Michel Guérin, Le Geste de Penser

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Michel Guérin

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  • Appareil8 (2011)Le Geste

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    Michel Gurin

    Le geste de penser................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueMichel Gurin, Le geste de penser, Appareil [En ligne], 8|2011, mis en ligne le 04 novembre 2011, consult le02 fvrier 2015. URL: http://appareil.revues.org/1338

    diteur : Maison des Sciences de l'Homme Paris Nordhttp://appareil.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur :http://appareil.revues.org/1338Document gnr automatiquement le 02 fvrier 2015.contrat creative commons

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    Michel Gurin

    Le geste de penser1 Il y a telle est la thse dfendue ici un geste de penser qui, jusquici, na gure retenu

    lattention, si lon excepte quelques rares auteurs qui eux, au contraire, ont senti quon touchaitl quelque chose dessentiel. Comment faut-il entendre cette expression ? Pas au sens,videmment, o on se met jouer aux ds, travailler son violon, cuisiner ou boucler sescomptes. Dans ces cas, on dsigne par geste de le fait de sy mettre: et cest lactivit,commence ou reprise, qui prescrit ou rgle la nature du geste, soit que celui-ci rclame dugot, du talent, une motivation comme on dit, soit tout simplement quil sapplique suivreles rgles (de jeu ou de calcul) ou les consignes techniques indispensables la production deleffet souhait (placement correct de larchet sur la corde du violon). Si je me mets lire,jenclenche, plus ou moins rapidement dailleurs, des dispositions antrieurement rodes etdes comptences lies pareil acte1. Il ne serait sans doute pas sans profit de sattarder, pourun romancier par exemple, sur son personnage en situation de lecture: sabsorbe-t-il ou biense laisse-t-il distraire en levant les yeux de loin en loin, sassoit-il confortablement ou biensur le bout des fesses, comme pour tre prt tout instant changer dactivit, dvore-t-ille livre ou butine-t-il de quoi nourrir sa rverie discontinue etc.? On voit bien que pareilledescription, si raffine quon la suppose dans le dtail significatif, ne nous avancerait gure, ence sens quelle napporterait, admis que soit surmont lobstacle dun ennui mortel du lecteurrel de ce lecteur fictif, aucune rvlation. Lcrivain se sera servi dune scne de lecture pourcontribuer caractriser son personnage. Dans ces exemples, on entend par geste de lecommencement dune action ou linitialisation dune posture: on y est, on y va, on sy met (oucolle). Mais penser nest pas du mme ordre que jouer aux ds, du violon, ni mmecalculer, ni lire le journal ou un roman. On ne se met pas penser, parce que la pense ne setrouve pas pr-dfinie comme les rgles dun jeu, lapprentissage dune comptence (lire) oula technique instrumentale.

    2 Le geste du penser ou de la pense nest donc pas reprable par le commencement et lafin dune action, ni reconnaissable, nen dplaise Rodin, une attitude. La pense na pasdextrieur.

    3 Dira-t-on alors quil sagit dune manire de voir ou dune vision, ou encore dune vision du monde (Weltanschauung), de la faon caractristique qua tel ou tel espritdaborder et de traiter les questions ? On ne peut exclure demble ces dimensions, touten considrant toutefois quelles en restent la superficie. Elles concernent en ralit pluslopinion ou le sentiment que la pense au sens rigoureux. Lexpression mon sentiment estque prcde en gnral la manifestation dun avis ou dune raction, dans laquelle les aspectsprdicatifs et affectifs sont souvent difficilement discernables conformment lambivalencedu mot latin sentire (sentir/juger).

    4 Essaiera-t-on dentrer dans la question par la mthode? Il nest pas impossible, chemin faisant,quon croise en effet la notion de mthode et il sera temps alors dexaminer les traits parlesquels une mthode pourrait bien sapparenter un geste de penser. Mais la mthode, a trop,pour ainsi parler, de personnalit et si on lvoque dentre, on risque de ne laisser aucunechance ce geste singulier, prsum irrductible, que nous cherchons. Et si penser relevaitde lart? Il y aurait un art de penser comme il y a un art de dire (ars bene dicendi). Sous lenom dart, que signifie-t-on au juste? Une tekhn (des moyens, des outils, voire des recettes)?Un sy connatre relevant simultanment du pouvoir-faire (lallemand knnen: de l dieKunst, lart au sens moderne du mot), dun savoir appliqu, dun soin (le grec mlt) apportdans lexcution (au sens o lart et la manire sublime ou transfigure le simple procd)?

    5 En quoi laction de penser cet agir qui dcide et commence (pose ses principes) a-t-elle quoique ce soit voir avec le geste ou la gestualit? Contrairement lopinion, banale et commune(nappartenant personne et prenant pension titre temporaire dans lesprit de tout le monde),la pense donnerait-elle des signes de son originalit, voire de sa gnialit? Cette hypothseconduirait revisiter les textes kantiens sur le gnie talent pour lart, aptitude produire

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    (poiesis) spontanment. Devrait-on cependant en exclure les dmarches de science, commefait Kant, au motif que lentendement ne cesse jamais dexercer son pouvoir de dtermination;et, comme ne fait pas Kant et certainement comme il sy refuserait nettement, y inclure laphilosophie? Pour lauteur de la Critique de la facult de juger, le paradigme de la gnialit,cest la grande posie, cratrice dunivers (Homre ou Milton). Pourquoi ne pas rapprocher ausein du gnie la posie et la pense, das Dichten et das Denken?

    6 Ces interrogations avaient lgitimement leur place lore du questionnement, bien quilparaisse prmatur de tenter de les laborer. Elles ont la vertu de circonscrire grossirement unchamp tout en le mettant sous la dpendance dun climat, mais il faut les laisser provisoirementen jachre pour reprendre du commencement.

    1.Au commencement7 Justement : au commencement est le geste. Guetter un geste, cest attendre un signe de

    vie. ce signe, si imperceptible soit-il, se trahit une motion, cest--dire une intention faitecorps: de respirer, de capturer, de se dplacer, de sbrouer. Un corps sindique vivant desanimer au moins en lun de ses lieux. Si lon veut comprendre cet initial, mesurer le potentielquil renferme (bande peut-tre comme un ressort), on se gardera de le rabattre dabord surdes schmes daction dj identifis. Lintelligence de la gestualit suppose avec elle unesympathie et rcuse davance lhomologation de buts qui, censment, en rendraient raison.On posera mme, tant qu faire, lhypothse dune rserve de gratuit au moins gale sesressources exploitables. Transversal au vivant, le geste ne saurait ni relever dune intentiona priori (et comme hors du corps) ni dun animal-machine. Il faut pour tenter de le penserrcuser et lcueil du finalisme et celui dun fonctionnalisme troit. Le geste est auto-motion,non automation.

    8 Quest-ce dire? Cela signifie quil doit sapprendre lui-mme, avant de tester sa propreperformance; il contient sa mathsis. Dans le geste le plus spontan, loge une mmoire quine procde pas par rectification de tirs mais inflchit en temps rel son aptitude, la pourvoit,dabord, originairement dun mode: laptitude est alentie, contingente, incarne. Ce qui vautpour la technique constitue, soit que le faire (poiein) ne peut tre nu puisquil sexcutedans une faon de faire (tekhn), est vrai premirement dans cet en de qui la conditionne:ds quun vivant shabilite telle ou telle action, il prend en mme temps connaissancede son mode, dun comment qui, non seulement signifie la voie par laquelle passera cepouvoir, ce Knnen, mais aussi lhumeur qui laccompagne (il y a, par exemple des gestes quicotent, dautres qui semblent faciles, comme sils coulaient de source). Cest assez dire quelheuristique de schmes dont est gros le geste, qui consiste analyser le moindre de ses plisde faon abstraite, tmoigne dautant de sa concrtude.

    9 Dans lanimalit mme, pour peu quon la regarde avec dautres yeux que ceux qui voientpartout et toujours la rigoureuse ncessit de ladaptation, le geste parat dployer dj sapropre volution dans son auto-prsentation. Il laisse deviner une promesse. Lanimal, en tantquil jouit de cette prsence au corps et au temps, ne se rduit pas un mtabolisme, uneusine quelconque dchanges physico-chimiques. Il donne consistance lindividu quil estici et maintenant. Il exerce ses fonctions biologiques lintrieur de faons particulires de seprsenter lui-mme comme individu-au-monde (ce que le biologiste Adolf Portmann appelleSelbstdarstellung). Paratre est une fonction vitale2.

    10 Certes, on observe des attitudes-types : du chat ou chien, de loiseau, nanmoins, chaqueindividu a sa faon de les prsenter en sauto-prsentant. Sous ce rapport, le geste apparatensemble comme un initial et un immmorial: cest dire quil lie trs troitement lindividuel(actuel, prsent) et le spcifique (la ligne qui se perd dans la profondeur du temps). Etcest cette mmoire, si peu encombrante quelle mime loubli car tel est limmmorial, unemmoire si intime quelle supprime son acte, qui relance indfiniment laptitude.

    11 Ainsi, le geste se prsente dans lnigme dun tel cercle (individu/espce, actualit/anciennet,oubli/mmoire), donnant mditer la courbure de la finitude en ce sens quil est une finenveloppe dans le commencement: il revient, retourne en arrire dans llan mme qui lejette la prsence. Il est la fois inchoatif et final (y compris dans lacception esthtique de

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    ce terme). La vise qui parat merger de la motion gestuelle na pas de terme objectif. Pourparler comme les classiques, le geste figure le conubium de lme et du corps, le seuil incarnqui fait le physique dsigner un mta-physique. Il est, dans le mouvant du corps individu,mixte de prsence et de sens lune posant davance la disparition3, le second sa dissminationdans son interminable analyse.

    12 Lnigme spculaire ou circulaire du geste (-venir qui ne cesse de rappeler son plus lointainpass, de le distiller) apparat avec force au niveau de la technicit. La transformation etlopration productrice sancrent en effet dans le profond du corps archaque (et holiste) qui,avant de projeter et de tester, dessayer, puis de faire preuve de patience, prend avec avidit,saisit brutalement, payant ainsi tribut lanimalit.

    13 Cette finitude (re-tour courbe de limmmorial dans la protension de prsence) sexprime demultiples manires et dabord dans ce que jai appel4 larc pied-main. Le fait humain nen finitpas de construire des variations sur ce principe trs simple: cest, comme crit plaisammentAndr Leroi-Gourhan, quil a dbut par les pieds. Non seulement la main habile se libre la faveur dun scnario (la station droite) qui mancipe aussi la parole (la phonicit) et lecerveau symbolique, mais cest une vrit dexprience que, pour bien faire, pour avoir lesmains adroites et fermes, il importe de poser ses pieds de faon sre. Un bon ouvrier estbien chauss et sait limportance de lappui sur ses jambes. Pas de bon ouvrage qui nimposeun pitement. De faon plus flagrante encore, la danse offre le spectacle des rpercussionsrythmiques, dune solidarit ronde, dallure cosmique, entre ce que dcide le pied et ceque dessine la main. Technique ou chorgraphique, le geste utile ou gracieux (gratuit) produitun espace dont les coordonnes sont fournies par la position des mains et la posture des pieds.

    14 Dans le fait, cet emblme (larc pied-main) manifeste exemplairement une srie dinductions,dont on se contentera ici de mentionner quelques unes. Comme le pied induit la main, lapercussion relaye la prhension, la dpasse sans labolir, lcriture prend soin de la parole la recueille pour la dposer , ainsi sembrayent pour bientt se croiser des processusdextriorisation de la mmoire et des rythmes5: les prestations ergonomiques et symboliquesdu geste et de la parole, dune part saccroissent et saccumulent, se lguent pour treperfectionnes, dautre part se rencontrent pour abouter latelier, lusine, le bureau dtudeset la chaire duniversit, pour faire passer la transformation technique et la symbolisationlogique lre de linformation. Recevoir des signes/ordres et envoyer des ordres/signes :telle est la mtamorphose recommence, relance, que la capitalisation gestuelle de lhumanitest parvenue constituer ; ce fonds est riche dun potentiel proprement incalculable, ouplutt indfini, puisquil bnficie de lentranement (y compris dans lacception sportivede ce terme) que reprsente la provocation rciproque du geste et de la parole. Ils nont decesse de pratiquer lchange comme font, en physique, la matire et lnergie. Dira-t-on quelnergie logique dynamise la matire gestuelle? La proposition a une allure leibnizienne.Mais, si le corps est de lesprit instantan, mens instantanea sive carens recordatione,symtriquement, cest linfini enveloppement du geste, nigmatiquement lov dans le sein desa radicale contingence, qui seul donne et maintient le fil de lexplicitation avec lequel setisse scrit le texte de la culture6. Or, si avance que soit lextriorisation, qui analyseet transcrit la teneur et laptitude gestuelles, elle nefface pas, en dpit de ce mouvementdmancipation formelle (ou encore dextnuation matrielle), ce qui, de linitial/final dugeste, rmane son arch, cet ancrage qui toujours commande depuis cette base mme.Laptitude qui sort du geste, comme leau renouvele dune fontaine, invite indfiniment exploiter, traiter, formuler, voire formaliser sa teneur. Symtriquement, le reste archaque,linchangeable absolu, lirrductible se reproduit aussi : un solde qui, sil devait spuiser(sannihiler strictement) mettrait un terme, dun mme mouvement, et lexistence et au sens.Le geste est une butte tmoin et il est but comme un tmoignage honnte. Il reste et rsiste. Onpeut contrefaire une attitude, prendre une posture; on ne peut semparer de ce qui commence,voire initie le point de dpart et qui se situe en quelque sorte sur le seuil, sur le fate dun avantpur. Au commencement du commencement. cet gard, la philosophie du geste croise icicelle du tmoignage7. De mme que celui-ci vaut par son retrait ou sa rserve, de mme larchgestuelle se retire, se soustrait au paratre; lauthentique soblige la mutit. Un tmoignage

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    loquent est comme un geste forc, cest--dire trs loin de son amorce (et trs proche de sonembouchure thtrale).

    15 Sil y a, comme je crois, une pudeur du geste, elle doit tre comprise dans son sensontologique; elle scelle sa finitude (Endlichkeit). Le fini dont il est question ici nest ni celuidun artefact achev, par-fait, ni linfirme petitesse des choses humaines mesures lInfinimtaphysique ou thologique. Le fini de la finitude nest pas celui de la finit, lequel soppose linfini. Le premier na pas doppos, ni de connotation privative. Il ne signifie pas unefermeture, ni une clture imposant la limite de lextrieur; il est au contraire ouverture, maisqui se boucle (sur) elle-mme, pour ainsi dire, de lintrieur: cest--dire une ouverture quise double, se rpte telle est la clef de la finitude. Le geste est cette clef. Quest-ce quungeste? Cest ce qui peut ou sait-faire. Chaque geste fait surgir un pouvoir (un Knnen, uncan), habilit par louverture qui, en lui livrant passage (poros) le rend simultanment aporos,sans passage aportique. Le geste ne peut pas d-passer le passage quil est.

    2. Quadrature16 La rondeur aportique du geste sexprime dans et par une quadrature. y bien regarder, les

    quatre gestes analyss dans Philosophie du geste ne sont pas choisis au hasard. Faire, donner,crire, danser sont des gestes simples, produisant dimmenses effets: des gestes vritablementinstituant. Tout se passe, de surcrot, comme si cette quadrature du geste qui parat en puiserle cycle correspondait aussi un carr du temps; respectivement: progrs, retour, dure,instant. Le geste qui parvient (effectue), le geste qui revient (y compris au sens conomique),le geste qui dpose, celui, enfin, qui instancie purement et simplement et qui est peut-tre lasource des arts, de linstauration esthtique. Prolongeant les thses dAndr Leroi-Gourhan surles origines animales de lesthtique, lauteur de ces lignes sest efforc de dgager, prsidant toute pratique, un danser de lart8.

    17 On posera en axiome, compte tenu de la finitude circulaire du geste, que le geste depenser ne saurait sclairer sans quon essaie dabord de dgager le sens anthropologique etphilosophique des gestes lmentaires, dont tout un chacun peut chaque jour observer leseffets. Encore une fois, il parat peu vraisemblable quun cinquime geste, ouvrant un champdhabilitation comparable aux quatre, puisse tre identifi. On objectera quil est paradoxal dene pas inclure, dans cette sorte de gestique transcendantale formant la philosophie du geste,des actes aussi fondamentaux que manger et aimer, comme si on laissait de ct des sphresaussi dterminantes que celles du besoin et du dsir. Il importe donc de prciser le sens de laquadrature. En remarquant dabord quil ne sagissait pas de dresser un rpertoire exhaustifdes gestes observables dans la ralit empirique, mais plutt de reprer et de caractriserla dimension constituante de mta-gestes, eux-mmes passibles dune subdivision en unemultiplicit de gestes plus prcis. Le dsir ou lamour passe, certes, par des gestes (embrasser,caresser, treindre etc.), mais il est, dans son sens et sa porte, beaucoup plus vaste, traversantles divers champs de lexprience, lui qui peut pousser construire, donner sans compter, confier ses motions au pome, crer enfin.

    18 Revenons donc brivement sur les quatre gestes: lanant le progrs technique, relanant leschanges (obligation de rendre), instituant lhistoricit de la civilisation humaine et instaurantluvre de cration.

    19 Faire simpose dabord comme rflexe de survie, sous le signe de lAnank. Si la ncessity fait loi, elle laisse place, aussi, pour lhabilet, le got, le talent, lingniosit, linvention.Lopration technique dclenche un processus en chane, un destin dextriorisation de sescauses et effets, partant, de subrogation prothtique. Les Grecs avaient vu que le gestetechnique prolonge la nature, la fois en la continuant et en lui ajoutant. Une mise distance,tant matrielle que formelle (mentale), est implique par chaque opration : dune part entant quelle utilise des moyens, des truchements (un outillage), dautre part en tant quellesuppose un schme lequel peut demeurer longtemps implicite. Si, donc, ds son plus basdegr doprativit assiste dinstruments, la main tend vers le cerveau, selon la formuledAndr Leroi-Gourhan, cela veut dire non seulement quelle est affine avec lui, quellefaonne comme il pense, mais, plus exactement, quelle moule comme il modlise. Toutefois,

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    il ne faut pas imaginer ici une relation dordre, qui ferait dpendre strictement lexcution dela conception pralable ou la faon de sa reprsentation antrieure. La porte anthropologiquede la technicit est lie, dans le fait, la (sur)dtermination rciproque de deux relationscirculaires (dialectiques): de la main au cerveau, du technicien au monde (et retour, chaquefois). Le projet-de-monde ce que le Heidegger de Sein und Zeit nomme der Weltentwurfqui se dploie dans le dialogue de lhomme avec la matire, de lintelligence avec sa batteriede moyens aussi, sinvite comme dcor ou encore comme fond, horizon ds quun gesteest au moment de transformer ltat des choses la faveur des relais sensori-cervico-moteurs;le monde induit, appelle loprativit, autant que celle-ci contribue le configurer commedcor qui (selon ltymologie mme) convient lhumanit de lhomme ou, comme parleRousseau, sa perfectibilit. Le tour de main du tekhnits compresse beaucoup de plis danssa simplicit, voire sa virtuosit apparente; sans doute sans le savoir nettement, il sme unercolte future: dans lactuel est log un potentiel dont lheure nest pas encore venue.

    20 Aussi bien, le (re)tour du geste technique, cest son rendement: plus que son efficience, sonefficacit. Celle-ci, certes, se rode empiriquement jusqu un certain point (limit); surtout,elle satteste dans laptitude se dplier, se dmultiplier en explication de principes, enmathsis. Le geste est son propre mathme, il est coextensif son apprendre; il senseignelui-mme. Par cet aspect mathmatique, le geste utilise loutil en linterrogeant: cest parcette mdiation quil opre ici et maintenant, mais surtout dcompose, anatomise, emmagasinelexprience. La technicit, manuelle ou machinale, qui assure lemprise, toujours relative, dutekhnits sur la matire mime des principes physiques; la technologie nen est pas, cet gard,la simple continuation, car elle fait science, logie, de ce qui tait auparavant seulementagi. Bien entendu, les dites nouvelles technologies nexisteraient pas sans lhistoire destechniques, mais la complication quelles portent avec elles introduit un effet de rupture.La technique transforme sans interprter, la technologie superpose les deux actes que Marxsemblait opposer: interprter et transformer. Le traitement de linformation transforme par letruchement dune interprtation, laquelle son tour accrot considrablement la puissance detransformation en gnral en ce quelle fait passer les choses sous la coupe des signes9. Quoiquil en soit, la tendance de la technique (on pense ici aux considrations de Leroi-Gourhansur un dterminisme technologique qui anticipait sur lmergence des dites technologies) aborder le mle symbolique et sy assujettir atteste et sanctionne par un nud irrfragablece que lanthropologue a appel la triple libration, qui condense le sens du fait humain:libration de la main pour la technicit, du cerveau pour la symbolicit, de la bouche pour laphonicit10.

    21 Le mouvement de lextriorisation, qui dvitalise le geste et le remplace par sonanalyse (descriptive), puis par son interprtation logique, traverse donc trois couches: lamimsis conduit la reprsentation (abstraite, mais analogique), laquelle sefface devant lasimulation (algorithmique). En somme: mimer, reprsenter, calculer. Ou encore: reproduireen prolongeant, reproduire par la pense reprsentative, reconstituer par la pense calculante.Cette Odysse est en forme de boucle. Le geste, parti de sa base animale, aprs un dtour,re-tourne, plein dusages et raisons, vers une Ithaque qui nest pas moins btie dans lelangage (la logie).

    22 La rduction possible, sinon probable, de la main qui faonne et ptrit, caresse et forme, audoigt qui effleure ( peine) le bouton ou la touche (de commande), conduira-t-elle oublierdfinitivement le moment mdian, proprement anthropien, entre la pulsion animale de saisir etla tlcommande dsincarne? Quel est ce moment? Cest la gamme des percussions: frapper,forer, fouir, gratter, percer, broyer etc. Si la frappe (avec toutes ses variantes, dclines la foispar les organes, main et mchoire surtout, par les outils et instruments et par la rcuprationdnergies extrieures, forces animales appliques ou phnomnes physiques utiliss) paratdterminer en son cur la technicit humaine, elle convoque toutefois la mmoire animalecette science infuse des corps anims qui consiste premirement saisir et chercher atteindre. Pas de prhension sans ptition (cest--dire sans lapptit de vivre); pas de faonsans manipulation. La frappe implique lantriorit de la saisie. Percussion et prhension vontensemble, mais lune se hisse sur lautre, est, pour ainsi dire, son ente. Peut-tre serait-il justifi

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    dintroduire un troisime degr, oprant entre ces deux-ci la mdiation, la relation dans ladure concrte de lopration. Ce serait : poser ou tenir selon les cas. Sans ce moment depose ou de dpose (qui englobe le main-tenir, le repos, la pause, la csure dans leffectuation),il y aurait comme un hiatus entre prendre et frapper. La troisime main est dautant plusimprative que loutillage est rudimentaire. Cest celle de lapprenti, de larpette, qui ne faitrien que tenir (qui nest pas la mme chose que prendre), geste neutre, de pure respiration aucur des oprations. Cette troisime main, ensemble secourable et suppltive, ncessaireet dclasse, est le point o le socio-conomique saccroche au technique ; il emblmatiselembryon o se trame le complexe de la production, clive entre les modes et les rapports.Cet apologue est ici seulement suggr. Il mriterait sans doute des dveloppements excdantles limites du prsent propos.

    23 Donner est le deuxime geste lmentaire. Autant le geste technique instaure la relation directeau monde matriel, autant le don institue le systme socio-conomique. Dailleurs par unschme paradoxal, lenvers du prendre sauvage, puisquil consiste (se) d-prendre, sedessaisir de lobjet, sen sparer en le poussant vers lautre, appel laccepter et le recevoir.Tout le monde a en tte lanalyse maussienne du potlatch dans lEssai sur le don, montrantcomment les changes socio-conomiques font systme, cest--dire circulent lintrieur decodes jous, et nont de cesse de relancer ces flux par ce que jappellerais le primat systmiquedu rendre sur le donner. Loin que ce geste, comme pourrait le croire une vision navementidaliste ou abstraite des choses, soit marqu au coin dune pure gratuit, nattendant rien enretour, au contraire il pose, dans son ostension de dprise (de dsintressement) lobligation,pour le partenaire agonal, de rendre avec intrt le prsent reu. Mais ce retour, qui dynamiseles changes par ses effets de relance et denchrissement indfini, y instille en mme tempsun ferment de permanent dsquilibre. Le retour emprunte en effet (cest le cas de le dire) ledtour de lexcs. Lconomie politique relle, dailleurs, sest-elle jamais affranchie de cethybris qui la fait hritire du don et du raid? Le gaspillage somptuaire et la destruction sont-ils dtachables du tissu socio-conomique, telle est la question laquelle tente de trouver unesolution le rve ou lutopie dune conomie adulte, majeure. Pourra-t-on un jour radiquer ledon du social pour tenter de le (re)fonder seulement sur le d? Le don creuse lingalit, ilfait fonctionner lconomie sur le principe de la dmesure. Lconomie nexclut-elle pas la(juste) mesure?

    24 crire ne sera ici voqu quen quelques traits rapides11.25 Cest le geste r-volt, renvers. Lcriture est une percussion pose avec percuteur (quil

    sagisse de tracer les signes la plume ou de frapper les touches du clavier), mais qui na paspour but ni pour effet de transformer la matire: celle-ci est traite comme une surface, voirecomme un cran, elle nest l que pour renvoyer les formes (qui sont mentales); elle peutles garder en dpt, elle ne les assimile pas dans le cadre dune organicit, dune immanenceplastique. Les signes gravs, inscrits ne sont l que pour tre ts, levs et relevs: cest cequon appelle lire. Lorsque je lis, je relve les signes : ce verbe fait opportunment imagedans plusieurs champs de lexprience: relve des filets par le pcheur, relve dune action oudune fonction relais, prolongement, reprise dtape, remplacement, substitution passagedu potentiel lactuel, transformation en sens incarn et interprt de grilles smiotiques, etc.Il y a quelque chose de magique dans la lecture, qui escamote les signes au profit du sens. Enrveillant les signes endormis, le lecteur leur te leurs limites pour les verser au compte dunsens. En un mot, rsume Sartre, la lecture est cration dirige12.

    26 Mais une longue tradition de mfiance vis vis de lcriture oblige considrer son ambigutfoncire. En tant quelle consiste dposer la pense dans des caractres supposs trangers son essence orale, pneumatique, arienne, elle pervertit celle-ci et, si lon en croit Platon13,enseigne loubli au lieu de favoriser la mmoire. Son vice de forme ontologique, cest quellefige le mouvement de lme, injecte de lextriorit dans lintriorit dialogique.

    27 On peut dire, tout le moins, qucrire joint deux (sous)gestes de sens contraire: livrer etsceller (ou encore diffuser et crypter), dichotomie qui ne tarde pas susciter son pendantpolitique: exposer versus imposer (manciper en remettant versus assujettir en dissimulant).En somme, lcriture serait ds lorigine grosse de son simulacre, de sa propre caricature. Alors

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    que la plupart des philosophes du sicle des Lumires voient dans leur diffusion par le livre lavoie royale de lmancipation et clbrent les bienfaits de ldition (ex-dare: rendre public,donner au public ce qui appartient de droit), Rousseau, sensible un autre geste celui dela voix met dans le mme sac, celui de la violence (du viol de conscience, de lextorsionet du mensonge hontment spectacularis), lcriture, les sciences et les arts, lhistoire et laphilosophie qui calomnie(nt) sans cesse le genre humain14.

    28 crire sattache, il est vrai, ce qui force, autant et plus qu ce qui encourage une turbulentelibert. crire la loi et faire le (d)compte, tablir des rapports cest affaires dcriture. Legraphe est vite greffe. Il est norme impose de lextrieur et signe de distinction, cest--dire dexclusion: ortho-graphe. Il comporte en lui-mme une police, ce qui, je crois bien, aentran Barthes quelque jour commettre cette bourde extravagante: que la langue seraitfasciste Sans doute devrait-on partager lcrire entre lusage intransitif, o il ne gre quelui, librement et presque vainement, et lusage transitif, lusage pour des objets, qui dnivellelexercice de contrainte voulue de lcrivain aux rangements et rglements qui font bien viteles moyens relguer et supplanter les fins. En ralit, lcriture ne cesse de tourner (au senso on le dit du lait) ; geste technique dvor de mental, in-verse de la pente techniciennegnrique, percussion qui veut creuser un sens et non une matire, lcriture tourne encoreune fois sur elle-mme et cest alors, sans perdre, il sen faut, sa conqute cognitive, pourretrouver son gnie technicien avec toute sa force de frappe. Cest, pour le meilleur et pourle pire, lhistoire des technologies.

    29 Danser est le dernier segment du carr. On a vu luvre tours, dtours et retours, ensomme la reprise, le remake du commencement; on verra quen danse, le tour et le retoursont, directement et comme dcouvert nu le mobile et le motif. On peut la voirsous deux clairages bien diffrents, selon quon considre en elle lexaltation du vivre lapure exultation, la sanction heureuse du fait dexister ou bien lextrme frugalit, voire ledpouillement de ses moyens. La danse est le luxe du pauvre, de celui qui, la limite, nepossde que son corps et fait mieux que lentretenir en sant : lui donne acte de sa valeurincomparable et lui rend grce tant prcis quil ne sagit pas ici de prner la valeur corps,comme font ceux aujourdhui qui sont aux petits soins de cette idole mortelle bichonnecomme une voiture, mais de se vouer la simplicit de la joie. La danse est le premier detous les arts et le seul naturel, car elle ne spare pas cest l aussi une remarque dAndrLeroi-Gourhan le corps, le geste, loutil, la matire et le produit. Cet art tout-en-un,o la figuration a dautant plus de force quelle est libre de tout modle (en sorte que cet artminemment concret est parangon dabstraction et de puissance stylisatrice), na besoin quedun cosmos, cest--dire de cette dcoupe lmentaire du haut et du bas, du ciel et de la terre.

    30 Ce qui fait danse, comme jai essay de le montrer dans plusieurs textes, cest dune partle relais de deux corps15, correspondant deux espces de mouvement le dplacement(local) et le transport (total/vital) qui, lui, ne se traduit pas ncessairement par une mobilitvisible; cest dautre part larc pied-main: la tension, en forme dcho, de rime rythme, larpercussion dynamique-visuelle qui relie en permanence le jeu des pieds et celui des mains:ce pourquoi le danser rvle exceptionnellement la balance mme du geste lquilibrage, lapondration de linitial et du final. La mouvante architectonique de la danse, admirablementvoque par le dialogue de Paul Valry, Lme et la danse, joint dynamiquement les extrmitspolaires de lhomme, tre dress qui marche en se servant de ses mains (bras) comme balancier.La Figure du funambule pourrait bien, cet gard, faire emblme de la condition humaine.

    31 Une autre faon, cosmo-potique, dexprimer la fois le ddoublement du corps (qui dgage ladanse de la marche) et la polarit des membres quilibrs, serait de dire: il importe que le cielreste arrim la terre, que llan (le bond) se retrempe au plancher, au tremplin. Danser nestpas senvoler, ni de corps ni de penser. La danse est mta-physique, non parce quelle seraitantichambre dun au-del, mais, linverse, parce quelle est ultra-physique: elle ne sedbarrasse pas de la prison du corps, elle modifie au contraire de part en part la corporitvivante jusqu figurer le chiasme de lmotion rudimentaire et de la mise en Figures desfins dernires. Sous ce rapport, la philosophie du geste se retourne en geste (philosophique)de penser. Les deux versants, comme pile et face, ne sauraient tre envisags abstraitement et

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    on aura toujours lesprit, en tentant davancer en direction du geste de penser, la vieille ettoujours jeune mathsis qui flanque le rpertoire gestuel ramen ses classiques.

    32 La thse, cest que ce qui forme la courbe du geste comme corps vivant, intelligent et sensible(sensori-moteur, comme disait, pas si bte, la vieille psychologie) se retrouve, se rflchit dansle tour de pense: ce que, depuis de longues annes, jappelle, en un sens non rhtorique eten rfrence Rainer Maria Rilke, la Figure.

    3. La pense au miroir de la danse33 En premire analyse, on pourrait stonner de ce que plusieurs auteurs (Nietzsche, Mallarm,

    Valry, Rilke) aient vu dans la danse une image de la pense la plus mditante, quellesoit dun pote ou dun philosophe. Il y aurait lieu dinterroger le lien paradoxal quest lereflet. En mme temps quil indique une proximit (comme il ny en a pas une plus proche,puisque cest celle du Mme), le reflet spare radicalement ontologiquement ltre de sondouble. Le reflet joue au paroxysme le jeu du Mme et de lAutre. Il cre de la distance aucomble de lipsit et de la parent au bout de lloignement. Pour le dire dune image, lereflet, qui contient la science infuse de lenvers et de lendroit, semble avoir fait le tour. Cetteintuition est celle dAlbert Camus, crivant: Car le sage comme lidiot exprime peu. Ceretour me ravit16. Dans Lme et la danse, le Socrate valryen peut bien, suivant le jeu dela merveilleuse danseuse, Athikt, tre effleur par sa possible sottise17, son corps, dans sesclats de vigueur lui propose une extrme pense: soit quil en est de lui comme delme, pour laquelle le Dieu, et la sagesse, et la profondeur qui lui sont demands, ne sont etne peuvent tre que des moments, des clairs, des fragments dun temps tranger, des bondsdsesprs hors de sa forme18. Il faut bien comprendre que le reflet est tournant: il ny apas dun ct la classe des tres pleins et de lautre, celle de leurs clones imaginaires. Chaquetre se drobe soi dans le miroir dun autre qui, son tour, est image. Le miroir nest pasun objet statique vou rflchir ce qui passe sa porte; cest ltre dans sa totalit qui sescinde de faon spculaire, passe incessamment de lautre ct, lautre bout de soi. Cest cedrobement cir-(sp)-culaire quindique cette extrme pense dont parle Paul Valry etqui simpose au penseur comme au pote. Comprenons bien quil ne sagit pas dune vocation reprer des comparaisons ou des analogies travers ltendue de ltre, mais de pousserchaque inflexion dtre jusqu son point de renversement, de bascule dans ce qui le rvle (lereflte en lestrangeant). Le miroir livre moins lapparence quil ne confisque lenversdes choses; plutt que de rendre le reflet son propritaire, il attire celui-ci tout au fond pourle changer. Le miroir est pluriel, il sappelle lui-mme dans le vertige de ses renvois. tresinsaisissables qui semparent de tout, les miroirs sont la Figure du change: du troc et du tour(y compris de magie). Ils arent ltre, laffectent du vide qui le signifie. Le premier quatraindu troisime sonnet de la deuxime srie des Sonnets Orphe dit:

    Miroirs: jamais encore sciemment lon a ditce quen votre essence vous tes.Vous, intervalles du temps que suffisent emplir des trous de crible19.

    34 Approchons-nous, maintenant, dun texte de philosophe qui exprimente cette fonctiondinflchissement vers l extrme pense du miroir. Dans un assez long fragment duGai Savoir (V, 381), intitul De la question de la comprhensibilit (Zur Frage derVerstndlichkeit), Nietzsche affirme cette sentence la fois dcide et indcise : Noussommes quelque chose dautre que des savants, nous autres philosophes bien que noussoyons capables, loccasion, de nous montrer instruits20. Il importe de citer la propositioninitiale de ce texte et sa conclusion. Nietzsche commence : On ne tient pas seulement tre compris quand on crit, mais tout aussi certainement ne pas ltre. Cet incipit donnedun mme lan le thme qui va tre dvelopp et le mode qui lui convient, son modusscribendi: la mise en regard, lalignement face face de propositions contraires dont il estpatent quelles nattendent rien dune synthse ventuelle. Dans le fait, il ny a pas conciliation,mais confrontation ouverte, ou mieux: passage souple dun ct sur lautre et retour. Nous

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    voulons et ne voulons pas tre compris (verstndlich), nous ne sommes pas (sous-entendu:essentiellement) des savants (Gelehrte) et nous sommes aussi instruits quand il le faut (wirauch gelehrt sind). Le jeu entre le substantif et ladjectif laisse un vide, un cart par ose glisse ce quelque chose dautre que nous sommes, nous autres philosophes La conclusion, maintenant: Ce nest pas lembonpoint, cest la vigueur et la plus grandesouplesse (die grsste Geschmeidigkeit und Kraft) quun danseur attend de sa nourriture et jene sache pas ce quun philosophe puisse souhaiter davantage que de devenir un bon danseur.La danse en effet est son idal, son art aussi, et enfin son unique pit, son culte divinOn notera que cest par le biais de la nourriture (de lesprit/du corps) et de la manire dela mtaboliser quest aperue laffinit du philosophe et du danseur. Pour lun comme pourlautre, leur tre est un rgime ; celui-ci leur assure des vertus, cest--dire puissance etagence. Celles-ci tiennent en deux (ou trois mots) : la force ou la vigueur (die Kraft),dune part, la souplesse de lautre (die Geschmeidigkeit/die Biegsamkeit). Cette rivalitau sens fluvial du mot qui relie le philosophe et le danseur est manifestement une constantede la pense de Nietzsche et elle est dcrite en des termes trs semblables dans un fragmentdHumain trop humain (I, 278). Nietzsche a deux mots (en alternance) mettre en regardde Kraft : tantt Geschmeidigkeit (la souplesse), tantt Biegsamkeit. Pour vouloir dire, engros, la mme chose, ce mot introduit la connotation particulire du verbe biegen: courber,cintrer, tourner. La Biegsamkeit, cest lart et la pratique de la courbure. Lorsque le gesteidiotique (chorgique/philosophique) est au fate de sa force interne, sa vertu propre lui faitpouser la courbe: non celle qui plie, mais celle qui inflchit, tourne o et quand il faut ense laissant guider par le Retour de ltre et non pas par des instructions extrieures. Lergime de la rflexion philosophique sinspire de linflexion dansante et Nietzsche rige ladanse dont on sait combien elle est au cur du Zarathoustra en idal du philosophe. Elledoit tre rvre comme une manifestation divine fournissant une rgle de conduite rendanttoutes autres consignes surrogatoires. Sen tenir au danser, telle est la pit du philosophe (saFrmmigkeit, mot goethen sil en est). La danse dont se souvient le philosophe, laquelleil pense pieusement (an-denken) offre limage sublime dun culte gracieux, dune hauteculture qui, loin de chercher la raison dtre dans lau-del, la trouve avec bonheur danslimmanence. La danse mime minemment la courbe de ltre. La forme de la danse tend laphilosophie un miroir; depuis lantipode, elle convoque soi lesprit du philosophe (Geistdes Philosophen). La pit quil lui rend est la gratitude dtre confi soi-mme cequelque chose dautre qui distingue la tournure desprit du philosophe de lidiosyncrasiedu lettr ou du savant.

    35 La courbure et le cycle, le tour et le retour, linversion et le retournement sont ainsi, dansluvre de Nietzsche, la manire et lobjet ultime de la pense. Forme et contenu sontparfaitement intriqus. Le retournement du platonisme (Um-kehrung ou encore Um-drehungdes Platonismus), le renversement de toutes les valeurs (Umwertung aller Werte) sont, pourainsi dire, des tours prparatoires, des prolgomnes pour mettre lendroit ce qui tait lenvers; ils sont exercices ncessaires et mises en jambes pour amener le grand retour, lapense sommitale : lternel retour. Cette simple pense, lgre comme une hypothse ouun rve, une vision souffle par un dmon ou un dieu, mais lourde, aussi, de tout le fardeaudu monde21 est la pense de tte (Hauptgedanke) qui, ds quon la ralise travers lestours et dtours de notre esprit hsitant sans doute entre leffroi et la jubilation changetout. Une fiction. Une vision brutale et totale dans le miroir tendu par lunivers lespritet voici que viennent se superposer, pour se fondre, un monde du devenir et un mondede ltre: cest le devenir qui mrite la sanction, le sceau de ltre. Nietzsche nomme cetteralisation (au sens o on dit quon narrive pas raliser, cest--dire croire dans lerel mme) Gipfel der Betrachtung, sommet de la considration (ou de la contemplation). Lephilosophe considre cette pense disciplinante (qui apprend et endurcit placer les chosesdans la bonne perspective, sous le bon angle de vue) exactement comme lme cartsienne,dans ladmiration, se porte considrer avec attention les objets qui lui semblent rares etextraordinaires22. Sublimit, obliquit de la pense de lternel retour La pense despenses, comme Nietzsche aussi qualifie cet enseignement (die Lehre), fond en une mme

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    exprience cratrice lintuition fulgurante, la vision de Surlej (aot 1881), linvention duneformule daffirmation (Ja-sagung) de la valeur sans prix de lexistence et la dcouverte de lagestualit de la pense philosophique. La pense du re-tour et la tournure de pense sinduisentet se dterminent rciproquement. Une pense est philosophique qui, plus que de snoncer,sannonce et nest matire denseignement (Zarathoustra est le matre du Retour ternel) quenraison de lindistinction de sa forme et de son contenu. Enseigner lternel retour ne signifiepas inculquer une doctrine constitue (des articles de foi), ni recruter des adeptes. Le prophte(je prfrerais employer le mot de Claudel, lannoncier), loin de rassembler des sectateursautour de croyances, en appelle la solitude de chacun, afin quil prouve, en son for intrieur,le poids et lquilibre de ce tour de pense. En ce sens, cet Ankndiger rappelle le dmon (ledaimon), messager qui parle notre oreille et nous invite raliser le tour que prendraientles choses si lesprit se mettait les arranger, les enfiler en telle sorte que (Gai Savoir, IV,341). Cette pense pierre-de-touche est la fois cosmique et dmonique: elle configure lemonde entier selon une hypothse, une fiction (Et si) et juste retour des choses octroie lapense qui ose jusquau bout lhypothse le poids du rel, ce Schwergewicht qui, allant bienttterrasser le penseur, rattrape la pense dsormais sre de son centre de gravit. Le dramedu 341, intitul prcisment Das grsste Schwergewicht (Le poids le plus lourd), qui affecteau dernier degr lexistence du penseur et lessence de la pense quil met en scne, en action,voit se produire la tournure que prend la suggestion, semi-hypnotique dabord, du dmonmdiateur de soi soi au profond de la solitude: celle, dtaille, implacable, ralise,de lternel retour du mme. Voil lvnement. Et cest la conversion de lventualit enncessit qui restitue le geste dune pense modelant les choses de sorte quen retour ellesplombent dabord, pour ensuite les pondrer, les ides et les mots. De mme quun dmon23,aussi diabolique que dmonique (forant loreille du penseur pour le diviser de cette pense-l, la lui faire violemment prendre en grippe) est mtamorphos, ou plutt escamot en dieu(autour duquel se rordonne un cosmos dans le climat de lexcs de joie), ainsi le cauchemarest-il chang en heureuse annonce, leffroi qui mduse en sceau dune dernire et ternelleconfirmation.

    4. Ange Figure prsence36 Il nest pas sr quon puisse aisment trouver un moment de penser comparable la rvlation,

    cest--dire la ralisation de lternel retour du mme. Raliser, on la dit, sentend ausens de: essayer den revenir. Lorsque je ralise ce qui sest pass, jen prends, plus ou moinsrapidement, la mesure, je dilate mon esprit pour me faire la porte de lvnement. Mapremire raction tait de ne pas y croire: non pas, proprement parler, de doute explicite,mais plutt de stupeur, voire de stupidit. Une sorte dtonnement engourdi mavait frapp etil me faut donc retrouver mes esprits, reprendre la gouverne de mes penses pour constater quedu rel sest alors prsent. Lternel retour, que Nietzsche nomme cette pense-l (jenerGedanke), est le contraire dune reprsentation ou Vorstellung. Pourquoi? Parce quaucunereprsentation ne saurait me dborder et chacun sait, au moins depuis Kant, que le moi doitpouvoir accompagner toutes mes reprsentations. Une pense qui joue avec lesprit le jeudu y es-tu? tel est lternel retour.

    37 Il ne sagit ni de reprsentation consciente, ni dinconscient: mais dun acte de prsence quise ralise par le moyen dun dcalage, dune substitution. Tantt lesprit prend de lavance,il saventure une fiction, il risque une hypothse; linstant suivant, le voici dpass par leretour des choses que cette hypothse a dclench et cest lui, dsormais, qui doit rattraper leretard sur le rel. Cet acte de prsence, cette ralisation ou prsentation dans une structurede porte--faux, de deux mobiles se doublant tour tour est propre la pense des penseset signe sa faon de presser lun contre lautre le possible et le ncessaire. Elle en dicte et lemode et la teneur, en tant quils sont indissociables. On a compris que le paradigme de lternelretour ressaisit le geste le plus authentique de la pense. Bien plus quune doctrine ou unevision du monde, lternel retour nomme le nud, dans la prsence, de la pense et du rel.Loin de se reprsenter la ralit dune certaine manire, cette pense est agie par un intrt(inter-esse) si stratgique, quelle surclasse toute autre considration. Elle lie son sort ce qui

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    importe essentiellement ici, maintenant et toujours. Le geste de penser est calqu sur lactede prsence, immdiatement renvers en prsence de lacte. En quoi, aussi, il est magistral. Ilmontre ce qui, du sens, nest pas reprsentable, explicable.

    38 la limite, lnonc de lternel retour nannonce rien dautre que la Figure mme delannonce et sa prsence en tant que corps. Il dit la certitude, ds que lesprit a touchle bon possible, que, du ct du monde, les choses viennent fatalement lui ressembler.Lorsque la pense rejoint son geste absolument initial, aprs quelle a disqualifi lordre desreprsentations, quand elle se rassemble autour de son instante prsence, ce moment est celuide lange (angelos), celui de lannonce. La structure de celle-ci (comme de lannonciation)est le re-devenir corps de la pense. Lange nnonce rien Marie, il lui annonce son corpschang, montre ce quelle manifeste toute seule. Lannonce ne prophtise pas des vnementsqui se produiront plus tard, peut-tre la fin des temps ou de lhistoire; elle ouvre la porte dutemps en bouclant la fin dans le pur commencement. Tout geste est potentiellement dannonce.La pense est visite, tel est son geste originaire, comme Nietzsche en a eu le pressentiment enmaints paragraphes, particulirement en crivant la version du retour ternel du Gai Savoir(IV, 341). Pas de plus grave mprise que de faire peser sur pareilles propositions le souponde mysticisme ou de spiritualisme illumin! Car ce nest pas lange qui fait le geste, cest legeste qui (s)appelle lange. La Figure de lange est ne du gnie mme du geste, sortie de sesgnes. Ds quun geste nous semble pur, cest--dire aussi premier, initial, augural quil estpossible un ange passe

    39 Aucun pote na pens la Figure (die Figur) avec autant de tenace pertinence que Rainer MariaRilke, particulirement dans les deux grands recueils de sa lyrique tardive, Les lgies deDuino et Les Sonnets Orphe. Or, parmi les douze quinze grandes Figures de toute sonuvre, y compris les pomes franais (ladieu, ltoile, larbre, le vol de loiseau, le jet de laballe, le miroir, le chle, la fontaine, la rose, la poupe, la fentre), il en est une vritablementdominante: lange. Si les rflexions qui prcdent touchent un peu de vrai, on ne pourra passen tonner.

    40 Il nest pas question, dans les limites du prsent propos, danalyser en dtail la Figurerilkenne24 et lon devra se contenter de noter ses caractres essentiels, tels que Rilke lui-mme en donne potiquement la thorie car il sagit bel et bien dune thorie figurologiquede la Figure, dans toute sa rigueur et sa prcision. Dabord, la Figure nest ni une image(fixe) ni un trope (une mtaphore). La mtaphore vive comme Paul Ricur25 lentend, oula mtaphore absolue de Hans Blumemberg26, en tant quelles envisagent une puissanceconstituante (imaginale) du langage (au lieu quun trope, au sens de la rhtorique, trouve unemanire de dire qui arrange la pense, lapprte sans la modifier profondment, tmoigne ensomme du sens propre quasi indpendant des mots et y ajoute foi la faon dont le vice rendobliquement hommage la vertu) sont dj plus proches de la Figure de Rilke. Cette puissanceintuitive et plastique de la Figure se vrifie par la tension (Spannung) qui lhabite et lanimeet lui octroie son efficace potique. Il y a ainsi une dimension cosmesthtique de la Figurequi est sa capacit reproduire la rondeur du monde, au sens o Jaspers pouvait dire quetout existence est ronde (alles Dasein ist rund). Non pas quelle soit un microcosme restituanten miniature le vaste univers. Cest la Weltlichkeit der Welt, comme parle Heidegger, lamondanit du monde que la Figure rpercute et ressaisit chaque fois, non le monde lui-mme.Elle consonne depuis sa mondanit intrieure ce que Rilke appellera partir de 1914 (cestle titre dun pome) le Weltinnenraum: lespace-monde intrieur. En jouant la fois sur unvieux mot franais (recordation) et sur langlais to record (enregistrer), on dirait que la Figureenregistre (re-tient par cur, re-corde) la mondanit du monde pour la ployer au souvenir, lapense en tant quelle conserve pieusement une mmoire (lallemand Gedenken); la Figure,donc, est Er-innerung, intriorisation mondaine, re-cordation, inflexion de lextrioritspatiale en plasticit intrinsque. Ce travail qui efface, dirait-on, les traces de son effort, maisqui nest pas moins effectif dans luvre de la Figure, Rilke lappelle: die Verwandlung27. Lestraducteurs rendent gnralement le mot par mtamorphose.

    41 Cependant, cet accomplissement chasse tout arbitraire, il est cent lieues du tour deprestidigitateur ou du magicien, car la Figure change la mondanit du monde en elle-mme,

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    comme le feu hracliten selon Blumenberg attrape ce qui va et vient. Ce changement estguid par un tour(nant), une courbure (Wendung). La linarit indfinie est vite, puisque larecordation figurante reconduit le monde (extrieur) sa mondanit et sa vracit en tantquelles simposent dans le dire, sagen. La Figure rilkenne mne se croiser et se pntrerla geste du monde et le geste de la pense. Tandis que la rose, toute (de) contradiction, savourela volupt de ntre le sommeil de personne sous tant de paupires28, fleur et livre (Blumeund Buch), quand tout est repos (ausgeruht), se mirent et se font cho29 dun bout lautrede ltre et leur tension sparation dans lalliance se courbe en Figure. La Figure est leschme potique du geste, son pure plastique et sa tonalit (musicale).

    42 Un autre trait, proprement discriminant, relie la Figure au geste et lloigne de limage fixe:Rilke le nomme der Schwung, cest--dire llan ou encore la lance. La prsence ou mieuxlinstance de la Figure a cause commune avec son art de sourdre (telle une fontaine), derenatre, daugurer, dannoncer, de trouver lquilibre au cur du mange-monde. Ce qui faitla personnalit de la Figure est sa manire de tenir ensemble vracit (de la recordation),plasticit, mouvement30. Ce dernier mot est lessentiel : o nest pas sensible maintenant(valant pour toujours) lessor, la lance, la mise en branle, lenvol, le dmarrer, le dcoller,pas de mouvement ni de Figure. Celle-ci est la plastique dune dynamique; elle traduit la vie,dabord celle de lesprit, autant dire de la mmoire, qui a fait le tour des choses.

    43 Penser est penser en Figures: faire lexprience du commencement (si tant est que ces deuxtermes ne forment pas redondance), relayer linitial du corps vivant dans et par lannoncequi en rflchit limage. Ce qui est minemment penser, figurer, cest que la pense aitd merger des limbes de len-fance, autrement dit du don silencieux darticuler une paroledcho la mondanit du monde: le langage (die Sprache) parle (spricht), crit Heidegger, etle mortel parle, dans la mesure o il coute (hrt) et correspond ou co-rpond (entspricht) aulangage31. Faire lexprience du commencement, cest goter, tester (tter) notre finitude: lemortel parle en cho (ent-) la parole, en tant quil est lcoute dun initial dont il nest queco-responsable, rpondant diffr. Toute parole articule lannonce de len-fance (langue nondclose) en mme temps quelle dit, comme en basse continue, adieu cette enfance mesureque grandit le lexique et que stend la souverainet de la syntaxe (o stiole la promesse).Lannonce et ladieu sont au cur de la pense potique de Rilke; ils constituent ensemble larespiration mme, le souffle (Atem) de la Figure. Lincitation orphique du pote est devancertoute sparation (allem Abschied voran sein), ne cesser de mourir en Eurydice32 . Laforme de lexprience qui est celle de la pense en tant quelle passe par la Figure comme sontour destinal est la traverse (de portes), lopration (periri) qui dclenche un (re)tour complet(ex-). Le geste de penser rflchit lui-mme la pense du geste, puisquil fait cho et, pourainsi dire, chambre de rsonance33, au cercle que nous avons vu luvre dans la quadraturede la gestualit humaine.

    En guise de conclusion: laffectivit de la pense44 Annonce inlassable, adieu qui a toujours dj commenc, la Figure figure essentiellement le

    geste de penser. En tant quil recle un reste (de constitution) compar, en tout cas, uneide abstraite et totale de la vrit devenue, parfaitement explique. Adorno dit quelque partque si la pense parvenait liminer toute trace dmotion, elle ne saurait que bgayer unetautologie, comme ces disques rays qui arrtent la musique sur la rptition coince dunsegment insens. Agamben, de faon analogue, remarque que si nous navions pas eu gagnerle langage, comme un nageur gagne la rive, nous arranger dabord avec cette aptitude lourde porter avant mme den faire un usage pragmatique, potique ou vrace, nous ne ferions quejouer avec ses rgles, dans une sorte de rve transparent flottant entre ralit et illusion34. Cequi pondre la pense, lindexe au rel, cest le reste quest son geste. La Figure, on ne lapeut-tre pas assez dit, invalide lordre reprsentationnel, notamment en raison de sa prtendueobjectivit. Elle prsente ou rend instante une fiction qui, dans son tour, est plus affine lirreprsentable du rel que la reprsentation cherchant coller dabord la ralit.

    45 On la vu, il y a, dans le geste comme tel, un allant (cest finalement le mot franais qui paratle mieux rendre le Schwung), dont on peut imaginer quil vient de l-motion et quil motive

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    telle ou telle Figure35. Cest encore cet allant qui se signale, sinon lattention, du moins laslection instinctive de celui qui coute, dans une situation denseignement. Car il ny a quele tour, en lui-mme et pour lui-mme, qui tonne-et-enseigne36, au sens fort de ce terme: lescontenus se trouvent partout o lon veut, dans les livres, sur Internet. Jappelle affectivitde la pense la dimension originairement (in)flchie et modale de la pense, quelle sexprimedans la guise du Dichten (du potiser) ou du Denken (du philosopher ou du mditer). En quoila pense est-elle magistrale? En ce que son geste mon(s)tre avec ce que jai nomm plus hautle reste soit cela, indicible, qui nest pas rductible des significations analytiques et qui,mme, ne tombe pas sur le plan de la pense exprime mais lanime in absentia. Parler dunemanire de voir serait trop peu beaucoup trop peu dire; ou alors, il faudrait convenirde confrer une force pour ainsi dire transcendantale cette locution commune et admettresimultanment que cest le corps entier qui est voyant force dtre parcouru dinflexions,dont celle, si dcisive, de la voix.

    46 Chaque pense en (ordre de) marche (encore lallant!) sordonne un geste traversier, quien donne le tempo. Le souple Aristote promeut en tous savoirs et savoir-faire la mathesis,le strict Descartes ne connat que la mth-ode, le droit chemin; de chemin, il ny en a pasdautre pour Kant que le kritische Weg et le subtil Bergson, soucieux de penser le mouvant,thmatise lintuition philosophique. Dans sa clbre confrence, justement, au Congrs dephilosophie de Bologne, le 10avril 1911, Bergson demande quon aperoive, sous la doctrinesynthtise ce sont ses termes ce quil y a dessentiellement spontan dans la pensephilosophique, autrement dit lintuition simple qui, animant (mouvant, mettant en branle)le systme, se drobe en mme temps lnonciation intra-systmique37. Si aucune penselabore nest rductible une doctrina, voire une pistm, il importe de se retremper augeste qui a libr jallais dire, retrouvant Leroi-Gourhan, extrioris cette pense en bonordre: la disciplina, pense en marche vers elle-mme et vers lautre.

    47 Telle est, pour finir, lessence gestuelle indpassable de toute discipline, de toute sagesse oude toute sapience (quelle parle prose ou vers), quelle tourne (lallemand wenden) lacte depenser dans une courbure inimitable.

    48 Tout matre est un puits sans fond. Sa sagesse est tout en surface (en inflexions), son secret leplus recul nest quun mode, une touche (voire une faon de ne pas y toucher), un tact, unpas trs subtil dans la gaucherie, un ton de voix Si bien que le quod, le quid et le quomodone sont pas dmlables. La mine du sens, quun Husserl voulait trouver dans la Lebenswelt(le monde de la vie) et Merleau-Ponty dans la foi perceptive se situe dans la gestualitradicale de toute pense finie: dans lambigut inchoative-frquentative, initiale-finale, dugeste vritable finalit sans fin incarne. Car la finalit rompt moins avec lopration butsutilitaires, quelle ne rvle la longue porte de tout geste (en cela foncirement esthtique,ds quon le regarde pour lui-mme), mme temporairement assujetti au but: la rflexion ouspculation par quoi la fin revient vers le commencement, le visite, cherche dire lannoncedont il est gros, le plus souvent perue sur un fond de sparation, la basse continue de ladieu.

    Notes

    1 Je renvoie aux livres de Wolfgang Iser, Der implizite Leser (Le lecteur implicite) et Der Akt des Lesens(Lacte de lire), respectivement 1972 (2edition 1979) et 1976 (2edition 1984), publis chez WilhelmFink Verlag, Mnich.2 Adolf Portmann, La vie et ses formes, trad. de lallemand, Paris, Bordas, 1968, p.15. Je renvoie ltude de Bertrand Prvost, Llgance animale Esthtique et zoologie selon Adolf Portmann,Images re-vues, no6, 2009.3 Paul Valry, dans Le cimetire marin:O sont des morts les phrases familires,Lart personnel, les mes singulires?La larve file o se formaient des pleursCharmes, uvres1, Pliade, p.150.4 Michel Gurin, Philosophie du geste, Arles, Actes-Sud, 1995, p.70; et LEspace plastique, Bruxelles,La Part de lil, 2008, p.72.

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    5 Est-il besoin de dire combien, comme beaucoup dautres auteurs traitant de ces questions, je suisredevable luvre dAndr Leroi-Gourhan, en particulier Le Geste et la parole (2 volumes), chefduvre qui na cess dtre rdit, depuis la premire publication chez Albin Michel en 1964 et 1965?6 Dans son clbre article sur les techniques du corps , Marcel Mauss na fait quouvrir uneproblmatique essentielle: la culture humaine ne signifie pas seulement la (con)version dune fonctionet/ou dune tendance naturelle, sa transposition ou son institutionnalisation: certes, elle exploite et traduitune mine, dissque en formules une corporit originelle, mais, par un autre aspect, elle fabrique unnouveau corps: les technique sont rituelles, de rappeler la mmoire dun vieux corps, mais galementdinitier un corps nouveau. Le passage nature/culture a trop t pens comme linaire, strictementtransitif, presque abstrait; il conviendrait de se demander, loin de toute nostalgie matricielle commede toute phobie naturaliste, si on a suffisamment pris en compte le pas en arrire li cetteavance: le culturel rcupre le naturel, mais celui-ci en profite pour rcuprer dans la culture, pour serappeler elle non pas comme un corps tranger, plutt sous la forme dun (r)appel au corps, au sens o,dans ltre et le nant, que je cite ici de mmoire, Sartre crivait que le corps tait la forme contingenteprise par la ncessit de ma contingence. En somme, on ne quitte jamais le corps pour autre chose que lecorps, mais toujours pour un autre corps. Extraites du corps (que jai appel archaque pour signifier sontre-l holiste et pataud: le lecteur comprend que limage se justifie de travailler un seuil, non de rvlerun tat), les techniques, quelles soient productrices dobjets ou inductrices de manires (de manger, defaire lamour, de trouver le sommeil), conspirent la restauration du corps ou, pour le dire aujourdhuiplus prudemment, dun corps. Dailleurs, selon Mauss lui-mme, est atteste une tendance du mcanique mimer comme pour le rejoindre un jour? lorganique, puisque linstrument est un compos doutils,la machine un complexe dinstruments. Quet pens lethnologue si lpoque o il vivait connaissantles automates, souponnant sans doute lautomation (qui simplifie le mode de production, plus quil nele rvolutionne), mais ignorant la cyberntique et linformatisation lui avait, par une hypothsedcole, fourni les schmes (rationnels) et les clichs (fantasmatiques) qui peuplent, sur ces questionset dautres, notre univers? Je renvoie au volume trs prcieux, prfac par Claude Lvi-Strauss, publisous le titre, (Marcel Mauss), Sociologie et anthropologie aux PUF en 1966. Quand on considre lapuissance dembrayage et de frayage, par exemple de lEssai sur le don, de Bataille Deleuze, on mesurela justesse de la proposition initiale de lIntroduction de Claude Lvi-Strauss: Peu denseignementssont rests aussi sotriques et peu, en mme temps, ont exerc une influence aussi profonde que celuide Marcel Mauss.7 Voir Michel Gurin, La Terreur et la Piti, t.I, La Terreur, Arles, Actes-Sud, 1990, p.428 et sq. ett.II, La Piti, Arles, Actes-Sud, 2000, p.108 et sq.8 Michel Gurin, Dun danser de lart, in La Part de lil, no24, Bruxelles, 2009, p.201 et sq.9 Sur la ncessaire distinction du technique et du technologique, si souvent confondus, je renvoie larticle trs clairant de Pascal Krajewski, La perceuse et la girouette, dans le no22 de la revueMdium, dirige par Rgis Debray. Krajewski propose de dfinir la technique la sous-traitance dutraitement de la matire des machines, tandis que la technologie, quant elle, serait la sous-traitancedu traitement de linformation des appareils, 1ertrimestre 2010, p.32.10 Bien entendu, cette avance sur trois fronts destins oprer leur jonction (pour faire usage duvocabulaire de la tactique militaire) bat en brche tout finalisme (par exemple de type teilhardien, entranpar une sorte de vocation mtaphysico-cosmologique implante dans la nature du cerveau humainpromis, au cours de son dveloppement biologique, une manire de transfiguration). Est affirme aucontraire la redondance de la contingence sur elle-mme, ce que jappellerais son auto-corroboration parle jeu dune triple surdtermination ou encore dune induction circulaire.11 De faon gnrale, on a choisi dtoffer cette fois lanalyse du faire. Pour les trois autres gestes, lelecteur se rfrera sil le souhaite la Philosophie du geste.12 Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littrature?, in Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, p.95.13 Il sagit bien sr du clbre mythe de Theuth du Phdre (274-275).14 Jean-Jacques Rousseau, mile, IV, Paris, Gallimard (Pliade), uvres compltes IV, p.527.15 Voir LEspace plastique, chap.8, Deux corps de la danse, p.65 et sq.16 Albert Camus, Noces, Paris, Gallimard, 1959. Le dsert, Folio, p.68. Cest moi qui souligne.17 Paul Valry, Eupalinos, Lme et la danse, Dialogue de larbre, Paris, Gallimard, 1945, p. 143(Cette fille est peut-tre une sotte?)18 Ibid., p.144. Je souligne.19 Rainer Maria Rilke, Les lgies de Duino, Les Sonnets Orphe, J. F. Angelloz (trad.), Aubier(collection bilingue), p.199.20 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, V, 381, Pierre Klossowski (trad.), Paris, Gallimard, 1967,p. 278. Wir sind etwas anderes als Gelehrte (des savants, non pas au sens des Wissenschaftler, des

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    scientifiques de mtier, mais des rudits, des lettrs, des gens instruits ceci alors que le contextementionne le savoir (Wissen) ou la science (Wissenschaft).21 Titre de mon livre, paratre aux Belles-Lettres (collection Encre marine) en mars 2011.22 Ren Descartes, Les Passions de lme, II, art.70, in uvres et Lettres, Pliade, p.728.23 Est-il besoin de rappeler lessence duale du daimon, son gnie de la mdiation ent sur le deux-en-un,sur sa nature de metaxu (tel eros)? Le dmon est donc prpos la symbolicit (sym-ballein, ballerou lancer ensemble, rassembler), mais celle-ci est toujours menace de la calomnie du diabolos le calomniateur, qui na pas son pareil pour sparer les tres, mettre un coin entre eux (dia-ballein) etles jeter les uns contre les autres?24 Voir Michel Gurin, Pour saluer Rilke, La vrit parle en Figures, Circ, Belval, 2008.25 Paul Ricoeur, La mtaphore vive, Paris, Seuil, 1975.26 Hans Blumenberg, Schiffbruch mit Zuschauer (Naufrage avec spectateur), Suhrkamp, Francfort, 1979.Le paradigme de la mtaphore absolue serait le feu chez Hraclite, apprhend dans son aptitude assimiler ce qui est tranger (fremd) pour le changer en soi-mme.27 On trouve galement son pendant orphique, le Wiederkommen, le revenir.28 On aura reconnu lpitaphe que stait choisie Rilke et qui est grave sur sa tombe au cimetiremontagnard de Rarogne, non loin de Muzot:Rose, pure contradiction, volupt de ntrele sommeil de personne sous tant de paupires29 Se font cho, en effet, quand ce ne serait que par lallitration (en allemand)! Il sagit du derniertercet du Sonnet OrpheI, 22.30 Les quatre signifiants-clefs (Wandlung/Verwandlung/Wendung/Schwung transformation,mtamorphose, tour(nant), lance) se trouvent runis dans le premier quatrain du Sonnet II, 12, quonpeut ainsi regarder comme la quintessence de lart potique de Rilke.31 Martin Heidegger, Unterwegs zur Sprache (En chemin vers la parole), Neske, Pfullingen, 1959,p.32-33.32 R.M. Rilke, Sonnets Orphe, op.cit., II, 13.33 Pour le pote, le dire, das Sagen, est cette chambre de rsonance transfiguratrice o slve, en formede louange, la vrit des choses, telles quelles ne savaient pas quelles taient. Voir les lgies de Duino(IX).34 Giorgio Agamben, Enfance et histoire, trad. de litalien par Yves Hersant, Paris, Payot, 1989.35 La majuscule na aucune signification emphatique, mais discriminante: il sagit de la Figur au senspens-potis par Rilke.36 Dans le fait: qui enseigne par ltonnement, au sens du taumatsein platonicien ou du saisissement,de lErgriffenheit quun J.Huizinga parat supposer lorigine des toutes premires configurations depense confrontes lnigme du cosmos et de la vie. Voir Homo ludens, Gallimard 1951.37 En ce point, crit Bergson, est quelque chose de simple, dinfiniment simple, de siextraordinairement simple que le philosophe na jamais russi le dire, Henri Bergson, uvres, ditiondu Centenaire, PUF, p.1345.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Michel Gurin, Le geste de penser, Appareil [En ligne], 8|2011, mis en ligne le 04 novembre2011, consult le 02 fvrier 2015. URL: http://appareil.revues.org/1338

    propos de lauteur

    Michel GurinProfesseur luniversit de Provence - Aix-Marseille1, membre de lInstitut universitaire de France(2005-2010), ancien directeur du Laboratoire dtudes en sciences des arts (LESA), prsident du juryde lagrgation externe darts plastiques, [email protected].

    Droits dauteur

    contrat creative commons

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    Rsum

    Le geste de penser forme le pendant de la Philosophie du geste, publi chez Actes-Sud en 1995(dernire slection pour le Mdicis-essai). Lessai instruit lanalogie entre le geste, dans sanature corporelle, anthropienne, et la pense (philosophique ou potique). la quadraturede la gestualit physico-pratique (faire, donner, crire, danser), correspond cir(sp)culairementle tour, le dtour, le retour qui rythment lallant de la pense et sa mise en Figures.

    Entres dindex

    Mots-cls :affectivit de la pense, ange, annonce/adieu, danser, figure/figurologie,gestique transcendantale, philosophie du geste, Sonnets Orphe, renversement,retour, tour, tournant, tournure (Wendung)Personnes cites :Nietzsche (Friedrich), Rilke (Rainer Maria)