nous sommes ici devant toi en compagnie d’une Mutante. Nous avonsmarchéavecelleetnoussavonsqu’ellerecèleuneétincelledetaperfection.Nousl’avonstouchée,nousl’avonschangée,maistransformerunMutantestunetâchetrèsdifficile.

» Tu verras que son étrange peau claire devient de plus en plus naturelle et brune et que sescheveuxblancss’éloignentdesatêteoùdebeauxcheveuxnoirsontprisracine.Maisnousn’avonspuinfluencerl’étrangecouleurdesesyeux.

» Nous avons beaucoup appris à laMutante et elle nous a beaucoup appris. Il semble que lesMutantsaientdansleurvieunechoseappeléesauce.Ilsconnaissentlavérité,maiscelle-ciestenfouiesous les liants et les épices des convenances, dumatérialisme, de l’insécurité et de la peur. Ils ontaussidansleurvieunechoseappeléeglaçageetquiparaîtcorrespondreàlafaçondontilsgaspillentpresquetouslesinstantsdeleurvieenprojetssuperficiels,artificiels,temporaires,agréablesaugoûtetjolisetpassenttrèspeudevraismomentsàdévelopperleurêtreéternel.

»Nous avons choisi cetteMutante et nous la libérons comme un oiseau au bord du nid, pourqu’elle s’envole loin et haut, et pour qu’elle pousse ses cris perçants, comme le martin-chasseurgéant,etqu’elleraconteàceuxquil’écouterontquenousallonsmourir.

»Nous ne jugeons pas les Mutants. Nous prions pour eux et nous les absolvons comme nousprionspournousetnousabsolvonsnous-mêmes.Nousprionspourqu’ilsexaminent leursactions,leursvaleursetcomprennentque lavieestUne,avantqu’il soit trop tard.Nousprionspourqu’ilscessentdedétruirelaterreetdesedétruirelesunslesautres.Nousprionspourqu’ilyaitassezdeMutantsprêtsàdevenirréelsetàchangerleschoses.

»NousprionspourquelemondedesMutantsentendeetacceptenotremessagère.»Findumessage.Femme-des-Espritsm’entraîna un peu plus loin puis, aumoment où le soleil se levait, elleme

désigna du doigt la ville étalée au loin devant nous. L’heure était venue pourmoi de regagner lacivilisation. Son visage brun plissé se tendait au-delà du bord de la falaise et ses vifs yeux noirsobservaient attentivement. Dans son sourd langage natal, elle me parla en désignant la ville et je

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compris que lematin dema libération était venu. La tribume remettait en liberté, je quittaismesinstructeurs. Avais-je bien apprisma leçon ? Seul le temps le dirait.Me souviendrais-je de tout ?C’étaitdrôle,jem’inquiétaisdavantagedeleurmessagequederetrouverlasociétédesAussies.

Nous rejoignîmes le groupe et chaque membre me dit adieu. Nous nous étreignîmes : c’est,semble-t-il,legesteuniverseldesadieux,entreamisvéritables.Oootadit:

—Nousn’avionsrienàtedonnerquetun’aiesdéjà,maisnoussentionsbienque,mêmesinousnepouvionsrientedonner,turecevrais.C’estcela,notredon.

Cygne-Noir-Royalme prit lesmains. Je crois qu’il avait les larmes aux yeux. Il dit, et Oootatraduisit:

—N’abandonne jamais tes deux cœurs,mon amie, je t’en prie. Tu es venue à nous avec deuxcœursouverts.Maintenant,ilssontcomblésdecompréhensionetd’émotion,pournotremondeetletien. Tu m’as fait le don d’un second cœur, à moi aussi. J’ai maintenant un savoir et unecompréhensionqui sont au-delàde tout ceque j’auraispu imaginerpourmoi-même.Notre amitiém’estprécieuse.Vaenpaixetquenospenséesteprotègent.

Sesyeuxs’illuminèrentcommedel’intérieurtandisqu’ilajoutaitrêveusement:—Nousnousrencontreronsencore,sansnosencombrantscorpshumains.

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TOUTESTBIEN…

Jem’éloignai. Je savais quemavie ne serait plus jamais aussi simple et constructiveque cellevécuedurantcesderniersmoisetqu’unepartiedemoi-mêmeengarderaittoujourslanostalgie.

Ilmefallutmarcherpresquetoutelajournéepourcouvrirladistancequimeséparaitdelaville.Je ne savais pas commentme débrouiller pour quitter cette région, pour regagnermamaison delocation.Jenesavaismêmepasoùj’étais.Jevisuneroutemaisrenonçaiàl’idéed’ensuivrelebordetcontinuaiàavancerdanslabrousse.Àl’instantoùjemeretournaipourregarderenarrière,unerafaledevent,surgiedenullepart,effaçamesempreintessurlesable:ellesemblaitpasserl’épongesur ma vie dans le désert. Puis, comme je parvenais à l’entrée de la ville, mon compagnonintermittent,lefauconbrun,virevoltaau-dessusdematête.

Au loin, j’aperçus un vieil homme. Il portait des blue-jeans, une chemise de sport rentrée à lataillesousuneceinturedistendueetunvieuxchapeaudebroussevertdéformé.Ilnesouritpasenmevoyantapprocher,maissesyeuxs’écarquillèrent.

Hier, j’avais tout : nourriture, vêtements, abri, soins médicaux, compagnons, musique,distractions, soutien, famille et beaucoup, beaucoup de joie et de rire. Tout cela gratuitement. Cemonde-làavaitdisparu.

Aujourd’hui,saufsi jemendiaisunpeud’argent, jenepourrais rienobtenir.Toutcedontnousavonsbesoinpourexisterdoitêtreacheté.Jen’avaispaslechoix.J’étaisunemendiantecrasseuseetdéguenillée, une clocharde sansmême son sac en plastique débordant. J’étais seule à connaître lavérité de la personne dissimulée sous cette enveloppe de misère et de saleté. En cet instant, mesrelationsaveclemondedessans-abrichangèrentirrévocablement.

Jem’approchaidel’Australien:—Puis-jevousemprunterunpeudemonnaie?Jeviensdelabrousseetjedoisdonneruncoup

de téléphone. Je n’ai pas d’argent. Si vous me donnez votre nom et votre adresse, je vousrembourserai.

Il continua àme fixer avec intensité, en fronçant les sourcils, puis il enfonça lamain dans sapoche droite et en sortit une pièce, tout en se pinçant les narines de l’autremain. Je savais que jesentaismauvais,carlebainsanssavondanslamareauxcrocodilesdataitmaintenantdequinzejours.Ilhochalatête.Non,merci,ilnetenaitpasàêtreremboursé.Ils’éloigna.

Jeremontaiquelquesruesetrencontraiungrouped’enfants.Ilsattendaientlebusdel’après-midiquilesramèneraitchezeux.Tousavaientl’allureimpeccabledesécoliersaustraliens,aveclesmêmesvêtements;seulesleurschaussurestraduisaientunevolontéd’expressionpersonnelle.Ilsfixèrentmespiedsnus,appendicescornésenpleinetransformationplusquepiedsféminins.

Je savais que j’étais affreuse à voir et espérais simplement ne pas leur faire peur, avec meshaillons et mes cheveux que n’avait pas touchés un peigne depuis plus de cent vingt jours. Monvisage,mesépaulesetmesbrasavaientpelésisouventquemapeauétaitconstelléedegrandestaches.

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Et,deplus,jevenaisd’enrecevoirlaconfirmation,j’empestais!—Excusez-moi, dis-je, j’arrive de la brousse. Pouvez-vousme dire où je pourrais trouver un

téléphone?L’undevoussait-iloùilyaunbureaudetélégraphe?Leurréactionmerassura.Ilsn’avaientpaspeur.Ilsgloussaientetpouffaientderire.Monaccent

américain les confortait dans leur conviction fondamentale : lesAméricains sont très bizarres. Ilsm’expliquèrentqu’ilyavaitunecabinetéléphoniqueàdeuxpâtésdemaisons.

J’appelaimonbureau,jedemandaiqu’onm’envoiedel’argentparmandattélégraphique.Onmedonna l’adresse de la compagnie du télégraphe. Je m’y rendis, à pied et, en entrant, je vis àl’expressiondesvisagesdesemployésqu’ilsétaientprévenusets’attendaientàunclientinhabituel.

La caissière me tendit l’argent sans enthousiasme mais sans me demander de justifier monidentité.Commejeramassaislaliassedebillets,elleaspergealecomptoir–etmoi–avecunebombeaérosoldedésinfectant.

L’argent à lamain, je pris un taxi etme fis conduire dans une grande surface où j’achetai unpantalon,unchemisier,dessandales,dushampooing,unebrosseàcheveux,dudentifrice,unebrosseàdentsetdesépinglesàcheveux.Lechauffeurdetaxim’arrêtadevantunétalageoùjeremplisunsacenplastiquede fruits frais et achetaiunedemi-douzainede jusde fruitsdifférents en récipientsdecarton.Puisilm’emmenajusqu’àunmoteletattenditjusqu’àcequ’ilfûtsûrqu’onm’accepte.Nousnous étions demandé si on me laisserait entrer, mais l’argent est un sésame plus puissant qu’uneallure douteuse.Dansma chambre, j’ouvris le robinet d’eau chaude et bénis la baignoire. Pendantqu’elleseremplissait,j’appelail’aéroportetretinsuneplaced’avionpourlelendemain.Jepassailestroisheuressuivantes, toutentrempantdanslebain,à trier lesévénementsdesdernièresannéeset,surtout,desderniersmoisdemavie.

Le lendemain, je pris l’avion, visage récuré, cheveux affreux mais propres, boitillant sur lessandales que j’avais dû découper et qui ne recouvraient que tout justemes pieds calleux.Mais jesentais bon ! Comme j’avais oublié d’acheter des vêtements avec des poches,mon argent était ensécuritédansmonchemisier.

Ma logeuse fut contente de me voir. J’avais raison, elle s’était portée garante auprès despropriétairespendantmonabsence.Pasdeproblème. Ilme fallait simplementpayermes loyersenretard.Lecommerçantaustralienquim’avaitlouélatélévisionetlemagnétoscopeavantdepartirnes’étaitmêmepasmanifesté,n’avaitpascherchéàrécupérersonmatériel.Luiaussiétaitheureuxdemerevoir.Ilsavaitbienquejamaisjeneseraispartiesansluirendresesappareilsetpayerlafacture.

Au bureau, mon projet était en plan, il attendait mon retour. Mes collègues, très troublés,réussirent à plaisanter et me demandèrent si j’avais été travailler dans une mine d’opale. LepropriétairedelaJeepleuravaitdéclaréqu’ilétaitconvenuquesiOootaetmoinerevenionspas,ildevait aller chercher savoituredans le désert et téléphoner àmonemployeur. Il leur avait dit quej’étaispartiepourunelonguemarche,cequivoulaitdireunedestinationinconnueetundéplacementsanslimitesdansletempsàlamanièreaborigène.Ilsn’avaientpasd’autresolutionqued’accepteret,commepersonnenepouvaitmenerleprojetàbiensansmoi,celui-cim’avaitattendu.

Jetéléphonaiàmafille.Ellefutsoulagéedem’entendreetpassionnéeparcequejeluiracontai.Ellem’avouaquejamaisellen’avaitéprouvéd’inquiétudeausujetdemadisparition.Elleétaitsûreque,s’ilyavaiteuunennuigrave,ellel’auraitsenti.Enouvrantmonabondantcourrier,j’apprisquej’avaisétérayéedemachaînefamilialed’échangesdecolisdeNoëlparcequejen’avaispasenvoyédecadeau!

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Ilfallutbeaucoupdetemps,delongstrempages,desséancesdepierreponceetdemassagesavecdeslinimentspourquemespiedsrecommencentàtolérerlesbasetleschaussures.Ilm’arrivamêmed’utiliseruncouteauélectriquepourscierlacorne.

J’étaisrempliedegratitudedevantlesobjetslesplushétéroclites:lerasoirquimepermettaitdeme raser les aisselles, le sommier qui me soulevait sur ses minuscules roulements à billes, lesrouleauxdepapier-toilette.J’essayaissansmelasserdedécrireauxgenscettetribupourl’amourdelaquelle j’étaisnée.J’essayaisdedécriresafaçondevivre,sonsystèmedevaleursetsesmessagesangoissés pour l’avenir de la planète. Chaque fois que je lisais dans un journal une nouvelleconcernantunegravedégradationdel’environnementetdesprécisionssurlesombreavenirréservéàlavégétationlaplusverteet laplusluxuriante, jesavaisquec’était lavérité.IlfallaitqueleVraiPeuplequittecette terre.S’ilpouvaitàpeinesurvivreaveclanourriturequ’il trouvaitactuellement,qu’enserait-il avec leseffets futursdes rayonnements?La tribua raison : leshumainsnepeuventfabriquerdel’oxygène,seuleslesplantesetlesarbresensontcapables.D’aprèselle,«noussommesen train de détruire l’âme de la terre », notre insatiabilité technique est entachée d’une ignoranceprofondequireprésenteunegravemenacepourlavie,uneignorancequeseulelavénérationdelanaturepourrait combler.LeVraiPeupleaméritédenepluscontinueràvivre suruneplanètedéjàsurpeuplée.Depuisl’originedestemps,ilestrestéhonnête,loyal,paisible,etn’ajamaismisendoutesesliensavecl’univers.

Jenecomprenaispasque lesgensàqui jem’adressaisnes’intéressentpasauxvaleursduVraiPeuple. Certes, il est effrayant d’affronter l’inconnu, de concevoir quelque chose d’apparemmentdifférent.Mais j’essayaisd’expliquerquecelapeutélargirnotreconscience,nousaiderà résoudrenosproblèmessociauxetmêmeàguérirnosmaladies.J’avaisl’impressiondeparleràdessourds.Les Australiens se montraient sceptiques et même Geoff, qui avait un moment caressé l’idée dem’épouser, ne put accepter l’éventualité que la sagesse puisse venir de la brousse. Il me donna àentendrequec’étaittrèsbiend’avoirvécuuneaventureexceptionnellemaisqu’ilespéraitquej’allaismerangerpourassumerdorénavantmonrôledefemme.Jefinisparquitterl’Australie,unefoismonprojetdesuivimédicalmenéàbien,sansavoirracontémonhistoireduVraiPeuple.

Ilsemblaitquel’étapesuivantedemonvoyagedanslaviedevraitéchapperàmoncontrôleetêtrepriseenmainpardesinstancesplushautesetpluspuissantes.

Dans l’avion qui me ramenait aux États-Unis, mon voisin engagea la conversation. C’était unhommed’affairesd’âgemûr,avecunedecesbedainesdistenduesquiparaissenttoujourssurlepointd’exploser. Nous abordâmes divers sujets pour finir par les Aborigènes. Je lui parlai de monexpérienceencompagniedesmarcheursdudésert.Ilécoutaavecattentionmaismefituneremarquequisemblaitrésumertouteslesréactionsobtenuesjusqu’alors:

—Écoutez,personnene savait quecesgens-là existaient.Vousmeditesqu’ilsvontdisparaître.Bon,etalors?Franchement,jepensequetoutlemondes’enfout.Etpuis,c’estleursidéescontrelesnôtres,etcommentunesociététoutentièrepourrait-elleêtredansl’erreur?

Pendantplusieurssemaines,jegardaimesréflexionsenfouiesdansmoncœuretscelléesderrièremeslèvrescloses.Cepeupleavaittouchésiprofondémentmaviequerisqueruneréactionnégativemeparaissaitpresque«jeterdesperlesauxpourceaux».Pourtant,jemerendiscomptepeuàpeuquemesvieuxamiss’intéressaientsincèrementàmesrécits,etcertainsd’entreeuxmedemandèrentderacontermonexpérienceàdesgroupes.Laréactionétaittoujourslamême:desauditeursabasourdis,quicomprenaientsoudainquecequiestfaitnepeutêtredéfaitmaispeutêtremodifié.

C’estvrai, leVraiPeuplenousquitte.Maissonmessagenousestparvenu,malgrénosstylesde

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vieetnosattitudesnappéesdesauce–etdeglaçage.Nonquenousvoulionsconvaincrela tribudesurvivre,d’avoirplusd’enfants:cen’estpasnotreaffaire.Cequicomptepournous,c’estdemettresesvaleurspacifiquesetprofondesenapplication.Jesaisaussiquenousavonsdeuxvies,celletoutau long de laquelle nous apprenons, et celle que nous vivons. L’heure est venue d’écouter lesgémissementsdecraintedenosfrères,denossœursetdelaterreelle-même,quisouffre.

Peut-êtrel’avenirdumondeserait-ilmeilleursinouscessionsd’essayerdedécouvrirdeschosesnouvellesetnousefforcionsderetrouvernotrepassé.

Latribunecritiquepasnosinventionsmodernes,ellehonorelefaitquel’existencehumaineestuneexpérienced’expression,decréativitéetd’aventure,maisellecroitaussiquedansleurrecherchedelaconnaissance,lesMutantsauraientbienbesoind’ajouterlaphrase:«Sic’estpourleplusgrandbiendetoutevie.»LeVraiPeupleespèrequenousallonsréévaluernosbiensmatérielsetlesadapter.Il croit que l’humanité est plus près qu’elle ne l’a jamais été de vivre dans un paradis. Notretechnologie nous offre la possibilité, si nous le voulons, de nourrir tous les êtres humains, et nosconnaissances nous permettent de fournir desmoyens d’expression et de valorisation, des abris etplusencore,àtouslespeuplesdumonde.

Encouragéeparmesenfantsetmesamis, jecommençaià rédiger le récitdemonaventureetàfairedescauseriespartoutoù l’onm’invitait,devantdesassociations,dansdesprisons,desécoles,deséglises.Laréactionfutàdoubletranchant.LeKuKluxKlanmedésignacommel’ennemie;ungroupedediscriminationracialedel’Idahoinscrivitdesmessagessurtouteslesvoituresgaréesdansleparkingdel’endroitoùjefaisaismacauserie.Quelqueschrétiensultraconservateursmedirentquelesgensdudésertétaientdespaïensvouésàl’enfer.Quatreemployésd’unprogrammepilotedelatélévision australienne vinrent aux États-Unis, se cachèrent dans un placard lors d’une de mesconférences et tentèrent de m’interrompre et de me contredire. Ils étaient certains qu’aucunAborigène n’avait échappé aux recensements et ne vivait dans le désert, et ils m’accusèrentd’imposture.Maischaquecommentateurdésagréablesedoublaitd’unauditeurdésireuxd’ensavoirdavantagesurlatélépathie,surlafaçondesubstituerl’illusionauxarmementsetsurlesvaleursoulestechniquesduVraiPeuple.

On me demande souvent de quelle façon cette expérience a influencé ma vie. Elle l’aprofondémentchangée.PeuaprèsmonretourauxÉtats-Unis,monpèreestmortetj’aipuluitenirlamainavecamourpourl’aiderlorsdecepassage.Lelendemaindel’enterrement,j’aidemandéàmabelle-mèreunsouvenirdelui:desboutonsdemanchettes,unecravate,unvieuxchapeau,qu’importe.Ellearefusé:«Iln’yarienpourtoiici»,m’a-t-elledit.Autrefois,j’auraisressentidel’amertume.Cejour-là,j’aibéniensilencel’âmedemonpèreetj’aiquittélamaisonfamiliale,fièredemonêtreauthentique.J’airegardélepurcielbleuetaiadresséunclind’œilàmonpère.

Jecroismaintenantquesimabelle-mèrem’avaitdit avecaffection :«Maisbienentendu,cettemaisonestrempliedechosesappartenantàtesparents,prendscequetuveuxcommesouvenir»,iln’yauraitpaseudeleçonparcequec’étaitlaréactionquej’attendais.Ilyaeucroissancespirituelleparcequecequejeconsidéraiscommeundûm’aétérefuséetquej’aiprisconsciencedeladualité.LeVraiPeuplem’aprouvéquelaseulefaçondesurmonteruneépreuveestdel’affronter,etjesuisparvenueàl’étapedemavieoùjepuisdécelerl’occasiond’affronteruneépreuvespirituellemêmesilasituationmeparaîttrèsnégative.J’aiapprisàdiscernerladifférenceentreobservercequisepasseetlejuger.J’aiapprisquetoutestpropiceàunenrichissementspirituel.

Dernièrement, un auditeur d’unedemes conférencesm’aprésentée à quelqu’undeHollywood.C’étaitenjanvier,dansleMissouri,parunenuitfroideetneigeuse.Nousavonsdînéensembleetj’aiparlépendantplusieursheuresavecRogeretlesautresconvivestoutenbuvantducafé.Lelendemain.

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Rogerm’atéléphonépourdiscuterd’unepossibilitédefilm.—Oùêtes-vousdoncpasséehiersoir?m’a-t-ildemandé.Letempsderéglerl’addition,demettre

nosmanteaux,denousdirebonsoir…etquelqu’unafaitremarquerquevousn’étiezpluslà.Iln’yavaitmêmepasdetracesdanslaneige!

—Oui,ai-jerépondu,etlaréponseseformadansmonespritcommeunephrasegravéedansducimentfrais.J’ail’intentiondepasserlerestedemavieàmeservirdesconnaissancesacquisesdansledésert.Detoutes.Absolumenttoutes.Mêmedelamagiedel’illusion!

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Moi,BurnamBurnam,Aborigèneaustraliende la tribuWurundjeri,déclareavoir luchaquemot

dulivreMessagedesHommesVrais.C’estlapremièrefoisdemaviequejelisunlivred’uneseuletraite,dudébutàlafin.Jel’aifait

avecpassionetrespect.C’estunlivrefondamentalquineviolenullementlaconfiancequenous,VraiPeuple,avonsplacéeensonauteur.Ildéfendnossystèmesdevaleursetnotrepenséeésotériqueavecuneprofondeurquimerendtrèsfierdemonhéritage.

En décrivant le monde de tes expériences, tu as rétabli la vérité historique. Au XVIe siècle,l’explorateurhollandaisWilliamDampieraécritquenousétions«lepeupleleplusprimitifetleplusmisérableàlasurfacedelaterre».MessagedesHommesVraisnoushisseàunplandeconscienceplusélevéetnousdécritcommelepeupleroyaletpleindemajestéquenoussommes.

Lettred’unAncienWurundjeri

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REMERCIEMENTS

Deuxpersonnesenparticulierontrenducelivrepossible,deuxâmesquim’ontprisesousleursailesprotectricesetquim’ontencouragée,avecpatience,àprendremonessor.Mesremerciementsvont à JeannetteGrimme etCarriGarrison, qui ont partagé ce voyage littéraire à une profondeurinsondable.

Je remercie Stephen Mitchell pour sa générosité et pour m’avoir écrit que : « si je n’ai pastoujourstraduitleursmots,monintentionatoujoursétédetraduireleursesprits».

Je remercieOgMandino, leDrWayneDyer, leDrElizabethKübler-Ross, écrivains etparfaitslecteurs,toustroisdespersonnesauthentiques.

MerciaujeuneMarshallBalld’avoirconsacrésavieàl’enseignement.Je voudrais aussi remercier TanteNola, leDr Edward J. Stegman,Georgia Lewis, Peg Smith,

DorotheaWolcott,JennyDecker,JanaHawkins,SandfordDean,NancyHoflund,HanleyThomas,laRév.MarilynReiger,leRév.RichardReiger,WaltBodine,JackSmall,JeffSmalletWayneBakeràArrow Printing, Stephanie Gunning et Susan Moldow chez Harper-Collins, Robyn Bem, CandiceFuhrman,ettoutparticulièrementleprésidentdeMMCo,SteveMorgan.