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Kofi Yamgnane Mémoires d’outre-haine

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Kofi Yamgnane

Mémoires d’outre-haine

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À mon frère Toussaint LouverturePère de l’émancipation des esclaves NoirsPère Fondateur de la Première République Noire.

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Avant-propos 5

AVANT-PROPOS

Un conte Bassar en CornouailleJe suis arrivé en Cornouaille bretonne en 1964, venant du pays bassar

au Togo. J’ai débarqué en terre inconnue, au sens premier du terme. Malgré la pluie incessante, malgré les morsures du froid, malgré la force féroce des vents… je suis parvenu à y prendre racine. Si mon ascension sociale dans cette région a été exceptionnelle, elle a pris parfois l’allure d’un conte. Mais si les contes sont généralement peuplés de fées bien-faisantes, ils sont aussi truffés de vilaines sorcières et de mauvais génies.

Voici donc le conte, mon conte bassar tel que je l’ai vécu en Cornouaille bretonne.

Comment dire…J’ai souhaité mettre par écrit cette histoire pour apporter une réponse

collective à tous ceux qui m’ont adressé du courrier depuis que je suis entré dans la vie publique en France, c’est-à-dire depuis mon élection à la mairie de Saint-Coulitz en 1989. Certaines de ces lettres portaient des signatures. Celles-là expriment le désarroi ou l’espoir des signataires face à mon ascension. D’autres étaient anonymes. Généralement ordurières, elles hurlaient la désapprobation de me voir à des postes de responsabi-lité politique. Certaines portaient des menaces d’une mort aussi impi-toyable et certaine qu’imminente.

J’ai essayé d’apporter des réponses pédagogiques aux premières, mais il m’était impossible de répondre aux courriers anonymes, puisque je ne disposais pas des coordonnées de leurs expéditeurs. Alors, avec le temps, je me suis résolu, non pas vraiment à leur répondre, mais à montrer au grand public la face de cette France hideuse qui n’a rien à voir avec ce que je crois être la réalité et l’évolution de ce pays.

Si jamais ils lisent cette réponse que je souhaite la plus humaine et la plus claire possible, s’ils vont jusqu’au bout de ce texte que j’ai voulu sans haine et sans colère, j’espère qu’ils y gagneront quelque chose, une paille d’humanité et peut-être même une poutre d’humilité. Je souhaite sincèrement devoir leur rendre un peu service. Peut-être prendront-ils

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alors conscience qu’ils sont restés coincés dans une autre époque qui ne correspond en rien à la France que je connais et qui m’a reconnu comme un de ses enfants, au-delà de mes espérances les plus folles.

Je m’adresse également à la première catégorie de mes correspondants, ceux qui ont mis tout leur espoir en l’amélioration de l’espèce humaine, soulevé par le vote des électeurs de Saint-Coulitz. Je souhaite qu’ils soient ainsi témoins de l’inutile haine que d’autres Français portent dans leur être et transportent avec eux dans leurs actions et dans leurs pensées… partout où ils vont.

Je suis certes un immigré en France, comme beaucoup d’autres hommes et de femmes de ce pays. Mais j’aime la France et je respecte les Français. C’est pourquoi d’entrée, je veux dire que dans ma vie privée, dans mon engagement politique et mes responsabilités publiques pro-fessionnelles ou associatives pour mon pays d’accueil, j’ai toujours été guidé par le souci de concilier la culture de mon pays d’origine, le Togo, avec la culture de cette terre, la France, pour vivre au mieux avec ceux qui m’ont accueilli, les enrichir de mes apports, sans jamais renier ceux qui ont été les témoins de ma naissance et de mon adolescence togolaise.

Dans tous les actes de ma vie quotidienne, j’ai toujours tâché de ne jamais oublier qui je suis, ni d’où je viens, ni le pays où je vis parce que l’immigration comme l’intégration, c’est mon histoire quotidienne. Elles sont gravées dans mon cœur et sur ma peau.

Je respecte ma culture d’origine parce que le contraire serait me renier. Je respecte autant la culture de la France, parce que j’aime la France et que je l’ai choisie pour me construire et que le contraire aurait été le choix insensé de l’exclusion.

J’ai donc toujours considéré qu’il est de mon devoir de tenter de concilier aussi harmonieusement que possible mes deux cultures, pour ne pas vivre en permanence cette espèce de grand écart qui risquerait de nuire non seulement à mon intégration, mais aussi à ma sérénité… En cela, je n’ai rien fait de spécial : je n’ai ni tué le Minotaure, ni même « vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». N’en est-il pas de même des Portugais, des Italiens, des Espagnols ou encore des Polonais et les Algériens qui, en nombre, m’ont précédé !

Contrairement à l’idée reçue, on ne s’intègre pas dans un pays. C’est le pays qui insère en vous ses codes, lentement, et ceci pour votre bien, afin que vous vous sentiez à l’aise dans ce nouveau-chez-vous. Essayez de vivre cinquante ans dans un pays sans en parler la langue, sans en avoir visité les coins et les recoins, sans en apprécier la gastronomie, et dites-moi que vous êtes heureux. Évidemment, vous pouvez faire ce pari stupide.

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Avant-propos 7

Mais n’en faites pas trop tout de même, comme par exemple de vous promener au pôle nord en boubou parce que c’est la culture vestimen-taire de vos origines. Si les Inuits ne sont pas assez généreux pour vous conduire dans un sanatorium, le froid aura raison de vous. Ce qui est certain, c’est que tous vos efforts ne pourront jamais écarter vos enfants de cette loi de la nature. Même les plantes et les animaux s’adaptent à leur environnement.

J’ai également toujours plaidé pour que tous les immigrés ayant choisi de vivre durablement en France, adoptent en conscience, cette même attitude, ce même mode de vie. Cette plaidoirie vaut aussi pour mes compatriotes Français qui ont choisi d’émigrer et de vivre dans d’autres pays que le leur.

En effet, si la culture et les valeurs du pays d’accueil sont mal com-prises et ne font pas l’objet d’une appropriation, l’adaptation et l’intégra-tion des populations immigrées ne se fera pas dans de bonnes conditions. De même si la culture d’origine est dévalorisée, mal assumée, l’identité est et restera floue. Dans cette déchirure peut alors se glisser une violence tournée contre l’autre ou contre soi-même. Concilier ces deux cultures permet à chacun de vivre en symbiose et en unité avec les autres.

Ce qu’il faut d’ailleurs rappeler, c’est que l’échec de l’intégration des premiers issus des anciennes colonies n’a pas été de leur seul fait. Ils ont été victimes de la «  sociologie » et de l’humanisme de la France chré-tienne qui leur enjoignait de ne pas oublier leurs racines. Et le complexe français s’exprime ainsi : « Nous les avons assimilés chez eux. Ne recommen-çons pas la même erreur ici ». L’apprentissage de la langue française n’était pas obligatoire, puisque l’école de la république s’évertuait à enseigner aux générations suivantes les langues et cultures d’origine, l’ELCO bien connue des enseignants ! La polygamie était tolérée. On les agglutinait parfois par villages ou par pays d’origine dans des foyers inhumains et c’est aussi par origine qu’ils se retrouvaient dans les mêmes métiers sans aucune perspective d’évolution sociale. Les pauvres  ! Porteurs d’une logique mal interprétée d’un retour au pays qui le plus souvent ne se réalisait pas, ils croyaient même qu’on leur rendait service.

Mais que dire des immigrés venant de pays jamais colonisés par la France, mais qui sont loin de l’intégration à la française ? Ainsi, nous inter-pellent les deux derniers évènements tragiques dont les auteurs sont l’un, un jeune réfugié tchétchène (venu avec sa famille à l’âge de 6 ans), l’autre un « mineur isolé » Pakistanais (pris en charge par la France en 2018). Le premier, resté pris dans les tenailles de l’islamisme radical meurtrier, manifeste un échec de l’intégration et le second un échec de l’accueil.

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Conte bassar, mode d’emploiDans la droite ligne de ma culture d’origine, je vous présente ce récit

sous la forme d’un conte, un conte bassar en Cornouaille… Et puis le conte n’est-il pas la forme la plus universelle de transmission d’un mes-sage. Pas un hiver sans que le cinéma hollywoodien ne nous sorte un joli conte de Noël. On ne se rend pas compte à quel point l’humain est unique dans sa diversité.

Traditionnellement en pays bassar au nord du Togo, l’année est divisée en deux parties égales de six mois. Entre début mai et début novembre, c’est la saison des pluies. On sème, on sarcle, on entretient, on récolte puis on engrange. Tous les villageois sont alors exclusivement occupés à ce seul travail afin de produire et d’emmagasiner la nourriture nécessaire à leur clan pour toute l’année.

De fin octobre à fin avril, c’est la saison sèche. Les récoltes sont faites et engrangées. C’est la période de la chasse pour les hommes adultes initiés. Ils partent en brousse pour deux à quatre semaines pendant lesquelles ils abattent les animaux qui fourniraient la viande pour l’année. Pour traquer les animaux, ils allument des feux de brousse qui ne peuvent plus endommager les cultures puisque les récoltes sont déjà rentrées. En même temps, cette pratique d’écobuage permet de produire ce qu’il faut en engrais phosphatés et potassiques pour les cultures de la saison suivante. Les animaux abattus sont dépecés ; leur viande est boucanée et séchée sur place puis rapportée au village à la fin de la période de chasse pour la consommation collective.

En  France la pratique de la chasse a été longtemps réservée à la noblesse puis à la classe dirigeante. Après une rude bataille, les classes populaires ont pu bénéficier elles aussi de ce droit. Ici, le produit de la chasse est faisandé ou immédiatement congelé, pour être consommée chez soi ou bien au restaurant le moment venu. On l’appelle viande de venaison ou gibier. Le gibier est recherché et apprécié par les grands Chefs étoilés pour leur clientèle huppée.

Là-bas, pendant que les initiés adultes traquent agoutis, pintades sau-vages, cobes de Buffon, antilopes, buffles, éléphants, hippopotames et autres rhinocéros, les hommes les plus âgés restent au village avec les femmes et les enfants. Ils ont en charge l’éducation et la formation des jeunes : initiations, contes à enseignement moral… etc.

Dans toutes les provinces de France aussi, le conte a été longtemps pratiqué afin d’instruire le peuple paysan pour lequel l’école était loin-taine, inaccessible. Il commençait toujours par l’incontournable expres-sion : « Il était une fois… »

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Avant-propos 9

En Bretagne en tous cas, dans la culture paysanne traditionnelle, les contes furent très populaires. Mendiants, chiffonniers, meuniers, de génération en génération, tout le monde savait dire les contes au coin du feu. Il s’agissait bien souvent des aventures de paysans en proie aux tour-ments du l’Ankou, aux menaces diverses et aux histoires merveilleuses de l’Église. Ils commençaient toujours leur histoire extraordinaire par de petites introductions comme celle-ci :

« Gwechall, gwechall… An istor man n’eo ket gevier » (« autrefois, autre-fois… Cette histoire-ci n’est pas un mensonge »).

Le conte bassar quant à lui, se fait le soir venu, devant le feu de bois qui crépite dans la cour, en deux séances par semaine. Ainsi, chaque saison qui ne dure que 26 semaines, 52 contes sont récités. C’est pour respecter cette ancestrale tradition que mon récit, qui n’est rien d’autre qu’un conte, mais un conte écrit, se présente également en 52 veillées.

J’ai décidé de présenter ce livre sous cette forme, juste pour célébrer ma double culture et ma double appartenance, en mariant l’écrit et l’oral. De  toutes les façons aujourd’hui, même en Afrique, les enfants apprennent ces contes dans les livres. On ne peut que s’en féliciter. Les enfants de l’Afrique centrale peuvent ainsi comparer les leurs à ceux de l’Afrique de l’Ouest.

Illustration, photo de la concession Yamgnane à Bangéli  : « Voici la soukhala (concession) du clan Yamgnane  ; un ensemble de chaumières circulaires à toits coniques et son baobab sacré »

La tradition dans le conte bassarAvant de commencer, le conteur bassar dit une formule magique

dont seuls les initiés connaissent le sens… § Le conteur : « dati », traduction approximative : « prêtez-moi la parole » § Le public des auditeurs  : « daioh  », traduction  : «  la parole vous est donnée »Le conte peut maintenant commencer.Vous retrouverez donc cette formule au début de chaque veillée.De même le conteur invariablement termine son récit par la formule

suivante : § « Ce qui est dit est dit. Ce qui n’est pas dit est dit aussi, et… là où j’ai trouvé ce conte, je le remets ».

§ Et le public répond : « Que les mânes de nos ancêtres et le Dieu Tout-Puissant t’accorde un sommeil réparateur… et que la nuit te procure le repos ; qu’elle soit pour toi une puissante et sage source d’inspiration ! »

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Et enfin au début et à la fin de chacune de nos veillées, je psalmodie-rai cette gracieuse tirade empruntée à un courrier anonyme parvenu en Mairie de Saint- Coulitz et adressée au « maire noir ». Elle est exception-nelle. La voici :

« Il faut vraiment n’être qu’un breton, taré, ignare, alcoolique et dégé-néré… pour n’avoir trouvé qu’un nègre à installer dans votre mairie !Ah Miam-Miam ! si tu veux vivre chez nous, tu n’as qu’à savoir te tenir.Tu manges déjà tout notre pain et tu prends nos femmes…Et maintenant tu veux aussi nous gouverner, nous commander…Ça suffit. Ça n’arrivera jamais ! Sale con de nègre, retourne chez toi !Espèce de macaque, gros singe noir, remonte dans tes arbres… Miam Miam y’a bon !… tes ancêtres se tapaient au menu un missionnaire… »

En écrivant cette réponse collective à tous les anonymes qui refusent de voir l’évidence de l’évolution colorielle de la société française moderne, et compte-tenu précisément de ces circonstances singulières qui m’obligent à faire une réponse à mes correspondants anonymes, je n’ai pas la prétention de convertir tous les Français à la tolérance, à l’ou-verture aux autres, au renoncement à l’antisémitisme et au racisme… J’essaie seulement d’apporter ma petite pierre à l’édifice du mieux-vivre-ensemble que la très large majorité de mes compatriotes souhaite pour eux, pour leurs enfants et petits-enfants ainsi que pour notre pays.

Peut-être aussi aurai-je ainsi modestement contribué à enrichir la culture française tout en faisant découvrir à mon pays d’adoption un nouveau pan de la culture bassar.

La République menacée par ses racistes« La France ! France-Mère-Patrie, France-Fille-Aînée de la très Sainte Église

Universelle et Éternelle, Catholique et Apostolique ! France-des-Lumières… », c’est ainsi que l’école française de la Mission catholique de Bassar m’a appris à décliner les glorieux noms de la France !

Mais alors, que se passe-t-il dans le « Royaume de France », comme dirait Jean Ferrat ?

Depuis qu’elle a coupé la tête de son roi, la France se définit comme une République une et indivisible. Dès lors tenter d’exclure un membre de ce peuple rebelle, prêt à s’emballer pour la moindre cause, sous pré-texte de la couleur de la peau, de la confession, du genre, de la pratique sexuelle…etc. ne serait-ce pas entreprendre de diviser la République ?

Inimaginable ! Ce que je souhaite en publiant ce conte, c’est sensibi-liser la communauté nationale pour qu’elle prenne vraiment conscience

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Avant-propos 11

que si la République est un bloc, une et indivisible, le peuple de France est quant à lui, une composition.

Ce récit je ne le veux pas triste, encore moins désespéré. Il est scandé en 52 veillées comme autant de strophes de la même chanson, avec un refrain unique. Je le voudrais « supermarché d’idées qui ne craint pas les contradictions ».

Je vous invite à venir avec moi déguster ce conte bassar écrit en fran-çais, ma langue d’adoption. En poussant la porte de mon supermarché, vous ne consommerez pas du congelé ou de la conserve, ni du boucané. Vous participerez à une cuisine de réflexion, à un débat, à la rencontre et à la confrontation entre les racistes et leurs victimes, afin de nous enri-chir mutuellement de nos expériences multiples dans notre société si vivante et en mouvement si rapide et si aléatoire.

Par ailleurs, j’ai décidé, en toute lucidité et en responsabilité, de pré-senter à mes lecteurs, en fin de récit, un portfolio de documents origi-naux, une espèce de livret d’images constitué de certains des courriers reçus sélectionnés à cet effet, et auquel j’ai donné le titre dont je souhaite que sa sentence ne se réalise jamais, La République menacée par ses racistes. Images grossières, vulgaires ; images d’une violence inouïe… et pourtant, croyez-moi, ce ne sont pas les courriers les plus radicaux que j’ai choisis et que je vous donne à voir… J’écris sans haine et sans colère, juste pour soigner les plaies des pauvres hères qui se sont trompés de colère et pour amener les autres, la multitude, à le savoir. Et enfin, parler de tout cela, l’écrire… ne serait-ce pas une façon de me guérir du profond trauma-tisme que j’ai vécu et partagé avec ma famille et mes amis ? Cette idée m’a été suggérée par certains de ces derniers, durement choqués, parce qu’ils n’imaginaient même pas l’existence de cette infâme partie de la France. La découverte et la lecture de mon courrier les a tout simplement assommés…

« …Miam Miam y’a bon ! …tes ancêtres se tapaient au menu un mission-naire… », disent mes correspondants. Oui peut-être que mes ancêtres se tapaient au menu un missionnaire…  ! Mais que faisaient-ils donc chez mes ancêtres, vos missionnaires ? Y avaient-ils été invités ? N’étaient-ils pas venus là de leur propre initiative ? N’étaient-ils pas venus là, le plus sou-vent guidés par la générosité, la charité et l’amour chrétien du prochain ? Et moi je suis un authentique produit de ces missionnaires dont certains, paraît-il, auraient été bouffés par mes ancêtres. N’étaient-ils pas venus là, porteurs de l’illusion colonialiste prétentieuse de la mission de civilisa-tion et d’évangélisation de peuples qui n’avaient invité personne, mais qui avaient la culture de l’hospitalité, et qu’on qualifiait pourtant de sauvages ?

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Hélas pour eux ! En toute connaissance de cause ou peut-être, pour certains, à leur corps défendant, ils ont accompagné la mission prédatrice coloniale qui devait assujettir et piller, au besoin par l’usage de la baïon-nette. Je suis désolé qu’ils aient terminé leur vie dans un court-bouillon. Et c’est pourquoi moi je leur ai rendu hommage pour leur « martyre », car, en venant ici chez eux, je témoigne de leur travail dont je suis un fruit exemplaire et pour tenter d’accomplir ma propre mission, la récon-ciliation. Me voici donc, « Monsieur Vendredi en Cornouaille  », comme dirait mon ami et frère Gaston Kelman, vous connaissez ! Celui qui est « Noir et n’aime pas le manioc ».

Alors j’ai commencé par remettre les choses dans leur contexte. Les Français du xxie ne sont pas directement concernés par les actes et les paroles de leurs ancêtres esclavagistes ou colonisateurs. De  même, les Africains actuels ne sont que les pauvres descendants de leurs aïeux escla-vagistes ou colonisés. La réconciliation entre ces deux groupes d’humains se fait au nom de leurs ancêtres respectifs. C’est là que se situe la diffi-culté  : réconcilier des gens qui théoriquement ne devraient avoir rien à se reprocher parce qu’ils ne sont pas responsables de leurs aïeux ! Et pourtant certaines postures adoptées par les uns et par les autres peuvent nous empêcher de vivre ensemble…

« C’était la guerre », comme me dira le Général Massu, plusieurs décen-nies après son œuvre de chef-colonisateur-pacificateur du peuple bassar du nord Togo auquel j’appartiens !

Toujours est-il que dans un raccourci éblouissant, l’Histoire coloniale de la France racontée aux petits Français tient en une phrase : la colonisa-tion, c’est la merveilleuse histoire d’hommes civilisés, pratiquant la vraie reli-gion, ayant tout abandonné chez eux, partis là-bas soit en militaires prêts à donner leur vie pour faire la paix entre les tribus de sauvages qui passent leur temps à s’entre-tuer ou bien alors en chrétiens-amis-de-la-vérité-de-la-charité-et-de-la-bonté, pour apporter la parole de leur Dieu unique… mais qui ont été bouillis-mangés par ces africains-sauvages-animistes-fétichistes-cannibales.

N’est-ce pas le catéchisme laïc que la République a enseigné à ses enfants ? Mais je persiste à vous rassurer : si je relate de façon lapidaire certains faits, ils n’ont laissé en moi ni haine ni colère pour ce pays que j’ai choisi et que j’invite à se tourner avec moi vers l’avenir.

Mon seul désir est de dire quelques faits afin de tenter d’apporter un « supplément d’âme » utile au « roman national ». Hélas je dois, pour bien faire la part des choses, reconnaître que les préjugés, le mépris et les fantasmes européens qui ont historiquement justifié l’esclavage, le colonialisme et par la suite le racisme (si ce n’est pas l’inverse !), n’ont pas

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Avant-propos 13

disparu en France malgré les indépendances des colonies ou peut-être à cause d’elles…

«  Ah Miam-Miam  ! si tu veux vivre chez nous, tu n’as qu’à savoir te tenir… » Et comme pour mettre à jour cette affirmation, un jour, une mère de famille m’appelle en mairie depuis Orly, ville de la banlieue sud de Paris.

« Écoutez Monsieur le maire, j’ai appris par la télévision que vous êtes originaire du Togo, de la tribu des Bassar. Mon fils est parti dans votre pays en me laissant sa femme et ses trois enfants. J’ai su qu’il s’était laissé « embar-quer » par une des filles du Chef de votre tribu et depuis, je n’ai plus eu de lui aucune nouvelle. Je ne sais s’il va revenir ni quand… Je pense d’ailleurs que les vôtres l’ont mangé… parce que plus personne ne sait où il se trouve… »

Pauvre femme, mais surtout pauvre mère que je plains vraiment. Pauvre résidu d’un monde préhistorique, qui croit encore au mythe de ces hommes-animaux-sauvages qui n’hésitent pas à dévorer des humains. Je lui ai répondu volontairement sur le même ton et à travers le même prisme déformant, puisqu’elle ne m’a pas laissé d’autre choix…

« Alors c’est sûr, Madame, lui dis-je, si plus personne ne sait comment le retrouver, c’est que les miens l’ont mangé en effet. Je m’en vais m’en enquérir sur-le-champ et je vous tiens au courant, en sachant que si votre fils a été dévoré par mes frères sauvages restés au village, qu’il a été digéré et expulsé sous la forme que vous savez, alors là, ma pauvre dame, vous n’aurez plus que vos yeux pour pleurer… À bientôt, Madame ».

Je regrette aujourd’hui cette colère froide mais réelle, cette réaction indigne de moi, qui m’a ramené presque à son niveau. J’aurais dû plutôt tenter de l’éduquer, la former, lui apprendre que de par le monde, des hommes et des femmes abandonnent leurs conjoints et leurs enfants, quand ils tombent dans les bras d’une dulcinée à Manhattan, en Papouasie, en Angleterre, à Kuala-Lumpur ou à Lomé.

On ne compte plus, par exemple, le nombre d’Africains qui, séduits par de belles Bretonnes, Alsaciennes ou Normandes, ont oublié femmes et enfants, ainsi que l’agouti de leur menu, remplacé par un père dodu (… oh pardon ! un curé dodu !). De même on ne compte plus le nombre de Français, Allemands, Anglais, Italiens, Belges… qui, séduits par de belles Camerounaises, Maliennes, Congolaises… ont oublié chez eux femmes et enfants ainsi que la potée aux choux de leur grand-mère, remplacée par le poulet-bicyclette à la « sauce-kilomètre ». Mais j’ai su me rattraper autrement, rassurer une pauvre mère en larmes et en même temps mener l’enquête pour retrouver son fils.

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Je téléphone au colonel, chef du renseignement au Togo, qui se trouve être de la même ethnie que moi. L’enquête qu’il lance aussitôt pour retrouver le blanc-manger dure tout juste un quart d’heure. Voici le dis-paru au téléphone, face au colonel très énervé et qui lui parle en langage très militaire :

– Monsieur, expliquez maintenant à Monsieur le maire de Saint-Coulitz (votre compatriote !) sous quelle forme ses frères bassar vous ont mangé ! Allez, je vous écoute, lui aussi vous écoute !

– « Monsieur le maire, murmure le blanc-manger au bout de la ligne, je vous prie de pardonner à ma mère ; elle n’est jamais sortie d’Ile-de-France. Elle ignore qu’il existe des peuples ailleurs qu’en France et qui peuvent être bons et peut-être même meilleurs que son propre peuple… Moi je suis parti parce que la société française m’était devenue insup-portable. J’étais oppressé au-delà de ce que vous pouvez imaginer, parce que j’étais devenu un numéro. Ma vie se résumait au slogan connu  : « RER-métro-boulot-dodo ». Ici au Togo, je me sens et je suis réellement un homme heureux avec plein d’amis et de considération… je vis désor-mais dans une société où le concept de fraternité n’est pas un vain mot ! Là-bas il est juste inscrit sur le fronton de nos édifices, mais il n’a aucune réalité. Ici il n’est écrit nulle part, mais la fraternité est juste quotidienne-ment pratiquée. Si seulement notre pays, la France, avait été capable de créer une telle société, avec les moyens dont nous disposons par ailleurs, comme nous serions heureux ! La France serait le paradis sur terre… »

– « Écoutez-moi, cher Monsieur, je vous demande seulement d’appe-ler sur-le-champ votre mère pour la rassurer et surtout lui dire ce qu’elle doit faire de votre épouse et de vos enfants abandonnés à sa charge. Pour le reste, nous aurons sans doute l’occasion d’en parler, vous et moi, soit à votre retour en France, soit au mien au Togo… »

Que dire de plus, sinon que cette pauvre dame, comme j’espère que c’était le cas pour l’auteur du texte que je vous ai présenté ci-dessus, qui a écrit sans réfléchir, cette pauvre dame, oui, a parlé sans réfléchir. Elle ne réfléchira que plus tard lorsque je la rappellerai pour lui annoncer le miracle : son fils-mangé-par-les-miens est ressuscité d’entre les morts et m’a promis qu’il lui téléphonerait pour… lui donner de ses nouvelles.

Je vous encourage à lire et relire ce texte d’anthologie que j’ai pris comme refrain de mes contes, un texte authentique, écrit de la main d’un Français non moins authentique et communiqué par le Français authentique que je suis…

Chez moi en Bretagne on dirait en breton, « An istor man n’eo ket gevier » (« cette histoire-ci n’est pas un mensonge »).

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Avant-propos 15

Véritable appel répété ad nauseam à la haine raciale, ce refrain est le concentré de ce que vous découvrirez tout au long de ce récit, oui, un concentré de haine, que dis-je, d’outre-haine dont sont capables des citoyens français, nés en France métropolitaine, blancs et titulaires de l’inégalable et infalsifiable Carte Nationale d’Identité Française !

C’est le refrain à reprendre à la fin de chaque veillée de ce conte, telle la chanson, comme je l’ai déjà dit, que les villageois africains psalmo-dient devant le feu, le soir venu, à l’heure des contes.

Illustration  : «  …Miam Miam y’a bon  !… tes ancêtres se tapaient au menu un missionnaire… »Y ajouter la photo du « duo d’enfants », un Noir et un Blanc avec le commentaire : « …voici deux enfants innocents mais, devenus grands, le Noir mangera-t-il le Blanc qui aura fait de lui un esclave ou un colonisé privé de tous ses droits » ?Non ! la guerre des races, désormais interdite, n’aura pas lieu !

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Première Veillée Le miroir colonial brisé 17

Première Veillée LE MIROIR COLONIAL BRISÉ

À l’école de la Mission de la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine…

Déjà lorsque j’étais à l’école primaire de la Mission de la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine de Bassar au Togo, en classe de CM2, j’avais alors 10 ans, j’ai connu dans mon propre pays l’humiliation, le mépris et l’injustice.

En effet, ce jour-là, nous avons eu l’insigne honneur de recevoir la visite du commandant du Cercle de Bassar, une sorte de super-préfet blanc installé là par le gouvernement de la République française : admi-nistrateur, chef de la police, chef de l’armée territoriale, chef suprême de tous les chefs traditionnels… jouissant du droit de vie et de mort sur tous ses sujets, simples indigènes sans aucun droit ! Amadou Hampaté Bâ les appelait « les dieux de la brousse » !

C’est son auxiliaire, son supplétif, qui est le Chef de la Mission en même temps qu’il est directeur de l’école. Nous l’appelons Père-directeur. Mais les fidèles l’appellent « Révérend ». Son rôle premier est celui que lui a assigné le pape Alexandre VI, déclarant le 3 mai 1493 : « … que la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées (…) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi… ». Mais notre Père-directeur en veut davantage, qui a à cœur en plus de préparer les petits indigènes à l’obéissance absolue et dont la mission sera de justifier, de protéger, d’amplifier et de proroger l’œuvre de la colonisation, ses valeurs et son idéologie.

Le Père-directeur donc, chef de la Mission de la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine, nous rassemble pour l’accueil : Marseillaise, jeux divers et nombreux divertissements…etc., en l’honneur du commandant. Nous avions été briefés comme il se doit : après la Marseillaise, nous avons entonné Nos ancêtres les Gaulois puis terminé par Ma Normandie, célèbre chanson française composée par Frédéric Bérat, dont je vous sers ci-dessous seulement le premier couplet :

« Quand tout renaît à l’espérance,Et que l’hiver fuit loin de nous,

– Dati !– Daioh ! Il faut que je vous raconte…

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Sous le beau ciel de notre France,Quand le soleil revient plus doux,Quand la nature est reverdie,Quand l’hirondelle est de retour,J’aime à revoir ma Normandie,C’est le pays qui m’a donné le jour ».Etc., etc.

Chantée à tue-tête sous les tropiques, dans la chaleur moite et étouf-fante de Bassar au Togo, par des enfants noirs nus de la tête aux pieds, au ventre ballonné, ne sachant même pas situer la Normandie sur une carte de France, cette chanson est-elle autre chose qu’un hymne à la France colonialiste et au reniement de soi-même ?

Jusqu’à ce jour, on a bien du mal à évoquer le vrai visage de la coloni-sation. Elle a été instituée et s’est fait accompagner, par un « peuple » de névrosés, racistes, colonialistes civils et militaires, commerçants véreux, missionnaires, criminels dépravés, souvent indésirables dans leur propre pays, renvoyés dans les colonies pour y assouvir impunément et sans limite leurs innombrables et innommables déviations. Elle a été imposée par la violence des armes et accompagnée par de véritables boucheries que même des esprits réputés aussi «  libéraux  » qu’Alexis Tocqueville, bien que choqués et scandalisés, n’ont pourtant pas manqué de tenter de justifier. De  la traite des Nègres aux spectacles ordinaires des zoos humains, en passant par ce moment de consensus national que fut en France l’Exposition Coloniale Internationale de  1931, la colonisation a surtout été une terrible blessure pour les peuples victimes, de même qu’elle a profondément marqué, n’en déplaise à Zemmour, la vision des peuples dominants.

Dès lors, est-ce par honte de l’Histoire ou par mépris pour nous autres que cette mémoire a été expurgée des manuels scolaires français ?

«  Des programmes allégés (au mieux  !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et moins capables d’assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées  : c’est toute la mémoire d’une jeunesse qu’en fidèles héritiers de Jules Ferry puis de Guy Mollet, les faussaires en place, manipulent ».

Et un enseignant prophétise : « La décolonisation, les guerres coloniales d’Indochine ou d’Algérie, c’est un peu comme une étoile qui s’éloigne ; ce n’est déjà plus qu’un point dans le ciel ». Un point, si toutes choses demeurant égales par ailleurs, que demain on ne verra plus.

Comme dit Pascal Blanchard : « …que la constitution d’un empire colo-nial ait eu sa place au panthéon des mythes républicains ne fait aucun doute

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et ne doit surprendre personne…Que l’on souhaite l’en faire sortir sans tapage est une autre histoire… ».

Inacceptable sans débats pour les esprits réputés cartésiens du peuple français.

Non vraiment, la France ne peut pas oublier ou faire semblant d’avoir oublié son histoire, car l’histoire coloniale, même très complexe, est aussi l’Histoire de la France, celle de sa relation à l’Autre, celle de la République hors de ses frontières, celle d’une France devenue multiculturelle, celle d’un pays où le national et le colonial sont, depuis longtemps déjà, inti-mement liés…

La colonisation française de l’Afrique, « belle aventure intellectuelle… » dont le bilan doit être forcément « globalement positif » a été, sur bien des points, semblable à un lavage de cerveau digne des goulags de l’ex-URSS. Non pas le goulag dans lequel sont jetés les impies, ceux, autochtones ou étrangers, qui refusent le catéchisme idéologique du régime. Non, le goulag des seuls autochtones considérés par les conquérants comme des bêtes de somme, esclaves dans leurs propres pays ! Le goulag colonial à la française !

Même moi, je n’ai pas appris à parler le bassar, ma langue maternelle, à mes enfants, mais je me suis surpris un soir, il y a seulement 5 ans, à chanter cette fameuse « Ma Normandie » comme berceuse à ma petite-fille ! Double illustration de l’effet de la puissance et de la profondeur de la colonisation : un lavage de cerveau, je vous dis !

Et comme nous l’a très sérieusement expliqué le Père-directeur, un seul écolier pouvait poser une seule question au commandant. J’avais été désigné pour poser la question au nom de toute l’école rassemblée pour la circonstance. Pourquoi moi et pourquoi juste ce jour-là ? Tout simple-ment parce que j’étais considéré par tous comme le meilleur, c’est l’argu-ment utilisé par le Père-directeur lui-même : en calcul, en rédaction, en sports, en conduite et en…catéchèse ! Sacré Père-directeur : il ne s’est pas même inquiété de savoir au préalable la question que je voulais poser. Il me faisait confiance…il m’avait si bien instruit, si bien éduqué ! Ne m’avait-il pas baptisé, « premier-communié », fait confirmer par l’évêque lui-même qui avait expressément fait le déplacement…

À propos de baptême, le Père-directeur, après m’avoir enseigné le caté-chisme et les premières bribes de la Bible, m’a baptisé sous un prénom chrétien qu’il m’a autorisé à choisir tout seul librement. J’ai choisi le prénom catholique de Martin ! Pourquoi Martin ? Parmi toutes les his-toires plus ou moins merveilleuses de la vie des premiers chrétiens, il m’avait raconté qu’un soldat romain traversait la ville de Tours en pleine

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nuit d’hiver. Il aperçut du haut de son cheval un pauvre hère dépenaillé allongé dans la neige. N’écoutant que son cœur de chrétien fraîchement converti, il sauta de sa monture et à l’aide de son épée, il fendit son man-teau en deux et couvrit le mendiant d’une des deux moitiés avant de repartir comme il était venu. N’allez surtout pas imaginer que ce faisant, il aurait détourné les fonds de l’armée romaine. Non ! L’histoire explique que chaque soldat romain devait payer de sa poche la moitié du prix de son équipement. Ainsi, la moitié du manteau offerte au mendiant n’était rien d’autre que celle qu’il avait payée de sa poche, donc la propriété personnelle de Saint-Martin de Tours. C’était son nom…

Et donc, j’ai choisi ce prénom de Martin et expliqué au Père-directeur que, mieux que mon Saint-Patron, je couvrirais la « nudité  » de toute l’humanité avec mon manteau tout entier, quand je serai grand !

Je dois avouer, la gorge nouée de regret, que devenu adulte et res-ponsable professionnel autant que politique, aucun de mes manteaux n’a suffi à couvrir, ne fût-ce que la détresse d’un seul habitant de Saint-Coulitz, a fortiori la « nudité » de l’humanité ! La vie est impitoyable !

Alors voilà, je me lance avec l’inconsciente assurance de mon âge et de ma condition :

« Monsieur le commandant, nous savons que c’est grâce à vous que nous avons appris à parler français, à écrire, lire et compter. Vous nous avez fait enseigner l’Histoire de la France-Mère-Patrie. Nous savons ainsi que Charles Martel a arrêté l’invasion barbare des Arabes à Poitiers pour que la France reste la France. Nous savons que Jeanne d’Arc, la « Pucelle d’Orléans » sur instruction divine, a bouté hors des frontières de notre Patrie les Anglais de la « perfide Albion », mais que ceux-ci l’ont arrêtée puis brûlée sur des fagots de bois, avec la complicité du bien nommé Mgr Cauchon évêque de son état.

C’est ainsi que nous savons aussi que le peuple de votre pays a coupé la tête de son roi, mieux, qu’il a tué la Royauté en même temps que l’idée même de la Royauté et réinventé la République comme dans la Grèce antique, pour que désormais tous les Français, hommes et femmes, soient des citoyens libres, égaux et fraternels et n’aient plus à payer ni la dîme, ni la gabelle, ni aucun autre impôt. Comment ne pas vous être reconnaissants  ? Comment ne pas vous remercier du fond de nos cœurs, de votre haute bienveillance  ? Mais nous aimerions savoir pourquoi alors vous comportez-vous comme un roi chez nous ? »

J’avais à peine terminé ma question que la sentence est tombée, lourde : « Tu es un enfant impoli, mal élevé, mal éduqué, insolent… » a rugi le commandant. Au signe de tête en direction du Chef de sa garde, et sans même m’en rendre compte, j’étais déjà allongé par terre, tenu par

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des gardes costauds, sur le ventre, les bras en croix et les jambes écartées. À l’ordre du Père-directeur, mon maître, le maître indigène Pierre m’a assené sur les fesses 25 coups à l’aide d’une branche de goyavier bien flexible. Des lambeaux de peau et de chair détachés de mes fesses avaient trempé et rougi de sang mon short tout neuf… Les cicatrices de cette sauvagerie, encore visibles aujourd’hui sur mes fesses, en témoignent…

Le Père-directeur n’a rien dit. Maître Pierre, quant à lui, a fondu en larmes après sa corvée accomplie…Pas moi ! Je comprendrai bien plus tard que l’histoire des hommes s’écrit ainsi : il y a les puissants, les forts, les riches, les premiers de cordée, ceux qui sont protégés de tout et qui pos-sèdent tout… et puis il y a les autres, les misérables, ceux qui n’ont rien, ni droit à rien : maître Pierre et moi-même étions de ceux-ci.

Je n’en ai voulu à personne car je venais de comprendre que j’avais posé la pointe acérée de mon couteau bassar là où ça fait mal, très mal aux colonisateurs blancs… Pour la première fois et d’instinct, j’avais compris où se trouvait la faiblesse du « Dieu de la brousse  », celle de son pays et de son système de domination qu’est la colonisation. Et je fus heureux d’avoir ainsi mis à nu le grand commandant, représentant plénipotentiaire de la France-Mère-Patrie, la France des Lumières, la France-Éternelle !

Cet événement a constitué pour moi tout à la fois le début et la fin de mon « éducation civique et sentimentale ». En même temps que je ressentais ce qu’un être humain était capable d’accomplir au nom de la passion pour sa vocation, en même temps j’éprouvais pour la première fois des sentiments mêlés de colère, d’injustice, de lâcheté, mais aussi de compassion pour mes bourreaux.

De ce jour-là, je n’ai plus jamais pu regarder ni le commandant, ni le Père-directeur, comme pouvant prétendre m’être supérieurs… Ils ne l’ont plus jamais été, ni eux, ni aucun autre Blanc, y compris le gou-verneur qui gouvernait le Togo depuis Lomé au nom du président du Conseil, Chef du gouvernement depuis Matignon à Paris, y compris le gouverneur Général qui gouvernait l’AOF depuis Dakar, au nom du pré-sident de la République depuis le Palais de l’Élysée !

En même temps et tout simplement, j’ai ressenti et reconnu et compris pour la première fois l’injustice dont ma mère me parlait certains soirs à la veillée, le soir des cours locaux de l’histoire de mon clan familial, des contes moraux et éducatifs, devant le feu de bois qui crépitait. J’ai compris cette incroyable histoire de ma famille : le suicide de Ninéri, mon grand-père maternel. Il avait seulement vingt-et-un ans… m’a dit ma mère.

Réquisitionné (ou plutôt arbitrairement désigné pour travaux forcés !)

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par le Chef du village sur injonction de l’Administration coloniale pour porter sur ses épaules le hamac du commandant de Cercle, mon grand-père maternel Ninéri avait osé dire au Chef devant le commandant :

« …en dehors d’un cas de maladie l’empêchant de marcher », déclara-t-il, moi je ne porterai jamais sur mes épaules ou sur mon dos un homme bien portant, pouvant se déplacer de façon autonome, sous prétexte qu’il est Blanc et qu’il n’admet donc pas de poser ses pieds dans ses beaux escarpins dans la poussière de la rouge latérite de chez nous… Non, chef, portez-le vous-même si vous pensez qu’il a tous les droits, y compris celui de ne pas poser ses pieds par terre ».

Celui que le commandant a qualifié de « forte tête » et désigné comme tel à sa garde, fut aussitôt jeté à terre et tabassé à en perdre connaissance. Les gardes lui posèrent alors les poignées du hamac sur les épaules et ten-tèrent de le remettre debout. Dans un ultime effort, il réussit à sortir son couteau qui ne le quittait jamais et à se donner la mort d’un coup porté à la gorge… sacrifice suprême sur l’autel du mépris et de la haine. Car aux colonies, le droit à l’insoumission des indigènes n’existait pas, pas plus qu’il n’a existé en France en 14/18 pour « les fusillés pour l’exemple », ni plus tard pour les jeunes Français de Métropole face à la guerre d’Al-gérie…que la plupart ne voulaient pas faire. Dans un cas comme dans l’autre, le prix à payer pour le droit à l’insoumission était la mort…

Comment de telles violences ont-elles été possibles contre des humains, dans la plus totale impunité ?

Ah « le temps béni des colonies ! »Mon châtiment à moi était donc peu de chose, mais il rejoignait dans

son principe ce sentiment d’injustice mortifère que j’ai alors ressenti et qui me poursuit encore aujourd’hui, y compris dans mes rêves d’adulte. Même à 70 ans, lorsque je prends ma douche comme je le fais tous les matins avant d’attaquer mes activités et que ma main rencontre ces mau-dites cicatrices sur mes fesses, je ne peux pas m’empêcher de penser au supplice gratuitement infligé à mon grand-père maternel Ninéri, ni à mon propre châtiment tout aussi gratuit… Alors la nausée me monte à la gorge et il m’est même arrivé de vomir… parfois. Cela a toujours eu le don de me mettre d’une exécrable humeur, le temps d’arriver à mon bureau…à une heure de route de là. Cette souffrance permanente est devenue ma compagne et m’a appris à savoir faire le dos rond devant n’importe quelle méchanceté humaine… Non décidément, les moutons ne font pas des chèvres : j’ai une lourde ascendance et je l’assume…

J’ai compris aussi et surtout, et ce fut pour moi comme une révé-lation extra-humaine, que la Mission d’évangélisation et de civilisation

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(quelle prétention  !) de la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine de Bassar, dont les missionnaires nous chan-taient à longueur de journée les louanges du fondateur, le Christ né dans une étable, de la Parole de Dieu lui-même, d’une femme vierge et sans mari – ne serait-ce pas la première Gestation Pour Autrui (GPA) de l’His-toire de l’Humanité  ? - GPA pourtant aujourd’hui farouchement niée, reniée et combattue par l’intégrisme catholique français ; oui le Christ venu sur la terre pour rassembler « tous les hommes et les couvrir tous de son amour divin », le Christ du Sermon sur la Montagne, le Christ tor-turé et massacré par des Juifs, le Christ mort sur la Croix et ressuscité…oui j’ai bien compris que la mission d’évangélisation de la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine de Bassar donc, n’était qu’une injure au Christ lui-même, une imposture venue là pour accompagner de son goupillon de malheur, le sabre meurtrier du colon. Quelle immense « révélation » !

Aujourd’hui, comment pourrais-je m’empêcher de penser en ces temps de grande turbulence morale pour la très Sainte Église Universelle, Catholique, Apostolique et Romaine et ses prélats convaincus de pédo-philie sur les enfants qui leur ont été confiés à des fins d’éducation, oui comment pourrais-je m’empêcher de penser que ces dépravés n’ont, d’au-cune façon, respecté le corps des «  négrillons et négrillonnes  » à leur service ?

Comprenez-moi, comment m’empêcher d’imaginer les sauvages obs-cénités auxquelles certains missionnaires ont pu se livrer sur les jeunes convertis : catéchumènes, écoliers, enfants de chœur…etc., dans ces loin-taines contrées où ils étaient « lâchés » sans aucun contrôle, sans aucune surveillance, sans aucun compte à rendre à qui que ce soit ?

J’en éprouve en même temps dégoût, honte et colère  ! Et comme aujourd’hui, grâce à leurs luttes pour la dignité et contre l’impunité, tous les citoyens du monde ont conquis le droit de poursuivre en justice les coupables de ces crimes, je me réjouirais que des plaintes soient déposées contre eux tous, colons, missionnaires, commerçants et tous autres affai-ristes… pédophiles morts ou vivants…qui ont malheureusement commis tant de crimes, prescrits ou non, contre une grande partie de la jeunesse africaine ! Et je ne suis pas tout à fait seul à le souhaiter, la très sérieuse association Internationale de la Libre Pensée (AILP) mène actuellement une campagne internationale contre les crimes des Églises…

Ainsi allait la vie dans les pays africains noirs colonisés, convertis et civi-lisés par la France-Mère-Patrie, la France-Éternelle fille aînée de l’Église, au «  temps béni des colonies » … Et pour moi et pour quelques-uns de

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mes petits camarades, cela a été l’éveil de la conscience politique devant cinq siècles d’esclavagisme et de colonialisme au compteur du véhicule « civilisateur » de la France-Mère-Patrie ? Assurément !

Morale du conte Le principe d’identité et le principe de causalité sont les deux seuls principes qui établissent les frontières entre l’Homme et l’ani-mal. Ceux qui ont inventé puis pratiqué l’esclavage suivi de la colonisa-tion ont ignoré ces deux principes : peuvent-ils aujourd’hui être qualifiés d’humains ?

Ce qui est…

– …ce qui est dit est dit… Ce qui n’est pas dit est dit aussi, et… là où j’ai trouvé ce conte, je le remets…

– Que les mânes de nos ancêtres et le Dieu Tout-Puissant t’accorde un sommeil réparateur… et que la nuit te procure le repos ; qu’elle soit pour toi une puissante et sage source d’inspiration !

Refrain…

Texte d’illustration : « …que la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées (…) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi… »Exaltation du pape Alexandre VI, prononcée le 3 mai 1493 pour justifier les missions évangéliques à travers le monde.

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Deuxième Veillée SAINT−COULITZ,

COMMUNE IMPROBABLE ? [I]

Une sollicitation incongrue…Nous sommes aujourd’hui vendredi, le jour de semaine où tout a

commencé ! Oui je suis né un vendredi, ce qui explique le prénom Kofi que je porte, prénom commun donné dans mon ethnie à tous les gar-çons nés le vendredi et que l’on n’attendait pas… C’était à Bangéli, petit village perdu dans la brousse du Nord Togo.

Dans le cas symétrique où serait née la fille qu’on n’attendait pas, on m’aurait prénommée Afia. Nous y reviendrons plus en détail en fin de récit…

Comme au Togo, ici en France aussi, tout a donc commencé un vendredi, le vendredi 14 janvier 1983 au carrefour de Troboa en Saint-Coulitz, où se croisent la route de Quimper, celle du Bourg et celle qui mène à Châteaulin…

Employé de la direction Départementale de l’Équipement (DDE), je rentre de mon bureau situé à Quimper. Le week-end s’annonce calme et serein. Nous recevons à dîner un couple d’amis très chers. L’hiver ne permet pas encore les travaux dans le jardin. Avec mon épouse, nous allons un peu bricoler à l’intérieur de la maison. Il y a tant à faire dans cette maison que nous venons de construire…

Au carrefour de Troboa donc, deux gros tracteurs agricoles et leurs remorques occupent les lieux et il n’y a pas de passage pour une voiture. Je reconnais deux de mes amis du village, Hervé et Louis, sur leurs mon-tures. Je descends donc de ma voiture pour les saluer et leur demander l’objet de ce barrage impromptu du carrefour.

– Contre qui manifestez-vous ce soir et pour quelle cause ?– Non tu n’y es pas. Nous ne manifestons absolument pas  ! Nous

revenons d’aider un de nos amis à Cast – une des communes voisines – et nous avons décidé de t’attendre là. On a besoin de te parler et on sait par expérience qu’à cette heure-ci, tu ne vas pas tarder à rentrer de ton travail et que tu vas passer par ici.

– Dati !– Daioh ! Il faut que je vous raconte…

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– Qu’avez-vous donc de si important à me dire qui vous amène à barrer quatre routes à la fois et à l’heure habituelle de la traite des vaches ?

– Tu sais que ce sont bientôt les élections municipales, au mois de mars prochain. Nous avons pensé que notre commune doit changer de maire cette année. Il y a trente ans que nous avons le même maire. Auparavant, c’était son beau-père. Toutes les communes aux alentours ont connu le changement et même l’alternance politique, sauf… la nôtre ! Nous pensons que tu es le seul ici à pouvoir battre le maire et apporter changement et alternance… et nous sommes là pour te le dire et te demander ce que tu en penses…

Ce que j’en pense  ? Je suis tout simplement stupéfait, abasourdi même !

– Regardez-moi, mes amis ! Avez-vous oublié la couleur de ma peau ? Avez-vous oublié que lorsqu’on n’est pas originaire de Saint-Coulitz mais seulement de Lothey, de Briec, de Cast ou de Châteaulin… nos plus proches voisins, on est déjà considéré ici comme un étranger ? À fortiori moi l’Africain, an du (le Noir), étranger installé ici depuis dix ans certes, mais tout de même unique immigré de la commune et peut-être même du canton ? Y avez-vous pensé ?

J’ai le vertige ! Comment ces paysans, réputés conservateurs et ferme-ment accrochés à leurs terres, ont-ils pu envisager une telle perspective ? Pourquoi moi ? Qui est assez fou pour donner sa voix à un inconnu, de surcroît un Noir comme moi, alors que le candidat naturel est toujours présent et que son ombre épaisse plane en permanence sur Saint-Coulitz ?

Une sollicitation incongrue…Très franchement, l’idée me paraît complètement saugrenue, sans

compter l’immense difficulté de la tâche, y compris pour un « candidat normal », c’est-à-dire un candidat blanc ! Mes deux copains paysans s’en rendent-ils seulement compte ?

En effet, le maire actuel est un agriculteur du cru, mais pas un agri-culteur comme les autres. Études supérieures de droit, engagé dans la coopération internationale pour aider les agriculteurs du tiers-monde, comme on disait alors, à évoluer vers une agriculture plus scientifique, plus productrice et plus technique capable de nourrir les populations ; promoteur engagé et convaincu de la coopération agricole en Bretagne : coopératives, banques mutuelles agricoles, assurance et mutualité agri-coles et autres CUMA  ; profondément engagé dans l’idée de moder-nisation de l’agriculture  ; convaincu de l’absolue nécessité pour les agriculteurs de se former pour devenir des vrais professionnels ; rayon-nant, respecté de tous et… parfois craint, « Monsieur le maire » est le

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maître absolu et indétrônable des lieux. Et comme tout le monde ici, je pense moi aussi qu’il est l’homme qu’il faut à la place où il est, maire de notre commune !

D’ailleurs, personne n’a essayé de s’opposer à lui depuis qu’il occupe le fauteuil ! Pour lui-même, pour sa famille comme pour tous les habi-tants de la commune, le fait d’occuper ce poste est comme un privilège inné, au sens que donnait la noblesse au mot privilège avant 1789, une sorte de charge d’origine quasiment divine ! Oser m’opposer à une telle «  immensité  », autant espérer grimper au sommet de l’Himalaya sans entraînement, les pieds nus et en boubou !

L’homme qu’il faut pourtant pour l’affronter, du moins c’est ce que je crois avoir compris, c’est un étranger, un inconscient, une sorte de kamikaze à sacrifier sur l’autel de l’audace. Mais moi, je ne me sens mani-festement pas être celui-là. Le suicide par sabre dans le ventre, ce n’est pas vraiment pour moi… C’est ce que je tente d’expliquer à mes amis, mais en vain, je ne les convaincs pas. Ils argumentent avec fougue et habileté et s’accrochent à leur idée. Ils savent ce qu’ils veulent et ils ont la ferme volonté de l’obtenir :

« Bien sûr nous avons pensé à tout cela. Nous savons que tu es noir et nous ne sommes pas les seuls ! Tout le monde ici le sait et le voit. Mais tu es aimé dans la commune et tu ne peux pas l’ignorer. Personne à Saint-Coulitz ne te voit noir : tu es tout simplement un des nôtres » et d’ajouter

« Pour ce qui nous concerne, nous souhaitons vraiment que tu te pré-sentes parce que nous savons que tu seras élu et que la commune en sera très heureuse. Tu peux tellement apporter à notre commune ! D’abord parce que tu es connu pour être instruit, compétent, humain. Nous, on te sait convivial et serviable. Tu n’as jamais caché à personne que tu es un homme de gauche et tu es donc connu et reconnu comme tel par tous les habitants d’ici. Alors réfléchis bien et dis-nous oui ! »

Je réfléchis à toute allure. Je ne veux ni accepter ni refuser dans l’ins-tant, à chaud ! Le oui me semble inimaginable et le non-risque de provo-quer une énorme déception chez mes amis paysans les plus progressistes de la commune et leur progressisme ne me laisse pas indifférent…

En tout état de cause, comme je ne m’attendais pas à cette question qui est aussi importante que surprenante à n’en pas douter, je demande un peu de temps de réflexion. Je leur demande donc un délai qui m’est accordé (jusqu’à lundi soir), non sans réticence et un certain étonne-ment. Pourquoi une telle prudence de ma part ? Pour mes amis qui eux ont pris le temps d’y réfléchir, la réponse est évidente… je dois dire oui, c’est tout.

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Ma réponse est donc attendue pour lundi soir ! Les élections ont lieu dans 2 mois et il n’y a pas trop de temps à perdre…

Je comprends.Je vais mettre à profit mon week-end pour en discuter avec mon

épouse, native de Bretagne, qui saura me guider, comme elle l’a toujours fait dans cette région où la confiance n’est pas donnée à la légère. Ici, la confiance se mérite ! Et puis je dois également consulter quelques amis vrais et généralement de très bon conseil.

À l’issue des consultations, aucun de mes amis n’est vraiment chaud pour me pousser dans cette aventure. Ils craignent tous un double échec dont les conséquences pourraient être difficiles à vivre, et pas seulement pour moi : d’abord mon échec personnel, pas toujours simple à expliquer ni à admettre mais qu’ils considèreraient aussi un peu comme le leur ; ensuite pour eux et même au-delà, dans cette Bretagne bien connue pour sa réputation d’accueil et sa capacité d’ouverture au monde, cet échec pourrait avoir d’importantes conséquences, me semble-t-il. Prudence donc !

Quant à mon épouse, elle pressent surtout une menace de déstabilisa-tion de la famille, pire, elle craint le réveil des vieux démons du racisme ordinaire dont elle n’ignore rien. Elle n’a pas tort.

Après tout, nous sommes bien acceptés dans ce village. Nos enfants sont pris en charge par la communauté villageoise. Leurs études se déroulent très bien… Pourquoi aller prendre le risque pas forcément nécessaire, de nous créer des adversaires, voire des ennemis et de devoir recommencer une intégration jusqu’ici discrète mais assez bien réussie ?

Oui elle a raison et elle apporte une précision.« C’est vrai que les gens t’aiment bien ici. De là à te confier les clés de leur

mairie… Sans doute les plus progressistes parmi les habitants sentent-ils un besoin de changement et veulent que la commune bouge, évolue. Tout au plus, tu peux, dans ce cadre-là, les assister pour écrire un projet de développement de la commune et les aider à lancer une liste alternative… mais ne t’attends pas à être toi-même élu parmi les élus… »

Je reçois ce conseil comme une acceptation… un nouveau consente-ment de sa part…

Son premier consentement date du 3 septembre 1969, en Mairie de Quimper, à une époque où le mariage mixte s’apparentait à une véritable prouesse. Se marier avec un Noir, en 1969 en Bretagne, était mal compris, peu admis et donc plutôt rare.

Étudiants à Brest, lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avions déjà décidé de ne sortir en ville, si possible, qu’à la faveur de la nuit

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tombée, pour ne pas choquer et pour ne pas avoir à affronter une hos-tilité éventuelle. Nous craignions, peut-être à tort, des remarques cho-quantes, des insinuations désobligeantes, des regards désapprobateurs qui blessent plus assurément qu’une injure clairement exprimée… Elle a donc déjà tout vu, tout entendu, tout souffert, tout supporté… pour moi. Que pouvons-nous craindre de pire dans la présente aventure ?

Alors la décision est prise : décision en responsabilité, mais tout de même invraisemblable. Je m’inscris sur la liste d’opposition mais j’y vais en soutien, puisque je pense ne pas pouvoir être élu moi-même.

Oui, à cette proposition improbable, la réponse ne pouvait être qu’invraisemblable.

En entreprenant cette démarche d’entrer en politique en France en tant que Français d’origine africaine, je n’avais en rien mesuré les consé-quences qui allaient survenir très vite. Je n’ignorais certes pas les idées reçues et le racisme plus ou moins latent et souvent inconscient de mes compatriotes, mais je n’avais pas imaginé un seul instant l’audace et le courage dont il me faudrait faire preuve pour résister, pour ne pas som-brer… face à ce que je n’avais même pas imaginé possible, fût-ce chez une toute petite minorité de mes compatriotes !

L’Obamania ambiante ne surviendra qu’un quart de siècle plus tard ! Les Bretons de Saint-Coulitz avaient pris une longueur d’avance sur les Américains. Et ils ne se sont pas privés pour le rappeler urbi et orbi lorsqu’advint l’élection du premier président d’origine africaine des États-Unis.

« À nous autres ici, les Américains ne nous apprennent rien ! », ont-ils entonné d’une seule voix. Mais à l’inverse, il n’y eut point de Kofi Mania, ni en Bretagne, ni en France…

Je me présentais à ce scrutin municipal parce que je me sentais obligé par devoir, d’apporter mon aide à mes deux amis, puisqu’ils comptaient sur moi et sur moi seul, pour faire avancer nos idéaux progressistes communs.

Dès le lundi soir et comme convenu, je les invite donc à tenir avec moi notre première réunion préparatoire tous les trois. Nous établirons une liste de onze noms, comme le stipule la loi. Nous sommes déjà trois : un bon départ  ! La démarche est lancée  : repérage des huit candidats putatifs supplémentaires, suivi d’une réunion d’explication puis de deux réunions consacrées à la rédaction d’un programme municipal pour les six prochaines années. Enfin nous organisons une dernière réunion pour définir la nature de notre campagne : ce sera juste du porte-à-porte avec distribution du résumé en une seule page de notre programme.

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La stratégie de notre campagne électorale est vite ficelée.Nous visiterons tous les hameaux, toutes les fermes, toutes le maisons…Pour la première fois à Saint-Coulitz, une liste d’opposition au maire

se présente aux élections. Pour la première fois, il y eut une vraie cam-pagne électorale pour les municipales et si les habitants en furent très heureux, je dois constater à la sortie que cet événement a été vécu comme un crime de lèse-majesté par ceux qui ont tenu le manche depuis plus d’un demi-siècle !

À notre surprise, le maire sortant ne se présente pas mais décide de faire conduire sa liste par sa fille qui ne sera d’ailleurs pas élue ! Un jeune homme de confiance fera donc l’affaire pour la remplacer…

Contre toute attente et dès le premier tour, je suis le seul élu de notre liste et aussi le mieux élu des candidats des deux listes ! Mais le scrutin nous est défavorable à l’issue du deuxième tour : nous avons cinq élus dont moi-même contre six à la liste adverse. C’est plutôt encourageant, c’est ce que je m’efforce d’expliquer à mes colistiers dont la grande décep-tion ne m’échappe évidemment pas.

Nous voici donc au conseil municipal de Saint-Coulitz, dans l’op-position, pour six ans ! Commence alors le travail d’apprentissage puis d’affûtage de la gestion d’une commune, que nous ignorions tous, y compris moi-même. Les prises-de-bec avec le maire sont récurrentes à chaque séance du conseil municipal : les convocations toujours tardives et adressées au dernier moment, la défaillance criante de l’organisation des débats, la totale opacité du budget… rien n’est clair, rien n’est intelli-gible…et donc rien n’est acceptable pour nous.

Pour informer et aussi pour prendre la population à témoin de ce que nous découvrons et vivons dans ce conseil municipal, nous lançons une feuille mensuelle recto-verso d’information : « La feuille de Chou de Saint-Coulitz ».

Dès la fin de l’année 1985, c’est-à-dire moins de trois années seulement après notre entrée au conseil municipal, la messe me semble dite : nous nous sentons en capacité et même en position de gagner le prochain scrutin. Je le sais désormais et je prépare les esprits de nos élus en ce sens.

Le mot d’ordre est lancé : tenir bon et batailler pied-à-pied sur tous les sujets !

« …oui, les amis : nous sommes dans l’opposition mais nous n’y res-terons qu’un seul mandat qui ne durera plus que trois ans et demi désor-mais, je le sais ! ».

Vous connaissez la suite. Je serai élu maire après un mandat de conseil-ler municipal d’opposition, et je connaîtrai une belle carrière politique.

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Deuxième Veillée Saint−Coulitz, commune improbable ? [I] 31

Peut-être un facteur a-t-il été décisif dans ma conquête des cœurs et des scrutins. Ce fait se situe au carrefour de la Bretagne et de Bassar.

En 1987, un événement inattendu vient me confirmer ce pronostic. En effet, les 15 et 16 octobre 1987 s’abat sur la Bretagne et la Normandie une tempête qualifiée par les météorologues de « Synoptique automnale à caractère explosif ! », accompagnée d’un vent maximal soufflant à près de 200 km/h à la Pointe du Raz ! Les forêts, les ports, des maisons, des églises et autres immeubles sont dévastés. On dénombre 22 morts dans tout l’Ouest.

Naturellement Saint-Coulitz n’a pas été épargné par la catastrophe. En  particulier les énormes cyprès centenaires de notre cimetière sont déracinés, emportant dans leur chute stèles de sépultures et brisant un nombre important de tombes. Je mesure immédiatement les consé-quences de l’événement  : le cimetière est devenu inaccessible alors même que nous sommes à la veille de la fête de la Toussaint. Dans ces conditions, le nettoyage et le fleurissement des tombes par la population sont quasiment impossibles.

Comme il se passe une semaine sans aucune réaction de la part du maire et de son équipe, j’appelle cinq paysans dont mes deux amis. Je leur demande de venir le samedi suivant au centre-bourg avec chacun sa tronçonneuse. Nous réussissons à nettoyer le cimetière en une journée complète de travail.

Dans ma tradition bassar, les cimetières, on ne s’en occupe pas beau-coup. Les morts sont dans les cœurs et non dans les tombes. Birago Diop disait :

Ceux qui sont morts ne sont jamais partisIls sont dans l’ombre qui s’éclaireEt dans l’ombre qui s’épaissit,Les morts ne sont pas sous la terreIls sont dans l’arbre qui frémit,Ils sont dans le bois qui gémit,Ils sont dans l’eau qui coule,Ils sont dans la case, ils sont dans la fouleLes morts ne sont pas morts.

Ainsi, de même que vous l’avez vu pour nos parties de chasse, pour les semailles et les moissons, en pays bassar, les choses se font en collectivité, en accord permanent entre les vivants et les morts.

En Bretagne, on entretient les lieux du repos éternel. Ici, les morts sont dans les tombes et demandent qu’on vienne périodiquement les

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y honorer. Ainsi, usant de mon appropriation de mes deux cultures, le Bassar que je suis a su user de la solidarité originelle pour permettre au Breton que je suis devenu d’accomplir un rituel quasiment sacré. Les habitants en ont été heureux et nous le démontreront lors du scrutin suivant.

Morale du conte Nul ne peut contrarier indéfiniment le destin de per-sonne et quand on croit au destin, il faut savoir lui faire confiance : son jour et son heure sont toujours les meilleurs.

Refrain…

« Il faut vraiment n’être qu’un breton, taré, ignare, alcoolique et dégénéré… pour n’avoir trouvé qu’un nègre à installer dans votre mairie !

Ah Miam-Miam ! si tu veux vivre chez nous, tu n’as qu’à savoir te tenir.

Tu manges déjà tout notre pain et tu prends nos femmes…

Et maintenant tu veux aussi nous gouverner, nous commander…

Ça suffit. Ça n’arrivera jamais !

Sale con de nègre, retourne chez toi !

Espèce de macaque, gros singe noir, remonte dans tes arbres…

Miam Miam y’a bon !… tes ancêtres se tapaient au menu un missionnaire… »

Illustration : ma photo debout près d’un tracteur sur lequel est assis un conci-toyen avec aux lèvres, un mégot de cigarette, avec le commentaire suivant : « Le Breton et le Bassar. Non, vraiment, « Les morts ne sont pas morts »Y ajouter la photo du conseil municipal de 1983, lorsque nous étions dans l’op-position avec le commentaire suivant  : « Ma toute première élection au conseil municipal de Saint-Coulitz, l’élection la plus improbable que j’ai vécue en larmes à la proclamation des résultats du premier tour ».

Ce qui est…

– …ce qui est dit est dit… Ce qui n’est pas dit est dit aussi, et… là où j’ai trouvé ce conte, je le remets…

– Que les mânes de nos ancêtres et le Dieu Tout-Puissant t’accorde un sommeil réparateur… et que la nuit te procure le repos ; qu’elle soit pour toi une puissante et sage source d’inspiration !