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Mémoire présenté au Comité interministériel sur l'exploitation sexuelle du Gouvernement du Québec Résumé de mes recherches, mes pistes de réflexion et mes recommandations par Rose Dufour Ph.D. de La Maison de Marthe 13 décembre 2013

Mémoire présenté au Comité interministériel sur …...inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire partie d’un groupe, etc

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Mémoire présenté au Comité interministériel sur l'exploitation sexuelle

du Gouvernement du Québec

Résumé de mes recherches, mes pistes de réflexion

et mes recommandations

par Rose Dufour Ph.D. de La Maison de Marthe

13 décembre 2013

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LA PROSTITUTION FÉMININE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Résultat de la transformation de l’économie mondiale et de la mondialisation des marchés

productrices du néo-libéralisme et du capitalisme sauvage1 tout est devenu à vendre : les

corps et les personnes, leur sexe, les organes, les utérus (phénomène des mères

porteuses), les ovules, le sperme, etc. Est née l’industrie du sexe qui rapporte des

milliards de dollars à ses promoteurs et où des millions de femmes et d’enfants sont

transformés, à l’échelle mondiale, en marchandises sexuelles. Ce marché est dirigé par

des criminels, devenus des hommes d’affaires prospères, alors que la prostitution est très

majoritairement pratiquée par les personnes les plus vulnérables, celles des classes

défavorisées, des minorités ethniques, des victimes d’incestes, d’abus et d’agressions

sexuels, des femmes pauvres, trop souvent mères de familles monoparentales.

La prostitution n’est plus un phénomène à la marge de notre société, mais se situe au

cœur des relations hommes-femmes et définit, génère et perpétue des rapports

inégalitaires entre les hommes et les femmes, hérités d’une société où la femme ne peut

être que vierge-mère ou putain. Des trois acteurs sociaux de la prostitution, soit le

proxénète, le client-prostitueur et la femme prostituée, la seule personne pour qui la

prostitution est un problème est la femme prostituée.

LA MAISON DE MARTHE

La Maison de Marthe est née le 1er mai 2006 du besoin des femmes qui voulaient quitter

la prostitution et qui avaient besoin d’aide pour le faire. En l’absence de toute politique

sociale pour venir en aide à ces femmes, leur offrir des conditions pour en sortir

définitivement ou pour en faire disparaître les conditions d’entrée, la seule politique

existante étant celle de la réduction des méfaits, j’ai créé La Maison de Marthe pour

tenter de combler ce vide.

Dans les années précédentes, trois de mes recherches avaient répondu à trois questions

principales relatives aux trois acteurs sociaux de la prostitution : a) Comment des femmes

en viennent-elles à se prostituer ? b) Pourquoi des hommes sont-ils consommateurs de

prostitution ? c) Comment d’autres personnes deviennent-elles proxénètes ? Les premiers

résultats de ces recherches ont été publiés2 et ma première action a été de développer un

modèle d’intervention spécifiquement pour accompagner ces femmes de toutes les

manières possibles dans toutes les étapes des processus de sortie de la prostitution et de

leur réinsertion sociale. Ce modèle d’intervention est appelé pédagogie d’empowerment.

1 ATTAC 2008. Mondialisation de la prostitution, atteinte globale à la dignité humaine. Éditions Mille et

une nuits. 2 Rose DUFOUR 2004. Je vous salue ... Le point zéro de la prostitution, Éditions Multimondes.

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DES RECHERCHES ET DES RÉSULTATS

Question 1: Comment des femmes en viennent-elles à se prostituer?

Nous savions déjà que la prostitution était le moteur des « gangs » de rue et de la traite des

personnes, mais encore? Quelles sont ces conditions précises qui les ont conduites à se prostituer?

L’aboutissement dans la prostitution est le résultat d’une structure complexe qui dépasse l’histoire

personnelle pour impliquer une synergie de composantes aux niveaux personnel, familial et

social. Selon l’histoire et le parcours de vie, un poids différentiel se manifeste sur l’un ou l’autre

niveau pour faire changer la trajectoire de leur vie et les faire basculer dans la prostitution. La

prostitution n’est pas une tare individuelle3.

Pourquoi se prostituent-elles? Leur seule raison de se prostituer est le besoin d’argent. La

pauvreté est la toile de fond de la prostitution féminine. POURQUOI ont-elles opté pour la

prostitution comme moyen d’obtenir l’argent dont elles avaient tant besoin ? La réponse est dans

la vie qui a précédé leur entrée dans la prostitution dont l’analyse révèle six systèmes sociaux

producteurs de prostitution4 qui clarifient COMMENT leurs parcours de vie les ont amenées à se

prostituer :

1) les incestes, abus et agressions sexuels, actes de pédophilie et toutes autres effractions

corporelles à caractère sexuel5

2) le lien jeunesse/fugue/pauvreté

3) le modèle de mère prostituée

4) le conjoint ou le mari gigolo ou proxénète

5) la toxicomanie

6) la proximité avec le milieu prostitutionnel.

Ces systèmes sociaux producteurs de prostitution ne sont pas mutuellement exclusifs. Une même

personne peut cumuler plusieurs de ces systèmes à la fois ou même les cumuler tous au cours de

sa vie.

De ces six systèmes sociaux producteurs de prostitution, les quatre premiers systèmes logent au

cœur de la famille, ce qui m’a amenée à la conclusion que le point zéro de la prostitution, ce lieu

d’où part la prostitution, est dans la famille.

Question 2 : Comment les effractions corporelles à caractère sexuel conduisent-elles certaines

de ces femmes à se prostituer ?

Les femmes prostituées sont nombreuses à avoir été sexuellement abusées, mais toutes les

femmes prostituées n’ont pas été sexuellement abusées, et toutes les femmes abusées n’en

viennent pas à se prostituer. Qu’est-ce qui agit donc dans un sens ou dans l’autre ?

3 Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, 2006. Les clients de la prostitution - L’enquête. Presses de la

Renaissance. 4 Dufour 2004, ibid.

5 Selon la belle expression de Judith Trinquart 2002, p.12. La décorporalisation dans la prostitution. Un

obstacle majeur à l’accès aux soins. Thèse de doctorat d’État de Médecine générale. 2002, p. 12 http://ecvf.online.fr/IMG/pdf/Trinquart.pdf 2002.

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Les incestes et autres effractions corporelles à caractère sexuel agissent de trois façons

différentes6 :

La fille sexuellement abusée ne peut que se prostituer parce qu’elle a très tôt intériorisé

une identité de prostituée lors des effractions sexuelles commis sur elle.

Les abus sexuels sont la source principale de sa prostitution, sans qu’elle ait intériorisé

une identité de prostituée.

Les abus sexuels ne sont pas la source principale de sa prostitution, mais y sont liés et y

ont contribué.

C’est le rapport entre l’abuseur et l’abusée qui est là déterminant.

Recommandation

C’est dans les systèmes sociaux producteurs de prostitution eux-mêmes que se trouvent les

indicateurs de la prévention de la prostitution. Le premier, et de loin le plus important en terme de

nombre et en terme de gravité des conséquences, est l’inceste, les actes pédophiles et les

agressions sexuelles. Pour prévenir la prostitution, il faut agir au niveau de la famille. Nous ne

savions pas que la famille était le point zéro de la prostitution. Nous le savons maintenant. Nous

ne devons jamais l’oublier et surtout nous avons le devoir d’agir. Nous recommandons donc que

les quatre systèmes sociaux producteurs de prostitution qui impliquent la famille fassent l’objet

d’une étude plus exhaustive et que la prévention des incestes, des actes pédophiles, de toutes les

formes d’abus sexuels, d’agressions sexuelles et d’effractions corporelles à caractère sexuel

deviennent des priorités sociales.

Pistes de réflexion

Depuis ces premières découvertes, un autre système social producteur de prostitution est apparu.

En lien direct avec les discours des puissants lobbys de l’industrie du sexe, la pornographie est

omniprésente et banalise la prostitution, au point de la proposer comme modèle de libération

sexuelle aux femmes et jeunes filles.

Ainsi, on note dans les cinq-sept dernières années :

• un rajeunissement de la clientèle de la Maison de Marthe et une augmentation importante des

jeunes filles qui s'offrent littéralement à la prostitution, aux proxénètes, par naïveté,

inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire

partie d’un groupe, etc.

De plus, on remarque:

• une visibilité accrue et un accroissement de la prostitution masculine, principalement

adolescente, ce qui montre que l’industrie du sexe s’adapte à la demande.

• Les femmes nous rapportent une nette dégradation de la femme dans les paroles des hommes-

prostitueurs, dans leurs demandes et dans leurs comportements, des exigences accrues,

6 Rose Dufour 2011. « Les abus sexuels comme systèmes sociaux producteurs de prostitution. » Actes du

Colloque international sur l'exploitation sexuelle des enfants et les conduites excessives. Institut Québécois de Sexologie Clinique. http://www.exploitationsexuelle.com

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inspirées de la pornographie, une dégradation de le relation interpersonnelle entre la femme

prostituée et le « client » pouvant aller jusqu’à la disparition de la relation elle-même qui fait

de la prostitution un « service » banal où la femme n’est qu’une merchandise, un produit

consommable, sans plus de considération.

• L’offre sur internet ne signifie pas que les femmes prostituées sont plus autonomes : plusieurs

sont « visitées » par des bandes criminalisées qui exigent une quote-part de leurs revenus sous

contraintes de sévices en cas de refus.

Recommandation

Aux puissants discours des lobbys de l’industrie du sexe, nous recommandons de présenter un

contre-discours qui valorise la révolution sexuelle, celle qui n’a pas eu lieu mais qui reste à faire,

dans un modèle de sexualité respectueuse de l’autre, égalitaire et comblante pour les deux

partenaires, qui appelle les femmes à s’approprier leur propre pouvoir sexuel, à devenir sujet de

leur sexualité plutôt que de se faire objet sexuel7.

Recommandation

Les drogues, fléau de la société contemporaine conduisent plusieurs femmes à se vendre. L’une

des difficultés, si ce n’est la plus grande difficulté, des femmes qui veulent quitter la prostitution,

le problème crucial des femmes de La Maison de Marthe, est la toxicomanie. Les femmes

prostituées toxicomanes sont des personnes souffrantes et en survie. Si nous demeurons dans une

pratique de réduction des méfaits, les moyens ne se suffisent jamais à eux-mêmes. Nous inspirant

principalement des efforts consentis en Écosse et en Suède et nous inspirant aussi de nos propres

efforts, nous recommandons : 1) que l’effort de la lutte à la toxicomanie soit augmenté pour

véritablement répondre à la gravité de la situation; 2) que les ressources disponibles à Québec

soient révisées pour, là aussi, véritablement répondre aux besoins; 3) de dépasser la politique de

réduction des méfaits, sans la rejeter, par une stratégie obligatoire d’approche globale8 des

personnes en les accompagnant de toutes les manières possibles dans toutes les étapes des

processus de sortie de la toxicomanie.

Pistes de réflexion :

• Les femmes qui se prostituent font montre d’une très grande détresse par manque flagrant

d’estime de soi. Elles ne savent pas qui elles sont, pleurent leur mal de vivre.

• De jeunes adolescentes issues de familles d’accueil se retrouvent dans la rue. La fin des

programmes sociaux à 18 ans est pour elles une catastrophe. C’est moins ici l’aspect

économique que la dimension relationnelle, l’encadrement, l’appui, le sentiment

d’appartenance, l’émulation, etc., qui leur manquent. Les programmes sociaux qui ont la

responsabilité de suppléer à leur absence, de leur donner l’éducation à la vie disparaissent à 18

ans. N’assurer qu’un support économique à ces jeunes filles s’avère être un facteur précipitant

vers un gouffre.

7 Ina Motoi et Rose Dufour 2011. La femme, sa sexualité et son pouvoir sexuel. Programme

d’appropriation de sa sexualité. PUQ, 210 pages. 8 Rose Dufour et Rosalie Sioui, 14 mai 2011. Projet de service d’injection supervisée. Mémoire présenté au

Conseil de quartier de Saint-Roch.

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Recommandation

Nous recommandons que, dans une perspective de prévention et en collaboration avec les Centres

Jeunesse, soient identifiées des formes de soutien, d’appui, d’encadrement pour ces jeunes

femmes particulièrement vulnérables au-delà de leurs 18 ans.

Question 3 : Qu’est-ce qu’une personne prostituée ?

Les catégories classificatoires de la prostitution et des femmes prostituées sont couramment

déterminées par leurs lieux de pratique de prostitution: prostituées de rue, escortes dans une

agence, danseuses nues dans un bar, etc. Ce sont là des catégories inappropriées tant pour la

compréhension du phénomène que pour sa prévention et l’intervention.

L’identification de l’âge au premier geste prostitutionnel offre une clé fondamentale pour

comprendre les conditions qui conduisent à l’entrée dans la prostitution. L’analyse révèle que les

filles mineures, les femmes majeures et les femmes d’âge mur n’entrent pas dans la prostitution

par les mêmes processus9. Chacun de ces trois groupes de femmes présente des conditions

personnelles, des événements déclencheurs et surtout des parcours très différents.

• Les filles mineures, moins de 18 ans, de mon groupe d’étude sont en fugue, en

décrochage scolaire, resident dans des centres ou des familles d’accueil; ells ne peuvent

pas prétendre à un emploi.

• Les femmes majeures, 18-23 ans, sont à la recherche d’un emploi, ont parfois/souvent

des enfants et sont monoparentales, sous-scolarisées et sans réseau social.

• Les femmes d’âge mûr, 35-46 ans, sont en manque de drogues.

Pistes de réflexion :

1. Une femme peut entrer à tout âge dans la prostitution, la prostitution les avale toutes mais

les caractéristiques spécifiques à chaque groupe observé de femmes, selon son âge

d’entrée dans la prostitution exigent des stratégies différentes de prévention,

d’intervention et de sortie de la prostitution.

2. La rue peut être à la fois une porte d’entrée mais aussi une porte de sortie de la

prostitution et mérite d’être utilisée pour l’analyse.

3. On doit établir de véritables typologies, définir de véritables catégories classificatoires

des personnes prostituées pour l’analyse et éclairantes pour l’intervention :

• en fonction des gestes prostitutionnels qui ne font pas d’elles une personne prostituée

• en fonction de la durée dans la prostitution: ponctuelle, sporadique, ‘de carrière’10

9 Ina Motoi et Rose Dufour 2011, p. 125-157.

10 Rose Dufour Nous ne sommes pas des ordures. Le poing sur la prostitution féminine. Manuscrit.

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• en fonction de l’âge d’entrée dans la prostitution qui permet de préciser les conditions

de leurs parcours depuis leur moment d’entrée dans la prostitution11

• en fonction des systèmes sociaux producteurs de prostitution12

qui permettent de

spécifier l’intervention à venir

• en fonction de leurs noms : une recherche sur les noms (anthroponymie)13

attribués

aux femmes à leur naissance, sur les noms utilisées par elles dans leur vie privée et

dans la pratique prostitutionnelle, leurs patronymes et leurs prénoms, leurs noms de

travail, les pseudonymes qu’elles se sont attribués ou qu’on leur a attribués, les noms

de leurs enfants, a démontré que ces noms précisent leur rapport identitaire à la

prostitution et offrent des pistes sur leur sortie de la prostitution et leur possible

réinsertion personnelle, familiale et sociale.

Question 4 : Pourquoi des hommes sont-ils consommateurs de prostitution?

Nous possédons des résultats très riches issus de la première enquête sur les clients-prostitueurs14

,

que j’ai réalisée à Québec, dans la grande région 03, capitale nationale et région Chaudière-

Appalaches, des hommes qui ont répondu à mon invitation parue dans les petites annonces dans

le Journal de Québec et Le Soleil. La recherche décrit leur portrait sociologique (âge, statut

matrimonial, scolarité et métiers), leurs moments et la fréquence de leurs visites aux femmes

prostituées, depuis combien de temps ils les fréquentent, les lieux où ils les trouvent, les

justifications qu’ils se donnent. Elle établit aussi une typologie des clients-prostitueurs, leurs

définitions de la prostitution, leurs visions des femmes prostituées, leur vécu avec la prostitution,

ce qu’ils y cherchent et y trouvent. Plusieurs autres conclusions s’imposent pour comprendre

pourquoi des hommes consomment de la prostitution.

Première conclusion : Quand j’ai effectué cette recherche, une grande résistance s’est manifestée,

non chez ces hommes mais dans l’environnement social de la recherche. On me mettait en garde

contre une telle démarche. Les barrières à franchir pour atteindre les « clients » étaient solides,

étanches et nombreuses. Ce sont les barrières de nos préjugés culturels, alors que les « clients »

n’ont démontré aucune résistance et surtout en ont eu long à dire sur le sexe et sur la prostitution.

Deuxième conclusion : Les femmes prostituées elles-mêmes protègent ces hommes, défendent la

prostitution, en justifient l’existence pour protéger les enfants du viol, du désir sexuel dit

irrépressible des hommes et se sacrifient pour la protection de ces enfants.

11

Dufour ibid. 12

Dufour 2004. 13

Rose Dufour 2008. Nom privés. Femmes publiques. États civils en questions. Papiers, identité, sentiment de soi. Sous la direction d’Agnès Fine, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, Paris, p. 202-222. 14

Dufour 2004, p. 467 à 586

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8

Troisième conclusion : C’est une petite frange de la population masculine qui consomme de la

prostitution, tous les hommes n’en consomment pas. Les taux estimés15

de consommation sont

de :

12% aux États-Unis

7% en Grande Bretagne

19% en Suisse

39% en Espagne.

Ces variations n’ont rien à voir avec la libido des Anglais ou des Espagnols, mais ont tout à voir

avec l’éducation et la culture dans les comportements sexuels attendus des hommes et dans leurs

rapports avec les femmes, comportements qui ne sont pas innés mais acquis par l’éducation et la

culture. En Grande Bretagne, les hommes savent qu’ils auront des comptes à rendre à la police et

à la justice s’ils consomment du sexe tarifé.

Quatrième conclusion : Les hommes consommateurs de prostitution ne sont pas monsieur tout le

monde, comme on l’exprime généralement, mais s’en distinguent par leur sexualité irresponsable,

monétarisée, dépourvue d’engagement émotif et relationnel avec elles. C’est cette dernière

caractéristique qui rend la prostitution si attirante pour eux et si déshumanisante pour ces femmes

qui consentent à des rapports avec eux, des rapports sexuels sans désir, ce qui en fait des viols

consentis, comme elles le disent clairement dans mes entretiens16

et dans le film documentaire

L’IMPOSTURE17

. J’ai répertorié les profils-types de clients québécois18

, leurs

caractéristiques bien définies de même que les justifications qu’ils se donnent. Leurs

dénominateurs communs sont le refus de la responsabilité, de la culpabilité et l’exigence de «

services sexuels ». Leur sexualité est perturbée. Ils font un usage plus intense de la pornographie

et ils ont un nombre plus élevé de partenaires sexuelles.

Cinquième conclusion : Le personnage central de la prostitution n’est pas la femme prostituée

mais bien plutôt le « client » : c’est pour eux qu’est créé ce fabuleux marché d’une marchandise

sexuelle humaine. Lorsque disparaît le client, disparaissent le proxénète et les personnes

prostituées.

Sixième conclusion : Il n’y a pas un « client » mais plusieurs types de « clients » :

a) Entre le premier et le dernier type, il y a une escalade des exigences en même temps

qu’une décroissance de sensibilité envers les femmes prostituées

b) La consommation de prostitution est réversible pour les deux premiers types, si ces

hommes surmontent leurs difficultés à rencontrer une femme, à exprimer leur

insatisfaction sexuelle et à conquérir leur partenaire

c) La consommation de prostitution est plus difficilement réversible pour ceux de la dernière

catégorie, le cachotier, (amateur d’orgie, d’avilissement, de violence, etc.).

Pistes de réflexion

15

Les recherches sur ce thème sont peu nombreuses, je retiens celle-ci pour les comparaisons si utiles, malgré ses limites.Sven-Axel Mânsson Les pratiques des hommes ‘clients’ de la prostitution : influences et orientations pour le travail social. http//:sisyphe.org/imprimer.php3?id_article=1707 16

Dufour 2004. 17

De la cinéaste Ève Lamont, 2010. Les Production du Rapide-Blanc, Montréal 2010 18

Dufour 2004; Dufour 2013

Page 9: Mémoire présenté au Comité interministériel sur …...inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire partie d’un groupe, etc

9

1. Les Québécois aiment se savoir avant-gardistes. Ils doivent maintenant apprendre qu’en

matière de prostitution, ils sont en retard, ce sont plutôt les Scandinaves qui sont en

avance: la Suède a légalement aboli la prostitution en 1999, la Norvège a suivi en 2008 et

l’Islande en 2010. Cette dernière a même interdit la danse nue parce qu’elle incite à la

consommation de prostitution.

2. Il faut reconnaître que la prostitution est une pratique essentiellement masculine.

3. Il faut cesser de nous comporter comme si toute la sexualité masculine et l’identité des

mâles étaient menacées par la disparition de la prostitution.

4. C’est une petite frange de la population masculine qui consomme de la prostitution.

5. L’analyse montre que la sexualité des « clients » est, dans certains cas, profondément

perturbée, impliquant des troubles sévères de la sexualité et différents autres problèmes:

financiers, au travail, relationnels, personnels, etc. Parmi eux, 18,7% n’ont d’activités

sexuelles qu’avec des femmes prostituées. Une distinction est à faire entre les

consommateurs occasionnels et les habitués, peu nombreux mais qui consomment

beaucoup. Il faut des mesures sociales, du support et des traitements pour ces hommes

consommateurs de sexe payé. L’aide psychologique et sociale est essentielle. En Suède,

l’expérience de quatorze années donne des exemples prometteurs: opportunité d’en

parler, avoir un conseiller, avoir accès à des traitements psychologiques sur le long terme,

etc.

6. Pour que s’opère un tel changement social, la participation des hommes est essentielle.

Les hommes doivent s’engager contre les politiques sexistes, remettre en question l’idée

que leurs besoins sexuels sont irrépressibles. La prostitution est un problème social et

politique qui concerne les hommes.

7. Parce que l’éducation, à elle seule, n’est pas suffisante pour faire cesser l’exploitation

sexuelle, il faut déjà prévoir et étudier des mesures légales, des mesures pénales, comme

des lois à venir qui lanceront le message de l’État à l’effet que l’achat d’une personne

pour une relation sexuelle est interdite, comme la France vient d’en prendre la décision.

Recommandation :

Provoquer une révolution des mentalités pour passer d’une vision où la femme répond aux

besoins sexuels des hommes à une vision où la femme s’approprie son pouvoir sexuel exige des

conditions : une mise en place de programmes pour les femmes et pour les hommes.

Question 5 : Comment d’autres personnes deviennent-elles proxénètes?

La prostitution existe parce qu’il existe un système prostitutionnel qui comprend l’homme-client

qui crée la demande, la femme prostituée qui est la marchandise et le ou la proxénète qui suscite

la demande en la stimulant et une société qui tolère et banalise la prostitution. Ce sont les

proxénètes qui profitent le plus financièrement de l’asservissement des personnes prostituées. Le

proxénétisme, comme la prostitution, a lui aussi évolué et existe sous plusieurs et nouvelles

formes19

.

Première conclusion

19

Dufour 2004, p. 587 à 617.

Page 10: Mémoire présenté au Comité interministériel sur …...inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire partie d’un groupe, etc

10

À partir de la définition de la prostitution qu’en donnent les femmes qui la pratiquent, ma

recherche a permis d’identifier trois types de proxénètes : le/la proxénète de profession qui est la

personne qui opère une agence d’escortes, un salon de massages érotiques, un bar de danseuses

nues, etc.; le proxénète de fait qui est le « chum », le mari ou le conjoint qui l’incite, qui dépend

ou vit des activités prostitutionnelles de celle-ci et le/la proxénète de fonction qui agit au vu et

au su de tout le monde, en toute légalité et sans contrainte juridique. En effet, les petites annonces

de nos quotidiens regorgent d’annonces qui font le marketing du sexe et cela n’est pas dénoncé.

La prostitution mobilise la population lorsqu’il est question de prostitution juvénile, autrement on

parle d’activités sexuelles entre adultes consentants. On ne peut accepter qu’une catégorie de

personnes soit prostituable et une autre non.

Recommandation

Nous recommandons que le Gouvernement du Québec agisse contre la sollicitation de la

prostitution produite dans les petites annonces de nos journaux.

Recommandation

Nous recommandons que des systèmes de réglementation soient élaborés afin que la diffusion de

la pornographie soit contrôlée d’une façon ou d’une autre.

Recommandation

Lorsque le proxénète est le conjoint de femmes prostituées, ces femmes les protègent et refusent

de les dénoncer même dans les situations les plus graves et de violence extrême. Nous

recommandons que la loi identifie comme tels, les proxénètes et les exploitées, que ce genre de

situation ne soit pas traitée comme une relation conjugale violente afin de protéger ces femmes

même contre elles-mêmes.

Pistes de réflexion :

Le projet de loi C-452, projet privé déposé par Maria Mourani, députée d’Ahuntsic, a été adopté

le 26 novembre 2013. Pour lutter plus efficacement contre la traite des personnes et le

proxénétisme :

1. Il impose des peines consécutives pour les infractions liées à la traite de personnes

2. Il postule la présomption relative à l’exploitation d’une personne

3. Il ajoute l'infraction de traite de personnes à la liste des infractions visées par la

confiscation des produits de la criminalité.

Recommandation

Les médias d’information n’ont pas accordé à l’adoption de ce projet de loi, pourtant adopté à

l’unanimité par tous les partis, l’intérêt et la diffusion qu’il aurait dû susciter. Il reste encore au

Sénat à faire son travail, au gouvernement à émettre le décret de mise en application, ce qui

pourrait être long, trop long. Nous recommandons que le Québec fasse savoir au Sénat son intérêt

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11

pour que ce projet de loi soit étudié rapidement et que les processus de sa mise en application

soient accélérés.

La Maison de Marthe

La sortie de la prostitution, le rétablissement et la réinsertion sociale des femmes qui ont vécu la

prostitution sont des processus lents, souffrants, difficiles. Dans certains cas, le rétablissement et

la réinsertion sociale exigent des années d’investissement personnel, de support et

d’accompagnement. La Maison de Marthe a développé son propre modèle d'intervention, ce qui

en fait toute sa spécificité, lui donne sa crédibilité et oriente son développement. Nous travaillons

ensemble à concevoir avec, par et pour elles le chemin qui les conduit à se mobiliser en elles-

mêmes et entre elles. Nous découvrons la compétence de ces femmes et leur capacité à se prendre

en charge elles-mêmes si on les accompagne de façon continue.

L’expérience montre que pour être opérante, l’approche systémique globale de la personne doit

toucher l’ESPRIT de cette personne, que cet ESPRIT PEUT ÊTRE CHANGÉ PAR LA PERSONNE ELLE-

MÊME SI ELLE EN PREND LA DÉCISION ET SI ELLE S’INVESTIT DANS UNE PRATIQUE DANS CE SENS.

La Maison de Marthe fait la démonstration depuis maintenant sept ans que si la personne se

montre déterminée et que de l’aide adéquate lui est fournie, il est possible de quitter

définitivement la prostitution pour se réapproprier son corps, sa vie, sa destinée.

Au terme de ce document, la conclusion la plus importante de toutes mes recherches sur la

prostitution est que la famille est le point zéro de la prostitution, c’est-à-dire le point d’où la

prostitution origine.

• La démonstration en est faite pour les femmes prostituées, pour lesquelles quatre des six

systèmes producteurs de leur prostitution logent directement dans leur famille.

• La documentation du profil du clientélisme a révélé combien les hommes consommateurs de

prostitution présentent des caractéristiques familiales et sociales qui leur sont spécifiques

demandant à être prises sérieusement en considération.

• L’analyse des parcours de vie de deux proxénètes a confirmé la validité d’une nouvelle

hypothèse avançant que le choix d’être proxénète n’est pas seulement le fruit d’un

opportunisme financier mais le résultat d’une configuration personnelle, familiale et sociale

pour ces hommes où la prostitution est déjà présente, d’une façon ou d’une autre, dans leur

famille.

Recommandations

1. Nous recommandons de faire connaître le modèle d’intervention, nommé pédagogie

d’empowerment, pour accompagner les femmes dans les processus de sortie de la prostitution

développé spécifiquement pour elles à La Maison de Marthe; favoriser son expérimentation et

son évaluation pour produire des résultats concrets sur l’abolition de la prostitution à court,

moyen et long termes.

2. Nous recommandons, tant pour la prévention, l’intervention et la réhabilitation des personnes

que pour la recherche, de travailler dans une perspective théorique systémique et complexe

pour donner une importance simultanément aux systèmes personnels, familiaux et sociaux

interagissants plutôt que de travailler dans un modèle linéaire où ces conditions sont

considérées comme des facteurs de risque.

Page 12: Mémoire présenté au Comité interministériel sur …...inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire partie d’un groupe, etc

12

3. Nous recommandons que la recherche scientifique sur le proxénétisme soit favorisée parce

qu’on ne peut comprendre, intervenir et lutter efficacement contre le phénomène social de la

prostitution sans documenter les trois principaux acteurs sociaux de la prostitution. Les

recherches sont nombreuses sur les femmes prostituées. Celles sur le clientélisme se

développent. Les seuls à avoir contribué à documenter le proxénétisme sont les policiers et les

journalistes, la science doit s’y intéresser.

4. Nous recommandons que, dans notre contexte social de promotion d’une sexualité active dès

le jeune âge, d’hypersexualisation, de banalisation de la prostitution et de la pornographie,

d’insistance des médias d’information à faire de la femme, des jeunes filles et des fillettes des

objets sexuels, de la montée de la violence et de l’exploitation sexuelle, et en s’appuyant sur

l’Avis du Conseil sur le statut de la femme (mai 2012) qui confirme l’obligation d’une

révolution à faire dans le domaine de la sexualité féminine, de favoriser l’application du

Programme La femme, sa sexualité et son pouvoir sexuel, programme d’appropriation de sa

sexualité20

.

Ce programme a une triple fonction de formation, de méthode d’animation et d’autoréflexion:

FORMATION des intervenantes qui travaillent avec des groupes de femmes afin qu’elles

puissent animer les rencontres de réflexion entre femmes, formant ainsi des multiplicatrices

qui pourront offrir cette formation à leur tour.

MÉTHODE D’ANIMATION, de réflexion de groupes entre femmes sur leur sexualité et leur

pouvoir sexuel en suivant le modèle réflexif proposé dans le programme.

D’AUTORÉFLEXION individuelle ou d’un groupe de trois à cinq femmes, amies, collègues

ou autres, qui se rencontrent pour réfléchir ensemble et à leur rythme sur leur propre sexualité.

Nous travaillons présentement à l’adaptation de ce programme comme outil de prévention à

l’entrée dans la prostitution pour les jeunes filles de 12-20 ans et pour celles qui sont en

situation de vulnérabilité. Une première version a été expérimentée à l’hiver 2013 révélant son

efficacité d’éducation, de découverte de soi et de sa sexualité. C’est une réponse à la pénurie

de modèles sexuels offerts aux jeunes filles de notre époque. Nous savons déjà qu’un outil

semblable sera nécessaire pour les jeunes hommes des mêmes groupes d’âge.

Recommandation

Au cours des dernières années, La Maison de Marthe a reçu une demande importante et croissante

de divers milieux scolaires (CÉGEPS et universités), sociocommunautaires, policiers, etc., qui

souhaitent formation et sensibilisation sur la prostitution. Des conférences et des formations ont

été données à des travailleurs sociaux, dans des Facultés de médecine, à des étudiantes en

nursing, en éducation spécialisée, à des sexologues, des criminologues mais aussi à des

intervenantes de CALACS, de Centres de femmes, d'organismes travaillant avec des itinérantes,

etc.

Il n'existe pas de cursus scolaires, ni au CEGEP non plus qu’à l'université, sur la prostitution.

C'est dire que les travailleuses sociales, les infirmières, le personnel soignant, les médecins, les

thérapeutes et toutE autre intervenantE socialE n'ont pas accès à des connaissances, des données

20

Ina Motoi et Rose Dufour 2011.

Page 13: Mémoire présenté au Comité interministériel sur …...inconscience, besoin de reconnaissance, désir d'affirmation, désir de popularité et de faire partie d’un groupe, etc

13

scientifiques ou des bonnes pratiques leur permettant de mieux exercer leur profession auprès

d'une clientèle de personnes prostituées.

Nous recommandons des contenus de formation formels dans nos institutions d'enseignement ou

de formation pour un ensemble d'intervenants susceptibles de devoir aider des personnes qui

vivent ou ont vécu dans la prostitution. On peut penser à des contenus dans des domaines comme

la psychologie, la médecine spécialisée, les soins infirmiers, la sexologie, le travail social, etc.

Pour La Maison de Marthe il est important qu'un soutien financier adéquat puisse assurer la

dispensation de conférences ou d'ateliers au grand public et aux intervenants et intervenantes.