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MOUVEMENTS N°39/40 mai-juin-juillet-août-septembre 2005 9 I. POST-INDUSTRIELLE, NÉO-LIBÉRALE : QUALIFIER LA VILLE AUJOURD’HUI © PHOTO FABRICE FOUQUET © PHOTO FABRICE FOUQUET Bidonvilles de Rantépao, Sulawesi, Indonésie. 2004

Mike Davis. La planète bidonville (article)

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I . P O S T- I N D U S T R I E L L E ,

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Un beau jour, au courant de l’année 2005, une femme donneranaissance à son enfant à Lagos, dans le bidonville d’Ajegunle. Ou alors, ce sera un jeune homme qui abandonnera son villagejavanais pour les lumières de Djakarta. Ou bien un paysanpéruvien fuyant la pauvreté qui s’installera avec sa famille dans un des innombrables pueblos jóvenes de Lima. Peu importe lequelde ces événements se produira vraiment, il passera de toutesfaçons totalement inaperçu, et pourtant, il marquera un desprincipaux tournants de l’histoire de l’humanité. Pour la premièrefois, la population urbaine de la planète aura dépassé lapopulation rurale. De fait, vu l’imprécision des statistiquesconcernant le tiers monde, cette transition historique a peut-êtremême déjà eu lieu. Nous remercions la New Left Review de nousavoir autorisé à traduire et publier ce texte.

L’urbanisation du globe a progressé encore plus rapidement que nel’avait prédit le Club de Rome dans son fameux rapport auxaccents malthusiens de 1972, Les Limites de la croissance. En 1950,

il y avait dans le monde quatre-vingt six agglomérations de plus d’un mil-lion d’habitants. Aujourd’hui, on en compte quatre cents et, en 2015, ellesseront au moins cinq cent cinquante. Ce sont les centres urbains qui ontabsorbé près des deux tiers de l’explosion démographique mondialedepuis 1950, et un million de nouveaux-nés et d’immigrants viennent s’yajouter chaque semaine. À l’heure actuelle, la population urbaine (3,2 mil-liards d’habitants) est plus nombreuse que ne l’était l’ensemble de la popu-lation mondiale en 1960. Les campagnes du globe ont atteint leur maxi-mum démographique (également 3,2 milliards d’habitants) et leurpopulation commencera à décroître à partir de 2020. Seules les villes conti-nueront à croître jusqu’au moment où la terre atteindra environ dix mil-liards d’habitants, en 2050.

Traduit par Marc Saint-Upéry

* Sociologue. Versionoriginale parue dans laNew Left Review n° 26,mars-avril 2004. Pourdes raisons d’espace,nous avons dû réduirele texte et radicalementsimplifier l’appareil de notes. Les lecteursdésireux de connaîtrel’intégralité de cetarticle peuvent leconsulter en ligne à l’adresse suivante :www.newleftreview.net/NLR26001.shtml.

PAR

MIKE DAVIS*

La planète bidonville :involution urbaine

et prolétariat informel

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● Ménopause urbaineOù sont les héros, les colonisateurs, les victimes de la Métropole ?Brecht, Journal, 1921

Quatre-vingt quinze pour cent de cette croissance finale de l’humanitéaura lieu dans les zones urbaines des pays en voie de développement.Leur population devrait doubler pour atteindre près de quatre milliardsd’habitants au cours de la prochaine génération. (La population urbaineagrégée de la Chine, de l’Inde et du Brésil est déjà aujourd’hui à peu prèsau même niveau que celle de l’Europe et de l’Amérique du Nord.) Le résul-tat le plus spectaculaire de cette évolution sera la multiplication des méga-villes de plus de huit millions d’habitants et, plus sensationnel encore, des« hypervilles » de plus de vingt millions d’habitants (soit l’entièreté de lapopulation urbaine de la planète à l’époque de la Révolution française).En 1995, seule Tokyo avait atteint ce seuil. D’après la Far EasternEconomic Review, aux environs de 2025, le continent asiatique à lui seuldevrait déjà accueillir une dizaine de conurbations de cette taille, dontDjakarta (24,9 millions), Dacca (25 millions) et Karachi (26,5 millions).L’immense métro-région fluviale de Shanghaï, dont la croissance a étégelée pendant des décennies par la politique maoïste de sous-urbanisation,pourrait compter près de 27 millions d’habitants. Pour Bombay, on anti-cipe une population de 33 millions, bien que personne ne sache si uneconcentration aussi colossale de pauvreté est biologiquement ou écologi-quement soutenable.

Si les mégavilles sont les étoiles les plus brillantes du firmament urbain,les trois quarts de la croissance de la population urbaine seront le fait d’ag-glomérations plus petites, de zones urbaines de faible visibilité, « prati-quement dépourvues de planification et de services adéquats1 ». En Chine(pays officiellement à 43 % urbain en 1997), le nombre officiel des villesest passé de cent quatre-vint-treize à six cent quarante depuis 1978. Maisla part relative des grandes métropoles, malgré leur croissance extraordi-naire, a en fait décliné par rapport à l’ensemble de la population urbaine.Ce sont plutôt les petites villes et les bourgs récemment érigés au rang devilles qui ont absorbé la majorité de la main d’œuvre rurale chassée descampagnes par les réformes postérieures à 1979. De même, en Afrique, àla croissance explosive de quelques villes géantes comme Lagos (de troiscent mille habitants en 1950 à dix millions aujourd’hui) vient s’ajouter latransformation de dizaines de petites agglomérations commeOuagadougou, Nouakchott, Douala, Antananarivo et Bamako en villesplus peuplées que San Francisco ou Manchester. En Amérique latine, oùles principales métropoles ont longtemps monopolisé la croissance, cesont aujourd’hui Tijuana, Curitiba, Temuco, Salvador, Belém et d’autresvilles secondaires, le plus souvent entre cent mille et cinq cent mille habi-tants, qui connaissent une explosion démographique.

L’urbanisation, ce n’est pas seulement la croissance des villes, mais latransformation structurelle et l’interaction croissante d’un vaste continuumurbain–rural. Dans son étude de la Chine méridionale, Gregory Guldin

1. UN-Habitat, TheChallenge of the Slums :Global Report onHuman Settlements2003, Londres, 2003.

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2. G. GULDIN, What’s aPeasant to Do ? VillageBecoming Town inSouthern China,Boulder, CO, 2001.

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démontre que les campagnes ne se contentent pas d’engendrer un exoderural sans précédent, mais qu’elles s’urbanisent aussi in situ, ce qui fait dela Chine et d’une bonne partie de l’Asie du Sud-Est un paysage herma-phrodite, une campagne partiellement urbanisée2. En Indonésie, où ceprocessus d’hybridation « rurbaine » est particulièrement avancé àJabotabek (le grand Djakarta), les chercheurs appellent cette nouvelleforme d’occupation des sols desokota et débattent la question de savoir s’ils’agit de paysages transitionnels ou de nouvelles formes d’urbanisme.

Les urbanistes s’interrogent également sur les extraordinaires agence-ments, réseaux, couloirs urbains et villes-satellites qui relient entre elles lesvilles du tiers monde. Ainsi, par exemple, les deltas de la Rivière des perles(Hong Kong–Guangzhou) et du Yangtze (Shanghaï), de même que le cou-loir Pékin–Tianjin, sont en train de se transformer en mégalopolesurbaines-industrielles comparables à la conurbation Tokyo–Osaka, à lavallée inférieure du Rhin ou au couloir New York–Philadelphie. Ce n’estpeut-être là que la première étape de l’émergence d’un couloir urbaincontinu allant depuis le Japon et la Corée du Nord jusqu’à l’Ouest de Java.Il est quasiment certain que Shanghaï sera demain, à l’égal de Tokyo, NewYork et Londres, une de ces « villes globales » par où transite le flux mon-dial des capitaux et de l’information. Le nouvel ordre urbain pourrait setraduire par une inégalité croissante à l’intérieur des villes et entre villes detaille et de fonction différentes. Guldin cite ainsi les débats chinois sur ledéplacement des anciennes inégalités de revenu et de développemententre ville et campagne, qui tendraient à être remplacées par un fosséentre petites villes et mégapoles côtières.

● Retour à Dickens

J’ai contemplé des hôtes innombrables, voués irrémédiablement à l’obscurité, à la saleté, à la pestilence, à l’obscénité, à la misère et à une mort précoce.Dickens, « A December Vision », 1850

La dynamique de l’urbanisation dans le tiers monde récapitule et contre-dit à la fois les précédents de l’Europe et de l’Amérique du Nord des XIXe

et XXe siècles. En Chine, pays essentiellement rural pendant des millénaires,la plus importante révolution industrielle de l’histoire est le levierd’Archimède qui déplace une population de la taille de celle de l’Europedes campagnes profondes vers les paysages de gratte-ciel asphyxiés par lesmog. Mais, dans la plupart des pays en voie de développement, la crois-sance urbaine n’est pas alimentée par l’énergie du puissant complexeindustriel et exportateur chinois, ni par le flux constant de capitaux d’ou-tremer (qui représente la moitié des capitaux étrangers investis dans le tiersmonde).

Il s’agit, dans ces pays, d’une urbanisation radicalement découplée de l’in-dustrialisation, voire de toute forme de développement. S’agit-il là seulementde l’expression de la tendance intrinsèque et inexorable du capitalisme del’âge informationnel à découpler l’augmentation de la production de la crois-

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sance de l’emploi? En réalité, en Afrique subsaharienne, en Amérique latine,au Moyen-Orient et dans certaines régions d’Asie, l’urbanisation sans crois-sance est plus le résultat d’une conjoncture mondiale spécifique – la crise dela dette de la fin des années 1970 et la restructuration des économies en voiede développement sous l’égide du FMI dans les années 1980 – que le refletd’on ne sait quelle loi de fer du progrès technologique. En outre, l’urbanisa-tion du tiers monde s’est poursuivie à un rythme effréné (3,8 % par anentre 1960 et 1993) à travers la période de vaches maigres des années 1980et du début des années 1990, et ce malgré la chute des salaires, l’augmenta-tion des prix et l’explosion du chômageurbain.

Cette explosion urbaine « perverse » contre-dit les modèles économiques orthodoxes quiprédisaient que l’effet négatif de la récessionurbaine aurait entraîné en retour le ralentis-sement, voire l’inversion, de l’exode rural. Lecas africain est particulièrement paradoxal.Comment les villes de Côte d’Ivoire, deTanzanie, du Gabon et d’ailleurs – pays dontles économies connaissaient une contractionde 2 % à 5 % par an – ont-elles pu supporterune croissance démographique de 5 % à 8 %par an ? Cette énigme s’explique en partie,bien entendu, par les politiques de dérégle-mentation agricole et de « dépaysannisation » imposées par le FMI (et désor-mais aussi l’OMC), qui ont accéléré l’exode de la main d’œuvre rurale excé-dentaire vers les bidonvilles urbains alors même que les villes cessaientd’être des machines à créer des emplois. Cette croissance de la populationdes villes en dépit de la stagnation, voire du déclin, de l’économie urbainen’est que le reflet extrême de ce que certains chercheurs ont baptisé la« sururbanisation » – un des nombreux sentiers inattendus sur lesquels lamondialisation néolibérale a entraîné la tendance millénaire à l’urbanisation.

De Marx à Weber, les classiques de la sociologie étaient convaincus queles grandes villes du futur suivraient la voie industrialisante qu’avaientempruntée Manchester, Berlin et Chicago. De fait, Los Angeles, São Paulo,Pusan et, aujourd’hui, Ciudad Juárez, Bangalore et Guangzhou, ont plusou moins reproduit cette trajectoire classique. Mais la plupart des villes duSud ressemblent plus à la Dublin de l’ère victorienne, laquelle, comme lesignale Emmet Larkin, était unique entre toutes « les cités de taudis engen-drées par le monde occidental au XIXe siècle [car] ses taudis n’étaient pas leproduit de la révolution industrielle. En réalité, entre 1800 et 1850, Dublina plus souffert des problèmes de la désindustrialisation que de ceux del’industrialisation3 ».

De façon analogue, la croissance prodigieuse de Kinshasa, Khartoum,Dar es Salaam, Dacca et Lima se fait en dépit de l’effondrement des indus-tries de substitution des importations, du déclin du secteur public et de lamobilité descendante des classes moyennes. Les forces planétaires qui

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3. Préface à J. PRUNTY,Dublin Slums,1800–1925 : A Study in Urban Geography,Dublin, 1998.

De Marx à Weber, lesclassiques de la sociologieétaient convaincus que les grandes villes du futursuivraient la voieindustrialisante qu’avaientempruntée Manchester,Berlin et Chicago.

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poussent les gens à quitter les campagnes – la mécanisation à Java et enInde, les importations agroalimentaires au Mexique, à Haïti et au Kenya, laguerre civile et la sécheresse à travers l’Afrique et, partout, la concentra-tion des terres et la concurrence du secteur agroindustriel – semblent ali-menter l’urbanisation même quand le pouvoir d’attraction des villes estdrastiquement affaibli par la dette et la dépression. Dans un contexted’ajustement structurel, de dévaluation et de retrait de l’État, cette crois-sance trop rapide a inévitablement entraîné la production en série de

bidonvilles et un retour massif à un universurbain digne de Dickens.

Cette incroyable explosion des bidon-villes est le thème principal du rapport his-torique inquiétant publié en octobre 2003par le programme « Habitat » des NationsUnies, Le Défi des bidonvilles (ci-après :Slums). Premier véritable audit mondial dela pauvreté urbaine, ce texte intègre intelli-gemment diverses enquêtes locales,d’Abidjan à Sydney, et des statistiques mon-diales qui incluent pour la première fois laChine et l’ex-bloc soviétique. Slums se dis-tingue également par son honnêteté intel-lectuelle. Un des chercheurs associés aurapport m’a expliqué que « les apologistesdu “consensus de Washington” (Banquemondiale, FMI, etc.) ont toujours prétendu

définir le problème des bidonvilles non pas comme un effet de la mon-dialisation et des inégalités, mais plutôt comme un “déficit de gouver-nance” ». Le nouveau rapport rompt avec la prudence et l’autocensure tra-ditionnelles des textes onusiens et accuse carrément le néolibéralisme, enparticulier les programmes d’ajustement structurels du FMI : « L’orientationfondamentale des interventions tant nationales qu’internationales au coursdes vingt dernières années a en fait renforcé la croissance de la pauvretéurbaine et des bidonvilles, ainsi que l’exclusion et les inégalités, et elle aaffaibli les efforts des élites urbaines pour faire des villes des moteurs decroissance ».

Certes, Slums néglige ou sous-estime certaines des questions les plusimportantes qu’engendrent la sururbanisation et l’occupation informelledes sols, comme la surextension des villes, la dégradation de l’environne-ment, les risques urbains, les processus favorisant l’exode de la maind’œuvre rurale ou la dimension genrée de la pauvreté urbaine et du travailinformel. Mais ce sont là des objections mineures. Slums a le mérite incom-parable de répercuter et crédibiliser les résultats de recherches crucialessous l’égide institutionnelle des Nations Unies. De même que le rapport dela Commission intergouvernementale sur le changement climatique (IPCC)reflète un consensus scientifique sans précédent à propos des dangers del’effet de serre, Slums lance un avertissement tout aussi crédible sur la

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Dans un contexted’ajustement structurel, dedévaluation et de retrait del’État, cette croissance troprapide a inévitablemententraîné la production ensérie de bidonvilles et unretour massif à un universurbain digne de Dickens.

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menace planétaire de la pauvreté urbaine. (Un troisième rapport seraitnécessaire pour explorer le terrain inquiétant de l’interaction entre cesdeux phénomènes.)

● L’urbanisation de la pauvreté

La montagne d’ordures semblait s’étendre indéfiniment, et puis, peuà peu, sans limite ni démarcation perceptible, se transformait enquelque chose d’autre.Mais en quoi ? Un amoncellement labyrin-thique de structures de carton, de contreplaqué, de planches pourrieset de carcasses rouillées de voitures assemblées de façon précairepour former des habitations.Michael Thelwell, The Harder They Come, 1980

Il semblerait que la première définition lexicographique du mot « slum »apparaisse en 1812 dans le Vocabulary of the Flash Language de Vaux, quil’indexe comme un synonyme d’« activité criminelle ». Mais dès lesannées 1830 et 1840, marquées par des épidémies de choléra, les slumsétaient les endroits où vivaient les pauvres, pas les activités qu’ils prati-quaient. Une génération plus tard, on parlait de l’existence de slums enAmérique et en Inde, et les taudis urbains étaient généralement reconnuscomme un phénomène international. Le taudis « classique » était un espacepassablement pittoresque doté d’une forte idiosyncrasie locale, mais lesréformateurs de l’époque s’accordaient généralement à considérer qu’ilspartageaient tous des caractéristiques communes : habitat précaire, surpo-pulation, pauvreté et vice. Pour les libéraux du XIXe siècle, la dimensionmorale du problème était décisive, et les taudis étaient avant tout perçuscomme des espaces où la lie de la société déployait une vitalité sordide etsouvent turbulente. Les auteurs de Slums n’ont que faire des calomniesvictoriennes, mais maintiennent la définition classique : surpopulation,habitat précaire ou informel, accès réduit à l’eau courante et aux servicesd’hygiène et définition floue des droits de propriété.

Cette définition multidimensionnelle est en fait un critère tout à fait insa-tisfaisant de ce qu’est un taudis ou un bidonville. On pourra ainsi être sur-pris de constater que, d’après l’ONU, seulement 19,6 % des citadins mexi-cains vivent dans des bidonvilles. Mais, même dans le cadre d’unedéfinition aussi restrictive, Slums estime la population des bidonvilles à aumoins neuf cent vingt-et-un millions pour l’année 2001, soit pratiquementl’équivalent de la population mondiale à l’époque où le jeune Engels com-mençait à s’aventurer dans les rues malfamées de Manchester. Les habi-tants des bidonvilles constituent 78,2 % de la population urbaine des paysles moins développés et un tiers des citadins de la planète. Si l’on en jugepar la structure démographique de la plupart des villes du tiers monde, aumoins la moitié de cette population a moins de vingt ans.

C’est en Éthiopie qu’on trouve la proportion la plus spectaculaire d’ha-bitants de bidonvilles (99,4 % de la population urbaine), ainsi qu’au Tchad(également 99, 4 %), en Afghanistan (98,5 %) et au Népal (92 %). Mais lespopulations urbaines les plus misérables sont sans doute celles de Maputo

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et de Kinshasa, où le revenu des deux tiers des habitants est inférieur auminimum vital journalier. À Delhi, les urbanistes déplorent l’existence de« bidonvilles à l’intérieur des bidonvilles », où les nouveaux venus coloni-sent les derniers interstices libres des espaces périphériques desquels lesanciens pauvres urbains ont été brutalement expulsés au milieu desannées 1970. Au Caire et à Phnom Penh, ces mêmes nouveaux venusoccupent ou louent des espaces d’habitation sur les toits, engendrant denouveaux bidonvilles suspendus dans les airs.

La population des bidonvilles est souvent délibérément et parfois mas-sivement sous-estimée. À la fin des années 1980, par exemple, Bangkokavait un taux de pauvreté « offciel » de seulement 5 %, alors que certainesétudes démontrent qu’un quart de la population (1,16 millions de per-sonnes) y vivait dans des bidonvilles et des camps de fortune. De même,l’ONU a récemment découvert qu’elle avait très largement sous-estimé lapauvreté urbaine en Afrique. Les habitants de bidonvilles en Angola, parexemple, sont probablement deux fois plus nombreux qu’on le croyait.Même chose au Libéria, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné queMonrovia a vu tripler sa population en une seule année (1989–1990) enraison d’une cruelle guerre civile.

Il existe peut-être plus de deux cent cinquante mille bidonvilles dans lemonde. Les cinq grandes métropoles d’Asie du Sud (Karachi, Bombay,Delhi, Calcutta et Dacca) contiennent à elles seules près de quinze millezones urbaines de type bidonville, soit une population totale de plus devingt millions de personnes. Les habitants de bidonvilles sont encore plusnombreux sur tout le littoral d’Afrique de l’Ouest, tandis que d’immensesconurbations de pauvreté s’étendent à travers l’Anatolie et les hauts-pla-teaux de l’Éthiopie, embrassent le piémont des Andes et de l’Himalaya,prolifèrent à l’ombre des gratte-ciel de Mexico, de Johannesburg, deManille et de São Paulo et colonisent les rives de l’Amazone, du Niger, duCongo, du Nil, du Tigre, du Gange, de l’Irrawaddy et du Mékong. Les ava-tars de la planète bidonville sont tout à la fois interchangeables et uniquesen leur genre : bustees de Calcutta, chawl et zopadpatti de Bombay, katchiabadi de Karachi, kampung de Djakarta, iskwater de Manille, shammasade Khartoum, umjondolo de Durban, intra-muros de Rabat, bidonvillesd’Abidjan, baladi du Caire, gecekondu d’Ankara, conventillos de Quito,favelas du Brésil, villas miseria de Buenos Aires et colonias populares deMexico sont la sinistre antithèse des utopies résidentielles protégées où lesclasses moyennes du monde entier tendent à se cloîtrer.

Si le taudis classique occupait généralement un centre ville en déclin, lesbidonvilles d’aujourd’hui sont le plus souvent relégués à la périphérie desagglomérations à croissance explosive. L’incroyable expansion horizontalede villes comme Mexico, Lagos ou Djakarta est non moins problématiqueque celle des banlieues des pays riches, et elle est compliquée par le faitqu’il s’agit souvent d’une expansion des bidonvilles. La surface bâtie deLagos, par exemple, a doublé entre 1985 et 1994. Le Gouverneur de l’Étatde Lagos a déclaré en 2002 à des journalistes que « près des deux tiers dela superficie de l’État, qui fait 3 577 km2, peuvent être classifiés comme

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taudis ou bidonvilles ». Comme l’écrit une observatrice, « cette ville est unmystère (…) des autoroutes non éclairées côtoient des montagnes d’ordureen combustion lente et débouchent sur des rues en terre battue au milieud’un labyrinthe de 200 bidonvilles aux égoûts à ciel ouvert (…). Personnene sait vraiment combien de gens y habitent – le chiffre officiel est de6 millions, mais la plupart des experts pensent qu’on est plus près de10 millions –, sans parler du nombre d’homicides par an [ou] du taux d’in-fection par le sida4 ».

Lagos n’est que le segment le plus important du couloir de bidonvillesqui accueille soixante-dix millions d’habitants entre Abidjan et Ibadan, sansdoute la plus vaste extension continue de pauvreté urbaine de la planète.

L’écologie des bidonvilles tourne évidemment autour de l’offre d’espacehabitable. Une étude récente publiée par la Harvard Law Review estime que85 % des habitants des villes du tiersmonde ne possèdent aucun titre de pro-priété légal. C’est grâce à un tel flou juri-dique, qui concerne souvent des terrainscensément publics, que ce flot d’humanités’est infiltré dans l’espace urbain. Le moded’implantation des bidonvilles est trèsvariable, depuis les invasions collectivesextrêmement disciplinées de Mexico et deLima jusqu’aux très complexes (mais sou-vent illégaux) systèmes de location de ter-rains à la périphérie de Pékin, Karachi etNairobi. Même dans des villes commeKarachi, où l’État est formellement pro-priétaire de la périphérie urbaine, la spé-culation foncière permet au secteur privéd’accumuler d’énormes profits aux dépensdes plus pauvres. Les appareils politiques nationaux et régionaux participentgénéralement à ce marché informel (et à la spéculation foncière illégale) tantqu’ils sont en mesure de contrôler les allégeances politiques des habitants etd’exploiter un flux régulier de loyers ou de pots-de-vin. Dépourvus de titresde propriété légaux, les habitants des bidonvilles sont contraints à unedépendance quasi-féodale à l’égard des politiciens et des bureaucrateslocaux. La moindre entorse à la loyauté clientélaire peut se traduire par uneexpulsion, voire par la destruction d’un quartier entier.

L’offre d’infrastructures, en revanche, est très loin de suivre le rythme del’urbanisation, et les bidonvilles péri-urbains n’ont souvent aucun accès àl’hygiène et aux services publics. La situation est légèrement moins critiqueen Amérique latine qu’en Asie du Sud, et c’est en Afrique, où de nombreuxbidonvilles n’ont ni eau ni électricité, qu’elle est la plus grave. Tout commeà Londres pendant l’ère victorienne, la contamination de l’eau par lesdéchets d’origine humaine et animale provoque des diarrhées chroniquesqui mettent fin à la vie d’au moins deux millions d’enfants par an. Près de57 % des Africains vivant en zone urbaine n’ont pas accès aux services

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4. A. OTCHET, « Lagos :the survival of thedetermined », UNESCOCourier, juin 1999.

Lagos n’est que le segment le plus important du couloirde bidonvilles qui accueillesoixante-dix millionsd’habitants entre Abidjan et Ibadan, sans doute la plusvaste extension continue de pauvreté urbaine de la planète.

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d’hygiène minimaux et, dans des villes comme Nairobi, les pauvres en sontréduits à se servir des « toilettes volantes » (de simples sacs en plastique).À Bombay, dans les quartiers les plus pauvres, on compte environ unecuvette de WC pour cinq cents habitants. Seuls 11 % des quartiers pauvresde Manille et 18 % de ceux de Dacca ont accès à un système d’égoût fonc-tionnel. Même sans tenir compte de l’épidémie de sida, l’ONU estime quedeux habitants des bidonvilles africains sur cinq vivent dans des conditionsd’indigence qui les mettent littéralement « en danger de mort ».

Les pauvres sont partout obligés de s’installer sur des terrains à risque etgénéralement non constructibles – pentes trop raides, zones inondables,etc. –, parfois à l’ombre des raffineries, des usines chimiques, des décharges

toxiques, ou encore coincés entre lesvoies ferrées et les autoroutes. La pau-vreté urbaine favorise des scénarios derisque majeur absolument sans précé-dent, comme en témoignent les inon-dations chroniques de Manille, deDacca et de Rio, les explosions depipeline de Mexico et de Cubatão(Brésil), la catastrophe de Bhopal enInde, l’explosion d’un dépôt de muni-tions à Lagos, et les coulées de bouemortelles de Caracas, La Paz et

Tegucigalpa. En outre, les communautés urbaines marginalisées sont vul-nérables à de soudaines explosions de violence étatique, comme celle quieut lieu en 1990 à Lagos, où les autorités ont détruit à coup de bulldozer lebidonville côtier de Maroko, qui gâchait la vue des résidents de l’opulenteforteresse urbaine de Victoria Island ou, en 1995, la démolition en pleinhiver glacial du quartier de Zhejiangcun, dans la périphérie de Pékin.

En dépit de ces catastrophes annoncées, les bidonvilles ont un brillantavenir devant eux. Les campagnes continueront d’accueillir pendantencore quelque temps la majorité des pauvres du monde, mais ce douteuxprivilège passera aux bidonvilles urbains vers 2035. Au moins la moitié dela future expansion urbaine du tiers monde se fera de façon « informelle ».Le chiffre de deux milliards d’habitants des bidonvilles en 2030 ou 2040 aquelque chose de monstrueux et d’à peine imaginable, mais la pauvretéurbaine ne se réduit pas aux bidonvilles. De fait, dans certaines villes, lamajorité des pauvres ne vit pas dans des bidonvilles stricto sensu. D’aprèsles chercheurs de l’Observatoire urbain des Nations Unies, aux alentoursde 2020, la pauvreté urbaine pourrait atteindre 45 % à 50 % de la popula-tion urbaine mondiale.

● Le « big bang » de la pauvreté urbaine

Après avoir éclaté d’un rire énigmatique, ils changèrent rapidement desujet. Là-bas, au pays, comment faisaient les gens pour survivre aux pro-grammes d’ajustement structurel ?

Fidelis Balogun, Adjusted Lives, 1995

D o s s i e r : L i b é r a l e o u l i b é r é e ? l a v i l l e - m o n d e

Les campagnes continuerontd’accueillir pendant encorequelque temps la majorité despauvres du monde, mais cedouteux privilège passera auxbidonvilles urbains vers 2035.

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L’évolution de la nouvelle pauvreté urbaine n’est pas un processus his-torique linéaire. La lente expansion de la bidonvillisation des grandes villesest ponctuée par des crises sociales orageuses et de soudaines explosionsd’urbanisation précaire. Dans son recueil de nouvelles Adjusted Lives,l’écrivain nigérian Fidelis Balogun décrit l’avènement des Programmesd’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI à partir du milieu desannées 1980 comme l’équivalent d’une gigantesque catastrophe naturellequi a détruit pour toujours l’âme traditionnelle de Lagos et soumis les cita-dins nigérians à une nouvelle forme d’esclavage. « Apparemment, d’aprèsla logique absurde de ce type de programme économique, pour réinsuf-fler un peu de vie à une économie exsangue, il fallait d’abord “ajuster”drastiquement la ceinture des plus défavorisés, qui forment la majorité. Laclasse moyenne ne tarda pas à disparaître, et les ordures d’une minorité deplus en plus riche devinrent le pain quotidien de tous ceux, toujours plusnombreux, qui vivaient désormais dans une pauvreté abjecte. La fuite descerveaux vers les pays pétroliers du Golfe et l’Occident devint une véri-table hémorragie5 ».

C’est pendant les années 1980, où le FMI et la Banque mondiale ont prisprétexte de la dette pour restructurer les économies du tiers monde, queles bidonvilles sont devenus un destin inévitable non seulement pour lespauvres venus des campagnes, mais aussi pour des millions de citadinsréduits à l’indigence par la violence des « ajustements ». Comme le souli-gnent les auteurs de Slums, les PAS sont « délibérément anti-urbains ». Leurconception même contredit les priorités urbaines en matière sociale, fis-cale et d’investissement. Partout, le FMI a offert aux pays pauvres lesmêmes recettes empoisonnées : dévaluation, privatisation, suppression dessubsides alimentaires et du contrôle des importations, austérité dans lasanté et l’éducation et démantèlement implacable du secteur public.Simultanément, les PAS ont ruiné les petits paysans en éliminant les aideset en les intégrant de force à un marché mondial dominé par les multina-tionales de l’agroalimentaire.

En toute hypocrisie, les PAS ont « retiré l’échelle » (i.e., les protectionsdouanières et les aides à la production) dont les pays de l’OCDE s’étaientjadis servi pour passer d’une économie agricole à une économie urbainede biens et de services à forte valeur ajoutée. Pour les auteurs de Slums, la« cause principale de l’augmentation de la pauvreté et des inégalités pen-dant les années 1980 et 1990 est le retrait de l’État ». Outre la réductiondirecte des dépenses et du contrôle publics imposée par les PAS, ils souli-gnent l’érosion plus subtile des prérogatives de l’État liée à la « subsidia-rité », à savoir le transfert du pouvoir à des échelons inférieurs de gouver-nement, en particulier aux ONG liées au principaux organismes d’aideinternationale. « Toute cette structure apparemment décentralisée est com-plètement étrangère à la notion de gouvernement représentatif à basenationale qui a si bien servi les pays développés ; elle est en revanche par-faitement adaptée aux besoins des forces hégémoniques globales. La pers-pective internationale dominante [celle de Washington] devient de facto leparadigme du développement, de telle sorte que l’unification accélérée de

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5. F. BALOGUN, AdjustedLives : Stories ofStructural Adjustment,Trenton, NJ, 1995,p. 80.

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la planète va dans le sens de ce qui convient aux donataires et aux orga-nismes internationaux ».

Ce sont les villes d’Afrique et d’Amérique latine qui ont le plus souffertde la dépression artificielle provoquée par le FMI et la Maison Blanche.Dans de nombreux pays, pendant les annés 1980, les effets récessifs desPAS, s’ajoutant à la sécheresse prolongée, à la hausse des prix du pétroleet des taux d’intérêt et à la baisse du prix des matières premières, ont étéplus sévères et plus durables que ceux de la crise de 1929.

Fuite des capitaux, désindustrialisation, croissance faible, voire négative,des revenus des exportations, réduction drastique des services publicsurbains, hausse des prix et chute des salaires réels, tel est le bilan des poli-tiques d’ajustement structurel en Afrique. À Kinshasa, c’est toute une classemoyenne de fonctionnaires qui a été éliminée, engendrant un déclin radi-cal des salaires réels et une prolifération cauchemardesque de la délin-quance et des gangs. À Dar-es-Salaam, les dépenses publiques par habi-tant ont chuté de 10 % pendant les années 1980. À Khartoum, lalibéralisation et l’ajustement structurel ont fabriqué 1,1 million de « nou-veaux pauvres », pour l’essentiel d’anciens salariés et fonctionnairespublics. À Abidjan, une des rares villes tropicales africaines à posséder unsecteur industriel important et des services urbains modernes, elles ontconduit à la désindustrialisation, à l’effondrement du secteur de laconstruction, et à une détérioration rapide des transports et de l’hygiènepublics. Au Nigéria, l’extrême pauvreté, qui est de plus en plus un phéno-mène urbain, est passée de 28 % en 1980 à 66 % en 1996. D’après laBanque mondiale, le PIB actuel par habitant (deux cent soixante dollars)y est inférieur à ce qu’il était au moment de l’indépendance, il y a quaranteans, et aux trois cent soixante-dix dollars atteints en 1985.

En Amérique latine, les PAS (souvent mis en œuvre par des dictaturesmilitaires) ont déstabilisé l’économie rurale tout en détériorant l’emploi etle logement urbains. En 1970, les théories « foquistes » de la guerrilla ruraleétaient encore conformes à la réalité du continent, avec soixante-quinzemillions de pauvres dans les campagnes contre quarante quatre millionsen ville. Mais, à partir de la fin des années 1980, la grande majorité despauvres (cent quinze millions en 1990) vivait désormais en zone urbaine,contre seulement quatre-vingt millions à la campagne.

Et les inégalités urbaines ont explosé. À Santiago, la dictature dePinochet a rasé des quartiers pauvres, expulsant leurs occupants liés à lagauche et obligeant les pauvres à se transformer en allegados entassés àdeux ou trois familles dans le même logement exigu. À Buenos Aires, lesrevenus du décile le plus riche étaient dix fois plus élevés que ceux dudécile le plus pauvre en 1984, vingt trois fois en 1989. À Lima, où le salaireminimum a chuté de 83 % pendant la récession provoquée par le FMI, lenombre de ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté est passé de17 % en 1985 à 44 % en 1990. À Rio de Janeiro, le coefficient de Gini,mesure classique de l’inégalité, est passé de 0,58 en 1981 à 0,67 en 1989.Dans un continent d’extrême inégalité, les années 1980 ont vu se creuserencore plus le fossé entre riches et pauvres.

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Partout dans le tiers monde, les chocs économiques des années 1980 ontobligé les individus à faire fond sur les ressources des ménages et, en parti-culier, sur les capacités de survie et l’inventivité désespérée des femmes. EnChine et dans les villes industrielles d’Asie du Sud-Est, des millions de jeunesfemmes sont devenues la proie de l’esclavage salarié et du despotismed’usine. En Afrique et dans la majeure partie de l’Amérique latine (si l’onexcepte les villes frontalières du nord du Mexique), cette option est inexis-tante. La désindustrialisation et la disparition des emplois masculins du sec-teur formel obligent les femmes à improviser de nouveaux moyens de sub-sistance en devenant travailleuses à la pièce, vendeuses d’alcool, camelotsde rue, balayeuses, lavandières, chiffonnières, bonnes d’enfants ou prosti-tuées. En Amérique latine, où la main d’œuvre féminine urbaine a toujoursété moins importante qu’ailleurs, l’entrée des femmes dans le secteur tertiaireinformel a été particulièrement massive. En Afrique, où les tenancières degargote et les vendeuses de rue sont des figures coutumières, il ne faut pasoublier que la plupart des femmes du secteur informel ne sont pas des tra-vailleuses indépendantes, mais s’insè-rent dans des réseaux pervers et omni-présents de micro-exploitation despauvres par les moins pauvres, phéno-mène souvent négligé dans la littéra-ture sur le secteur informel.

Théoriquement, les années 1990auraient dû corriger les tendancescatastrophiques des années 1980, lesbienfaits de la mondialisation succé-dant au calvaire des thérapies dechoc. Avec une amère ironie, les auteurs de Slums signalent qu’effective-ment, dans les années 1990, pour la première fois dans l’histoire, le déve-loppement urbain mondial s’inscrit dans les paramètres quasi utopiques dulibre marché néoclassique. « Pendant les années 1990, les échanges ontcontinué à croître à un taux pratiquement sans précédent, les régions lesplus autarciques se sont ouvertes et les dépenses militaires ont baissé. Lachute rapide des taux d’intérêt et des prix des matières premières a forte-ment réduit les coûts de production. La circulation des capitaux a été par-tout considérablement libéralisée. Bref, si l’on en croit la doctrine néolibé-rale en vigueur, il s’agissait là de conditions économiques presque parfaitesdevant engendrer une décennie de prospérité et de justice sociale sanscomparaison ».

Mais, loin de décroître, la pauvreté urbaine n’a cessé d’augmenter impla-cablement, et avec elle « le fossé entre pays pauvres et pays riches, toutcomme au cours des deux décennies précédentes ; dans la plupart despays, les inégalités se sont accrues ou, au mieux, stabilisées ». À la fin duXXe siècle, d’après la Banque mondiale, le coefficient de Gini au niveaumondial atteignait le chiffre incroyable de 0,67, soit l’équivalent mathéma-tique d’une situation où les deux tiers de la population de la planète reçoi-vent un revenu égal à zéro et le tiers supérieur reçoit tout.

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Les bidonvilles restent doncpour l’instant la seule solutionéprouvée au problème du« stockage » de l’humanitéexcédentaire du XXIe siècle.

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● Vers le seuil de tolérance?La croissance mondiale d’un vaste prolétariat informel est un dévelop-

pement structurel tout à fait inédit qui n’a été anticipé ni par le marxismeclassique ni par les théoriciens de la modernisation. Certes, des tendancesà l’involution urbaine s’étaient déjà manifestées au XIXe siècle. Les révolu-tions industrielles européennes n’avaient pas pu absorber la totalité de lamain d’œuvre rurale, surtout à partir des années 1870, quand l’agriculturedu Vieux Continent a commencé à subir la concurrence des États-Unis.Mais l’immigration massive vers les colonies de peuplement d’Amérique,d’Océanie, voire de Sibérie, était une soupape de sécurité qui évita la pro-lifération des nouveaux Dublin ainsi que des formes d’anarchisme dusous-prolétariat qui s’étaient développées dans les régions les plus pauvresd’Europe du Sud. De nos jours, en revanche, la main d’œuvre excéden-taire se heurte à des obstacles sans précédent – une véritable « grandemuraille » de contention high tech – à tout mouvement de migration àgrande échelle vers les pays riches. Et les programmes de colonisation denouvelles frontières comme l’Amazonie, le Tibet, le Kalimantan et l’IrianJaya ont souvent des conséquences désastreuses en termes d’environmentet de conflits ethniques, sans pour autant réduire substantiellement la pau-vreté urbaine au Brésil, à la Chine et à l’Indonésie.

Les bidonvilles restent donc pour l’instant la seule solution éprouvée auproblème du « stockage » de l’humanité excédentaire du XXIe siècle. Maisles grands bidonvilles ne sont-ils pas aussi des volcans prêts à entrer enéruption ? Ou faut-il croire qu’une impitoyable concurrence darwinienneentre des pauvres de plus en plus nombreux instaurera l’hégémonie de laviolence communautaire autophage comme forme suprême d’involutionurbaine ? Un prolétariat informel a-t-il la moindre chance de se tranformeren un « sujet historique », solution miracle des prophéties marxistes ? Uneforce de travail désagrégée peut-elle se réagréger en un projet d’émanci-pation global ? Les formes de protestation prédominantes des mégavillesdéshéritées ressembleront-elles plutôt aux émeutes urbaines de l’ère pré-industrielle : des explosions épisodiques pendant les crises de consomma-tion alternant avec la routine de la gestion clientélaire, du spectacle popu-liste et de la démagogie ethnique ? Ou bien faut-il croire à l’émergenced’un sujet historique inédit à la Hardt et Negri ?

La littérature actuellement disponible sur la pauvreté et les mouvementssociaux urbains n’offre guère de réponses à ces questions majeures.Certains chercheurs contestent l’idée même que les habitants des bidon-villes ou les travailleurs informels, souvent ethniquement et économique-ment hétérogènes, puissent constituer une quelconque « classe en soi »– sans même parler d’une « classe pour soi » potentiellement militante.Certes, le prolétariat informel est porteur de « chaînes radicales » au sensmarxiste où il n’a guère d’intérêt à la préservation du mode de productionexistant. Mais, dans la mesure où sa force de travail est largement inutili-sable en dehors des emplois domestiques au service des riches, il n’aguère accès à la culture d’organisation collective du mouvement ouvrierou à la lutte de classe à une grande échelle. Son horizon social se limite à

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la rue ou au marché du bidonville, il ne connaît ni l’usine, ni la chaîne demontage internationalisée.

Les luttes des travailleurs informels tendent avant tout à être épisodiqueset discontinues. Elles tendent aussi à se concentrer sur les questions deconsommation immédiate : occupation de terres en quête de logementsbon marché, émeutes contre la hausse des prix de la nourriture ou des ser-vices. Jusqu’ici, la négociation des problèmes urbains dans les sociétés envoie de développement est plus souvent passée par des relations clienté-laires que par l’organisation collective. En Amérique latine, depuis la crisedes années 1980, les leaders néopopulistes ont su exploiter avec un succèsnotable l’aspiration désespérée des pauvres urbains à un environnementquotidien plus stable et plus prévisible. En matière de rédempteurs popu-listes, la gamme de préférences idéologiques du secteur informel urbainest assez éclectique : Fujimori au Pérou, Chávez au Venezuela. En Afriqueet en Asie du Sud, le clientélisme urbain coïncide trop souvent avec l’hé-gémonie de fanatiques ethno-religieux et de leurs aspirations cauchemar-desques à la purification ethnique. On peut citer entre autres les milicesanti-musulmanes du Oodua People’s Congress à Lagos et le mouvementsemi-fasciste Shiv Sena à Bombay.

Le milieu du XXIe siècle connaîtra-t-il des révoltes plébéiennes sem-blables à celles du XVIIIe siècle ? Le passé n’est sans doute pas un guide trèsfiable des tendances à venir. Le nouveau monde urbain change à une tellevitesse qu’on ne peut guère anticiper dans quel sens il évoluera. Partout,l’accumulation continue de pauvreté mine la sécurité existentielle et posedes défis de plus en plus insurmontables à la créativité économique despauvres. Peut-être en arrivera-t-on à un point de rupture où la pollution,la congestion et la cruauté de la vie quotidienne ne pourront plus êtregérées par les réseaux de survie et de sociabilité des bidonvilles. Pour lesvieilles civilisations rurales, l’ultime seuil de tolérance avant l’explosionsociale était souvent lié à la famine. Mais, pour l’instant, personne ne saità quelle température la nouvelle pauvreté urbaine est censée entrer encombustion. ●

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Torcy, marché au troc, octobre 2004.

Lille, quartier de wazemmes, marché, octobre 2004.

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