La Sociologie

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La sociologie : science ou discipline ?Raymond BOUDON, Peter ABELL, Jean BAECHLER, Franois DUBET, Jrgen FRIEDRICHS, Pierre GRMION, Johannes HUININK, Jacques LAUTMAN, Wolf LEPENIES, Arne MASTEKAASA, Renate MAYNTZ, Jir MUSIL, Birgitta NEDELMANN, Helga NOWOTNY, Jean-Claude PASSERON, Victor PREZ-DAZ, Werner RAUB et Vincent BUSKENS, Luca RICOLFI, Guy ROCHER, Walter Garrison RUNCIMAN, Dominique SCHNAPPER, Michael THLIN, Alain TOURAINE, Louis-Andr VALLET, Franois VATIN

suivi de Michel BOURDEAU, Pouvoir spirituel et fixation des croyances Dominique SCHNAPPER, Le sociologue et le philosophe Raymond ARON, Philosophie et sociologie

Hiver 2011-2012 Extrait du numro 136

Il ny a pas de bonheur sans libert, ni de libert sans vaillance , Thucydide

SOMMAIRELA SOCIOLOGIE : SCIENCE OU DISCIPLINE Raymond BOUDON, Prface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . COMMENTAIRE, Les cinq questions de lenqute. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Peter ABELL, La sociologie daujourdhui et de demain . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean BAECHLER, Pluralit des sociologies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Franois DUBET, Expliquer le social par le social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jrgen FRIEDRICHS, Une science normale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre GRMION, Leons dune exprience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Johannes HUININK, Au-del du sens commun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jacques LAUTMAN, Pavillon mal protg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Wolf LEPENIES, Un sociologue sceptique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arne MASTEKAASA, Comme toutes les sciences sociales . . . . . . . . . . . . . . . . Renate MAYNTZ, En fonction de nos valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jir MUSIL, De nouvelles perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Birgitta NEDELMANN, Briser la base nationale de la profession . . . . . . . . . Helga NOWOTNY, La sociologie a perdu son assise publique au prot de lconomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Claude PASSERON, partir de Weber, Durkheim et Pareto . . . . . . . . . Victor PREZ-DAZ, Une tche difcile et ncessaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Werner RAUB et Vincent BUSKENS, Aujourdhui, une sociologie rigoureuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Luca RICOLFI, Bonne et mauvaise sociologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Guy ROCHER, Pour une sociologie plus critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Walter Garrison RUNCIMAN, Prcision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dominique SCHNAPPER, Une critique argumente des belles mes . . . Michael THLIN, Laissez-moi ma libert. Pour une sociologie pluraliste . . . Alain TOURAINE, Ltude de laction sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Louis-Andr VALLET, Au prisme de ltude de la mobilit sociale . . . . . . . . . Franois VATIN, Contre lempirisme naf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . PHILOSOPHIE ET SOCIOLOGIE Michel BOURDEAU, Pouvoir spirituel et xation des croyances . . . . . . . . . Dominique SCHNAPPER, Le philosophe et le sociologue . . . . . . . . . . . . . . . Raymond ARON, Philosophie et sociologie. Entretien avec Alain Badiou . . 1095 1105 1112 1002 1006 1007 1013 1016 1020 1023 1026 1030 1036 1037 1041 1044 1049 1053 1055 1059 1063 1067 1070 1073 1074 1077 1083 1086 1091

La sociologie : science ou discipline ?

linitiative de Raymond Boudon, Commentaire a entrepris cette enqute sur la sociologie. Est-elle une vritable science, une simple discipline, un art ? Est-elle utile nos socits ? Permet-elle de mieux les rformer ? Nous avons donc interrog plusieurs sociologues dEurope et du Canada, parmi les plus minents. Interroger nos collgues des tats-Unis, compte tenu de leur nombre, tait au-del de nos forces. Voici les principaux lments qui ont guid les termes de la lettre quavec Raymond Boudon nous leur avons adresse. Nous avons choisi nos interlocuteurs parmi les chercheurs dont les travaux excdent par leur notorit les frontires nationales. Les noms de nos correspondants franais et les institutions auxquelles ils appartenaient nous taient familiers, pour nos correspondants trangers nous avons choisi parmi les membres de trois grandes institutions : lEuropean Academy of Sociology ; lAcademia Europaea et lAmerican Academy of Arts and Sciences. Nous leur avons pos cinq questions et nous leur avons demand de nous rpondre en franais ou en anglais. On trouvera dans les pages qui suivent, prfaces par Raymond Boudon, les textes de ceux de nos interlocuteurs qui, pour les rdiger, ont bien voulu prendre sur leur temps. Dans ce faisceau de rponses, riches, nuances et diffrentes, nos lecteurs trouveront un inventaire utile leur rflexion sur la sociologie et sur nos socits. Pour faciliter la lecture de ce recueil, nous avons reproduit, en les numrotant, page 1006, la liste des questions que nous avons poses. Nous remercions vivement nos collgues davoir bien voulu participer cette enqute. JEAN-CLAUDE CASANOVA

COMMENTAIRE, N 136, HIVER 2011-2012

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PrfaceRAYMOND BOUDON

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rponses lenqute de Commentaire ci-aprs runies soulignent que la sociologie est dsormais trs prsente dans toutes les socits dmocratiques. Plusieurs de ses concepts sont tombs dans le domaine public, comme anomie ou charisme . Les donnes des enqutes par sondage sur diverses questions politiques, religieuses ou culturelles sont des ingrdients courants du dbat public et des commentaires mdiatiques. Helga Nowotny, la prsidente du European Research Council, relve que la sociologie est au cur de toutes les sciences sociales. En effet, la criminologie, les sciences de lducation ou la science politique se nourrissent abondamment des techniques, des concepts, des thories et des donnes de la sociologie. La sociologie exerce mme une inuence, peut-on ajouter, sur des disciplines beaucoup plus anciennes et vnrables quelle, comme lhistoire et la philosophie. Mais quelle est lidentit de la sociologie ? Plus personne ne croit la prtention de son lointain parrain, Auguste Comte, selon qui elle tait appele tre la dernire des sciences constitues et venir couronner le systme des sciences. Estelle une discipline vraiment scientique ? Estelle dans toutes ses productions habite par lesprit scientique ?ES

des sociologues obissent, selon lui, au rationalisme critique qui, selon le grand philosophe des sciences Karl Popper, dnit la dmarche scientique. Mais Luca Ricol est nettement plus rserv. Il estime mme minoritaire la sociologie qui peut tre dite scientique, si lon entend par l celle qui vise une explication des faits sociaux solidement argumente et empiriquement fonde. JeanClaude Passeron veut, lui, que la sociologie ait un rgime de scienticit qui lui soit propre.

NuancesSi la quasi-totalit des rponses afrment le caractre au moins pour partie scientique de la sociologie, la plupart introduisent donc aussi des nuances essentielles. On observe sur cette question des diffrences internationales, prcise Jrgen Friedrichs, qui soulve ainsi discrtement une interrogation digne dattirer lattention de lhistorien de la sociologie de demain. Selon Renate Mayntz, qui fut membre au titre de la sociologie du groupe fondateur de l acadmie de lEurope , lAcademia europaea, la sociologie est marque par lexistence dinterfrences entre valeurs et dmarche scientique. Elle est plus sceptique sur ce point que Max Weber. Celui que tous les manuels considrent avec mile Durkheim comme le pre de la sociologie soulignait que toutes les sciences sont immanquablement guides par des valeurs, mais il ajoutait quil existe en sociologie comme en physique des thories capables de convaincre les Chinois , cest--dire dtre universellement acceptes. Autre nuance capitale : cest seulement dans certaines de ses productions que la sociologie peut tre considre comme obissant aux mmes procdures que les autres sciences, soutiennent plusieurs des rpondants. Le

Des rponses positivesLa rponse donne la question de la scienticit de la sociologie par les sociologues minents qui ont bien voulu rpondre lenqute de Commentaire est gnralement positive. Oui, la sociologie est une discipline de caractre scientique, au sens o elle a pour principale vocation de crer un savoir solide sur les phnomnes sociaux. Jrgen Friedrichs, le rdacteur en chef de la prestigieuse Klner Zeitschrift fr Soziologie und Sozialpsychologie, est afrmatif sur ce point : la plupart1002

LA SOCIOLOGIE : SCIENCE OU DISCPLINE ?

prsident en exercice de lAcadmie des sciences morales et politiques de lInstitut de France, Jean Baechler, propose de conceptualiser cette rserve : la sociologie est, comme lhistoire, une discipline et pour partie seulement une science . Lord Runciman, lminent sociologue du Trinity College dOxford, identie une raison essentielle de cet tat de choses : en sociologie, la description reprsente souvent une n en soi au mme titre que lexplication, tandis quelle est normalement une tape vers lexplication dans le cas des sciences de la nature. Cest pourquoi il faut reconnatre avec Brigitta Nedelman que la sociologie revt couramment une dimension artistique, ct de sa dimension scientique. Michael Thlin prcise que la sociologie contemporaine sest effectivement dveloppe dans une double direction scientique et artistique, la premire tendant toutefois, selon lui, se tailler la meilleure part. Ces prises de position font cho une thse clbre dfendue en 1985 par Wolf Lepenies dans son essai sur Les Trois Cultures. Ce livre traitait lambition des pres fondateurs de la sociologie, faire de la sociologie une science comme les autres, comme une illusion. Il proposait de voir plutt dans la sociologie une troisime culture : ni art ni science. L ancien prsident du prestigieux Wissenschaftskolleg de Berlin conrme aujourdhui son scepticisme dantan dans sa rponse lenqute de Commentaire. Alain Touraine souscrit dentre de jeu cette vue, comme sans doute bien dautres sociologues, puisque louvrage de Wolf Lepenies a connu un succs notable dans les milieux sociologiques. Dominique Schnapper, dont le mandat quelle exera au Conseil constitutionnel tmoigne de la reconnaissance que le monde politique franais accorde dsormais la sociologie, ne rcuse nullement la vocation scientique de la sociologie, mais elle identie plusieurs des symptmes qui la distinguent des autres sciences. Ainsi, tout curriculum de sociologie inclut une tude des grands auteurs classiques, alors quon nexige nulle part dun tudiant en physique quil dcortique les crits de Newton. Mais cest peut-tre parce que les analyses dun Durkheim, dun Weber et de quelques autres pres fondateurs doivent leur force de conviction ce quelles mettent en uvre des principes puissants qui mritent

toujours dinspirer la sociologie. On peut regarder la clbre notion de middle range theory, que lon doit Robert Merton, comme une tentative pour prciser la nature de ces principes. Pierre Grmion rappelle que cette notion a profondment inspir la sociologie des organisations, celle notamment qui sest dveloppe en France autour de Michel Crozier. La sociologie dite analytique , quvoquent Victor Prez-Daz et Michael Thlin, repose sur une mise en forme des mmes principes, peut-on ajouter (1). Elle tmoigne de la volont de nombreux sociologues contemporains, dans la jeune gnration surtout, de rafrmer sans ambigut la vocation scientique de la sociologie, tant entendu que la science ne saurait tre rduite la recherche de lois. Cette dnition scolaire de la notion de science pouvait passer pour plus ou moins acceptable tant quon put lassocier surtout aux noms de Galile et de Newton. Elle cessa dnitivement de ltre avec le dveloppement des sciences de la vie.

Histoire et pluralismeUne remarque essentielle de Renate Mayntz permet de relier entre elles les nuances dont les rponses lenqute de Commentaire font tat quant au caractre scientique de la sociologie, savoir que son histoire est affecte par lhistoire tout court et par le contexte social, intellectuel et politique dans lequel elle est labore. Do son pluralisme et sa diversit dans le temps et dans lespace. Non seulement la sociologie tend privilgier les problmes brlants du moment dans le choix de ses thmes de recherche, mais elle ne peut viter de reter lair du temps. Les annes 1945-1965 ont en effet t imprgnes de lide que la sociologie peut tre une science comme les autres, alors que les annes 1965-1985 ont t marques par le relativisme. Cest lpoque o la nouvelle sociologie des sciences conteste la capacit de toutes les sciences, y compris des sciences de la nature, accder lobjectivit et va jusqu mettre en doute la supriorit explicative des thories scientiques par rapport aux mythes. Ce climat relativiste a favoris lide que la sociologie a peut-tre(1) Cf. par exemple P. Demeulenaere (rd.), Analytical Sociology and Social Mechanisms, Cambridge University Press, 2011.

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avant tout une fonction politique plutt que scientique. Mais cest aussi lpoque o la vogue du structuralisme inspire une sociologie de caractre scientiste prsentant le comportement humain comme troitement conditionn par des forces sociales anonymes manant des structures sociales. La diversit de la sociologie dans ces annes donna nalement naissance un sentiment prononc dclatement. Le scepticisme de Wolf Lepenies a peut-tre pour une part puis son inspiration dans cette conjoncture intellectuelle. Mises bout bout, les rponses lenqute de Commentaire prennent acte en n de compte de lirrductible diversit de la sociologie. Celle-ci est devenue de plus en plus visible partir des annes 1960, mesure que le nombre des sociologues a considrablement augment et que la sociologie a t de moins en moins conne dans lenceinte universitaire. Comme le souligne Victor Prez-Daz, lauteur dun livre classique sur The Return of Civil Society en Espagne, les sociologues jouent de plus en plus le rle d experts sur divers sujets. Ce trait distingue profondment la sociologie daujourdhui de celle du temps des pionniers. Dautres sociologues la voient comme investie dune mission principalement critique . Jacques Lautman, le rdacteur en chef des Archives europennes de sociologie, oppose implicitement la sociologie critique un clbre adage dmile Durkheim : la sociologie ne mriterait pas un quart dheure dattention si elle ntait pas utile la socit, mais la meilleure manire pour elle dtre utile la socit consiste expliquer avec rigueur les phnomnes quon ne comprend pas spontanment. Guy Rocher, gure majeure de la sociologie canadienne, voit une richesse dans la diversit de la sociologie, mais constate quelle nchappe pas toujours lidologie. Michael Thlin se flicite, lui aussi, du pluralisme acadmique dont tmoigne la sociologie, mais regrette quelle ne fasse pas tat du mme pluralisme en matire idologique et politique. Il souligne que lintrt de la sociologie varie en raison inverse de la charge idologique quelle vhicule.

Nowotny, des types de sociologie plus ou moins permanents. Il y a effectivement une sociologie quantitative, dont Peter Abell dcrit par le menu les difcults quelle rencontre, une sociologie qualitative et des travaux qui transcendent cette distinction. Il y a une sociologie descriptive et une sociologie qui se veut explicative. Il y a une sociologie qui se prsente comme capable de saisir les traits essentiels dune poque ou dun type de socits et une sociologie qui se propose dexpliquer des phnomnes singuliers plus ou moins nigmatiques. Mais la sociologie comprhensive, avance Helga Nowotny, reprsente une orientation dominante de la sociologie. La sociologie analytique daujourdhui en est lhritire. Cette variante de la sociologie se donne pour objectif dexpliquer les phnomnes sociaux en les ramenant aux actions et aux croyances individuelles qui en sont la cause et dont il sagit alors de comprendre les raisons et les motivations, tant entendu que celles-ci sont paramtres par le contexte caractrisant les diverses catgories dacteurs sociaux. Mais la sociologie comprhensive , ou, comme on dit plutt aujourdhui, la sociologie analytique ou explicative , na jamais t exclusive dautres styles. La sociologie brillante qui se dveloppe Chicago dans lentre-deux-guerres est en effet surtout descriptive, comme celle que Frdric Le Play avait pratique en France sous le rgne de Napolon III, un niveau plus modeste. Georg Simmel dut dabord sa clbrit internationale ses brillantes analyses au scalpel des relations sociales au sein des petits groupes. Le sociologue amricain Erving Goffman a repris et enrichi cet aspect de son hritage. La sociologie dite critique retrouve et parfois rafrachit les grands thmes de Marx. La sociologie dinspiration structuraliste est lhritire de la vision dterministe du social que bien des manuels pensent tort ou raison pouvoir tirer, sinon de Durkheim lui-mme, du moins de la vulgate durkheimienne.

De la sociologie comprhensive la sociologie analytiquePar-del la diversit de la sociologie, on peroit toutefois, comme lindique Helga1004

Le rle de la sociologieLa plupart des rpondants lenqute de Commentaire soulignent en tout cas limportance du rle jou par la sociologie dans les socits contemporaines. Caustique, Gary

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Runciman relve toutefois que son inuence est perue comme positive par les uns et ngative par les autres. Il nest pas certain en effet que la sociologie ait toujours et partout inspir des politiques dsirables du point de vue de lintrt gnral, en matire par exemple dducation. Mais il est sr que les donnes recueillies par lenqute internationale Pisa (une enqute mene tous les trois ans auprs de jeunes de 15 ans dans les 34 pays membres de lOCDE et dans de nombreux pays partenaires) permettent aux acteurs politiques de mieux percevoir la ralit des systmes ducatifs. Comme les enqutes sur les valeurs europennes et sur les valeurs mondiales, elle illustre limportance du comparatisme, reconnue depuis toujours par les grands sociologues, de Montesquieu Tocqueville ou Max Weber, et met son service les techniques de lobservation standardise. Le comparatisme permet une socit de jeter un regard mieux inform sur les autres socits, et surtout de prendre un regard critique sur elle-mme. De faon gnrale, leffet de distanciation produit par la bonne sociologie explique que cette discipline ne se soit jamais panouie que dans les

socits dmocratiques, comme le relve Franois Dubet. On doit reconnatre que la sociologie souffre parfois dune image ngative auprs du grand public. Cela est d pour une part ce que ses productions les plus visibles ne sont pas obligatoirement les plus clairantes et les plus solides, en raison des effets dformants produits par les rgles non crites qui prsident aux processus de mdiatisation. La richesse des rponses lenqute conduite linitiative de la rdaction de Commentaire, dont ces remarques introductives ne pouvaient que chercher la laisser pressentir, devrait contribuer corriger cette image. Elle devrait aussi constituer un matriau prcieux pour lhistorien des sciences sociales de demain. Car, sagissant de la priode qui va de la deuxime moiti du XXe sicle aujourdhui, lhistoire de la sociologie demeure une page peu prs entirement vierge (2). RAYMOND BOUDON(2) N.d.l.r. : La plupart des titres choisis pour les rponses qui suivent ont t choisis par la rdaction de la revue.

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LES CINQ QUESTIONS DE LENQUTE 1) Les pres fondateurs de la sociologie neurent gure de doute sur la capacit de la sociologie tre une discipline de caractre scientique. Cette opinion est aujourdhui conteste. La sociologie ne serait ni art ni science, entend-on dire. Quen pensez-vous ? 2) On entend souvent dire dans les milieux sociologiques que la sociologie est voue au pluralisme. Quels sont, selon vous, les principaux types dactivits ou de styles quon peut identier dans la sociologie daujourdhui ? 3) Certains accordent la sociologie un pouvoir dexpertise, dautres lui reprochent dtre un vecteur de lidologie. Croyez-vous que certains travaux sociologiques aient inuenc de manire positive ou de manire ngative les politiques publiques contemporaines ? 4) Croyez-vous que la sociologie joue un rle dans la vie dmocratique ? 5) Croyez-vous que la sociologie contribue une meilleure connaissance des socits ?

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La sociologie daujourdhui et de demainPETER ABELL

OUR des observateurs extrieurs, il peut sembler plutt surprenant que les sociologues continuent dbattre du caractre scientique de leur discipline, mme si la question a merg il y a plus dun sicle dj. La polmique naurait-elle pas d tre rgle dune manire ou dune autre lheure actuelle ? Peut-tre que non ; si nous considrons la philosophie des sciences (une discipline, accessoirement, largement ignore des chercheurs en sciences naturelles), nous trouvons peu de consensus sur la nature de lentreprise scientique elle-mme. Alors quil y a quelques dcennies il existait un consensus assez solide autour de la notion centrale des Lois de la Nature , cette ide a t conteste rcemment lorsque apparemment les sciences biologiques passaient au premier plan en parlant peine de lois. Cela doit sans doute rassurer ceux qui souhaitent tablir la lgitimit scientique de la sociologie, puisque pour eux la recherche de lois universelles na jamais sonn juste, malgr les efforts hroques de Hempel (1965) pour les dnir, y compris en histoire. Quoi quil en soit, peu dauteurs nieraient que la recherche des causes des phnomnes occupe une place centrale dans tout projet scientique. Le concept de causalit est pourtant peine moins sujet controverse. Selon certains, bien sr, les lois, les prvisions et les relations causales sont des ides fortement connexes, mais cette association ne convainc plus la plupart des philosophes et des sociologues et, malgr des problmes conceptuels dlicats et prsents en dtail, lanalyse causale dun point de vue statistique a rcemment fait des progrs considrables (Eells, 1991 ; Pearl, 2000 ; Spirtes et al., 2000) permettant une conciliation systmatique des modles de covariation avec un concept de causalit probabiliste, qui na pas besoin din-

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voquer des lois bien quelle lie fermement encore la causalit aux gnralisations (cest-dire aux covariations). Une responsabilit vidente revient ceux qui souhaitent nier les revendications scientiques de la sociologie pour justier les nombreuses applications russies de ces techniques (Goldthorpen 2000). Par exemple, il peut ny avoir que peu de doutes sur le fait que ltude des liens de causalit entre le statut socio-conomique, lducation et la mobilit, etc., soit justie en tant quexemple des aspirations scientiques de la sociologie. Mais, mme dans ce cas, cela laisse beaucoup de place au dbat, particulirement quand le faible nombre de cas empche lapplication des relations statistiques (cest--dire en termes plus familiers quand nous nous heurtons au problme des faibles effectifs ne pas mlanger, comme cest souvent le cas, avec le dbat sur les mthodes quantitatives et qualitatives). Nanmoins, cette approbation doit tre quelque peu nuance parce quon peut penser que les gnralisations causales, qui sont souvent provisoires, sont peu susceptibles de persister dans le futur (prvision probabiliste) ou dans le pass (rtrodiction probabiliste). Il appartient donc ceux qui souhaitent maintenir la lgitimit scientique de la sociologie de justier cette anomalie apparente : la science sans prvisibilit solide ! Clairement, linstabilit des afrmations causales est un problme quil faut traiter si lon veut maintenir nos prtentions scientiques. De plus, lexamen des modles statistiques (tous, en fait, ne font pas des afrmations causales) semble dmontrer que, malgr lamlioration importante des techniques et de la disponibilit de bases de donnes quantitatives ces dernires dcennies, la nalisation statistique de tels modles a peine progress en sociologie comme en conomie (Abell, 2009, b). Il apparat quen moyenne,1007

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quand on cherche expliquer (de manire causale) un type donn dvnement, environ 50 % des diffrences restent toujours inexpliques. Bien entendu, nous acceptons cela facilement en intgrant un terme d erreur dans nos modles et en faisant appel la nature stochastique inhrente aux phnomnes sociaux. lexception de ce dernier point, le chemin vers la respectabilit scientique est porte de main trouvons les covariables supplmentaires et intgrons-les dans les quations appropries. Cependant, cela sonne peine juste (et tout cela est indpendant de la question de la stabilit/prdiction). On rencontre presque toujours des problmes de degrs de libert ; en dautres termes, on se retrouve souvent court de cas. Les chercheurs ne sefforcent pas en pratique de maximiser la variance explique, typiquement ils cherchent plutt la signicativit de leur variable cible grce de nombreux contrles, mais, pour ceux qui sont sceptiques au sujet des afrmations scientiques, le manque de ralisation doit tre une remarque rconfortante. Suis-je en effet le seul tre constern par ces journaux qui dversent plus de rgressions qui montrent des rsultats signicatifs, mais maigres, engendrs par la promiscuit de soidisant cadres thoriques et hypothses ad hoc ? Malgr laspect technique, la plupart de tout cela ne ressemble pas de la science selon moi, il y a peine une preuve de la connaissance cumule et la varit des cadres danalyse dploys est alarmante. Il est difcile de voir comment ces hypothses ad hoc qui sont issues dune multiplicit de modles (parfois appels paradigmes, voir ci-dessous) peuvent se cristalliser en une connaissance cumule. Les choses pourraient tre grandement amliores si les revues exigeaient que de telles hypothses soient issues de la spcication des mcanismes reliant les vnements et fonds sur des modles explicites de comportements individuels (cest--dire en adoptant des fondements microsociologiques explicites). Mais mme cette contrainte nempche pas quil y ait plthore de modles. Nanmoins, je vois quelques raisons dtre un peu optimiste lgard dun rtrcissement des possibilits. Les sociologues classiques, dune manire ou dune autre, ont fait des normes sociales (ou des institutions) les vritables causes des comportements et des actions et, bien quil soit important de ne pas1008

oublier ces auteurs plutt que de les traiter comme les conomistes traitent Adam Smith, llaboration et la diffusion (Valente, 1995) des normes au sein de structures complexes peuvent peut-tre tre considres comme la marque distinctive de notre discipline. Savoir si les normes sont drives ou non des postulats du comportement rationnel (Elster, 2007) reste sujet controverse mais lvolution parallle (Sjniders et al., 2005) du comportement normatif et des structures des liens sociaux est sans doute le cadre le plus solide au sein duquel on peut faonner une vritable sociologie scientique. Il est toutefois probable que le mouvement ne sera pas linaire et quil sera sujet des phases de changements brutales et ncessitant une bonne part dingniosit intellectuelle pour ne pas pricliter. cet gard, la thorie de lquilibre stochastique dynamique (Peyton Young, 1998) pourrait bien fournir un cadre analytique standard. La question de la causalit peut tre aborde de manire tout aussi fconde partir dun autre point de dpart. En revenant de nouveau plus dun sicle en arrire, il y a une tension vidente et non rsolue entre, dune part, les dfenseurs dune enqute de type historique et individualisante, et, dautre part, les partisans dune enqute de type sociologique et gnralisante. Tout un vocabulaire rafn a t dploy pour marquer cette distinction. Ceux qui adoptent une approche historique semblent souvent satisfaits de ntudier quun seul ou quelques cas (peut-tre mieux dcrits comme des rcits, voir ci-dessous) mais sont en mme temps imperturbables dans leur utilisation du vocabulaire causal. Parfois, ils font appel aux rgularits tablies (et rappellent la contribution originale de Hempel [1944 rdite en 1965] o il sintresse aux lois historiques) et, en ce sens, on peut peut-tre considrer que lenqute historique individualisante suit les prceptes dune science applique. Je me doute que peu de personnes trouvent cela tout fait convaincant, mme si on remplace le terme de lois par lexpression plus lche de gnralisations causales. Ds lors, existe-til une approche alternative la causalit qui permette de mettre les cas individuels la porte dune bonne procdure scientique ? Avant daffronter une telle question, revenons

LA SOCIOLOGIE : SCIENCE OU DISCPLINE ?

au problme de limprvisibilit apparente et ce qui est aujourdhui appel la rexivit. Cest un lieu commun de dire que les sciences sociales font face un vaste problme puisque, quand un comportement prvu est communiqu la population cible, cela peut en affecter loccurrence ; conduisant ainsi des comportements autoralisateurs ou ngateurs. La rexivit peut alors tre videmment un handicap pour les prtentions scientiques de lenqute sociologique. Il est vident quelle peut saper la stabilit des prvisions. Mais est-ce que cela doit remettre en question les prtentions scientiques de la sociologie, comme beaucoup lont afrm ? Je ne le pense pas, nous devrions plutt intgrer systmatiquement la possibilit de ce genre de phnomnes dans notre pratique scientique. En effet, la probabilit conditionnelle du comportement dpendra la fois de la variable explicative et de la prvision. En prsence dune rexivit anticipe, considrer les hypothses partir de la forme de cette dpendance fonctionnelle devrait devenir une pratique courante. On peut supposer que celle-ci sera non linaire et que cela montrera des effets de seuil varis. Et, au regard de lhypothse de continuit de la fonction et du thorme du point xe (Simon, 1954), il ny a quun pas pour conclure que les prvisions prcises sont toujours possibles en principe. L approche statistique gnralisante lgard de linfrence causale, pour autant quelle puisse paratre techniquement sophistique, se rduit nalement toujours une simple comparaison de probabilits conditionnelles. La probabilit de ltat dun vnement (E), dtermine par un tat donn de lvnement causal (C) et lie un ensemble ni de conditions limites, est compare la probabilit conditionnelle de E en labsence de ltat causal sous les mmes conditions limites. Ainsi, la mthode comparative se trouve toujours au cur du processus, de telle sorte que la comparaison et la gnralisation sont des conditions pralables toute dduction causale (cest--dire toute explication causale). Si nous suivons ces prceptes, il ny a aucun moyen de dtecter les causes des choses quand N diminue au point que les comparaisons appropries ne peuvent pas tre statistiquement ralises. Cest ici que rside le problme. Il savre souvent trs difcile de prciser lensemble des conditions limites, ce

qui introduit non seulement un facteur dimprvisibilit, avec la rexivit qui affaiblit lassociation statistique et linfrence causale, mais qui introduit aussi le problme que, comme les contraintes limites se multiplient, le nombre de cas appropris peut diminuer. Bien que je sois un fervent dfenseur des rfrences scientiques de la sociologie, je pense quelles souffrent dune tendance injustie dployer de faon trop importante les mthodes statistiques au moyen desquelles les phnomnes sont entasss dune manire qui conduit invitablement aux maigres associations statistiques dont jai parl. Nous savons tous que la simplication inhrente la mthode scientique favorise la cration dquivalences thoriques au-del de la diversit observable, mais, face notre dsespoir datteindre un nombre sufsant dobservations comparables, ne sommes-nous pas parfois en train doublier la comprhension signicative de ce qui est en train de se passer ? Il est possible que ces problmes parviennent lquilibre, tout en maintenant les standards scientiques, si un concept dinfrence causale peut tre labor et qui serait fonctionnel quand un seul ou quelques cas peuvent tre mobiliss. En labsence des gnralisations tablies prcdemment et avec une frquence intrinsquement faible des vnements, les problmes de linfrence causale (et donc de la crdibilit scientique) sont pourtant frustrants. Cest justement sur ce point prcis que sappuient le plus ceux qui veulent nier la lgitimit scientique de la science sociale (et aussi de lenqute historique). Certains rejettent dun bloc la notion de causalit et dautres distillent diverses concoctions quasi causales non stochastiques qui rsident presque invariablement dans les vertus proclames dune analyse qualitative dtaille qui, cela est afrm, met lobservateur dans une telle position de proximit avec les phnomnes que ce qui est en train de se passer est, en un sens, immdiatement comprhensible dune manire dterministe. Contrairement dautres sociologues pratiquant les statistiques, je garde une sympathie considrable pour lobjectif selon lequel lanalyse de cas historiques entre dans le champ dune bonne pratique de la science sociale en compltant (et non en sy substituant) les rsultats de lanalyse causale gnralisante.1009

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Face un manque dachvement des mthodes statistiques (et la tendance entasser ), il nest pas facile de voir comment on peut lier la continuit pistmique avec lanalyse des cas historiques. Une premire possibilit est daccepter les limites de laboutissement des statistiques comme xant les limites de la science sociale la moyenne de la variance inexplique tant attribue linhrent effet alatoire. La faible frquence des vnements soit dpasse les prceptes de la science, soit fournit le point dentre pour une perspective multi-paradigmatique (voir ci-dessous). L approche alternative est de trouver une notion de causalit singulire que lon puisse appliquer au contexte de faible frquence des vnements et qui peut complter les modles statistiques et maintenir les rfrences scientiques. Comme Goldthorpe (2000) la afrm, cest cependant quand on place les tudes de cas dans le champ de la science causale que la nature stochastique des phnomnes sociaux ne devrait pas tre carte. Dans ce contexte, la thorie du rcit baysien (Abell, 2004, 2009 a) fournit un cadre qui introduit un concept cohrent de causalit singulire dans lanalyse de cas, o les cas sont reprsents par des rseaux dactions lies causalement (cest--dire le rcit) qui transforment le monde dun tat initial un tat nal. Bien que la causalit singulire reste sujette controverse, Woodward (2003) et Ylikoski (2011) lui ont donn rcemment un vritable soufe philosophique. Essentiellement, la thorie revoit lordre des relations entre lexplication causale, la gnralisation et la mthode comparative. Tandis que la perspective gnralisante relative lenqute scientique considre, comme nous lavons vu, que la gnralisation et la mthode comparative sont des conditions pralables ncessaires lexplication causale, le rcit baysien tient compte des liens de causalit singuliers en labsence de gnralisation ou de comparaison. La gnralisation et la comparaison deviennent toutes deux logiquement postrieures lexplication causale de telle sorte quon peut formuler de manire signicative des hypothses sur le caractre gnralisable de ce lien de causalit (singulier). L ide centrale est de recueillir des donnes qui augmentent ou diminuent le rapport de vraisemblance pour des liens de causalit1010

singuliers au-del du doute raisonnable ; notamment des afrmations causales subjectives du type Je [il/elle] s ceci cause de cela et des hypothses subjectives Je [il/elle] naurais pas fait cela si ceci ne stait pas pass . Il y a quelques dcennies, il y eut des tentatives pour faire disparatre les tats mentaux de la science sociale au prot dun bhaviorisme brut. L des hritages de cette un approche a t de mettre en doute la abilit (et donc sur la probit des donnes) des dclarations subjectives. Cependant, comme tout chercheur faisant des tudes de cas lafrmera avec empressement, de telles dclarations sont justement les types de donnes qui permettent lanalyste de construire un rcit qui montre ce qui est en train de se passer . Si nous pouvons trouver de faon convaincante une continuit dans lanalyse causale relative aux vnements dont la frquence est faible ou forte, est-ce que cela laisse de la place pour de multiples paradigmes au sein de la sociologie ? La n intellectuelle du terme employ est de saisir la signication originale de lafrmation de Kuhn selon laquelle les paradigmes sont en un sens incommensurables. Bien sr, Kuhn ne trouve des paradigmes multiples dans les sciences physiques que dans des situations anormales, avant quun paradigme unique prouve sa prminence. Cependant, quelques sociologues ont cherch interprter cette diversit apparente de styles en sociologie comme le signe dune incommensurabilit permanente et ils ont ainsi cherch promouvoir des approches non scientiques comme tant valides. Est-ce que cette afrmation devrait tre prise au srieux ? Je ne le pense pas. Dabord, pour des raisons pistmiques ; ensuite cause de la manire dont elle favorise ce que lon pourrait qualier de paradigmes de refuge qui nuisent tant la rputation de la sociologie. Si nous empchons ds le dpart les efforts pour trouver une explication causale, il est certain que toute une srie de sociographies descriptives est possible, dont certains lments, il faut le reconnatre, peuvent savrer pertinents pour ceux qui cherchent laborer des politiques sociales. De plus, les descriptions ethnographiques et comparatives des institutions de diffrentes socits peuvent tre trs prcieuses. Le monde social appelle une multitude de descriptions et si lexistence de multiples paradigmes nquivaut qu

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reconnatre cela, alors aucun mal nest fait. Cependant, si nous portons notre attention sur la recherche de mcanismes causaux, alors on ne peut comprendre comment plusieurs paradigmes peuvent coexister. Ces questions mises part, il est vident quune des fonctions de lappel la coexistence permanente de multiples paradigmes est de fournir une niche ceux qui souhaitent chapper la difcile tche dacqurir les techniques formelles qui sont si ncessaires pour comprendre comment construire les mcanismes causaux et pour contribuer la sociologie scientique. Cest pourquoi jutilise le terme de paradigme de refuge . Je suis souvent tonn quand des revues publient des contributions dans lesquelles les chercheurs sengagent, par exemple, dans une approche qualitative (cest--dire en fait non formelle) sans se demander en amont sil sagit effectivement de la meilleure stratgie de recherche. Ce lamentable tat de fait est li pour beaucoup au mode de recrutement lentre des tudes de sociologie qui se fait parmi ceux qui nont pas de connaissances mathmatiques et scientiques et qui aspirent invitablement construire la sociologie dune manire qui leur soit plus agrable. Si on veut que la sociologie se dveloppe et quelle joue un rle en informant le nombre croissant de politiques dmocratiques librales, ce recrutement devra tre revu et invers. Un certain nombre de sociologues clbres comme James Coleman (1990), Tom Fararo (1989) et Raymond Boudon (1979) ont dj soulev cette question il y a quelques dcennies, mme si peu de progrs ont t faits. La prosprit des socits va reposer de plus en plus sur lavantage comparatif confr par la profondeur de leurs cultures scientiques et la sociologie, en tant que discipline, devrait faire partie de ce mouvement. Il ne sagit pas de dnigrer les connaissances non formelles et historiques ; jespre avoir vacu de telles conclusions en insistant sur la porte des rcits baysiens , une approche qui demande la fois des connaissances qualitatives et formelles. Je ne suis pourtant pas optimiste sur le fait que les socits occidentales, avec leurs intrts contraires inexibles, puissent rellement relever le d. Peut-tre devrions-nous nous efforcer de conduire de nouveau le dveloppement de la sociologie au sein des socits mergentes dAsie ?

En dnitive, il semble que les sciences psychosociales auront de plus en plus besoin de prendre part de manire constructive aux progrs actuels et futurs raliss par la gntique et les neurosciences, toutes deux commenant soulever des questions pistmiques et morales fondamentales. Stephen Hawking (2010), de manire alarmante, considre la volont libre de lindividu, qui soustend tous nos modles, quils soient pistmiques ou moraux, comme une thorie provisoire (cest--dire un paradigme, si vous prfrez). Nous rencontrerons sans aucun doute des ractions de sociologues contre la rduction au gntique et au neuronal et des plaidoyers pour la nature mergente du social. Nanmoins, si ce dbat doit tre engag dgal gal, quelle que soit la position que chacun souhaite prendre, les rfrences scientiques de notre discipline auront besoin dtre mises en ordre. P. A. (London School of economics and political science) Traduit de langlais par Marion Wlodarczyk

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Pluralit des sociologiesJEAN BAECHLER

Quest-ce que la sociologie ?E suis arriv la sociologie en partant de la philosophie et de lhistoire, mais sans perdre de vue celles-ci aucun moment. Je nai donc jamais conu la possibilit que ces trois disciplines pussent tre disjointes, tout en marquant fortement et en connaissance de cause leur distinction. Ces deux convictions se sont renforces tout au long dun demi-sicle de travaux et de rexions, consacrs lanthropologie ou science du rgne humain. La science est un mode du connatre rationnel, dni par quatre oprations : des hypothses fcondes en dductions, des exprimentations, des explorations par essais/checs/tris et des explications nales. Lapplication de la science au rel donne naissance des sciences, en fonction du segment de rel que lon prtend expliquer. Le partage le plus large possible ce jour distribue le rel en rgne physique, vivant et humain. La science du rgne humain doit mobiliser, pour saccomplir selon moi, les trois disciplines de la philosophie, de lhistoire et de la sociologie. La philosophie est indispensable, pour dnir avec prcision ce dont il est question et pour prendre du recul par rapport aux rsultats atteints. L histoire traite les archives de lhumanit, pour en extraire les renseignements les plus srs sur les faits advenus. La sociologie a pour rle de reprer et de peser les facteurs responsables des tats constats de la matire historique. La collaboration des trois disciplines est ncessaire lexplication des faits humains, non seulement au niveau de lanthropologie gnrale, mais encore dans toutes les sciences en lesquelles elle se spcialise, mesure que lintrt se porte sur des dpartements de plus en plus particuliers du rgne humain. Un partage fondamental distribue la matire historique en une douzaine de domaines, dont le poli-

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tique, lconomique, le religieux, le dmographique, le morphologique Chaque domaine donne lieu la constitution dune science distincte. Mais lanthropologie se distingue par le fait quaucun domaine ne peut tre trait part de tous les autres, car la matire constitutive de chacun est dans la dpendance troite de ses tats dans tous les autres. Cette situation rend dautant plus ncessaire lappel la philosophie et ses interrogations socratiques sur ce que parler veut dire ; lhistoire et ses efforts jamais aboutis pour tablir les faits ; et la sociologie, pour tablir ce qui conditionne, inuence ou dtermine quels faits, depuis un cas de suicide jusqu lhistoire universelle. Cest ce prix que des explications convaincantes peuvent tre trouves.

Les sociologiesCette conception de la sociologie permet de comprendre, dexpliquer et de justier jusqu un certain point la pluralit des sociologies. Jen vois quatre revendiquer cette appellation, avec des raisons plus ou moins bonnes. La meilleure raison, mon sens, est celle expose dans la rponse la premire question. Je sais dun savoir inspir par les pres fondateurs de la discipline, Aristote dj et surtout Montesquieu, et par tous les chercheurs qui se sont illustrs dans lexplication des affaires humaines, quil ny a pas de science humaine qui vaille sans la runion dune pluralit de cas pour observer les diffrences et supputer leurs raisons dtre. L objet tant le rgne humain, il devrait aller de soi que le sociologue prend en compte tout lhumain accessible la documentation, sur trente-cinq mille ans environ. Avec lirruption brutale de la modernit et lattention attire par les bouleversements quelle a imposs dans tous les ordres de lhumain, des biais fcheux ont eu tendance simposer au1013

LA SOCIOLOGIE : SCIENCE OU DISCIPLINE ?XIXe

sicle. L histoire soccuperait du pass, la sociologie du prsent, lethnologie des primitifs, lorientalisme des non-Occidentaux. Ces partages disciplinaires sont arbitraires, dcids par les hasards de lhistoire europenne et perptus par des intrts de carrire. Ils sont fcheux, car ils loignent de la position juste, qui note que, quel que soit lobjet, bororo, chinois, msopotamien, anglais, palolithique, politique, conomique, religieux, ou autre, il est impossible de ne pas recourir aux trois disciplines, sous peine dchouer. Une deuxime sociologie correspond au travail indispensable de documentation, distribu en trois tapes : la collecte, la critique, ltablissement des faits. Il devrait aller sans dire que les pratiques documentaires varient avec les types de documents. Certains sont des vestiges archologiques, dautres des textes crits, dautres encore des statistiques, des sondages dopinion, des enqutes sur le terrain. Quel que soit lobjet auquel la sociologie comme discipline anthropologique sapplique, elle ne peut pas se dispenser de recourir des faits documents et de les souhaiter aussi srement tablis que possible. Une troisime sociologie vient brouiller cette rpartition claire des tches entre la documentation et la science. Lespce humaine tant grgaire, le rgne humain est aussi compos dordres sociaux , qui runissent les humains en socits, en populations, en groupes, en rseaux Dautre part, les comptitions distribuent des parts ingales de pouvoir, de richesse et de prestige, dont rsultent des stratications sociales . Enn, lespce humaine est astreinte inventer son humanit, imprimer des humanisations appeles cultures et inscrire celles-ci dans des cercles sociaux . Lide parat irrsistible et justie disoler dans la matire anthropique historique des faits sociaux , comme dautres sont politiques, conomiques ou religieux. Une science du social simpose, et pourquoi ne pas lappeler sociologie ? En effet, pourquoi pas, mais condition de marquer nettement que la sociologie comme science nest pas la sociologie comme discipline. Une quatrime sociologie est critique ou idologique. Elle trouve sa raison dtre dans le fait que le rgne humain est norm de part en part. En effet, lespce humaine est place

sous la contrainte que sa nature est un ensemble structur de virtualits, dont les actualisations sont culturelles. Des problmes en naissent, qui appellent des solutions, bonnes ou mauvaises. Les sciences humaines tudiant les problmes et les solutions, elles ne peuvent pas ignorer cette situation fondamentale. Il y a de bons et de mauvais rgimes politiques selon le critre de la justice, de bonnes et de mauvaises mesures conomiques pour grer la raret, de bonnes et de mauvaises religions selon quelles peuvent ou non se rclamer de racines mtaphysiques rationnelles Tout lhumain pouvant tre valu de cette manire, la tentation est grande de prendre prtexte de ce que lon croit savoir sur les choses humaines, pour vouloir les rgir et se dvouer au bonheur des gens sans leur demander leur avis.

Lexpertise sociologiqueJe suis attach une rpartition stricte des tches, dont la plus fondamentale repose sur la distinction du connatre et de lagir. Connatre, pour le sociologue, cest rejoindre le philosophe et lhistorien dans le cadre de sciences appliques lexploration et lexplication du rgne humain. Car le but ultime est dexpliquer pourquoi les choses humaines sont comme elles sont et pas autrement. Agir, cest contribuer la rsolution des problmes humains. Pour agir efcacement, il faut connatre les problmes et les bonnes ou les mauvaises solutions. Les chercheurs en sciences humaines sont censs connatre les bonnes et les mauvaises solutions trouves par les tres humains runis en socit. La rationalit et le bon sens veulent que ceux qui ont besoin de savoir sadressent ceux qui savent. Les demandes dexpertise sont invitables, ncessaires et bnques. Mais, si les chercheurs consentent faire affaire avec les acteurs et les dcideurs, politiques, conomiques et autres, ils courent le risque assur den dire plus quils nen savent et de se dtourner du souci de chercher en savoir plus. La solution de principe est vidente. ct des cogniteurs et des acteurs, il y a place pour des conseillers du prince, capables de faire passer des informations ables des premiers aux seconds. La mme solution vaut pour un

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autre problme. Les chercheurs ont un devoir de se communiquer les informations les uns aux autres, entre comptents. Il ne va pas jusqu imposer de les communiquer aux incomptents. Ce travail de divulgation et de vulgarisation devrait revenir des journalistes, des confrenciers, des enseignants. Les solutions sont obvies et efcaces, mais leur point faible est dans les chercheurs, qui sont facilement tents, par intrt, vanit et besoin de reconnaissance, de devenir conseillers du prince et vulgarisateurs. La strilit de la sociologie la fois comme discipline et science en est la sanction imparable.

aujourdhui exige une culture gnrale nourrie de philosophie, dhistoire et de sociologie, mises en uvre par des sciences embrassant le rgne humain dans toute son extension. Je vois le kalokagathos et lhonnte homme contemporain comme celui qui est parvenu saisir lessentiel de chaque science, pour devenir un gnraliste de lhumain et un humaniste en un sens renouvel.

Le savoir sociologiqueCette question mapparat mal formule. Pour se persuader des apports en vrits des sciences humaines depuis deux sicles, il suft de comparer ce que chacune a tabli ce jour ce que lon en savait auparavant. En attribuer le seul mrite la sociologie comme discipline ou science serait stupide. Nier les contributions tant de la discipline que de la science serait un aveu dignorance. J. B. (Acadmie des sciences morales et politiques, Paris)

La sociologie et la dmocratieLa question est sans pertinence, si lon entend accorder la sociologie un privilge quelconque dans la vie dmocratique. La dmocratie a besoin, comme tous les ordres de lhumain, dacteurs clairs, pour plutt russir quchouer. lre de la modernit triomphante dans le monde, tre clair

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Expliquer le social par le socialFRANOIS DUBET

Ni scientisme, ni subjectivisme caractre scientique : cette formule prudente convient particulirement bien. Si lon dnit la science comme la capacit dtablir des lois causales tenues pour universelles et vraies jusqu ce quelles soient dmontres fausses, la sociologie et, plus largement, les sciences sociales et historiques ne sont pas des sciences. Je ne suis dailleurs pas certain que les pres fondateurs de la discipline aient eu une ambition aussi haute. En revanche, si lon dnit plus modestement la science comme une dmarche de connaissance soumise des contraintes relativement exigeantes, alors la sociologie peut tre conue comme une discipline caractre scientique puisquon ne peut ni faire ni dire nimporte quoi. Dans ce cas, le caractre scientique de la sociologie est une affaire de mthodes, dexigences, de rationalit et de capacits de construire des faits et des preuves. Jajoute volontiers que, malgr le got prononc des sociologues pour les querelles pistmologiques, il y a souvent un accord implicite sur ce quest une bonne recherche, et ceci quel quen soit le style ou la mthode. Grce une sorte de popperisme modr, les sociologues admettent gnralement quune recherche est convaincante quand elle produit des faits et des mthodes capables de rsister la force des hypothses du chercheur. Cest l tout un art car la grande faiblesse de la sociologie nest pas tant de ne pas avoir dides que den avoir trop, et des ides si fortes quaucun fait et quaucune mthode ne sont en mesure de leur rsister. Si la sociologie nest pas une science avec un grand S, capable daccumuler des connaissances indiscutables et de produire des lois gnrales, elle est une discipline exigeante produisant des lois locales sufsammentISCIPLINE

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solides pour tre tenues pour raisonnablement valides. Ni scientisme hautain, dont jobserve quil est plus prsent dans les manuels que dans les productions de la recherche, ni relativisme, ni subjectivisme, ni constructivisme radicaux ; je nignore pas que cette position modre a toutes les chances dapparatre timide et, surtout, triviale. Il me semble clair que le vieux rve visant tablir des lois gnrales de laction sociale, du fonctionnement des systmes et de lvolution des socits se place un tel niveau dabstraction quil a peu de chances de produire des connaissances solides. Contre ce point de vue, il est juste de rappeler que lintentionnalit et la rexivit des acteurs font quils construisent le monde dans lequel ils vivent et que celui-ci nest pas naturel au sens o ce mot dsigne le rgne de la ncessit. Il est clair aussi, comme lafrmait Weber, que les hypothses sociologiques sont irrmdiablement enchsses dans des valeurs et des intrts de connaissance et que les sociologues nchappent pas aux mcanismes sociologiques quils tudient. Enn, les faits sociaux, y compris les outils de recherche, sont construits, mais cette construction nempche pas quils fonctionnent rellement et que la vie sociale nest pas une chimre produite par le seul jeu des subjectivits. Il est donc vident que la sociologie doit rchir sur elle-mme et ne pas tre dupe delle-mme. Tout cela est bel et bon jusquau point o, de tournants rexifs en tournants linguistiques , on considrerait que le travail de la sociologie est celui dune dconstruction innie, y compris une dconstruction de la dconstruction. Plutt que de produire des connaissances, on produit de longues dissertations dmontrant de manire de plus en plus convenue que la connaissance est une illusion puisque tout est social et puisque le social est

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construit. Or, si les faits sociaux ne sont pas des choses, il nempche quils rsistent, quils prcdent les acteurs et quils leur survivent. Cest pour cette raison que lon doit afrmer que la sociologie est une discipline, et une discipline sufsamment exigeante pour que ses conclusions puissent tre tenues pour valides en dehors du contexte local de leur production et de la subjectivit des chercheurs.

Illusion rtrospectiveLa sociologie est ncessairement pluraliste et ce nest parfois que par une illusion rtrospective quon lui confre une unit quelle na jamais eue. Ceux qui ont gagn la bataille de la postrit ne furent pas plus hgmoniques que leurs concurrents. Ce pluralisme nest pas une faiblesse de la discipline car, comme la bien montr Jean-Michel Berthelot, en arrire-plan des hypothses sociologiques se tient un ensemble de thmata de modles dintelligibilit de la vie sociale. Le pluralisme sociologique est dautant plus invitable que chaque modle ou paradigme peut tre tenu pour limpens de lautre. Dailleurs, en dpit des querelles et des rivalits, je ne crois pas que les sociologues souhaitent que sinstalle un modle hgmonique qui ne serait alors quune science ofcielle. Il est extrmement hasardeux de tracer la topographie ou la toponymie de la sociologie, y compris de la sociologie franaise laquelle je prfre men tenir. un niveau de gnralit extrme, on peut distinguer trois grandes manires de concevoir lobjet de la sociologie partir des conceptions de laction sociale. La tradition la plus ancienne conoit laction sociale comme laccomplissement dun programme culturel, dune orientation normative au sein dun systme dni comme un ensemble de dterminations structurelles et institutionnelles ; cest le programme de Durkheim, de Parsons, de Merton, de Bourdieu en France, et ce que les sociologues amricains appellent aujourdhui la sociologie culturelle. Les thories du choix rationnel constituent le deuxime grand paradigme, mais, comme on admet gnralement que la rationalit de ce choix est socialement contrainte, les systmes de relations, les

croyances, les normes et les conventions sont intgrs dans ce modle. Enn, une troisime famille de conceptions de laction est centre sur la subjectivit et lactivit des individus gnralement saisis au niveau des interactions et de la construction continue des changes sociaux et des catgories sociales elles-mmes. Les frontires de ces grandes familles sont trs largement poreuses et parfois mme elles font une recherche en lgitimit auprs des mmes pres fondateurs, notamment de Weber dont luvre peut fournir des arguments aux trois courants. ces distinctions plus que grossires, il faudrait ajouter les sensibilits idologiques et politiques qui les traversent puisque chacune delles prsente des versions plus ou moins conservatrices ou plus ou moins radicales. Si lon ajoute cela le fait que ces grandes familles peuvent mobiliser des mthodes diffrentes et que lopposition entre les techniques quantitatives et les techniques qualitatives les traverse toutes, il faut bien admettre que le paysage intellectuel de la sociologie est profondment clat. Il lest dautant plus que le nombre croissant de chercheurs et llargissement du march des ides ont acclr la spcialisation des domaines et des sous-domaines, ont multipli les diverses studies qui ne se dnissent que par leurs objets empiriques et par des sensibilits thoriques plus ou moins partages. Cest cause de cet clatement quil est plus raisonnable de parler de styles que dcoles, puisque la plupart des sociologues empruntent une diversit de traditions, de thories et de mthodes. Si la multiplication de ces styles est sans doute une bonne chose pour les individus, il nest pas certain quelle soit excellente pour la discipline. En effet, le pluralisme exige des rgles communes de confrontation et de discussion, il ne dispense pas de la formation dun espace commun permettant un minimum daccumulation de connaissances et une critique rationnelle des productions. Or la multiplication des styles personnels, des tendances, parfois des bandes , conduit plus srement lindiffrence et lanomie qu la formation dun espace de critique professionnelle. Ne pouvant saccorder sur leurs paradigmes et leurs idologies, les sociologues pourraient faire beaucoup plus defforts pour discuter ensemble de la nature des faits et des preuves .1017

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Distance de la connaissance et de lactionIl est parfois de bon ton de refuser lexpertise au nom de la puret de la science et de la vocation critique de la sociologie. Cette querelle me semble largement dpourvue de contenu. Les biologistes sinterdisent-ils de croire quils peuvent faire progresser la mdecine ? Dune part je ne vois pas pourquoi les sociologues refuseraient dtre des experts dont les connaissances seraient utiles ceux qui peuvent les utiliser, quils soient au pouvoir ou quils critiquent ce pouvoir. Il va de soi que, en sociologie comme ailleurs, les experts ne doivent se voir dictes ni les questions ni les rponses par ceux qui les nancent. Dautre part, la position critique est bien souvent une posture car on peut considrer que la connaissance est ncessairement critique ds quelle montre que le monde social nest pas exactement ce que lon croit quil est ; une bonne recherche est souvent plus critique quun ouvrage indign. Enn, comment ignorer que nous vivons dans des socits qui entretiennent avec elles-mmes et leurs catgories un rapport profondment critique, des socits o la pose critique est parfois le plus sr moyen davoir du succs ? Plutt que de se demander ce que la sociologie fait aux socits, mieux vaudrait se demander ce que les socits font de la sociologie tant donn que les sociologues contrlent fort peu ce quil advient de leurs recherches et des connaissances quils produisent. Il est peu vraisemblable que le succs dun ouvrage de sociologie dpende directement des intentions de son auteur. Il tient plus la manire dont les acteurs concerns sen saisissent. La sociologie des organisations a probablement permis aux managers et aux responsables des politiques publiques dclairer leurs dcisions. La sociologie de lducation na certainement jamais dict les politiques scolaires, mais celles-ci nont pas pu faire comme si nous ignorions tout des mcanismes scolaires. En fait, les acteurs politiques se servent de la sociologie mais on nimagine gure que la sociologie leur dicte les buts et les rgles de leur action. Cela ne semble pas tenir principalement la faiblesse de la sociologie ou laveuglement des politiques mais, plus profondment, la distance normale de la connaissance et de laction, la lutte de1018

lthique de responsabilit et de lthique de conviction. Un monde qui appliquerait les recettes des sociologues ne serait certainement pas meilleur ; mais un monde social qui sacharnerait ne pas se connatre serait sans doute pire. Et puis les autres sciences sociales sont-elles vraiment mieux places que la sociologie ? Les rapports de lhistoire et des mmoires ne sont pas des plus simples ; lconomie explique nettement mieux ce qui sest pass que ce qui peut advenir et lon ne sait jamais si son succs est celui de la science ou de la Pythie. Dans tous les cas, les sciences sociales sont utiles la dcision quand elles dictent des rgles de prudence.

Contre les ides faussesRappelons dabord que les rgimes non dmocratiques ont toujours refus la sociologie ou quils lont rduite une idologie ofcielle. Si lon considre que la dmocratie exige que se forment des dbats publics sur un certain nombre de problmes sociaux, dbats placs en amont des processus strictement politiques, la sociologie participe naturellement ces dbats. Et cest sans doute l son rle le plus positif quand elle montre, grce des tudes minutieuses, que la vie sociale nest pas exactement ce que lon pense quelle est. La sociologie est utile quand elle met en vidence des mcanismes sociaux dont les acteurs nont pas une conscience immdiate et claire, elle est utile quand elle tmoigne dexpriences sociales que les mdias ignorent, elle est utile quand elle montre que les consquences dune dcision publique risquent dtre contre-intuitives. Quitte paratre naf, on peut dire que la sociologie est utile quand elle combat les ides fausses et les idologies. Bien sr, la sociologie ne gagne jamais la bataille des ides et on ne sait pas quelle sociologie pourrait gagner cette bataille. Mais il est bon que la sociologie, entendue de manire limite comme la production de connaissances objectives et rationnellement argumentes, fasse entendre sa petite musique dans le concert des dbats publics. Nous sommes dailleurs dans une situation trange : mme si la sociologie est souvent critique et tenue pour ngligeable, personne ne pense quelle est inutile et il nest gure de

LA SOCIOLOGIE : SCIENCE OU DISCPLINE ?

problmes sociaux sur lesquels on ne recherche lavis des sociologues, moins parce quils disent la vrit vraie que parce quils nous dcentrent et nous mettent distance de nous-mmes.

ConanceLa sociologie contribue-t-elle une meilleure connaissance des socits ? Imagine-ton que je rponde non cette question tout en ayant consacr beaucoup de travail la sociologie et en tant pay pour cela ? Je reste persuad que les choses nont pas profondment chang depuis le sicle des Lumires et le lendemain des rvolutions dmocratiques. Quand la vie sociale nest plus perue comme laccomplissement dun dessein divin et quand elle nest pas rduite la mise en uvre dun contrat social rationnel dans lequel la Raison se substitue Dieu, il faut, selon la vieille formule de Durkheim, expliquer le social par le social . Si on accepte de rduire la sociologie ses dimensions les plus pratiques et les plus empiriques, lart de construire des enqutes, de recueillir des donnes, de traiter des sries statistiques et des archives, dinterroger les individus sans les enfermer dans les cadres de lopinion publique alors la sociologie contribue une meilleure connaissance des socits. Elle nous apprend quelles sont les condi-

tions sociales de la sant, de lducation scolaire, celles qui tiennent aux conditions gnrales et au fonctionnement des organisations, elle nous dit quelles sont les conditions de la participation dmocratique, elle nous dit pourquoi les gens croient et pourquoi ils raisonnent comme ils raisonnent En ce sens, la sociologie est plus cumulative quon ne limagine quand, sous prtexte de constructivisme radical, chaque chercheur est tent de faire comme sil tait lorigine du monde. Cette conance vaguement scientiste dans la connaissance ne signie pas que la sociologie ait le monopole de la connaissance de la vie sociale et il marrive de penser que les romans et les lms en apprennent plus sur les socits que la microsociologie des interactions. Je crois cependant que la sociologie produit des connaissances relativement solides et que la connaissance peut rendre nos vies sociales meilleures. Les faiblesses de la sociologie tiennent moins son pluralisme et sa structure intellectuelle et scientique qu son faible niveau dorganisation et de matrise delle-mme, qu sa place dans lespace universitaire, ses murs et la responsabilit des sociologues. F. D. (Universit Bordeaux-Segalen et cole des hautes tudes en sciences sociales, Paris)

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Une science normaleJRGEN FRIEDRICHS

AUCUN des pres fondateurs ne se serait considr comme un artiste, et aucun dentre eux nest vu comme cela aujourdhui. Au contraire, ils ont fait avancer la sociologie en tant que science grce des analyses empiriquement riches et fondes sur des hypothses. la suite de mes quarante ans de carrire dans lenseignement et dans la recherche, ma conviction profonde est que la sociologie a chang pour prendre une direction : celle de la science. Par rapport ce quelle tait encore dans les annes 1970, notre discipline a atteint ce que Kuhn dnit comme un paradigme normal . La sociologie est devenue une science normale ; des coles comme le marxisme ont perdu leur inuence ; la tradition philosophique semble toujours plus prsente en France avec des auteurs comme Foucault ou Baudrillard. Mais, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, en Allemagne et aux tats-Unis, on observe un large consensus fond sur le rationalisme critique pour mener des recherches empiriques approfondies, fondes thoriquement, avec des mthodes statistiques rafnes danalyse de donnes. Les contributions paraissant dans lEuropean Sociological Review en sont de bons exemples. Cependant, plus la sociologie devient une science normale , moins elle est comprise par les profanes et les journalistes. La plupart des journalistes ayant reu une ducation sociologique qui ntait fonde ni sur les enqutes quantitatives ni sur les analyses multifactorielles tendent ignorer les progrs faits en sociologie, et reprendre simplement les rsultats qui ne sont pas quantitatifs et sont donc plus faciles comprendre. Dune manire gnrale, toute science est voue au pluralisme. Toute science est ouverte laffrontement des diverses thories et arguments, mais ces derniers tendent 1020

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converger long terme. Cependant, des chercheurs ont abus de ce principe douverture linnovation thorique et mthodologique en remettant en cause les dnitions et les mesures standard , et cela pour servir leur rputation. Ce fut le cas pendant longtemps en sociologie ; un chercheur proposait alors une nouvelle dnition du pouvoir , une nouvelle mesure de la sgrgation ou des dimensions de la pauvret. Cela a rendu la sociologie improductive et non cumulative pendant presque vingt ans (du milieu des annes 1960 au milieu des annes 1980). En outre, activits et styles ne signient pas la mme chose. Je me limiterai rpondre sur le type dactivits, comme on les observe dans les contributions des revues scientiques. On trouve de la diversit dans toute discipline. La question importante est de savoir lesquelles sont reconnues dans le dbat intellectuel, entendu au sens large. Vous trouverez des dfenseurs de la thorie du choix rationnel, de la thorie des systmes sociaux (dans la tradition de Parsons ou Luhmann) ou des tudes sur le genre. Pour valuer linuence de ces coles, courants ou paradigmes, il peut tre utile de sintresser au nombre de personnes qui sabonnent aux revues associes une cole spcique. Le rsultat est trs instructif : les revues lies au courant majoritaire reprsentent 80 % des tirages, alors que les revues qui sen distinguent ne doivent pas dpasser les 20 %. Bien entendu, ces pourcentages ne sont pas ncessairement un indicateur de qualit, mais ils donnent une ide des intrts des chercheurs, surtout sils doivent payer euxmmes leur abonnement. De plus, avec laugmentation du nombre de recherches multi-niveaux et le dveloppement des tudes fondes sur un large chantillon, la sociologie est entre dans une nouvelle tape de recherches sophistiques qui permet-

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tront de surmonter les dfauts (et les fausses vidences) de la recherche transversale. Il y a beaucoup dexemples dexpertise sociologique. Dabord, il existe un large corpus de donnes empiriques provenant des enqutes PISA ; celles-ci ont certainement inuenc les politiques en matire dducation dans tous les pays europens. Ensuite, la recherche sur la pauvret et les effets des quartiers de rsidence a conduit de nouvelles politiques publiques, les meilleurs exemples tant les programmes MTO et HOPE IV aux tats-Unis. La sociologie environnementale a fait merger la notion dinjustice environnementale. Cette nouvelle dimension de lingalit sociale a suscit la volont de changer les politiques environnementales, que ce soit dans les villes amricaines ou au Nigeria. La recherche sur les ingalits de genre a conduit des programmes visant rduire les carts de salaires et les ingalits daccs aux postes responsabilit, par exemple en instaurant des quotas. Enn, en Allemagne au moins, un dbat de vingt ans sur lintgration des migrants est parvenu, avec dautres, ce que davantage de fonds publics soient allous des cours de langue pour les enfants en ge prscolaire. Toutes les sciences inuencent les politiques publiques. La sociologie, probablement en raison de sa promesse silencieuse de prvoir pour prvenir , rencontrera le problme dtre mise lpreuve par des praticiens avant de pouvoir proposer les solutions adquates. La sociologie joue-t-elle un rle dans la vie dmocratique ? Oui, pour la rendre plus dmocratique, au sens de lquit. Pour mettre en vidence les problmes sociaux et apporter les preuves empiriques des causes des problmes, ainsi que des conseils normatifs ou des solutions prudentes et avises. Un exemple positif : en Allemagne, on disait dj dans les annes 1980 que lapprentissage de la langue ds le plus jeune ge tait crucial pour lintgration des migrants. Il aura fallu presque vint-cinq ans pour que cela soit accept par les sociaux-dmocrates et les dmocrates-chrtiens et pour que cela soit organis dans les programmes de lcole maternelle et lmentaire.

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Mais, mme dans les socits dmocratiques, les rsultats de la recherche sociologique sont susceptibles de ne pas tre les bienvenus, comme deux exemples honteux peuvent nous le rappeler. Les rsultats des enqutes dAlfred C. Kinsey sur limportance de la sexualit prmaritale et extraconjugale nont pas seulement suscit un vaste dbat au sein de lopinion publique amricaine, ils ont aussi conduit de nombreux chercheurs remettre en question les chantillons et les analyses de donnes. Parce que les rsultats allaient lencontre des normes et de lidologie de la plupart des Amricains en matire de sexualit, ils ne pouvaient pas tre vrais. Lautre exemple concerne James S. Coleman. Tandis que dans le cas de Kinsey ctait lAmrique conservatrice (et ses universitaires) qui protestait, ctaient l les libraux (et leurs chercheurs) qui sinsurgeaient contre ses rsultats (1975) : le programme de ramassage scolaire suppos lutter contre la sgrgation en rpartissant les enfants noirs et blancs dans les coles natteignait pas son but puisquau lieu de favoriser lintgration dans les coles publiques, il conduisait ce que de nombreux Blancs sortent du systme scolaire public. Il y eut un mouvement pour faire renvoyer Coleman de lAmerican Sociological Association. Celui-ci a chou et Coleman devint prsident de lASA en 1991. Autant deffets pervers du politiquement correct dans les socits dmocratiques (1). Il est trs difcile de rpondre cette question [la sociologie contribue-t-elle une meilleure connaissance des socits ?], selon le niveau danalyse auquel on se place. Sur le plan acadmique, il y a eu une coopration croissante et intense, que ce soit entre les chercheurs amricains et europens ou que ce soit entre les chercheurs europens en raison du nombre de projets europens. Cela a certainement conduit une meilleure comprhension mutuelle et un profond respect. Sur le plan du comportement individuel, en ce qui concerne lattitude lgard des minorits et les relations entre minorit et majo(1) Un cas plus rcent est rapport par Nilsen en 2011 dans le journal Global Dialogue de lInternational Sociological Association : http://www.isa-sociology.org/global-dialogue/?p=281

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rit, les efforts des sociologues et des psychologues sociaux sont sans doute parvenus ce que soient instaurs des programmes politiques uvrant pour la tolrance, le respect mutuel et lintgration. Sur le plan macroscopique de ltude des pays, par exemple la comparaison des pays en ce qui concerne le bien-tre des citoyens, il faut tenir compte des diffrences entre les pays. Lexplication principale tenant aux diffrences culturelles , ces tudes peuvent ds lors tre vues comme participant une vision diffrencie des socits.

En outre, les tudes comparant linuence des rgimes dtat-providence ont galement particip notre comprhension des diffrentes socits. De la mme manire, les enqutes comparatives PISA ont eu une inuence importante sur le dbat touchant au systme scolaire dans chacun des tats europens reprsents dans lchantillon. J. F. (Klner Zeitschrift fr Soziologie und Sozialpsychologie, Cologne) Traduit de langlais par Marion Wlodarczyk

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Leons dune expriencePIERRE GRMION

est difcile dvoquer la sociologie indpendamment de linscription institutionnelle des sociologues. Paris, un jeune chercheur recrut dans les premires annes de la dcennie 1960 entrait dans une conguration institutionnelle quil apprenait dcouvrir au fur et mesure de son travail. Cette conguration tait place sous le signe du dynamisme, de la croissance, de loptimisme. Ds avant la n de la guerre dAlgrie, sur les seules annes 1960-1962, les initiatives staient multiplies Paris : cration de pas moins de quatre revues de sociologie, cration dun dpartement de sociologie et de centres de recherche au sein de la VIe section de lcole pratique des hautes tudes, lancement des procdures de recherche contractuelles la Direction gnrale de la recherche scientique et technique (DGRST), lancement dune Socit franaise de sociologie. Toutes ces initiatives sinscrivaient dans un mouvement de rforme de la recherche scientique port par le colloque de Caen et le gouvernement de Pierre Mends France (dont LExpansion scientique assurait le suivi) et poursuivi sous la Ve Rpublique par la haute fonction publique modernisatrice. Une seconde impulsion venait des tats-Unis : rayonnement des dpartements de sociologie de plusieurs grandes universits amricaines, action internationale vigoureuse de la Fondation Ford, impact intellectuel de livres signicatifs (LHomme et la Politique de Lipset, La Foule solitaire de Riesman). Cest dans ce contexte que je fus recrut par un des Jeunes Turcs de cette sociologie conqurante, Michel Crozier. Nulle rfrence aux pres fondateurs de la sociologie dans cette quipe, qui se rangeait sous la bannire mertonnienne de la thorie middle range. Crozier tait en effet lauteur dune thorie moyenne porte assez puissante pour contribuer lintelligibilit de la France de lpoqueL

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et assurer sa notorit. Le travail de son quipe se nourrissait dun va-et-vient constant entre ce modle thorique et les enqutes. Crozier tait un entrepreneur qui recrutait ses collaborateurs par cooptation. La sociologie tait pour lui un mtier. Membre du comit de rdaction de Human Relations (revue qui faisait le pont entre les psychologues sociaux de Michigan et le Tavistock Institute de Londres), cest dans ce milieu quil avait puis lessentiel de sa conception du mtier, qui allait de pair avec une grande mance lgard de la sociologie universitaire. Michel Crozier assura le dveloppement de son entreprise en combinant ressources du CNRS et ressources contractuelles. Son quipe, lgre, maniable, tait quilibre par deux balanciers : dun ct trois administrations de mission (DGRST, commissariat au Plan, Datar), de lautre trois institutions intellectuelles (Club Jean-Moulin, revue Esprit, ditions du Seuil). Cette exprience particulire sinscrivait dans une vise de professionnalisation de la sociologie commune toutes les units de recherche dont on observait alors lclosion Paris. Pareille vise accompagnait lambition danalyser, de dcrypter, dinterprter les changements rapides dont la socit franaise tait le sige. Certes, les perspectives interprtatives diffraient profondment dun sociologue lautre, dune quipe lautre, mais lunit de cet univers en expansion tait assure par lautorit exerce conjointement par les trois hommes qui avaient relanc la sociologie aprs la Seconde Guerre mondiale : Raymond Aron, Georges Friedmann et Jean Stoetzel (tous trois, notons-le, non durkheimiens). Mai 1968 congdiait brutalement la professionnalisation, tandis que la conguration institutionnelle qui la portait explosait sous les coups de boutoir de lextrme gauche radicale ( la sociologie est traverse de part en part1023

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par lidologie ), de la pression de la commande administrative et des transformations non moins radicales du champ intellectuel national et international, en interaction croissante. Autour de 1975, il apparaissait quaprs son ascension continue la sociologie battait de laile. la mme lpoque, une circulaire du Premier ministre stoppait lination du recrutement de chercheurs contractuels gnre par 68. Deux ouvrages, tous deux publis en 1980, permettaient de faire le point. Le premier, La Sagesse et le Dsordre, tait un ouvrage collectif brossant un tableau de la socit franaise quinze ans aprs un volume dinspiration comparable intitul, lui, Tendances et volonts de la socit franaise. Henri Mendras, son coordinateur, rappelait quen 1965 les sociologues manifestaient une conance juvnile dans leur science et que, monts sur les paules des conomistes, ils se attaient de voir plus loin et plus clairement queux. Pareilles navets ntaient plus de mise en 1980. Le premier projet avait t port en 1965 par la toute jeune Socit franaise de sociologie. Quinze ans plus tard, affaiblie par les conits, la Socit et t bien incapable de fournir un point dappui pour une nouvelle initiative. Celle-ci fut donc prise en charge par une association cre avec lappui de Jacques Delors (alors au cabinet de Jacques ChabanDelmas), et bnciant des ressources de la loi sur la formation permanente. Outre ses actions de formation, lassociation avait fonctionn tout au long de la dcennie comme une task force pour ltude du changement social. Dernire manifestation danalyse collective des sociologues, contemporaine des Trente Glorieuses de Jean Fourasti, La Sagesse et le Dsordre marquait la n de lalliance privilgie entre sociologie et modernisation franaise. Publi en cette mme anne 1980, Le Bricolage idologique de Franois Bourricaud offrait un cadre interprtatif de lmergence, de linstitutionnalisation et de la dsintgration de cette mme sociologie professionnalise, resitue dans une perspective historique longue. Aprs la Seconde Guerre mondiale, les deux piliers culturels de la IIIe Rpublique, le consensus sur la culture gnrale (au-del du conit entre boursiers et hritiers) et le relatif quilibre entre idologies de droite et1024

idologies de gauche disparaissent. Si les structures sociales de la socit franaise sont peu bouscules par la guerre, les idologies de droite, elles, en sortent totalement disqualies. la faveur de cette disqualication, le progressisme sinstalle en matre (avec Sartre comme gure centrale), et ce nest qu la n de la dcennie 1950 que la sociologie professionnelle commence merger, porte par le souci de sortir des discussions livresques au prot dune connaissance de la ralit sociale, ayant recours aux entretiens et aux enqutes. Mais ce dveloppement qui se dploie dans la dcennie 1960 (ge dor de la recherche en sciences sociales) reposait sur un compromis nement circonscrit par Franois Bourricaud : En tant que sociologues, nos collgues empruntaient aux sciences sociales amricaines un certain objectivisme quantitatif qui devait donner la profession le srieux dune vraie science mais en tant quintellectuels ils restaient pour la plupart pntrs de la tradition franaise et dles au conformisme de gauche.

Cest ce compromis qui vole en clats aprs Mai 1968, dportant lensemble du dispositif vers le seul ple intellectuel. la faveur du dclin de la culture gnrale, les sociologues avaient caress lambition de se substituer elle, mais, note encore Bourricaud, cette ascension fulgurante tait suivie dun non moins fulgurant dclin . Trois conditions taient ncessaires linstitutionnalisation dune sociologie professionnalise : pntrer les milieux sociaux ; sparer le rle de lexpert du rle de lintellectuel ; intresser le public tout en maintenant une distance critique. Faire tenir toutes ces dimensions ensemble tait dj une opration dlicate par temps calme ; elle devait se rvler impossible dans les bourrasques de la dcennie 1970. Lors de lalternance politique de 1981, le diagnostic port au Ministre ne sembarrassa pas de subtilit : le marasme qui guettait la sociologie tait mis au compte de la malignit politique de l ancien rgime . Cest donc une rponse idologique qui y fut apporte avec la tentative de remettre en selle le marxisme en intervenant directement dans lorganisation du CNRS, geste qui entrana la dmission collective de la direction. Mais en peu dannes le marxisme devait svaporer son tour, faisant apparatre une ralit beaucoup plus prosaque : le CNRS tait, en

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France, le premier employeur de sociologues tandis que toutes les autorits intellectuelles de la discipline taient lextrieur de ltablissement. Entre temps, les Jeunes Turcs des annes 1960 taient devenus les vieux turbans des annes 1980 mais apparaissaient incapables dexercer un mode dautorit conjointe, la faon des matres qui les avaient prcds. Chacun poursuivait son uvre propre. Cest sur ce fond dmiettement quil convient de situer lmergence de Tocqueville sur la n de la dcennie 1970. Tocqueville tait un auteur rest en marge de la synthse rpublicaine pour ne pas dire marginalis par elle. Cest trs tardivement, en 1967, avec Les tapes de la pense sociologique, quAron linscrit parmi les pres fondateurs. Les sociologues qui se rclament de lui sont alors trs peu nombreux. Dix ans plus tard, le retour de Tocqueville est port moins par les sociologues que par une nouvelle gnration de philosophes politiques qui tmoigne dune mance certaine lgard des sciences sociales. Face lmiettement de la sociologie et linsigniance du langage sociologisant partout rpandu, le retour Tocqueville

permettait un ressaisissement intellectuel pour penser la condition de lhomme dmocratique travers un jeu de concepts (lgalit des conditions, le semblable, lopinion), autorisant un regard neuf sur les institutions. Et cest, indissolublement, lcrivain, le moraliste, le sociologue, qui fait alors rfrence. Ayant eu beaucoup de mal me situer par rapport la sociologie envisage comme une discipline unie et surplombante, il ma toujours paru illusoire de donner des rponses tranches sur chacune des dimensions numres par le questionnaire : science, expertise, idologie. Chaque sociologue combine plus ou moins heureusement ces dimensions. La sociologie est ainsi faite dauteurs, disposant de rpertoires et de registres propres, inscrits dans une tradition (car il existe plusieurs traditions en sociologie) plus ou moins explicite. Rinterroger priodiquement les travaux, les uvres et les traditions de ces auteurs est au demeurant une partie intgrante de la dmarche. P. G. (CNRS, Paris)

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Au-del du sens communJOHANNES HUININK

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IL Y A deux lments entre autres qui peuvent nourrir les doutes sur le caractre scientique de la sociologie. Dabord, la sociologie est une discipline scientique dont lexpertise est, plusieurs gards, proche de la connaissance acquise au quotidien. Dune certaine manire, tout le monde est un expert dans les affaires sociales, car il ou elle sait comment se comporter correctement dans son environnement. Les gens ont (ou semblent avoir) des ides assez justes sur la manire dont fonctionnent les processus sociaux auxquels ils participent tout comme ils ont une ide assez raisonnable de ce quest le juste prix dun bien ou savent que la pomme tombe directement de larbre au sol. En fait, la vie quotidienne et le sens commun sont galement les principaux objets de linvestigation sociologique (Schtz). Toutefois, la sociologie tente daller au-del du sens commun de mme que lconomie et la physique en abordant les interdpendances complexes dans les processus sociaux et en construisant des modles thoriques qui utilisent des concepts prcis et des outils mthodologiques appropris. Ce faisant, les sociologues visent comprendre ou expliquer les facteurs et les forces qui guident les processus sociaux, la manire dont les structures sociales sont constitues, et comment elles voluent. Ils sont capables didentier des consquences collectives inattendues ou paradoxales de laction sociale et des modles ou des types de processus et de structures sociales qui ont besoin dun second regard et qui chappent au regard restreint de lexprience quotidienne. Le sens de concepts prcis et d outils mthodologiques appropris est soumis des conventions sociales, comme dans toute discipline scientique. On peut longuement1026

discuter pour savoir si les concepts sociologiques obissent aux impratifs de prcision et de non-trivialit. Je pense que cest le cas pour les plus importants et les plus fondamentaux dentre eux. Le pro