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Modélisation de la morphogenèse de l’espace urbain : Analyse critique des tentatives et conditions de possibilité Approches croisées en physique et en SHS concernant la morphologie urbaine Jean- Pierre FREY Architecte-Sociologue Professeur à l'Institut d'Urbanisme de Paris, Université Paris Est-Créteil Chercheur au Centre de Recherche sur l’Habitat (UMR CNRS 7218 LAVUE), École d'Architecture de Paris-Val de Seine I - LA MODELISATION EN QUESTIONS La recherche urbaine de la seconde moitié du XX e siècle, qui est née en France à l’occasion d’une modernisation générale de son territoire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est avant tout ingéniée à repérer les discontinuités historiques, les différences socioculturelles et la succession ou les conflits entre certains principes doctrinaux ou purement pragmatiques dans l’évolution de la forme des villes. Une planification largement segmentée et composant de façon plus ou moins pertinente et volontaire avec le génie du lieu et les particularités aussi bien géographiques que culturelles des agglomérations a somme toute assez bien résisté aux tentatives de normalisation centralisée des procédures par un État, qui finit par lâcher du lest au profit d’initiatives décentralisées. L’image sommaire d’une morphologie urbaine constituée d’une mosaïque dont les morceaux ressortissent de façon plus ou moins pure à des périodes et logiques fragmentaires (ou raisonnements supposés tels) suffisamment différenciée pour dessiner une sorte d’archipel aux limites facilement délinéables a progressivement cédé la place à l’identification de mécanismes plus subtils. On s’intéressa dès lors à une fabrication de lieux hybrides plus attentive aux traces du passé constamment recomposées selon une lecture toujours un peu partielle et partiale, mais tenant de plus en plus compte d’acquis faisant progressivement figure de patrimoine et de logiques de visées plutôt que de projets clairement formalisés et argumentés. Aucune image de la forme urbaine constituée à l’occasion d’un projet —ne portant du reste jamais que sur une portion d’espace à l’assiette foncière toujours aléatoire— n’est susceptible de rendre raison d’un état de lieux ainsi composés dans la mesure où les projets ne font jamais que se fondre finalement dans un territoire existant. Ce territoire absorbe en quelque sorte toute nouvelle opération en en redéfinissant les contours, qui ont toutes les chances de s’estomper à long terme. Toute démarche de projet présente au demeurant les travers typiquement téléologiques d’une amnésie de la genèse des opérations, mode d’engendrement de l’espace qui peut, par surcroît, se réaliser en faisant d’emblée fi de la prise en compte d’un état préalable des lieux. Les tentatives de genèse de l’espace parisien est à ce titre exemplaire des difficultés rencontrées par des analystes, tous plus ou moins historiens, pour rendre compte des articulations entre des moments privilégiés mais aux formes toujours un peu difficiles à identifier selon les périodes, la volonté et les moyens consentis par la maîtrise d’ouvrage. Le « fait du prince » ou les « droits régaliens », qui constituent l’image canonique du pouvoir politique absolu, tendent à faciliter des interprétations en termes d’opérations d’envergure faisant d’autant plus la part belle à l’ostentation d’une logique dominante de penser et d’agir que la monumentalité en est le moyen d’expression privilégié. Les mises en forme de l’espace sont ainsi d’autant plus marquantes qu’elle s’appuient sur des symboles immédiatement identifiables et facilement mémorisables et que la maîtrise de l’espace est unique, sommaire et unitaire. Mais elle peut être en conformité avec le sens commun selon des formes plus insidieuses de partage des réalisations. Ainsi de Versailles, Bath ou Richelieu où la cohérence formelle globale est remarquable, mais dont les tracés somptueux font figure d’exception. On peut du reste considérer que l’image homogène du Paris du Second Empire due à la régularité des immeubles haussmanniens offre les mêmes facilités d’interprétation sommaire alors que le fait qu’il n’y ait pas deux immeubles identiques pose la question d’une véritable orchestration de multiples acteurs jouant leur partition en toute harmonie sans qu’une conformation à des règles ou à des normes contraignantes passe par une concertation particulière. Des compositions urbaines procédant de la production plus sérielle et moins somptuaire d’un habitat des classes populaires dans des cités ouvrières et autres corons renvoient aisément à une économie politique et sociale dont les grands traits doctrinaux, comme le patronage industriel ou tout autre forme de paternalisme, font figure de programme sous la logique duquel se subsument la diversité de formes bâties se prêtant à de multiples typologies. Les Grands-ensembles offrent également l’image d’un moment particulier d’une pensée urbanistique simpliste assujettie aux ambitions d’une reconstruction de l’ensemble de l’appareil industriel du pays plutôt que de celle d’un marché du bâtiment et sa toujours improbable industrialisation, mais au prix d’un appauvrissement d’une expression architecturale que les doctrines du Mouvement moderne se sont employées à justifier. C’est peut-être une économie du même genre — mais qui éviterait ou se dispenserait de la concentration des capitaux dans de vastes programmes d’une maîtrise d’ouvrage centralisée— qui préside à la prolifération d’un habitat vernaculaire calibré de façon de plus en plus homogène par les conditions salariale de production d’un espace domestique parcellisé.

Modélisation de la morphogenèse de l’espace urbain ...analyse+critique.pdf · d’un Marcel Roncayolo3 sont d’emblée plus métaphoriques, elles sont à notre sens plus pertinentes

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Modélisation de la morphogenèse de l’espace urbain : Analyse critique des tentatives et conditions de possibilité Approches croisées en physique et en SHS concernant la morphologie urbaine

Jean-Pierre FREY Architecte-Sociologue

Professeur à l'Institut d'Urbanisme de Paris, Université Paris Est-Créteil Chercheur au Centre de Recherche sur l’Habitat (UMR CNRS 7218 LAVUE), École d'Architecture de Paris-Val de Seine

I - LA MODELISATION EN QUESTIONS

La recherche urbaine de la seconde moitié du XXe siècle, qui est née en France à l’occasion d’une modernisation générale de son territoire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est avant tout ingéniée à repérer les discontinuités historiques, les différences socioculturelles et la succession ou les conflits entre certains principes doctrinaux ou purement pragmatiques dans l’évolution de la forme des villes. Une planification largement segmentée et composant de façon plus ou moins pertinente et volontaire avec le génie du lieu et les particularités aussi bien géographiques que culturelles des agglomérations a somme toute assez bien résisté aux tentatives de normalisation centralisée des procédures par un État, qui finit par lâcher du lest au profit d’initiatives décentralisées. L’image sommaire d’une morphologie urbaine constituée d’une mosaïque dont les morceaux ressortissent de façon plus ou moins pure à des périodes et logiques fragmentaires (ou raisonnements supposés tels) suffisamment différenciée pour dessiner une sorte d’archipel aux limites facilement délinéables a progressivement cédé la place à l’identification de mécanismes plus subtils. On s’intéressa dès lors à une fabrication de lieux hybrides plus attentive aux traces du passé constamment recomposées selon une lecture toujours un peu partielle et partiale, mais tenant de plus en plus compte d’acquis faisant progressivement figure de patrimoine et de logiques de visées plutôt que de projets clairement formalisés et argumentés.

Aucune image de la forme urbaine constituée à l’occasion d’un projet —ne portant du reste jamais que sur une portion d’espace à l’assiette foncière toujours aléatoire— n’est susceptible de rendre raison d’un état de lieux ainsi composés dans la mesure où les projets ne font jamais que se fondre finalement dans un territoire existant. Ce territoire absorbe en quelque sorte toute nouvelle opération en en redéfinissant les contours, qui ont toutes les chances de s’estomper à long terme. Toute démarche de projet présente au demeurant les travers typiquement téléologiques d’une amnésie de la genèse des opérations, mode d’engendrement de l’espace qui peut, par surcroît, se réaliser en faisant d’emblée fi de la prise en compte d’un état préalable des lieux.

Les tentatives de genèse de l’espace parisien est à ce titre exemplaire des difficultés rencontrées par des analystes, tous plus ou moins historiens, pour rendre compte des articulations entre des moments privilégiés mais aux formes toujours un peu difficiles à identifier selon les périodes, la volonté et les moyens consentis par la maîtrise d’ouvrage. Le « fait du prince » ou les « droits régaliens », qui constituent l’image canonique du pouvoir politique absolu, tendent à faciliter des interprétations en termes d’opérations d’envergure faisant d’autant plus la part belle à l’ostentation d’une logique dominante de penser et d’agir que la monumentalité en est le moyen d’expression privilégié. Les mises en forme de l’espace sont ainsi d’autant plus marquantes qu’elle s’appuient sur des symboles immédiatement identifiables et facilement mémorisables et que la maîtrise de l’espace est unique, sommaire et unitaire. Mais elle peut être en conformité avec le sens commun selon des formes plus insidieuses de partage des réalisations. Ainsi de Versailles, Bath ou Richelieu où la cohérence formelle globale est remarquable, mais dont les tracés somptueux font figure d’exception. On peut du reste considérer que l’image homogène du Paris du Second Empire due à la régularité des immeubles haussmanniens offre les mêmes facilités d’interprétation sommaire alors que le fait qu’il n’y ait pas deux immeubles identiques pose la question d’une véritable orchestration de multiples acteurs jouant leur partition en toute harmonie sans qu’une conformation à des règles ou à des normes contraignantes passe par une concertation particulière. Des compositions urbaines procédant de la production plus sérielle et moins somptuaire d’un habitat des classes populaires dans des cités ouvrières et autres corons renvoient aisément à une économie politique et sociale dont les grands traits doctrinaux, comme le patronage industriel ou tout autre forme de paternalisme, font figure de programme sous la logique duquel se subsument la diversité de formes bâties se prêtant à de multiples typologies. Les Grands-ensembles offrent également l’image d’un moment particulier d’une pensée urbanistique simpliste assujettie aux ambitions d’une reconstruction de l’ensemble de l’appareil industriel du pays plutôt que de celle d’un marché du bâtiment et sa toujours improbable industrialisation, mais au prix d’un appauvrissement d’une expression architecturale que les doctrines du Mouvement moderne se sont employées à justifier. C’est peut-être une économie du même genre —mais qui éviterait ou se dispenserait de la concentration des capitaux dans de vastes programmes d’une maîtrise d’ouvrage centralisée— qui préside à la prolifération d’un habitat vernaculaire calibré de façon de plus en plus homogène par les conditions salariale de production d’un espace domestique parcellisé.

Le travail de recherche pourrait partir de l’hypothèse voulant qu’à une spécification de plus en plus minutieuse, circonstanciée et différenciée des composants fonctionnellement dissociés d’un organisme présentant une logique biologique d’ensemble s’opposent des mécanismes plus simples et fondamentaux de capitalisation et de transmission de la morphogenèse des lieux urbains. Un patrimoine génétique garantirait la permanence de morphèmes se satisfaisant de la substitution de toute une typologie d’édifices beaucoup plus variables et instables aussi bien au cours de l’histoire que dans la diversité synchronique de la production du bâti. L’axiome d’un tel raisonnement serait que les projets planifiés ne feraient jamais que forcer la main à la nature en accélérant des processus plus fondamentaux qui reprendraient toujours leurs droit à long terme, un peu de la même façon que le travail du chimiste ne consisterait jamais qu’à accélérer des processus naturels de transformation de la matière1.

L’histoire urbaine n’a eu de cesse, dès la naissance de l’urbanisme stricto sensu au début du XXe siècle, d’opposer ville planifiée et ville spontanée. Ce modèle, biologique dans la mesure où il procède des métaphores organicistes du discours urbanistique, conçoit volontiers les interventions planifiées et supposées sinon rationnelles, du moins réfléchies, comme des opérations d’ordre physico-chimiques (voire alchimique) permettant d’apporter des remèdes aux maux que les villes arborent comme des terrains fertiles aux maladies et sous la forme d’un corps malade. C’est ce que suggère fortement l’idée de « germination » très présente dans les approches du changement urbain. Considérées comme douces car pleines de tact et de circonspection, les interventions planifiées s’apparentent à un traitement léger et homéopathique. Plus brutales et plus massives, elles s’autorisent des amputations, des saignées et des curetages qui tiennent de l’intervention chirurgicale quand ce n’est pas de brutalités aveugles et mortifères en prétendant apporter des solutions curatives radicales aux pathologies que la ville manifeste. Le corps malade ou rongé de proliférations cancéreuses et dégénératives qu’est l’espace urbain en développement rapide et incontrôlé tiendrait à la fois, si l’on en croit les métaphores organicistes, de processus d’ordre biologique, mais à base physico-chimique, si l’on tient compte des techniques constructives et de gestion de l’énergie et des déchets selon les conceptualisations d’une écologie naissante prenant le relais des courants plus directement médicaux des hygiénistes.

Monter en généralité pour tenter de rendre raison des processus et mécanismes les plus fondamentaux de la genèse des formes urbaines —selon une dialectique à la fois physique et sociale— suppose que la diversité des formes puisse se résumer à des algorithmes ou mécanismes se prêtant à la modélisation mathématique de sortes de morphèmes, éléments de base d’une combinatoire conçue à l’image de la composition grammaticale d’un énoncé. La morphologie est du reste une branche de la linguistique et les analyses sémiologiques plus ou moins informées de linguistique développées par des Roland Barthes, Jacques Greimas ou Umberto Ecco ont toutes eu comme programme d’identifier cette structure qu’Ecco a pu dire absente en quoi consiste les modalités d’engendrement, de stockage et de transmission d’une combinatoire de formes urbaines comme signes2. Si les grammaires d’une ville d’un Marcel Roncayolo3 sont d’emblée plus métaphoriques, elles sont à notre sens plus pertinentes dans la restitution des mécanismes effectifs de fabrication. L’aporie de l’application mécanique de la linguistique aux formes urbaines est sans doute due à l’absence de double articulation phonème/morphème et peut simplement signifier qu’un modèle de type atomistique est inopérant. Les entités spatiales de la morphogenèse peuvent en effet ne pas faire figure d’objets à l’image des édifices dont les divers types permettent de composer, dans la diversité, une même morphologie urbaine. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer, la démarche typo-morpho gagne à être complétée —voire rectifiée— par une analyse généalogique de dispositions typiques partielles se déployant en quelque sorte hors des sentiers battus de la construction4. La diffusion sur le territoire de certains composants des architectures comme des procédés techniques, certains matériaux, des éléments stylistiques ou une disposition des lieux colportés indépendamment de la forme globale des édifices dessinent des configurations particulières un peu à l’image de ce que les règles de prospect, les COS ou la densité imposent aux formes bâties sans apparaître pour autant comme des objets en soi de la forme urbaine. Toute règle de tracé ouvre en effet la voie à une modélisation normative des rapports entre les variations de surface d’un découpage parcellaire du sol et une volumétrie bâtie combinant SHON et hauteur des immeubles. La densité et ses modes de calcul peuvent ainsi devenir un enjeu de la maîtrise de la forme urbaine globale et une pomme de discorde entre des acteurs dont les intérêts peuvent diverger. Une spéculation rampante de l’usage du sol de la part des promoteurs dans une quête

1 ELIADE (Mircea), Forgerons et alchimistes, nouvelle édition corrigée et augmentée, coll. Champs-idées et recherche, Paris, Flammarion, 1977, 188 p. 2 ECO (Umberto), La Structure absente, introduction à la recherche sémiotique, traduit de l'italien par Uccio Esposito-Torrigiani, Paris, Mercure de France, 1984, 447 p. 3 RONCAYOLO (Marcel), Les Grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines de Marseille, Paris, Éd. de l’EHESS, 1996, 507 p. ; Lectures de villes, formes et temps, Marseille, Éd. Parenthèses, 2002, 386 p. 4 FREY (Jean-Pierre), Société et urbanistique patronale, tome 2 : La Généalogie des types de logements patronaux, 1836-1939, MULT-DUP-MRU (Convention n° 81.31 542.00.223.75.01), MRT (Décision d’aide n° 82 D 0309)/MAIL, 1987, 462 p. ; « Esthétique de l’habitat et différenciation sociale », in : Lieux communs, les cahiers du LAUA, n° 5 : Esthétiques populaires, Nantes, École d’architecture de Nantes, 1999, pp. 21-56

systématique du profit se solde ainsi par une irrésistible montée en hauteur des immeubles, voire une surexploitation du sous-sol urbain déjà passablement travaillé par l’organisation réticulaire des infrastructures. II – INTERACTIONS ET INTERCONNEXIONS

L’intuition nous conduit ainsi à imaginer que les processus de formalisation de l’espace urbain repose sur trois éléments de base.

1. Le sol, de même que les mécanismes de découpage et de remembrement du parcellaire, selon une quantification des surfaces et une typologie de formes plus ou moins régulières en fonction du mode d’occupation et les potentialités topologiques et géographiques du site. L’altitude, la pente du terrain, son homogénéité et isotropie ainsi que la nature géomorphologique du sous-sol préjugent d’usages qui peuvent être agricoles, de terrains à bâtir ou d’une fonctionnalité particulière. Voies terrestres ou navigables, fortifications, quais, rampes de lancement ou pistes d’atterrissage dessinent de façon exclusive des territoires selon une logique réticulaire permettant en somme d’échapper à l’ordre parcellisé de l’espace domestique, quel que puisse être le statut de la propriété. Résidus et délaissés du parcellaire constituent à ce titre des symptômes du caractère aléatoire, accidentel, en tout cas généralement peu systématique du découpage foncier. Le sol comme support à toute appropriation, qu’il soit naturel ou artificiel, inclut évidemment, et de plus en plus, le sous-sol et le sursol. Globalement, avec la poussée démographique et les limites de la surface du globe, le développement de l’œcoumène pousse à investir tous les territoires possibles (terre, mer et air) en multipliant et en superposant les sol artificiels, toujours plutôt horizontaux —n’en déplaise à Claude Parent5—pour se prêter à la posture verticale de la locomotion de l’homo erectus.

2. Les constructions en général incluent ces deux grandes catégories d’artefacts que sont les édifices et les ouvrages d’art, encore qu’on puisse y rajouter le mobilier et autres outils. S’il y a bien une différence de nature entre ces types d’artéfacts, c’est surtout une division institutionnelle du travail (nous pensons aux infrastructures de circulation qui relèvent de la compétence des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées alors que celle des véhicules fut concédée aux ingénieurs des Mines) qui fait ressortir les modes de fabrication de ces constructions à des champs de compétences où s’opposent un peu bêtement les calculs mathématiques de l’ingénieur et l’intentionnalité esthétique d’un homme de l’art. L’architecte, qui se prend trop souvent et de façon contestable pour un artiste, n’empêche heureusement pas les échanges de bons procédés avec ses partenaires. On peut sommairement classer les édifices en fonction d’un calibrage tenant compte de la forme et du volume global de l’enveloppe (d’où l’image dominante de la monumentalité) et organiser leur classement selon des typologies effectives ou post-festum selon les usages et leurs destinations fonctionnelles et sociales, ce qui n’empêche pas les détournements de sens et d’usage. Les tables des matières des traités d’architecture offrent à elles seules une image synthétique de toutes les combinatoires possibles d’une organisation scolastique de l’approche architecturale des lieux. La démarche largement initiée en Italie de la problématique typologie architecturale / morphologie urbaine a permis de commencer à administrer la preuve scientifique qu’une distribution générale des lieux spécifiés fonctionnellement mettait assez clairement en relation l’intérieur et l’extérieur des constructions. L’agencement des pièces, dont les spécifications fonctionnelles sont variables selon les groupes sociaux et fluctuantes selon les avatars de l’Histoire, apparaît ainsi étroitement lié à une organisation de la morphologie sociale en divers quartiers renvoyant eux-mêmes à l’organisation globale des villes. Dans cet interface que d’aucuns pourront dire privé / public, l’agencement des baies et des entrées participe de la composition de façades conçues pour que les édifices fassent bonne figure en milieu urbain en témoignant de l’identité fonctionnelle et sociale d’édifices dont on peut de ce fait aisément savoir ce qu’ils sont sans avoir besoin d’y pénétrer. Les divers types d’édifices dont se compose la forme urbaine relèvent d’un double mécanisme. D’une part, celui, toujours un peu contradictoire, de regroupements affinitaires à base de solidarité fonctionnelle économique et sociale ou de ségrégation culturelle et politique. D’autre part, celui qui distingue et associe des équipements visant un public plus ou moins large et un habitat que conforte la montée des intimités domestiques. Surfaces (SHON), nombres de niveaux et hauteur résument la forme générale de la volumétrie du bâti de la même façon que les volumes et la qualité des matériaux trouvent une transcription dans le prix de la construction. La charge foncière sur laquelle se répercute la valeur plus ou moins grande d’un emplacement —selon les agréments et les désagréments des relations de voisinage et l’intérêt ou l’attrait d’un site et d’un environnement incluant paysage, climat, nuisances et pollution— participe d’une quantification mercantile que le marché de l’immobilier objective.

3. Rien de ces modes d’occupation du territoire ne fonctionnerait sans une façon de régler, de réguler et de rationnaliser une distribution générale dont la principale caractéristique est de desservir de plus en plus finement un territoire en expansion constante par la multiplication de réseaux de distribution et de devoir le faire en en améliorant la performance. Cet ordre réticulaire relève sinon d’une sorte de mécanique des

5 PARENT (Claude), Vivre à l'oblique, l'aventure urbaine, [Neuilly], l’auteur 1970, 83 p.

fluides, du moins de l’organisation générale de la circulation des hommes, des marchandises et de leur valeur fiduciaire plus ou moins dématérialisée, et circulant à des vitesses de plus en plus grandes. Nul doute que l’image idéale typique de l’organisation de ces espaces de circulation ne s’accompagne des performances grandissantes des véhicules. La modernité s’entend ainsi comme une exigence de rationalisation de l’ensemble de l’espace en fonction de l’accélération des rythmes des faits et gestes quotidiens et de la vitesse de circulation des matières, de l’énergie et de l’information, accéléartion qui privilégie la ligne droite et les tracés les plus rectilignes possibles. L’engorgement et ses bouchons, tout comme la fiabilité et la sécurité des transports, deviennent un souci permanent de la vie moderne. Ils supposent une programmation attentive des déplacements ainsi que la vigilance d’un contrôle policier, voire militaire dans un monde où les frontières apparaissent progressivement comme un archaïsme. Pistes, chemins, routes et voies de toutes sortes de la circulation et des transports terrestres ; ruisseaux, rivières, fleuves, courants marins, canaux et voies maritimes ; couloirs aériens et trajectoires de la conquête spatiale sont autant de modes de déplacement ayant donné lieu à des supports appropriés à une circulation que l’on vise constamment à accélérer. Ces quatre routes (terre, fer, eau, air) n’eurent de cesse de fasciner Le Corbusier. Mais, au-delà du fétichisme auquel les performances des véhicules donnent lieu et la réduction de la multitude des formes de mobilité à la logique réticulaire de l’administration des transports, il reste à interpréter les liens réels qui unissent les réseaux et les espaces qu’il servent ou desservent. Selon des métaphores biologiques bien établies dans le discours urbanistique ordinaire, artères, vaisseaux et venelles innervent un tissu cellulaire par des conduits aux diamètres variables. Mais de l’autoroute de deux fois huit voies ou des jumbo jets aux fibres optiques et aux circuits intégrés de la miniaturisation électronique, il n’y a pas qu’une différence de taille des médias, il y a l’opposition entre des espaces fonctionnant à des échelles et selon des logiques apparemment radicalement différentes. À prendre les concepts de desserte (voie de circulation, moyen de transport permettant de faire communiquer diverses localités) et d’innervation (ensemble des nerfs d’un organe) au pied de la lettre, la ville conçue comme un organisme se voit créditée d’un système neurologique garantissant une sorte de synergie dont la fonctionnalité reposerait sur l’organisation des réseaux. Mais rien ne nous interdit dès lors de considérer que ces réseaux ne sauraient se limiter aux infrastructures. Dans ce domaine de la rétistique initié par Gabriel Dupuy, l’image des réseaux gagne manifestement à être reconsidérée. Au lieu de considérer, par exemple, à l’image de la distribution du courrier par la poste, que l’unité de base de l’espace urbain soit constituée par les adresses, c’est-à-dire le point de connexion entre la voie publique et les immeubles, on pourrait parfaitement construire l’image modélisée de la circulation allant du scripteur au lecteur. L’entité pertinente de cette distribution du courrier, au lieu d’être l’immeuble selon l’image construite par la statistique générale de la France à partir de l’établissement des états nominatifs de la population dans les recensements, pourrait être le logement. Cette différence d’espace suppose de tenir compte de l’intermédiation d’un gardien qui distribue le courrier aux divers appartements ou celle d’un système de boîtes aux lettres, les deux prenant place dans ce que l’on appelle « espaces intermédiaires ». Au lieu que l’image des réseaux soit segmentée par responsabilités institutionnelles ou juridiques et par supports techniques (fabriquant, transporteur, distributeur, usager), on pourrait tenter de reconstituer une image globale des interconnexions opérées. Plutôt que de s’arrêter aux compteurs (mis souvent à l’extérieur des logements pour faciliter les relevés), on pourrait inclure dans l’image des réseaux les tableaux de contrôle et de sécurisation par disjoncteurs, les circuits jusqu’aux prises et aux interrupteurs et même aller jusqu’aux appareils utilisant l’énergie transportée. Il semblerait même que le transport d’énergie, à l’image de la wifi, puisse s’affranchir des supports matériels, ce qui change évidemment considérablement la donne en matière d’organisation urbaine, architecturale et mobilière. Dans un même ordre d’idées, il a fallu la mise au point des équipements sanitaires « avec effet d’eau » comme les Water-closets dans l’espace domestique (dotés d’une alimentation permanente d’une réserve à chasse et évacuation à siphon) ou le dispositif de nettoyage des rues (avec arrivées d’eau, caniveaux, regards et écoulements naturels dans des canalisations) pour que l’on assure la coordination générale des adductions en amont et des évacuations en aval des fluides et autres matières. Les systèmes peuvent être « diviseurs » ou du « tout à l’égout », c’est l’image des équipements sanitaires qu’il a fallut reconsidérer en suivant la logique générale d’une canalisation qui va de la source aux grands cycles naturels atmosphériques selon une vision écologique en cours de construction. Le traitement des déchets et les lieux et acteurs du tri des déchets ne cessent de remettre en question une organisation de l’espace dont on comprend qu’elle doive aller des gestes et comportements les plus intimes des corps dans l’espace domestique aux effets collectifs les plus difficiles à maîtriser à l’échelle de la planète. Bref, les préoccupations en matière d’écologie et de développement durable devraient logiquement se traduire par une réorganisation systématique et de fonds en comble de l’image traditionnelle que l’on se fait des espaces habités, bâtis et urbanisés avec des performances très variables en matière de planification et d’appropriations pratiques et symboliques.

III – IDENTIFIER ET SURMONTER DES OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES

Si la morphogenèse de l’espace urbain relève d’une logique d’ensemble dissociée de l’intervention de tel ou tel acteur particulier et ne coïncide pas plus avec un ensemble de projets planifiés qu’avec une simple appropriation vernaculaire des lieux, il faut chercher une sorte de code génétique dans des articulations entre ces trois éléments que sont la parcellisation des surfaces habitables, la prolifération des cellules de la spécification fonctionnelle des activités et l’ordre réticulaire de leur connexion.

La démarche objectiviste et la quête de nouveaux modes dynamiques de figuration. On a pris l’habitude de figurer les lieux à partir de légendes qui, en architecture, opposent les pleins et les

vides et dissocient les objets selon une multitude de vues en projections horizontales et verticales. Si les perspectives se construisent à partir d’une sorte d’ossature de lignes reliant les sommets de la forme géométrique des principaux éléments de construction, un rendu s’appuie en général sur l’opacité des surfaces matérielles. Reflets et effets de réfraction de l’environnement apparaissent ainsi sur ces objets figuratifs que sont les surfaces vitrées, transparentes ou translucides des images de synthèse. L’ordre structurel, que la radiographie du corps dévoile et que la structure cristallographique de la matière arbore, s’efface ainsi au profit d’une physionomie que l’esthétique architecturale privilégie. La numérisation des composants de l’architecture et de la construction dessine une voie nouvelle de figuration permettant de rendre plus performants les descriptifs à partir de la délinéation de l’ensemble des réseaux et des éléments qu’ils relient. Ainsi en est-il des câbles et canalisations, de leur point d’arrivée au branchement initial jusqu’à leurs points d’arrivée (robinets et radiateurs —encore que ceux-ci fonctionnent en vase clos—, prises de courant, douilles, résistances ou moteurs pour ce qui est de l’énergie électrique) qui constituent des sortes de points de rupture de charge dans le transport des fluides et des flux énergétiques. Les ondes radios et les réseaux internet, s’ils tendent à investir l’ensemble de l’espace par une sorte de mécanique ondulatoire généralisée, sont un exemple remarquable de déterritorialisation par l’ubiquité des raccordements aux réseaux et la mobilité des appareils de captage. Il y a dans la dématérialisation des systèmes informatiques une forme de déconstruction des modes habituels de figuration dont nous gagnerions à suivre attentivement les métamorphoses. Un peu de la même façon que les algorithmes de la programmation informatique permettent de mieux cerner en les objectivant certains de nos raisonnements, une image élargie des réseaux fait apparaître des configurations —et leur évolution— que la représentation ordinaire escamote. Les réseaux et la matérialité de leur ancrage territorial urbain ou géographique apparaissent en effet avec une remarquable stabilité d’implantation. Seules les élargissements, rectifications, extensions ou prolongements apparaissent clairement, en général dans des vues successives, mais on peut aussi les tronçonner en phases successives. Leurs raccordements et les modifications de leur fonctionnement global ne sont susceptibles d’être clairement perceptibles qu’à condition de les légender autrement en couplant l’image des supports matériels avec des données de fréquentation ou de vitesse des flux. Les courbes isochrones viennent ainsi offrir des déformations de la représentation euclidienne des territoires en mettant l’accent sur un différentiel de parcours de l’espace en fonction de la vitesse de circulation. La géopolitique et la cartographie thématique nous rappellent que le choix des couleurs et des anamorphoses du globe terrestre sont des procédés qui permettent insidieusement de manipuler le sens des images selon des topologiques particulières et des présentations partisanes.

La démarche épistémologique et le statut des métaphores organicistes L’importance de la construction des images comme médiation dans le processus de production de l’espace n’est plus à souligner6. Reste que cette question mérite d’être constamment reconsidérée en fonction des avancées fulgurantes de la technologie des médias, de la multiplication et de la diversification des images avec la numérisation de plus en plus systématique des données et un traitement informatique à la portée d’un nombre grandissant de personnes. Cet instrumentalisation menaçant même les prérogatives de certains professionnels. Plus peut-être que dans d’autres domaines, l’investigation sur les rapports entre les figures, les images et l’espace à la fois comme objet et comme mode opératoire sur la réalité matérielle est au cœur de toute démarche de modélisation. S’il est nécessaire de procéder à des nouveaux modes de figuration, notamment cartographiques pour ce qui concerne les processus de morphogenèse de l’espace urbain, les mutations des espaces architecturaux et urbanistiques7 méritent toute l’attention des chercheurs et nous ne saurions ne faire abstraction dans notre démarche.

« Rendre géométrique la représentation, c’est-à-dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs d’une expérience, voilà la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique. C’est en effet de cette manière qu’on arrive à la quantité figurée, à mi-chemin entre le concret et l’abstrait […] la pensée scientifique est alors entraînée vers des “constructions” plus métaphoriques que réelles, vers des espaces de configuration dont l’espace sensible n’est, après tout, qu’un pauvre exemple. Le rôle des mathématiques dans la Physique contemporaine dépasse donc singulièrement la simple description géométrique. […]

6 LEFEBVRE (Henri), La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, coll. Société et urbanisme, 483 p. 7 Il s’agit des « espaces de représentations » ou « espaces de configuration » dont parle Bachelard.

Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l’information géométrique […] pourquoi n’accepterions-nous pas de poser l’abstraction comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique. » BACHELARD (Gaston), La Formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Lib. Philosophique J. Vrin, sixième édition, 1969, 256 p., p. 5 Les tropes et métaphores ont un statut quelque peu ambigu dans l’analyse des représentations de l’espace,

et nous ne saurions en faire abstraction. Si les métaphores nous donnent d’emblée une image trompeuse des phénomènes en entretenant une confusion entre le réel, le perçu et l’imaginaire et si nous pouvons légitimement considérer avec Francastel et Panofsky que toute vision kantienne de l’espace constitue un obstacle épistémologique, Bachelard soulignaient à juste titre que les métaphores jouent aussi un rôle particulièrement stimulant dans la fabrication et l’appréhension phénoménologie des images. Les métaphores biologiques, telles qu’elles sont utilisées dans les doctrines et éléments embryonnaires de théorisation urbanistique des idées de croissance, de développement des fonctions et des organes dans les descriptions de l’évolution des formes urbaines, mériteraient d’être reconsidérées à la lumière des nouvelles problématiques de modélisation qui nous animent. Les analyses objectivistes et circonstanciées à base d’histoire et de sociologie auxquelles se sont consacrés les principaux chercheurs en architecture et urbanisme de ces cinquante dernières années ont contribuer à contourner les difficultés des visions métaphoriques sans vraiment le dire. Elle ont donc implicitement considéré les métaphores comme des obstacles à franchir ou contourner sans se donner les moyens de rendre raison de leur rôle effectif dans l’appréhension spontanée et les figurations communément admises des phénomènes dans la projétation architecturale. Une planification urbaine conçue comme le prolongement naturel de la formalisation des édifices par simples extrapolation et changement d’échelle, alors qu’il y a un profond changement de nature des phénomènes, participe des mêmes bévues. Aux considérations intuitives et proprement métaphoriques d’un Marcel Poëte8 dans ses descriptions de la croissance organique des villes succèderont les vues pénétrantes du biologiste Patrick Geddes9 et ceux d’un Henri Laborit10 dont nous avons longtemps considéré qu’elles pêchaient par une sorte de désinvolture conceptuelle vis-à-vis des réalités économiques, sociales et politiques. Mais leur relecture critique par rapport aux développement de l’urbain au-delà des avatars de la planification peut s’avérer particulièrement instructive dès lors qu’il s’agit de mieux identifier et de comprendre l’éventuelle logique d’un développement des formes urbaines sur la longue durée et sans particularisme culturel, rejoignant ainsi par son universalité l’intentionnalité d’une sorte de sujet transcendantal de l’urbain. IV – PROTOCOLE ET PERSPECTIVES

La démarche que nous avons entreprise a tout d’abord le mérite de nous permettre de nous engager dans une réelle interdisciplinarité. Elle tient aux échanges que nous incarnons entre des domaines et des disciplines qui se méconnaissent, voire qui s’ignorent superbement, alors que nous avons tout à gagner à nous consacrer à des confrontations sans concession de nos intérêts ou préoccupations respectives. Nos séances de travail permettent de mieux apprécier nos divergences de vue, mais aussi les convergences qui me manqueront pas d’apparaître en cours de route en mettant notamment en évidence des savoirs largement partagés, voire communs. Les sciences dites exactes, dures ou stimulées par des applications industrielles et commerciales efficientes —comme en médecine pour ce qui est des images radiologiques ou à résonance magnétique en vue de diagnostics médicaux et d’interventions chirurgicales— sont sans doute plus avancées ou sophistiquées que les sciences humaines dans le champ urbain. Sont-ce les rythmes des métamorphoses ou la diversité des acteurs et processus qui creusent la différence ? Quoi qu’il en soit, nos capacités de figuration de l’urbain restent largement en retrait et en retard par rapport à d’autres domaines. Quand elles existent et sont utilisées dans la planification, les bases et banques de données sur l’espace des villes sont plus conçues pour offrir la vue la plus actualisée possible des lieux en vue de leur aménagement que pour se prêter directement à une investigation sur une métamorphose plus ou moins ancienne des lieux. La question se corse dès lors qu’il s’agit de se saisir d’évolutions sur les longues durées de la sédimentation historique des espaces. Un peu de la même façon que le cadastre privilégie la mise à jour des transactions au détriment de leur historique, condamné à la disparition progressive mais résolue par les techniques du palimpseste qui ont longtemps prévalu —mais qui sont supplantées par l’exigence de privilégier la dernière version des dossiers dans la mémorisation des opérations—, les plans successifs des villes manquent de suivi, d’unité de légendes, de similitude d’orientation et d’échelles. L’homologie des opérations d’aménagement susceptible de garantir une cohérence globale par rapport au territoire censé servir de référentiel n’est jamais garantie. Ce territoire de référence —le supposé espace urbain tenant de la réalité objectale— n’est bien 8 POËTE (Marcel), Évolution du plan des villes, Paris, PUF, (s.d.), in-8°, pp. 526-537 [Extrait du Bulletin du Comité international des sciences historiques, n° 20, juillet 1933] ; Formation et évolution de Paris, Paris, F. Juven, 1910, 183 p. 9 GEDDES (Patrick), L’Évolution des villes, une introduction au mouvement de l’urbanisme et à l’étude de l’introduction civique, traduction de Brigitte Ayramdjan, Paris, Temenos, [1915] 1994, 379 p. 10 LABORIT (Henri), L'Homme et la ville, Paris, Flammarion, 1971, 219 p., coll. Nouvelle bibliothèque scientifique

évidemment pas plus stable que connu car c’est une sorte de virtualité uniquement accessible à travers les représentations que l’on a pu s’en faire au cours de l’Histoire, et qui fut façonnée à partir de préoccupations diverses et de modes d’intervention aussi divers que variés. Toute réflexion sur les possibilités de restituer le rapport entre les changements et les continuités des formes urbaines est donc essentielle. On ne saurait se dispenser de la constitution de corpus documentaires se prêtant à ce type d’opération, et à travailler sur une reconstitution longitudinale des métamorphoses. L’instrumentalisation de l’image des réseaux Les réseaux de voirie ou autres infrastructures techniques d’ordre réticulaire sont-ils suffisants pour témoigner de transformations synergiques de l’ensemble des composants de la forme urbaine ? Rien n’est moins sûr même si, à l’image de l’évolution des espèces animales, le squelette des mammifères vertébrés cristallise en quelque sorte l’essentiel des métamorphoses de la morphologie des corps et, encore que dans une moindre mesure, de leur physionomie. Nous ne sommes en effet pas sûrs de la pertinence des correspondances que l’on a pu imaginer entre l’espace domestique des pièces d’habitation et les cellules du corps (à partir de la métaphore cellulaire) ou entre les réseaux lymphatiques et sanguins et les infrastructures viaires (à partir d’une image véhiculaire de la circulation de matières plus ou moins fluides). L’allure générale d’une ville peut devoir sa structure à la monumentalité de ses lieux publics et à la valeur symbolique des principaux équipements conçus comme des fonctions organiques d’un corps urbain censé jouir d’une autonomie biologique par rapport à son environnement. Mais il faut bien reconnaître qu’on ne contrôle que très partiellement les échanges énergétiques entre les agglomérations et avec le terroir dont elles s’alimentent. Quoi qu’il en soit de la représentativité des réseaux viaires ou autres pour cristalliser et permettre de rendre raison de l’organisation et du fonctionnement des métamorphoses de la forme urbaine (des formes en général), leur traitement numérique doit avoir comme objectif prioritaire de faciliter la manipulation des images de la forme urbaine en permettant de traduire toute transformation que nous pourrions identifier par ailleurs dans un changement de configuration ou, à l’inverse, de mettre le doigt sur des changement nous posant des problèmes interprétatifs. Par exemple : l’engorgement et la saturation du trafic sur certaines rues débouchent-ils sur un redéploiement de la circulation qui serait au principe de l’ouverture de nouvelles voies dont l’emplacement serait aisément identifiable, fort de la modélisation de la forme globale de la ville ? Cela suppose que le modèle se prête à des simulations (immédiates et interactives) de l’augmentation du trafic, des extensions et de la progression périurbaine de la desserte de son territoire environnant.

Retenons pour le moment que nous gagnerions à disposer d’algorithmes conçus pour nous permettre de visualiser, par des déformations de l’image des réseaux, le rôle que peuvent jouer des variables permettant de renvoyer à des cas de figures historiquement et géographiquement définis à partir d’exemples concrets. Un graphe dont les points correspondent à des carrefours permet de figurer un schéma topologique susceptible de représenter des villes différentes selon la topographie du site. Une pente relativement faible du terrain se solde en général par l’augmentation du linéaire de voirie nécessaire à la desserte d’une aire géographique donnée. Un obstacle trop abrupt interrompt la progression du réseau et change la configuration globale du tissu des aires d’extension, un peu de la même façon que la route tortueuse du franchissement d’un col ou d’une vallée ne peut devenir plus courte et rectiligne qu’à condition de creuser un tunnel ou de construire un viaduc. Le parcellaire et la nature des constructions changent alors pour s’adapter à cette différence de topographie. Elle oppose par exemple de façon caricaturale mais typique les fragiles constructions vernaculaires des favelas de Rio sur les moros et les immeubles des terrains moins pentus de l’asphalte. Si l’on se pose la question de savoir comment quantifier les rapports entre, d’une part, la forme (dans sa configuration géographique et urbaine) et la structure (nombre de carrefours) d’un réseau viaire et, d’autre part, le nombre, les variations de hauteur des constructions et la densité de population ou le COS selon des quartiers dont les différences et spécificités pourront être ainsi mis en évidence, il faut se donner les moyens de basculer d’un modèle topologique à des données euclidiennes. Sa mise au point permettrait par exemple de préfigurer aisément le type de réseau permettant de desservir une zone nouvelle à urbaniser dès lors que l’on fixe les caractéristiques des constructions qui doivent ou pourraient y prendre place. C’est l’exemple du lotissement des parcs des châteaux de l’aristocratie dans la banlieue parisienne au lendemain de la Révolution. Des percées dans un tissu ancien donne simultanément lieu à une rectification du réseau et à un élargissement des voies qui réduit l’assiette des propriétés privées parcellaires. Mais ce type d’opération correspond aussi à des mécanismes spéculatifs et à des indemnisations faisant suite aux procédures d’expropriation qui changent les relations entre la morphologie sociale et la morphologie urbaine dont on ne peut espérer rendre compte qu’en analysant dans le détail les transferts de fonds et les variations des marchés fonciers et immobiliers. C’est à cette opération délicate que s’est consacré de façon très artisanale Maurice Halbwachs dans des travaux marquants11, mais restés sans suite. Y aurait-il moyen que de telles données, une fois modélisées, débouchent sur l’objectivation d’une morphogenèse de l’urbain permettant de mettre en relation tracé des voies et mouvements de la valeur économique des lieux selon le marché de l’immobilier ou le niveau social des habitants ? De la même façon que l’introduction d’une voie rapide

11 HALBWACHS (Maurice), Les Expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900), Paris, E. Cornély, 1909, 415 p., HALBWACHS (Maurice), « la population et le tracé des voies à Paris depuis cent ans », in : Métron, Revue internationale de statistique, Padoue, 1925, pp. 1 -23

modifie les courbes isochrones des déplacements ou qu’une ligne de TGV modifie à la hausse le prix de terrains avoisinant les gares, tout tracé nouveau, percée ou règle d’alignement se solde par une redistribution de la population selon ses ressources et pouvoir d’achat. Cependant, l’étroite articulation entre morphologie urbaine et morphologie sociale —qui apparaît assez clairement en plan par des différences dans le parcellaire— présente une inertie telle que l’on peut aisément préjuger de la pertinence de certains tracés plutôt que d’autres. Les exemples de l’échec de l’avenue de la République à Marseille (qui part du mauvais côté et ne trouve toujours pas sa clientèle), d’une avenue de Saint-Mandé à Paris qui ne tient que tardivement ses promesses en attendant une gentrification plus sournoise de l’Est parisien, d’un quartier qui se clochardise pour ne pas avoir bénéficier de la desserte promise et qui devient une enclave en chute libre dans un tissu segmenté et privé de centralité devraient pouvoir se repérer aisément à la forme du réseau de voirie12.

Le meilleur cas de figure sur lequel nous nous appuyer pour tester la pertinence d’une modélisation de ce type de rapport entre les morphologies urbaines et sociales et le réseau viaire pourrait correspondre à la réalisation des diagonales dans le quadrillage des villes sud-américaines. Ruptures, continuité et moments clefs

De nombreux travaux émanant de géographes, d’architectes et d’urbanistes ont établi des typologies du bâti, des architectures et des formes urbaines13. Les modes d’engendrement de ces formes restent moins bien définis et n’ont guère donné lieu à des modélisations systématiques, notamment faute d’outils informatiques. Il existe cependant des tentatives de figuration de ces métamorphoses du tissu ou des grands traits des réseaux de voirie tirées de l’observation des dispositions propres à certaines périodes et aires géographiques ou culturelles exprimées dans des croquis ou schémas14. Un simple état de l’art en la matière risquerait de nous dissuader de persister dans les mêmes voies en vertu du peu de cas fait —ou du caractère hétéroclite— de l’iconographie dans ces tentatives de théorisation. Ces essais de formalisation visuelle mériteraient d’être repris, numérisés et dynamisés à l’écran à partir d’un corpus constitué de l’ensemble le plus exhaustif possible de ces images. L’animation informatique de tels tracés artisanaux nous permettrait sans doute de progresser plus rapidement dans une figuration dynamique des formes urbaines que si nous entreprenions de repérer de tels moments de changements des formes urbaines à partir de plans globaux de villes à différentes époques. Au demeurant, les deux démarches : l’une, à partir de la forme globale des réseaux viaires et des caractéristiques morphologiques des tissus de certaines villes sur lesquelles nous pourrions disposer d’un nombre suffisant de plans correspondants à différentes époques de l’histoire de la ville ; l’autre, par des formalisations partielles de moments de la morphogenèse, convergeraient vers une montée en généralité de la figuration dynamique de l’espace. Conclusion

Dans cette optique, la modélisation de la morphogenèse de l’espace urbain à travers la figuration du réseau de voirie peut être engagée à partir de la numérisation des anamorphoses de la forme que prennent des transformations typiques de la forme des villes. Elles peuvent être partielles en correspondant à certains moments de ruptures ou de transitions telles que l’histoire des villes permet de les repérer, par exemple la transformation des remparts en boulevards. Elles peuvent être plus globale et correspondre à des générations plus subtiles et continues des tissus, comme le remplissage progressif des îlots dans un découpage parcellaire stable ou, à l’inverse, la colonisation d’une zone d’urbanisation nouvelle par un projet fabriquant simultanément des réseaux viaires et du bâti. Dans les deux cas, on peut faire l’hypothèse qu’on a affaire à des processus comparables de développement d’un tissu, à condition que le modèle intègre pour le moins l’articulation modulable des relations entre les voies, le parcellaire et certaines caractéristiques du bâti.

12 RONCAYOLO (Marcel), Lectures de villes, formes et temps, Marseille, Éd. Parenthèses, 2002, 386 p. 13 CASTEX (Jean), PANERAI (Philippe), « Notes sur la structure de l’espace urbain », in : L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 153 : La Ville, décembre 1970 – janvier 1971, pp. 30-33 14 BORIE (Alain), MICHELONI (Pierre), PINON (Pierre), Forme et déformation des objets architecturaux et urbains, Paris, ENSBA/Groupe d’Études des Formes Architecturales et Urbaines, 1984, 199 p. BORIE (Alain), MICHELONI (Pierre), PINON (Pierre), GEFAU [Groupe d'études des formes architecturales et urbaines], Formes urbaines et sites de méandres, [Paris], CORDA, [1981], 449 p.