M.M. Bakhtin, Le Marxisme Et La Phi Lo Sophie Du Langage

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    LE SENS COMMUNmikhail bakhtine(V. n. volochnov)

    le marxismeet la philosophiedu ian:^ageessai d'application de la mthodesociologique en linguisthiue

    An LF.S EDITIONS DE MINUIT /

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    Digitized by the Internet Archivein 2009 witii funding from

    University of Ottawa

    littp://www.arcliive.org/details/lemarxismeetlapliOObakli

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    le marxismeet la philosophie du langage

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    mikhail bakhtine(v. n. volochinov)

    le marxismeet la philosophie du langageessai d'application de la mthodesociologique en linguistiqueprface de roman Jakobsontraduit du russe et prsent par marina yaguello

    LES DITIONS DE MINUIT

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    Titre de l'dition originaleMarksizm i filosofija jazyka

    Premire dition sous le nom de VolochinovLeningrad, 1929

    1977 pour la traduction by Les Editions de Minuit7, rue Bernard-Palissy - 75006 ParisTous droits rservs pour tous paysISBN 2-7073-0151-5

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    prface

    Dans le livre publi sous la signature de V. N. Volo-chinov Leningrad en 1929-30 dans deux ditions succes-sives sous le titre Marksizm i filosofija jazyka ( Marxismeet philosophie du langage ), tout, depuis la page detitre, ne peut que surprendre.On finit par dcouvrir que le livre en question et plu-sieurs autres ouvrages publis la fin des annes vingt etau dbut des annes trente sous le nom de Volochinov,comme par exemple un volume sur la doctrine du freu-disme (1927) et quelques essais sur le langage dans lavie et dans la posie, ainsi que sur la structure del'nonc, furent en vrit composs par Bakhtine (1895-1975), l'auteur d'oeuvres dterminantes sur la potiquede Dostoevski et de Rabelais. A ce qu'il semble, Bakhtinese refusait faire des concessions la phrasologie del'poque et certains dogmes imposs aux auteurs. Lesadeptes et disciples du chercheur, en particulier, V, N.Volochinov (n en 1895, disparu vers la fin de 1930),ont tent un compromis qui, sous un pseudonyme scru-puleusement gard et grce une retouche obligatoiredu texte et mme du titre, permettrait de sauver l'essen-tiel du grand travail.Ce qui pourrait galement surprendre des lecteurs moinsau fait de l'histoire de l'obscurantisme que de celle dela pense scientifique, c'est la disparition complte dunom mme de ce chercheur minent dans toute la presserusse pendant presque un quart de sicle (jusqu' 1963) ;quant son livre sur la philosophie du langage, on nele trouve mentionn au cours de la mme poque quedans quelques rares tudes linguistiques de l'Occident.Rcemment, on en a donn quelques citations dans despublications sovitiques d'un tirage insignifiant, commele recueil ddi au 75^ anniversaire de Bakhtine et publi 1 500 exemplaires (Tartu, 1973).

    L'ouvrage en question est reproduit dans la srie JanuaLinguarum (La Haye-Paris, 1972) et traduit en anglais

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE(New York, 1972) mais avec d'autres chefs-d'uvre dela pense thorique russe d'entre les deux guerres, cetravail reste encore peu prs inaccessible aux lecteursde son pays natal.Malgr toute la singularit de la biographie du livre etde son auteur, c'est par la nouveaut et l'originalit deson contenu que le volume surprend encore le plus toutlecteur l'esprit ouvert. Ce volume dont le sous-titreporte : Les problmes fondamentaux de la mthodesociologique dans la science du langage anticipe surles exploits actuels accomplis dans le domaine de lasociolinguistique, et surtout russit devancer les recher-ches smiotiques d'aujourd'hui et leur assigner de nou-velles tches de grande envergure. La dialectique dusigne , et du signe verbal, en particulier, qui est tudiedans le livre garde ou plutt acquiert une grande valeursuggestive la lumire des dbats smiotiques actuels.

    Dostoevski est le hros favori de Bakhtine et ladfinition qu'il en donne se trouve tre en mme tempsla caractristique la plus juste de la mthodologie scien-tifique propre l'explorateur : Rien ne lui sembleaccompli ; tout problme reste ouvert, sans fournir lamoindre allusion une solution dfinitive. SelonBakhtine, dans la structure du langage, toutes les notionssubstantielles forment un systme inbranlable, constitude paires indissolubles et solidaires : la reconnaissanceet la comprhension, la cognition et l'change, le dialogueet le monologue, qu'ils soient noncs ou internes, l'inter-locution entre le destinateur et le destinataire, tout signepourvu de signification et toute signification attache ausigne, l'identit et la variabilit, l'universel et le particu-lier, le social et l'individuel, la cohsion et la divisibilit,renonciation et l'nonc.

    Ce qui attire surtout l'attention et la pense cratricedu lecteur, c'est la partie finale du livre, oia l'auteur dis-cute le rle fondamental et vari de la citation, soitpatente, soit latente, dans nos noncs et interprte lesdivers moyens qui servent adapter au contexte du dis-cours ces emprunts multiformes et continuels.

    Roman Jakobson.

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    introduction

    I. Bakhtine, l'homme et son double.M. M. Bakhtine nat en 1895 Orel dans une famille

    de vieille noblesse ruine, d'un pre employ de banque.Il passe son enfance Orel et son adolescence Vilnoet Odessa. Il tudie l'universit d'Odessa, puis deSaint-Ptersbourg, d'o, il sort diplm d'histoire et dephilologie en 1918. En 1920, il s'installe Vitebsk, oil occupe divers postes d'enseignement. Il y pouse en1921 Hlne Okolovitch, qui sera sa fidle collaboratricependant un demi-sicle. Bakhtine fait alors partie d'unpetit cercle d'intellectuels et d'artistes parmi lesquelson trouve Marc Chagall et le musicologue Sollertinsky,ami intime de Chostakovitch. Ce cercle comprend gale-ment un jeune professeur au conservatoire de musique deVitebsk, V. N. Volochinov, ainsi que P. N. Medvedev,employ dans une maison d'dition. Tous deux devien-dront les lves, les amis dvous et de fervents admira-teurs de Bakhtine. Ce cercle, connu sous le nom de cercle de Bakhtine , est un creuset d'ides novatrices une poque qui en compte beaucoup, particulirementdans les domaines de l'art et des sciences humaines. Bienque contemporain des mouvements formaliste et futuriste,il s'en dmarque nettement.En 1923, atteint d'osthomylite, Bakhtine retourne Petrograd. Bans l'impossibilit de travailler rgulire-ment, il semble avoir t alors dans une situation mat-rielle difficile. Ses disciples et admirateurs Volochinov etMedvedev l'ont suivi Petrograd. Anims la fois parle dsir de venir en aide financirement leur matre etde rpandre ses ides, ils s'offrent comme prte-noms afinde rendre possible la publication de ses premiers ouvrages.Frejdizm (Le freudisme, Leningrad, 1925), et Le marxismeet la philosophie du langage (Leningrad, 1929) sortent

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGESOUS le nom de Volochinov. Formalnyj metod v literatu-rovedenije, kriticeskoje vvedenije v sotsiologiceskujupoetiku (La mthode formaliste applique la critiquelittraire), qui constitue une critique des formalistes, estpubli en 1928, toujours Leningrad, sous la signaturede Medvedev '.

    Pourquoi donc Bakhtine ne publie-t-il pas sous sonpropre nom ? Le doute n'est pas permis quant lapaternit de ses uvres. Le contenu s'inscrit parfaitementdans la ligne de ses publications signes et on disposepar ailleurs de tmoignages directs. En tout cas, l'poque,le secret est bien gard, puisque Boris Pasternak, dansune lettre adresse Medvedev, manifeste son enthou-siasme et son admiration pour l'uvre prsume de cedernier et avoue qu'il tait loin de se douter qu'enMedvedev se cachait un tel philosophe . Alors, pour-quoi ce jeu de prte-nom ? Selon le professeur V . V . Iva-nov, lve et ami de Bakhtine, il y aurait deux ordresde motifs : tout d'abord, Bakhtine aurait refus les modi-fications imposes par l'diteur ; de caractre intransi-geant, il aurait prfr ne pas publier plutt que de chan-ger une virgule ; Volochinov et Medvedev auraient alorspropos d'endosser les modifications. L'autre ordre demotifs serait plus personnel et li au caractre deBakhtine, son got du masque et du ddoublement etaussi, semble-t-il, sa profonde modestie de scientifique.Il aurait profess qu'une pense vritablement novatricen'a pas besoin, pour tre assure de durer, d'tre signepar son auteur. A cet gard, le professeur Ivanov lecompare Kierkegaard, qui s'est galement cach sousdes pseudonymes. Quoi qu'il en soit, en 1929, l'annemme o Volochinov signe Le marxisme et la philosophiedu langage, Bakhtine publie enfin un premier livre sousson propre nom Problemy tvorcestva Dostojevskovo (Lesproblmes de la cration chez Dostoevski^). Il consa-

    1. Ce troisime ouvrage a t rdit en 1971 dans la revue Trudypo znakovym sistcmam, Universit de Tartu, 1971. Les deux autresn'ont jamais t rimprims. Mouton (La Haye) a publi en 1972un fac-simil de l'dition de 1929 du Marxisme et la philosophie dulangage. C'est partir de ce texte qu'a t tablie la prsente dition.

    2. Traduction franaise sous le titre : Problmes de la potique deDostoevski, Lausanne, L'Age d'homme, 1970.10

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    INTRODUCTIONcrera le reste de sa vie de chercheur l'analyse stylistiqueet littraire.

    Volochinov et Medvedev disparaissent dans les annestrente. Bakhtine vit ce moment-l la frontire de laSibrie et du Kazakhstan, Koustandi. Tout en enseignant,il commence composer sa monographie sur Rabelais.En 1936, il est nomm l'Institut pdagogique deSaransk. En 1937, il s'installe non loin de Moscou, Kimr, o il vivra une vie efface jusqu'en 1945, ensei-gnant au lyce local et participant aux travaux de l'Institutde littrature de l'Acadmie des sciences de l'U. R. S. S.Il y soutient sa thse sur Rabelais en 1946. De 1945 1961, date de son dpart la retraite, il enseigne de nou-veau Saransk, terminant sa carrire l'universit decette ville.A partir de 1963, il commence jouir d'une certainenotorit, surtout aprs la rdition de son ouvrage surDostoevski (1963) et de sa thse sur Rabelais TvorcestvoFranois Rabelais i narodnaja kultura srednevekovja iRenesansa (Franois Rabelais et la culture populaire duMoyen Age et de la Renaissance) , Moscou, 1965^.En 1969, il s'installe Moscou, o il publie descontributions dans les revues Voprosy literatury etKontekst. Il meurt Moscou en 1975 des suites d'unelongue maladie.

    IL Le marxisme et la philosophie du langage.Il est difficile d'affirmer avec certitude quelles partiesdu texte sont dues Volochinov. Toujours selon le pro-

    fesseur Ivanov, qui tient l'information de Bakhtine lui-mme, le titre et certaines parties du texte lies au choixde ce titre sont de Volochinov. Il ne saurait tre question,bien entendu, de remettre en question les convictionsmarxistes de Bakhtine ; le livre est marxiste de bout enbout. Il n'en reste pas moins que, comme le souligneJakobson dans sa prface, le plus surprenant dans ce livrec'est bien son titre, le contenu tant beaucoup plus riche.

    3. Traduction franaise sous le titre : Franois Rabelais et la culturepopulaire sous la Renaissance, Gallimard, 1970.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEque la couverture ne le laisse esprer. Bakhtine y exposebien la ncessit d'une approche marxiste de la philoso-phie du langage, mais il touche en mme temps pratique-ment tous les domaines des sciences humaines, entreautres la psychologie cognitive, l'ethnologie, la pdagogiedes langues, la communication, la stylistique, la critiquelittraire et pose en passant les fondements de la smiolo-gie moderne. Il a d'ailleurs de tous ces domaines une-,vision remarquablement unitaire et trs en avance surson temps. Cependant, et le sous-titre, Essai d'applicationde la mthode sociologique en linguistique, est cetgard rvlateur, c'est avant tout un livre sur les rapportsdu langage et de la socit, plac sous le signe de ladialectique du signe, comme effet des structures sociales.Le signe et dnonciation tant de nature sociale, dansquelle mesure le langage dtermine-t-l la conscience,l'activit mentale, dans quelle mesure l'idologie dter-mine-t-elle le langage ? 1^elles sont les questions qui cons-tituent le fil directeur du livre. Ces questions que l'huma-nit s'est poses maintes fois avant lui, bakhtine est lepremier les aborder dans une perspective marxiste. Il estdonc indispensable de situer sa rflexion par rapport laquestion fondamentale que soulve Vapplication de l'ana-lyse marxiste la langue la langue est-elle une super-structure ? et donc par rapport la controverse de lalinguistique sovitique ce sujet, controverse laquelleStaline mit fin en 150 avec A propos du marxisme enlinguistique '',En mme temps, il faut noter que, par sa critique deSaussure reprsentant le plus minent de ce quebakhtine nomme l'objectivisme abstrait et des excsdu structuralisme naissant, il prcde de prs de cinquanteans les orientations de la linguistique moderne. On verraque les deux aspects se rejoignent.

    Bakhtine pose avant tout la question des donnesrelles de la linguistique, de la nature relle des faits delangue. La langue est bien, comme pour Saussure, unfait social, dont l'existence se fonde sur les besoins de lacommunication. Mais, contrairement la linguistique uni-fiante de Saussure et de ses hritiers, qui fait de la langue

    4. Traduction franaise aux Editions de la NouveHe Critique, 1950.12

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    INTRODUCTIONun objet abstrait idal, se consacre elle comme systmesynchronique homogne et rejette ses manifestations (laparole) comme individuelles, Bakhtine, lui, met justementtout l'accent sur la parole, sur renonciation, et en affirmela nature sociale, non individuelle, la parole tant lieindissolublement aux conditions de la communication, quisont toujours lies aux structures sociales.

    Si la parole est bien le moteur des changements linguis-tiques, elle n'est pas le fait des individus ; en effet, le motest l'arne oi s'affrontent les accents sociaux contradic-toires, les conflits de langue refltent les conflits de classe l'intrieur mme du systme : communaut smiotique etclasse sociale ne se recouvrent pas. ha communicationverbale, insparable des autres formes de communication,implique conflit, rapports de domination et de rsistance,adaptation ou rsistance la hirarchie, utilisation de lalangue par la classe dominante pour renforcer son pouvoir,etc. Lorsque, des diffrences de classe, correspondentdes diffrences de registre ou mme de systme (ainsi, lalangue sacre des prtres, le terrorisme verbal de laclasse cultive, etc.), ce rapport est encore plus vident,mais Bakhtine s'intresse d'abord aux conflits l'intrieurd'un mme systme. Tout signe est idologique ; l'idolo-gie est un reflet des structures sociales ; donc, toute modi-fication de l'idologie entrane une modification de lalangue. L'volution de la langue obit une dynamiqueconnote positivement, contrairement la conceptionsaussurienne. La variation est inhrente dans la langueet reflte des variations sociales ; si l'volution obitbien pour une part des lois internes (rfection ana-logique, conomie), elle est surtout rgie par des loisexternes, de nature sociale. Le signe dialectique, mou-vant, vivant, s'oppose au signal inerte qui se dgagede l'analyse de la langue comme systme synchroniqueabstrait. Ce qui amne Bakhtine s'en prendre la notionde synchronie. Fait remarquable , Bakhtine ne critique pasSaussure au nom de la thorie marxiste, largement procla-me, il le critique sur son propre terrain ; c'est--direqu'il trouve la faille dans le systme d'opposition langue/parole, synchronieIdiachronie .

    Sur le plan scientifique, objectif, le systme synchro-nique est une fiction ; en effet, aucun moment le sys-13

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEterne n'est rellement en quilibre, ce sur quoi tous leslinguistes sont bien d'accord. Mais, pour le locuteur-audi-teur na'if, usager de la langue, la langue n'est pas non plusun systme stable et abstrait de signaux constammentgaux eux-mmes et dgags par des procdures d'ana-^lyse distributionnelle . La forme linguistique est toujoursperue, au contraire, comme un signe changeant. L'intona-tion expressive, la modalit apprciative sans laquelle ilne saurait y avoir d'nonciation , le contenu idologique,la mise en relation avec une situation sociale dtermine,affectent la signification. La valeur nouvelle du signe, parrfrence un thme toujours nouveau, est l'uniqueralit pour le locuteur-auditeur. Seule la dialectique peutrsoudre la contradiction apparente entre l'unicit et lapluralit de la signification. L'objectivisme abstrait favo-rise arbitrairement l'unicit, afin de pouvoir enfermer lemot dans un dictionnaire . Le signe est par nature vivantet mobile, pluri-accentuel ; la classe dominante a intrt le rendre mono-accentuel. Il s'agit bien l d'une cri-tique du distributionnalisme neutre .

    Selon Bakhtine, la linguistique saussurienne (l'objecti-visme abstrait), qui croit se dmarquer des procdures dela philologie, ne fait, en ralit, que les perptuer. D'o lacritique implicite de la notion de corpus , pratiquerductionniste qui tend rifier la langue. Toute non-ciation, faisant partie d'un processus de communicationininterrompu, est un lment du dialogue, au sens largedu terme, englobant les productions crites. Le corpusfait des nonciations des monologues. En ce sens, ladmarche des linguistes est la mme que celle des philo-logues. D'o l'ide toujours ritre que le corpus, fonde-ment de la linguistique descriptive et fonctionnaliste, mneau descriptivisme abstrait et fait du signe un signal(analyse distributionnelle, tablissement de classes decontextes et de classes d'units fournissant implicitementune norme, mme si la mthode se veut objective et non normative dans la mesure o l'on s'abstient d'vo-quer des rgles caractre prescriptif). Les impratifs pda-gogiques ne sont pas sans influence sur la pratique dulinguiste, dans la mesure o l'on cherche transmettre unobjet-langue aussi homogne que possible.

    Bakhtine met galement en vidence l'inadquation de14

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    INTRODUCTIONtoutes les procdures d'analyse linguistique (phontiques,morphologiques et syntaxiques) pour rendre compte derenonciation complte, que celle-ci soit un mot, une phraseou une suite de phrases. L'nonciation, comprise commeune rplique du dialogue social, est l'unit de hase de lalangue, qu'il s'agisse de discours intrieur (dialogue avecsoi-mme) ou extrieur. Elle est de nature sociale, donc ^idologique. Elle n'existe pas en dehors d'un contexte ^social, puisque chaque locuteur a un horizon social .On a toujours un interlocuteur, au moins potentiel. Lelocuteur pense et s'exprime pour un auditoire social biendfini. La philosophie marxiste du langage doit posercomme base de sa doctrine l'nonciation comme ralit dela langue et comme structure socio-idologique.

    Le signe et la situation sociale sont indissolublementlis. Or, tout signe est idologique. Les systmes smio-tiques servent exprimer l'idologie et sont donc modelspar celle-ci.. Le mot est le signe idologique par excellence,

    ,il enregistre les moindres variations des relations sociales ;mais cela ne vaut pas seulement pour les systmes idolo-giques constitus, puisque V idologie du quotidien ,,qui s'exprime dans la vie courante, est le creuset ou se\forment et se renouvellent les idologies constitues. -

    Si la langue est dtermine par l'idologie, la conscience,donc la pense, V activit mentale , qui sont condition-nes par le langage, sont modeles par l'idologie. Pour-tant, toutes ces relations sont des interrdations rcipro-ques, orientes, il est vrai, mais n'excluant pas une actionen retour. Le psychisme et l'idologie sont en interactiondialectique constante . Ils ont pour terrain commun lesigne idologique : Le signe idologique est vivant dufait de sa ralisation dans le psychisme, et, rciproquement,la ralisation psychique vit de l'apport idologique. Laquestion interdit un traitement schmatique. En ralit,la distinction essentielle que fait Bakhtine est entre acti-vit mentale du moi , non modele idologiquement,proche de la raction physiologique de l'animal, caract-ristique de l'individu peu socialis, et activit mentaledu nous , forme suprieure impliquant la conscience declasse. La pense n'existe pas en dehors de son expres-sion potentielle et par consquent en dehors de l'orienta-tion sociale de cette expression et de la pense elle-mme.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEOn ne peut pas non plus traiter schmatiquement la

    question de la langue comme superstructure. Dans lesannes 20, au moment oit Bakhtine compose son ouvrage,deux tendances s'affrontent en linguistique, le formalismeet le sociologisme dit vulgaire , le marrisme. NicolasMarr pousse l'assimilation de la langue une superstruc-ture jusqu' des consquences extrmes : existence de lan-gues de classe et de grammaires de classe indpendantes etthorie de l'volution par bonds ; cette thorie estdifficile corroborer dans les faits : toute rvolutiondans la base devrait correspondre une volution aussi sou-daine de la langue. Telle est en tout cas l'image, sansdoute partiellement dforme, qu'on peut se faire de lathorie de Marr partir de la controverse de 1930.Bakhtine, lui, insiste sur la notion de processus ininter-rompu. Pour lui, le mot vhicule de faon privilgie l'ido-logie, l'idologie est une superstructure ; les transforma-tions sociales de la base se refltent dans l'idologie etdonc dans la langue qui les vhicule. Le mot sert d' indi-cateur des changements. Bakhtine n'affirme jamais quela langue est une superstructure au sens troit dfini parMarr et qui donnera lieu en 1930 la condamnation sansappel de Staline : en tout tat de cause, la base et lessuperstructures sont en interaction. En revanche, il affirmenettement que la langue n'est pas assimilable un instru-ment de production. Or, c'est prcisment cette assimi-lation que formulera Staline, dans une tentative pourdonner de la langue une image unifiante, homogne, neutre l'gard de la lutte des classes, par o. il rejoint paradoxa-lement l'objectivisme abstrait. On sait sur quelles motiva-tions de politique intrieure (la question des languesnationales en U. R. S. S.) reposait son argumentation.Bakhtine dnonce le danger de toute systmatisation ouformalisation outrancire des thories nouvelles : un sys-tme qui se fige perd sa vitalit, sa dynamique dialectique.Le reproche pourrait s'adresser aussi bien Marr qu'Staline. Bakhtine dfinit la langue comme expression desrelations et luttes sociales, vhiculant et subissant l'effet decette lutte, servant la fois d'instrument et de matriau.Son uvre restant inconnue du public sovitique commedu public occidental, seul l'affrontement de positionsextrmes a retenu l'attention. Tous ceux qui trouvaient16

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    INTRODUCTIONgnant de considrer la langue comme une superstructureont pouss un soupir de soulagement en 130 et se sontempresss d'oublier le rapport de la langue aux structuressociales jusqu' une poque assez rcente, avec l'mergencede la socioiinguistique comme linguistique et non commevariante priphrique, sinon carrment anecdotique \

    Bakhtine donne aux thses dveloppes dans les deuxpremires parties du livre une application pratique dansla troisime qu'il consacre l'tude de la transmission du discours d'autrui . Ce faisant, il s'attache dmontrerla nature sociale et non individuelle des variations stylis-tiques. En effet, la faon d'intgrer le discours d'autrui au contexte narratif reflte les tendances sociales de l'inter-action verbale une poque et dans un groupe socialdonn. Il s'appuie pour tayer sa thse sur des citationstires de Pouchkine, Dostoevski, Zola, Thomas Mann,c'est--dire des uvres d'individus qu'il replace dans lecadre de leur poque et donc de l'orientation sociale quis'y manifeste. Il aborde galement le rle du narra-teur , se substituant l'auteur dans le rcit avec les inter-frences que cela implique. C'est certainement l une deses contributions les plus originales. Il n'y a pas pour luide frontire nette entre grammaire et stylistique. Lediscours indirect constitue un discours embot l'intrieurduquel se manifeste une interaction dynamique. Le passagedu style direct au style indirect ne se fait pas de faonmcanique (cela lui fournit l'occasion de critiquer lesexercices scolaires structuraux , critique qui reste tout fait pertinente aujourd'hui). Ce passage implique analyseet reformulation complte accompagnes d'un dplacementet/ou d'un entrecroisement des accents apprciatifs (modalit) .

    L'analyse stylistique, partie intgrante de la linguistique,apparat comme la proccupation essentielle de Bakhtine.La linguistique comme, semble-t-il, pour Saussure ^

    5. Voir ce sujet, en France, les positions de Cohen, Mounin, Mar-cellesi, Gardin, Dubois, Calvet, Encrev, etc. Je citerai simplementMarcel Cohen : Il reste voir dans quelle mesure le langage, commela science, dbouche dans la superstructure par certains des aspectsde son emploi, en se trouvant li des institutions proprement ditesou des lments idologiques. {Matriaux pour une sociologie dulangage, Maspero, 1956).

    6. Voir L.J. Calvet, Pour et contre Saussure, Payot, 1976.17

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEapparat comme l'outil privilgi et indispensable pourmener bien les travaux d'analyse littraire qui occuperontla plus grande partie de sa vie. Comme Saussure, c'est, parde nombreux cts, un homme du XIX" sicle, un hommede cabinet, la culture encyclopdique , un vritable non-spcialiste . C'est souvent parmi eux qu'on trouveles meilleurs spcialistes d'une discipline.

    Marina Yaguello.

    BibliographieV. V. Ivanov, Bahtine i semiotiki (Bakhtine et la smiotique),

    Rossia, 1, Naples, 1975 ; Znacenije idej Bahtina znake, vyskazy-vanije i dialoge dlja sovreniennoj semiotiki (La signification des idesde Bakhtine sur le signe, renonciation et le dialogue pour la smiotiquemoderne), Trudy po znakovym sistemam, 1, Universit de Tartu, 1973.Voir galement Ocerki po istorii semiotiki v SSSR (Esquisse d'unehistoire de la smiotique en U. R. S. S.), Moscou, 1976.

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    avant-propos

    Dans le domaine de la philosophie du langage, il n'existepas l'heure actuelle une seule analyse marxiste. Qui plusest, dans les travaux marxistes consacrs d'autres ques-tions, proches de celles du langage, on ne trouve sur celui-ciaucune formulation un tant soit peu prcise ou dveloppe.Il va donc de soi que la problmatique de notre travail,qui dfriche en quelque sorte un terrain vierge, ne peut sesituer qu' un niveau trs modeste. Il ne saurait trequestion d'une analyse marxiste systmatique et dfinitivedes problmes de base de la philosophie du langage. Unetelle analyse ne pourrait rsulter que d'un travail collectifde longue haleine. Pour notre part, nous avons d nouslimiter la simple tche qui consiste esquisser les orien-tations de base que devrait prendre une rflexion appro-fondie sur le langage et les procdures mthodologiques partir desquelles cette rflexion doit s'tablir pour abor-der les problmes concrets de la linguistique.

    Notre problme a t rendu particulirement complexepar le fait qu'il n'existe pas ce jour, dans la littraturemarxiste, de description dfinitive et universellement recon-nue de la ralit spcifique des problmes idologiques.Dans la plupart des cas, ceux-ci sont perus comme desmanifestations de la conscience, c'est--dire comme desphnomnes de nature psychologique. Une telle concep-tion a constitu un obstacle majeur l'tude correcte desaspects spcifiques des phnomnes idologiques, lesquelsne peuvent nullement tre ramens aux particularits dela conscience et du psychisme. C'est pourquoi le rle de lalangue, comme ralit matrielle spcifique de la crationidologique, n'a pu tre apprci sa juste valeur.

    Il faut ajouter cela que, dans tous les domaines aux-quels les pres fondateurs, Marx et Engels, ont peu tou-ch, ou pas du tout, se sont solidement implantes des

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEcatgories de type mcaniste. Ces domaines se trouventdonc, pour l'essentiel, au stade du matrialisme mcanistepr-dialectique. Tous les domaines de la science des idolo-gies se trouvent encore domins de nos jours par lacatgorie de la causalit mcaniste. Par ailleurs, la concep-tion positiviste de l'empirisme n'a pas encore disparu, quis'incline devant le fait , compris non dialectiquementmais comme quelque chose d'intangible et d'immuable.L'esprit philosophique du marxisme n'a encore pratique-ment pas pntr dans ces domaines.Pour ces raisons, nous nous sommes trouvs dans l'im-possibilit presque totale de nous appuyer sur des rsul-tats prcis et positifs qui auraient t acquis dans lesautres sciences ayant trait l'idologie. Mme la critiquelittraire, qui est pourtant, grce Plekhanov, la plusdveloppe de ces sciences, n'a rien pu fournir d'utile notre sujet d'tude.

    Ce livre se prsente essentiellement comme un travailde recherche, mais nous avons essay de lui donner uneforme accessible au grand public. Dans la premire partiede notre travail, nous nous efforons de montrer l'impor-tance des problmes de la philosophie du langage pour lemarxisme dans son ensemble. Cette importance, nousl'avons dit, est encore loin d'tre suffisamment apprcie.Et pourtant, les problmes de la philosophie du langagese trouvent au point de convergence d'une srie de domai-nes essentiels pour la conception marxiste du monde,domaines dont certains jouissent, l'heure actuelle,d'un grand intrt de la part de notre opinion publique.

    Il convient d'ajouter que, ces dernires annes, les pro-blmes fondamentaux de la philosophie du langage ontacquis une acuit et une importance exceptionnelles. Onpeut dire que la philosophie bourgeoise contemporaine esten train de se dvelopper sous le signe du mot. Encorecette nouvelle orientation de la pense philosophique del'Occident n'en est-elle qu' ses dbuts. La lutte acharnedont le mot et sa situation dans le systme sont l'enjeune peut se comparer qu' celle qui a oppos au MoyenAge ralistes, nominalistes et conceptualistes. De fait,nous assistons une renaissance, dans une certaine mesure,de la tradition des coles philosophiques du Moyen Age20

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    AVANT-PROPOSdans le ralisme des phnomnologues et le conceptualismedes no-kantiens.En linguistique proprement dite, aprs l're positiviste,marque par le refus de toute thorisation des problmesscientifiques, quoi s'ajoute, chez les positivistes tardifs,une hostilit l'gard des problmes de vision du monde,on assiste une nette prise de conscience des fondementsphilosophiques de cette science et de ses rapports avec lesautres domaines de la connaissance. Cela a servi de rv-lateur la crise que traverse la linguistique, dans son inca-pacit rsoudre ces problmes de faon satisfaisante.Montrer la place des problmes de la philosophie du lan-gage dans l'ensemble de la vision du monde marxiste, telest l'objectif de notre premire partie. C'est pourquoi ellene contient pas de dmonstrations et ne propose pas deconclusions dfinitives. L'intrt se porte plus sur le lienentre les problmes que sur le lien entre les faits tudis.La seconde partie s'efforce de rsoudre le problmefondamental de la philosophie du langage, savoir leproblme de la nature relle des phnomnes linguistiques.Ce problme constitue l'axe autour duquel tournent toutesles questions essentielles de la pense philosophico-lin-guistique de notre temps. Des problmes aussi fondamen-taux que celui de Vvolution de la langue, de Vinteractionverbale, de la comprhension, le problme de la significa-tion et bien d'autres encore se ramnent ce problmecentral. Bien entendu, nous n'avons fait qu'esquisser lesprincipales voies qui mnent sa rsolution. Toute unesrie de questions restent en suspens. Toute une srie dedirections de recherche, indiques au dbut, restent inex-plores. Mais il ne pouvait en tre autrement dans un petitlivre qui s'efforce, pratiquement pour la premire fois,d'aborder ces problmes d'un point de vue marxiste.

    Dans la dernire partie de notre travail, on trouveraune tude concrte d'une question de syntaxe. L'idedirectrice de toute notre recherche, le rle productif et lanature sociale de renonciation, demande tre taye pardes exemples concrets : il est indispensable de montrerson importance, non seulement sur le plan gnral de lavision du monde et pour les questions de base de laphilosophie du langage, mais aussi pour toutes les ques-tions, aussi particulires soient-elles, de la linguistique.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGESi cette ide est juste et fconde, elle doit tre en effetapplicable tous les niveaux. Mais le thme de la troisimepartie, le problme de Vnonciation rapporte, a lui-mmeune signification profonde qui dpasse de loin le cadrede la syntaxe. Toute une srie d'aspects essentiels de lacration littraire, le discours du hros (la structurationdu hros d'une faon gnrale), le rcit potique, la styli-sation, la parodie ne constituent que des rfractions diver-ses du discours d'autrui . Il est donc indispensable decomprendre ce mode de discours et les rgles sociologiquesqui le rgissent pour analyser de faon fconde les aspectsde la cration littraire que nous avons cits.La question qui est traite dans la troisime partie n'afait l'objet d'aucune tude dans la littrature linguistique.Ainsi, le discours indirect libre que Pouchkine uti-lisait dj n'a t mentionn ni dcrit par personne.De mme que n'ont jamais t tudies les variantes trsdiverses du discours direct et du discours indirect.

    L'orientation de notre travail va de la sorte du gnralau particulier, de l'abstrait au concret : des questions dephilosophie gnrale aux questions de linguistique gn-rale ; partir de l, nous abordons enfin une questionspcifique qui se trouve cheval sur la grammaire (lasyntaxe) et la stylistique.

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    premire partiela philosophie du langage et sonimportance pour le marxisme

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    chapitre 1tude des idologieset philosophie du langage

    Les problmes de la philosophie du langage ont depuispeu acquis une actualit et une importance exceptionnellespour le marxisme. Dans la plupart des secteurs les plusimportants de son dveloppement scientifique, la mthodemarxiste se heurte directement ces problmes et ne peutpoursuivre son avance de faon efficace sans les soumettre un examen spcifique et leur trouver une solution.Pour commencer, les bases d'une thorie marxiste dela cration idologique celles des tudes sur la connais-sance scientifique, la littrature, la religion, la morale,etc. sont troitement lies aux problmes de philoso-phie du langage. Un produit idologique appartient uneraht (naturelle ou sociale), comme n'importe quel corpsphysique, instrument de production ou produit de consom-mation, mais de surcrot, et contrairement eux, il reflteet rfracte une autre ralit qui lui est extrieure. Toutce qui est idologique possde un rfrent et renvoie quelque chose qui se situe hors de lui. En d'autres termes,tout ce qui est idologique est un signe. Sans signes, pointd'idologie. Un corps physique ne vaut qu'en tant quelui-mme, il ne signifie rien mais concide entirement avecsa nature propre. Il n'est pas, dans ce cas, question d'ido-logie.

    Cependant, tout corps physique peut tre peru commeun symbole : il en est ainsi de la symbolisation par unobjet unique donn du principe d'inertie et de ncessitdans la nature (dterminisme). Et toute image artistico-symbolique laquelle un objet physique particulier donne

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEnaissance est dj un produit idologique. L'objet physiqueest alors converti en signe et, sans cesser pour autantd'tre une partie de la ralit matrielle, il reflte etrfracte dans une certaine mesure une autre ralit.

    Il en va de mme d'un instrument de production. Unoutil, en lui-mme, n'a pas de sens prcis, il n'a qu'unefonction : jouer tel ou tel rle dans la production. L'outiljoue ce rle comme la chose particulire qu'il est, sansreflter ou reprsenter autre chose. Un outil peut cepen-dant tre galement converti en signe idologique : c'est,par exemple, le cas de la faucille et du marteau, emblmede l'Union sovitique. Ici, la faucille et le marteau poss-dent un sens purement idologique. Tout instrument deproduction peut de mme se parer d'un sens idologique :les outils qu'utilisait l'homme prhistorique taient cou-verts de reprsentations symboliques et d'ornements,c'est--dire de signes. Mais, ainsi trait, l'outil ne devientpas pour autant un signe lui-mme.D'un autre ct, il est possible de donner l'outil uneforme artistique, en assurant une adquation harmonieuse

    de la forme la fonction dans la production. Dans ce cas,il se produit quelque chose comme un rapprochementmaximum, presque une fusion, entre le signe et l'outil.Mais nous discernons encore ici une ligne de partageconceptuelle distincte : l'outil, en tant que tel, ne devientpas signe et le signe, en tant que tel, ne devient pasinstrument de production.

    N'importe quel produit de consommation peut de lamme faon tre transform en signe idologique. Le painet le vin, par exemple, deviennent des symboles religieuxdans le sacrement chrtien de la communion. Mais le pro-duit de consommation en tant que tel n'est pas du tout unsigne. Les produits de consommation, comme les outils,peuvent tre associs des signes idologiques, mais laligne de dmarcation conceptuelle entre eux n'est pasefface par cette association. Le pain a une forme parti-culire, et cette forme n'est pas seulement justifie par lafonction de produit de consommation qu'il remplit : ellea aussi, pour primitive qu'elle soit, une valeur de signeidologique (par exemple : le pain ayant la forme duchiffre huit ou d'une rosette).

    Ainsi, ct des phnomnes naturels, du matriel tech-26

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    ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGEnologique et des produits de consommation, il existe ununivers particulier, Vunivers des signes.

    Les signes aussi sont des objets matriels, spcifiques,et, nous l'avons vu, tout produit naturel, technologique oude consommation peut devenir signe, acqurant ainsi unsens qui dpasse ses particularits propres. Un signen'existe pas seulement comme partie de la ralit, il enreflte et rfracte une autre. Il peut distordre cette ralit,lui tre fidle, ou encore la percevoir d'un point de vuespcial, etc. Tout signe est soumis aux critres de l'valua-tion idologique (c'est--dire : est-il vrai, faux, correct,justifi, bon ? etc.). Le domaine de l'idologie concideavec celui des signes : ils se correspondent mutuellement.L o l'on trouve le signe, on trouve aussi l'idologie.Tout ce qui est idologique possde une valeur smiotique.Dans le domaine des signes, c'est--dire dans la sphreidologique, rgnent de profondes diffrences, puisque cedomaine est la fois celui de la reprsentation, du symbolereligieux, de la formule scientifique et de la forme juri-dique, etc. Chaque champ de crativit idologique a sonpropre mode d'orientation vers la ralit, chacun rfractesa ralit sa manire propre. Chaque champ dispose desa propre fonction dans l'ensemble de la vie sociale. C'estleur caractre smiotique qui place tous les phnomnesidologiques sous la mme dfinition gnrale.

    Chaque signe idologique est non seulem.ent un reflet,une ombre de la ralit, mais aussi un fragment matrielde cette ralit. Chaque phnomne fonctionnant commesigne idologique a une incarnation matrielle, qu'il s'agissede son, de masse physique, de couleur, de mouvement ducorps ou de toute autre chose. En ce sens, la ralit dusigne est entirement objective et se prte donc unemthode d'tude unitaire et objective. Un signe est unphnomne du monde extrieur. Le signe lui-mme et tousles effets qu'il produit (toutes ces actions, ractions etnouveaux signes qu'il fait natre dans le milieu social envi-ronnant) apparaissent dans l'exprience extrieure. C'estl un point trs important. Cependant, aussi lmentaireet vident que cela puisse paratre, l'tude des idologiesn'a pas encore tir jusqu' prsent toutes les conclusionsqui en dcoulent.La philosophie idaliste et la vision psychologiste de

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEla civilisation situent l'idologie dans la conscience \L'idologie, affirment-elles, est un fait de conscience, l'as-pect extrieur du signe est simplement un revtement, unmoyen technique de ralisation de l'effet intrieur, c'est--dire de la comprhension. L'idalisme et le psychologismeoublient que la comprhension elle-mme ne peut se mani-fester que par l'intermdiaire d'un matriau smiotique(par exemple, le discours intrieur), que le signe s'opposeau signe, que la conscience elle-mme ne peut surgir ets'affirmer comme ralit que par l'incarnation matrielledans des signes. La comprhension d'un signe consiste,aprs tout, dans le rapprochement entre le signe appr-hend et d'autres signes dj connus ; en d'autres termes,la comprhension est une rponse un signe l'aide designes. Et cette chane de crativit et de comprhensionidologiques, se dplaant de signe en signe vers un nou-veau signe, est unique et continue : d'un maillon denature smiotique (et donc galement de nature matrielle),nous passons sans interruption un autre maillon stricte-ment de mme nature. Nulle part la chane ne se brise,nulle part elle ne s'enfonce dans l'existence intrieure, denature non matrielle et non incarne dans des signes.

    Cette chane idologique s'tend de conscience indivi-duelle en conscience individuelle, les rattachant les unesaux autres. Les signes n'mergent en dfinitive que du pro-cessus d'interaction entre une conscience individuelle etune autre. Et la conscience individuelle elle-mme estpleine de signes. La conscience ne devient consciencequ'une fois emplie de contenu idologique (smiotique)et, par consquent, seulement dans le processus d'inter-action sociale.

    Malgr leurs diffrences mthodologiques profondes, la1. Notons que l'on peut dtecter un changement de perspective surce point dans le no-kantisme moderne. Je pense au rcent livre

    d'Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, vol. I, 1923(traduction franaise, La philosophie des formes symboliques, I, Lelangage, Ed. de Minuit, 1972). Quoique continuant se situer sur leterrain de la conscience, Cassirer considre que son trait dominant estla reprsentation. Chaque lment de conscience reprsente quelquechose, est le support d'une fonction symbolique. Le tout existe dansses parties, mais une partie n'est comprhensible que dans le tout.Selon Cassirer, l'ide est aussi sensorielle que la matire ; pourtant,l'aspect sensoriel introduit ici, est celui du signe symbolique, c'estune sensorialit reprsentative.28

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    ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGEphilosophie idahste et le psychologisme en matire decivilisation commettent tous deux la mme erreur fonda-mentale. En situant l'idologie dans la conscience, ellestransforment l'tude des idologies en tude de la cons-cience et de ses lois : peu importe que cela soit fait entermes transcendentaux ou en termes empirico-psycholo-giques. Cette erreur est non seulement responsable d'uneconfusion mthodologique concernant l'interrelation entredes domaines diffrents de la connaissance, mais aussid'une distorsion radicale de la ralit tudie. La crationidologique, fait matriel et social, est introduite de forcedans le cadre de la conscience individuelle qui, pour sapart, est prive de tout support dans la ralit. Elle devienttout ou rien.Pour l'idalisme, elle est devenue tout : situe quelquepart au-dessus de l'tre et le dterminant. En fait, cettesouveraine de l'existence n'est jamais, dans la thorie ida-liste, que l'hypostase d'un lien abstrait entre les formes etles catgories les plus gnrales de la cration idologique.Pour le positivisme psychologiste, au contraire, la cons-cience se ramne rien : simple conglomrat de ractionspsychophysiologiques fortuites qui, par miracle, aboutit une cration idologique signifiante et unifie. La rgu-larit sociale objective de la cration idologique, ds lorsqu'on l'a interprte tort comme tant en conformitavec les lois de la conscience individuelle, doit ncessaire-ment tre exclue de sa place relle et transporte, soitvers l'empyre superexistentiel du transcendantalisme, soitdans les replis prsociaux de l'organisme psychophysiolo-gique, biologique.

    L'idologique en tant que tel ne saurait tre expliquen termes de racines supra- ou infra-humaines. Sa placerelle est dans ce matriau social particulier de signescrs par l'homme. Sa spcificit est prcisment dans cefait qu'elle se situe entre des individus organiss, qu'elleest le moyen de leur communication.

    Les signes ne peuvent apparatre que sur un terraininterindividuel. Du reste, c'est un terrain qui ne peut pastre baptis naturel au sens courant du mot ^ : il ne

    2. La socit est bien entendu galement une partie de la nature,mais une partie qui en est qualitativement spare et distincte et quipossde ses propres systmes de lois spcifiques.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEsuffit pas de mettre en prsence deux homo sapiens pourque naissent des signes. Il est essentiel que ces deux indi-vidus soient socialement organiss, qu'ils forment ungroupe (une unit sociale) : c'est uniquement cette condi-tion que peut se constituer un systme de signes. Nonseulement la conscience individuelle ne peut rien expli-quer, mais au contraire elle doit tre explique elle-mme partir du milieu idologique et social.La conscience individuelle est un fait socio-idologique.Tant que ce fait et toutes les consquences qui en dcou-lent n'auront pas t reconnus, il ne sera pas possible deconstruire une psychologie objective ou une tude objec-tive des idologies.

    C'est prcisment le problme de la conscience qui acr les plus grandes difficults et engendr la formidableconfusion que l'on rencontre dans toutes les discussionsconcernant tant la psychologie que l'tude des idologies.Dans l'ensemble, la conscience est devenue Vasylum igno-rantiae de tout difice philosophique. Elle a t trans-forme en dpotoir pour tous les problmes non rsolus,tous les rsidus objectivement irrductibles. Au lieud'essayer de trouver une dfinition objective de la cons-cience, on s'en est servi pour rendre subjectives et fluidesdes notions jusque-l solides et objectives.La seule dfinition objective possible de la conscienceest d'ordre sociologique. La conscience ne peut pas driverdirectement de la nature comme a tent et tente encorede le montrer le matrialisme mcaniste naf et la psycho-logie contemporaine (sous ses diffrentes formes : biolo-gique, behavioriste, etc.). L'idologie ne peut pas driverde la conscience, comme prtendent le faire croire l'ida-lisme et le positivisme psychologiste. JLa conscience prendforme et existence dans les signes crs par un groupeorganis au cours de ses relations sociales. La conscienceindividuelle se nourrit de signes, elle y trouve la matirede son dveloppement, elle reflte leur logique et leurslois. La logique de la conscience est la logique de lacommunication idologique, de l'interaction smiotiqued'un groupe social. Si nous privons la conscience de soncontenu smiotique et idologique, il n'en reste rien. Ellene peut trouver asile que dans l'image, le mot, le gestesignifiant, etc. En dehors de ces matriaux, il n'y a que30

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    ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGEl'acte physiologique nu, non clair par la conscience,dnu du sens que lui donnent les signes.Ce que nous venons de dire nous amne au principemthodologique suivant : l'tude des idologies ne dpenden rien de la psychologie et n'a nullement besoin d'elle.Comme nous verrons, c'est plutt le contraire qui estvrai : la psychologie objective doit s'appuyer sur l'tudedes idologies. La ralit des phnomnes idologiques estla ralit objective des signes sociaux. Les lois de cetteralit sont les lois de la communication smiotique etsont directement dtermines par l'ensemble des lois socia-les et conomiques. La ralit idologique est une super-structure situe directement au-dessus de la base cono-mique. La conscience individuelle n'est pas l'architecte decette superstructure idologique, mais seulement un loca-taire habitant l'difice social des signes idologiques.En pralable donc, sparant les phnomnes idolo-giques de la conscience individuelle, nous les en rattachonsd'autant plus fermement aux conditions et aux formes dela communication sociale. L'existence du signe n'est jamaisque la matrialisation de cette communication. C'est lque rside la nature de tous les signes idologiques.Mais cet aspect smiotique et ce rle continu de lacommunication sociale comme facteur conditionnantn'apparat nulle part plus clairement et plus compltementque dans le langage. Le mot est le phnomne idologiquepar excellence. L'entire ralit du mot est absorbe parsa fonction de signe. Le mot ne comporte rien qui nesoit li cette fonction, rien qui n'ait t engendr par lelle. C'est le mode de relation sociale le plus pur et le ^plus sensible.La valeur exemplaire, la reprsentativit du mot commephnomne idologique et l'exceptionnelle nettet de sastructure smiotique devraient dj nous donner suffisam-ment de raisons pour mettre le mot au premier plan dansl'tude des idologies. C'est prcisment dans le mot quese rvlent le mieux les formes de base, les formes idolo-giques gnrales de la communication smiotique.Mais le mot n'est pas seulement le signe le plus pur,le plus dmonstratif, c'est en outre un signe neutre. Tousles autres systmes de signes sont spcifiques de telle outelle sphre de la cration idologique. Chaque domaine

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEpossde son propre matriel idologique et formule dessignes et des symboles qui lui sont spcifiques et nesont pas applicables d'autres domaines. Le signe estalors cr par une fonction idologique spcifique etdemeure insparable d'elle. Le mot, au contraire, estneutre face toute fonction idologique spcifique. Ilpeut remplir des fonctions idologiques de toutes sortes :esthtique, scientifique, morale, religieuse.

    Il existe en outre une part trs importante de la commu-nication idologique qui ne peut pas tre rattache unesphre idologique particulire : il s'agit de la commu-nication dans le cadre de la vie courante. Ce type decommunication est extraordinairement riche et important.D'une part, il est reli directement aux processus de pro-duction et, d'autre part, il touche aux sphres des diver-ses idologies spcialises et formalises. Nous revien-drons dans le chapitre suivant sur ce domaine spcial queconstitue l'idologie du quotidien. Contentons-nous pourl'instant de noter que le matriau privilgi de la commu-nication dans la vie courante, quotidienne, est le mot.C'est prcisment dans ce domaine que se situent laconversation et ses formes comme mode de discours.

    Il est une autre proprit du mot, de la plus hauteimportance et qui fait de lui le premier moyen de laconscience individuelle. Bien que la ralit du mot, commecelle de n'importe quel signe, rsulte du consensus entreles individus, un mot est en mme temps produit parles moyens propres l'organisme individuel, sans aucunrecours un quelconque appareillage ou toute autresorte de matriel extra-corporel. Cela a dtermin le rledu mot comme matriau smiotique de la vie intrieure,de la conscience (discours intrieur). En fait, la consciencene pouvait se dvelopper qu'en ayant sa disposition unmatriau flexible, vhicul par le corps. Et le mot taitexactement ce type de matriau. Le mot est, pour ainsidire, utilisable comme signe intrieur ; il peut fonction-ner comme signe sans expression externe. C'est pourquoile problme de la conscience individuelle comme du motintrieur (comme signe intrieur en gnral) constitue l'undes problmes fondamentaux de la philosophie du langage.

    Il est clair d'emble que ce problme ne peut pas trecorrectement abord si l'on recourt aux concepts usuels32

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    TUDE DES IDOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGEde mot et de langue tels qu'ils ont t dfinis par lalinguistique non sociologique et par la philosophie dulangage. Il faut, pour comprendre son fonctionnementcomme outil de la conscience, faire une analyse profondeet aigu du mot comme signe social. C'est grce ce rleexceptionnel d'outil de la conscience que le mot fonctionnecomme lment essentiel accompagnant toute crationidologique, quelle qu'elle soit. Le mot accompagne etcommente tout acte idologique. J,S.__processus decomprhension de tous les phnomnes idologiques Tuntabu,"unlnorcne'm^lque;nirnttement humain) ne peuvent oprer sans la participationdu_ discours intrieur. Toutes Tes manifestations de lacration idologique, lous les signes non verbaux, baignentdans le discours et ne peuvent en tre ni entirement iso-les ni entirement spares.

    Cela ne signifie pas, bien entendu, que le mot puissesupplanter n'importe quel autre signe idologique. Aucundes signes idologiques spcifiques, fondamentaux, n'estentirement remplaable par des mots. Il est en dernireanalyse impossible de rendre de faon adquate une compo-sition musicale ou une reprsentation picturale l'aide demots. Les mots ne peuvent pas se substituer entirement un rituel religieux. Il n'y a mme pas de substitut ver-bal rellement adquat pour le geste humain le plus sim-ple. Nier cela mnerait au rationalisme et au simplismele plus vulgaire. Nanmoins, chacun de ces signes idolo-giques, et bien qu'ils ne soient pas remplaables par desmots, s'appuie en mme temps sur les mots et est accom-pagn par eux, de la mme faon que le chant est accom-pagn par la musique.Aucun signe manant d'une culture, une fois compriset dot d'un sens, ne demeure isol : il devient partie deVunit de la conscience verbalement constitue. La cons-cience a le pouvoir de l'aborder sous une forme verbale.Ainsi, des ondes croissantes d'chos et de rsonances ver-bales, comme les rides concentriques la surface de l'eau,faonnent pour ainsi dire chacun des signes idologiques.Toute rfraction idologique de l'tre en cours de forma-tion, quelle que soit la nature de son matriau signifiant,s'accompagne d'une rfraction idologique verbale, ph-nomne obligatoirement concomitant. Le mot est prsent

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEdans tous les actes de comprhension et dans tous lesactes d'interprtation.

    Toutes les proprits du mot que nous venons d'exami-ner sa puret smiotique, sa neutralit idologique, sonimplication dans la communication humaine courante, sapossibilit d'intriorisation et, finalement, sa prsence obli-gatoire, comme phnomne accompagnateur, dans tout acteconscient , font de lui l'objet fondamental de l'tude desidologies. Les lois de la rfraction idologique de l'tredans la loi et la conscience, ses formes et ses mcanismes,doivent tre tudis avant tout partir du matriau queconstitue le mot. La seule faon d'amener la mthodesociologique marxiste rendre compte de toutes les pro-fondeurs et de toutes les subtilits des structures idolo-giques immanentes est de partir de la philosophie dulangage conue comme philosophie du signe idologique.Et cette base de dpart doit tre trace et labore parle marxisme lui-mme.

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    chapitre 2du rapport entre Tinfrastructureet les superstructures

    . L'un des problmes fondamentaux du marxisme, celuiI des rapports entre l'infrastructure et les superstructures,se trouve troitement li, dans toute une srie de sesaspects essentiels, aux problmes de la philosophie dulangage. Le marxisme a donc tout gagner la rsolutionou tout au moins au traitement un tant soit peu appro-fondi de ces questions. Chaque fois que se pose la ques-tion de savoir comment l'infrastructure dtermine l'ido-logie, on retrouve cette rponse juste mais par tropgnrale et, partant, ambigu : la causalit . S'il fautentendre par l la causalit mcaniste, comme cela a tle cas jusqu' prsent dans le courant positiviste de l'colenaturaliste, alors une telle rponse se rvle radicalementmensongre et en contradiction avec les fondementsmmes du matrialisme dialectique.La sphre d'application de la catgorie de la causalitmcaniste est extrmement limite ; dans les sciencesnaturelles elles-mmes, elle se rduit de plus en plus mesure que le matrialisme dialectique largit son champd'application et approfondit ses thses. Il est hors dequestion, a fortiori, d'appliquer cette catgorie inerte auxproblmes fondamentaux du matrialisme historique et toute la science des idologies.La mise en vidence d'un rapport entre l'infrastructureet quelque phnomne isol, dtach de son contexteidologique complet et unique, ne prsente aucune valeur

    i cognitive. Avant tout, il est indispensable d'tablir le\ sens d'une transformation idologique donne dans le\ contexte de l'idologie correspondante, considrant que

    toute sphre idologique se prsente comme un ensembleunique et indivisible dont tous les lments ragissent 35

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEune transformation de l'infrastructure. C'est pourquoitoute explication doit tenir compte de la diffrence quan-titative entre les sphres d'influence rciproque et suivrepas pas toutes les tapes de la transformation. C'estseulement cette condition que l'analyse dbouchera, nonsur la convergence superficielle de deux phnomnesfortuits et situs sur des plans diflrents, mais sur unprocessus d'volution sociale rellement dialectique, pro-cdant de l'infrastructure et prenant forme dans les super-structures.

    Ignorer la spcificit du matriau smiotique idologi-que, c'est rduire le phnomne idologique, c'est, soit neprendre en considration et n'expliquer que sa valeur dno-tative rationnelle (par exemple, le sens directement repr-sentatif d'une uvre littraire quelconque : Roudine = l'homme de trop * ) cette composante tant alors miseen relation avec l'infrastructure (ici, l'appauvrissementde la noblesse, d'o le thme de l'homme de trop dans la littrature), soit, au contraire, n'isoler que lacomposante superficielle, technique , du phnomneidologique (exemple : la technique architecturale, ouencore la technique des colorants chimiques) et, dans cecas, cette composante se dduit directement du niveautechnique de la production.

    L'une et l'autre mthode de dduction de l'idologie partir de l'infrastructure passent ct de la substancedu phnomne idologique. Mme si la correspondancetablie est juste, mme si l'homme de trop est eflec-tivement apparu dans la littrature en liaison avec la dca-dence conomique de la noblesse, premirement, il n'endcoule nullement que les secousses conomiques corres-pondantes engendrent par un phnomne de causalitmcaniste des hommes de trop dans les pages desromans (l'inanit d'une telle supposition est absolumentvidente) et, deuximement, cette correspondance elle-

    * Titre d'un clbre roman de Tourgueniev, qui constitue la confes-sion de toute une gnration, celle des annes 1830, connue dansl'histoire russe sous le nom de gnration idaliste et marque parson incapacit agir. On peut en rapprocher les personnages d' Oblo-mov dans Oblomov de LA. Gontcharov, Deltov dans A quila faute ? de A. I. Herzen, Bazarov dans Pres et fils de Tour-gueniev (N.d.T.).

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    DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURESmme n'a aucune valeur cognitive tant qu'on n'a explicitni le rle spcifique de l'homme de trop dans lastructure de l'uvre romanesque, ni le rle spcifique duroman dans l'ensemble de la vie sociale.

    N'est-il pas vident qu'entre la transformation de lastructure de l'conomie et l'apparition de l'homme detrop dans le roman il y a un long cheminement qui passepar une srie de sphres qualitativement diffrencies,chacune tant dote d'une srie de rgles spcifiques etd'un caractre propre ? N'est-il pas vident que l'hommede trop n'est pas apparu dans le roman de faon ind-pendante et sans aucun lien avec les autres lments cons-titutifs du roman ? Bien au contraire, le roman dans sonensemble s'est restructur comme un tout unique, orga-nique, soumis ses propres lois spcifiques. Tous lesautres lments du roman, sa composition, son style, sesont reconstruits en consquence. Mais cette restructura-tion du roman s'est accomplie, en outre, en liaison troiteavec les autres transformations dans l'ensemble de lalittrature.Le problme de la relation rciproque entre l'infra-structure et les superstructures, problme des plus com-plexes et qui exige, pour sa rsolution fconde, une massenorme de matriaux prliminaires, peut justement treclairci, dans une large mesure, par l'tude du matriauverbal.De fait, l'essence de ce problme, sur le plan qui nousintresse, se ramne la question de savoir comment laralit (l'infrastructure) dtermine le signe, comment lesigne reflte et rfracte la ralit en devenir.

    Les caractristiques du mot en tant que signe idolo-gique, telles que nous les avons mises en vidence dans lechapitre premier, en font un matriau des plus adquatspour orienter le problme sur le plan des principes. Cen'est pas tant la puret smiotique du mot qui nousimporte dans la relation en question que son omniprsencesociale. Tant il est vrai que le mot se glisse littralementdans toutes les relations entre individus, dans les rapportsde collaboration, dans les relations base idologique,dans les rencontres fortuites de la vie quotidienne, dansles relations caractre politique, etc. Les mots sont tisssd'une multitude de fils idologiques et servent de trame

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE toutes les relations sociales dans tous les domaines. Ilest donc clair que le mot sera toujours l'indicateur leplus sensible de toutes les transformations sociales, mmel o elles ne font encore que poindre, o elles n'ont pasencore pris forme, l o elles n'ont pas encore ouvert lavoie des systmes idologiques structurs et bien forms.Le mot constitue le milieu dans lequel se produisent delentes accumulations quantitatives de changements quin'ont pas encore eu le temps d'acqurir une nouvelle qua-lit idologique, qui n'ont pas encore eu le temps d'engen-drer une forme idologique nouvelle et acheve. Le motest capable d'enregistrer les phases transitoires les plusinfimes, les plus phmres, des changements sociaux.Ce qu'on appelle la psychologie du corps social et quiconstitue, selon la thorie de Plekhanov et de la majoritdes marxistes, une sorte de maillon intermdiaire entrela structure socio-politique et l'idologie au sens troit duterme (la science, l'art, etc.) se ralise, se matrialise, sousforme d'interaction verbale. Si on la considre en dehorsde ce processus rel de communication et d'interactionverbale (ou, plus gnralement, smiotique), la psychologiedu corps social se transforme en un concept mtaphysiqueou mythique ( l'me collective , l'inconscient collec-tif , l'esprit du peuple , etc.).La psychologie du corps social ne se situe pas quelquepart l'intrieur (dans les mes des individus ensituation de communication), elle est au contraire entire-ment extriorise : dans le mot, dans le geste, dans l'acte.Il n'y a rien en elle d'inexprim, d'intrioris ; tout est ensurface, tout est dans l'change, tout est dans le matriau,et principalement dans le matriau verbal.

    Les rapports de production et la structure socio-poli-tique qu'ils conditiorment directement dterminent tousles contacts verbaux possibles entre individus, toutes lesformes et les moyens de la communication verbale : autravail, dans la vie politique, dans la cration idologique.De leur ct, tant les formes que les thmes des actes deparole se rvlent tre les conditions, les formes et lestypes de la communication verbale.

    La psychologie du corps social, c'est justement d'abordle milieu ambiant des actes de parole de toutes sortes, etc'est dans ce milieu que baignent toutes les formes et38

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    DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURESaspects de la cration idologique ininterrompue : lesconversations de couloirs, les changes d'opinions authtre ou au concert, dans les diffrents rassemblementssociaux, les changes purement fortuits, le mode de rac-tion verbale face aux ralits ^e la vie et aux vnementsdu quotidien, le discours intrieur et la conscience desoi, le statut social, etc. La psychologie du corps socialse manifeste essentiellement dans les aspects les plus diversde nonciation sous la forme de diffrents modesde discours, qu'ils soient intrieurs ou extrieurs. Cedomaine n'a t l'objet d'aucune tude jusqu' prsent.Toutes ces manifestations verbales sont, bien entendu,lies aux autres types de manifestations et interactions denature smiotique, au mime, au langage gestuel, auxgestes conditionns, etc.

    Ces formes d'interaction verbale sont trs troitementlies aux conditions d'une situation sociale donne etragissent de faon trs sensible toutes les fluctuations del'atmosphre sociale. C'est ainsi qu'au sein de cettepsychologie du corps social matrialise dans le mot s'accu-mulent des changements et des glissements peine sensi-bles, qui, plus tard, trouvent leur expression dans lesproductions idologiques acheves.De ce qui vient d'tre dit on peut dduire les faits sui-vants. La psychologie du corps social doit tre tudiede deux points de vue : premirement, du point de vue deson contenu, c'est--dire de ceux de ses thmes qui y sontactualiss tel ou tel moment ; et, deuximement, dupoint de vue des types et formes de discours traverslesquels ces thmes prennent forme sont comments,se ralisent, sont ressentis, sont penss.

    Jusqu' prsent, l'tude de la psychologie du corpssocial tait Hmite au premier point de vue, c'est--dire la mise en vidence de la seule thmatique qui y estcontenue. Qui plus est, la question mme de savoir oiichercher des documents objectifs, c'est--dire l'expressionmatrialise de la psychologie du corps social, ne se posaitmme pas dans toute sa clart. Et, l, les concepts de conscience , psychisme et monde intrieur ontjou un rle dplorable, en supprimant la ncessit derechercher les formes matrielles prcises de l'expressionde la psychologie du corps social.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEPourtant, cette question des formes concrtes a une

    signification immdiate. Il n'est question, bien entendu, nides sources de notre connaissance de la psychologie ducorps social telle ou telle poque (par exemple : Mmoi-res, lettres, uvres littraires), ni des sources de notrecomprhension de l'esprit de l'poque , Il est questiontrs prcisment des formes mmes de la concrtisationde cet esprit, c'est--dire des formes de la communicationdans le cadre de la vie et au moyen de signes. La typo-logie de ces formes est l'un des problmes les plus vitauxpour le marxisme.Dans ce qui suit, en liaison avec le problme de renon-ciation et du discours, nous toucherons galement au pro-blme des registres linguistiques. A ce propos, nous feronssimplement la remarque suivante. Chaque poque etchaque groupe social a son rpertoire de formes de dis-cours dans la communication socio-idologique. A chaquegroupe de formes appartenant au mme registre, c'est--dire chaque forme de discours social, correspond ungroupe de thmes. Entre la forme de communication (parexemple, relations entre collaborateurs dans un contextepurement technique), la forme d'nonciation ( courterplique en langage d'affaires ) et enfin le thme,il existe une unit organique que rien ne saurait dtruire.C'est pourquoi la classification des formes d'nonciationdoit s'appuyer sur une classification des formes de lacommunication verbale. Ces dernires formes sont entire-ment dtermines par les rapports de production et lastructure socio-politique. Une analyse plus fine rvleraitl'importance incommensurable de la composante hirar-chique dans le processus d'interaction verbale, quelleinfluence puissante exerce l'organisation hirarchise desrapports sociaux sur les formes de renonciation. Le respectdes rgles de tiquette , du bien parler et lesautres formes d'adaptation de renonciation l'organisationhirarchise de la socit ont une porte immense dansle processus de mise en vidence des principaux modesde comportement \

    1. Le problme des registres de la langue familire n'a commencd'attirer l'attention des linguistes et philosophes que trs rcemment.Lo Spitzer, dans un article intitul Italienische Umgangsprache 40

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    DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURESTout signe, nous le savons, rsulte d'un consensus entre

    des individus socialement organiss au cours d'un proces-sus d'interaction. C'est pourquoi les formes du signe sontconditionnes autant par l'organisation sociale desditsindividus que par les conditions dans lesquelles l'inter-action a lieu. Une modification de ces formes entraneune modification du signe. C'est justement l'une des tchesde la science des idologies que d'tudier cette volutionsociale du signe linguistique. Seule cette approche peutdonner une expression concrte au problme de l'influencemutuelle du signe et de l'tre ; c'est seulement cettecondition que le processus de dtermination causale dusigne par l'tre apparatra comme un vritable passage del'tre au signe, comme un processus de rfraction relle-ment dialectique de l'tre dans le signe.Pour cela, il est indispensable d'observer les rglesmthodologiques suivantes :

    1. Ne pas sparer l'idologie de la ralit matrielledu signe (en la plaant dans le champ de la conscience ou toute autre sphre fuyante et indfinissable).

    2. Ne pas couper le signe des formes concrtes de lacommunication sociale (tant entendu que le signe faitpartie d'un systme de communication sociale organiseet n'a pas d'existence en dehors de ce systme, sinoncomme objet physique).

    3. Ne pas couper la communication et ses formes deleur base matrielle (l'infrastructure).

    Se ralisant dans le processus de la relation sociale,tout signe idologique, y compris le signe linguistique, estmarqu par l'horizon social d'une poque et d'un groupesocial donns. Jusqu' prsent, il a t question de laforme du signe tel qu'il est dtermin par les formes del'interaction sociale. Nous allons maintenant aborder unautre aspect, celui du contenu du signe et de l'indice devaleur qui affecte tout contenu.A chaque tape du dveloppement de la socit on(1922) a t l'un des premiers aborder ce problme de faon srieuse,quoique dnue d'approche sociologique. Il sera cit plus loin, ainsique ses prcurseurs et mules.

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEtrouve des groupes d'objets particuliers et limits qui sontexposs l'attention du corps social et qui, de ce fait,prennent une valeur particulire. Seul ce groupe d'objetsdonnera naissance des signes, deviendra un lment dela communication par signes. Comment peut-on dtermineice groupe d'objets valoriss ?Pour que l'objet, quelque sphre de la ralit qu'ilappartienne, entre dans l'horizon social du groupe etdclenche une raction smiotico-idologique, il est indis-pensable qu'il soit li aux conditions socio-conomiquesessentielles dudit groupe, qu'il touche de prs ou de loinaux bases de son existence matrielle. Bien entendu, l'arbi-traire individuel ne saurait jouer ici aucun rle, puisquele signe se cre entre individus, dans le milieu social ;il est donc indispensable que l'objet acquire une signi-fication interindividuelle ; c'est alors seulement qu'ilpourra donner lieu la formation d'un signe. En d'autrestermes, ne peut entrer dans le domaine de Vidologie, yprendre forme et s'y enraciner, que ce qui a acquis unevaleur sociale.

    C'est pourquoi tous les indices de valeur caractreidologique, bien que raliss par la voix des individus(par exemple, dans le mot) ou plus gnralement par unorganisme individuel, constituent des indices de valeursociaux, avec des prtentions au consensus social, etc'est seulement au nom de ce consensus qu'ils s'extrio-risent dans le matriau idologique.Admettons qu'on nomme la ralit qui donne lieu laformation d'un signe le thme du signe. Chaque signeconstitu possde son thme. Ainsi, chaque manifesta-tion verbale a son thme ^.Le thme idologique est toujours affect d'un indicede valeur social. Bien entendu, tous ces indices de valeursociaux des thmes idologiques parviennent galementjusqu' la conscience individuelle, qui, nous le savons, esttoute idologie. L, ils deviennent, en quelque sorte, desindices de valeur individuels, dans la mesure o la cons-cience individuelle les absorbe comme les siens propres,mais leur source ne se trouve pas dans la conscience

    2. Le rapport du thme au smantisme propre des mots constituantrenonciation sera repris plus loin en dtail.42

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    DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURESindividuelle. L'indice de valeur est par nature inter-individuel. Le cri de l'animal, en tant que pure ractiond'un organisme individuel la douleur, est dnu d'indicede valeur. C'est un phnomne purement naturel. Le crine dpend pas de l'atmosphre sociale ; c'est pourquoiil ne reoit pas mme l'bauche d'une formalisation smio-tique.Le thme et la forme du signe idologique sont indisso-lublement lis et ne peuvent, bien entendu, tre distingusque dans l'abstrait. Tant il est vrai qu'en dernireanalyse ce sont les mmes forces et les mmes conditionsmatrielles qui donnent vie l'un et l'autre. En fin decompte, ce sont les mmes conditions conomiques quiassocient un nouvel lment de la ralit l'horizonsocial, qui le rendent socialement pertinent, et ce sont lesmmes forces qui crent les formes de la communicationidologique (cognitive, artistique, religieuse, etc.), les-quelles dterminent leur tour les formes de l'expressionsmiotique.Ainsi, les thmes et les formes de la cration idolo-gique grandissent dans le mme berceau et constituent aufond les deux facettes d'une seule et mme chose. Ceprocessus d'intgration de la ralit dans l'idologie, lanaissance des thmes et celle des formes, c'est sur leterrain du mot qu'il est le plus facile de les observer.Ce processus de devenir idologique s'est reflt dansla langue, une vaste chelle, dans le monde et l'histoire ;il est l'objet d'tude de la palontologie des significationslinguistiques, qui met en vidence l'intgration de pansde la ralit non encore diffrencis dans l'horizon socialdes hommes prhistoriques. Il en est de mme, unechelle plus rduite, pour l'poque contemporaine, puis-que le mot, comme nous savons reflte finement les glisse-ments les plus imperceptibles de l'existence sociale.

    L'tre, reflt dans le signe, ne fait pas que s'y reflter,il s'y rfracte galement. Qu'est-ce qui dtermine cetterfraction de l'tre dans le signe idologique ? L'affronte-ment d'intrts sociaux contradictoires dans les limitesd'une seule et mme communaut smiotique, c'est--direla lutte des classes.

    Classe sociale et communaut smiotique ne se recou-43

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEvrent pas. Nous entendons par le second terme la commu-naut utilisant un seul et mme code de communicationidologique. Ainsi, des classes sociales diffrentes usentd'une seule et mme langue. En consquence, dans toutsigne idologique s'affrontent des indices de valeur contra-dictoires. Le signe devient l'arne o se droule la luttedes classes. Cette pluriaccentuation sociale du signe ido-logique est un trait de la plus haute importance. De fait,c'est cet entrecroisement des indices de valeur qui rendle signe vivant et mobile, capable d'voluer. Le signe, s'ilest soustrait aux tensions de la lutte sociale, s'il parattre l'cart de la lutte des classes, s'tiolera immanqua-blement, dgnrera en allgorie, deviendra l'objet d'tudedes philologues et ne sera plus un outil rationnel et vivantpour la socit, La mmoire de l'histoire de l'humanit estpleine de ces signes idologiques dfunts, incapables deconstituer une arne pour l'affrontement des accentuationssociales vivantes. C'est seulement dans la mesure o lephilologue et l'historien en conservent la mmoire, qu'ilsubsiste encore en eux quelques lueurs de vie.Mais cela mme qui rend le signe idologique vivant etchangeant en fait un instrument de rfraction et de dfor-mation de l'tre, La classe dominante tend confrer ausigne idologique un caractre intangible et au-dessus desclasses, afin d'touffer ou de chasser vers l'intrieur lalutte des indices de valeur sociaux qui s'y poursuit, afinde rendre le signe monoaccentuel.En ralit, tout signe idologique vivant a deux visages,comme Janus. Toute critique vivante peut devenir louange,toute vrit vivante ne peut manquer de paratre certainsle plus grand des mensonges. Cette dialectique interne dusigne ne se rvle entirement qu'aux poques de crisesociale et de commotion rvolutionnaire. Dans les condi-tions habituelles de la vie sociale, cette contradictionenfouie dans tout signe idologique ne se montre pas dcouvert, parce que, dans l'idologie dominante tablie,le signe idologique est toujours quelque peu raction-naire et s'efforce, pour ainsi dire, de stabiliser le stadeantrieur du courant dialectique de l'volution sociale,d'accentuer la vrit d'hier comme tant valide aujour-d'hui. D'o le caractre rfractant et dformant du signeidologique dans les limites de l'idologie dominante,44

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    DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURESC'est ainsi que se prsente le problme du rapport

    entre l'infrastructure et les superstructures. Nous n'avonspris en considration que la concrtisation de certains desaspects de ce problme et nous avons tent de tracer lavoie que doit emprunter une recherche fconde dans cedomaine. Il tait essentiel de montrer la place de laphilosophie du langage dans cette problmatique. L'tudedu signe linguistique permet d'observer le plus facilementet de la faon la plus approfondie la continuit du pro-cessus dialectique d'volution qui va de l'infrastructureaux superstructures. C'est sur le terrain de la philosophiedu langage qu'il est le plus facile de draciner l'explica-tion par la causalit mcaniste des phnomnes idologi-ques.

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    chapitre 3philosophie du langageet psychologie objective

    L'une des tches les plus essentielles et les plus urgentesdu marxisme est de constituer une psychologie vritable-ment objective. Cependant, celle-ci doit avoir des fonde-ments non pas physiologiques ou biologiques mais socio-logiques. Le marxisme se trouve, de ce fait, confront une lourde tche, la recherche d'une approche objective,mais nanmoins fine et souple, du psychisme subjectifconscient de l'homme, lequel est soumis d'habitude auxmthodes de l'introspection.Ni la biologie ni la physiologie ne sont en mesure dersoudre ce problme. La conscience constitue un faitsocio-idologique et n'est pas accessible par des mthodesqui seraient empruntes la physiologie ou aux sciencesnaturelles. Il est impossible de rduire le fonctionnementde la conscience de quelconques processus se droulant l'intrieur du champ clos d'un organisme naturel vivant.Les processus qui dterminent pour l'essentiel le contenudu psychisme se droulent non dans l'organisme mais endehors de lui, quoique l'organisme individuel y prennepart. Le psychisme subjectif de l'homme ne constitue pasun objet d'analyse pour les sciences naturelles, commes'il s'agissait d'une chose ou d'un processus naturels. Lepsychisme subjectif est l'objet d'une analyse idologique,d'oh dcoule une interprtation socio-idologique . Le ph- /nomne psychique une fois compris et comment ne seprte qu' une explication par des facteurs sociaux,lesquels dterminent la vie concrte d'un individu donndans les conditions du milieu social \

    1. Nous avons esquiss les problmes de la psychologie contempo-raine dans notre ouvrage Frejdizm (Le freudisme), esquisse critique,Leningrad, 1927. Voir en particulier le chapitre 2, Deux orienta-tions de la psychologie contemporaine .46

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    PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVELe premier et principal problme qui se pose, dans cette

    optique, est celui de l'apprhension objective du vcuintrieur . Il est indispensable d'intgrer le vcu int-rieur dans l'unicit du vcu extrieur objectif.Quelle partie de la ralit relve du psychisme subjec-tif ? La ralit du psychisme intrieur est celle du signe.En dehors du matriau smiotique, il n'est pas de psy-chisme. On peut parler de processus physiologiques, deprocessus du systme nerveux, mais pas de psychismesubjectif, celui-ci tant un trait particulier de l'tre, radi-calement difirent, tant des processus physiologiques quise droulent dans l'organisme, que de la ralit extrieure l'organisme, ralit laquelle le psychisme ragit et qu'ilreflte d'une manire ou d'une autre. Par nature, le psy- .chisme subjectif est localis cheval sur l'organisme etle monde extrieur, pour ainsi dire la frontire de cesdeux sphres de la ralit. C'est l qu'a lieu la rencontreentre l'organisme et le monde extrieur, mais cetterencontre n'est pas physique : l'organisme et le mondese rencontrent dans le signe. L'activit psychique constituel'expression smiotique du contact de l'organisme avec lemilieu extrieur. C'est pourquoi le psychisme intrieur nedoit pas tre analys comme une chose, il ne peut trecompris et analys que comme signe.

    L'ide d'une psychologie d'analyse et d'interprtationest trs ancienne et son histoire est trs instructive. Ilest caractristique que c'est en liaison avec les exigencesmthodologiques des sciences humaines, c'est--dire dessciences qui s'occupent des idologies, que cette ide areu, ces derniers temps, son argumentation la plus appro-fondie. L'un des dfenseurs les plus ardents et les mieuxarms de cette ide, notre poque, a t Wilhelm Dilthey.Pour lui, l'activit psychique subjective ne se dfinit pas ^en termes d'existence, comme pour une chose, mais en !termes de signification. Si nous perdons de vue cette signi-fication, si nous tentons d'atteindre la ralit pure del'activit mentale, nous nous trouvons, en vrit, selonDilthey, devant un processus physiologique de l'organisme,nous perdons de vue l'activit mentale, de mme que, sinous perdons de vue la signification du mot, nous perdonsle mot lui-mme pour n'avoir plus qu'un son physique

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    LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGEnu accompagn du processus physiologique de sa produc-tion. Ce qui fait du mot un mot, c'est sa signification. Cequi fait de l'activit psychique une activit psychique,c'est galement sa signification. Et on ne peut s'en abstrairesans perdre du mme coup la substance mme de la viepsychique intrieure. C'est pourquoi le but de la psycho-logie ne saurait tre d'expliquer les phnomnes psychi-ques par la causalit, comme s'ils taient analogues desprocessus physiques ou physiologiques. Le problme dela psychologie consiste dcrire avec discernement, dissquer et expliquer la vie psychique comme s'ils'agissait d'un document soumis l'analyse du philologue.Selon Dilthey, seule une psychologie descriptive et expli-cative de ce type peut servir de base aux sciences humainesou aux sciences de l'esprit , comme il les nomme ^

    Les ides de Dilthey se sont rvles trs fcondes etcontinuent ce jour d'avoir de nombreux partisans parmiles chercheurs en sciences humaines. On peut dire que laquasi-totalit des savants allemands contemporains quis'occupent de philosophie sont plus ou moins sous l'in-fluence des ides de W. Dilthey ^La thorie de Wilhelm Dilthey s'est forme sur unterrain idaliste et ses mules sont rests sur ce terrain.L'ide d'une psychologie d'analyse et d'interprtation esttroitement lie aux prmisses idalistes de la pense etapparat beaucoup comme une ide spcifiquement ida-liste. Il est vrai qu'tant donn la forme sous laquelle lapsychologie interprtative s'est cre et s'est dveloppejusqu' prsent, elle est idaliste et, partant, inacceptablepour le matrialisme dialectique. Mais, le plus inacceptablede tout, c'est la primaut mthodologique de la psychologiesur l'idologie. Selon les vues de Dilthey et des autresreprsentants de la psychologie interprtative, celle-ci doittre la base de toutes les sciences humaines. L'idologiedcoule de la psychologie, elle est son expression et samatrialisation, et non le contraire. Il est vrai qu'entre

    2. Voir ce propos l'article en langue russe de Frischeizen-Kellerdans Logos, 1912-1913, vol. 1 et 2.

    3. Sur l'influence de Dilthey en tant qu'initiateur de ce courant,voir Oskar Wahlzehl, Wilhelm Hundolf, Emil Ehrmattinger et al. Nousne citerons que les reprsentants les plus en vue des sciences humainesdans l'Allemagne contemporaine,

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    PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVEle psychisme et l'idologie on a opr un rapprochement,on a trouv un dnominateur commun, la signification, quidistingue l'un et l'autre galement du reste de la ralit,mais c'est la psychologie, non l'idologie, qui donne leton de ce rapprochement.

    ^ En outre, dans les ides de Dilthey et des autres, iln'est tenu aucun compte du caractre social du signe. Enfin,et cela constitue le proton pseudos, le premier mensongede toute leur conception, le lien indispensable entre lesigne et la signification n'est pas compris. La nature sp-cijfique du signe n'est pas perue.En ralit, la mise en relation de l'activit mentale etdu mot ne constitue, chez Dilthey, qu'une simple analogie,destine clairer une ide, et d'ailleurs on ne la trouvequ'assez rarement dans son uvre. Il est trs loin detirer de cette comparaison les conclusions qui s'imposent.En outre, ce n'est pas le psychisme qu'il explique l'aide du signe, mais, au contraire, en bon idaliste, c'estle signe qu'il explique par le psychisme. Le signe nedevient signe chez Dilthey que pour autant qu'il sert l'expresion de la vie intrieure. Cette dernire confreau signe une signification qui lui est inhrente. Ici, laconstruction de Dilthey incarne une tendance commune l'ensemble du courant idal