29
MICHEL CROZIER ET LA REVUE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL Gwenaële Rot, Anni Borzeix ESKA | « Entreprises et histoire » 2016/3 n° 84 | pages 49 à 76 ISSN 1161-2770 ISBN 9782747226615 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2016-3-page-49.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © ESKA | Téléchargé le 01/10/2020 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) © ESKA | Téléchargé le 01/10/2020 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95)

Michel Crozier et la revue Sociologie du travail

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

MICHEL CROZIER ET LA REVUE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL

Gwenaële Rot, Anni Borzeix

ESKA | « Entreprises et histoire »

2016/3 n° 84 | pages 49 à 76 ISSN 1161-2770ISBN 9782747226615

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2016-3-page-49.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ESKA.© ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

© Éditions ESKA, 201650 ANS DE SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS

EntrEprisEs Et HistoirE, 2016, n° 84, pages 49 à 76 49

MICHEL CROZIER ET LA REVUE

SOCIOLOGIE DU TRAVAILpar Gwenaële ROT

professeur de sociologie à Sciences Po Paris

et Anni BORZEIXdirectrice de recherche honoraire au CNRS

Quels ont été les liens, les circulations et les différenciations entre sociologie des organisations et sociologie du travail ? Cette enquête sur les origines – en France et aussi en Amérique – et l’histoire de la revue Sociologie du travail, fondée sur de nouvelles archives et des entretiens, fait apparaître fidélités, inflexions et distances dans les liens maintenus au fil du temps entre les sociologues des organisations et la revue. Elle souligne le rôle créateur des revues dans la vie scientifique et intellectuelle.

Cet article vise à interroger les circu-lations entre un homme, une institution et une revue1. L’homme, Michel Crozier, est le fondateur d’un laboratoire de sociologie qui a longtemps fait école (le Centre de sociologie des organisations) et qui affiche toujours, dans

sa présentation institutionnelle, cet héritage2. La revue, Sociologie du travail, a toujours compté, parmi ses membres, des chercheurs de ce laboratoire. L’article complète et prolonge une recherche sur l’histoire de cette revue engagée par ailleurs par les auteurs3.

1 Les auteurs remercient chaleureusement Marie-Emmanuelle Chessel et Patrick Fridenson pour leurs commentaires d’une première version de ce texte.2 On peut ainsi lire sur le site Internet du laboratoire consulté le 25 juillet 2016 la présentation suivante : « À l’origine de l’école française de sociologie des organisations, le CSO est un laboratoire de sciences sociales qui développe une réflexion originale sur les régulations privées et publiques, marchandes et non-marchandes à partir de recherches qui portent sur les organisations, les marchés et les groupes professionnels. Unité mixte de recherche de Sciences Po et du CNRS depuis 2001, le CSO a été fondé par Michel Crozier au début des années soixante. Il est actuellement dirigé par Olivier Borraz, succédant à Christine Musselin (2007-2013), Erhard Friedberg (1993-2007), et Catherine Grémion (1985-1993). Si le CSO s’est d’abord fait connaître par ses travaux sur l’État et l’administration française, il a rapidement étendu son éventail de recherches à des objets publics et privés, français et internationaux. Tout en conservant un attachement prioritaire à une sociologie des organisations qui part des acteurs et de leurs comportements pour comprendre comment s’agencent des formes de coopération, le CSO inscrit simultanément ses travaux dans la sociologie économique et la sociologie de l’action publique. Aujourd’hui, le CSO oriente ses recherches autour de cinq grands programmes de recherche qui traitent de questions aussi centrales que les risques, l’enseignement supérieur et la recherche, la santé, le développement durable, les mutations des entreprises, les transformations de l’État… ».3 A. Borzeix et G. Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue. Sociologie du travail, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010. L’article qui suit doit sans doute un peu – à côté des archives dépouillées – aux souvenirs personnels d’Anni Borzeix, longtemps présente au comité de rédaction de cette revue (entre 1982 et 2012).

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 49 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

50 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

Ainsi, alors que Michel Crozier a marqué par sa présence et son action les premières années de cette revue, que peut-on dire de cette présence après son départ, lorsqu’en 1966, avec ses partenaires, il décide de passer la main à une nouvelle génération ?

Chercher à caractériser les liens entre un homme, un laboratoire, une tradition de recherche et une revue sur une période longue relève de la gageure car le temps des hommes et de leur vie professionnelle n’est pas celui des organisations. En outre, même si certaines institutions sont caracté-risées par leur longévité – et c’est le cas à la fois de la revue Sociologie du travail et du Centre de Sociologie des organisations –, la permanence des désignations ne doit pas masquer les transformations profondes, voire des changements plus radicaux. En effet qu’y a-t-il de commun entre entre la socio-logie d’hier et celle d’aujourd’hui ? Entre une revue créée et tenue par quatre jeunes sociologues (Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, Jean-René Tréanton), au fonctionnement artisanal, sans secrétariat de rédaction, et cette même revue qui, 60 ans plus tard, est éditée par un éditeur international (Elsevier-Masson), qui comprend, outre un secrétariat de rédaction, un comité de rédaction d’une quinzaine de membres chargés de sélectionner des articles et de les évaluer suivant un protocole bien rodé et aligné sur d’autres revues de rang international ?

Interroger l’existence de l’héritage croziérien dans la revue Sociologie du travail est une question délicate. Mais qu’est-ce qu’un héritage ? « Patrimoine que laisse une personne à son décès » ; « ce qui est transmis par les ancêtres ou plus directement par les parents », « ce qui est transmis par les générations précédentes, ce qui est reçu par tradition » peut-on lire dans le Trésor de la Langue Française. Pour tenter de cerner les

contours de cet héritage (à supposer qu’il y en ait un) nous avons suivi plusieurs pistes.

Nous avons remonté le temps en tentant de cerner quel a été le rôle de Michel Crozier dans la création de cette revue et son orien-tation éditoriale. Nous avons cherché à identifier sa « marque » lorsqu’il était aux commandes de la revue et après son départ.

Pour ce faire nous avons bénéficié de la découverte d’un nouveau fonds documen-taire versé aux Archives Nationales4. Ce fonds comprend notamment des corres-pondances de Michel Crozier avec Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud et Jean-René Tréanton, alors qu’il était aux États-Unis. L’éloignement géographique de Michel Crozier a été très bénéfique pour les archives : la correspondance qu’oblige le travail à distance permet de garder des traces de son rôle dans l’animation de la revue alors qu’il était à Stanford. Elle documente la nature du travail éditorial réalisé par l’équipe fondatrice de Sociologie du travail. Ces traces se volatilisent quand les quatre fondateurs se retrouvent à Paris, la commu-nication orale étant privilégiée. Nous avons par ailleurs retrouvé d’autres lettres5, liées à un moment critique : une crise qui témoigne de son attachement à la revue. Nous sommes enfin allées à la rencontre de chercheurs et chercheuses du CSO qui ont succédé à Michel Crozier dans la revue : Jacques Lautman, Jean-Pierre Worms, Catherine Ballé, Catherine Grémion, Christine Musselin pour les interroger sur leurs liens avec Michel Crozier et leur engagement dans cette revue. On aura l’occasion, au fil de cette histoire, de vérifier et la fragilité de la mémoire humaine et la robustesse des sources écrites de l’époque. Nous avons également cherché à identifier dans la revue Sociologie du travail la présence des travaux de recherche du CSO marqués du sceau croziérien, c’est-à-dire se revendiquant explicitement du modèle théorique (« l’analyse stratégique ») qu’il

4 Fonds Crozier, Archives Nationales (AN), 20090319/03. Lorsque nous avions commencé en 2002 notre travail sur la naissance de la revue Sociologie du travail, nous n’avions pas connaissance de l’existence de ces archives qui n’avaient pas encore été déposées aux Archives Nationales. Elles le furent en 2009 alors que notre livre était sous presse.5 Archives conservées par Anni Borzeix.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 50 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 51

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

a cherché à promouvoir. Nous avons par exemple relevé qui signait, qui dirigeait les numéros thématiques. Une analyse biblio-métrique systématique des citations de M. Crozier dans la revue aurait permis aussi de donner des indications sur son influence intellectuelle. Envisagée dans un premier temps, cette tâche n’a pu être menée à bien faute de pouvoir composer et traiter une base de données suffisamment homogène.

Cet article suivra un plan chronologique. Dans un premier temps nous reviendrons sur le « temps des fondateurs » pour documenter le travail de Michel Crozier avec ses coéqui-piers au sein de cette revue. Nous voudrions notamment insister sur le caractère paradoxal de son rôle : bien qu’absent au moment clé de sa création (le lancement des trois premiers numéros), Michel Crozier n’en a pas moins été très présent, notamment grâce au « pont » qu’il assure avec l’Amérique. La période qui suit le départ groupé des fondateurs en 1966 ne connaît pas une trajectoire linéaire et l’on peut tenter de caractériser plusieurs moments. Michel Crozier quitte la revue en 1966 alors que ses responsabilités profes-sionnelles se renforcent. Si Michel Crozier n’est plus dans la revue, son laboratoire, le Centre de Sociologie des Organisations, y est toujours représenté. Mai 1968 entraîne une réorientation éditoriale importante avant que

de nouvelles inflexions se dessinent à partir de la fin des années 1980.

1. UN « CHEF DE COMMANDO » DANS UNE REVUE REVENDI-QUANT SON INDÉPENDANCE

En 1959, avec trois partenaires6 : Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, Jean-René Tréanton, Michel Crozier participe à la fondation d’une revue, Sociologie du travail, au sein de laquelle il joue un rôle singulier pendant les six premières années, jusqu’en 1966.

Sociologie du travail est portée par ces quatre jeunes chercheurs, mais qui n’étaient pas des débutants puisque qu’ils avaient tous réalisé des recherches personnelles consé-quentes et, pour trois d’entre eux, dirigé des enquêtes collectives d’importance, gérées, pour la très grande majorité d’entre elles, au sein de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST)7. Ainsi, Alain Touraine et Jean-Daniel Reynaud avaient piloté une enquête à Mont-Saint-Martin sur la sidérurgie8. Avec Antoinette Catrice-Lorey, Jean-Daniel Reynaud travaillait sur une enquête consacrée aux assurés de la sécurité sociale9. De son côté Michel Crozier avait déjà

6 Michel Crozier, né en 1922, avait 37 ans, Jean Daniel Reynaud, né en 1926, 33 ans, Alain Touraine et Jean- René Tréanton, nés en 1925, avaient 34 ans. Tous les quatre faisaient partie de l’entourage du sociologue du travail Georges Friedmann. Sur leur trajectoire nous écrivions notamment ceci : « Le fondateurs peuvent se prévaloir de parcours de jeunes intellectuels de bonne famille : École normale supérieure et agrégation d’histoire pour Alain Touraine, de philosophie pour Jean-Daniel Reynaud, diplôme de l’École Libre des Sciences Politiques pour Jean-René Tréanton et de l’École des Hautes études commerciales pour Michel Crozier. Aucun n’a reçu un enseignement universitaire de sociologie, discipline qu’ils ont découverte au hasard de leurs lectures : il ne pouvait qu’en être ainsi puisque la licence de sociologie n’a été créée qu’en 1958, un an avant la naissance de Sociologie du travail. » (A. Borzeix et G. Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue, op. cit., p. 23 et suiv.).7 En 1951 l’Université de Paris et le ministère du Travail se sont associés pour créer l’ISST. Cet institut de formation préparait au brevet supérieur du travail et au diplôme de conseiller du travail ; une section de recherche fut créée en 1954. Yves Delamotte (1922-2014) en était le secrétaire général avant d’en être le directeur. Olga Raffalovich, directrice adjointe des Relations professionnelles, représentait le ministère du Travail. Pour un développement voir L. Tanguy, « Retour sur l’histoire de la sociologie du travail en France : place et rôle de l’Institut des sciences sociales du travail », Revue française de sociologie, vol. 49, n° 4, 2008, p. 723-761.8 G. Rot et F. Vatin, « L’enquête des Gastons ou les sociologues au travail. Jacques Dofny et Bernard Mottez à la tôlerie de Mont-Saint-Martin en 1955 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 175, décembre 2008, p. 62-81.9 Cette enquête, publiée sous forme de rapport en 1958, a été rééditée en 1996, à la demande d’Antoinette Catrice-Lorey, par le Comité d’histoire de la sécurité sociale : J.-D. Reynaud et A. Catrice-Lorey, Les assurés et la sécurité sociale. Étude sur les assurés du régime général, Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale, 1996, avec une préface d’A. Prost.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 51 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

52 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

à son actif plusieurs recherches d’envergure : il venait d’achever, avec Colette Eichisky, l’enquête de terrain sur la manufacture des Tabacs (SEITA), qui allait fournir le matériau de sa thèse d’État ainsi qu’une vaste enquête sur des compagnies d’assurances (réalisée d’abord avec Pierre Guetta puis poursuivie avec Bernard Pradier)10. En 1958 il avait également entrepris, avec Colette Eichisky et Bernard Pradier, d’explorer un terrain consacré aux préfectures en réalisant une première enquête exploratoire à Nevers. Enfin il venait d’engager deux lourdes enquêtes consacrées aux employés : l’une sur la BNCI, l’autre sur le ministère des Anciens Combattants, en collaboration avec Claudine Marenco pour la première et Bernard Pradier pour la seconde. Dans ses mémoires Michel Crozier évoque cette période intense qui précède la constitution de Sociologie du travail (1955-1959) comme celle où il devient « chef de commando ». C’est même en véritable entre-preneur de PME qu’il se décrit :

« Quand j’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait et comment et pourquoi j’avais été capable d’un tel effort pendant si longtemps, je me suis dit que j’ai été comme un chef de PME ayant eu l’intuition d’un créneau ou d’un marché porteur et disposant, en même temps, d’une liberté d’action totale, ce qui était rare à l’époque dans le milieu universi-taire […]. C’est ainsi que peu à peu je suis devenu un petit patron. Pas un patron de droit divin, bien au contraire, mais ce chef de commando qui vit au sein de sa petite troupe, qui s’occupe de tout pour elle et avec elle »11.

La revue est née d’une initiative du socio-logue Georges Friedmann (1902-1977). Elle répond, dans un premier temps, au projet de valorisation des travaux réalisés au sein de l’Institut des sciences sociales du travail12. Une « note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue » retrouvée dans les archives de l’Institut des sciences sociales du travail et très probablement rédigée en 1958 par son secrétaire général, Yves Delamotte, éclaire ce contexte :

« L’importance du besoin d’infor-mation, de communication et de discussion qui se manifeste dès maintenant dans un assez large public justifie donc pleinement le lancement d’une revue de Sociologie du travail, et l’Institut des sciences sociales du travail, grâce à la situation centrale qu’il occupe dans le domaine de la recherche et dans celui de la formation et des contacts, se trouve exactement qualifié pour assurer la réussite d’une telle entreprise.

D’ailleurs s’il existe un large public potentiel capable de s’intéresser à une revue scientifique dont les rédacteurs accepteraient d’écarter tout pédan-tisme et toute obscurité de technicien, on peut affirmer qu’il existe en contre-partie une volonté et même un besoin d’exprimer très grand de la part des chercheurs de l’Institut des sciences sociales du travail, comme de la part des universitaires, membres du C.N.R.S, organisateurs-conseils, cadres de l’industrie ou syndicalistes qui travaillent sur ces problèmes. On ne trouve, à l’heure actuelle, aucune publication permettant de satisfaire pleinement ces besoins. »13

10 Qu’il qualifie de « première du genre en Europe » (Ma belle époque. Mémoires 1947-1969, Paris, Fayard, 2002, p. 129).11 M. Crozier, Ma belle époque, op. cit., p. 129.12 Georges Friedmann fait partie du conseil d’administration de l’ISST et participe à la conception des programmes d’enseignement. Il a sollicité pour l’animation de la section enseignement de l’ISST le quatuor qui, quelques années plus tard, dirigera la revue. Ce quatuor est composé des chercheurs les plus actifs dans le programme d’enseignement et de recherche de l’ISST. Pour un développement sur cette histoire nous renvoyons à notre ouvrage Genèse d’une discipline, histoire d’une revue, op. cit. Pour une présentation de l’œuvre de Georges Friedmann voir P. Grémion et F. Piotet (dir.), Georges Friedmann. Un sociologue dans le siècle, 1902-1977, Paris, CNRS Éditions, 2004 et notre compte rendu dans Sociologie du travail, vol. 47, juillet-septembre 2005, p. 421-423 (avec F. Vatin).13 AN, 20010498/194, Anonyme, Note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue, 7 p.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 52 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 53

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

C’est avec le lancement de l’enquête pour le SEITA, en 1955, que Michel Crozier intègre le centre de recherche de cette institution14. Il y trouve un bureau, des financements, un espace de travail, la possibilité de travailler sur contrat. C’est au sein de l’ISST qu’il crée, à cette époque, le Groupe de recherches de sociologie administrative en 1955-195615. Il y restera jusqu’en 1960, date à laquelle il rejoint, à son retour des États-Unis, le Centre de sociologie européenne (CSE) nouvellement créé à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études à partir de 1959 à l'initiative de Raymond Aron16.

Mais très vite le quatuor cherche à s’émanciper de l’instance tutélaire que représente l’ISST pour faire valoir son autonomie. Une lettre envoyée le 3 juillet 1958 par Michel Crozier à Jean Bardet, co-di-recteur des Éditions du Seuil, exprime bien cette intention :

« La véritable difficulté, c’était, comme je vous l’avais laissé entendre, le problème du contrôle de l’orientation de la revue. Ce point ne pouvait être abordé directement, c’est ce qui explique les lenteurs de la procédure. Notre patience finalement a eu sa récompense puisque la formule qui nous a été proposée va même au-delà de ce que nous jugions possible. L’Institut accepte, en effet, que la revue soit complètement autonome et

que l’association que nous constituerons ne comprenne pas de représentants des administrations et de l’université. Nous pourrons ainsi faire en toute liberté et en toute responsabilité la revue que nous souhaitons. D’autres institutions d’ail-leurs, comme l’École des Hautes Études, seraient disposées à s’y intéresser. »

Ce positionnement témoigne de l’action volontariste de jeunes gens ambitieux souhaitant garder les mains libres pour construire un territoire propre et s’affirmer ainsi comme des têtes de pont d’une socio-logie en pleine voie d’institutionnalisation. Il exprime aussi le souhait d’élaborer une revue qui ne soit pas repliée sur un espace acadé-mique étroit. Les entreprises représentaient, à cet égard, une cible importante. La prospection engagée à l’époque pour obtenir des abonne-ments en témoigne. Des publicités ont été faites dans L’Express, France-Observateur mais aussi L’Usine nouvelle, Entreprise. Des abonnements furent obtenus de la part des Charbonnages de France (38), de la BNCI (50).

Cette revue n’avait donc pas vocation à être strictement académique comme elle l’est devenue par la suite. Il était en effet attendu que les articles émanent « de personnalités de l’université, de l’administration, de l’industrie ou des syndicats »17. L’intitulé même de la revue avait été envisagé, dès le début, dans une

14 Dans ses mémoires Michel Crozier raconte que l’initiative venait de Pierre Grimanelli (1905-1966) à qui avait été confiée la direction générale des Tabacs lorsque Gabriel Ardant fut nommé à sa place à la direction du Commissariat général à la productivité. Il demanda que soit réalisée une enquête sur le fonctionnement de ce monopole d’État. « Personne n’en voulait, et mes amis de l’Institut des sciences sociales du travail me demandèrent si cela pouvait m’intéresser […]. Olga Raffalovich, elle, voyait là la possibilité de lancer son institut grâce à l’argent de la Productivité ; si je décidais d’y aller elle m’appuierait » (Ma belle époque, op. cit., p. 106 et suiv.). Notons que l’hebdomadaire Entreprise, n° 4, du 15 mai 1953, p. 32, écrit de lui qu’il « a toujours manifesté un goût prononcé pour les études d’histoire, de religion et de sociologie ». Nous remercions Patrick Fridenson d’avoir bien voulu nous transmettre cette information.15 Cette date est donnée par Michel Crozier dans le dossier de demande de création d’équipe de recherche du CNRS en juin 1966.16 R. Aron est élu à la VIe section de l’EPHE en 1960. L’histoire du rattachement de Michel Crozier au CSE mériterait d’être documentée plus précisément. Au vu des archives consultées on peut toutefois considérer que M. Crozier cherchait à s’affranchir de la tutelle de Yves Delamotte qu’il jugeait trop présente et avec qui les relations de travail s’étaient détériorées et à se rapprocher de Raymond Aron dans la perspective d’obtenir un poste au sein de la VIe section des Hautes Études, comme l’avait fait son camarade Alain Touraine en 1960.17 AN, 20010498/194, Note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue, 1958, p. 3.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 53 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

54 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

perspective très ouverte destinée à intéresser un maximum de lecteurs : la note d’intention de 195818 indique que « le contenu de la revue témoignerait que, dans ce titre, les termes de « sociologie » et « travail » doivent être pris dans un sens large, autorisant des ouvertures sur l’ensemble des sciences humaines ». Les mots qui désignent la cible soulignent les enjeux de l’époque : comprendre la vie des organisations qu’il s’agisse « de l’industrie » ou de « l’administration ». Une plaquette de présentation de la revue fixe bien un domaine d’investigation inscrivant le monde des administrations et des entreprises dans un continuum qui rassemble de fait, des domaines qui, ultérieurement, s’autonomiseront :

« Sociologie du travail justifie son titre en s’intéressant1. Aux attitudes et aux comportements des

travailleurs : ouvriers, employés, techni-ciens et cadres

2. Aux aspects humains de l’organisation des entreprises

3. Au syndicalisme et aux relations collec-tives de travail

4. Au progrès technique, au développement industriel et à leurs effets sur l’homme

5. À la vie hors-travail (loisirs, habitat, retraite) dans ses rapports avec la vie de travail »Notons qu’au milieu des années 1950, et

contrairement à ce qu’a pu affirmer Michel Crozier lui-même ultérieurement19, la distinction entre sociologie du travail et des organisations n’était pas aussi marquée qu’au-jourd’hui20. On peut même dire que la question des attitudes des salariés au travail et face au changement (technique, organisationnel)

constituait une trame commune d’inter-rogation déclinée dans différents univers organisationnels : grande industrie bien sûr mais aussi monde des assurances et des bureaux, terrain d’investigation privilégié par Michel Crozier à l’époque.

On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi, au début de sa carrière de socio-logue, Sociologie du travail constitua le premier espace de valorisation des travaux de recherche réalisés par Michel Crozier. Dans le n° 1 de 1960, il signe un article sur « Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique » qui mobilise les résultats de deux enquêtes : celle sur les Chèques postaux de Paris (réalisée en 1954)21 et celle sur le SEITA (réalisée en 1956-1958). Dans le n° 1 de l’année suivante, il publie avec Bernard Pradier une contribution sur « La pratique du commandement en milieu administratif », portant sur son enquête sur six compagnies d’assurances (réalisée en 1957-195822). Ce ne fut pas, bien sûr, le seul espace de publication pour lui, mais il n’en demeura pas moins essentiel.

2. « L’AMÉRICAIN » : PARTI CIPER À LA FONDATION D’UNE REVUE À DISTANCE

Quelle était la place de Michel Crozier lors du démarrage de la revue ? Il occupe une position singulière car il est à la fois présent et absent. Quand la revue démarre en 1959, il réside au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, institution fondée en 1954 par la fondation Ford et rattachée

18 Ibid.19 M. Crozier, « La sociologie du travail dans le discours sociologique : les paradoxes de la marginalisation et de l’éclatement », Sociologie et sociétés, vol. 23, n° 2, automne 1991, p. 57-60. 

20 Michel Crozier a joué la distinction après son retour des États-Unis. À un niveau institutionnel c’est en 1970, au Vlle

Congrès Mondial de Sociologie à Varna, que se fit la scission du groupe de Sociologie du travail et des organisations.21 Pour une présentation de cette enquête cf. A. Paulange-Mirovic, « La sociologie des organisations telle qu’elle (s’) est faite. Michel Crozier sur le terrain, 1954-1974 », Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2014, p. 29-48.22 Un premier rapport avait été publié en 1959 : M. Crozier et B. Pradier, Les relations entre cadres subalternes et employés dans six compagnies d’assurances parisiennes, Université de Paris, Institut des Sciences sociales du travail, Groupe de recherches de sociologie administrative, 1959.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 54 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 55

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

à l’Université de Stanford. Il s’agit de son troisième séjour aux États-Unis. Le premier avait été celui de 1947-1948 où il avait traversé l’Amérique23 ; le second date d’une mission de productivité réalisée en 1956 où il découvre le Survey Research Center de l’Université du Michigan à Ann Arbor et où il rencontre des chercheurs comme Arnold Tannenbaum dont il publiera deux articles dans les colonnes de la revue (2/1960 ; 2/1965). Lors de cette mission de productivité, il rencontre aussi Daniel Katz, Bob Kahn et Floyd Mann, disciples de Kurt Lewin et auteurs qu’il contribuer également à faire connaître dans des recensions de la revue24.

Dans son autobiographie publiée en 2002, Ma belle époque, Michel Crozier se remémore les conditions de son séjour à Stanford en 1959-1960. Il a 36 ans : « J’avais terminé les études de terrain nécessaires pour écrire ce que je croyais être mon grand livre et je serais tout aussi bien, et même sans doute mieux, à Stanford pour en commencer la rédaction […]. Ce fut pour moi la grande halte avant la nouvelle donne »25. Cette grande halte ne fut toutefois pas si enthousiasmante, au départ. Depuis Stanford il écrit régulièrement à ses amis de Sociologie du travail et il laisse poindre certaines désillusions :

« L’Amérique m’a surpris. J’avais fini par l’idéaliser et les rapides contacts des missions productivistes (sic) permettent facilement de donner un semblant de confirmation concret à des vues trop optimistes de la vie américaine. La réalité du jeu social n’en apparaît ensuite que plus dure. Le voyageur ne perçoit que ce ton général plus libre et plus heureux des rapports humains. Le résident apprend vite à quel point cette gentillesse super-ficielle laisse l’individu isolé et désarmé. Il en souffre d’abord jusqu’au moment où, ayant compris les règles du jeu, il est capable à la fois de participer à cette universelle bonne volonté et de s’en servir sans honte dans la libre et plutôt dure compétition qu’elle limite et règle tout en la masquant. Nous nous sommes à peu près habitués maintenant. Je commence même à me reposer sérieusement et avec une bonne conscience qui m’étonne. »26

À Stanford, Michel Crozier s’attèle donc à la rédaction d’un long travail solitaire : la rédaction de sa thèse d’État de sociologie. Mais ses liens avec le vieux continent ne sont pas coupés pour autant et le préoc-cupent souvent. Il s’efforce en effet de

23 Cf. M. Crozier, « « Étudier de près comment la machine fonctionne ». Une lettre d’Amérique », document présenté par G. Rot, Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2016.24 Il rendra hommage à ces auteurs dans un compte rendu d’un ouvrage collectif (3/1963, p. 308) où il met en avant la qualité des contributions de ces chercheurs avec lesquels il s’était lié d’amitié.25 Ma belle époque, op. cit., p. 163.26 Lettre du 8 décembre 1959 à Jean-Daniel Reynaud. Dans une lettre du 3 décembre 1959 adressée à Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, à qui il avait promis d’envoyer une série de « lettres d’Amérique », il écrit dans le même sens ceci : « C’était bien la peine de te promettre des lettres d’Amérique pour disparaître trois mois dans un silence complet. Pourtant j’ai pensé à toi et à Esprit tout le temps. J’ai un beau dossier Esprit avec deux plans dont un détaillé qui auraient dû se transformer en deux excellents articles. Et puis le feu n’a pas pris. J’écris lentement. J’ai beaucoup de mal à me mettre en route. Quand je te parlais d’une série Amérique revisitée je pensais à un sujet de développements dans le sens que des thèses que j’avais jusqu’à présent soutenues : [la] défense et l’illustration du progrès et de la confiance dans l’être humain. Or, heureusement je pense, pour moi, et malheureusement pour la rédaction d’un article rapide, mon projet intellectuel a été une nouvelle fois détruit. L’Amérique a été pour moi une nouvelle fois un choc. J’avais trop rêvé, trop projeté sur elle nos insuffisances et nos frustrations de Français. Tu me connais trop, bien sûr, pour penser que je suis en train de changer mes batteries. Je n’en deviens pas pour cela conservateur ou stalinien. Mais il me faut intégrer beaucoup de nouvelles variables, nuancer, tenir compte de valeurs que je voulais négliger, reconsidérer mes idées sur la perfectibilité humaine et le changement de nos sociétés. Oui, les sociétés changent et l’homme est perfectible, oui, nous sommes responsables de notre société et notre action n’est pas négligeable. Mais la résistance de la matière humaine est bien plus grande que je ne voulais le penser. Nous ne ferons pas des Français des citoyens disciplinés et responsables à l’anglo-saxonne. Nous nous adapterons bien ou mal aux données nouvelles qu’impose la transformation du monde mais à notre manière qui a ses limites, ses désavantages mais aussi son bon côté. Je suis toujours et même de plus en plus un réformateur mais je me fais moins d’illusions sur les vertus spécifiques américaines et l’intérêt qu’il y a à les imiter. Je commence à penser que nous devons découvrir nous-mêmes notre voie ».

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 55 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

56 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

superviser plusieurs travaux collectifs lancés depuis Paris avant son départ. D’une part, il pilote à distance les deux enquêtes qu’il avait engagées avec Bernard Pradier et Claudine Marenco27 (Ministère des Anciens Combattants et BNCI), d’autre part, il doit écrire un chapitre d’ouvrage (« Le citoyen ») pour le livre collectif que publiera le Club Jean Moulin aux Éditions du Seuil28. Enfin, il accompagne de très près le démarrage de la revue en s’efforçant – non sans mal – d’assurer le « pont » avec l’Amérique.

Lors des premiers temps de son arrivée, Michel Crozier se montre assez inquiet, éprouvant le sentiment qu’il n’a aucune prise sur ce que le trio parisien met en route. Pour croiser les informations, il sollicite de manière concomitante ses trois camarades, non sans leur reprocher de ne pas le tenir suffisamment informé :

« Comment va la revue ? J’ai eu le [premier] numéro envoyé par Touraine par air mail. Il m’a dans l’ensemble beaucoup plu et rassuré sur notre avenir. À force de méditer dans le vide j’avais fini par redouter beaucoup le contact de la réalité. Mais l’enfant est finalement arrivé à temps et il a bonne mine. Qu’en dit-on à Paris et dans le petit monde de la Sociologie ? Où en sont les affaires Stoetzel29 ? Envoie des nouvelles un peu plus précises que Touraine qui est aussi elliptique dans le contenu que dans la forme matérielle. Je dois te dire en passant que je suis douloureusement surpris par la légèreté du comité de

rédaction qui n’est même pas capable d’envoyer un compte rendu succinct de ses séances. Je n’ai pas la moindre information sur le sommaire définitif du 2 et sur les projets du 3 et du 4 […]. Mon petit vieux, excuse ces demandes trop pressantes mais je me sens tout seul dans ma Californie et j’aimerais bien participer un peu plus activement à la navigation de cette galère où nous nous sommes embarqués ensemble »30.

« Touraine m’écrit mais ses pattes de mouche sont illisibles et quand on arrive à les déchiffrer cela reste mysté-rieux. Je viens d’envoyer un cri d’alarme à Tréanton, ne pouvez-vous pas faire taper par une secrétaire un compte rendu analytique de vos discussions ou au moins de vos décisions pour la revue. Où en est le rapport Sécurité sociale ? Peux-tu m’en envoyer un exemplaire ? Pour une fois que j’ai le temps de lire, il faut saisir l’occasion »31.

D’une certaine manière Michel Crozier fait les frais d’un fonctionnement très artisanal et très informel, puisqu’aucun compte rendu de réunion n’est réalisé. Ses coéquipiers ne semblent pas avoir répondu à sa demande (la rédaction de comptes rendus de séance) mais lui adressent des courriers assez détaillés sur les conditions de mise en route des premiers numéros. C’est ainsi que Michel Crozier est tenu au courant du devenir de la concurrence, la Revue française de sociologie32, de l’évo-lution du nombre des abonnements, mais également des difficultés rencontrées pour

27 G. Rot et F. Vatin, « Correspondances d’enquête : expérience du terrain et conduite à distance du travail socio-logique », in G. Laferté, P. Pasquali et N. Renahy (dir.), La fabrique des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et politiques de recherche, Paris, Raisons d’Agir, à paraître.28 Club Jean Moulin, L’Etat et le citoyen, Paris, Le Seuil, 1961.29 Il s’agit d’une référence implicite au projet de création de la Revue française de sociologie, porté par Jean Stoetzel.30 Lettre de Michel Crozier à Jean-René Tréanton du 10 décembre 1959.31 Lettre de Michel Crozier à Jean-Daniel Reynaud du 8 décembre 1959.32 Nouvelles également apportées par Georges Friedmann qui, dans une correspondance, l’informe de la publication du premier numéro : « Autre parution : le premier numéro de la Revue française de sociologie, éditée chez Julliard et qui rendra certainement des services. Le numéro I, vous le savez sans doute par Touraine, contenait un peu trop de textes de sociologie du Travail : inadvertance, j’en suis sûr et non malice de la part des responsables » écrit Georges Friedmann à Michel Crozier le 4 février 1960.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 56 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 57

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

alimenter la revue en articles de qualité. Ses camarades lui envoient également un certain nombre de demandes.

Michel Crozier est missionné pour effectuer un travail de prospection afin d’obtenir des abonnements au sein des univer-sités américaines. Mais en décembre 1959, soit trois mois après son arrivée à Stanford, Michel Crozier reconnaît qu’il n’a « encore rien fait » :

« Si tu peux me brosser un tableau général de la situation je pourrais peut-être pousser à la roue. Ici je n’ai encore rien fait. J’attends 50 exemplaires que j’ai demandés au Seuil et que j’enverrai d’ici avec une lettre personnelle. Par ailleurs je ferai une prospection orale au cours d’un voyage que je compte faire dans l’est en avril. Cela devrait nous donner une bonne base de départ »33.

Chaque courrier qui lui est adressé fait le point sur la progression des abonnements (300 en décembre 1959, 600 en février 1960, 700 en mai 1960). La progression est encoura-geante, même si elle reste encore en deçà des objectifs fixés initialement34. Dans une lettre du 22 février 1960 Alain Touraine insiste sur son rôle de passeur : «  Revenons-en à nos petits moutons. La revue d’abord. Elle ne se porte pas mal… Je viens de faire un relevé des abonnements : 600 exactement […]. Mais il faut continuer la diffusion. Je te fais envoyer 20 exemplaires du n° 2 nous comptons sur toi pour les USA. […] aucune université n’est abonnée. Il nous faudrait 30 ou 50 abonne-ments américains ». Alors que ses amis le pressent, Michel Crozier prend ses marques à Palo Alto. C’est ainsi qu’il justifie, à Alain Touraine, une certaine inertie :

« De mon côté, comme je l’avais expliqué à Tréanton, je n’ai rien fait ici jusqu’à présent. Je vais faire une diffusion personnelle en avril et envoyer quelques lettres la semaine prochaine après consultation avec les collègues. L’atmosphère du Centre ne prédispose pas à l’activité commerciale mais il n’y a pas de temps perdu et je me sentirai plus à l’aise quand j’aurai pu mieux prendre le vent. Je dois enfin la semaine prochaine voir l’éditeur de Stanford University Press avec lequel je vais essayer de mettre sur pied sur de bonnes base l’obtention des services de presse des maisons d’édition »35.

C’est effectivement fin février et mars 1960 lorsqu’il prépare son voyage à « l’est » pour visiter d’autres universités et qu’il contacte de nombreux chercheurs qu’il en profite pour joindre à l’envoi de ses propres articles un exemplaire de la revue : Peter Blau (University of Chicago), Chris Argyris (Yale University, Connecticut), James R. Pitts (Wayne State University, Detroit), Arnold R. Rose (University of Minnesota) ; William Foote Whyte (Cornell University, NY), Rensis Likert, Harold Wilenski, Morris Janowitz (University of Michigan, Ann Arbor) ; Herbert Simon (Carnegie Institute of Technology, Pittsburgh, Pennsylvania), Robert Weiss (University of Chicago) ; Paul Lazarsfeld, Nicholas Wahl, David Riesman (Harvard University), Anselm Strauss (Research Center, Michael Reese Hospital, Chicago) furent ainsi, parmi tant d’autres, les destinataires de ses envois.

Il faut dire que ses amis ne cessent de le relancer sur ce point : « Nous avons interrompu toute prospection systématique en USA et Canada, nous déchargeant sur toi […]. Nous

33 Lettre à Jean-René Tréanton, op. cit.34 Dans la note sur la revue de 1958 il était envisagé un tirage de 2500 exemplaires pour les deux premiers numéros, ce chiffre pouvant, par la suite, être réduit à 2000 si les prévisions initiales s’avéraient avoir péché par excès d’opti-misme. Il est indiqué dans cette note que les revues scientifiques ont des tirages avoisinant les 1500 exemplaires.35 Lettre tapuscrite à Alain Touraine, 29 février 1960. Michel Crozier avait contacté les Presses de Stanford dans la perspective d’y publier son ouvrage en préparation (Le phénomène bureaucratique) qui fut finalement publié aux Presses de l’Université de Chicago.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 57 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

58 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

espérons ferme que tu nous décrocheras au moins (!!) Stanford et Berkeley qui jusqu’à présent n’ont pas donné signe de vie » lui écrit Jean-René Tréanton le 12 mars 1960. On apprend, de la plume d’Alain Touraine, que l’objectif est de dépasser le plus vite possible 1 000 abonnements, condition pour envisager le passage à un 128 pages sans augmenter le prix, ce qui permettra, dit Touraine, de réaliser une « revue plus vivante », grâce à des notes, des comptes rendus étoffés36. En effet l’une des préoccupations évoquées par Touraine est d’en modifier le « ton ». Le débat survient à l’occasion de la préparation du n° 3 : « Le troisième manque de tête d’affiche » annonce Jean-Daniel Reynaud le 12 décembre 1959 ; en février, alors que le numéro est presque bouclé, le diagnostic est sévère et Michel Crozier est relancé pour une contribution destinée à remonter le niveau : « J’attends avec impatience ta note critique indispensable au numéro 3. Celui-ci va être d’un niveau disons moyen : les articles de B. et de O. B.- M.M. sont juste au-dessous de la ligne de flottaison peut-être même un peu en dessous », écrit Jean-René Tréanton dans une lettre du 19 février 1960. L’appréciation d’Alain Touraine n’est pas moins sévère : « Mon inquiétude vient du n° 3 qui est franchement médiocre, ta note critique est appréciée pour remonter ce numéro » lui écrit-il le 22 février 1960. « L’expérience montre qu’il faut absolument que nous ayons au moins 3 ou 4 papiers d’avance dans nos tiroirs […]. Je pense aussi qu’il ne faut plus demander des articles à des noms. D. était insipide et B. frôle la catastrophe. Le troisième numéro est donc terminé. Le 4e, je l’espère, sera plus nerveux » poursuit Touraine dans cette même lettre.

Michel Crozier répond de manière détaillée aux différents points soulevés par Alain Touraine :

« En ce qui concerne le contenu enfin, il m’est difficile de juger à distance bien sûr mais il est vrai que

ce numéro 3 manque un peu de relief. Tout à fait d’accord pour essayer de constituer des réserves. Qui ne le serait ? Mais comment ? Il faut que la revue ait suffisamment de lustre pour attirer les manuscrits. Cercle vicieux que nous ne pouvons briser je crois que par notre travail personnel. La revue de Stoetzel [la Revue française de sociologie] de ce point de vue est une catastrophe pour nous car elle attire tout ce qui est encore indécis […]. Au risque de passer pour une chapelle, je ne vois qu’une seule solution, travailler nous-mêmes. Après tout, nous sommes quatre, il y a une dizaine de chercheurs valables autour de nous ; cela peut alimenter la revue pendant les deux, trois ans nécessaires pour lui donner sa personnalité… Certes, si nous nous concentrons ainsi nous courons un risque, nous devenons plus vulnérables, mais je crois que nous avons les épaules assez larges, que nous sommes assez divers et riches pour le supporter. Si nous essayons de jouer l’éclectisme et l’univer-salité académique nous aurons des noms et du vent […]. Personnellement j’ai confiance à condition que nous sachions nous débrouiller avec les collègues et imposer, j’y reviens toujours, des règles de style, d’honnêteté et de non jargon à nous-mêmes et à ceux qui nous entourent. C’est dur mais enfin on y arrive. N. a dû m’en vouloir, mais son papier tout de même a gagné. D. de confus était devenu excellent. Il s’agit de continuer à raboter »37.

Entre Michel Crozier et Alain Touraine s’engage ainsi un dialogue au sujet des orien-tations à prendre concernant le « style » de la revue, dialogue qui fait ressortir aussi certaines dissonances. Si Alain Touraine encourage Michel Crozier à solliciter des contributions de chercheurs américains, il le met toutefois en garde contre des choix qui cibleraient mal l’attente du public français :

36 Lettre du 22 mars 1960.37 Lettre tapuscrite de Michel Crozier à Alain Touraine, 29 février 1960.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 58 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 59

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

« L’essentiel à mon avis n’est pas tellement du côté des articles : ceux-ci sont directement commandés, au moins pour le moment, par l’état de la production française, que nous ne pouvons pas changer du jour au lendemain. La revue aurait plus de vue et de personnalité si la partie « critique » était plus vivante ; 1) Les comptes rendus doivent être plus vivants en évitant le style Delamotte sur Chevalier38 […] 2) Il faut absolument fournir des informations, des discus-sions. Les Annales de L. Febvre ont eu leur succès grâce à ce style combatif. Il ne s’agit pas d’imiter cet exemple mais de ne pas faire trop emmerdant. Cela dit : prospecte des articles, si possible généraux, donnant une vue d’ensemble d’un problème ou d’une méthode, mais en évitant le « Case study » qui ne touche pas le public français. Il est [clair ?] que notre public veut du politique et ne peut pas – probablement par insuffisance de niveau – supporter le style American Sociological Review39. Je trouve par exemple l’article de Tannenbaum40 assez plat » 41.

Que restera-t-il de cet échange42 ? Force est de constater que Michel Crozier « s’est bien mis au travail » en publiant plusieurs articles (6) dont il a d’ailleurs fallu gérer le calendrier de publication, comme le signale un mot de Jean-René Tréanton : « Réflexion faite, notre trio jugerait préférable de remettre

ton article du n° 4/1960 au 1/1961 de telle manière que tu aies la possibilité de le revoir toi-même de plus près à ton retour. Le gars Pradier me dit que tu ne lui as jamais parlé de cet article à faire en commun43 . Il paraît plutôt soulagé par notre suggestion. Comme ta note critique – excellente – paraît dans le 1960/2 (15 mai), il nous a également paru préfé-rable de ne pas faire paraître ta signature – si appréciée soit elle – trois fois de rang dans la revue. (Certains censeurs nous reprochent facilement notre caractère de chapelle). »44. Il publie ainsi les premiers résultats de ses recherches sur les compagnies d’assurances et sur le SEITA, enquête à partir de laquelle il réalisa sa « grande œuvre », à savoir Le phénomène bureaucratique.

Michel Crozier est aussi sollicité pour réaliser des comptes rendus : « Si tu pouvais nous envoyer quelques notes de lecture ou C.R sur la production américaine récente on te bénirait ! Tu nous dois bien ça : tu n’ima-gines pas le travail que nous demande cette fichue revue ! » lui écrit Jean-René Tréanton le 24 janvier 1960. Michel Crozier répondra à cette attente. Il faut dire qu’il s’attèle à la rédaction de sa thèse et lit énormément à cette occasion. Il demandait qu’on lui photocopie toutes les critiques et recensions d’ouvrages relevant de ses centres d’intérêt45. Il écrit aussi aux collègues américains pour se faire adresser les ouvrages [figure 1].

38 Yves Delamotte avait rédigé un compte rendu sur l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, 1958.39 Dont Michel Crozier deviendra advisor quelques années plus tard (en 1963)…40 « La participation aux activités syndicales », Sociologie du travail, n° 2, mai 1960, p. 141-150.41 Lettre manuscrite d’Alain Touraine, 7 mars 1960.42 Qui n’a rien perdu de son actualité.43 Il s’agit de l’article publié avec B. Pradier : « La pratique du commandement en milieu administratif », Sociologie du travail, vol. 3, n° 1, janvier 1961, p. 40-52.44 Lettre manuscrite de Jean-René Tréanton à Michel Crozier, 12 mars 1960.45 M. Crozier, Ma belle époque, op. cit., p. 166.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 59 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

60 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

Figure 1 : La revue est domiciliée 10 rue Monsieur le Prince, qui est l’adresse du Laboratoire de Sociologie Industrielle

de la VIe section, dirigé par Alain Touraine et créé en janvier 1958 à l’initiative de Fernand Braudel et Georges Friedmann.

Ce courrier est suggestif car il met en avant une conception assez large de la « sociologie du travail » qu’il décline en trois axes : « Industrial sociology, Sociology of organizations, The sociology of industrial relations » (Sociologie industrielle, Sociologie des organisations, Sociologie des relations professionnelles).

On peut dire que la revue Sociologie du travail bénéficie de l’investissement livresque engagé par Crozier pour sa thèse, et qu’en retour, le levier de Sociologie du travail lui a sans doute permis d’accéder aux ouvrages les plus récents dans ce champ

de spécialité aux délimitations très larges. Sa participation à distance à la vie de cette revue prend place dans un réseau de sociabi-lités et d’échanges qu’il tisse tout au long de son séjour, comme le suggère cet extrait du courrier qu’il adresse à Chris Argyris :

« PS : I am in the middle of a difficult struggle with my English for writing two chapters of the book before leaving. I won’t have time to write down my notes on your book but if you can have the publisher send a copy to Sociologie du Travail, I’ll be glad to write a review. By

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 60 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 61

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

the way can you secure some subscrip-tions from the librairies, Institutes and Departments of Yale University ? »46

Dans le numéro 1/59 de la revue, dans la rubrique « Note critique »47 Crozier livre une note de lecture sur un livre récent de William F. Whyte, « L’homme de l’organi-sation. Ouvrage sur les grands directeurs ». Il y évoque aussi les travaux de David Riesman et C. Wright Mills48. Il fournit d’autres riches notes critiques dont certaines seront publiées après son retour aux États-Unis. Dans le troisième numéro de la revue (2/1960) il signe une longue note consacrée à « Quelques études récentes sur le monde des employés de bureau ». En février 1960, alors que le troisième numéro est en route et qu’il attend avec impatience cette note critique consacrée aux employés de bureau, Jean-René Tréanton relance Michel Crozier à propos d’un autre projet d’article : « Il faudrait que tu penses à ton article Où en est la sociologie du travail aux USA ? ou quelque chose d’appro-chant »49. Il n’y eut pas vraiment de suite faite à cette demande mais Michel Crozier en 1960 rédige d’autres notes permettant de rendre compte des travaux américains sur le travail et… les organisations. Intitulée « De l’étude des « relations humaines » à l’étude des

systèmes de pouvoir », une note publiée dans le premier numéro de 1961, portant sur des ouvrages de Melville Dalton, Lloyd Warner et Norman Martin, Dorwin Cartwright50, est l’occasion de revenir sur sa critique de l’école des Relations humaines et de faire connaître les approches qui ont sa préférence :

« À l’optimisme naïf des prosé-lytes des « relations humaines » qui se flattaient de posséder les moyens de faire disparaître les tensions, succède une Amérique nouvelle que la redécouverte des traditions humanistes européennes et une longue série de déboires politiques et culturels ont contribué à rendre plus avertie, plus sceptique et finalement plus sensible à la complexité des systèmes institutionnels qu’aux possi-bilités apparentes d’action rapide sur les individus » écrit-il51.

Il salue une thématique qui lui sera chère : « l’étude de l’entreprise comme un système de relations de pouvoir constitue certainement un pas en avant intéressant » conclut-il dans sa note portant sur l’ouvrage de Melville Dalton (p. 83). Dans le numéro suivant, Michel Crozier propose une autre longue note critique (« Quelques développe-ments récents des recherches théoriques sur

46 Lettre tapuscrite adressée à Chris Argyris, 1er juin 1960.47 Il existe dans la revue dès sa parution deux rubriques, une rubrique « Note critique » et une rubrique « Comptes rendus ».48 W. F. Whyte, Man and Organization: Three Problems in Human Relations in Industry, Homewood (Il.), R. D. Irwin, 1959 ; D. Riesman, The Lonely Crowd, New Haven, Yale University Press, 1950 ; C. Wright Mills, White Collar : The American Middle Classes, New York, Oxford University Press, 1951.49 Lettre manuscrite de Jean-René Tréanton à Michel Crozier, 19 février 1960. Dans cette même lettre Jean-René Tréanton donne son feu vert à Michel Crozier pour rédiger un compte rendu sur l’ouvrage de March et Simon, Organizations (1958) ; en revanche il n’accepte pas la proposition faite par M. Crozier de réaliser un compte rendu sur l’ouvrage collectif très généraliste dirigé par Robert K. Merton, Leonard Broom, Leonard S. Cottrell, Sociology to-day. Problems and prospects, New York, Basic Books, 1959, celui-ci lui paraissant « en dehors de notre spécialité ». Il n’y eut donc pas de compte rendu de cet ouvrage dans Sociologie du travail. Il fut en revanche recensé dans le premier numéro de la Revue française de sociologie par Haroun Jamous. Cet ouvrage généraliste comprenait, outre des contributions de Parsons, Lazarsfeld, Lipset, un chapitre d’Alvin Gouldner sur la bureaucratie, auteur qui compta beaucoup pour Michel Crozier.50 D. Cartwright, Studies in Social Power, Ann Arbor, Research Center for Group Dynamics, Institute for Social Research, University of Michigan, 1959, W. L. Warner et N. H. Martin, Industrial Man: Business Men and Business Organizations, New York, Harper, 1959 et M. Dalton, Men Who Manage. Fusions of Feeling and Theory in Administration, New York, Wiley, 1959.51 Sociologie du travail, vol. 3, n° 1, janvier 1961, p. 80-83.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 61 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

62 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

les organisations ») dans laquelle il discute de nombreux auteurs ayant pour ancrage l’entre-prise ; le liminaire renseigne également sur ses affinités intellectuelles. C’est ainsi que « l’analyse stratégique », qui sera, à son retour en France, la marque de fabrique croziérienne, apparaît en filigrane de ses lectures :

« Deux grandes voies d’approche opposées semblent en effet encore se partager la réflexion sur les organisa-tions, l’une qui apparaît relativement sur le déclin, du moins sous sa forme systé-matique, celle des « relations humaines », l’autre qui bénéficie d’une vogue souvent inconsidérée mais paraît cependant offrir des possibilités de renouvellement indis-pensables, celle de l’analyse stratégique, ou, pour reprendre l’expression améri-caine, du decision making »52.

Ces recensions53 témoignent de la sensi-bilisation de Michel Crozier aux thématiques de l’organisation et du pouvoir, qui caractéri-seront la suite de son œuvre. Elles permettent ainsi de mieux identifier les influences intel-lectuelles dont Michel Crozier saura tirer parti et qui vont inspirer ou du moins irriguer ses centres d’intérêt.

La prospection d’articles américains est plus difficile. Si Alain Touraine malgré ses mises en garde à l’égard des case studies l’encourage à rechercher des articles, les résultats s’avèrent en définitive assez maigres. Michel Crozier reconnaît lui-même être un peu désarmé :

« PS : Je n’ai pas encore vu de près la question de la commande d’articles américains. J’aimerais avoir un peu votre avis à ce sujet. Ici au Centre il n’y a personne qui soit suffisamment dans la ligne de Sociologie du travail, sauf peut-être Arensberg54. Je l’ai un peu tâté et il voulait me passer un article relati-vement théorique sur le problème de l’organisation dont il avait présenté le schéma à une récente conférence mais s’il a un nom, il écrit un peu pâteux et je n’ai pas trop poussé. Il m’a signalé par contre un de ses anciens élèves Abruzzi qui a écrit de bonnes choses sur la comparaison des organisations indus-trielles Italie Amérique. À Columbia, parmi les élèves et associés de Merton il doit y avoir de la ressource. Merton m’a passé un bon papier d’un de ses associés sur le problème de la succession au sein d’une organisation. Je peux prospecter de ce côté. À Ann Arbor, je compte commander quelque chose à Wilensky et à Floyd Mann ; à Cornell je discuterai avec Whyte et son groupe. Je passe aussi à Chicago et à Minneapolis mais je n’y vois rien pour le moment de vraiment intéressant. À Yale je vois Argyris et le groupe Walker et à Pittsburgh Simon. À Stanford il n’y a personne, à Berkeley Lipset est jusqu’au cou dans la sociologie politique mais Selznick travaille sur le due process au sein de l’usine, je vais tâter. Par ailleurs, le projet syndical du Fund for the Republic55 a déjà donné

52 M. Crozier, « Quelques développements récents des recherches théoriques sur les organisations », Sociologie du travail, n° 2/1961, p. 182-185.53 Dans ce même numéro Michel Crozier signe un compte rendu sur l’ouvrage de J. Abegglen, The Japanese Factory: Aspects of its Social Organization, Glencoe (Il.), The Free Press, 2e édition, 1960. Son intérêt pour le Japon est sans doute à mettre en relation avec sa rencontre avec Nakane. Il publie également un compte rendu sur l’ouvrage de B. M. Berger, Working Class Suburb, a Study of Autoworkers in Suburbia, Berkeley, University of California Press, 1960. Dans le numéro suivant (3/61), notons que Crozier signe un bref compte rendu sur l’ouvrage de A. Grimshaw et J. W. Hennessey, Jr., Organizational Behavior : Cases and Readings, New York, McGraw-Hill, 1960. Tout en écrivant dans le 2/63 une note sur R. Likert, New Patterns of Management, New York, McGraw-Hill, 1961.54 C. Arensberg, “The Community as Object and as Sample”, American Anthropologist, New Series, Vol. 63, No. 2, Part 1, April 1961, p. 241-264. C. Arensberg et G. Tootell, “Plant Sociology : Real discoveries and new problems”, in M. Komarovsky (ed.), Common frontiers of the social sciences, Glencoe (Il.), Free Press, 1957. C. Arensberg avait dirigé un ouvrage sur les relations industrielles : Research in Industrial Human Relations: A Critical Appraisal, New York, Harper and Brothers, 1957.55 Think tank pour les libertés civiques, créé en 1952 avec le concours de la Fondation Ford.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 62 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 63

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

quelques contributions possibles. Ecris-moi vite à ce sujet suggestions et commentaire. »56

Cette quête difficile d’articles rappelle que l’alimentation de la revue n’allait pas de soi. Le risque de rupture d’approvisionnement était une préoccupation pour les quatre fondateurs. Au final la commande d’articles américains n’a pas été fructueuse. Elle a juste débouché sur la publication d’un article de Seymour Martin Lipset sur « le syndicalisme américain et les valeurs de la société améri-caine » (2/1961, p. 161-181) dont le premier volet est traduit de l’anglais par Michel Crozier et dont le second, publié dans le numéro suivant du 3/1961 (p. 268-286), sera traduit par sa femme Christina.

Ces échanges mettent en avant le caractère très artisanal de cette revue à ses débuts : absence de comité de rédaction, fonction-nement à la « commande », engagement fort des deux personnalités que sont Michel Crozier et Alain Touraine quant à la définition de la « ligne éditoriale ».

3. 1966 : LA RELÈVE ET LE DÉTACHEMENT

Dans l’entretien qu’il nous a accordé en 2004, Michel Crozier évoque la revue en ces termes : « La revue était une entreprise. Mais par la suite cela a été sa faiblesse quand elle a perdu son identité conquérante et qu’elle est devenue une revue comme les autres »57. C’est en ces termes qu’il s’est remémoré la décision de quitter les commandes : « Et d’une certaine façon, c’est moi qui ai posé le problème […], c’est moi qui ai lancé le mouvement du [départ], mais cela s’est passé sans drame. Ce que souhaitait Touraine, c’est qu’on fasse venir une nouvelle génération tout en restant. On en a un peu discuté

mais on n’a pas réussi à le faire, à trouver une formule, et je ne sais pas qui a dit « le mieux, c’est de passer la main carrément ». Je regrette que nous ayons passé le flambeau de manière brutale, je crois que cela aurait été plus humain de le faire graduellement, avec de meilleurs résultats, mais de toute façon avec 1968 cela aurait été impossible… ». Interrogé par ailleurs sur la perspective d’une autre voie de sortie – la création d’une revue propre –, Michel Crozier répond ainsi : « J’avais conscience de mes limites et de mes capacités de travail. Je n’étais pas du tout un polygraphe, j’écrivais assez difficilement et l’idée de créer une revue c’était… Bourdieu à lui tout seul était une revue, moi je n’en étais pas capable du tout, j’en avais conscience et n’ai pas réussi. C’est peut-être une limite que j’ai rencontrée, savoir attirer des gens capables d’écrire. Les gens qui travail-laient avec moi étaient peut-être un peu…, peut-être que je les paralysais un peu, c’est possible, je ne sais pas… En même temps, je n’ai pas vraiment pensé à créer une revue comme Sociologie du travail : c’était très bien, mais j’eusse aimé que Sociologie du travail devienne Sociologie du travail et de l’organisation »58.

Les trois chefs de laboratoire que sont Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud et Alain Touraine vont donc passer le relais à leurs disciples, dans une distribution qui est loin d’être équilibrée puisque Alain Touraine « place » plus de monde que les autres : Claude Durand, Daniel Pécaut, Bernard Mottez et Lucien Karpik. Michel Crozier, quant à lui, passe la main à Jacques Lautman et, dans la foulée, à Jean-Pierre Worms, tandis que le choix de Jean-Daniel Reynaud se porte sur Marc Maurice et Odile Benoit-Guilbot.

Cette « règle de trois » – un comité de rédaction qui se renouvelle régulièrement

56 Lettre de Michel Crozier à Alain Touraine, 22 février 1960.57 Le 2 juin 2004, publié dans A. Borzeix et G. Rot, Genèse d’une discipline, op. cit., p. 95.58 Ibid.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 63 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

64 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

mais dont les membres appartiennent toujours à l’un de ces trois laboratoires – est restée opérante pendant près de 40 ans59, même si à partir des années 1990, on le verra, des entrants issus d’autres laboratoires y sont plus nombreux que les membres historiques. On peut donc considérer qu’elle a servi à structurer durablement la composition du comité de rédaction et, au-delà, du milieu scientifique. On a là un bel exemple de performativité d’une règle dont la légitimité s’est imposée à la fois tacitement et collecti-vement à deux générations de sociologues ; une règle qui a contribué à maintenir l’exis-tence non d’une école de pensée mais d’une communauté au sens large, d’un groupe dont la finalité est une activité commune. Tout se passe comme si, grâce à cette règle, les fondateurs avaient parié, probablement sans l’avoir prémédité, sur la transmission implicite d’un ensemble de choses – objet, idées, engagements, ligne éditoriale, réseau de relations, mémoire, expérience – qui font la personnalité d’une revue.

Michel Crozier quitte donc Sociologie du travail en 1966, non sans signer un numéro spécial consacré à « l’administration face au problème du changement », manière élégante de dire adieu à la revue en publiant les résultats de recherches réalisées avec la seconde équipe de jeunes chercheurs qu’il a constituée après son retour de Stanford60. 1966 marque aussi pour l’histoire du Groupe de sociologie des organisations un tournant puisque c’est en juin de cette même année que Michel Crozier demande que son groupe de recherche soit reconnu équipe de recherche du CNRS. Il s’agit donc d’une nouvelle étape d’émancipation et de consolidation de

son « école », d’une quête d’espace d’auto-nomie et de reconnaissance pour développer son équipe et son centre de recherche. Ce moment est l’occasion de faire savoir aux instances du CNRS la manière dont il conçoit « sa » sociologie des organisations :

« Le Groupe de sociologie des organisations rassemble autour de Michel Crozier61 un certain nombre de chercheurs du CNRS qui se sont donné pour tâche d’étudier, de façon scientifique, le fonctionnement, le développement et la transformation d’organisations ou de systèmes inter-or-ganisationnels complexes.

L’organisation toutefois ne se définit pas, dans leur esprit, comme un objet d’analyse que l’on distinguerait d’autres objets comme la religion ou le syndicalisme. L’étude des organisations ou de systèmes inter-organisationnels a pour objectif de déterminer les condi-tions, les limites et les conséquences de l’intégration consciente et rationnelle d’un ensemble de moyens humains autour d’un but collectif. Plutôt que de décrire un champ, elle s’efforce de dégager une problématique et d’élaborer une méthode. Aussi débouche-t-elle donc naturellement sur des réflexions plus générales qui peuvent être appli-cables aussi bien dans le domaine de la politique et de la culture que dans celui des entreprises industrielles ou des administrations »62.

Dans ce dossier Michel Crozier insiste aussi sur le fait que depuis deux ans le

59 Et les successeurs de la première génération, Odile Benoit-Guilbot, Marc Maurice et Claude Durand, entrés en 1966, comme on l’a vu, ne quitteront le comité que 30 ans plus tard, entre 1997 et 1998.60 Comme nous l’avons vu, Michel Crozier quitte l’ISST en 1960, date de son retour à Stanford, pour rejoindre le Centre de Sociologie Européenne dirigé par Raymond Aron à la VIe section de l’EPHE.61 L’équipe est composée de Pierre Grémion, Jean-Pierre Worms, Renaud Sainsaulieu (attachés de recherche au CNRS), Jean-Claude Thoenig (attaché de recherche sous contrat DGRST), Catherine Grémion (aide technique rattachée à Michel Crozier).62 AN, 20090319/5, Dossier de demande d’équipe de recherche présenté par Monsieur Michel Crozier, maître de recherche, juin 1966, p. 2.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 64 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 65

« problème du changement » devient un axe de réflexion majeur, la ligne de force des programmes de recherche engagés63. Trois enquêtes principales en cours de réali-sation sont évoquées : une enquête sur les transformations du système politico-admi-nistratif local qu’entraîne la mise en place de nouvelles institutions régionales ; une autre sur « les facteurs structurels de la résistance au changement au sein d’une adminis-tration centrale » ; une troisième sur « les fondements culturels des comportements de coopération en milieu ouvrier »64. Il est précisé qu’à travers toutes ces enquêtes le « Groupe poursuit en même temps une réflexion plus générale sur les facteurs organisationnels et les facteurs de relations humaines qui conditionnent l’émergence, le développement et la diffusion d’un nouveau type de rationalité »65.

En cette période charnière Michel Crozier reste pourtant vigilant. L’avenir de la revue le concerne encore. S’il évoque en 2004 un passage de flambeau assez « brutal », la réalité a sans doute été plus nuancée. En effet un compte rendu du « comité de direction » du GSO, datant de 1967, indique bien qu’il entendait garder l’œil, au moins au départ, sur la publication. La veille d’une réunion de la nouvelle équipe de Sociologie du travail, en 1967, le comité de direction du GSO met en effet le fonctionnement de la revue à son ordre du jour.

Plusieurs points de discussion sont abordés. Les chercheurs du GSO se disent favorables à « une ouverture plus grande sur un public de lecteurs non spécialisés » et à « des numéros spéciaux sur les problèmes qui se posent à la société ». Différentes

options quant à l’orientation générale de la revue sont présentées par Jean-Pierre Worms : « Thèse Karpik : plus théorique ; Thèse Reynaud : revue de sociologie indus-trielle ; Thèse Durand : revue plus attachée aux problèmes du travail (salaires, rendement à la tâche) ». Trois solutions proposées par Lucien Karpik dans un courrier adressé à Michel Crozier sont évoquées : « soit la revue reste telle qu’elle est ; soit elle prend la forme d’une revue de sociologie industrielle (cette option est rejetée) ; soit « Ouverture » de la revue. « Nouvelle frontières » confron-tation des idées de plusieurs groupes sociologiques ». Au cours de cette réunion, Jean-Pierre Worms est alors missionné pour « Observer, revoir les options de chacun sans chercher une finalité dominante ; proposer ce que le groupe pourrait apporter : une réflexion théorique sur un problème socio-logique ; organiser un échange de différents points de vue ; poser la question de savoir si la revue est une revue de spécialistes ou, au contraire, ouverte ; avancer l’argument qu’on ne peut faire mieux que la Revue française de sociologie, excellente revue [spécialisée] pour sociologues »66.

Que retenir de ce compte rendu ? Des divergences de vue sur la ligne éditoriale constituent l’enjeu d’un débat. Michel Crozier et ses collaborateurs de « l’Atelier Saint-Hilaire »67 redoutaient la spécialisation trop grande et affirmaient clairement une stratégie de distinction forte par rapport à la Revue française de sociologie, qui, elle, jouait la carte de l’académisme. Ne pas faire une « revue pour sociologues » : tel était le crédo défendu, à l’époque, par l’équipe du Groupe de sociologie des organisations.

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

63 Thématique qui sera présentée et discutée dans les colonnes mêmes de la revue Sociologie du travail en 1980, dans le numéro anniversaire des 30 ans de la revue, par Catherine Ballé : « Sociologie du travail et sociologie du changement », n° 1/1980.64 Que réalisera Renaud Sainsaulieu.65 Dossier de demande d’équipe de recherche, op. cit., p. 3.66 AN, 20090319 /1.67 Voir P. Grémion, « L’Atelier Saint-Hilaire (1962-1974) », Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2016, p. 11-28.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 65 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

66 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

Après cette date, la plume de Michel Crozier se fera très discrète. En 1967 (1/1967) il contribue à un débat intitulé « À propos de la recherche dans l’industrie » avec D. Benusiglio, M. et Mme Moscovici, P. Piganiol. Il publie aussi un article dans le premier numéro de 1968 sur le « Problème de l’innovation dans les organisations ».

Mais c’est à partir de 1968 qu’une inflexion dans la ligne éditoriale de Sociologie du travail se fait nettement sentir. Elle se traduit par une présence beaucoup plus discrète des contributions de l’équipe du GSO puis du CSO. Cette inflexion se prolongera jusque dans les années 1980. L’approche croziérienne jugée trop réfor-miste (et donc compromise)  est même

l’objet d’une attaque frontale de la part, par exemple, d’un texte de Jean Lojkine68 qui se présentait comme une critique en règle des approches du changement travaillées par l’équipe du CSO. C’est d’ailleurs non pas Michel Crozier mais Pierre Grémion et Jean-Pierre Worms, très impliqués dans ce programme de recherche, qui prirent la plume pour répondre à cette attaque dans le même numéro (3/1969). Sans trop forcer le trait, on peut dire que la période des années 1970-1980 fut celle d’une prise de distance entre la revue, Michel Crozier et le Centre de Sociologie des Organisations. Michel Crozier – contrairement à Alain Touraine et Jean Daniel Reynaud – ne publiera plus aucun autre article dans ses colonnes.

Figure 2 : Verso du n° 2/1970. Une publicité à «contre-courant » ? Alors même que Michel Crozier n’investit plus la revue,

les Éditions du Seuil publient une publicité de son ouvrage La société bloquée.

68 « Pour une analyse marxiste du changement social », Sociologie du travail, vol. 11, n° 3, juillet-septembre 1969, p. 259-286.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 66 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 67

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

Un exemple de cette prise de distance est celui de la préférence accordée par Michel Crozier à une revue autre que celle qu’il a contribué à fonder. Au moment même où un numéro spécial de Sociologie du travail est consacré aux effets délétères de la ratio-nalisation du travail, c’est vers la Revue française de sociologie qu’il se tourne pour publier en juillet-septembre 1979, avec Erhard Friedberg, une série de recherches du CSO consacrées aux entreprises. Cette revue est dotée d’un comité de rédaction69 offrant des affinités plus robustes que celles disponibles au sein de Sociologie du travail. C’est donc en compagnie de l’un de ses plus fidèles disciples, Erhard Friedberg, avec qui il a publié deux ans auparavant L’acteur et le système, que Crozier dirige ce numéro spécial sur « Sociologie des organisations et fonctionnement des entreprises ». Y sont présentées sous forme de case studies des enquêtes réalisées dans de grandes entreprises (Danone et Saint-Gobain notamment70) par une nouvelle génération de chercheurs71, dont certains feront carrière dans le secteur privé et notamment dans le conseil en organisation72 .

Ce numéro signale que la sociologie des organisations telle qu’elle est défendue par Michel Crozier et Erhard Friedberg n’est pas cantonnée au monde des administrations, et qu’elle peut être un instrument d’accompa-gnement du changement.

« Les problèmes d’organisation sont des problèmes essentiels aussi bien du point de vue de la théorie sociologique que du point de vue de la pratique de l’action. Tout le monde semble en être d’accord. Qu’ils soient socialistes

ou libéraux, les jeunes économistes considèrent maintenant que la variable organisationnelle est déterminante. Les patrons « éclairés » déclarent de plus en plus souvent que le rôle du chef d’entreprise comporte une large part de pratique sociologique. Quant aux praticiens des bureaux d’études ou des cabinets de consultants, ils appliquent une doctrine du management qui est largement inspirée d’études de cas et de généralisations normatives dans le domaine de la théorie des organisations. C’est donc un véritable paradoxe de constater à quel point, malgré ce remar-quable concert de protestations d’intérêt, ces problèmes, en France au moins, sont particulièrement mal compris. Les raisons de ce paradoxe tiennent aux pressions contradictoires, d’une part, d’un utilitarisme à courte vue qui conduit les dirigeants à exploiter les recettes américaines sans mettre en question la validité de leur application dans un milieu différent et, d’autre part, d’une réaction très vive des jeunes générations contre les contraintes organisation-nelles qui a tendu toutes ces dernières années à les détourner même de toute analysée sérieuse des faits » (Michel Crozier et Erhard Friedberg, extrait de l’avant-propos du numéro). 

Dans le contexte intellectuel des années 1970 où les recherches dominantes en socio-logie privilégient l’analyse des rapports de classe, des conflits, des relations profes-sionnelles, la dénonciation des inégalités, les processus de mise sous contrainte, les auteurs revendiquent une autre perspective

69 Appartiennent au comité à l’époque des chercheurs comme Raymond Boudon, François Chazel, Renaud Sainsaulieu, ainsi que deux « transfuges » de Sociologie du travail, Jean-Daniel Reynaud et Jean-René Tréanton.70 Pour une présentation des enquêtes réalisées à Saint-Gobain nous renvoyons à A. Paulange-Mirovic, « La socio-logie des organisations telle qu’elle (s’)est faite. Michel Crozier sur le terrain, 1954-1974 », Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2016, p. 29-48. Les rapports de ces enquêtes ont été archivés dans AN, 20090319/6.71 Paulo Borsato, Roland Lussey, Mario d’Angelo et François Dupuy, Francis Pavé, Didier Lanson (programme de recherche financé par la DGRST).72 On pense à François Dupuy et Roland Lussey.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 67 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

68 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

et rappellent ce qu’ils avaient énoncé avec fermeté dans L’Acteur et le système : « En faisant ressortir la diversité des situa-tions réellement rencontrées, nos résultats soulignent d’autre part l’importance et l’auto-nomie du construit humain sous-jacent à tout système organisé, aussi contraint soit-il ».

Ces articles consacrés aux « Nouvelles formes d’organisation du travail  »73 s’adossent tous au même cadre théorique, croziérien : les auteurs cherchent, dans une perspective descriptive assumée, et conformément au mode de raisonnement de « l’analyse stratégique », à « recons-truire à travers l’analyse des stratégies poursuivies par les acteurs en présence les mécanismes de jeux par lesquels ceux-ci réussissent à gérer leur interdépendance et à régler leur coopération conflictuelle, et à mettre ainsi en évidence les propriétés particulières et chaque fois contingentes du construit humain qui sous-tend et ordonne l’ensemble des comportements et interac-tions observés empiriquement »74. Il s’agit de « mesurer la fécondité du concept de système d’action concret par rapport au concept tradi-tionnel d’organisation »75.

Un autre exemple illustre bien ce changement d’orientation et ses effets sur le « centre de gravitation idéologique » des publications dans la revue. Un liminaire du comité de rédaction publié en 1982 à l’occasion du changement d’éditeur (qui a lieu à l’initiative des Éditions du Seuil), revenant sur ces années, signale bien que d’autres paradigmes se sont affirmés :

« Après l’explosion de 1968 qui faisait éclater le mythe, trop facilement adopté par les sociologues eux-mêmes, d’une société capable de dominer souve-rainement et de maîtriser rationnellement sa propre modernisation par la planifi-cation et par la négociation, de nouveaux conflits sociaux apparurent, qui eurent « droit de cité » dans la revue, mais dont il n’était plus possible de rendre compte à l’aide de la problématique de la civili-sation industrielle. […] En simplifiant un peu carrément les choses, on peut dire que le centre de gravité idéologique de Sociologie du travail était plutôt plus à gauche et moins respectueux de la tradition sociologique française et américaine que d’autres revues profes-sionnelles » (Liminaire, Sociologie du travail, 1/1982).

Cette inflexion n’est sans doute pas sans lien avec le changement d’éditeur, puisque dans cet éditorial il est également fait référence non seulement aux « raisons écono-miques », mais également à la « disparition des affinités » qui unissaient les Éditions du Seuil aux fondateurs.

Cette période est d’ailleurs caractérisée par un engagement à géométrie variable des membres du comité de rédaction issus du CSO : Jacques Lautman qui quitte le CSO très vite (en 1968)76 reste 15 ans dans la revue ; Jean-Pierre Worms y restera sept ans (1967-1974) et passera le relais à Catherine Ballé (1978-1982), suivie de Catherine Grémion (1983-1988), puis de Philippe Urfalino (1988-1991), qui quitte le CSO en 1996. Leur place et leur investissement dans

73 Sur ce thème « serpent de mer », et la manière dont il a été traité par la revue Sociologie du travail, nous renvoyons à G. Rot, « Nouvelles formes d’organisation du travail industriel et modèles productifs : regards rétrospectifs », in A. Pouchet (dir.), Sociologies du travail : quarante ans après, Paris, Elsevier, 2001, p. 79-98.74 M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 482.75 M. Crozier et E. Friedberg, « Avant-propos », Revue française de sociologie, vol. 20, n° 3, juillet-septembre 1979, p. 492. Les auteurs renvoient à L’acteur et le système, op. cit., p. 217-266.76 Interrogé sur les raisons de son départ du CSO, Jacques Lautman nous a dit : « Moi, je ne me suis jamais fâché avec Crozier, mais je suis parti le jour où il m’a dit : « Dans mon équipe, on développe mes idées » » (entretien du 2 octobre 2014).

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 68 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 69

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

la revue restent assez discrets contrairement à celui de Claude Durand (disciple dissident d’Alain Touraine qui avait fondé au début des années 1970 le Groupe de sociologie du travail, installé à l’Université Paris VII) dont ils se souviennent tous et qui incarnerait à leurs yeux une sociologie du travail « ouvrié-riste »77 qui n’est pas la leur.

Sont-ils pour autant, quand ils siègent au comité, les représentants de l’école crozié-rienne, les défenseurs d’une démarche sociologique pro domo ? Ces premiers successeurs ne se voient nullement en héritiers directs : ils nous ont affirmé78 qu’ils ne représentaient qu’eux-mêmes. L’empreinte croziérienne – si toutefois celle-ci existait – ne passait donc pas, d’après eux, par la promotion consciente et fidèle de sa pensée. Ce sont plutôt de « fortes têtes » et leurs liens avec le CSO sont, selon eux, assez distendus. Jacques Lautman, qui « hérite » des relations avec l’éditeur (Le Seuil), se souvient de s’être senti « un petit peu obligé de se soucier » de ramener des articles relevant de la socio-logie des organisations et reconnaît que, lors du passage de relais, la revue a bénéficié des réseaux et des collaborateurs des fondateurs. Jean-Pierre Worms se dit « très peu investi dans la revue » et Catherine Ballé n’a pas vraiment l’impression d’avoir « participé à la revue »79. Cependant on peut relever que Jean-Pierre Worms minimise son rôle puisqu’il assure la coordination d’un numéro double spécial (en 1969 et 1970) consacré aux « Politiques urbaines

et stratégies coopératives » qui permet de valoriser les résultats d’un nouveau programme de recherche lancé au CSO à la fin des années 1960 sur l’action collective urbaine. Plusieurs chercheurs du CSO y signent des articles tels Alain Cottereau, Jean-Claude Thoenig et Erhard Friedberg.

Mais sans doute est-ce une image réduc-trice des appartenances dans lesquelles les chercheurs en général – et ceux du CSO en particulier – se reconnaissent à cette époque où ils s’identifient plus à leur objet de recherche qu’à une sous-discipline ou une école de pensée. La sociologie elle-même reste encore fragile dans les années 196080 et la situation n’a pas beaucoup changé après 1966 puisque Jacques Lautman et Jean-Pierre Worms ont tous deux fait des études de philo-sophie ; seule Catherine Ballé est formée en sociologie à la Sorbonne puis à Columbia chez Lazarsfeld et Merton81. Le milieu est moins spécialisé qu’il ne l’est devenu par la suite : l’entrée chez Michel Crozier se fait pour les deux premiers par l’intermédiaire de sociologues du travail : Georges Friedmann pour Jacques Lautman et Jean-Daniel Reynaud pour Jean-Pierre Worms et par le choix du domaine pour Catherine Ballé qui découvre le champ durant son séjour aux États-Unis. Tous trois encore entrent au CSO embauchés pour faire des enquêtes de terrain, sur la mensualisation, sur les institutions régionales… Ils valorisent une sociologie empirique, démarche méthodologique dont Michel Crozier, parmi quelques autres, s’est fait le défenseur. Jean-Pierre Worms

77 « La sociologie du travail incarnée par lui était ouvriériste et la sociologie des organisations ne l’était pas du tout ; la sociologie du travail s’intéressait à l’usine… à la sociologie industrielle, aussi. Et l’organisation, c’était autre chose… » (Jacques Lautman, entretien, septembre 2014).78 À l’occasion d’une série d’entretiens qu’ils nous ont accordés en 2014. On peut penser que cette revendication d’autonomie s’est un peu accentuée avec le temps.79 « Dans mon cas, c’était particulier, parce que j’étais déjà, quand même, pas mal en rupture de ban par rapport à la ligne qui est devenue de plus en plus ferme du CSO ; et moi, j’ai toujours le sentiment que c’était des individus dans la revue si ce n’est Claude Durand. Claude Durand qui défendait vraiment une ligne que je… telle qu’on pouvait se représenter, sans la connaître, la ‘Sociologie du travail’ ». (Catherine Ballé, entretien avec les auteurs, septembre 2014).80 Où « le problème, c’était d’abord de faire reconnaître une discipline et les fondateurs se sont retrouvés dans cette volonté : « la sociologie ça existe ! », alors qu’aucun d’entre eux n’était de formation sociologue parce qu’il n’y avait pas de formation de sociologie » (Jean-Pierre Worms, entretien avec les auteurs, septembre 2014).81 Même si, formée à Columbia où elle a « appris la sociologie empirique à son mieux », elle s’estime en désaccord avec les méthodes (et non l’objet) du CSO, méthodes qui ne mobilisent pas suffisamment l’histoire.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 69 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

70 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

et Catherine Ballé restent fidèles à cette échelle intermédiaire que sont les organisa-tions, située entre acteur et système, soit pour en faire la sociologie soit pour transformer la société : Catherine Ballé s’est consacrée à une sociologie des institutions culturelles après avoir travaillé sur l’informatique en entreprise et sur les institutions judiciaires, Jean-Pierre Worms, qui a privilégié l’enga-gement militant à la carrière académique est passé de l’analyse des organisations (préfets) et des politiques publiques à l’organizing82.

Sociologie du travail publie-t-elle pour autant des articles du CSO dans cette période de distanciation ? En définitive très peu : outre l’article de Jean-Louis Peaucelle (1/1969) sur la théorie des jeux, Catherine Ballé publie deux articles sur le changement et les institutions judiciaires, et de Touhami Bencheikh – qui deviendra consultant en organisation – paraît dans le n° 1/ 1986 un article sur « Construit social et innovation technologique », issu de sa thèse de 3e cycle83. Il faut attendre la fin des années 1980 – en 1989 – pour voir réapparaître l’empreinte théorique du CSO croziérien avec un numéro spécial dirigé par Erhard Friedberg et Christine Musselin consacré aux universités.

4. DISTANCE ET FIDÉLITÉ : QUELQUES ÉPISODES MARQUANTS

On l’a vu, Michel Crozier n’a plus écrit dans les colonnes de la revue après 1968 à l’exception d’un compte rendu favorable à Jean-Daniel Reynaud à l’occasion de la

publication de son livre Les Règles du jeu (2/1990). Après son départ de la revue en 1966 les interventions directes de Michel Crozier dans les affaires courantes sont plus symboliques qu’opérationnelles et surtout, quand il y en a, ne relèvent pas de son initiative personnelle mais de celle du comité de rédaction désireux de commémorer en présence des fondateurs deux anniversaires de la revue, les 30 et les 40 ans, ou encore lors d’une crise en 1991.

C’est à la demande du comité de rédaction que Michel Crozier accepte d’intervenir – avec les trois autres fondateurs – à la journée de débats organisée en novembre 1989 à l’occasion des 30 ans de la revue. L’occasion pour lui de faire le point, trente ans après, sur la genèse, le sens et la durée de ce qu’il nomme une aventure. Qu’a représenté pour lui la revue ? Quel est l’avenir du domaine couvert ?

Dans sa « Vue rétrospective à trente ans de distance »84 Michel Crozier revient sur ce qu’il nomme une « aventure », celle d’une « génération de pionniers ». Ce qui les rapproche, écrit-il, c’est la « soif de savoir empirique et la volonté de comprendre autrement un monde qu’ils croient radica-lement différent [de ce qu’il était avant la guerre] ». Cette volonté farouche de découvrir « ce qui se passe réellement sur le terrain » s’accompagne d’exigences méthodolo-giques nouvelles et « fait de la méthode une priorité qui constitue leur armature intel-lectuelle ». D’où la référence essentielle à la sociologie américaine : « une référence de méthode et non pas une philosophie sociale ». Le « succès relatif mais succès tout de même » de la revue contribue, selon lui, au développement d’un âge d’or de la sociologie française, cette « sociologie

82 Il a livré un témoignage sur son parcours, dans la revue Sociologie du travail, dans un « dossier-débat » consacré à « l’engagement du sociologue » : J.-P. Worms, « Un sociologue engagé… De l’autre côté du miroir », Sociologie du travail, vol. 42, avril-juin 2000, p. 301-311.83 Bricolage et innovation technologique, contribution à une approche systémique de la recherche industrielle, thèse de 3e cycle de sociologie, Institut d’études politiques de Paris, 1984.84 Titre de sa communication à la journée anniversaire organisée par le comité de rédaction le 8 novembre 1989 : M. Crozier, « L’aventure de Sociologie du travail, une vue rétrospective à trente ans de distance », publiée dans un numéro spécial, Actes du Colloque de Sociologie du travail, juin 1991, p. 11-15.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 70 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 71

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

empirique, critique certes mais responsable » qui « semble offrir une réponse partielle mais indispensable aux interrogations des techno-crates ». Il décrit l’aventure de Sociologie du travail comme une « synthèse provi-soire d’orientations qui auraient dû autrement paraître contradictoires mais que les circons-tances rendaient compatibles » : « priorité à l’empirique et au concret du terrain mais en même temps vision « fondamentaliste » des problèmes sociétaux autour du travail comme acte social déterminant » ; « volonté d’aller au plus brûlant des problèmes de la politique d’une société » mais « refus du politique tel qu’il est vécu en France » ; « radicalisme encore révolutionnaire mais refus implicite de la filiation intellectuelle marxiste dominante ». Ce mélange impro-bable réussit, estime-t-il, non pas grâce au « ciment de l’idéologie du travail », présent certes et qui justifie le titre, mais grâce à la « volonté de réalisme scientifique opposée instinctivement à la réflexion sociologique antérieure considérée (abusivement certes) comme philosophique, abstraite et détachée de la réalité ». Le jugement rétrospectif par lequel Crozier conclut ce texte tient en trois mots : échec intellectuel, celui du « type d’ambition naturellement irréaliste qui accompagne généralement toute entreprise de pionniers » ; réussite institutionnelle, « celle des générations suivantes » ; fécondité heuristique « à retardement » : « dirigeants d’entreprises et d’institutions publiques emploient, sans généralement le savoir, des concepts et des mécanismes de raisonnement tirés des travaux » des sociologues. Et Michel Crozier de fournir quelques exemples de la postérité intellectuelle de ces recherches : « On ne parle plus de groupes ou de catégories mais d’acteurs. La pensée système influencée par le raisonnement sociologique a fait son chemin. Les relations professionnelles ne sont

plus vécues seulement comme des conflits d’intérêt ou d’idéologie. La réflexion straté-gique permet à la fois d’étendre et de dépasser les oppositions simplistes de pouvoir ».

Quant à l’avenir du domaine couvert par la revue, Michel Crozier se montre plutôt optimiste : il tient à souligner l’actualité nouvelle du domaine du travail qui, grâce à ces « nouveaux paradigmes », alimentera une demande de recherche accrue en sociologie. « Jamais encore ne s’était développé, selon lui, un tel marché porteur pour la connaissance empirique et la formation au raisonnement sociologique ». La page est désormais bien tournée et loin de « l’ouvriérisme et [du] millénarisme social qui animaient les socio-logues des années 50 et 60 […] c’est autour du travail que cette demande et ce marché s’expriment, même si et surtout si le travail devient tout à fait différent […].  Au moment où nous passons à une phase de société « postindustrielle »85 […] la réflexion sur la réalité concrète de la coopération et des conflits qui constituent l’univers du travail devient essentielle ».

Par ces propos Michel Crozier donne une représentation assez réductrice de ce que fut la sociologie du travail des années d’après-guerre86 à laquelle il a amplement contribué. Ses recherches sur les attitudes au travail engagées avant son voyage à Stanford convergeaient pourtant, dans leur questionnement et leur méthodologie, avec celles qui étaient entreprises par les autres chercheurs de l’ISST et dont la valorisation a été à l’origine de la création de la revue. Cette réécriture de l’histoire est sans doute à mettre en rapport avec les engagements de M. Crozier à l’époque. Au milieu des années 1980 il se rapproche du milieu des patrons libéraux et notamment du think tank qu’est l’Institut de l’entreprise87 et se laisse séduire

85 Clin d’œil sans doute au titre de l’intitulé de l’ouvrage de son coéquipier A. Touraine, La société post-industrielle. Naissance d’une société, Paris, Denoël, 1969.86 M. Crozier, « La sociologie du travail dans le discours sociologique : les paradoxes de la marginalisation et de l’éclatement », art. cit., p. 57-60.87 Voir son témoignage dans le deuxième tome de ses mémoires, À contre-courant. Mémoires, 1969-2000, Paris, Fayard, 2004, chapitre X.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 71 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

72 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

par le monde des consultants. Il est sur le point de faire paraître un ouvrage à desti-nation de ce public, L’entreprise à l’écoute. Apprendre le management post-industriel, publié par InterEditions en 1990.

La seconde occasion pour Michel Crozier de manifester son soutien à la revue se situe en 1991 lors d’un événement critique auquel la revue aurait bien pu succomber. En 1991 la secrétaire de rédaction employée à mi-temps et mise à disposition de Sociologie du travail depuis huit ans par le CNRS tombe malade. L’existence même de la revue est menacée car le CNRS n’est pas disposé à la remplacer. Le comité de rédaction appelle au secours et les responsables de laboratoire et personnalités académiques sont sollicités avec succès pour faire pression auprès du CNRS88. Chacun des trois fondateurs intervient à sa manière pour proposer des solutions à même de soutenir et défendre l’avenir de la publication. Selon Jean-Daniel Reynaud, il y a lieu d’envisager un complément de financement propre grâce à des subventions versées à l’asso-ciation qui détient le titre, ceci pour garantir l’indépendance de la revue. Alain Touraine et Michel Crozier prônent quant à eux le rétablissement de la subvention publique, en mobilisant deux registres d’arguments très différents. Michel Crozier met en avant les liens des sciences sociales avec les entre-prises, tandis qu’Alain Touraine met au cœur de son argument l’importance politique des problèmes du travail. Les courriers adressés par Michel Crozier et Alain Touraine au directeur du département SHS du CNRS sont ainsi l’occasion de défendre des conceptions très différentes de la discipline.

Michel Crozier (au directeur du dépar-tement SHS du CNRS)

« Je tiens […] à vous exprimer de la façon la plus nette l’émotion et l’inquiétude que

je ressens à l’idée que Sociologie du travail puisse disparaître.

Cette revue présente en effet plusieurs caractéristiques qui en font un instrument de développement et de renouvellement pour un domaine clé des sciences sociales à un moment où la contribution du sociologue commence à être prise au sérieux enfin par les entreprises.

1. Elle est le fruit d’une initiative de chercheurs qui ont poursuivi leur tâche de vulgarisation des résultats de la recherche et de discussion avec les entreprises avec persévérance pendant 30 ans et dispose de ce fait d’un crédit durable auprès d’un milieu professionnel assez large.

2. Sa crédibilité est accrue par le fait qu’elle a toujours été un organe indépendant aussi bien des institutions officielles que des chapelles particulières de chercheurs.

3. Elle a pu connaître comme toute insti-tution des périodes moins dynamiques mais elle s’est renouvelée grâce à l’entrée successive de deux générations de jeunes chercheurs. Elle se trouve actuellement dans une situation de redémarrage très favorable. Le succès du colloque qu’elle a organisé pour son trentième anniversaire en a été le témoignage.

4. Elle représente un capital important dans la communauté scientifique internationale grâce à l’audience dont elle jouit du fait de sa qualité intellectuelle ; grâce aussi à une continuité dont la recherche française ne donne pas toujours l’exemple.Je comprends, Monsieur le Directeur,

le souci qui doit être le vôtre d’instituer des règles de subvention plus strictes. Sociologie du travail coûte peu d’argent mais pourrait néanmoins survivre théoriquement sans subvention. Mais dans l’état actuel des

88 Répondront à cet appel le professeur italien Luciano Gallino, président de l’Association Internationale de Sociologie, le profeseur allemand Leo Kibler, Duncan Gallie (Nuffield College), Nicolas Herpin, Michael Pollak (GSPM), Michel Arliaud (LEST), Jean-Claude Passeron (Cercom), Philippe Bernoux (Glisy), Nicole Gadrey (LASTREE), Pierre Bourdieu (CSE), Bruno Latour (CSI), François Eymard-Duvernay (CEE) et le directeur de la revue canadienne Sociologie et sociétés Louis Maheu.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 72 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 73

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

choses, la suppression des moyens dont elle disposait de façon régulière la forcerait à cesser ses activités. Un tel résultat me semblerait désastreux dans la conjoncture actuelle. Au moment où, grâce à l’ANVIE89, un effort considérable est tenté pour développer les liens avec les entreprises, ce serait une erreur en tout cas de se priver d’un support comme Sociologie du travail.

Ne serait-il pas possible d’envisager un soutien temporaire, une mesure stop-gap permettant de préparer une organisation tout à fait viable ?

Michel Crozier »90

Alain Touraine (au directeur du dépar-tement Sciences Humaines et Sociales du CNRS)

« Ce n’est pas en tant qu’un des quatre fondateurs de cette revue que j’interviens auprès de vous mais en tant que sociologue qui sait tout ce qu’il doit à cette revue. Mais je sais que sur ce point votre opinion personnelle n’est certainement pas différente de la mienne. Ne serait-il pas sage d’assurer d’abord la survie de cette revue et ensuite d’examiner comment sa formule peut être améliorée ?

Permettez-moi une observation plus générale. Au cours des deux dernières décennies les problèmes du travail semblent être devenus plus marginaux pour l’opinion publique et les milieux intellectuels. Il ne faut à aucun prix céder à cette tentation qui est associée aux aspects les plus dangereux de notre société dans laquelle les problèmes du marché et en particulier des marchés finan-ciers semblent oblitérer de plus en plus la

perception des problèmes de la production. Aujourd’hui, laisser disparaître Sociologie du travail reviendrait à contribuer de manière notable à cette irresponsabilité croissante de la société française dans laquelle on entend parfois dire avec une extrême légèreté que les problèmes du travail relèvent du passé. La France a le plus grand besoin de s’indus-trialiser, de développer et d’utiliser mieux les nouvelles technologies, d’opérer des transferts accélérés de main-d’œuvre, de réduire le chômage de jeunes, d’intégrer les immigrés. Sur tous ces problèmes essentiels la sociologie du travail a beaucoup à dire et notre préoccupation à tous doit être d’aug-menter le volume et la qualité des recherches menées dans ce domaine. Il serait vraiment paradoxal de laisser disparaître la revue qui est le lieu central de communication entre tous les chercheurs intéressés aux problèmes.

Croyez, je vous prie, Monsieur le Directeur, à l’assurance de mes sentiments les meilleurs 

Alain Touraine »

C’est encore à l’occasion d’un anniver-saire, le troisième, en 2000, que le comité de rédaction fera appel une fois de plus au parrainage des fondateurs en invitant ces derniers à intervenir au colloque organisé pour les 40 ans de la revue, comme en témoigne la photo ci-après91.

89 L’Association Nationale pour la Valorisation Interdisciplinaire de la recherche en sciences de l’homme et de la société auprès des Entreprises a été créée en 1991, à l’initiative du ministère de la Recherche, avec pour finalité de renforcer les relations entre les sciences sociales et les entreprises. Michel Crozier était membre de son conseil d’administration, aux côtés notamment de Marc Augé, président de l’EHESS, Renaud Sainsaulieu, directeur du Laboratoire de Sociologie du Changement des Institutions …et d’Alain d’Iribarne, directeur du département des SHS au CNRS à qui il s’adresse dans ce courrier. Parmi les entreprises représentées au sein de ce CA figuraient Carrefour, Elf Aquitaine, UAP et BSN. Pour un développement sur ce thème nous renvoyons à P. Fridenson (dir.), Le recours aux sciences sociales, Entreprises et Histoire, n° 7, décembre 1994.90 Courrier adressé à Alain d’Iribarne par Michel Crozier, 19 septembre 1991.91 Elle est bien floue, mais a le mérite de montrer, en 2010, le parrainage continué des fondateurs.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 73 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

74 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

Figure 3, de gauche à droite : Jean-René Tréanton, Jean-Daniel Reynaud, Christine Musselin (alors présidente de l’Association pour le développement

de la revue Sociologie du travail), Alain Touraine et Michel Crozier.

Mais cette fois on ne trouvera pas trace de leurs interventions dans l’ouvrage92 issu de ce colloque et signé fictivement du nom d’Amélie Pouchet93. Oubli ? Choix délibéré ? Conseil d’éditeur ? Changement de génération ? Une page semble désormais bel et bien tournée.

5. ÉPILOGUE

Si l’on peut identifier très nettement la « marque » de la pensée croziérienne dans les années qui ont suivi son départ de la revue, il est plus difficile de le faire au fur et à mesure que l’on avance dans le temps. L’histoire des orientations éditoriales de la revue fait apparaître des inflexions sensibles.

On pourrait repérer plusieurs temps : les débuts ou le moment pré-1968 qui intègre la période des fondateurs et les deux années qui ont suivi ; l’éclipse : la période post-68, qui a duré plus d’une vingtaine d’années, marquée par un net retrait de la figure tutélaire de Michel Crozier et du Centre de sociologie des organisations. Au cours des années 1990

et suivantes, les recherches sur l’entreprise se développent au CSO. La popularité de la sociologie des organisations dans le monde de l’entreprise, notamment grâce au travail de réseau et de vulgarisation entrepris par Michel Crozier et Erhard Friedberg94, a sans doute facilité l’ouverture de terrains. Sociologie du travail se fait l’écho de ces recherches. Ceci correspond aussi à une période d’ouverture et de normalisation académique qui se traduit à la fois par un renforcement du poids de l’institution CSO au sein de la revue et par un effacement relatif de la pensée croziérienne dans ses colonnes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette évolution : le renouvellement du comité de rédaction et sa préoccupation de maintenir une « ouverture » plus tangible. L’inflexion par rapport à ce que l’on pourrait nommer, sans doute trop schématiquement, « la période tour Jussieu » s’affirme d’ail-leurs dans un avis au lecteur publié dans le numéro 1/1998 où le comité de rédaction insiste sur :

© p

ho

to A

nn

i Bo

rzei

x

92 Publié en 2001 par les Éditions Elsevier qui éditent la revue depuis 1999 : A. Pouchet (dir.), Sociologies du travail : quarante ans après, op. cit.93 Du nom de la rue Amélie où se tiennent les réunions du comité (au CSO), suivie de la rue Pouchet où le CNRS héberge plusieurs unités de recherche (aujourd’hui l’UPS Pouchet).94 Notamment par la formation continue en entreprise.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 74 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

SEPTEMBRE 2016, N° 84 75

MICHEL CROZIER ET soCioLoGiE DU trAVAiL

«  Le souci de faire de la revue un outil mieux en prise sur les débats et les pratiques de la communauté scientifique et d’accorder une place nouvelle à des écritures plus ouvertes, parfois descrip-tives, au plus près des transformations de la société ; pour le reste Sociologie du travail conserve son positionnement de revue de sciences sociales, ouverte aux problèmes contemporains, avec une prédominance pour ce qui touche au travail, et aux systèmes productifs. La revenue demeure aussi un lieu accordant plus d’importance aux résultats de recherche qu’à l’appartenance à une école ou une discipline ».

Ce redéploiement se confirmera par l’augmentation progressive du nombre des membres du comité de rédaction, leur diversification et le changement d’éditeur en 1999 qui participe à l’alignement de la revue sur les standards internationaux. Parallèlement la présence du CSO-Sciences Po95 dans le comité de rédaction est plus nette depuis l’arrivée de Christine Musselin en 1991 et celle de Didier Demazière, venu du laboratoire Printemps (Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), membre du CSO depuis 2010 et par ailleurs élève de Jean-René Tréanton, le quatrième fondateur96. Tous deux ont été présidents de l’association pour le développement de la revue97.

Autre signe de cet « ancrage », géogra-phique cette fois : les lieux de réunion du

comité de rédaction, liés le plus souvent à l’adresse du secrétariat de la revue, ont souvent changé, passant du nomadisme (jusqu’en 1973 : rue Monsieur le Prince, boulevard Raspail) à vingt ans de stabilité au Groupe de sociologie du travail (Tour Centrale de Jussieu, de 1973 à 1992), puis, après une nouvelle période d’instabilité (1993-1995), ces réunions se tiennent depuis 1995 jusqu’à aujourd’hui au CSO, 18 rue Amélie dans le septième arrondissement de Paris. Désormais la convergence des champs thématiques du CSO et ceux, élargis, couverts par la revue contribue à faire de celle-ci une destination naturelle pour les jeunes chercheurs de ce laboratoire98. Ceci dit, la publication régulière, dans les colonnes de la revue, d’une nouvelle génération de chercheurs n’est pas pour autant le signe d’une transmission de la pensée crozié-rienne. Le CSO des années 2010 n’est plus celui des années 1960 : un bon nombre de ses chercheurs ont suivi par exemple la mouvance de la sociologie économique, et l’application du raisonnement croziérien à travers l’analyse stratégique n’est plus incontournable même si elle demeure présente. Depuis le début des années 2000, une nouvelle génération de chercheurs ayant fait leur thèse dans d’autres laboratoires que le CSO sont même assez peu familiarisés avec ce cadre de pensée. On peut donc dire que l’héritage croziérien au sein du CSO… et donc de la revue est plus diffus, aussi parce que les analyses organisationnelles se sont enrichies d’autres courants. Dans

95 Le CSO n’est plus un laboratoire propre puisqu’il est devenu une UMR avec Sciences Po en 2001. Notons que le poids de Sciences Po dans les revues en sciences sociales n’a cessé de grandir avec le rattachement récent de deux revues de sociologie (Sociétés contemporaines, la Revue française de sociologie) aux Presses de Sciences Po (qui gèrent également la Revue française de science politique).96 Qui n’a pas créé de laboratoire. Sa présence et cette fonction réhabilitent sur le tard – si on force un peu le trait – la règle non plus des trois mais des quatre fondateurs, conformément à l’histoire. J.-R. Tréanton est décédé en 2015 : B. Convert et B. Duriez, « Jean-René Tréanton (1925-2015) », Revue française de sociologie, vol. 57, avril-juin 2016, p. 207-210 et F. Chazel, « Hommage à Jean-René Tréanton, maître ciseleur du compte rendu », ibid., p. 211-212.97 La présidence de l’association est faite de responsabilités administratives (contacts avec les éditeurs, le CNRS, le secrétariat) mais aussi scientifiques (animation du comité de rédaction).98 Entre 2012 et 2016, 9 articles de membres du CSO ont été publiés dont 8 écrits par de jeunes chercheurs, soit 10 % des articles publiés dans la revue sur cette période.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 75 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)

76 EntrEprisEs Et HistoirE

GwENAëLE ROT ET ANNI BORZEIx

un laboratoire qui ne se pense plus comme une école de pensée mais qui s’est ouvert et diversifié y compris en accueillant des chercheurs historiens en son sein, bref qui

s’est normalisé, les cartes ainsi rebattues dessinent une nouvelle reconfiguration des liens entre Sociologie du travail et le Centre de Sociologie des Organisations.

978-2-7472-2661-5_EH-84_BAT3.indd 76 22/12/2016 12:14

© E

SK

A |

Tél

écha

rgé

le 0

1/10

/202

0 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo v

ia S

cien

ces

Po

Par

is (

IP: 1

93.5

4.67

.95)

© E

SK

A | T

éléchargé le 01/10/2020 sur ww

w.cairn.info via S

ciences Po P

aris (IP: 193.54.67.95)