22

Mille pièces d’or

  • Upload
    others

  • View
    9

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Mille pièces d’or
Page 2: Mille pièces d’or

Le livreAu milieu du XIXe siècle, en Chine, au cours des périodesde famine, des bandes armées écumant la campagne atta-quent les villages. Lors d’une de ces attaques, la jeune Laluest achetée par le chef des bandits contre un sac de grain.Revendue à une luxueuse maison de prostitution, puis àune entremetteuse, elle se retrouve dans la cale d’un navirequi la transporte aux États-Unis, où elle devient l’esclaved’un chinois tenancier de saloon avant d’être gagnée aupoker par son futur mari.

La suite des aventures de Lalu se situe dans l’Ouestaméricain en plein essor à l’orée du XXe siècle. DevenuePolly par le caprice d’un de ses maîtres, puis MadameBemis par amour, elle affronte la vie rude des pionniers,avec le handicap supplémentaire d’être chinoise à uneépoque où des ligues se créaient pour chasser les Jaunes duterritoire américain.

L’auteurRuthanne Lum McCunn est née dans le Chinatown deSan Fransisco. Fille d’un capitaine de la marine américaine,elle a grandi à Hong Kong et a reçu une éducation à la foischinoise et anglo-américaine. Professeur et libraire, c’est en1981 qu’elle se lance dans l’écriture avec Mille pièces d’or.Depuis, elle se consacre entièrement à cette activité.

« De Shanghai à San Francisco, le courageux voyagede Lalu Nathoy est une contribution importante àl’histoire des femmes pionnières. »

Ms. Magazine

Page 3: Mille pièces d’or

Ruthanne Lum McCunn

Mille pièces d’orTraduit de l’anglais (États-Unis)

par Michèle Poslaniec

Médium pochel’école des loisirs

11, rue de Sèvres, Paris 6e

Page 4: Mille pièces d’or

Il n’y a pas d’Histoire, seulement des romans

à des degrés divers de vraisemblance.

Voltaire

Page 5: Mille pièces d’or

Préface

Mille pièces d’or raconte l’histoire de Lalu Nathoy, devenue ensuite Polly Bemis. Quelques person-nages ictifs ont été ajoutés, et certains événe-ments transposés pour l’équilibre narratif, mais le récit essentiel de la vie de Polly reste exact. Cette exactitude aurait été impossible sans l’aide de nombreuses personnes auxquelles je suis pro-fondément redevable.

Tout d’abord, je veux rendre hommage aux pionniers qui se sont suisamment souciés de Polly pour raconter son histoire dans leurs écrits person-nels, leurs journaux, dans la presse et les récits oraux.

Je suis reconnaissante à l’historienne sœur Mary Alfreda Elsensohn qui m’a permis de retrouver

9

Page 6: Mille pièces d’or

plusieurs de ces sources et des personnes encore vivantes qui ont réellement connu Polly. Sans ses connaissances étendues et sa générosité, ma tâche aurait été beaucoup plus diicile, sinon impossible.

Lors de mes recherches dans l’Idaho, j’ai bénéicié de la coopération de nombreuses per-sonnes qui ont accepté des entrevues, fourni des pistes supplémentaires vers d’autres personnes, d’autres sources, et continué de répondre à mes questions par correspondance. Je suis particuliè-rement redevable à Jim Campbell, John Carrey, Mary Long Eisenhaver, Marybelle et Paul Filer, Denis G. Long, Verna McGrane, June Sawyer, Vera Weaver Waite, et Inez Wildman.

Je suis aussi reconnaissante à Nellie McClel-land de l’Idaho County Free Press, Bob Waite de l’Idaho Recorder’s Oice, et M. Gary Bettis, Jim Davis, Karin E. Ford, et Kenneth J. Swanson, de l’Idaho State Historical Society qui m’ont fourni des renseignements indispensables ; à Bob Hawley des Ross Valley Books, pour m’avoir montré des livres sur l’Ouest authentique ; et aux bibliothé-caires du service de prêt de la Bibliothèque de San

10

Page 7: Mille pièces d’or

Francisco qui ont toujours réussi à me procurer les livres et archives que je demandais à toutes les bibliothèques des États- Unis.

À tous les amis qui ont donné leur temps et leur compétence pour relire de façon critique mon manuscrit, je dis merci. Je suis particulière-ment reconnaissante à Beverly Braun, Hoi Lee, Ellen Yeung et Judy Yung qui ont largement contribué à la réalisation inale de ce livre par leur perspicacité et leurs connaissances de spécia-listes ; à John Carrey et Bob Hawley qui ont lu le manuscrit pour en vériier l’exactitude histo-rique ; et à Lynda D. Preston dont les talents de rédactrice ont donné à ma prose la touche inale.

Enin il faut dire que sans l’aide de mon mari à toutes les étapes de la recherche et de l’écri-ture de ce livre, Mille pièces d’or ne serait encore qu’un rêve.

C’est à lui et à Lalu Nathoy qui est à l’origine de ce travail, que je dois le plus.

Ruthanne Lum McCunn

11

Page 8: Mille pièces d’or

première partie

1865-1872

Page 9: Mille pièces d’or

Fillette chinoise aux pieds bandés.Photo : Bibliothèque de Bancroft.

Page 10: Mille pièces d’or

1

En apparence, leurs actes étaient les mêmes que chaque soir. Dans la cour, entre le hangar et la fosse à purin, Lalu était accroupie devant le baquet de bois pour laver les pots et les bols du souper. Dans le coin opposé, près de la porte qui ouvrait sur la cuisine, son père, avec sa natte soigneusement enroulée au- dessus de son visage bronzé, était appuyé contre le mur de brique en ruine et fumait la pipe. Assise sur un tabouret près de lui, sa mère nourrissait le bébé tandis qu’A Cai, son plus jeune frère, montrait son savoir en dessinant par terre à ses pieds les nouveaux caractères appris. Mais Lalu, frottant et rinçant aussi vite que ses doigts le lui

15

Page 11: Mille pièces d’or

permettaient, savait que ce n’était pas comme d’habitude.

Il y avait ce nombre inhabituel de bols et de pots à laver, le dîner délicieux dont elle gardait encore le goût à l’intérieur de la bouche, la certi-tude que son estomac ne connaîtrait pas la faim au cours de l’année à venir, et cette attente muette qu’ils partageaient. Car la moisson avait été excep-tionnelle. La meilleure que Lalu eût connue en treize années de vie.

À l’intérieur de la maison, la plate- forme suspendue au- dessus du lit en briques s’incurvait sous le poids des patates douces. Les énormes pots de terre dans la cuisine étaient remplis à ras bord de légumes salés. Tous les paniers débordaient de haricots verts séchés et de tranches de navets et de patates douces. Des bottes de pieds d’arachide, de patate douce et de tiges de millet couvraient la moitié de la cuisine en des tas plus hauts que Lalu. Et le mieux de tout, dans la cachette der-rière le fourneau…

Lalu se redressa d’un bond en efrayant les poulets qui picoraient et grattaient la terre autour

16

Page 12: Mille pièces d’or

d’elle et qui se mirent à piailler fortement. Pen-dant quelques instants, elle chavira sur ses petits pieds bandés de dix centimètres. Puis retrouvant son équilibre, elle ramena les bols et les pots sur leur étagère dans la cuisine, vida le baquet d’eau sale dans le fossé derrière le hangar, et se percha sur le tabouret en face de son père.

« Papa, le vent d’automne est froid. Il doit se faire tard », lança- t-elle.

Sa mère sourit et les yeux de son père brillèrent tandis qu’il inspirait profondément, puis chassait la fumée par ses oreilles en petites boufées.

En riant, mais ne voulant pas qu’on l’ignore, Lalu poursuivit  : « Regardez, la première étoile apparaît et j’entends des moustiques. »

Elle montra A Cai qui, moulinant des bras, se mit à tournoyer autour d’eux en caracolant frénétiquement. Étonné par le bruit et l’activité soudaine, A Fa s’arrêta de boire pour les observer. Lalu le prit dans ses bras et tourna autour de son père en fredonnant et en berçant l’enfant jusqu’à ce que la mine inquiète du bébé laisse place au ravissement.

17

Page 13: Mille pièces d’or

Avec un petit rire, son père posa sa pipe. « Assez, assez ! » dit- il, en frappant A Cai pour rire. « Nous allons rentrer. »

Lalu, portant le bébé triomphalement, suivit son père, sa mère et son frère dans la cuisine.

« Je voudrais le déterrer ! » dit A Cai.Sa mère lui tendit la pelle de métal. « Fais

attention », dit- elle. « Ne casse pas le pot. »Lalu se balançait avec le bébé. Elle déplaçait

tout son poids d’un pied sur l’autre. « Et si on nous l’avait volé pendant que nous étions occupés à battre ? »

Sa mère plaqua sa main sur la bouche de Lalu. « Ne dis pas une chose pareille. »

« Où est- il alors ? » marmonna Lalu entre les doigts de sa mère.

Son père regardait par- dessus l’épaule d’A Cai.« Un peu à gauche », dit- il.« Bien. Maintenant un peu plus haut. »« Je le sens », cria A Cai.Il se redressa, le visage tout rouge et marqué

de suie, serrant triomphalement le pot de pièces thésaurisées.

18

Page 14: Mille pièces d’or

« Je voudrais les compter », demanda Lalu.« Non, moi. Je vais à l’école, pas toi », dit A Cai.« Je suis plus grande. »« Chut », dit leur mère. « Pas de querelle ni

de larmes qui risquent d’apporter la malchance. » Elle prit le pot des mains d’A Cai.

« Si vous voulez que la famille ait un gros bœuf, un mulet robuste, deux ânes, trois ou quatre maisons, et beaucoup de bonnes pièces de terre, il faut apprendre à travailler dur comme votre père. C’est par son talent et son labeur qu’il a gagné cet argent. Il le comptera. »

Le visage rayonnant de joie et de ierté, elle tendit le pot à son mari. Il se mit à compter les pièces une par une en faisant des petits tas de dix, maladroit de ses grosses mains brunes qui s’adaptaient si bien à la charrue. A Fa tendit la main et it tomber les pièces.

« Non, non », dit leur mère, en le prenant des bras de Lalu. « Cet argent n’est pas pour jouer. Nous l’utiliserons pour acheter deux autres mu1 de terre. »

1. Mu ou mou : environ 1/15 d’hectare.

19

Page 15: Mille pièces d’or

« Et aussi une vache pour que je puisse aller au pré avec les autres garçons ? » demanda A Cai.

« Oui, et aussi une vache », dit leur mère en riant. « Mais pas pour que tu puisses aller au pré. Un fermier avec douze mu de terre n’est pas obligé d’emprunter une vache pour labourer. »

« C’est vrai, papa ? » demanda Lalu. « Avons- nous vraiment assez pour une vache en plus des terres ? »

Son père, les yeux brillants, ramassa les pièces et les garda dans ses paumes ouvertes, comme s’il les soupesait.

« Nous n’achèterons ni terre ni vache », dit- il. « Pas encore. Avec cet argent, je louerai toute la terre que je pourrai pour y planter du blé d’hiver. L’argent de ce blé nous rendra riches. »

Lalu en eut la respiration coupée. Seuls les gros propriétaires, ceux qui pouvaient prendre des risques, semaient du blé d’hiver.

Les bras de sa mère serrèrent A Fa au point qu’il se mit à pleurer. « Non », soula- t-elle. « Tu ne parles pas sérieusement. »

« Pourquoi pas ? »

20

Page 16: Mille pièces d’or

« Parce que c’est idiot. Nous nous sommes privés pendant quatre ans pour économiser cet argent, et maintenant tu veux tout jouer. »

Lalu entoura de ses bras A Cai qui avait com-mencé à geindre. Ils reculèrent ensemble devant leur père dont les cris dominaient les pleurs du bébé.

« Quatre ans de dur labeur sans même avoir assez pour deux mu de terre et une petite vache. Et six ans avant cela, juste pour un mu. Et deux ans pour un âne ! Le blé d’hiver donne la meilleure récolte. Une bonne moisson et nous pourrons acheter cinq, peut- être six mu. Et un bœuf en plus. »

« Et si la récolte est mauvaise ? »« Elle ne le sera pas. Je sens que j’ai ma

chance. »« C’est ce que les joueurs disent dans les

tavernes pendant que leurs femme et enfants mendient en haillons dans la rue. »

Elle dégagea A Cai des bras de Lalu et le poussa vers son père ainsi que le bébé pleurant. « Pense à tes ils. Que leur laisseras- tu ? »

21

Page 17: Mille pièces d’or

« C’est moi qui m’occupe de la ferme, pas toi. Je ne veux plus en entendre parler. »

À la maison, personne n’osait plus parler de ce que faisaient chaque jour dans les champs son père et Chen, le garçon loué récemment. Mais Lalu avait l’impression que dans les bou-tiques, là- bas près de la digue, aux puits et dans les champs, les villageois ne parlaient de rien d’autre.

Il n’y avait pas moyen d’échapper à leurs conversations. Même là, au bord de la rivière où elle était venue laver les couches du bébé, elle entendait les voix des hommes qui étaient rassemblés sur la place pour fumer, confectionner des imperméables de paille, tresser des paniers et réparer des outils.

« Avez- vous entendu parler de Nathoy ? »« Tu veux dire cet idiot qui a loué toute cette

terre pour du blé d’hiver ? »« Qui a utilisé toutes ses économies et hypo-

théqué sa propre ferme en plus. »

22

Page 18: Mille pièces d’or

Lalu faisait claquer les vêtements contre les pierres, souhaitant que le bruit de la toile mouillée noie leurs voix.

« Quelle tête de linotte irait risquer sa ferme dans un tel pari ? »

« Qui sait ? Peut- être que c’est une bonne idée. Ses champs sont déjà verts de jeunes pousses. »

« Oui, et la pluie d’hier était parfaite. Pas forte mais abondante. Juste ce qu’il faut aux semis pour bien lever avant la première neige. »

« Et s’il n’y a pas d’autre pluie comme celle d’hier ? Si ça reste sec et que les semis ne poussent pas assez avant la première neige ? »

« Ou s’ils poussent et que la neige ne vient pas ? »

« Ou s’il n’y a pas assez de neige pour recou-vrir le blé et le protéger jusqu’au printemps ? »

« Ou s’il pleut à la place ? De la pluie froide, du grésil, le genre qui tue les semis non protégés ? »

Ces possibilités, toutes plus terribles les unes que les autres, déferlaient sur Lalu, la faisant se tasser sur elle- même, et tout à coup elle se sentit paralysée par cette même peur qui l’avait assaillie

23

Page 19: Mille pièces d’or

quand son père lui avait raconté l’histoire de Guo Ju, le bon ils.

« Guo Ju était pauvre », avait dit son père. « Trop pauvre pour faire vivre sa mère, sa femme et son enfant. Aussi dit- il à sa femme : « L’enfant mange la nourriture dont ma mère a besoin. Tuons l’enfant car nous pourrons toujours en avoir un autre, mais si ma mère mourait, com-ment pourrions- nous la remplacer ? »

« Sa femme n’osa pas le contredire et Guo Ju se mit à creuser une tombe. Soudain, sa bêche heurta un vase profondément enterré qui se cassa en répandant des centaines de pièces d’or, un don du Ciel à Guo Ju, le bon ils. »

« Et s’il n’y avait pas eu d’or ? » avait demandé Lalu.

« Il y en avait. Plus qu’assez pour le reste de leur vie », avait répondu son père.

« Mais s’il n’y en avait pas eu ? » avait insisté Lalu. « Guo Ju aurait- il tué son enfant ? »

« C’est seulement une histoire parmi les Vingt- quatre légendes de piété iliale », avait dit sa mère. « Pour nous enseigner que nous devons honorer

24

Page 20: Mille pièces d’or

nos parents et faire tout ce que nous pouvons pour leur donner bonheur et confort. »

« Est- ce que tu me tuerais ? »Son père avait posé son panier à moitié tressé,

et lui avait pincé la joue. « Bien sûr que non. N’es- tu pas ma qianjin, mes mille pièces d’or ? » avait- il demandé.

Et il l’avait chatouillée jusqu’à ce qu’elle rie. « Oui, oui, oui. »

Lalu rejeta dans l’eau glacée le vêtement qu’elle venait d’étreindre. Elle était sotte. Quel rapport cette vieille histoire avait- elle avec ce qui arrivait alors ? Et d’ailleurs les fermiers ne venaient- ils pas de reconnaître que son père pou-vait avoir raison ? Qu’il pouvait réussir ?

La voix d’un fermier s’éleva au- dessus des autres.

« Je peux comprendre que Nathoy risque ses économies, mais de là à hypothéquer sa ferme aussi ! »

« Heureusement que sa ille est jolie. »« Hum ! Juste le bon âge pour en tirer un

bon prix. »

25

Page 21: Mille pièces d’or

Quand il mourut en 1970, la sœur de Klink-hammer, héritière de son domaine, acheta une pierre pour la tombe de Polly. On peut y lire :

POLLY BEMISSept. 11, 1853 - Nov. 6, 1933

Page 22: Mille pièces d’or

© 1986, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition papier

© 2015, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications

destinées à la jeunesse : avril 1986

ISBN 978-2-211-22513-7 978-2-211-22515-1

www.centrenationaldulivre.fr