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Les paradoxes comme instrument d’enseignement de l’éthique Ambivalence et paradoxe Le paradoxe est pertinent pour l’étude de l’ambivalence, car il pousse la difficulté de concilier les opposés à sa dernière extrémité en remettant en question le rapport d’opposition lui- même. Avec lui, la pensée perd ses repères et l’ambivalence débouche sur la confusion. Par exemple, les opposés deviennent équivalents («l’altruisme est de l’égoïsme») ou ils sont pris dans un cercle vicieux («ne pas communiquer, c’est encore communiquer»). Ambivalence : L’humain est habité par des tendances altruistes et égoïstes. Paradoxe : L’altruisme n’est que de l’égoïsme déguisé. B. Ambivalence : Tendances opposées à la tolérance et à l’intolérance. Paradoxe : Être tolérant, c’est ne pas tolérer l’intolérance. Définitions du paradoxe 1. Toute idée surprenante ou toute idée qui va à l’encontre de «l’opinion commune». 2. Toute idée illogique ou absurde, comme la simple réunion d’idées contraires : un « cercle carré », « l’obésité tue plus de gens que la faim ». 3. Définition philosophique: Un paradoxe est un raisonnement qui repose sur des prémisses vraies mais qui conduit logiquement à une conclusion contradictoire ou absurde. Formes typiques de paradoxes A. L’autoréférence (« Il est interdit d’interdire »; « Je suis certain qu’il n’y a rien de certain »;) B. Le cercle vicieux Plus on en a, plus on en veut ») C. La régression à l’infini. (« Rien ne sort de rien ») D. L’action contre-productive Ne pensez à rien ») Échelle de robustesse des paradoxes 1. Certains paradoxes sont faux (question mal posée, confusion, jeux de mots). Exemple : le paradoxe de l’altruisme. 2. Certains sont faibles (on peut leur trouver une solution partielle ou ils sont plus théoriques que réels). Exemple : le paradoxe du respect.

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Page 1: Michel Métayer paradoxes éthiques

Les paradoxes comme instrument d’enseignement de l’éthique

Ambivalence et paradoxeLe paradoxe est pertinent pour l’étude de l’ambivalence, car il pousse la difficulté de concilier les opposés à sa dernière extrémité en remettant en question le rapport d’opposition lui-même. Avec lui, la pensée perd ses repères et l’ambivalence débouche sur la confusion. Par exemple, les opposés deviennent équivalents («l’altruisme est de l’égoïsme») ou ils sont pris dans un cercle vicieux («ne pas communiquer, c’est encore communiquer»).

Ambivalence : L’humain est habité par des tendances altruistes et égoïstes. Paradoxe : L’altruisme n’est que de l’égoïsme déguisé.

B. Ambivalence : Tendances opposées à la tolérance et à l’intolérance.Paradoxe : Être tolérant, c’est ne pas tolérer l’intolérance.

Définitions du paradoxe 1. Toute idée surprenante ou toute idée qui va à l’encontre de «l’opinion commune». 2. Toute idée illogique ou absurde, comme la simple réunion d’idées contraires : un « cercle

carré », « l’obésité tue plus de gens que la faim ».3. Définition philosophique: Un paradoxe est un raisonnement qui repose sur des prémisses vraies

mais qui conduit logiquement à une conclusion contradictoire ou absurde.

Formes typiques de paradoxes A. L’autoréférence (« Il est interdit d’interdire »; « Je suis certain qu’il n’y a rien de certain »;)B. Le cercle vicieux (« Plus on en a, plus on en veut »)C. La régression à l’infini. (« Rien ne sort de rien »)D. L’action contre-productive (« Ne pensez à rien »)

Échelle de robustesse des paradoxes1. Certains paradoxes sont faux (question mal posée, confusion, jeux de mots). Exemple : le

paradoxe de l’altruisme.2. Certains sont faibles (on peut leur trouver une solution partielle ou ils sont plus théoriques

que réels). Exemple : le paradoxe du respect.3. Certains sont forts (structurels, insurmontables). Exemple : les paradoxes de la liberté.

Stratégies pédagogiques Vous pouvez initier vos élèves aux paradoxes à l’aide de quelques exemples à la fois intéressants

et amusants. Il est important de les habituer à cela, de leur faire prendre goût à les analyser et à les discuter. Réserver un moment spécial dans le cours pour l’étude de paradoxes. Leur en proposer et leur en faire chercher. Ils sont faciles à trouver sur le Web.

Voici quelques exemples de paradoxes touchant une variété de sujets:

« Deviens ce que tu es. » (Nietzsche) « Je est un Autre. » (Rimbaud)« Il y a des fous partout, parfois même dans des asiles » (George Bernard Shaw)« Dans un couple, les deux ne doivent faire qu’un, mais lequel? » (Oscar Wilde)« Dors-tu? » — « Oui, je dors. » « Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous ; or plus il y a de trous, moins il y a de gruyère ;

donc plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère. »« Est-ce que la réponse à cette question est non? » « Pour trouver le bonheur, il ne faut pas le chercher. »

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« On a toujours besoin des autres pour penser par soi-même. »« Ne pas communiquer, c’est encore communiquer » (Gregory Bateson)« Dieu est moins libre que l’humain, car il ne peut choisir entre le bien et le mal » 

Il y a un aspect ludique au paradoxe qu’il faut exploiter. On peut le présenter comme une énigme à résoudre.

Éviter les paradoxes purement logiques qui sont trop compliqués. Utiliser des paradoxes qui ont un rapport avec les problèmes de la vie réelle et qui peuvent être illustrés par des exemples concrets. Axer au départ la réflexion et l’analyse sur ces exemples concrets.

Garder un équilibre entre les paradoxes forts, c’est-à-dire impossibles à dénouer et qui nous disent quelque chose sur les ambivalences indéracinables de l’être humain et les paradoxes faux ou faibles qu’il est possible de dénouer au moins.

Voir le paradoxe comme un outil pour déclencher et alimenter la réflexion plutôt que comme un problème dont il faudrait trouver la solution correcte.

Accepter que la réflexion et la discussion puissent aller dans des directions imprévues. Accepter de ne pas pouvoir mener l’analyse à ses conclusions ultimes ou les plus « profondes ».

Le paradoxe de la faiblesse de la volonté ( akrasia ) Socrate considérait que l’être humain était un être rationnel. C’est pourquoi il a défendu l’idée que «personne ne se fait du mal volontairement». Il serait en effet irrationnel pour une personne de faire volontairement une action en sachant qu’elle va lui faire du tort. C’est pourtant ce que font beaucoup de personnes qui consomment du tabac, qui se ruinent au jeu, qui ont des relations sexuelles non protégées, qui s’endettent jusqu’à la faillite, qui nuisent à leur santé en mangeant trop ou mal, qui conduisent en état d’ébriété, qui prennent des risques excessifs, qui se font maigrir jusqu’à mettre leur vie en danger, etc.

L’être humain, qui est censé être rationnel, est pourtant capable de se faire volontairement du mal à lui-même.

Questions de réflexion

Comment peut-on expliquer qu’une personne qui a pris la ferme résolution d’arrêter de fumer en sachant que fumer peut raccourcir son espérance de vie de 10 ans en vienne à briser sa résolution et à recommencer à fumer? Cette personne pourrait-elle donner des arguments raisonnables pour justifier sa conduite?

Peut-on être motivé à faire ce qui est le meilleur pour soi et néanmoins échouer à le faire? Pourquoi?

Prendre des risques pour sa santé ou sa sécurité pour assouvir une passion est-il justifiable? Dans quels cas?

Quand remettre au lendemain quelque chose que l’on pourrait faire aujourd’hui devient-il déraisonnable?

Pistes de solution

Bien sûr, ce paradoxe part de la prémisse que l’être humain est fondamentalement rationnel. On peut en douter, mais il demeure qu’il est très difficile d’expliquer pourquoi quelqu’un se ferait du mal à lui-même en toute connaissance de cause. La question importante est de savoir si le fait d’agir contre son propre intérêt est nécessairement absurde ou irrationnel. Une action peut être discutable à plusieurs égards sans être irrationnelle. Par exemple, il n’est pas simple de déterminer ce que devrait être un niveau de risques «raisonnable». Le côté pervers de certaines activités risquées est qu’elles nous font perdre la faculté d’évaluer rationnellement les risques (l’ascension de l’Éverest).

Il y a certaines explications plausibles au phénomène de la faiblesse de la volonté, mais c’est néanmoins un paradoxe fort que les penseurs d’aujourd'hui peinent encore à élucider. Dans certains cas extrêmes, on peut l’expliquer par un trouble mental ou une dépendance pathologique (jeu compulsif, anorexie, toxicomanie, alcoolisme, etc.), bien qu’il reste difficile d’expliquer le

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refus de certaines personnes de s’avouer leur maladie. Une explication plus subtile est qu’il n’y a pas de certitude absolue dans la sphère des décisions d’action (tous les fumeurs ne développent pas un cancer des poumons; le risque est moindre si on arrête avant la trentaine, etc.) et il est facile de rationaliser certaines conduites douteuses («Une cigarette de temps à autre ne fait de mal à personne.»). Parfois, les problèmes à surmonter sont très lourds et il est possible que la personne soit animée de la meilleure volonté, mais qu’elle manque tout simplement de force et de courage pour arriver à passer au travers.

Une question importante est : est-ce que la voix de la raison a une force motivationnelle propre ou est-ce que les motivations ne viennent que des désirs et des émotions? Par exemple, la raison me dit que fumer est mauvais pour ma santé, mais cette idée n’aura d’influence sur moi que si elle réussit à susciter une émotion comme la peur de souffrir d’une maladie ou un sentiment de fierté personnelle («Je vais me prouver quelque chose à moi-même en arrêtant de fumer!»).

L’humain a une certaine capacité d’autoaveuglement. Il est capable de se mentir à lui-même. On peut parfois justifier un manquement ou une conduite irrationnelle par une faiblesse passagère dans des circonstances particulières (« J’étais fatigué. J’avais besoin de décompresser… »). Mais ces justifications résistent mal à l’épreuve du temps. On aura beau se raconter le même mensonge à répétition, procrastiner indéfiniment, prendre des résolutions que l’on abandonne année après année, se ruiner au jeu complètement, il vient un moment où certaines conduites deviennent impossibles à justifier. Il reste souvent une seule solution rationnelle pour celui qui échoue à contrôler sa conduite nuisible: s’avouer son impuissance (ce qui est souvent la chose la plus difficile) et chercher de l’aide (proches, parents, confidents, ressources professionnelles, services d’aide).

Le paradoxe de la manipulation de soiNous avons parfois du mal à contrôler notre propre comportement et à agir comme nous le voudrions. Une solution est alors de se manipuler soi-même en utilisant un stratagème pour se faire faire ce que l’on voudrait faire ou pour s’empêcher de faire ce que l’on ne veut pas faire. Mais cette idée est absurde, puisque dans un tel cas celui qui essaie de manipuler l’autre et celui qui est manipulé par l’autre sont la même personne.

Questions de réflexion

Disons que je suis un consommateur compulsif et que je suis incapable de résister à faire des achats souvent futiles ou trop coûteux lorsque je me retrouve dans un magasin. Que pourrais-je faire pour contrôler ce penchant?

Est-il possible de se punir soi-même ou de se récompenser soi-même pour arriver à rompre avec un comportement que l’on juge nuisible? Comment un tel stratagème pourrait-il fonctionner?

Disons que je souffre d’une dépendance compulsive dont je suis incapable de me débarrasser par mes propres moyens (anorexie, toxicomanie, jeu compulsif, etc.), que pourrais-je encore faire pour m’en sortir?

Pistes de solution

Ce paradoxe que l’on pourrait aussi appeler « le paradoxe de la gestion de soi » s’inscrit dans la foulée du paradoxe précédent. Il se rattache aussi à un des paradoxes les plus fondamentaux de l’existence humaine : « Je est un Autre », qui est aussi le paradoxe de la réflexivité. C’est l’idée que nous sommes à la fois sujet et objet pour nous-mêmes, conscients, conscients d’être conscients et donc conscients de nous-mêmes. Ces redoublements génèrent beaucoup de paradoxes, dont le paradoxe du mensonge à soi-même qui s’apparente à celui de la manipulation de soi. Nous avons avec nous-mêmes beaucoup de rapports qui paraissent absurdes quand on y songe bien :

o Pourquoi dois-je me dire à moi-même mes propres pensées? o Quel sens y a-t-il à me poser à moi-même des questions dans l’espoir d’obtenir des

réponses… puisqu’elles viendront de moi?

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o Comment puis-je argumenter avec moi-même et me convaincre de ce dont je ne suis pas convaincu?

o Comment puis-je m’en vouloir à moi-même?o Comment puis-je me promettre à moi-même une récompense ou me menacer d’une

punition? La manipulation de soi met en cause la notion d’autonomie, car elle introduit ce que les

philosophes appellent de l’hétéronomie (subir la volonté d’un Autre) dans l’autonomie. Le problème survient parce que le sujet autonome est souvent un sujet divisé : il y a un Autre en moi. L’idée de « jouer au plus fin avec soi-même » est donc profondément paradoxale, puisque celui qui est victime de la ruse est le même que celui qui la met en œuvre. Comment puis-je succomber à une ruse dont je suis l’auteur?

Le paradoxe reste faible cependant, car il est effectivement possible de ruser avec soi-même, du moins ça peut marcher si l’on s’y prend bien. Par exemple, si j’essaie de contrôler mes tendances à la consommation compulsive, je pourrais éviter d’aller dans les centres commerciaux ou choisir de laisser ma carte de crédit à la maison lorsque je vais dans des centres commerciaux ou je pourrais plus drastiquement me départir de toutes mes cartes de crédit. C’est l’anticipation de la situation future qui permet à une telle stratégie de fonctionner. Il y a d’autres manières dont l’humain est manipulable : il peut développer des habitudes par conditionnement répétitif, il peut se soumettre volontairement au contrôle d’autrui, il peut faire de l’automonitoring (faire un décompte précis de ses activités :nombre de cigarettes, verres d’alcool, calories, aliments et boissons consommés chaque jour, mesure de son poids corporel, etc.), il peut se donner un programme de changement progressif en commençant à petite dose, etc. Ce sont toutes des choses qu’un sujet humain peut se faire à lui-même parce qu’il est capable de se regarder lui-même comme un objet.

Voici quelques autres exemples de manipulation de soi: placer le réveille-matin loin de son lit pour se forcer à se lever, annoncer solennellement à tous ses amis qu’on va arrêter de fumer pour se forcer à le faire sous peine de honte, demande soi-même à être inscrit sur la liste des personnes interdites au casino, utiliser le procédé des prélèvements automatiques sur le salaire pour se forcer à déposer son argent dans un fonds de retraite, etc.

L’idée de se punir soi-même ou de se récompenser soi-même est étrange. Après tout, celui qui reçoit la punition ou la récompense est le même que celui qui l’administre! Voici un exemple intéressant tiré d’un témoignage personnel de l’économiste Dan Ariély :

Il y a quelques années, j’ai contracté une très grave maladie qui mettait en péril ma vie. Les médecins m’ont donné un traitement, très dur à supporter : les médicaments me donnaient des nausées insupportables pendant des heures. Beaucoup de malades préféraient sauter certaines prises ou même abandonner le traitement malgré le danger. Alors j’ai inventé un truc pour m’aider à surmonter l’épreuve. À chaque fois que je devais faire ma terrible injection, je m’autorisai à voir un film en vidéo (ce que j’adore). De la sorte, non seulement le malaise était moins violent à supporter, mais surtout j’avais associé mentalement le médicament à une récompense plutôt qu’à une souffrance. Quand je savais que j’allais devoir prendre le médicament, au lieu des douleurs pénibles, je pensais à ma récompense. Et cela a marché! Quand j’ai eu terminé mon traitement, le médecin a été surpris : j’étais le seul de ses patients à être allé au bout du traitement.

La chose rationnelle à faire lorsque tous les stratagèmes ont échoué est de chercher de l’aide chez des proches ou des professionnels. La difficulté principale à surmonter pour beaucoup de personnes est d’abord de reconnaître la gravité du problème qui les affecte et ensuite de s’avouer leur impuissance. La fameuse prière des Alcooliques Anonymes en témoigne : « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer… » En cherchant de l’aide, le sujet se donne une chance de changer ce qu’il ne peut changer de façon autonome. Mais il s’agit encore d’une décision autonome.

Le paradoxe de l’altruisme impossibleToute action altruiste est faite parce qu’elle apporte une satisfaction à son auteur, donc toute action altruiste est en réalité une action égoïste et l’altruisme n’existe pas.

Questions de réflexion   :

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Risquer sa vie pour sauver celle d’un autre et se gratter l’aisselle pour soulager une démangeaison peuvent-ils raisonnablement être considérés comme deux actes également égoïstes?

Que préférez-vous? Qu’une personne vous vienne en aide avec le sourire en manifestant qu’elle a du plaisir à vous aider ou qu’elle le fasse à contrecœur avec une gueule d’enterrement? Est-ce que le plaisir qu’éprouve la personne altruiste diminue la valeur de son geste?

Une personne qui ne se soucie pas vraiment du sort de la personne qu’elle aide et qui se montre altruiste, soit pour bien paraître, soit par culpabilité, soit dans le but de demander un service à l’autre en retour est-elle véritablement altruiste?

Pistes de solution   :

Ce paradoxe est faux. Toute action réussie, quelle qu’elle soit, procure une satisfaction à son auteur. Le paradoxe déclare l’altruisme impossible parce qu’il pose au départ un critère absurde : il faudrait pour qu’une action soit vraiment altruiste qu’elle n’apporte aucune satisfaction à son auteur. Cette exigence est absurde, car elle rend toute action impossible.

La différence pertinente et réelle entre actions égoïstes et actions altruistes est que l’action égoïste est indifférente au bonheur d’autrui alors que dans une action altruiste, ma satisfaction passe par la satisfaction d’autrui ou mon bonheur dépend du fait que j’apporte un bonheur à autrui.

Une version différente du paradoxe consiste à accepter l’existence de motifs altruistes, mais à disqualifier l’action altruiste pour la simple raison qu’elle comporte également des motivations égoïstes. C’est l’idée que seul un acte d’altruisme pur, dépourvu de toute motivation égoïste, mériterait d’être appelé altruiste. Mais il est normal et naturel que l’action authentiquement altruiste apporte des satisfactions égoïstes secondaires à son auteur, qu’elle prenne un sens personnel ou qu’elle lui permette d’atteindre simultanément plusieurs buts (faire du bénévolat m’occupe, me rend fier de moi, me permet de rencontrer des gens, me permet de développer des habiletés que je n’avais pas, de donner un sens à ma vie, etc.). Il en est ainsi de la plupart de nos actions. Égoïsme et altruisme peuvent se combiner de toutes sortes de manières. L’essentiel est que la motivation proprement altruiste soit sincère.

Le paradoxe de la toléranceLe philosophe Karl Popper a écrit : «Nous devrions revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer l’intolérant.» Cela semble contradictoire, car si je ne tolère pas l’intolérant, je me montre intolérant à mon tour et je viole le principe de tolérance. Mais l’inverse n’est pas mieux, puisqu’en tolérant l’intolérant je favorise le contraire de la tolérance.

Questions de réflexion

Est-il correct de dire qu’il faut tolérer certaines religions ou qu’il faut tolérer les homosexuels ou qu’il faut tolérer ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que nous?

La phrase qui suit vous paraît-elle correcte: « Les personnes non racistes devraient tolérer les personnes racistes et les personnes racistes devraient tolérer les personnes non racistes »?

La tolérance signifie-t-elle que tout le monde est libre de faire ce qu’il veut? Y a-t-il une différence entre le principe de tolérance et le principe de liberté?

Y a-t-il une différence entre ce qu’on devrait tolérer sur le plan de la liberté de pensée et d’expression et ce qu’on devrait tolérer sur le plan de la liberté d’action?

Y a-t-il une différence entre ce qu’on devrait tolérer quant à la conduite des personnes en privé et quant à leur conduite en public?

Est-il sensé pour quelqu’un qui est contre la peine de mort de dire : « Je suis contre la peine de mort, mais je tolère qu’elle soit pratiquée dans ma société »?

Pistes de solution

Michel Métayer

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Le paradoxe de la tolérance est faible. Le principe de tolérance semble nous enfermer dans un cul-de-sac: que le tolérant tolère l’intolérance ou qu’il ne la tolère pas, il semble condamné à nier son principe de tolérance. Le problème est que l’objet de la tolérance n’est pas spécifié dans le principe général : que faut-il tolérer au juste?

Le paradoxe suppose que le principe implique que l’on doive tout tolérer. Mais cette interprétation confond le principe de tolérance avec le principe de liberté : on peut faire tout ce qu’on veut. Or, ce n’est pas ce que suggère au départ l’idée de tolérance. La définition du mot « tolérer » est : « laisser faire quelque chose qui nous est désagréable ».  L’idée de « tolérer » quelque chose présuppose qu’il y a quelque chose de négatif dans ce qu’on va tolérer. Il y a donc déjà un jugement de valeur négatif dans l’attitude de tolérance, ce qui contredit l’idée que la tolérance serait une acceptation aveugle de toute conduite ou l’abandon de toute exigence morale. Ce qu’on tolère est quelque chose qui est négatif, mais acceptable dans certaines limites ou à certaines conditions, mais cela n’exclut nullement qu’il y ait par ailleurs des choses négatives que l’on juge carrément inacceptables et donc intolérables. Celui qui dit que l’on doit tolérer les homosexuels ou tolérer une religion particulière suggère qu’il y a quelque chose de négatif dans l’homosexualité ou dans la religion en question. On peut lui demander de s’en expliquer.

Le paradoxe de la tolérance vient en partie de ce que la tolérance est présentée comme unique valeur. Or, il n’y a pas de problème si elle est entourée et contenue par d’autres valeurs. La solution est simplement de ne pas faire de la tolérance un principe supérieur ultime, mais de la mettre en balance avec nos autres exigences morales. D’autres valeurs sont souvent plus fondamentales que la tolérance : respect, égalité, justice, sécurité, etc. La tolérance est simplement souhaitable dans certains contextes, à propos de certaines choses. On devrait peut-être la voir comme une vertu (attitude) plutôt que comme un principe (norme universelle).

Concrètement, il y a deux problèmes principaux dans l’application du concept de tolérance :

1. Il est parfois difficile d’établir les limites du tolérable (accommodements raisonnables).2. Il est difficile de se montrer tolérant lorsque des convictions fortes s’affrontent et que la

position ou la conduite de l’autre est jugée radicalement immorale (l’avortement, la chasse aux phoques, la peine de mort). La tolérance dans ces cas revient à renier ses convictions les plus profondes. Cependant, les distinctions entre liberté d’expression et liberté d’action (écrite un livre contestant la réalité historique de l’Holocauste vs profaner des tombes dans un cimetière juif) et entre conduite en privé et en public (pratique du nudisme) permettent de fixer certaines limites de façon plus précise. La zone grise est que les opinions peuvent inciter à l’action (cas de la littérature haineuse).

Le paradoxe de la règle d’orVoici diverses formulations de la fameuse « règle d’or de la morale » que l’on retrouve dans beaucoup de religions et de cultures : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse », « Fais aux autres ce que tu voudrais que l’on te fasse », « Traite les autres comme tu voudrais être traité ». La règle d’or est la règle à suivre pour faire le bien.

La règle d’or de la morale est la règle à suivre pour faire le bien, mais son application stricte et rigoureuse peut donner des résultats inacceptabless ou absurdes.

Questions de réflexion

Je suis une personne fière et autonome qui préfère se débrouiller toute seule et qui n’aime pas qu’on lui vienne en aide. Je me trouve devant une autre personne qui a besoin d’aide et qui aimerait qu’on l’aide. Suivant le principe de la règle d’or, je ne l’aiderai pas parce que je ne voudrais pas que l’on m’aide dans une telle situation. Est-ce bien?

En vertu de la règle d’or, si je n’aime pas que ma mère vienne me voir le jour de ma fête, je ne devrais pas aller la voir le jour de sa fête. Est-ce bien?

Le juge peut-il envoyer le criminel en prison sachant qu’il n’aimerait pas qu’on lui inflige la même chose?

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Le parent qui défend à son enfant de rentrer après dix heures le soir devrait-il se l’interdire à lui-même?

Un chef d’un gang criminel dit au chef d’un gang rival : « Tu n’aimerais pas que j’empiète sur ton territoire de vente de drogue, alors ne viens pas jouer dans mes plates-bandes! » Cette phrase est-elle fidèle à la règle d’or de la morale?

Pistes de solution

Ce paradoxe est faible, car il tient surtout au fait que la règle d’or est mal formulée. Le nœud du problème est qu’elle est formulée au singulier, au « Tu ». Il n’y a pas de sens à dire que le fondement de la morale est pour chaque personne individuelle de faire « ce qu’elle veut ». C’est pourtant ce que suggère la règle d’or qui pose une équivalence entre mon devoir moral et ce que je veux que les autres me fassent ou ce que je ne veux pas qu’ils me fassent? En formulant la règle au « Tu » singulier, on lui donne potentiellement un tour subjectiviste et égocentrique, alors que le « Tu » de la règle devrait être l’être humain en général. Une meilleure formulation serait « Ne fais pas aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fasse… en général. » Les autres ne veulent pas en général qu’on les tue, qu’on les viole, qu’on les vole, etc. Cependant, en la rendant plus générale, la règle d’or devient banale. Elle perd son élément central qui est l’idée de réciprocité et on doit renoncer à y voir un guide approprié pour résoudre des problèmes moraux concrets et particuliers.

La règle d’or est essentiellement une règle de réciprocité et c’est l’idée principale qu’elle véhicule. Dans un régime moral d’égalité, les devoirs et prérogatives des agents devraient être réciproques. Tous les acteurs devraient se reconnaître mutuellement les mêmes droits et les mêmes devoirs (si j’exige la fidélité de mon partenaire amoureux, je devrais m’imposer la même règle). Mais la morale ne se réduit pas à la réciprocité. Des criminels peuvent respecter la règle de réciprocité tout en faisant du mal. Surtout, il y a beaucoup de situations de non-réciprocité dans lesquelles la morale n’impose pas les mêmes exigences à tout le monde ou ne commande pas de traiter tout le monde de la même manière (hiérarchie, dépendance, conflits d’intérêts, besoins, etc.). On ne traite pas les enfants comme on traite les adultes; on ne traite pas un juge comme on traite un criminel; le sauveteur a un devoir envers les baigneurs mais les baigneurs n’en ont pas envers le sauveteur; on ne devrait pas traiter ceux qui ont des besoins différents des nôtres comme on voudrait être traité soi-même, etc.

Le paradoxe du mensongeMentir, c’est dire à quelqu’un des choses que l’on sait fausses dans l’intention de le tromper. Mentir est une faute morale et pourtant il n’est ni possible, ni souhaitable que les humains ne mentent jamais.

Questions de réflexion

On peut imaginer et souhaiter que les gens ne commettent jamais de toute leur vie de meurtre, de vol, de viol, de trahison ou d’inceste. Peut-on en dire autant du mensonge?

Imaginez un monde dans lequel les humains seraient absolument incapables de mentir? Ce monde serait-il souhaitable et viable? Quels problèmes l’incapacité de mentir pourrait-elle entraîner?

Y a-t-il des situations dans lesquelles le mensonge doit être absolument proscrit? Y a-t-il des situations dans lesquelles vous préféreriez que les autres vous mentent?

Pistes de solution

Ce paradoxe est fort. Le cas du mensonge est unique parmi les grandes fautes morales parce qu’il fait l’objet d’un apprentissage naturel chez l’enfant et chaque être humain s’y exerce abondamment tout au long de sa vie. L’enfant apprend inévitablement à mentir pour se sortir d’embarras, pour l’emporter dans un jeu, pour jouer un tour, pour ménager une surprise, pour bien paraître, pour éviter de faire de la peine, etc.

Michel Métayer

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Les parents n’apprennent pas aux enfants que le mensonge est un mal absolu, ils leur apprennent à bien mentir. Les héros des contes d’enfants mentent pour de bons motifs tandis que les méchants mentent pour faire du mal. Les parents mentent eux-mêmes devant les enfants (faire semblant d’apprécier un cadeau inintéressant, mentir pour se sortir d’embarras, pour ne pas blesser, pour protéger, pour cacher aux enfants leurs difficultés, leurs inquiétudes, etc.).

Mentir est simple et facile à accomplir, contrairement aux autres grandes fautes morales (meurtre, vol, viol, etc.). Mentir peut parfois être fait dans un but noble et moral : protéger quelqu’un, épargner des souffrances, empêcher un méfait, etc. Par ailleurs, certains mensonges anodins sont sans conséquence et ne font de mal à personne. Il existe une multitude de cas variés : entretenir la croyance au Père Noël, mentir à un vieux parent, à une personne qui souffre de dépression ou en proie à la panique, à un ennemi juré qui vous veut du mal, à un importun qui vous dérange; mentir pour embellir la vérité, pour bien paraître, pour éviter de perdre du temps, pour masquer nos manquements ou nos carences, pour éviter des confrontations ou des expériences désagréables, pour ne pas admettre ses torts, pour encourager quelqu’un, etc. Il est donc facile d’imaginer des situations où l’on préférerait que les autres nous mentent.

Ce sont les contextes et les circonstances qui font que l’énonciation de la vérité ou du mensonge prend ou non une dimension morale. Certains contextes ont toutes les chances de soulever des questions d’ordre moral : contexte de confiance, d’intimité, un danger de faire un tort important à autrui, un contexte d’infidélité amoureuse, de responsabilité professionnelle, de faux témoignage devant les tribunaux, etc.

Le paradoxe du respectTout individu a droit à un respect fondamental du seul fait qu’il est une personne humaine, mais ce droit fait en sorte qu’on doit manifester du respect même aux individus pour lesquels on n’a aucun respect.

Questions de réflexion

Pourquoi devons-nous nous respecter les uns les autres? Pourquoi devons-nous plus de respect aux humains qu’aux animaux?

Vouez-vous le même respect au pédiatre montréalais Gilles Julien qui a consacré sa vie à venir en aide aux enfants issus de milieux vulnérables et au pire des criminels qui a fait du mal et causé des torts irréparables à des victimes innocentes?

Même le pire des criminels n’a-t-il pas droit à un procès juste et équitable, à une protection contre les abus et la torture, à des conditions de détention décentes, à des soins de santé adéquats, à une possibilité de se réhabiliter? Pourquoi?

Certaines personnes méritent-elles plus de respect que d’autres? Un enfant a-t-il droit à un respect égal à celui auquel ont droit les adultes? Vos parents méritent-ils plus de respect que vos frères et sœurs? Vos professeurs méritent-ils plus de respect que vos camarades de classe? Un champion sportif ou un artiste de renommée mondiale mérite-t-il plus de respect qu’un sportif ou un artiste ordinaire? Un élève surdoué qui finit premier de sa classe mérite-t-il plus de respect que les autres élèves? Une personne qui a œuvré toute sa vie dans l’organisme Médecins sans frontières mérite-t-elle un respect plus grand que celle qui a travaillé toute sa vie chez Zellers?

Pistes de réflexion

Qu’est-ce qu’il y a de «respectable» dans une personne humaine? Plusieurs réponses peuvent être données à cette question. Certains feront valoir que l’humain est doté d’attributs supérieurs que ne possèdent pas les animaux (conscience, rationalité, liberté, responsabilité, etc.). D’autres invoqueront le fait que chaque individu humain fait partie de la grande communauté des humains (idée d’une fraternité universelle fondamentale qui réunit tous les humains). Certains pensent qu’il y a là une forme de discrimination envers les animaux («spécisme»).

Le problème de lier le respect à des notions comme la conscience, la rationalité et la liberté est qu’on peut considérer ces attributs comme neutres sur le plan moral, c’est-à-dire que chacun peut user de sa conscience, de sa raison et de sa liberté pour faire le mal plutôt que pour le faire le

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bien. Pourquoi devrait-on vouer un respect à celui qui se sert de sa raison et de liberté pour faire le mal?

Ce paradoxe est faible. Une même personne peut mériter et ne pas mériter le respect, mais la solution au paradoxe est qu’il ne s’agit pas du même respect dans les deux cas. Le premier type de respect est un respect formel, c’est-à-dire un respect auquel a droit tout être humain sans égard au contenu de ses actions et de sa personnalité. Ce droit au respect est inaliénable et vaut pour tous, en tout temps et en toutes circonstances. Mais ce respect est le respect minimal et égal auquel a droit n’importe quel être humain, même le plus ignoble des criminels. Le deuxième type de respect est le respect que l’on peut appeler substantiel. C’est un respect découlant d’une évaluation du contenu des actions et de la personnalité de l’individu. C’est le respect moral que mérite aux individus la valeur de leur conduite effective et non la valeur par défaut que leur confère le simple statut d’être humain. Il s’agit d’un mode de respect différent du premier, car selon qu’elle est moralement acceptable ou inacceptable, admirable ou déplorable, la conduite d’un individu lui méritera plus ou moins de respect de la part d’autrui. Ce respect est inégal.

Les manifestations du respect substantiel (conditionnel au mérite) diffèrent de celles qui concernent le respect minimal (inconditionnel). Les premières sont plus positives (déférence, admiration, récompenses, politesse, etc.) les secondes sont plus restrictives et négatives (ne pas être injuste, ne pas soumettre à des abus, ne pas humilier, etc.).

Le problème est de préciser les critères qui peuvent justifier une attribution inégale de respect à des personnes ou à des groupes de personnes : le fait de détenir un poste d’autorité, le fait d’exceller dans un domaine, le fait d’avoir accompli de grandes choses, le fait d’avoir manifesté des qualités morales exemplaires, etc. Ces critères font problème dans une culture égalitariste et individualiste comme la nôtre. Par exemple, l’idée que le parent ou le professeur est l’égal de l’enfant met en cause les fondements de la relation d’autorité. Comment concilier autorité et respect est un défi pour l’éducateur moderne.

Le paradoxe de la libérationImaginons une situation dans laquelle un individu lutte pour se libérer d’un oppresseur (dictateur, parent abusif, maître-chanteur). En un sens, nous pourrions dire que cet individu cherche à se libérer d’une contrainte, qu’il se bat pour obtenir une liberté qu’il n’a pas. En revanche, nous pourrions dire en un autre sens qu’il possède déjà la liberté et qu’il l’exerce dans le combat qu’il mène contre son oppresseur. En effet, il aurait pu ne pas entreprendre cette lutte, il aurait pu accepter son sort et se soumettre à l’oppresseur. Il avait le choix, donc il était déjà libre. En choisissant de se battre pour conquérir sa liberté, il se bat donc pour gagner quelque chose qu’il possède déjà. D’où le paradoxe de la libération :

Il faut être déjà être libre pour conquérir sa liberté.

Questions de réflexion

En quel sens peut-on dire que l’on est plus ou moins libre? En quel sens peut-on dire que l’on est toujours libre de ses actions? Un condamné à mort qui attend son exécution est-il libre malgré tout?

Pistes de réflexion

Ce paradoxe est faux ou seulement apparent. Il peut être résolu au moyen d’une distinction entre deux sens du mot liberté qui correspondent à deux conceptions de la liberté. En effet, les mots « libre » et « liberté » ne signifient pas la même chose dans les deux cas mis en opposition. Les deux conceptions de la liberté sont la liberté comme pouvoir d’agir sans contraintes et la liberté comme capacité de faire des choix. La « liberté à conquérir » est ici la liberté concrète de celui qui subit une contrainte et qui cherche à l’éliminer ou à s’en libérer. La « liberté déjà acquise » est la liberté de choix comme attribut constitutif de tout l’être humain. La première est relative et variable. Elle dépend des contraintes que nous devons subir suivant les situations et les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. La liberté comme capacité de choisir est, au contraire, absolue et inaliénable. C’est l’idée qu’un humain est toujours libre des ses actions, peu

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importe les situations et les circonstances. Cette liberté fondamentale nous échoit que nous le voulions ou non. Comme l’a dit Sartre, nous sommes « condamnés à être libres ». Celui qui se bat pour sa liberté possède déjà cette liberté constitutive.

Ces deux conceptions de la liberté sont fort différentes et potentiellement conflictuelles. La liberté comme absence de contraintes est concrète, tandis que l’autre est plus théorique et abstraite. Les contraintes qui limitent notre liberté sont multiples et variables et il est toujours possible de chercher à les réduire ou à les éliminer. En ce sens, on peut se battre pour étendre le champ de sa liberté. Indépendamment de tout cela, on peut aussi considérer qu’un individu a toujours une certaine marge de choix dans ses actions. Même le condamné à mort a le choix de l’attitude qu’il adoptera à l’égard de son éventuelle exécution. Il a le choix de mourir dans la dignité, le désespoir, l’indifférence, le repentir, l’humiliation, etc.

Le paradoxe de la liberté comme autocontrainteFaire un choix libre est faire un choix sans contraintes, mais quand je prends une décision qui implique mes actions futures (promesse, engagement, contrat, etc.), je dois en assumer la responsabilité. La décision prise sans contrainte devient ainsi une contrainte pour moi-même et me fait perdre ma liberté.

Questions de réflexion

Vous avez promis à des personnes membres d’une équipe sportive de participer à une activité de financement pour ramasser des fonds. Imaginons deux contextes dans lesquels vous auriez pris cet engagement. Dans le premier cas, les personnes vous ont harcelé, ont fait des pressions sur vous, vous ont culpabilisé et manipulé. Dans le deuxième cas, elles vous ont simplement fait la demande sans exercer de pression sur vous et vous avez l’impression d’avoir pris cet engagement en toute liberté. Dans laquelle des deux situations vous sentiriez-vous le plus contraint de respecter votre engagement?

Est-on libre si on n’a pas le droit de revenir sur ses engagements passés? Jusqu’à quel point reste-t-on libre par rapport à ses choix antérieurs? Y a-t-il des cas où la liberté de réviser un choix antérieur est pratiquement nulle?

Est-ce qu’on sacrifie sa liberté lorsqu’on prend des engagements envers d’autres personnes? J’ai fait promettre à des amis de ne pas me donner de cigarettes si je leur en demande. Puis, un

jour, je leur dis d’oublier cet engagement et de m’en donner une. Que devraient-ils faire? Le devoir de respecter un engagement pris envers d’autres personnes est-il surtout un devoir que

l’on a envers les autres ou un devoir que l’on a envers soi-même?

Pistes de solution

Ce paradoxe fort a été confirmé par beaucoup d’études en psychologie. Plus nous avons l’impression d’avoir pris une décision librement, plus nous nous sentons responsables de nos actions et contraints d’en assumer les conséquences, en particulier lorsqu’il s’agit d’engagements.

La mesure dans laquelle nos choix nous engagent dépend des circonstances. Je peux sans problème, bien que sous certaines conditions, déménager, changer d’école, changer d’emploi, divorcer, etc. Mais il est difficile de se délester de certains engagements : la responsabilité du parent envers ses enfants, les promesses, les contrats formels, etc.

L’idée d’une liberté absolue sans aucune autocontrainte n’est simplement pas praticable. Elle signifierait que tous nos choix seraient toujours également révisables, que toutes nos décisions seraient toujours également réversibles. Un individu qui réviserait systématiquement tous ses choix et qui envisagerait continuellement de revenir sur ses décisions antérieures mènerait une existence absurde. Il y a un point où il faut vivre avec ses choix. Que serait une vie amoureuse s’il fallait que les amants soient continuellement confrontés à la liberté de l’autre de se désengager. La liberté n’est donc viable concrètement que si elle déploie ses choix dans la durée. Pour cela, elle doit, paradoxalement, s’engager elle-même, s’obliger elle-même. La liberté apparaît ainsi comme quelque chose qui se gagne et qui se perd indéfiniment.

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Le cas de l’accord qui s’autodétruit (« ne me donnez pas de cigarettes si je vous en demande ») est très difficile à résoudre. Après tout, c’est la même personne qui demande aux amis d’oublier leur engagement antérieur. S’ils ont accepté la demande précédente, pourquoi refuseraient-ils sa nouvelle demande? Un autre exemple est la personne qui entre dans une secte en jurant de se soumettre complètement à l’autorité du gourou, puis qui décide de quitter la secte contre la volonté du gourou. Le cas limite est celui où l’on fait déclarer quelqu’un incompétent par un tribunal (cas de personnes âgées atteintes de sénilité).

Une liberté qui ne s’engagerait pas elle-même serait totalement irresponsable. En revanche, une liberté totalement prisonnière de ses choix antérieurs ne serait plus une liberté.

Le paradoxe de la punitionLa morale commande de punir les auteurs de mauvaises actions. Ce faisant, la morale commande de faire le contraire de qu’elle prône : elle nous commande de faire du mal, car punir c’est faire du mal à celui qui a fait du mal, c’est faire souffrir celui a fait souffrir.

Questions de réflexion

Est-on justifié de faire du mal à celui qui nous a fait du mal? Toute faute devrait-elle être punie? Le pardon sans administration de punition est-il moralement

acceptable? Est-il juste que celui qui est puni subisse une souffrance moins grande que celle qu’il a infligée? Est-il juste que celui qui est puni subisse une souffrance identique à celle qu’il a infligée comme

le suggère la fameuse loi du talion « Œil pour œil, dent pour dent »? Quelle est la différence entre une vengeance et une punition? Est-il correct de demander à celui qui a fait du tort à d’autres de seulement réparer sa faute dans

la mesure du possible en lui épargnant toute punition? Qui devrait avoir le droit d’infliger des punitions et à quelles conditions : l’État, les parents, les

patrons, les professeurs, les tribunaux, tout individu à qui un autre a fait du tort?

Pistes de solution

Ce paradoxe fort est formulé dans le Criton de Platon. Socrate y affirme que rendre le mal pour le mal est contradictoire. C’est toute une remise en cause de la vengeance qui était visée par Socrate. Cependant, dans d’autres écrits de Platon, Socrate défend les bienfaits de la punition qui a pour effet, selon lui, «d’améliorer l’âme du méchant». La distinction entre vengeance et punition est donc cruciale dans l’analyse de ce paradoxe.

La différence entre vengeance et punition est une affaire complexe marquée par des tendances ambivalentes. L’intention qui guide la punition est un critère important pour les distinguer. La vengeance apparaît sous son jour le plus sombre lorsqu’elle est guidée par le plaisir de voir l’autre souffrir, mais elle peut être animée en partie par un souci de justice. La punition devrait être animée par un souci de justice ou par un souci d’amener la personne fautive à se réformer. Le défaut, à cet égard, des punitions trop sévères est qu’elles amènent le méchant à se voir comme une victime plutôt que de l’aider à prendre la mesure de sa faute. D’autre part, bien des gens sont révoltés d’apprendre que les détenus jouissent de conditions de vie plutôt « confortables » dans les prisons. Il y a donc une ambivalence ici.

Le problème de la formule « œil pour œil dent pour dent » est que celui qui inflige la punition se rabaisse au même niveau de bassesse morale que l’offenseur. Elle est aussi impraticable dans bien des cas : la victime de viol devrait-elle violer le violeur (idem pour le vol, la trahison, l’infidélité, etc.)?

Le pardon est-il un mode de résolution de la faute morale supérieur à la punition? On ne peut soutenir cette thèse de façon absolue. Le pardon est une affaire très compliquée. Il peut avoir une variété de motivations (se libérer du ressentiment, faire la paix, empathie et compassion envers l’offenseur, etc.), mais il n’est probablement pas toujours souhaitable ou possible.

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Le fait que l’offenseur soit un ami, un parent ou un étranger influence beaucoup nos attitudes en matière de punition et de pardon. Mais même dans ces cas, certaines fautes peuvent être considérées comme irréparables.

La prise en charge de la punition par l’État pour les offenses les plus graves est une pierre d’assise de la justice dans les sociétés démocratiques. Mais il reste un espace pour la punition dans d’autres sphères publiques ou privées, comme dans les corporations professionnelles, la famille, l’école et même les relations interpersonnelles (« rendre à l’autre la monnaie de sa pièce »).

La punition a un caractère « naturel » si l’on considère que bien souvent des sentiments de culpabilité ou de honte amènent les gens à vouloir se punir eux-mêmes, à vouloir expier leur faute. Mais l’autopunition peut elle aussi sombrer dans l’excès.

BibliographieBègue, Laurent, Psychologie du bien et du mal, Paris, Odile Jacob, 2011.

Métayer, Michel, Qu’est-ce que la philosophie ?À la découverte de la rationalité, 2e édition, Saint-Laurent, ERPI, 2012.

Métayer, Michel, Les paradoxes de la vie humaine. Recueil de paradoxes cognitifs, pratiques, existentiels, éthiques, politiques et religieux. (à paraître).

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