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MISSA (Jean-Noël) L'Esprit-cerveau : la philosophie de V esprit à la lumière des neurosciences, préface de C. Debru, Paris, Vrin, 1993, 266 p., Index, Bibliographie, (Pour Demain). "Qu'est-ce donc que je suis ?" demandait le Pur Investigateur mis en scène par Descartes dans la seconde Méditation. On connaît la réponse : "Une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent". La "chose" capable de toutes ces performances est, pour Descartes, de nature mentale et seulement mentale : "Sum igitur praecise tantum res cogitans. id est mens, sive anima, sive intellectus. sive ratio". Pourrait-on répondre de façon aussi tranchée à la lumière des neurosciences, c'est-à-dire "des sciences qui ont pour objet l'étude du système nerveux" (p. 15, note 1) ? Telle est l'interrogation qui constitue le fil conducteur du livre de J. N. Missa. La réponse est négative : une conception spiritualiste qui affirme la "primauté de l'esprit" (p. 42) et dont le dualisme cartésien n'est qu'une variante, n'est pas sérieusement tenable aujourd'hui. Pour autant, une posture matérialiste plus radicale que la théorie du double aspect - selon laquelle "le cerveau est une entité à double face : esprit (lorsqu'il est envisagé du point de vue subjectif, intérieur) et cerveau (lorsqu'il est envisagé du point de vue objectif, extérieur)" (p. 19) - est vouée à achopper sur la question de la subjectivité d e l'expérience intérieure. Dans la mesure où il soutient une position "de juste milieu", J.N. Missa est amené à combattre sur deux fronts : contre les spiritualistes et contre les matérialistes extrêmes. Mais dans la culture philosophique dominante, le rapport de forces est plutôt en faveur du spiritualisme. Pour filer jusqu'au bout la métaphore militaire : Bergson commande plusieurs divisions, Ribot tout au plus quelques bataillons et Bain, au mieux, quelques compagnies. J.N. Missa est bien conscient de l'état des forces en présence ; c'est pourquoi on peut lire une grande partie de son livre (les chapitres 2, 3 et 4) comme une critique d'un argument majeur des philosophes spiritualistes. Cet argument consiste à opposer l'indivisibilité de l'esprit à la divisibilité de la matière. Une formule de Saint Augustin, opportunément placée en exergue du chapitre 3, ne dit-elle pas : "Dissecto corpore. anima non secatur" ? Mais ce que nous apprennent les neurophysiologistes lorsqu'ils traitent de la perception et de la reconnaissance visuelle ou encore de la déconnexion entre les hémisphères cérébraux (par section du corps calleux) c'est justement que l'esprit-cerveau est divisible. Ici, J.N. Missa suit au plus près toute une série d'observations ou d'expériences dont la conclusion est la suivante : il n'est pas absurde

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MISSA (Jean-Noël) L'Esprit-cerveau : la philosophie de V esprit à la lumière des neurosciences, préface de C. Debru, Paris, Vrin, 1993, 266 p., Index, Bibliographie, (Pour Demain).

"Qu'est-ce donc que je suis ?" demandait le Pur Investigateur mis en scène par Descartes dans la seconde Méditation. On connaît la réponse : "Une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent". La "chose" capable de toutes ces performances est, pour Descartes, de nature mentale et seulement mentale : "Sum igitur praecise tantum res cogitans. id est mens, sive anima, sive intellectus. sive ratio".

Pourrait-on répondre de façon aussi tranchée à la lumière des neurosciences, c'est-à-dire "des sciences qui ont pour objet l'étude du système nerveux" (p. 15, note 1) ? Telle est l'interrogation qui constitue le fil conducteur du livre de J. N. Missa. La réponse est négative : une conception spiritualiste qui affirme la "primauté de l'esprit" (p. 42) et dont le dualisme cartésien n'est qu'une variante, n'est pas sérieusement tenable aujourd'hui. Pour autant, une posture matérialiste plus radicale que la théorie du double aspect -selon laquelle "le cerveau est une entité à double face : esprit (lorsqu'il est envisagé du point de vue subjectif, intérieur) et cerveau (lorsqu'il est envisagé du point de vue objectif, extérieur)" (p. 19) - est vouée à achopper sur la question de la subjectivité d e l'expérience intérieure.

Dans la mesure où il soutient une position "de juste milieu", J.N. Missa est amené à combattre sur deux fronts : contre les spiritualistes et contre les matérialistes extrêmes. Mais dans la culture philosophique dominante, le rapport de forces est plutôt en faveur du spiritualisme. Pour filer jusqu'au bout la métaphore militaire : Bergson commande plusieurs divisions, Ribot tout au plus quelques bataillons et Bain, au mieux, quelques compagnies. J.N. Missa est bien conscient de l'état des forces en présence ; c'est pourquoi on peut lire une grande partie de son livre (les chapitres 2, 3 et 4) comme une critique d'un argument majeur des philosophes spiritualistes. Cet argument consiste à opposer l'indivisibilité de l'esprit à la divisibilité de la matière. Une formule de Saint Augustin, opportunément placée en exergue du chapitre 3, ne dit-elle pas : "Dissecto corpore. anima non secatur" ? Mais ce que nous apprennent les neurophysiologistes lorsqu'ils traitent de la perception et de la reconnaissance visuelle ou encore de la déconnexion entre les hémisphères cérébraux (par section du corps calleux) c'est justement que l'esprit-cerveau est divisible. Ici, J.N. Missa suit au plus près toute une série d'observations ou d'expériences dont la conclusion est la suivante : il n'est pas absurde

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de penser que notre moi puisse se scinder. Si Bergson devait se réincarner et enseigner à nouveau les élèves du Lycée de Clermont-Ferrand, il devrait sérieusement remanier son cours sur le caractère un et indivisible de l'esprit : "Le concept générique de "conscience" recouvre un ensemble de phénomènes variés sous tendus par des régions anatomiques distinctes" (p. 120). Dans ces conditions, il est pour le moins aventureux de soutenir que le cerveau est l'organe de l'action et non celui de la représentation ; et tout aussi aventureux de soutenir que la mémoire est de nature spirituelle.

De façon générale, c'est la psychologie des facultés, dont chacune, selon le mot de W. James, "réalise une personnalité mentale complète à fonctions spécifiques et limitées", que les avancées des neurosciences rendent obsolètes. Ici, J.N. Missa semble trop timide dans ses conclusions. Ce qui fait la différence entre la psychologie cognitive (privilégiant l'étude du versant mental d e l'esprit-cerveau) et la psychologie des facultés n'est pas tellement (comme le suggère une note de la page 129) que les neuropsychologues cognitivistes travaillent sur la base d'observations empiriques tandis que les spiritualistes adoptent la méthode a priori ; c'est plutôt que la psychologie des facultés est incapable de se défaire de l'idée de personnalité mentale complète. Pour elle, la volonté représente "un homme qui veut sans penser ; l'intelligence un homme qui pense sans vouloir, etc.", selon une formule de W. James citée à la page 166.

Le dernier chapitre comporte, entre autres questions d e méthode, un examen critique du matérialisme éliminatif de P. Churchland. On retrouve chez J.N. Missa le même sens de la nuance qui avait motivé (aux pages 29-33) ses réserves à l'endroit de la théorie de l'identité dans ses différentes versions (U.T. Place, H. Feigl, U.C. Smart, D.M. Armstrong, D.K. Lewis). De même qu'une "théorie réductionniste ne peut saisir le trait le plus caractéristique des phénomènes mentaux, à savoir l'expérience consciente" (p. 32), de même le programme de naturalisation radicale de la philosophie de l'esprit suggéré par P. Churchland conduit à "nier l'existence des questions métaphysiques" (p. 207), par l'incorporation de la science dans le domaine de la philosophie. J.N. Missa estime, à juste titre, que le prix à payer est trop important dans les deux cas.

Un lecteur extrêmement pointilleux et intransigeant quant aux distinctions fines pourrait trouver, à l'occasion, à redire aux classifications de J.N. Missa. La présentation la plus pédagogique (et la plus humoristique) du mind-body problem est de R. Chrisholm, dans une série de dessins reproduits par R. Taylor à la page 19 de Metaphysics (Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1974 pour la seconde édition). Elle distingue nettement le dualisme (Descartes, Ecoles) du spiritualisme (Bergson) et le matérialisme (Cabanis, Vogt) de l'épiphénoménisme (Ribot). Mais il s'agit là d'un point secondaire.

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dépendant largement de conventions dans l'emploi des termes. Il reste que l'ouvrage de J.N. Missa est important, tant par les questions qu'il pose que par les réponses qu'il propose. Il est important également par bibliographie des pages 219-253. Au total, un ouvrage sur l'esprit-cerveau qui est aussi un livre-pensée.

J.Y. GOFFI. Décembre 1994

GOFFI (Jean-Yves) Le philosophe et ses animaux : Du statut éthique de r animal. Ed. Jacqueline CHAMBON 1994.

Il y a quelques temps, la parution de l'ouvrage de Luc FERRY (Le nouvel ordre écologique - Grasset 1992) critiquant philosophiquement les positions écologistes avait reçu un accueil médiatique plutôt favorable malgré les faiblesses théoriques de ses analyses soulignées à juste titre dans un précédent bulletin par Jean-Yves GOFFI. Il est vrai que trop souvent, l'audience médiatique d'une publication est inversement proportionnelle à son intérêt ! Avec l'ouvrage que J.Y. GOFFI vient de publier, un lecteur exigeant pourra enfin satisfaire les frustrations provoquées par la lecture passée du livre de M. FERRY. Car il s'agit en effet d'une analyse approfondie des différentes positions philosophiques qui se sont exprimées depuis l'antiquité jusqu'à nos jours à propos du statut éthique de l'animal. Cet ouvrage témoigne d'une connaissance encyclopédique de la littérature parue sur ce thème, en particulier dans les pays anglo-saxons. Un remarquable travail de clarifications des positions doctrinales a été effectué qui mérite d'autant plus d'attention qu'il s'agit d'un sujet toujours très passionnel, quoique l'on puisse parfois regretter l'implication personnelle insuffisante d e l'auteur. L'opposition entre la tradition morale kantienne et celle utilitariste des auteurs anglo-saxons est bien mise en valeur. Pour l'une, les hommes ne peuvent à la rigueur qu'avoir des obligations envers les animaux tandis que pour les autres ces derniers peuvent avoir des droits dans la mesure où ils ont des intérêts. Une chose reste en tous cas frappante pour le lecteur connaisseur du monde animal, dans ces controverses philosophiques sur les droits de l'animal, ce dernier est toujours appréhendé abstraitement sans qu'aucune précision d'ordre biologique ne soit jamais apporté sur les différentes formes d'animalité. On ne sait par exemple jamais si les poissons ou les insectes doivent être considérés comme dignes du statut de sujet de droit. Ici se situe d'ailleurs le divorce entre zoo centrisme et écocentrisme qui est fort justement analysé par Jean-