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ACTUALITÉ · ACTUALITÉ 4 LA LETTRE - N° 21 Alain PROCHIANTZ a donné sa leçon inaugurale le 4 octobre 2007 Son cours intitulé « Morphogènes et Morphogenèse »

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Ouverture internationale, enfin. Le Collège de Francea signé de nouvelles conventions d’enseignement avecdes universités étrangères telles que l’Université Librede Bruxelles et les universités francophones deBelgique, l’université et l’École polytechniquefédérale de Lausanne, etc. Un deuxième colloque duCollège de France à l’étranger s’est tenu à Berlin surle thème « Le monde de la santé publique et de laprévention ».

Le Collège de France est toujours en chantier, mais2008 verra l’aboutissement de certains d’entre eux.Et tout d’abord, la bibliothèque générale dontl’ouverture est programmée au cours du premiersemestre prochain. L’aménagement des locaux dechimie et biologie permettra l’installation deslaboratoires des chaires de Chimie de la matièrecondensée et de Processus morphogénétiquecourant 2008. Ces locaux permettront aussil’accueil de nouvelles jeunes équipes de recherche auCollège. Et, attendue de tous, dans le même tempsaura lieu l’ouverture de la cafétéria. Ainsi,pourrons-nous retrouver un lieu de restauration etde convivialité.

Ce bilan est le fruit d’un remarquable effort de tous,enseignants, personnels administratifs et techniques.Cet effort s’est fait à effectif constant et a doncnécessité de la part des personnels du Collège deFrance une mobilisation sans faille, l’acquisition denouvelles connaissances, une disponibilité et unegrande réactivité. La mise en route de ces actions aété facilitée par la gouvernance simplifiée dontdispose le Collège, qui lui permet de répondre rapi-dement à un problème qui se présente et de prendreles décisions qui s’imposent. La politique ambitieusedu Collège de France exige des moyens financiersimportants. Le ministère de l’Enseignement supé-rieur et de la recherche a répondu présent à nosdemandes financières pour terminer les travaux dela phase 2. Mais, nous l’avions dit en 2006, nous nepouvions tout attendre de l’État et il nous fallaitchercher à compléter la dotation publique par d’au-tres sources de financement, grâce au développe-ment de partenariats et à la recherche de mécénats.Le Collège de France a déjà bénéficié d’aides finan-cières remarquables, notamment de la part de la

Fondation Bettencourt-Schueller et de M. MichelDavid-Weill. Pour autant, le Collège de France restetotalement libre de ses orientations, de ses choixstratégiques, de la nomination de ses professeursdans les disciplines et les domaines qu’il définit lui-même et lui-même seul. L’Administrateur a la chargede faire vivre l’institution au service de tous, en trou-vant et en adaptant les moyens financiers et enpersonnels aux objectifs définis par le Collège. C’està cette tâche que je m’emploierai pour la prochaineannée de mon mandat. �

Pr Pierre CorvolAdministrateur du Collège de France

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4 LA LETTRE - N° 21

Alain PROCHIANTZ

a donné sa leçon inaugurale le4 octobre 2007Son cours intitulé« Morphogènes et Morphogenèse » a commencé le 22 octobre 2007

Extrait de la leçon inaugurale :« En 1984, dans le laboratoire de JacquesGlowinski, nous observons que la forme et la pola-rité de neurones cérébraux cultivés au contact decellules non neuronales –des astrocytes – varientselon les origines topologiques des deux popula-tions cellulaires. Nous aurions pu nous intéresserà cette hétérogénéité des astrocytes, idée nouvelle; mais j’avais surtout été frappé par le lien entreforme et position suggéré par cette observation.Auditeur, comme beaucoup, des cours de FrançoisJacob, je connaissais l’existence de mutations asso-ciant un algorithme génétique à une position etune position à une forme, celle d’un organe. Chezces mutants, les cellules embryonnaires interprètentmal leur position et engagent des programmesmorpho- génétiques inappropriés. Chez lamouche, des pattes viennent remplacer lesantennes, ou des ailes les yeux, par exemple.

Trois ans plus tard, et un séjour new-yorkais plusloin, je décide d’étudier le rôle des homéogènes dansle codage de la forme des neurones. Ces gènesencodent des facteurs de transcription, des homéo-protéines, qui se lient tous à l’ADN par une mêmecourte structure peptidique : l’homéodomaine. Afinde tester le rôle des homéoprotéines dans la morpho-genèse neuronale, nous décidons d’injecter unhoméodomaine dans un neurone et de chasser ainsiles homéoprotéines endogènes de leurs sites.L’hypothèse d’un changement de forme fut vérifiée.Mais, au cours de contrôles, nous observâmes queles mêmes changements étaient induits par l’addi-tion de l’homéodomaine à l’extérieur des neurones.Au lieu de conclure à un artefact, ayant marqué lepeptide homéodomaine, nous avons eu la surprisede le voir traverser les membranes et envahir le cyto-plasme, puis le noyau des cellules vivantes. Bientôtce fut le tour des homéoprotéines entières. […]

Le concept né de ces premières expériences estsimple. Deux cellules échangeant des facteurs de

transcription de cette famille se communiquent, parlà même, une information de position et y répon-dent par un changement dans l’expression de diffé-rents effecteurs de la morphogenèse. Par conséquent,les homéoprotéines sont, certes, des facteurs detranscription agissant dans le noyau, mais aussid’authentiques morphogènes : des protéines messa-gères, capables de passer dans le milieu extracellu-laire, de pénétrer dans les cellules avoisinantes etd’en modifier nombre de caractères, dont la forme.Cette idée prenait plusieurs dogmes à contre-pied.

Le premier d’entre eux est que les facteurs de trans-cription travaillent dans le noyau, ne sortent pas descellules, et n’y entrent pas davantage. Ils ne sont paséquipés pour cela. Le second est que les membranessont des barrières imperméables aux agents hydro-philes ; qu’il existe des mécanismes physiologiquesqui déstabilisent les membranes au point de lesrendre perméables à des protéines de haut poidsmoléculaire était inconcevable. Enfin, les homéo-gènes sont des régulateurs de la forme des organes,pas de celle des cellules. Or, notre observation impli-quait que les mêmes gènes, donc probablement desmécanismes proches, agissent aux deux niveaux,cellulaire et pluricellulaire, de la morphogenèse.

Ces objections ont fait long feu. Nous avons, leséquipes d’Alain Joliot et la mienne, démontré lasécrétion et l’internalisation de ces facteurs, identifiéles séquences responsables, et avancé dans lacompréhension des mécanismes impliqués. Aupoint que le domaine des peptides vecteurs capablesde traverser les membranes –ouvert en collabora-tion étroite avec l’équipe de Gérard Chassaing– estaujourd’hui florissant. Parallèlement, le mythe desmembranes imperméables a perdu de sa force, etcela ne choque plus de les savoir instables. Enfin,pour ce qui est des homéogènes régulateurs de laforme cellulaire, qui a conscience que cette ques-tion fit un jour débat ?

En revanche, l’idée qu’un facteur de transcrip-tion puisse être un morphogène ou, plus large-ment, un facteur de communicationintercellulaire peut, parfois encore, susciter desinterrogations. Soyons net : même si le travail estloin d’être achevé, la participation de ce modede signalisation à des étapes cruciales du déve-loppement est une hypothèse solide, reposant surdes faits expérimentaux bien assurés. » […] �

CHAIRE : PROCESSUS MORPHOGÉNÉTIQUES

Membre del’Académie des

sciences,Président du

Neuropôlefrancilien et du

conseil scientifiquede la Fondation

pour la recherchemédicale

La leçon inaugurale seraprochainement disponible

aux éditions Fayard. Lavidéo est téléchargeable sur

le site internet duCollège de France.

LEÇONS INAUGURALES

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Roger CHARTIER

a donné sa leçon inaugurale le11 octobre 2007.Son cours intitulé « Circulations textuelleset pratiques culturelles dans l’Europemoderne (XVIe-XVIIIe siècle) Cardenio » acommencé le 25 octobre 2007.

Extrait de la leçon inaugurale :« Écouter les morts avec les yeux. »« Escuchar a los muertos con los ojos. »

« Ce vers de Quevedo me vient à l’esprit aumoment d’inaugurer un enseignementconsacré aux rôles de l’écrit dans les cultureseuropéennes entre la fin du Moyen Âge etnotre présent. Pour la première fois dans l’his-toire du Collège de France, une chaire estvouée à l’étude des pratiques de l’écrit, nonpas dans les mondes anciens ou médiévaux,mais dans le temps long d’une modernité qui,peut-être, se défait sous nos yeux.

La tâche est sans doute urgente aujourd’hui,en un temps où se trouvent profondémentbouleversées les pratiques de l’écrit. Les muta-tions de notre présent transforment, tout à lafois, les supports de l’écriture, la technique desa reproduction et de sa dissémination, et lesfaçons de lire.

En brisant le lien ancien noué entre les textes etles objets, entre les discours et leur matérialité,la révolution numérique oblige à une radicalerévision des gestes et des notions que nous asso-cions à l’écrit. […] Contrairement à ses prédé-cesseurs, rouleau ou codex, le livre électroniquene se différencie plus par l’évidence de sa formematérielle des autres productions de l’écriture.La lecture face à l’écran est une lecturediscontinue, segmentée, attachée au fragmentplus qu’à la totalité. N’est-elle pas, de ce fait,l’héritière directe des pratiques permises et susci-tées par le codex ? Celui-ci invite, en effet, àfeuilleter les textes, en prenant appui sur leursindex ou bien à “ sauts et gambades ” commedisait Montaigne. Toutefois, […] la disconti-nuité et la fragmentation de la lecture n’ont pasle même sens lorsqu’elles sont accompagnéespar la perception de la totalité textuelle enserréedans l’objet écrit et lorsque la surface lumineuse

qui donne à lire les fragments d’écrits ne rendplus immédiatement visibles les limites et lacohérence du corpus dont ils sont des extraits.

Comment maintenir le concept de propriétélittéraire, défini depuis le XVIIIe siècle à partird’une identité perpétuée des œuvres, recon-naissable quelle que soit la forme de leur publi-cation, dans un monde où les textes sontmobiles, malléables, ouverts, et où chacun peut,comme le désirait Michel Foucault au momentde commencer, “ enchaîner, poursuivre laphrase, se loger, sans qu’on y prenne bien garde,dans ses interstices ” ? Comment reconnaîtreun ordre des discours, qui fut toujours un ordredes livres ou, pour mieux dire, un ordre de l’écritassociant étroitement autorité de savoir et formede publication, lorsque les possibilités tech-niques permettent, sans contrôles ni délais, lamise en circulation universelle des opinions etdes connaissances, mais aussi des erreurs et desfalsifications ? Comment préserver des manièresde lire qui construisent la signification à partirde la coexistence de textes dans un même objet(livre, revue, journal) alors que le nouveau modede conservation et de transmission des écritsimpose à la lecture une logique analytique etencyclopédique où chaque texte n’a d’autrecontexte que celui qui lui vient de son apparte-nance à une même rubrique ?

Le rêve de la bibliothèque universelle paraîtaujourd’hui plus proche de devenir réalité qu’ilne le fut jamais. La conversion numérique descollections existantes promet la constitutiond’une bibliothèque sans murs, où pourraientêtre accessibles tous les ouvrages qui furent unjour publiés, tous les écrits qui constituent lepatrimoine de l’humanité. L’ambition est magni-fique, et, comme écrit Borges, “ quand onproclama que la Bibliothèque comprenait tousles livres, la première réaction fut un bonheurextravagant ”. Mais la seconde est, sans doute,une interrogation sur ce qu’implique cetteviolence faite aux textes, donnés à lire dans desformes qui ne sont plus celles où les rencontrè-rent leurs lecteurs du passé. […] Le “ bonheurextravagant ” suscité par la bibliothèque univer-selle pourrait devenir une impuissante amer-tume s’il devait se traduire par la relégation ou,pire, la destruction des objets imprimés qui ontnourri au fil des temps les pensées et les rêves deceux et celles qui les ont lus. » […] �

Directeur d'Étudesà l'École des

hautes études ensciences sociales

depuis 1984,Prix Gobert de

l'Académiefrançaise, 1992

CHAIRE : ÉCRITS ET CULTURES DANS L’EUROPE MODERNE

La leçon inauguralesera disponible

prochainement auxéditions Fayard et

en DVD (coproductionCollège de France/

CNED/Doriane)

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6 LA LETTRE - N° 21

Manfred KROPP

a donné sa leçon inaugurale le15 novembre 2007.Son cours intitulé « Le Coran comme docu-ment linguistique et historique : sources etméthodes pour son étude » a commencé le22 novembre 2007.

Extrait de la leçon inaugurale :« L’étude de la documentation épigraphiquearabe préislamique [...] m’a conduit àexaminer les fragments et les manuscrits lesplus anciens du Coran qui sont accessibles enfac-similés ou dans des bibliothèquespubliques. Je venais d’étudier une inscriptionconcernant un roi arabe préislamique : j’ai toutnaturellement employé la même approchepour un verset du Coran. Qu’est-ce à dire ?Tout d’abord, dans un moment de grâce – oud’hérésie ? –, j’ai ignoré tout ce que la tradi-tion musulmane avait apporté à ce documentancien : les points diacritiques, les voyelles, laponctuation. Bref, j’ai envisagé la lecture dutexte à partir de son squelette de consonnes, nuet ambigu, comme s’il s’agissait d’une inscrip-tion ancienne. Il n’est pas facile de tricher avecsa propre mémoire et l’on retombe vite dans lesbrisées des savoirs familiers. Les mécanismesmentaux bien rodés de l’épigraphiste ont doncrepris le dessus. Ils ont produit des doutes. Jene dirais pas encore des résultats.

Ces premiers pas tâtonnants se trouvèrentstimulés par le développement extraordinairedes études coraniques durant les deuxdernières décennies. En Occident, les étudesislamiques, issues des études théologiques etnotamment bibliques, s’en sont émancipéesà la fin du XVIIIe et au début du XIXe sièclespour devenir une discipline indépendante,surtout dans le secteur des études coraniques,en payant pour cela un prix fort encoreaujourd’hui. Elles ont en effet intégré uncertain nombre de dogmes islamiques etaccepté diverses assertions historiques etautres. Comme si les savants chrétiens, aprèsavoir bravement sacrifié sur l’autel de laconnaissance historique la Bible tout entière,Ancien et Nouveau Testament, armés ducouteau de l’étude historico-critique, avaient

cette fois perdu courage, laissant intactautour du Coran tout le dogme officiel.

Un des faits surprenants des études islamiquesest l’absence d’une édition historico-critique duCoran. Une telle entreprise avait pourtantdébuté dans la première moitié du XIXe siècle,en liaison avec les études critiques des textes dela Bible et de la littérature ancienne. Plusieursprojets majeurs ont échoué. Pour finir, leXXe siècle nous a laissé l’édition canonique duCaire, qui est utilisée en fait comme base dutravail scientifique sur le Coran. C’est à peu prèscomme si les études bibliques reposaient sur laVulgate de Jérôme ou la Vetus Latina commetexte fondamental.

Les deux dernières décennies du XXe siècle ontmis au jour des preuves épigraphiques pour lessources textuelles en arabe, depuis les périodespréislamiques jusqu’aux premiers temps del’Islam. Des lectures cohérentes et plausibles detels textes ne peuvent venir que d’une méthoderigoureuse. Elles supposent de réfléchir aucontexte et aux parallèles, de faire des compa-raisons avec d’autres langues sémitiques et avecles textes similaires qui y sont attestés.

Si quelqu’un, habité par un tel état d’esprit“ épigraphique ”, se tourne à nouveau vers lespremiers manuscrits des textes coraniques, il nepeut manquer de s’interroger sur l’exactitudedes lectures canoniques. L’épigraphiste seranaturellement tenté de lire ces manuscrits ?hijaziou coufique avec une méthode critique pouraboutir à une lecture cohérente et plausible.

À ce point, le représentant d’une science positiveet séculière pourrait céder à la tentation.Commençant par des mots ou des passagesproblématiques, il pourrait examiner le textecomme s’il déchiffrait et interprétait d’anciennesinscriptions arabes. Si ses interprétations envenaient à révéler des régularités distinctes, ilserait en droit de formuler des hypothèses sur lesrègles orthographiques, la grammaire et lasémantique du langage coranique.

Dans tous les cas, une édition historico-critique du Coran devra être fondée sur lesmanuscrits les plus anciens, et reporter etcommenter toutes les lectures attestées, plau-sibles et conjecturales. » […] �

Professeur d’étudessémitiques et

d’islamologie àl’université

Johannes Gutenbergde Mayence(Allemagne)

CHAIRE EUROPÉENNE 2007-2008

La leçon inauguralesera disponible

prochainement auxéditions Fayard et

en DVD (coproductionCollège de France/

CNED/Doriane)

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Gérard BERRYChercheur en informatiquetitulaire de la chaire d’Innovation technologique - Liliane BettencourtAnnée académique 2007-2008Leçon inaugurale : 17 janvier 2008

NOMINATIONS DE PROFESSEURS

Gérard Berry, né en 1948, répondparfaitemement aux critères retenuspour la chaire d’Innovation techno-logique puisqu’il s’agit d’un cher-cheur de premier plan, reconnuinternationalement et qu’il est àl’origine de la création de la « jeunepousse » Esterel-Technologies dontil est à l’heure actuelle le directeurscientifique.

Gérard Berry est un chercheur eninformatique, science jeune dont iln’est pas nécessaire de rappeler l’im-portance qu’elle a prise dans notresociété et qui s’est affirmée commeune science indépendante avec desliens privilégiés avec les mathéma-tiques, la physique et de plus en plusla biologie. Les centres d’intérêtscientifique de Gérard Berry relèventde ce que l’on appelle le « génie logi-ciel » et concernent plus précisémentles langages de programmation, lavérification formelle des programmes

temps-réels et ce qu’on appellelambda-calcul. Tous ses travauxtendent vers la résolution duproblème fondamental pour les logi-ciels : comment pouvoir générerautomatiquement des programmestemps-réels sans faute et quicorrespondent bien aux spécifica-tions du logiciel. Des progrès consi-dérables dans cette direction ont étéaccomplis par G. Berry (et sesélèves). Il est en effet le concepteuret un des principaux « dévelop-peurs » du langage synchroneEsterel, langage dont il a égalementdémontré rigoureusement la cohé-rence logique. Esterel est une granderéussite et ses applications indus-trielles se multiplient (logiciel de pilo-tage du Rafale, conception de circuitsélectroniques...) d’où le succès de« Esterel Technologies ».

Gérard Berry est l’auteur de 47 arti-cles, 2 livres. Il a été invité dans les

plus grandes conférences interna-tionales d’informatique et sestravaux lui ont valu la médaille debronze du CNRS à 31 ans, le prixMontpetit de l’Académie desSciences, le prix Science et Défense,le prix de la Fondation EADS pourla Science et l’Industrie. Il a été enoutre nominé pour le « WorldTechnology Award ». Enfin, il estmembre de l’Académie des scienceset de l’Académie des technologies.

Gérard Berry est de plus un ensei-gnant hors-pair et il sait rendreaccessible à tous cette nouvellescience qu’est l’informatique. �

Pr Pierre-Louis Lions

Né en 1952, Pierre Magistretti estDocteur en médecine de l’Universitéde Genève.

Il a poursuivi ses études au SalkInstitute for Biological Studies à SanDiego dans le laboratoire deF. Bloom et obtenu un PhD en neuro-biologie de l’Université de Californieà San Diego (UCSD).

C’est durant cette période que se cris-tallise l’intérêt de Pierre Magistretti

pour les mécanismes moléculaires etcellulaires de régulation du métabo-lisme énergétique cérébral. Sontravail de thèse de PhD a abouti à laformulation d’une hypothèse origi-nale selon laquelle la fonction prin-cipale de certains neurotransmetteursserait de participer au couplage entrel’activité neuronale et le métabolismeénergétique local.

De retour à Genève dans le dépar-tement de pharmacologie, Pierre

Magistretti poursuit ses recherchessur les interactions entre neuro-transmetteurs monoaminergiques etpeptidergiques. Dès cette époque,son laboratoire joue un rôle pion-nier dans l’étude des fonctions de laglie, notamment son rôle dans larégulation du métabolisme énergé-tique en relation avec l’activitésynaptique.

En 1987, Pierre Magistretti est l’undes premiers bénéficiaires du

Pierre MAGISTRETTIProfesseur de neurosciencestitulaire de la Chaire internationale pour l’année académique 2007-2008Leçon inaugurale : 14 février 2008

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8 LA LETTRE - N° 21

programme START du Fondsnational suisse de la recherche scien-tifique (Swiss Talents for AcademicResearch and Teaching), visant àfaciliter la relève universitaire. Unan plus tard, nommé à la chaire dephysiologie de l’Université deLausanne, il devient à 36 ans, l’undes plus jeunes professeurs ordi-naires nommés dans une faculté demédecine suisse.

Le groupe de recherches de PierreMagistretti a été le groupe pionnierdans l’étude du métabolisme céré-bral et des mécanismes qui sont à labase des signaux détectés par lestechniques d’imagerie fonctionnellecérébrale. En particulier, il a mis enévidence le rôle d’un type particu-lier de cellules astrocytaires quifournissent l’énergie nécessaire auxneurones pour leur activité, cetteénergie étant en partie régulée parle transport conjoint du glutamateet du glucose. La portée de sestravaux de laboratoire a largementdépassé le domaine des neuro-sciences expérimentales puisqu’ilssont reconnus dans le domaine del’imagerie fonctionnelle cérébrale.

Il a signé plus de 120 articles origi-naux dans des revues à fort impact.La recherche dans son laboratoireest soutenue à un niveau importantdepuis plus de vingt ans par leFonds national suisse de larecherche scientifique et par d’au-tres instances internationales quipratiquent l’évaluation par peer-review.

Fortement impliqué dans le déve-loppement des neurosciences enSuisse et en Europe, PierreMagistretti a été à l’origine de lacréation du département interfacul-taire de neurosciences de l’Universitéde Lausanne, dont il a été le premierprésident, et de la Société suisse deneurosciences dont il a été le premierprésident élu. Pierre Magistretti a étéprésident de la Fédération euro-péenne des sociétés de neurosciencesde 2002 à 2004.

Pierre Magistretti a occupé diversesfonctions au sein de la Faculté debiologie et médecine de l’Universitéde Lausanne, d’abord commeprofesseur ordinaire de physiologieentre 1988 et 2004, puis commevice-doyen (1996-2000) et égale-ment comme directeur du départe-ment de physiologie (2001-2004).Depuis 2004, Pierre Magistretti estprofesseur au département depsychiatrie au sein duquel il dirige leCentre de neurosciences psychia-triques. En janvier 2005, PierreMagistretti a été également nomméprofesseur de neurosciences àl’École polytechnique fédérale deLausanne (EPFL), au sein du Brainand Mind Institute dont il est co-directeur.

Il est membre du Conseil de larecherche du Fonds national suissede la recherche scientifique, organefédéral pour l’évaluation et le finan-cement de la recherche expérimen-tale en Suisse.

Pierre Magistretti a été élu membrede l’Academia europea en 2001 etde l’Académie suisse de médecine en2003. Il a reçu des prix scientifiquesdont le Theodore Ott Prize del’Académie suisse des sciencesmédicales et le Emil KraepelinProfessorship du Max-PlanckInstitute for Psychiatry.

Il est particulièrement interessé parla réflexion sur les liens entreneurosciences et psychiatrie, qui aabouti à la rédaction du livrerécemment publié aux éditionsOdile Jacob À chacun son cerveau,avec un collègue pédopsychiatre etpsychanalyste, le professeurFrançois Ansermet. Dans ce livre,la plasticité neuronale, c’est-à-direla capacité que les neurones ont demodifier leurs connexions suite àl’expérience vécue, est prise commepoint de rencontre envisageableentre deux disciplines que toutsépare à priori, comme les neuro-sciences et la psychanalyse.

Pierre Magistretti est très proche dela communauté des neurosciencesfrançaise puisqu’il a été appelé àsiéger dans plusieurs comité etnotamment à l’Inserm.

Son enseignement ne pourra que nousenrichir et ses relations avec deséquipes du Collège susciteront denouvelles collaborations. �

Pr Jacques Glowinski

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par Frank Bellivier, C.H.U. Créteil-Inserm.

La recherche en psychiatrie depuis les années1950 a été ou bien orientée par la psychanalyse(études de cas), ou bien centrée sur les essaiscliniques de nouveaux médicaments. Lestravaux réalisés autour de la classification ontété discutés et critiqués, mais jusqu’ici sansimpact théorique bien clair. Dans les années1990, huit rapports officiels rédigés en Franceétablissaient que la recherche en psychiatrie estd’une grande pauvreté, non parce que lespsychiatres manquent d’hypothèses, mais parcequ’ils n’ont pas une idée claire des méthodes derecherche qui peuvent faire progresser leur disci-pline. Cependant, aux frontières de la discipline,des méthodologies neuves se développent etmettent en évidence des résultats intéressantspour la compréhension des pathologies psy-chiatriques.

L’objectif du séminaire était, comme son titrel’indique, de montrer que certaines avancéescontemporaines des neurosciences sont suscep-tibles de relativiser les distinctions opérées parla classification des troubles mentaux, oud’éclairer les rapports entre les aspects biolo-giques et comportementaux des pathologiespsychiatriques. Ce qui permet également d’en-trevoir les outils apportés par les neurosciencesqui permettront de comprendre les méca-nismes biologiques qui sous-tendent ces entitésmorbides et ceux mis en jeu par les différentesoptions thérapeutiques. L’électrophysiologie,l’imagerie cérébrale anatomique ou fonc-tionnelle, la génétique moléculaire ouépidémiologique, la pharmacogénétique, laneuropsychologie sont autant de domaines quiont fait l’objet de présentations et qui ontpermis d’illustrer la contribution des neuro-sciences fondamentales à la compréhensiondes maladies psychiatriques ou de certainsprocessus plus élémentaires de chacune de cesentités morbides (mémoire, attention, propen-sion à présenter des idées délirantes, instabi-lité de l’humeur, réactivité émotionnelle, etc.).

Au sujet de cette contribution des neurosciencesfondamentales, la journée a permis d’envisagerdeux volets distincts :

� la connaissance des mécanismes intimes dudéveloppement et du fonctionnement cérébral,des fonctions les plus élémentaires aux fonc-tions les plus intégrées, contribue et contribueraà la compréhension des mécanismes à l’œuvredans les pathologies psychiatriques ;� les méthodes mises en œuvre dans ces diffé-rents domaines scientifiques peuvent égalementstimuler une réflexion encore balbutiante sur lamanière d’appréhender les pathologies psychia-triques pour en identifier les facteurs de risqueet les mécanismes biologiques sous-jacents.

Les présentations de la journée ont ainsi permisd’illustrer différents points cruciaux que laréflexion sur les méthodes pour les recherches àvenir en psychiatrie devra prendre en compte :� Les limites des classifications diagnostiquesen psychiatrie, avec en particulier l’absence devalidité biologique ou étiologique des entitésdéfinies par la nosographie.� Le caractère multifactoriel complexe desmaladies psychiatriques. � Le modèle de vulnérabilité avec l’interventionde facteurs de risque au travers de systèmes decausalité circulaires plutôt que linéaires et oùl’intervention d’un facteur de risque est condi-tionnée par un ou plusieurs autres facteurs.� L’importance des conditions expérimentalespour le recueil des données (résolution tempo-relle des outils d’évaluation, sélection et carac-térisation des populations d’étude, contrôle desco-facteurs susceptibles d’interférer avec lamesure).� Les progrès à envisager dans les outils demesure, en particulier pour l’étude des processusles plus intégrés. � La modélisation des interactions gène-environnement pour rendre compte desvariations inter-individuelles dans le risque et lesprogrès qu’il faudra réaliser dans la mesure et laprise en compte des facteurs environnementaux.

Enfin, cette journée a permis de montrer, parcontraste, combien les espoirs de la rechercheen psychiatrie reposaient sur des questionséthiques, sur l’organisation de la recherche enFrance, le renouveau des relations chercheurs-médecins-usagers, les modifications de la percep-tion sociale des pathologies psychiatriques. �

PHILOSOPHIE DES SCIENCES BIOLOGIQUES ET MÉDICALES

Pr Anne Fagot-Largeault

Recherches en psychiatrie : pathologies multiples, modèles communs ?

Ce séminaire a eu lieu le1er juin 2007 et a été orga-nisé avec le concours del’Assistance publique– Hôpitaux de Paris et del’Inserm. Il a bénéficié dusoutien des laboratoiresSanofi-Aventis et Servier.

Les interventions peuventêtre consultées sur le siteinternet du Collège deFrance (page de la chaire duPr Fagot-Largeault)

ACTUALITÉ DES CHAIRES

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Dans son cours du printemps dernier sur les villesantiques situées autour du lac Copaïs– « Pausanias le Périégète en Béotie », 3epartie –le professeur Denis Knoepfler a présenté à sesauditeurs un ensemble d’inscriptions aussi remar-quables par leur nombre que par leur contenu :émanant de l’Empereur Hadrien (117-138) etde ses deux premiers sucesseurs, ce sont plus dedix épîtres en grec gravées sur une demi-douzainede très grandes plaques de marbre. Un de cesblocs, certes, était connu depuis la fin du XIXe

siècle, mais les autres, repérés vers 1920 et restésalors inédits, ne furent (re)découverts qu’au débutdes années 1970. Et il falllut attendre 1981 pourqu’une première (et à vrai dire assez médiocre)publication en fût donnée. Aussi le professeur a-t-il repris l’étude de ce dossier en étroite collabo-ration avec l’un de ses assistants, M. ThierryChâtelain, auteur d’une thèse qui a été soutenuecet automne sur La Grèce antique et ses marais :perception et exploitation des milieux palustreschez les Anciens.

Plusieurs de ces lettres – adressées pour la plupartaux gens de Coronée – ont en effet pour sujetdes travaux à réaliser en vue de la protection deterres situées sur la rive sud-ouest de l’ancien lacCopaïs. Elles constituent ainsi une source capitalepour l’histoire des campagnes en général et l’his-toire agraire en particulier ; elles éclairent égale-ment les objectifs et la mise en application de lapolitique provinciale des empereurs en matièred’agriculture. On se bornera ici à exposerquelques résultats de la recherche en cours, enpartant de la lettre la plus ancienne de la série, oùHadrien informe les Coronéens des décisionsprises à la suite de la requête que ceux-ci avaientdû lui adresser :

À la Bonne Fortune. L’empereur César TrajanHadrien Auguste, fils du divin TrajanParthique, petit-fils du divin Nerva, GrandPontife, revêtu de la puissance tribuniciennepour la 9e fois, trois fois consul, auxMagistrats, au Conseil et au Peuple desCoronéens, salut.J’ai ordonné de construire des digues pour leCéphise, pour l’Hercyne et pour les autresfleuves qui, confluant les uns avec les autres, sejettent dans le lac Copaïs. Et cela sera fait le

plus rapidement possible, afin que ces coursd’eau, coulant entre leurs rives, ne quittent pasleur lit et n’inondent pas, comme aujourd’hui,la plus grande partie du territoire propre à laculture ; je vous ferai aussi acheminer de l’eau.Et je vous fournirai moi-même l’argent donton aura besoin aux dires des spécialistes de ceschoses-là, soit six myriades et demie [= 65’000deniers]. À vous de désigner les préposés à lasurveillance (des travaux).

La titulature impériale permet de dater le docu-ment de l’année 125 ap. J.-C. Or, on sait parailleurs qu’Hadrien séjourna en Grèce cetteannée-là : après avoir passé l’hiver à Athènes, ilse rendit notamment à Delphes. Bien que sonitinéraire ne soit pas établi avec précision, on peutconsidérer comme certain que, pour gagner lesiège de l’oracle, l’empereur emprunta la routequi longe la rive sud du lac Copaïs en passant parCoronée. Cette visite constituait donc pour lesCoronéens l’occasion inespérée d’informer l’em-pereur des problèmes que rencontrait leur cité.Les lettres n° 1 et 2 (bloc I) montrent avec quellerapidité Hadrien répondit à leur attente. Maisl’entreprise était complexe : dix ans plus tard,une autre lettre (n° 4 selon l’ordre adopté ici, quiimplique une interversion des blocs II et III parrapport à la reconstitution des éditeurs) révèleque les travaux se pousuivaient encore sur unautre cours d’eau, le Phalaros, tout voisin selonPausanias (IX 34, 5) du grand sanctuaired’Athéna Itônia. Au-dessous (ou à côté ?) de laplaque portant cette lettre de l’an 135 doit êtreplacé un bloc amputé à gauche (désigné désor-mais comme bloc III), avec le début d’une lettretrès importante (n° 6), datable selon toute vrai-semblance de la même année (et en tout cas anté-rieure à 138 puisqu’elle émane encored’Hadrien), qui mentionne elle aussi des opéra-tions à mener sur la rivière Phalaros.

Pour saisir les enjeux de l’intervention impériale,il convient de rappeler que si la plaine du Copaïsest aujourd’hui cultivée sur la plus grande partiede sa surface, c’est qu’elle a fait l’objet d’une vasteentreprise d’assèchement, achevée dans les années1930 seulement après plusieurs tentatives infruc-tueuses. Le témoignage des voyageurs laisse voirqu’antérieurement à ces travaux la plaine était

Buste de l’empereurHadrien, 117-138 ap. J.-C.(Musée du Louvre).

ÉPIGRAPHIE ET HISTOIRE DES CITÉS GRECQUES

Pr Denis Knoepfler

Un exemple d’aménagement du territoire dans l’Antiquité gréco-romaine :le dossier épigraphique de Coronée (Béotie)

Une des plaques inscrites deCoronée (Musée de Thèbes,photo Y. Kalliontzis).

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régulièrement envahie par les eaux et qu’elle setransformait alors en une vaste étendue maréca-geuse. Fréquente dans les formations géologiquesde type karstique comme ici, une telle situationfaisait planer sur les cultures et les villages lamenace constante de l’inondation, ce qui repré-sentait un sérieux handicap du point de vue agri-cole et sanitaire. Qu’en était-il dans l’Antiquité ?

Les lettres d’Hadrien attestent qu’au début duIIe siècle ap. J.-C. la plaine était partiellementcultivée ou cultivable, au moins dans ce quiconstituait alors le territoire de Coronée. Autournant de notre ère, le géographe Strabon (IX 2.40) rapporte que, d’après la tradition,« l’emplacement occupé maintenant par le lacCopaïs était auparavant asséché, qu’il appartenaitalors aux Orchoméniens, ses proches voisins, etqu’on y pratiquait toutes sortes de culture» (trad.R. Baladié). Si l’auteur reste vague sur le planchronologique, on sait par d’autres sources quel’hégémonie d’Orchomène – capitale du puissantroyaume des Minyens– n’a guère pu se prolongerau-delà du milieu du VIesiècle av. J.-C. Lesinvestigations menées sur le terrain par une équipede la Technische Hochschule de Munich ont dureste mis en évidence la présence dans ce bassind’un vaste réseau hydraulique remontant àl’époque dite mycénienne (XIVe-XIIes. av. J.-C). Si,plus tard, il y eut à coup sûr d’autres interventionsdestinées à préserver les terres cultivables desinondations – on a connaissance en particulierd’une entreprise menée vers 330 av. J.-C. – àl’initiative d’Alexandre le Grand (Strabon IX 2.18), rien ne permet actuellement d’affirmer qu’onait jamais, dans l’Antiquité, réalisé un drainagesystématique de la plaine, aboutissant à unassèchement complet du lac : il s’est toujours agide mesures ponctuelles et assez limitées.

Tout porte donc à croire qu’il en fut égalementainsi de l’intervention d’Hadrien en faveur desCoronéens. Dans le contexte économique diffi-cile du début du IIe siècle ap. J.-C. en Grècepropre, cette action témoigne du soutien apportépar les autorités de Rome à une cité qui n’avaitsans doute plus les moyens d’assurer la sauve-garde de son propre territoire et dont la popula-tion souffrait peut-être déjà des effets dupaludisme. Mais pourquoi la sollicitude impé-riale s’est-elle portée plus spécialement surCoronée, alors que la cité d’Orchomène – dontle nom apparaît d’ailleurs dans le dossier – devaitêtre alors dans une situation plus critique encore?Il est permis de conjecturer que la présence, prèsdes rives coronéennes du Copaïs, du vieux sanc-tuaire fédéral d’Athéna Itônia fut pour quelquechose dans la décision d’Hadrien, car Trajan déjà,comme le prouve une base de statue reconsti-tuée par le professeur, s’était soucié de redonnerun nouveau lustre à l’Itônion en faisant de lui lecentre régional des associations à caractèreethnique (koina) de la Grèce centrale.

En dépit de son intérêt historique indéniable, ledossier des lettres de Coronée est resté jusqu’icitotalement inconnu du grand public (et le plussouvent méconnu des érudits eux-mêmes). C’estque, depuis l’Antiquité, il a joué de malheur.L’excellent Pausanias, contemporain desAntonins et grand admirateur d’Hadrien, n’ena pas soupçonné l’existence, du fait que, lors deson passage à Coronée vers 160, les lettresn’avaient pas encore été exposées au regard detous (leur gravure, de fait, dut avoir lieu en uneseule fois aux alentours de 165). Même chose ànotre époque : publiées un demi-siècle seulementaprès leur découverte, ces inscriptions devaientéchapper aussi à Marguerite Yourcenar, qui, àcoup sûr – d’autres exemples l’attestent – n’au-rait pas manqué de créditer son cher empereurd’une aussi grandiose entreprise si elle avait puen avoir connaissance en rédigeant les Mémoiresd’Hadrien (1951). Quant aux visiteurs duMusée archéologique de Thèbes, rien ne leurpermettait jusqu’ici de deviner que, sur quelquesblocs disposés au hasard dans le jardin, se déve-loppait une correspondance impériale parmi lesmieux conservées de toute l’histoire romaine : etil leur faudra maintenant patienter jusqu’à 2009– date de la réouverture de ce grand muséerégional – pour y voir la présentation adéquated’un document épigraphique aussi instructif quetelle page de Tacite ou de Suétone évoquant lestravaux d’assèchement du lac Fucin en Italiecentrale. �

Nouvelle reconstitutionschématique de l’agencementdes premiers blocs.

Villes et fleuves du lac Copaïs (d’après Pritchett, Studies in AncientGreek Topography, II, 1969, p. 92 fig. 10).

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La vocation de la bibliothèque de l’Institutd’études indiennes (IEI) est de fournir aux cher-cheurs des instruments de travail concernantprincipalement l’Inde classique et la linguistiqueindienne, discipline qui n’a pas de limites chro-nologiques. Les collections de livres et demanuscrits ont été complétées depuis vingt anspar la constitution d’une cartothèque couvrantla majeure de partie de l’Inde telle que la défi-nissent les spécialistes de sciences humaines, pasle seul territoire de la République indienne, dontles frontières datent de 1947, mais une vasteaire limitée au nord par l’Himalaya et leKarakoram, au sud par l’océan. Elle englobe, dunord au sud, l’Afghanistan, le Pakistan, leNépal, la République indienne, le Bangladesh,Sri Lanka et, si la tradition et la commodité nes’y opposaient, devrait s’étendre à l’Asie du Sud-Est et l’Insulinde pour une partie de leur produc-tion épigraphique, artistique et littéraire.

Certains s’étonneront que cette aire englobe à lafois les talibans barbus et les imberbes moinessrilankais. Les journalistes et les politiciens consi-dèrent que l’Afghanistan relève de l’Asiecentrale, les linguistes le rattachent à l’aireiranienne. C’est qu’on oublie trop souvent quel’Afghanistan est un état composite aux fron-tières arbitrairement délimitées par les empiresbritannique et russe entre 1879 et 1886. Letraité de Gandamak, signé le 26 mai 1879,imposait à l’émir d’Afghanistan de ne plus inter-venir au sud de la fameuse ligne Durand,devenue depuis la frontière avec le Pakistan,jamais reconnue par le gouvernement afghanet encore moins par les populations qui viventde part et d’autre de cette ligne de démarcation: c’est une des clés de l’actuel conflit afghan.

Avant 1879, l’Afghanistan était partie intégrantede l’Inde du Nord, et pas seulement parce quele premier empire afghan, fondé par AhmadShah Durrani en 1747, englobait une grandepartie de l’actuel Pakistan. Jusqu’à la guerred’indépendance de 1919, il relevait encore duVice-Roi des Indes pour sa politique extérieure.Il y a quelques siècles, tout l’est de l’Afghanistanparlait des langues indiennes, dont il restequelques traces. Jusqu’à l’arrivée de l’islam, la

culture, les religions, les formations politiquesétaient indiennes dans tout l’est du pays. Ashokaa fait graver ses inscriptions à Kandahar et dansle Laghman. Deux énormes trouvailles demanuscrits indiens, faites à Jalalabad etBamiyan il y a une dizaine d’années, renouvel-lent en ce moment même notre connaissancede la littérature bouddhique ancienne. Laconquête musulmane de l’Inde s’est faite à partirde l’Afghanistan. Il y eut beaucoup de sultansafghans sur le trône de Delhi. Le fondateur dudernier empire musulman de l’Inde, le MogholBabur, né à Andijan en Ouzbékistan, défit ledernier de ceux-ci, mais fut enterré à sademande à Caboul. Cela explique pourquoil’auteur de ces lignes commença sa carrière enAfghanistan, comme indianiste, pour y étudierles inscriptions indiennes et les langues indiennesarchaïques. Il le fit en travaillant aussi à la biblio-thèque de l’Institut d’études indiennes, déjà richeen documents de ce genre dans les années 1960,et maintenant une des bonnes bibliothèques deréférence en ce domaine.

Il n’est pas d’étude scientifique qui, aujourd’hui,puisse se passer d’image, soit comme document,soit comme illustration. C’est pour cela qu’en2000, placé devant la nécessité d’archiver les3000 photos prises lors du projet « Chanderi »,en grande partie financé par le Collège deFrance et depuis publié dans ses collections, jedécidai de constituer une photothèque conçueà l’origine comme un simple dépôt photogra-phique. Mais une fois connue l’existence de cedépôt, d’autres collègues, qui avaient travailléavec nous ou à l’Institut d’études indiennes,nous proposèrent leurs archives photogra-phiques, souvent de grande qualité car ilssavaient manier un appareil presque commedes professionnels. C’est ainsi que la photo-thèque, enrichie des fonds Fussman, Delaruelle(sud de l’Inde), Diserens (Inde du Nord) et LeBerre (Afghanistan), en vint à compter environ22 000 clichés et à couvrir l’aire culturelleindienne tout entière. Il ne s’agissait plus d’undépôt, mais d’une vraie photothèque, qu’il fallaitindexer, donc informatiser et aussi numérisercar certains clichés se détériorent avec le temps.Cet énorme travail, comparable à ce que repré-

HISTOIRE DU MONDE INDIEN

Pr Gérard Fussman,Directeur de l’Institutd’études indiennes

Le fonds afghan de la photothèque de l’Institut d’études indiennesEnrichissements récents

Tête de Buddha, jadis auMusée de Kaboul. Cliché D. Darbois - 1965.

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senterait ficher un volume page par page, estfait depuis six ans sous la direction de M. ÉricOllivier, avec une très importante aide enpersonnel (Mme Anne-Marie Cordero) et enmatériel accordée par le Collège de France.

L’arrivée des clichés Le Berre, que nous n’étionspas tout à fait sûrs de pouvoir conserver, nousfit commencer ce travail par l’Afghanistan(1). Lefonds nous paraissait en effet complet, nonsusceptible d’enrichissement ; les clichésFussman et Le Berre pouvaient être identifiéstrès précisément (lieu, date, et parfois heure) etleur contenu archéologique était d’autant plusprécieux que monuments et sites avaient beau-coup souffert depuis 1975. Au printemps 2007,l’informatisation du fonds afghan pouvait êtreconsidérée comme terminée. Nous avons réaliséun catalogue sur CD-Rom (6 000 clichéscouvrant la période 1960-1980, à visée surtoutarchéologique et monumentale) distribué auxinstitutions intéressées : Musée Guimet, Institutafghan d’archéologie, Musée de Caboul,Délégation archéologique française enAfghanistan, mis aussi à la disposition des cher-cheurs spécialistes de la région. Nous avionscommencé à réaliser le même travail sur nosclichés du Pakistan quand notre fonds afghans’est enrichi d’environ 2 000 nouveaux clichésde grande qualité de Madame DominiqueDarbois et de Monsieur Georges Redard, cesderniers confiés à l’IEI par Madame MadeleineRedard.

Madame Dominique Darbois n’a pas à êtreprésentée. Elle est connue en particulier par sesalbums consacrés aux enfants du monde(Parana, le petit Indien, 1953 ; Achouna, lepetit Esquimau, 1958 ; Faouzi, le petit Égyp-tien, 1965 ; Terre d’enfants, 2004 ; etc.). Sesphotos des Indiens de Guyane sont égalementcélèbres. Sa sensibilité artistique s’exprime aussidans deux livres que l’on pourrait appeler d’ar-chéologie : Angkor (texte de J. Auboyer, conser-vateur en chef du Musée Guimet, Barcelone1971) et L’Afghanistan et son art (texte deJ. Auboyer, Paris 1968). Ce dernier albumcontient des photographies, prises en 1965, demonuments d’Afghanistan et des objets duMusée de Caboul. La plupart de ceux-ci ontété soit volés lors de la prise de Caboul par lesmujaheddins en 1992 soit détruits par les tali-bans en 2001. Seules en subsistent les photo-graphies. Les meilleures d’entre elles sontincontestablement celles de D. Darbois, pourune part republiées en 2002 dans un très bel

album dont le texte est dû à F. Tissot (Kaboul,le passé confisqué. Le musée de Kaboul 1931-1965, Editions Findakly). Grâce à la généro-sité de Mme Darbois, nous avons pu numériserles originaux, publiés et inédits, et les tenir à ladisposition des chercheurs. Nous lui en sommestrès reconnaissants.

Georges Redard (1922-2005), professeur delinguistique à l’Université de Berne, avait étél’élève au Collège de France d’Émile Benveniste.Il en fut le curateur de tutelle, lors-qu’É. Benveniste fut frappé par une hémiplégie,puis l’exécuteur testamentaire. Il a fait don auxarchives du Collège de plusieurs lots d’archivespersonnelles d’É. Benveniste. Sa veuve, MadameMadeleine Redard, a bien voulu remettre à notrephotothèque plusieurs centaines de diapositiveset agrandissements papier. Ces documents sontdavantage à visée ethnographique. Ils devaientillustrer soit des livres d’art et géographie, commeceux que G. Redard avait publiés auparavant(La Perse (Iran), Zürich 1966 ; Afghanistan,Zürich 1974), soit son Atlas linguistique del’Afghanistan, conçu comme un atlas « des motset des choses ». Les cartes devaient être accom-pagnées de photos des paysages (lieux d’enquête)et des objets dont ses enquêteurs et lui, de 1964à 1976, avaient relevé les noms. Les négatifs deces photographies, dont les auteurs étaient aussides photographes professionnels, en particulierMadame D. Darbois, sont conservés dans lesarchives de l’Institut de linguistique del’Université de Berne. Nous possédons désor-mais des agrandissements d’une grande partied’entre eux et, grâce à Madame Darbois, lestirages-contact des clichés qu’elle-même avaitpris.

Les chercheurs ont ainsi à leur disposition, auCollège de France, un fonds bibliographiquetrès important sur l’Afghanistan ancien et seslangues indiennes, complété par un fondsphotographique très complet sur l’Afghanistandes années 1960-1980, époque où le payscommençait à se moderniser et n’avait pasencore subi les ravages ni des explosifsmodernes ni de la faim de terres à bâtir. Presquetout ce qui figure sur ces images a disparu. Noscollègues français et étrangers, qui commen-cent à les utiliser, en sont très conscients et noussont très reconnaissants de les mettre à leurdisposition. Nos collègues afghans aussi. Cen’est qu’un juste retour des choses, car c’estgrâce à eux, et le plus souvent avec eux, quenous avons pu travailler en Afghanistan. �

Georges Redard, 1960.

1. Voir La Lettre du Collègede France, n° 11, juin 2004,pp. 14-15.

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Même sans disposer de chiffres sûrs, il ne faitaucun doute que la Chine détient aujourd’hui,et de loin, le record absolu du nombre d’exécu-tions capitales par pays et par an. Au-delà desgénéralités sur la nature répressive du régime,cette réalité soulève beaucoup de questions.Nous avons voulu dans ce séminaire poursuivrela démarche que nous avions adoptée dans lesséminaires de 2002 et 2003 consacrés au thèmede la démocratie et de la tradition en Chine(1) :une démarche fondée sur un examen attentif del’histoire dont les réalités actuelles sont, pour unepart qui reste à déterminer, la résultante ; et cesréalités chinoises, nous avons voulu les mettre enregard de celles d’autres pays, le Japon, l’Europeet les États-Unis.

La problématique de la peine de mort, et acces-soirement du suicide, pose d’abord la question desapproches de la vie et de la mort – et de l’au-delà–dans la culture considérée. Vaste question, et quine saurait se réduire à l’identification de quelques« invariants ». Au moins fallait-il remonter auxsources philosophico-religieuses, très variées, deces notions en Chine, ce qu’ont fait pour nousAnne Cheng (INALCO), Jean-Noël Robert(EPHE) et Catherine Despeux (INALCO) en seconcentrant respectivement sur le confucianisme,le bouddhisme et le taoïsme. L’exposé de Pierre-Étienne Will sur le suicide en Chine à la veille destemps modernes poursuivait cette réflexion en sebasant sur des écrits d’administrateurs où la mortvolontaire est envisagée non comme un problèmephilosophique ou religieux – encore que la poro-sité entre le monde des vivants et celui des morts,l’omniprésence des fantômes, etc., soient rarementoubliées– mais comme un problème de société, eten outre comme un comportement incompré-hensible dans un monde où « même les insectes etles plantes aspirent à la vie ».

Qu’en est-il, dès lors, de la mort infligée commepunition ? Dans un exposé très complet sur lapeine de mort dans les codes impériaux, JérômeBourgon (Institut d’Asie orientale, Lyon) arappelé que le principe qui fondait alors la peinede mort était la rétribution : une vie gage unevie, avec comme corollaire important (encorequ’admettant certaines exceptions) que, contrai-rement à ce qui est le cas aujourd’hui en Chine,la peine de mort n’a pas lieu d’être s’il n’y a paseu homicide. Autre point important, les procé-dures en vigueur font que dans les derniers sièclesde l’empire la majorité des peines de mortprononcées ne sont pas exécutées. En évoquant« le corps et la peine capitale dans la Chine impé-riale », Zhang Ning (Université de Genève) s’estpour sa part attachée aux effets des types « horsnormes » (mais légaux) d’exécution – le démem-brement (lingchi), la dispersion des restes, l’ex-position de la tête – en termes de désacralisationdu corps et de « honte » : la préservation de l’in-tégrité du corps légué par les parents est unélément important de la piété filiale, vertu confu-céenne fondamentale entre toutes. En faisant dessuppliciés des esprits menaçants pour la sociétédes vivants, la « malemort judiciaire » soulèvedes problèmes importants dans l’ordre du reli-gieux et du rituel, aussi bien au niveau de l'Étatqu'en ce qui concerne le culte des ancêtres ausein des lignages, et dans les derniers siècles del'empire ces derniers occupent une place consi-dérable dans la société.

La peine du démembrement, abolie en 1905avec l’ensemble des « peines cruelles », a étéégalement abordée dans une seconde contribu-tion de Jérôme Bourgon, consacrée à l’avant-dernier cas d’exécution par ce procédé, en 1904,et à l’affaire sensationnelle dont elle était l’abou-tissement (le massacre de douze membres d’une

ÉTUDES JURIDIQUES COMPARATIVES ET INTERNATIONALISATION DU DROIT

HISTOIRE DE LA CHINE MODERNE

Peine de mort et suicide en Chine : passé,présent, comparaisonsSéminaire organisé par les Prs Mireille Delmas-Marty (chaired’Études juridiques comparatives et internationalisation du droit)et Pierre-Étienne Will (chaire d’Histoire de la Chine moderne),20-21 juin 2007.

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1. Voir Mireille Delmas-Marty et Pierre-ÉtienneWill (dir.), La Chine et ladémocratie. Tradition,droit, institutions, Paris,Fayard, 2007.

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même famille par un notable). Luca Gabbiani(EFEO) s’est de son côté intéressé au châtimentdu parricide dans la Chine des Qing, et dans uncas bien particulier : celui des enfants qui tuentleurs parents dans un accès de démence. Alorsque dans le droit chinois traditionnel la folie esttoujours considérée comme une circonstanceatténuante, les parricides font exception puis-qu’ils sont systématiquement condamnés audémembrement, comme s’ils avaient été sainsd’esprit. Cette inflexibilité, basée sur le caractèresacro-saint des relations familiales, n’a cepen-dant pas été sans susciter des débats ; elle a fina-lement été abandonnée en 1904, dans le mêmemouvement de « modernisation » du droitchinois que l’abolition pure et simple du lingchil’année suivante. La question de l’intentionnalité,au centre des discussions sur la responsabilitédes fous homicides, fait aussi l’objet de longséchanges entre juristes au cours des affaires qu’aanalysées Françoise Lauwaert (Université librede Bruxelles) dans sa contribution sur« jurisprudence de l’accident et peine de mortaux XVIIIe et XIXe siècles ».

La seconde partie du séminaire, consacrée auxaspects juridiques contemporains, a égalementintroduit la dimension comparative. Avec lacommunication de Li Qinglan (avocate aubarreau de Paris), elle s’est ouverte sur une(longue) liste des crimes capitaux en droit chinoisactuel, complétée par des études de cas montrantles difficultés auxquelles se heurtent les avocatspour assurer la défense des accusés passibles de lapeine de mort. On note cependant, depuis 2000,le début d’un débat doctrinal conduisant à limiterl’application de la peine capitale. Cette évolutiona été confirmée par Lu Jianping (Universiténormale de Pékin). Évoquant l’éventualité d’uneproche ratification par la Chine du Pacte desNations unies sur les droits civils et politiques,M. Lu devait néanmoins souligner diverses diffi-cultés tenant à la fois à la diversité des droits etpratiques en Chine et aux mentalités populaires.

Ces difficultés, on les rencontre également auJapon. Abordant la question de la peine desubstitution, Éric Seizelet (Institut d’Asie orien-tale, Lyon) a analysé les raisons pour lesquellesl’abolition de la peine de mort a, selon lui, peude chances de voir le jour au Japon, à courtterme du moins : la faiblesse du discours aboli-tionniste et de ses relais au cœur des instances dedécision, l’alibi démocratique et sa fonctiond’évacuation de la peine de mort de l’espacepublic, enfin l’inefficacité des pressions interna-tionales. Quant à l’Europe, GenevièveGiudicelli-Delage (Université de Paris 1) devaitmontrer l’évolution des approches de la vie etde la mort à la lumière des exemples du suicideet de l’euthanasie, mettant en perspective unedialectique entre le droit à la vie et la questiond’un droit à la mort. Revenant alors à la peinecapitale, Stefano Manacorda (Université deNaples) en a décrit l’abolition en temps de paix,puis en temps de guerre, soulignant néanmoins,depuis le 11 septembre 2001, un durcissementde la coopération judiciaire et policière interna-tionale et un risque de « désengagement » parla dénonciation des accords internationaux.Aux États-Unis, faisait d’ailleurs observerNaomi Norberg (Collège de France), l’exten-sion de la peine de mort a suivi deux vaguessuccessives, même si une certaine limitation deson application, qu’il s’agisse des catégoriesdésormais exclues (mineurs et handicapésmentaux) ou des méthodes d’exécution remisesen cause (injection létale), préserve l’espoir d’unrecul définitif, mais à long terme.

En conclusion, la comparaison illustrerait,selon Mireille Delmas-Marty, un certain dépas-sement de l’opposition entre le relatif et l’uni-versel. Certes le relativisme n’a pas disparu etles représentations de couples comme «vie/mort », ou « humain/inhumain » restentenracinées dans chaque tradition nationale.Mais les traditions sont elles-mêmes évolutives.Même si le mouvement abolitionniste est lentet discontinu, il semble sinon universel, dumoins universalisable, comme on le constate àtravers son extension en droit interne et saconsolidation en droit international, malgré ladiversité des valeurs qui fondent les dispositifsjuridiques nationaux. Telle est en tout cas laconviction de Robert Badinter (ancien ministrede la Justice, sénateur), qui analyse le mouve-ment en cours comme la marche inéluctable,à court ou à moyen terme, vers l’abolitionuniverselle de la peine de mort. �

M. Robert Badinter, les Prs Pierre-Étienne Will et Mireille Delmas-Marty

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Fin 2005, l’agence gouvernementaleA*Star de Singapour a demandé au titu-laire de la chaire d’immunologie molécu-laire, le Pr Philippe Kourilsky, d’aider àrenforcer la recherche en immunologie àSingapour. Un plan de développement aété élaboré, approuvé en avril 2006, et misprogressivement en place au sein duSingapore Immunology Network (SIgN),créé à cet effet. À cette occasion a été signéle 15 décembre 2005, entre le Collège deFrance et l’Agence A*Star, un accord decoopération qui recouvre pour l’essentiella biologie, la chimie, les mathématiques etla physique.

Le plan de développement de l’immuno-logie comprend plusieurs volets : � L’implantation d’un noyau d’immuno-logie fondamentale dans la cité scientifiquebaptisée « Biopolis »� La création de collaborations avec d’au-tres entités singapouriennes, destinéesnotamment à assurer le transfert vers laclinique, particulièrement dans lesdomaines du cancer, de l’allergie, des

maladies auto-immunes et des maladiesinfectieuses.� Le développement de collaborationsinternationales.

La décision de créer Biopolis date de mars2001. En 2004, les trois quarts étaientconstruits et opérationnels. L’ensemble estaujourd’hui achevé. Le potentiel d’accueilapproche les 4 000 chercheurs, et lesinfrastructures techniques sont particuliè-rement développées. L’un des derniersbâtiments construits à été baptiséImmunos, car il accueille le noyau d’im-munologie qui est au cœur du réseauSIgN. De fait, 6 000 m2 de laboratoireséquipés ont été ouverts en septembre2007.

À terme, c’est-à-dire dans 2 ou 3 ans,quelque 25 groupes autonomes d’unedizaine de chercheurs chacun, y trouve-ront place.

Les recrutements sont internationaux :7 groupes sont déjà installés, dont

IMMUNOLOGIE MOLÉCULAIRE

Pr Philippe Kourilsky

Élargissement des activités de recherche à Singapour

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4 pilotés par des Européens. La chaired’immunologie moléculaire y dispose d’unespace où sont développés deux projetstouchant, l’un à l’immunité innée, etl’autre à l’immunité anti-infectieuse. Lesmécanismes de financement ont plusieursparticularités. L’une, et non des moindres,est que l’Agence A*Star couvre la totalitédu budget des groupes de recherche qui, àce jour, n’ont pas à demander de contratsde recherche externes.

En cohérence avec les objectifs du gouver-nement singapourien, les activités deslaboratoires du SIgN installés dansImmunos, sont fortement axées sur l’im-munologie fondamentale, de préférencechez l’homme, en intégrant progressive-ment et au mieux, les questions, lesconcepts et les outils de l’immunologiesystémique (thème choisi pour le cours2006-2007 au Collège de France). Lesrecrutements en cours tiennent compte deces priorités.

Le réseau SIgN consacre une partie de sesfonds à la promotion des collaborationsimpliquant d’autres groupes de rechercheappartenant aux deux grandes universitésde Singapour (NUS et NTU), aux hôpi-taux et autres institutions impliquées la

santé. Une société savante singapourienned’immunologie est proche de naître. Lepotentiel d’interface avec d’autres disci-plines va fortement augmenter avec lacréation, sous l’égide de l’agence A*Star, età proximité de Biopolis, d’une deuxièmecité scientifique (Fusionopolis). Cettedernière sera bientôt achevée. Elle seradédiée notamment aux sciences physiques,informatiques et de l’ingénierie, et auravocation à héberger 5 000 chercheurs.

Plusieurs accords ont été passés entreA*Star et/ou le réseau SIgN et des institu-tions étrangères, telles que l’InstitutKarolinska en Suède, l’Institut Riken auJapon, et bientôt l’Inserm, l’InstitutPasteur, des instituts australiens, anglaiset, bien entendu, le Collège de France. �

http://www.sign.a-star.edu.sg/

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PROFESSEUR INVITÉ

Le fleuve et la steppe : conditions devie à l'époque assyrienne dans leHabur

L’objet de la première conférence futde dégager la situation géoclimatiquefragile de la Haute-Mésopotamie,une région caractérisée par unegrande variété de zones climatiqueset agricoles sur un espace limité.Nous avons en particulier mis enévidence la situation défavorable deTell Schech Hamad / Dur-Katlimmuau sein de la zone d’agriculture irri-guée. Un projet de recherche inter-disciplinaire a pu prouver que leclimat dans la région n’a pas connude changements fondamentauxdurant les quatre derniers millénaires,hormis des fluctuations mineuresdésignées comme pessima et optima.Aussi les changements climatiques nepeuvent-ils être tenus pour responsa-bles de la situation actuelle, marquéepar une forte dégradation de la végé-tation et de la faune. Nous avons enrevanche des témoignages d’inter-ventions humaines dans l’équilibrenaturel, dont les conséquences néga-tives ont été d’autant plus durablesqu’étaient fragiles les micro-espacesconsidérés. De ce fait, les conditionsenvironnementales auxquelles leshommes se trouvaient confrontésvariaient d’une époque à l’autre.Lorsque l’homme devait s’adapter

aux changements de situation, ildéveloppait d’autres stratégies desubsistance, qui transformaient ànouveau la nature. À partir desmodèles d’implantation, il estpossible de calculer le degré de trans-formation anthropique de la natureet de montrer que les conditions envi-ronnementales du Bas-Habur àl’époque médio-assyrienne étaientrestées relativement intactes. Onassista au contraire pendant lapériode néo-assyrienne à une trans-formation totale des paysages, quitoucha même les espaces défavora-bles.

Dûr-Katlimmu, capitale occidentaledu royaume médioassyrien

La fondation de Dur-Katlimmucomme siège d’un gouvernorat assy-rien remonte à Salmanassar Ier

(XIIIe siècle av. n. è.). Les sourceslocales néo-assyriennes montrent eneffet que la divinité principale de laville était un certain « Salmanu ».Or, selon Karen Radner, dont l’ar-gument est repris ici, Salmanu n’étaitpas à l’origine une divinité indivi-dualisée mais la dénomination d’unefigure du dieu Assur. Ceci, ainsi quela ressemblance frappante des situa-tions géoclimatiques d’Assur et deDur-Katlimmu, a constitué le fonde-ment du sort commun qui lia les

deux villes jusqu’à leur disparition.Dans le même temps, la fondationde Dur-Katlimmu a affirmé la domi-nation assyrienne sur la région duBas-Habur et, au-delà, sur la zonede steppe inculte qui s’étendait entreles deux villes. L’installation à Dur-Katlimmu d’un grand vizir, Assur-iddin, membre de la famille royale,qui administra le sud du Hanigalbataprès sa conquête, a fortement accruà l’époque l’importance de ce centreprovincial par rapport aux autres.Tout cela est mis en évidence parl’archive d’Assur-iddin découverte àDur-Katlimmu. Le rôle de la ville àpartir du milieu du XIIe siècle n’apas encore fait l’objet de recherchesmais peut être reconstitué d’après lesfouilles de Tell Bderi, Tell Ajaja etTell Taban. Ces dernières montrenten effet que les descendants desgouverneurs mis en place par Assuront profité de la liberté laissée parl’affaiblissement de l’empire pours’élever eux-mêmes. Ces « royaumes-clients » se comportèrent toutefoisloyalement envers Assur et résistè-rent à l’assaut des Araméens en lesrepoussant vers le nord et le nord-ouest. Dans le cas contraire, l’em-pire médio-assyrien se seraiteffondré. Mais de fait, il a puréchapper du pessimum climatiqueet à la crise politique qui l’a accom-pagné.

Hartmut KÜHNEProfesseur à l’Université libre de Berlin (Allemagne)invité par l’Assemblée des professeurs à l’initiativedu Pr Jean-Marie Durand.

Il a donné les 6, 13, 20 et 27 mars 2007, quatreleçons intitulées :1. Le fleuve et la steppe : conditions de vie à l'époqueassyrienne dans le Habur2. Dûr-Katlimmu, capitale occidentale du royaumemédioassyrien3. Dûr-Katlimmu la magnifique : division urbaineet fonctionnelle comme miroir de la structure sociale4. Après l'effondrement de l'empire assyrien : légendeset nouvelles données

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Dûr-Katlimmu la magnifique : divi-sion urbaine et fonctionnelle commemiroir de la structure sociale

La continuité de plus en plusévidente entre les empires médio- etnéo-assyriens est documentée aussià Dur-Katlimmu par deux trou-vailles. La première est la décou-verte, à la surface du versant sud dela citadelle, d’un orthostate dont lerelief date certainement, d’après sonstyle, du règne d’Assurnasirpal II.La seconde est la preuve définitiveacquise pour la première fois en2003, grâce à la mise au jour d’unscellement de vase, que la ville basseII est une extension de la ville datantdu IXe siècle: l’inscription du sceaumentionne en effet Nergal-Eresh, legouverneur bien connu de laprovince de Rasappa. L’édificationde cette ville basse II marqua ledébut de l’épanouissement de Dur-Katlimmu: la ville s’étendait désor-mais sur un espace enceint de 60 ha;avec les faubourgs du Nord et del’Est, le site couvrait une surface de110 ha. Les fouilles des dernièresannées ont fourni une séquence stra-tigraphique qui permet de distinguerdeux phases dans l’histoire de l’oc-cupation : la phase 7 documente laplus ancienne occupation néo-assy-rienne des IXe et VIIIe siècles, sur laroche vierge, niveau d’occupationqui a été déblayé jusqu’aux fonda-tions lors de l’édification de la villenéo-assyrienne plus récente auxVIIIe-VIIe siècles. La structureurbaine du site apparaît grâce à uneprospection géomagnétique entre-prise comme complément auxfouilles des années 1999-2003. Lesrésultats obtenus donnent tort aucliché emprunté au Moyen Âgeeuropéen qui veut que les villesbasses renferment toujours les quar-tiers d’habitation de la population.La ville basse II de Dur-Katlimmun’eut certainement pas cette fonc-tion mais hébergea au contraire lesélites qui y avaient construit leursrésidences et palais luxueux. Lamuraille n’a pas tant servi, enpremier lieu, à défendre la ville, qu’à

séparer les élites de la population dupays.

Le modèle d’implantation de larégion du Bas-Habur et de la Djéziréorientale ainsi que l’installation d’unsystème régional d’irrigationpermettent d’imaginer les modifica-tions qui on dû détruire de manièreimportante et irrémédiable le milieunaturel. Ces changements amenèrentà une administration et à uncontrôle étendus des régions appar-tenant alors au Kernland élargi eteurent pour conséquence unepoussée de l’urbanisation dont lastructure nous est décrite par l’ins-cription du roi Adad-nerari III surla stèle de Tell Rimah. Le statutparticulier de Dur-Katlimmu estsouligné par la présence du ßaqurbuti Shulmu-sharri, un confidentdu roi, qui résida dans la ville et eutbeaucoup d’influence.

Après l'effondrement de l'empireassyrien : légendes et nouvellesdonnées.

Qu’advint-il des Assyriens aprèsl’effondrement subit de leur empireplus que millénaire en 612 av. n. è. ?Nos manuels d’histoire nousapprennent qu’ils ont disparu sanslaisser la moindre trace derrière eux.Cette chute invraisemblable faitfigure aujourd’hui de cliché imper-tinent. Les fouilles de Dur-Katlimmu apportent le témoignageque les élites locales assyriennessurvécurent presque sans dommagesà l’effondrement et à la destructiontotale du Kernland et que lenouveau souverain, le roi babylo-nien Nebukadnezar II, les laissatranquilles de manière à s’assurer deleur loyauté. Quatre textes cunéi-formes hors du commun sontrédigés à la manière assyrienne maisdatés d’après le roi de Babylone ; lestémoins figurant dans ces docu-ments administratifs sont issus desfamilles mentionnées auparavantdans les archives de Shulmu-sharri,le confident du roi. Dur-Katlimmuet ses environs sont restés assyriens

et nous possédons des indices de lapréservation des contacts avec laville d’Assur. Le fait qu’Assur ne fûtjamais reconstruite et perdît sonstatut de centre économiquecondamna cependant aussi Dur-Katlimmu à un lent dépérissement,qui l’amena finalement à disparaîtreavec la conquête de Babylone parles Achéménides. �

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Ces dernières années, le Collège deFrance a signé des conventions departenariat avec dix-sept institutionsuniversitaires et scientifiques étran-gères. Afin de faire le point sur ceséchanges et de présenter les récentesactivités du Collège, le Pr PierreCorvol, Administrateur, et le Pr JohnScheid, chargé des Relations interna-tionales, ont convié à un petit déjeunerde travail, le 28 juin dernier, lesconseillers scientifiques des ambas-sades concernées. M. Robert Fahri(Direction générale de la coopérationinternationale et du développement)représentait le ministère des Affairesétrangères. �

Conseillers scientifiques présents àla réunion du 28 juin 2007 :� Eduardo Alonso (Espagne)� Zhangde Bai (Chine)� Antony Bousmar (Belgique)� Robert Dry (États-Unis)

� Helga Ebeling (Allemagne)� Karl-Michael Gräns (Suède)� Francesco Grasso (Italie)� Anita Mazor (Israël)� Abdallah Naaman (Liban)� Camelia Sobhi (Egypte)

VISITE DES CONSEILLERS DIPLOMATIQUES

DISTINCTIONS

La Société Kafka et la Ville dePrague ont décerné leur prix inter-national annuel de littérature, lePrix Kafka, à Yves Bonnefoy, titu-laire de la chaire d’Études compa-rées de la fonction poétique, le30 octobre 2007, à la Mairie de

Prague (République Tchèque). Ceprix récompense l’œuvre d’un écri-vain contemporain. �

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Le prix Balzan 2007 a été attribuéau Professeur Michel Zink, titulairede la chaire de Littératures de laFrance médiévale.

L’attribution du prix Balzan a étémotivée pour sa contribution fonda-mentale à la compréhension de la litté-rature française et occitane du MoyenÂge, étape décisive dans la formation

de la littérature européenne, pour saréinterprétation du rapport entre litté-rature médiévale et littératuremoderne ainsi que pour ses travauxpionniers visant à situer la littératuredu Moyen Âge dans la tradition cultu-relle française et européenne. �

Dans sa séance annuelle du19 juillet 2007, la British Academy(Londres), a élu au titre deCorresponding Fellow le Professeur

Denis Knoepfler, titulaire de lachaire d’Épigraphie et histoire descités grecques. �

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Les Neurones de la lectureStanislas DehaenePréface de Jean-Pierre ChangeuxParis, Éditions Odile Jacob, 2007.

Les Neurones de la lecture s’ouvre sur uneénigme : comment notre cerveau de primateapprend-il à lire ? Comment cette inventionculturelle, trop récente pour avoir influencénotre évolution, trouve-t-elle sa place dansnotre cortex ?

Voici qu’émerge une nouvelle science de lalecture. Tandis que l’imagerie cérébrale enrévèle les circuits corticaux, la psychologie endissèque les mécanismes. Ces résultats inéditsconduisent à une hypothèse scientifiquenouvelle. Au cours de l’acquisition de la lec -

ture, nos circuits neuronaux, conçus pour lareconnaissance des objets, doivent se recyclerpour déchiffrer l’écriture – une reconver sionlente, partielle, difficile, qui explique les échecsdes enfants et suggère de nouvelles pistes péda-gogiques.

Qu’est-ce que la dyslexie ? Certaines méthodesd’enseignement de la lecture sont-ellesmeilleures que d’autres ? Pourquoi la méthodeglobale est-elle incompatible avec l’architec-ture de notre cerveau ? Utilise-t-on les mêmesaires cérébrales pour lire le français, le chinoisou l’hébreu ? La lecture subliminale existe-t-elle ? Autant de questions auxquelles StanislasDehaene, spécialiste de la psycho logie et del’imagerie cérébrale, apporte l’éclairage desavancées les plus récentes des neurosciences.

ACTUALITÉ LITTÉRAIRE

L’Homme artificielColloque annuel du Collège de France2006sous la direction de Jean-Pierre ChangeuxParis, Éditions Odile Jacob, 2007.

Palliant nos défaillances ou étendant nospouvoirs, les prothèses ont envahi nos vies.Nous voilà un peu des cyborgs, ces hybrides devivants et de machines mis en scène par lascience-fiction.

Faut-il avoir peur de « l’homme artificiel » ?Où en sont la fabrication d’organes artificielset la thérapie génique ? Comment nos modesde vie sont-ils bouleversés par la médecineélectronique ou la justice informatique ?

La biologie synthétique pourra-t-elle fabriquerune cellule vivante ? Pour tenter d’y voir clair,il faut croiser les disciplines : histoire des tech-niques, anthropologie, biologie, médecine,chirurgie, neurosciences, droit, littérature,philosophie.

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N° 21 - LA LETTRE 21

1966-2006Développement d’une école de neuro-pharmacologie au Collège de Francepar Jacques GlowinskiColloque organisé par Hervé Chneiweiss,Jean-Antoine Girault, Michel Hamon,Marie-Lou Kemel, Marie-Hélène Lévi,Bernard Scatton, Anne-Marie ThierryParis, Éditions Solal, 2007.

Le dernier cours ou le dernier séminaire d’unprofesseur au Collège de France est toujoursun événement. Ce dernier séminaire estsouvent l’unique occasion d’organiser uncolloque permettant de rassembler pendantune ou deux journées ses anciens collabora-teurs et ses amis pour se retrouver dans uneambiance conviviale et évoquer les principalescontributions scientifiques de son laboratoireou de collaborations fructueuses, mais aussi

pour rappeler les souvenirs de ces nombreuxéchanges qui ont marqué votre existence.

Retracer brièvement certaines des contribu-tions originales réalisées pendant leur séjourdans le laboratoire ou dans le cadre de colla-borations, mais surtout leur propre parcours,telles ont été les suggestions données aux inter-venants de ce colloque.

Ces interventions qui ont remarquablementillustré les multiples facettes des recherches etde l’ambiance de ce laboratoire, mais aussi larichesse et la diversité des parcours scienti-fiques de leurs auteurs, sont dans leur grandemajorité regroupées dans ce livre grâce à lagénérosité de la Fondation IPSEN.

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La question de PalestineTome troisième 1947-1967L’accomplissement des prophétiesHenry LaurensParis, Éditions Fayard, 2007.

Ouverte dès le XIXe siècle, la question dePalestine a pris un caractère particulièrement aiguaprès la Seconde Guerre mondiale. En dépit desapparences et des idées reçues, ce n’est pas laShoah qui a accéléré le dessein des Juifs de fonderun « foyer national », mais plutôt le déclin de lapuis sance européenne, en particulier de laGrande-Bretagne au Moyen-Orient. Durant leconflit et juste après, ce sont en effet le Liban, laSyrie, l’Irak, la Jordanie qui se trouvent débar-rassés des mandats confiés en 1919 par la SDNà la France et à l’Angleterre, et quelques annéesplus tard, l’Égypte elle-même acquiert son indé-pendance. Pour les sionistes, le moment est venu.La créa tion d’Israël est décidée à l’arraché àl’ONU. Mais les pays arabes, estimant que cenouvel État, créé à leurs dépens, n’a été voulupar les Européens que pour se racheter de ladestruction des Juifs d’Europe, ne s’inclinerontjamais devant le partage de la Palestine.Incursions des uns dans le territoire des autres,sabotages, luttes pour la terre et pour l’eau douce,rancœurs et haines, jeu des grandes puissances etdes puissances déclinantes empêcheront jusqu’à

nos jours qu’une issue soit trouvée. Quant auxsouffrances des Palestiniens, elles seront bienlongues à être prises en compte.

À lire la minutieuse chronique dressée dans cenouveau volume (1947 -1967) par HenryLaurens, on se convainc que la culture du conflitest devenue comme une seconde nature de cescontrées : indépendant depuis quelques jours,Israël doit faire face à un conflit ouvert ; en1956, alors que le problème à résoudre pour lesEuropéens est de répondre à Nasser après lanationali sation du canal de Suez, Israël faitpartie d’une improbable coalition anglo -fran-çaise ; en 1967, comme aucune frontière nesemble intangible et comme Américains etSoviétiques se révèlent incapables – ou peu dési-reux – de calmer le jeu en lieu et place desEuropéens, Israël s’estime contraint d’attaquerde nouveau ses voisins. À chaque guerre Israëlse renforce, à chaque fois, l’humiliation vientnourrir la haine.

L’histoire n’a pas pour rôle de renvoyer les prota-gonistes de ce sempi ternel conflit dos à dos – etpourtant une bonne part des torts sontpartagés –, mais elle peut apporter une irrem-plaçable contribution en montrant comment onen est arrivé là. Des décideurs de bonne volontépourraient toujours en faire leur miel...

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Non et non ou non ?Entretiens entre un philosophe et unlogicienJean-Marie Zemb Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2007.

Non et non ou non ? n’est pas sans rapport avecla tradition académique, continûment pratiquéejusqu’au XVIIIe siècle, du dialogue péripatétitien.Pourquoi, semble demander l’auteur, une étudescientifique devrait-elle renoncer aux ornementsde la conversation ? Pourquoi se refuser de passer

et repasser librement, comme bon semble, lesfrontières placées par l’uni versité française entredisciplines aussi voisines que la logique, la gram -maire et la philosophie ? Jean-Marie Zemb revientici sur les thèmes qui ont nourri sa pensée tout aulong de sa vie. Comme dit l’un de ses person nages,« il n’eut de cesse, comme le Hans imSchnokeloch, de chercher à identifier les pesan-teurs du langage, mais aussi l’obédience deslangues à leur nature profonde et transcendante,car chaque langue, y compris bien sûr celle duphilosophe, est relative à la pensée ».

Hommage à BagdadTraducteurs et lettrés de l’époqueabbassideJavier TeixidorParis, CNRS Éditions, 2007.

En écrivant ce livre j’ai voulu faire revivre la splen-deur de Bagdad à un certain moment de sa longuehistoire : je pense aux VIIIe, IXe et Xe siècles quandla ville fut la capitale des califes abbassides. Le récitde cette lointaine époque, impériale et glorieuse,

m’aide à exorciser le funeste tourbillon de violenceet d’affliction extrême dont la ville est aujourd’hui lavictime. Même si je sais qu’aucun exorcisme ne libèredéfinitivement l’esprit de ses démons, le souvenir deces années vécues à Bagdad m’a poussé inexorable-ment à recourir à la magie d’évoquer – encore unefois pour certains – ces savants de la Bagdad de jadisqui, écrivant en syriaque ou en arabe, contribuèrentde manière définitive à la nais sance de la culturearabe dont bénéficia amplement l’Europe entière.

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N° 21 - LA LETTRE 23

Res Gestae divi AugustiHauts faits du divin AugusteJohn ScheidParis, Les Belles-Lettres, 2007.

Après le décès de l’empereur Auguste, en 14ap. J.-C., Tibère fit lire au Sénat un texte dans lequelle fondateur du régime impérial dressait le bilan detout ce qu’il avait fait depuis son entrée en politique.Écrits sous la dictée du principal acteur de cetteépoque, les Hauts faits du Divin Auguste sont le seuldocument direct étendu qui nous provienne de cesévénements d’une importance mondiale. Dans ce

bilan politique à portée constitutionnelle, le vieilempereur donne sa vision de la « République » et dela manière de la gouverner. Il expose les faits telsqu’ils étaient, sans les cacher ni les nier, en y ajoutantcomme un avertissement pour l’avenir : ce n’estqu’en imitant son gouvernement, avec à l’occasionla même dureté, que les Romains pouvaient éviter denouveaux conflits. Le document contient égalementde précieux renseignements sur la fondation d’unempire qui jeta les bases du monde occidental actuel.Ce volume donne une nouvelle édition, une traduc-tion et un commentaire de ce document, conservépar quatre copies épigraphiques.

La galerie des GlacesChef d’œuvre retrouvéJacques ThuillierParis, Découvertes Gallimard, 2007.

Chacun connaît la galerie des Glaces du château deVersailles, mais « jusqu’ici qui peut dire l’avoir vue ?Personne », rappelle Jacques Thuillier, « et pour unebonne raison : elle était invisible ». Commencée en1678, la galerie avait été longuement méditée parLouis XIV et son ministre Colbert, par JulesHardouin-Mansart, l’architecte, et par Charles LeBrun, le premier peintre du roi. Achevée en 1684, ellerenfermait – outre son décor de marbre, de bronzesdorés et ses 357 miroirs – un véritable chef-d’œuvre :sa voûte peinte, à la gloire de la France et de Louis

XIV. Elle allait constituer le cadre privilégié desgrandes fêtes de la Cour. Mais la galerie n’a pas seule-ment connu fastes et lumières depuis le départ de lafamille royale en 1789, elle survit au centre du palais,habitée par l’Histoire, respectée, visitée. Mais morte.

Le chef-d’œuvre de Le Brun avait en partie disparu,victime des outrages du temps et de restaurationsabusives. Le faire revenir à sa splendeur était undéfi... lancé en 2002, gagné en moins de cinq ans.Une restauration exemplaire vient de rendre àVersailles tout le souffle de son plus grand décor. Lemiracle s’est produit.

Décrire et peindreEssais sur le portrait iconiqueGilbert DagronBibliothèque illustrée des Histoiresouvrage publié avec le soutien de laFondation Ebersolt du Collège de FranceParis, Gallimard, 2007.

Peut-on, en bonne théologie, représenter le Christ, àla fois homme et Dieu? Où doit s’arrêter le culte renduaux « saintes images » ? Comment l’homme, « créé àl’image de Dieu», s’intègre-t-il dans cette vision hiérar-chisée du visible et de l’invisible ? À ces questionsfondamentales qui sont au cœur de la crise iconoclastedes VIIIe-IXesiècles et de l’art byzantin, les réponses nesont pas ou pas seulement religieuses. Elles sont à cher-cher dans la philosophie de la représentation del’Antiquité finissante, dans les rapports entre un certaintype de portraits peints et les mots codés de la descrip-tion physique, dans une « réception » qui fait d’uneimage schématique le support de visions et de rêves,dans le passage de l’historique à l’imaginaire.

Reprenant et complétant la matière de recher-ches qui se sont échelonnées sur plus de vingt-cinq ans, Gilbert Dagron cherche à montrer lapart d’iconoclasme qui subsiste dans le portraiticonique après que les théologiens eurent célébréle « triomphe des images », et les raisons quipoussèrent quelques grands initiateurs de la pein-ture moderne (Kandinsky, Matisse) à se réclamerde l’icône byzantine.

Déjà auteur dans la « Bibliothèque des histoires »de Empereur et prêtre. Etude sur le « césaropa-pisme » byzantin (Gallimard, 1996), GilbertDagron apporte ici une contribution à la« Bibliothèque illustrée des histoires » avec unouvrage dont l’argumentation prend appui surune iconographie choisie : mosaïques et pein-tures, monnaies, manuscrits illustrés dont certainssont peu connus. Autant de témoins d’une richeculture qui fut et reste l’un des modèles de l’es-thétique européenne.

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Un portefeuille toulousainMichel ZinkParis, Éditions de Fallois, 2007.

Automne 1956. Émilien Rébeyrol, profes-seur au lycée de Toulouse, surprend à sonretour de vacances un cambrioleur quifouille dans ses papiers. Ses travauxauraient-ils une telle importance ? Il n’endoute pas un instant. Sa voisine etpropriétaire, Mlle de Cantelou, soup-çonne, quant à elle, l’intrus d’être à larecherche d’un portefeuille compromet-tant, retrouvé dans un lieu qui ne l’est pasmoins.

Mais compromettant pourquoi ? Compro-mettant pour qui ? Les souvenirs doulou-reux ou glorieux de l’Occupation et de laLibération sont encore proches. Où sont leshéroïsmes cachés, où les gloires usurpées ?Les nouveaux troubles des temps agitent lesesprits : la guerre d’Algérie, le soulèvementde Hongrie, les préparatifs de l’expéditionde Suez. Au milieu des drames passés etprésents, chacun mène sa petite vie dans lesrues étroites et les vieilles maisons deToulouse.

Mistici italiani dell’età modernaTextes réunis par Giacomo Jori,Introduction de Carlo Ossola,Turin, Einaudi [« I Millenni »],2007, LX + 706 p.

Ces traités baroques de mystique dressent etillustrent une theologia mystica appelée àfournir – sur les déchirures de la mystica

memorialis – la reprise perdue d’un « habit devoyage », vocabulaire de points de repère,dessin imagé dans les ténèbres d’une nuitqu’on remplit d’étoiles, de figures, de constel-lations. Cette théologie mystique, qui arenoncé aux paysages du visible, brode néan-moins le néant des ténèbres de restes lumineux: des langues de feu, des éclairs, fulguratiocoruscans.

Le antiche Memorie del Nullaa cura di Carlo Ossolaversioni e note di Linda Bisello,terza edizione con un saggio di José ÁngelValente,Roma, Edizioni di Storia e Letteratura,2007, 277 p., (Temi e Testi 38).

« Libertins et mystiques se disputent, au cœurdu XVIIe siècle, les profondeurs et les

primautés du Nihil. Ce recueil de textes trèsrares, dont seule la Bibliothèque Mazarineconserve un exemplaire complet, est accom-pagné de la méditation que l’un des poètes lesplus exigeants du XXe siècle, José ÁngelValente, a tissée – de Juan de la Cruz àBeckett – autour des conditions de la connais-sance et de la poésie à l’époque moderne ».

Études avestiques et mazdéennes, vol. 2Le Hom Stom et la zone des déclarationsJean KellensCollection dirigée par Pierre Briant, chaired’Histoire et civilisation du monde aché-ménide et de l’empire d’AlexandreCollège de FranceParis, Éditions de Boccard, 2007.

Ce volume s’insère dans un projet qui tend àfaire l’analyse des textes de l’Avesta sur lemode économique dont Louis Renou, dans lesÉtudes védiques et paninéennes, a procédé

pour le Veda. Il s’agit de toiletter le texte éditépar Geldner, de mentionner méticuleusementles difficultés, de traduire de manière aussisignifiante que grammaticale, avec, en cas debesoin, de brèves notes d’exégèse. Ce préam-bule au dépouillement lexicographique duvieux livre mazdéen et à son interprétationreligieuse se poursuit dans ce deuxièmevolume avec l’analyse de Yasna 7.24 à 15.4.

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Charles-Louis-Marie de CoskaerComte de la VieuvilleMémoires et œuvres diversesÉtablie et annotée par Catherine Hémon-Fabre et Pierre-Eugène LeroyPréface de Marc FumaroliCollection de la Bibliothèque descorrespondances, mémoires et journauxParis, Éditions Champion, 2007.

Ouvrir pour la première fois de tels Mémoires,c’est faire irruption dans la vie de l’autre,puiser dans ce qu’il nous dit de lui-même, plusou moins innocemment, pour aller à sarencontre, le découvrir et en même tempsapprofondir la connaissance des hommes engénéral, d’une époque, enfin de soi-même.

En entrant dans le récit autobiographique deCharles-Louis-Marie de La Vieuville, letrouble du lecteur d’aujourd’hui est encoreplus sensibilisé par la genèse même du manus-crit : non seulement ce texte est totalementinédit, mais il a failli disparaître puisqu’ilappar tient à un fonds privé, et le nom mêmede l’auteur ne se lisait plus. L’ensemble de cefonds est particulièrement précieux pourl’étude de la diffusion de la littérature clan-destine.

Par ailleurs ce texte dense, écrit dans un fran-çais coloré, laisse entrevoir une personnalitéoriginale : celle d’un grand seigneur, ben jamind’une des premières familles de France. Mal

aimé par sa mère, il souffre en plus de sa posi-tion peu enviable de dernier-né. Son récit de lapremière moitié du siècle est plein de péripé-ties : il a mené ses « caravanes » de chevalierde Malte en Méditerranée; il a participé auxdernières campagnes du règne de Louis XIV enAllemagne ; il s’est diverti dans la vie pari-sienne de la Régence et des premières annéesdu règne de Louis XV. Ses jugements, trèsproches de ceux de Saint-Simon sur le systèmede Law et ses conséquences, sur la crise jansé-niste, ont l’intérêt, formulés au milieu dusiècle, de lever pour nous le voile sur les causespremières de la Révolution française.

On a joint des lettres relatant un voyage auxPays-Bas et un manuscrit de Pensées. Cestextes complètent le portrait d’un homme quicultive l’originalité de caractère tout en étantun témoin lucide de son temps.

Catherine Hémon-Fabre et Pierre-EugèneLeroy, tous deux maîtres de conférences auCollège de France, ont publié récemment Lesœuvres poétiques complètes de Mme desHoullières aux Éditions Bartillat. Pierre-Eugène Leroy a procuré de nombreuseséditions de correspondances, notamment deMme de Maintenon, ainsi que des travaux surla Champagne.

Autres publications

Les animaux du Man.yô-shûClaude PéronnyCollège de France, Institut des HautesÉtudes japonaisesParis, De Boccard, 2007.

L’anthologie du Man.yô-shû est une ceuvrecapitale de la littérature japonaise. Compiléedans la première moitié du VIIIe siècle, ellecompte quelque 4 500 poèmes dont bonnombre ont trait à la nature. On en re censeplus de 1 600 comportant des noms de planteset 720 où apparaît celui d’un ou de plusieursanimaux.

Chez ces derniers, les oiseaux forment legroupe le plus important mais mammifères,

poissons, insectes et autres sont égalementprésents. Les animaux sont rarement le thèmeprincipal d’un poème, l’usage de leur nom estpresque toujours métaphorique et en rapportavec une de leurs caractéristiques.

La faune japonaise comporte quelques espècesspécifiques telles le cerf shika, l’écureuil volant,le macaque ou encore la bouscarle chanteusemais, dans leur majorité, des espèces similairesou très proches se ren contrent dans nosrégions. Chacune fait l’objet d’une descriptionzoolo gique suivie par la traduction d’un ou deplusieurs poèmes où elles figu rent.

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Poésie, mémoire et oubliLa conscience de soi de la poésieColloque de la Fondation Hugot du Collègede France réuni par Yves Bonnefoy, actesrassemblés par Odile Bombardeouvrage publié avec le concours de laFondation HugotTurin, Nino Aragno Editore, 2005.

De 1991 à 2004 Yves Bonnefoy a réuni à laFondation Hugot du Collège de France unesérie de colloques fermés sur la « conscience desoi de la poésie ». Une anthologie de cescolloques, pour la plupart demeurés inédits,est en préparation aux éditions du Seuil. Maisles éditions Nino Aragno, à Turin, ont publiél’intégralité du colloque consacré à Poésie,mémoire et oubli.

Qu’en est-il aujourd’hui du rapport spécifiquede la poésie à la mémoire ? La poésie est-elle,comme le pense Yves Bonnefoy, « souvenir decette expérience de la réalité, antérieure à lapensée conceptuelle » ? Dans la perspective

ainsi ouverte on trouvera les contributions deJean Starobinski sur la nostalgie, de CarloOssola sur loi et poésie, de Michel Zink surl’amour d’enfance dans la littérature médié-vale, de Brian Stock sur Saint Augustin, deJacqueline Risset sur un vers de Pétrarque, deMaurice Olender sur les langues du Paradis.John E. Jackson, Harald Weinrich, MichaelEdwards commentent respectivement Racine,Frédéric le Grand, Wordsworth etShakespeare. Sont aussi étudiées les œuvres deMaurice de Guérin, de Baudelaire, de Valéry,de Borges avec les textes de Jérôme Thélot, dePatrick Labarthe, de Jacques Ravaud etd’Odile Bombarde. Enfin les tableaux dupeintre allemand Anselm Kiefer ont, commele montrent Karlheinz Stierle et Patricia Oster,la fonction de représenter la mémoire refouléed’une époque maudite et de faire ainsi serejoindre le registre éthique et le registre esthé-tique.

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Terre pure, Zen et autoritéLa Dispute de l’ère Jôô et la Réfutation duMémorandum sur des contradictions de lafoi par Ryônyo du HonganjiJérôme DucorCollège de France, Institut des HautesÉtudes japonaisesParis, De Boccard, 2007.

La Dispute de l’ère Jôô naît au milieu duXVIIe siècle japonais comme une querellescolastique tournant, notamment, autour del’interprétation de la Terre pure : ce domainedu Buddha Amida existe-t-il réellement àl’ouest de notre univers ou ne se trouve-t-il pasplutôt dans le cœur même du pratiquant,comme le soutient le Zen ?

Réglée à travers la Réfutation publiée à cetteoccasion par Ryônyo, le 13e patriarche duHonganji, la querelle doctrinale se doublad’une crise institutionnelle entre ce temple et leKôshôji, sa principale dépendance. D’abordinterne à l’École véritable de la Terre pure(Jôdo-Shinshû), la Dispute de l’ère Jôô fut fi -nalement tranchée par les autorités shôgunalesen faveur du Honganji, qui devint un rouagecapital dans la politique de surveillance de lavie religieuse du Japon pour les deux siècles àvenir.

Ce livre aborde la Dispute de l’ère Jôô sousune double perspective doctrinale et historiqueà partir des sources originales, tout en offrantla première traduction occidentale de laRéfutation de Ryônyo.

Il retrace ainsi la genèse d’une véritable scolas-tique au sein du Jôdo-Shinshû, ainsi que ledéveloppement de l’interprétation imma-nentiste de la Terre Pure depuis la Chine duVIIe siècle. Il tente aussi de débrouiller lestenants et aboutissants du conflit né entre leHonganji et le Kôshôji, dont les moindres nesont pas les liens familiaux étroits entre cesdeux temples, l’aristocratie impériale et lanouvelle oligarchie shôgunale.

Au final, le lecteur découvrira que l’École véri-table de la Terre pure se présentait auXVIIe siècle comme une école sophistiquée,tant sur le plan doctrinal qu’institutionnel, loindu cliché occidental qui veut faire d’elle unbouddhisme vulgaire en l’opposant à l’élitismedu fameux « Zeri dés samouraïs ».

Jérôme Ducor est conservateur du DépartementAsie du Musée d’ethnographie de Genève.

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Yves Bonnefoy,Poésie, recherche et savoirsDaniel Lançon, Patrick NéeActes du colloque de CerisyOuvrage publié avec le soutien du Collègede FranceParis, Hermann Éditeurs, 2007.

Yves Bonnefoy, poésie, recherche et savoirs,qui rassemble les contributions au colloque deCerisy-la-Salle du 23 au 30 août 2006, s’ins-crit dans une perspective totalement inédite :les contributeurs invités l’ont été non commespécialistes d’une œuvre poétique, mais pourleur compétence dans plusieurs domaines dusavoir, qu’ils ont su mettre en dialogue avecla pensée-poésie d’Yves Bonnefoy : disciplinesdu langage, histoire de l’art, philosophie,histoire des idées et sociologie, histoire des reli-gions et théologie, psychanalyse. Chaquesection est consacrée à l’un de ces domaines(suivie de débats et d’une table ronde finaleréunissant les participants autour d’YvesBonnefoy, qui s’y exprime abondamment surtous les sujets abordés), et l’ouvrage s’achèvesur la réflexion propre du poète sur lesrapports entre « savoirs », « recherche » et« poésie ».

Les divers conférenciers ont eu à cœur dedégager une dialectique entre la connaissance

de la discipline qui est la leur, et la prise encompte des propositions émises à cet égardpar l’œuvre d’Yves Bonnefoy : il s’agissait desavoir dans quelle mesure les développementsde cette œuvre ont pu, ou pourront, accom-pagner voire infléchir tel ou tel questionne-ment propre au savoir considéré.

Faut-il souligner à quel point la positionexceptionnelle d’Yves Bonnefoy dans le champde la poésie contemporaine a pu seulepermettre une telle plate-forme d’études ?Rappelons l’étendue de ses formations (enphilosophie comme en histoire de l’art), sonintérêt profond pour le jeu de l’inconscient etpour tous les systèmes religieux, l’ouverturede ses activités éditoriales en scienceshumaines (la direction chez Flammarion de lacollection de référence « Idées et recherches »,ou de la vaste entreprise du Dictionnaire desmythologies), enfin ses propres travaux d’his-torien d’art et d’essayiste, ainsi que son ensei-gnement au Collège de France : ce sont tousces aspects d’une œuvre qui court sur plus desoixante ans de poésie et de réflexion sur lasituation de la poésie au sein des activitéshumaines, qui servent ici à l’avancée d’unecommune recherche.

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Composer. Musique, Paradoxe, FluxPascal Dusapin

Ce DVD comprend, outre le film intégral de la leçoninaugurale, un entretien avec le Pr Stanislas Dehaene(chaire de Psychologie cognitive expérimentale) etune présentation de Pascal Dusapin par le Pr Jean-

Marie Lehn (chaire de Chimie des interactionsmoléculaires). On y trouve également l’étude n° 3pour piano de Pascal Dusapin interprétée parVanessa Wagner. Coproduction Collège de France -Cned - Doriane films.

DVD

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Le colloque de rentrée du Collègede France a eu lieu les 18 et19 octobre 2007. C’était la septièmeédition de cette manifestation qui,sur un sujet d’actualité et d’intérêtpour l’ensemble des disciplinesreprésentées au Collège de France,illustre l’universalité des enseigne-ments qui y sont donnés et la collé-gialité qui y lie ses professeurs. Cetteannée, une petite moitié de profes-seurs du Collège et une grossemoitié d’invités français et étrangersont ainsi dialogué pendant deuxjours sur la notion d’autorité.

« Autorité. Droit ou pouvoir decommander, de se faire obéir. » Del’antiquité au monde contemporain,dans toutes les cultures, l’autorité– la souveraineté, le sacré, le livre, ledogme – a fondé l’ordre social. Dansson beau chapitre sur l’autorité duVocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste,longtemps professeur au Collège deFrance, rappelait que le terme d’auc-toritas, dérivé abstrait d’auctor,vient du verbe augeo, signifiant« augmenter, accroître » en latinclassique. Au Moyen Âge, l’auteurest celui qui amplifie l’héritage desanciens. Mais Benveniste jugeait cerapprochement insuffisant. Commerapporter le sens politique et reli-gieux fort de l’auctoritas à unesimple augmentation ? C’est qu’enindo-iranien la racine aug- désigne

la force, notamment divine, « unpouvoir d’une nature et d’une effi-cacité particulières, un attribut quedétiennent les dieux ». En latin,dans ses emplois anciens, augeoindique non le fait d’accroître, maisl’acte de produire hors de sonpropre sein, l’action créatrice quifait surgir, privilège des dieux et desforces naturelles, non des hommes.Ainsi s’explique la valeur éminentede l’auctoritas : acte démiurgique,qualité du haut magistrat, validitédu témoignage, pouvoir d’initiative.

Nulla auctoritas nisi a Deo, disaitl’adage médiéval venu de saint Paul: « Il n’est aucune autorité qui nevienne de Dieu. » Mais aujourd’hui,n’est-il pas sans cesse question d’unecrise de l’autorité, à l’école, auParlement, au tribunal, et mêmedans les sciences ? Dans l’espacevirtuel, rien ne semble plus faireencore autorité. Comment fonderune autorité au XXIe siècle ?

L’autorité est partout et nulle part.Le droit, la philosophie, la religion,la science politique, l’économie, lasociologie, sans omettre les sciencesexactes, tous nos savoirs ont doncété interrogés sur la fonction qu’ilsont imputée et qu’ils imputent àl’autorité, sur le besoin d’autoritéou sur les conséquences du manqued’autorité.

Pierre Mazeaud, ancien président duConseil constitutionnel, a ouvert lesdeux journées en décrivant l’auto-rité morale – suivant la distinctiontraditionnelle de l’auctoritas et de lapotestas – ainsi que l’autorité juri-dique de la Constitution, puis ens’interrogeant sur les projets actuelsde révision de la Constitution,tandis que Guy Canivet, premierprésident de la Cour de cassationjusqu’il y a peu, aujourd’huimembre du Conseil constitutionnel,a clos le colloque sur un état présentde l’autorité de la justice, décrivantnotamment l’évolution qui faitpasser d’une justice imposée à unejustice négociée en France. La multi-plication des autorités indépen-dantes, autre tendance quitransforme le pouvoir de l’État, aété examinée par Louis Schweitzer,président de la Haute Autorité delutte contre les discriminations etpour l’égalité (HALDE), et par JoëlMénard, ancien directeur de la

DE L’AUTORITÉCOLLOQUE DE RENTRÉE DU COLLÈGE DE FRANCE

18 ET 19 OCTOBRE 2007

Pr Antoine Compagnon

J. D. COHENP. MAZEAUD P. ROSANVALLON C. SEVERI M. ZINK J. BOUVERESSE C. AUDARD X. LE PICHON B. SAINT-SERNIN

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J. BRICMONT E. BRÉZIN J.-M. DURAND T. RÖMER R. GUESNERIE H. LAURENS L. SCHWEITZER J. MÉNARD G. CANIVET

Santé publique, aujourd’hui prési-dent d’une commission chargée deréfléchir à un « Plan Alzheimer ».

Du côté des formes plus tradition-nelles de l’autorité, l’anthropologueCarlo Severi, de l’École des hautesétudes en sciences sociales (EHESS),a rappelé que dans certaines sociétésl’autorité peut se fonder sur unetradition sans texte, contrairementau modèle occidental où autorité,texte et tradition semblent indisso-ciables. Tandis que Jean-MarieDurand, du Collège de France,soutenait qu’en Mésopotamie,contrairement à l’idée reçue, l’auto-rité royale, inspirant crainte ourespect, n’était pas absolue, maisentourée de nombreuses limites,Thomas Römer, de l’Université deLausanne, s’est attaché à la consti-tution du canon de la Biblehébraïque et a décrit la transitionqui a fait passer de l’autorité royale,avec ses limites, par exemple lesprophètes, à l’autorité du texte,toujours sujet à interprétation.Michel Zink, du Collège de France,est revenu sur le lien subtil quinouait autorité et ancienneté auMoyen Âge, permettant tous lesjeux de rôle depuis celui de simplecopiste jusqu’à celui d’écrivainoriginal.

L’autorité est impensable sans lacroyance : c’est ce que JacquesBouveresse, lui aussi du Collège deFrance, a établi, en s’appuyantnotamment sur les réflexion deWittgenstein dans De la certitude.Même dans les sciences, le savoirrepose sur l’autorité : je sais, celaveut dire qu’on m’appris et que j’ai

été convaincu. Il en résulte un para-doxe de l’autorité en démocratie,car l’autorité ne peut s’expliquer, nedoit fournir ses raisons. D’où uneréflexion sur l’éthique de la science,dont le progrès passe par la recon-naissance de l’autorité. CatherineAudard, de la London School ofEconomics (LSE), a quant à elle faitporter la réflexion philosophiquesur l’internalisation des normesmorales en renversant la probléma-tique kantienne de l’autonomie dela morale : si l’autorité morale de lanorme est impossible à fonder, ilreste en revanche possible de lacomprendre en analysant les moti-vations des agents. Abordant laphilosophie politique, BertrandSaint-Sernin, de la Sorbonne, amontré, à partir de Platon maisaussi avec l’expérience d’un ancienrecteur, comment l’autorité, oucapacité de se faire obéir, repose surle consentement et la persuasion,plutôt que sur la contrainte et lasujétion, qu’elle suppose donc l’ex-périence de l’obéissance avant celledu commandement. Traitant la prisede décision d’un tout autre point devue, Jonathan D. Cohen, psycho-logue expérimental de Princeton, arendu compte d’expériences illus-trant l’intervention des zonesémotives du cerveau dans la prise dedécision rationnelle.

La science s’est élevée contre l’argu-ment d’autorité, mais il y a uneautorité de la science et de l’autoritédans les sciences. Comment se cons-truit le consensus dans larecherche ? Comment se définit l’au-torité scientifique ? Quelle soumis-sion demande-t-elle ? Quelle

contestation permet-elle ? Tellessont les questions que plusieursscientifiques ont posées, àcommencer par Xavier Le Pichon,professeur de Géodynamique auCollège de France, qui a fait revivreles vifs débats qui ont agité lacommunauté scientifique dans lesannées 1960, au moment où lathéorie de la tectonique des plaquesa été proposée et avant qu’elle nes’impose. Xavier Le Pichon, lui-même partie prenante de ces contro-verses, les a comparées à celles quidivisent à présent les scientifiquessur l’effet de serre. Jean Bricmont,physicien à l’Université catholiquede Louvain, s’est interrogé sur laconfiance qu’on accorde à la scienceet l’a comparée à la foi religieuse,elle aussi en crise. Commentconvaincre de l’autorité de la scienceles sceptiques et les relativistes, deplus en plus nombreux ? Par sesapplications, sans doute, mais n’est-ce pas la communauté scientifiqueelle-même, par ses procédures delégitimation, par exemple dans lesgrandes revues scientifiques, quigarantit la validité de la science ? Àmoins que la neutralité de lacommunauté scientifique puisse êtremise en doute, en raison parexemple de ses sources de finance-ment. Édouard Brézin, physicien àl’École normale supérieure, estrevenu sur les relations des savoirset de la croyance, sur les erreurs etles fraudes qui mettent en causel’autorité de la science, enfin sur lanécessité de combattre la méfianceactuelle à l’égard de la science.

Restait à aborder le point de vue dessciences sociales. Max Weber, dans

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Le Savant et le Politique, distinguaittrois types de l’autorité : celle de latradition, « l’autorité de l’“ éternelhier ” », les « mœurs sanctionnéespar une validité immémoriale et parl’habitude acquise de les respecter »; celle, légaliste ou rationnelle, quise fonde sur « la croyance en la vali-dité d’une codification légale et dela “ compétence ” objective fondéesur l’application des règles instituéesde manière rationnelle » ; enfin,l’autorité charismatique, fondée sur« la grâce personnelle de l’extra-quotidien ». Pierre Rosanvallon, duCollège de France, est parti duconstat que ces deux institutionsinvisibles que sont dans une sociétél’autorité et la confiance régressentaujourd’hui. Or l’autorité, dépla-çant vers le religieux les contraintesdu politique, fonde un pouvoir quin’a besoin ni de la coercition ni de lapersuasion pour s’imposer. D’où lacontradiction de l’autorité démo-cratique, laquelle réclame argumen-tation et auto-fondation. La volontégénérale comme principe de légiti-mité fondé sur l’élection justifie lepouvoir de la généralité socialeincarnée dans l’idée républicaine deservice public. Cette idée est en crisedans une démocratie qui réclame laproximité et la participation et quiredéfinit sur cette exigence les condi-tions de l’exercice du pouvoir. Deuxautres professeurs du Collège deFrance, Henry Laurens, historien dumonde arabe, et Roger Guesnerie,théoricien de l’économie, ontexaminé deux cas de cette crisecontemporaine de l’autorité : lasociété par actions et l’autoritépalestinienne – cas certes très diffé-

rents, mais illustrant tous deux lamutation profonde de l’autoritédans les sociétés contemporaines.

L’interaction des disciplines a étéparfaite à l’occasion de ce colloque,dont les actes seront publiésprochainement. �

Pr Antoine Compagnon

Ce colloque de rentrée organisépar un comité scientifique deprofesseurs du Collège de Frances’inscrit dans une série decolloques interdisciplinaires trai-tant de grands problèmes desociété. Ces colloques sont publiésaux éditions Odile Jacob.

Les colloques de rentrée sontfinancés par la fondation Hugot.

Colloque téléchargeable sur lesite : www.college-de-france.fronglet actualités, rubriqueactualités et événements.

TITRE DES INTERVENTIONS

� L’autorité de la Constitution, Pierre Mazeaud� Les métamorphoses de la légitimité, Pierre Rosanvallon� Ce qui rend impératif les énoncés de la tradition : une analyse pragmatique,Carlo Severi� Auctor et auctoritas au Moyen Âge, Michel Zink� L’éthique de la croyance et la question du « poids de l’autorité », Jacques Bouveresse� Comprendre l’autorité des normes morales, Catherine Audard� L’adoption d’une théorie scientifique : la tectonique des plaques, l’effet deserre, Xavier Le Pichon� Autorité et décision, Bertrand Saint-Sernin� Interactions entre émotion et cognition dans la prise de décision,Jonathan D. Cohen� Comment justifier l’autorité scientifique ?, Jean Bricmont� Sciences de la nature et théorèmes mathématiques, Édouard Brézin� Les limites de l’autorité royale en Mésopotamie : la coutume, les Anciens, lestabous, les demandes des dieux, Jean-Marie Durand� L’origine du canon biblique et l’invention d’une autorité scripturaire, ThomasRömer� La suprématie des actionnaires en question, Roger Guesnerie� L’autorité sans État : les Palestiniens depuis l’entre-deux-guerres, HenryLaurens� Qu’est-ce qu’une haute autorité indépendante ?, Louis Schweitzer� L’autorité médicale, Joël Ménard

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Les deux journées d’études visaient essen-tiellement à confronter les traditions fran-çaises et britanniques dupaysage/landscape dans les sciencessociales. Plus qu’une synthèse entre l’ap-proche plutôt symboliste en France etplutôt phénoménologique en GrandeBretagne, elles ont permis de dresser leconstat de l’incompatibilité apparenteentre ces deux pôles théoriques, malheu-reusement renforcée par le manque dediffusion des travaux français parmi leslecteurs et chercheurs anglophones.

La notion de paysage apparaît souventcomme une catégorie occidentale en lienavec la notion de nature sauvage (wilder-ness). Cette esthétique picturale est définiepar le sujet observateur, distancié dumonde. En fait, comme le rappelaAugustin Berque, une telle artialisation del’environnement existait déjà en Chinebien avant son émergence dans l’art euro-péen de la Renaissance. Mais derrière l’ap-parente similarité formelle entre ces deuxtraditions, se pose à l’anthropologue laquestion du lien entre les formes d’ex-pression picturale du rapport à l’environ-nement et les fondements ontologiquesde celui-ci dans chaque contexte.

Les participants confrontèrent doncdifférentes approches de l’esthétisation

de l’environnement, que celle-ci s’opèredans une perspective paysagère ou non.Cela a surtout permis de clarifier lesdivergences dans l’usage des notions depaysage/landscape, et les malentendusentre les approches phénoménologiques– où paysage et environnement sont fina-lement plus ou moins synonymes (Tilley,Scheldemann) – et les positions réservantla notion de paysage à une définitionbasée sur un certain nombre de critèresdont l’émergence éventuelle est histori-quement située (Berque, Descola). Ainsile landscape anglo-saxon se rapporte-t-il le plus souvent à la notion de « milieu »des géographes, alors que le « paysage »des francophones correspond à une desformes possibles de médiation dans lerapport au milieu (ou cosmophanie).Plus qu’aux différences linguistiques,cette divergence serait due à un mouve-ment épistémologique inverse ayant lieuau sein de l’anthropologie sociale enFrance et en Grande-Bretagne, soitrespectivement de la philosophie versl’ethnographie et vice-versa.

C’est précisément cette idée de médiationque rejettent les approches phénoméno-logiques, aboutissant dans certains cas àla contradiction de prôner l’expérience dela « déambulation phénoménologique »(Tilley) comme une méthode pourretracer le rapport à l’environnementd’une société donnée.

Les intervenants esquissaient pour laplupart des pistes intermédiaires entreces positions divergentes en distinguantentre le rapport esthétique à proprement

parler et les différentes formes d’appré-ciation de l’environnement. Le rapportesthétique n’est pas nécessairement visuel(ce qui amenait Myers et Ingold àpréférer l’expression « poetics of lands-cape » à celle d’« esthétique »), l’appré-ciation de l’environnement est aussinormative, comme le montraientl’exemple des différentes conceptions dela « beauté » d’une forêt au Népal selonl’usage qui en était fait (Nightingale). Deplus, sans que cela implique une perspec-tive paysagère telle quelle, il existe desformes d’expression du rapport aumilieu combinant l’appréciation et lafiguration proprement esthétique sansimplication d’une distanciation entre lesujet et le milieu : c’est la différencemajeure entre la peinture paysagèrechinoise et son équivalent européen. Le« paysage en gestation » (Pérez) de l’ar-chitecture et de l’esthétique rituelle Hopis’inscrit sans doute dans ce genre deperspective paysagère alternative.

Inversement l’activité du peintre est elle-même inscrite dans l’expérience phéno-ménologique. D’où, pour Ingold, l’utilitéd’appréhender l’activité de la représen-tation – qu’il s’agisse de la représentationartistique ou de l’interprétation anthro-pologique d’un terrain donné – en conti-nuité et non en discontinuité avecl’expérience phénoménologique. Lamémorialisation de cette expérienceserait la base des dispositifs de stabilisa-tion des représentations de l’environne-ment (esthétiques, paysagères ouautres).�

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ÉCOLOGIE DE LA PERCEPTION ET ESTHÉTIQUE DU PAYSAGE

Journées d’études (The Ecology ofPerception and the Aesthetics ofLandscape) organisées par le Pr Philippe Descola (Collège de France)et N. Ellison26-27 mars 2007

COLLOQUES

Co-organisée entre l’Universitéd’Aberdeen et le Laboratoire d’Anthro-pologie sociale, cette rencontre était latroisième d’une série intitulée Landscapebeyond land financée par l’AHRC britan-nique, sous la direction collégiale ded’A. Arnason, J. Lee, N. Ellison etA. Whitehouse,(voir : www.abdn.ac.uk/anthropology/landscapeseminars).

Ces journées d’étude ont permis d’en-tendre les exposés suivants :� A. Berque (EHESS) : Cosmophany:landscape in evolution and history � A. Nightingale (U. of Edinburgh) :Nepal’s Green Forests� G. Scheldeman (U. of Aberdeen) :Jump in: watch, live and learn� M. Mauzé (LAS-CNRS) :Experiencing totemic landscape.W. Paalen on the Northwest Coast.

� F. Meyers (N.York University) :Emplacement and displacement:Aboriginal Australian acrylic paintingand the landscape� C. Tilley (UCL) : Walking the Past inthe Present � P. Pérez (E.N.S. d’Architecture,Toulouse) : An Amerindian Landscape:Elements of Hopi Landscape.� T. Ingold (U. of Aberdeen) et P. Descola(Collège de France) : synthèse.

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La prévision climatique n’est pasfondée sur de simples considérationshistoriques car les nombreux para-mètres du système climatique ne sereproduisent jamais à l’identique.L’approche la plus fructueuse est decomprendre quantitativement lesvariations observées, en les simulantà l’aide de modèles numériquesincluant toute la compréhensionphysique, chimique et biologiquedont on dispose actuellement. Leséchanges entre les paléoclimatolo-gues et les modélisateurs de l’at-mosphère ont progressivementconduit à la prise en compte desautres compartiments du systèmeclimatique comme l’océan, lesglaces, la biosphère, les sols et lescycles biogéochimiques fondamen-taux. Les modèles numériques sontles seuls outils permettant de prévoirles changements du climat, ainsi qued’évaluer les mesures de préventionde ces changements. Associés auxmesures climatiques, ainsi qu’auxreconstitutions des conditionspassées, ils permettent égalementd’améliorer notre compréhensiondes mécanismes du climat.

L’approche numérique peut semblermystérieuse, mais il est impossiblede faire autrement car il n’est paspossible de construire une Terreminiature, avec toutes ses interac-tions climatiques, sur laquelle onpuisse tester les hypothèses. Lesmodèles mathématiques simplifientobligatoirement le fonctionnementde la machine climatique. C’est vraien particulier pour tous lesprocessus de petite échelle dont ladynamique ne peut pas être repré-sentée de façon explicite. Par

ailleurs, les phénomènes biologiquessont simulés par des lois empiriqueset statistiques car il n’est évidem-ment pas possible de représenterchaque organisme individuellement.Néanmoins, ces différentes approxi-mations ont fait l’objet d’améliora-tions récentes en comparant lescalculs avec les observations de l’en-vironnement actuel.

Les exigences sur ces modèles necessent de croître et de se diversifier.D’une part, les prévisions devraientêtre fournies à l’échelle régionale, cequi nécessite d’augmenter la résolu-tion spatiale des modèles. D’autrepart, les modèles devraient être plusréalistes. Ce réalisme consiste àprendre en compte certaines compo-santes du système climatique,comme la végétation, le cycle ducarbone, ou bien certains phéno-mènes physiques, comme la forma-tion des nuages. Également, la duréedes simulations devrait êtreallongée. Enfin, la fiabilité de cesprévisions devrait être améliorée, cequi nécessite la répétition des simu-

lations afin d’avoir un point de vuestatistique sur l’évolution clima-tique.

Les outils privilégiés pour ces prévi-sions sont les modèles dits de ‘circu-lation générale’, couplant au moinsl’atmosphère à l’océan (en anglais :AOGCM pour Atmosphere-OceanGeneral Circulation Model). Cesmodèles décrivent les mécanismesphysiques du climat de la manièrela plus détaillée, avec une résolutionspatiale très fine. Mais les exigencesévoquées précédemment se tradui-sant chacune par une augmentationdu nombre d’opérations mathéma-tiques, elles sont limitées par lacapacité de calcul des ordinateurs.

D’autres types de modèles clima-tiques sont utilisés de façon complé-mentaire. Certains sont extrêmementsimplifiés incluant seulementquelques réservoirs homogènes. Ilspermettent d’avoir une vision globalesur différents mécanismes clima-tiques. D’autres essaient d’intégrer lemaximum de composantes du

APPORTS RÉCENTS DES MODÈLES CLIMATIQUES

DE COMPLEXITÉ INTERMÉDIAIRE

Colloque organisé par le Pr Édouard Bard (Collège de France)en partenariat avec l’UniversitéCatholique de Louvain25 mai 2007

Figure : les différentes composantes climatiques prises en compte dans un modèlede complexité intermédiaire (EMIC), tel le modèle GENIE développé par la

communauté scientifique britannique.

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climat, comme l’océan, la végétationet le cycle du carbone, la banquise etles calottes de glace continentales.Ces modèles sont dits ‘de complexitéintermédiaire’ (en anglais : EMICpour Earth Model of IntermediateComplexity), car ils se situent entreles modèles simples et les modèles decirculation générale. Leur résolutionspatiale et le détail des mécanismessont encore limités. Mais cesfaiblesses sont compensées par ladiversité des composantes clima-tiques prises en compte (voir lafigure) et par leur rapidité d’exécu-tion. Ces deux qualités expliquentl’intérêt qu’ils suscitent, tant pourtester de nouveaux mécanismesclimatiques, que pour réaliser delongues simulations (plusieurs sièclesau minimum), ou encore pourrépéter et comparer les simulations(plusieurs centaines de répétitions).

Ces séminaires, sous forme decolloque, consacrés aux EMICs ontréuni au Collège de Francequelques-uns des meilleurs spécia-listes mondiaux de ce type demodèle, invités par la Chaire del’évolution du climat et de l’océan.Le colloque était organisé en colla-boration avec André Berger del’Université Catholique de Louvain,où a été développé un des toutpremiers EMICs.

Édouard Bard a d’abord montré ceque les archives climatiques nousapprennent sur la variabilité dite‘rapide’, correspondant à des varia-tions abruptes du climat enquelques décennies, caractéris-tiques des périodes glaciaires. Cesvariations climatiques, refroidisse-ments et réchauffements, ont étéfortement ressenties aux moyenneset hautes latitudes, spécialementdans l’Atlantique Nord. Ellesseraient liées à la formation d’eauprofonde nord-atlantique, méca-nisme très sensible aux conditionshydrologiques de surface, et associéau transfert de chaleur des bassesvers les hautes latitudes. Mais lesenregistrements sédimentaires

obtenus par l’équipe du Collège deFrance dans les océans Indien etPacifique indiquent que ces varia-tions ont également modifié le cyclehydrologique et la circulation océa-nique aux basses latitudes, avec desrépercussions sur des cycles biogéo-chimiques majeurs comme ceux ducarbone et de l’azote, cycles dontdépendent certains gaz à effet deserre importants. Cette interactiontrès complexe entre plusieurscomposantes du système clima-tique, océan, atmosphère,cryosphère, cycles biogéochi-miques, constitue un véritableenjeu pour lequel les EMICs sontparticulièrement bien adaptés.

Andrey Ganopolski, du PotsdamInstitute for Climate ImpactResearch en Allemagne, a ensuitemontré des résultats de simulationsrécemment obtenus avec leurmodèle CLIMBER. Celui-ci estcapable de générer des variationsclimatiques rapides très semblablesà celles observées. Leur équipetente maintenant d’intégrer cesvariations à la cyclicité plus lente,mais aussi plus ample, des glacia-tions. Michel Crucifix, del’Université catholique de Louvainen Belgique, puis Lawrence Mysak,de l’Université McGill au Canada,ont montré quels mécanismes leurpermettent de simuler la fin d’unepériode chaude interglaciaire,comme celle actuelle de l’Holocène,et sa transition vers une périodefroide glaciaire. Thomas Stocker,de l’Université de Berne en Suisse,et Tim Lenton, de l’Universitéd’East Anglia en Angleterre, ontprésenté des résultats de simula-tions testant la sensibilité de lacirculation océanique profonde,qui est à l’origine des variationsclimatiques rapides. Enfin, HuguesGoosse, de l’Université catholiquede Louvain, a étudié l’origine desvariations climatiques observéessur le dernier millénaire en compa-rant différentes simulations auxreconstructions.

Ce colloque a donné une vue d’en-semble sur les applications de cesmodèles de complexité intermé-diaire dans le domaine de la paléo-climatologie. En montrant lesavantages et les limites de cesmodèles, cette journée a fourni àl’auditoire des clés pour encomprendre l’utilisation, à l’heureoù ces outils sont largementemployés pour la prévision clima-tique. �

Mélanie Baroni et Gilles Delaygue

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Les 29 et 30 mai 2007 ont vu setenir pour la quatrième année consé-cutive un colloque orientaliste auCollège de France. L’organisation enrevient conjointement à l’Institut duProche-Orient ancien (chairesd’Assyriologie et de l’Histoire dessyncrétisme de la fin de l’Antiquitédu Collège de France), à l’UMR7192 du CNRS (Proche-Orient,Caucase, Iran : continuité et diver-sités) et à la Société asiatique. Àl’initiative scientifique de Jean-Marie Durand (Collège de France,UMR 7192), Jean-Louis Bacqué-Grammont (UMR 7192) et Pierre-Sylvain Filliozat (membre del’Institut, vice-président de la SociétéAsiatique), le colloque a réuni vingt-quatre chercheurs des différentesbranches de l’Orientalisme et dediverses disciplines, archéologues,historiens et historiens de l’art.D’autres membres de l’UMR 7192ont participé plus particulièrement àl’animation scientifique des débats.

En retenant cette année le thème de« La fête au palais : banquets,musique et parures », les organisa-teurs ont désiré que chacun puissefaire état du résultat des recherchesconsacrées aux événements festifsqui marquent, au quotidien ou demanière extraordinaire, la vie despalais orientaux. L’objectif était dedresser un tableau comparatif desarts de la table, de la réception etdes réjouissances qui ont eu cours,depuis les palais de la grande plainede Mésopotamie anciennejusqu’aux tables aristocratiques duJapon moderne. Chacun s’estattaché notamment à mettre en

évidence les aspects matériels de lafête, l’usage d’une vaisselle et devêtements somptueux, la prépara-tion et la consommation des mets etdes boissons, l’emploi d’artistes oud’amuseurs en marge des banquets.Mais un second thème est apparurapidement dans l’ensemble descommunications, celui de l’usageuniversel du banquet comme révé-lateur de l’ordre établi au sein de lasociété de cour orientale.

Les archives de l’antique Ebla(V. Biga) comme celles de Mari(N. Ziegler, A. Jacquet, G. Chambon)ont livré une précieuse documenta-tion sur la vie palatiale de deux desprincipales capitales syriennes des IIIeet IIe millénaires avant notre ère. Ellesrévèlent tout autant les aspectscommerciaux associés à la magnifi-cence des fêtes données par les roismésopotamiens, les réseaux d’appro-visionnement en denrées rares etrecherchées, l’importation de vindepuis les régions réputées pour leursvignes, que la vie quotidienne desprofessionnels de la fête, la formationet l’échange entre cours des cuisiniersles plus réputés et des représentantsde la bohème mésopotamienne, acro-bates et saltimbanques, chanteurs et

musiciennes. Dans le banquet méso-potamien, le sacré est omniprésentmais n’empêche en rien le rire, lesdistractions, voire les excès. Certainesfêtes du Proche et Moyen-Orientanciens, comme le banquet assyrien(L. Marti) ou les grandes fêtes de laPerse achéménide, réelles(W. Henkelman) ou réinventées(F. Delpech) se chargent en outred’une portée politique certaine dèslors qu’elles quittent la sphère privéedu palais pour s’adresser à l’ensemblede la population de la ville ou duroyaume. Le roi fait alors démons-tration de puissance autant que degénérosité.

Le domaine indo-iranien (J. Haudry,A. Vergati, P.-S. Filliozat,S. Ruhlmann) a permis de mettre enévidence, plus que tout autre, lecaractère sacré de la fête, momentoù le palais et le temple matériali-sent leurs relations. Les processionsrelient physiquement les deuxespaces où la place de chaque bâti-ment, de chaque élément du décor,trouve un sens au sein d’un réseaucomplexe de significations. La fêteest complétée d’un repas offert à ladivinité et pris en commun devantelle par les assistants. La Turquied’époque moderne (C. Thépaut-Cabasset) comme la Perse safavide(D. Couto) nous sont connues àtravers les documentations complé-mentaires que constituent lesœuvres des princes lettrés de cesroyaumes et les relations de voyagedes ambassadeurs occidentaux,fourmillant d’anecdotes à la foisadmiratives et amusées sur l’éti-quette stricte qui régnait à la courde Topkapÿ ou de Bitlis (J.-L. Bacqué-Grammont), mais aussisur les us et coutumes festifs del’Orient, l’appétit hors du communde l’autre ou son goût démesurépour la boisson (H. Chollet,E. Testard-Blanc). L’Extrême-Orient

LA FÊTE AU PALAIS :BANQUETS, MUSIQUE ET PARURES

Quatrième colloque orientalisteorganisé par lePr Jean-Marie Durand (Collège deFrance), la Société asiatique et leCNRS (UMR 7192)29-30 mai 2007

Pr Jean-Marie Durand

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a donné à voir l’usage de l’alcooldans des contextes aussi divers quela commémoration funéraire Liao,les banquets poétiques au Japon àl’époque Heian (J. Faury), ceux destables lettrées de Kyoto au XVIIIe

siècle, ou encore l’évolution stylis-tique et la typologie des ustensilesde table dans le Japon de la périoded’Edo (F. Girard, F. Lachaud,M. Maucher).

Quelques points forts ont émergédes débats qui découlèrent de cescommunications. Les discussionsont ainsi porté sur les relationsentre l’espace public et l’espaceprivé dans le palais, le sacré, leprofane et le tabou, la constitu-tion des groupes et des hiérachiesdans la société de cour à l’occa-sion des fêtes et banquets donnéspar le souverain.

Les liens entre les équipes menantune recherche vivante dans lesdiverses disciplines de l’Orientalismes’étaient trop souvent distendus,faute d’un lieu d’échange et de débatssur les problématiques nouvelles quiles animent. Ce colloque a constituéune étape supplémentaire dans larefondation des relations scienti-fiques et humaines dans ce domaine,appelée de ses vœux depuis plusieursannées par la communauté scienti-fique.

Les actes du colloque réunis parAntoine Jacquet (A.T.E.R. auprès de

la chaire d’Assyriologie, 2006-2007)seront publiés en 2008 dans lesMémoires de l’Institut du Proche-Orient du Collège de France éditésen collaboration avec les éditionsJ. Maisonneuve. Ils viendrontcompléter ceux du Colloque dumois de mai 2006, Centre et péri-phérie : approches nouvelles desOrientalistes, aujourd’hui souspresse. �

Pr Jean-Marie Durand

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Émilie Testard-Blanc

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Ce colloque international est lepremier consacré aux noms barbares.On entend par là le phénomène derépétition des noms et épithètes dedivinités non grecques ainsi que lesséries de phonèmes incompréhen-sibles dans la partie invocatoire etexécratoire des rites magiques. Leretard des recherches collectives sur cesujet s’explique en partie par ladestruction, au cours des bombarde-ments de la Deuxième Guerremondiale, de la maison d’éditionTeubner à Leipzig (4 décembre 1943).Les épreuves du t. III des PapyriGraecae Magicae de Karl Preisendanzdisparurent dans l’incendie. Cevolume contenait, outre l’indexexhaustif des noms barbares propresaux papyrus magiques grecs, quelquestentatives d’analyse de ces noms parun élève de Preisendanz, Adolf Jacoby.Les comptes rendus de K. Fr. Schmidtdonnent un écho de ces analyses. Ellesvisent à une reconstitution philolo-gique des noms barbares sur la basede systèmes linguistiques diffé-rents(égyptien, copte, grec, syriaque,hébreu, araméen). On cherche par làà dégager des abracadabras d’antiquesHocus Pocus une signification linguis-tique. Il faudra attendre l’article deW. Brashear en 1995 pour avoir unrenvoi systématique aux publicationsrelatives aux noms barbares. Ce cata-logue est un instrument utile pour unepremière approche bibliographique etsémantique des noms, bien que,comme dans l’index de Preisendanz,le contexte rituel de l’emploi de cesnoms ne s’y trouve pas noté.

Face à l’impression de ressemblanceque donnent les noms barbares et àleur non-sens apparent, le cher-cheur se demande si l’uniformité et

le vide sémantique ne cacheraientpas en réalité un potentiel de signi-fications diversifiées, voir unsurplus et en même temps unediffraction de la signification. Lesénoncés barbares qui se succèdentdans une même invocation ne sontpas, en dépit de leur aspect, unconglomérat, ou une concrétionfortuite. Ces chaînes de mots autresse constituèrent en langue pour lesbesoins du rituel. Elles offrent unsystème de communication selondes combinaisons multiples. Le butdu colloque était de répertorier lessignifications éventuelles en reliantce type d’analyse à l’environnementculturel qui en permet la constanteredéfinition. Cette étude globalecombine nécessairement les diffé-rentes taxinomies – animales, végé-tales, minérales, alimentaires,généalogiques, cosmologiques – quetelle culture a pu produire dansl’emploi des noms barbares aucours de la mise en place d’unedynamique rituelle. Les exemplesd’enchaînements pris en compte etles ensembles élaborés par telle outelle pratique offraient un moyend’étude de ce curieux produitculturel à travers les différentscontextes historiques de l’Antiquitéclassique et tardive.

Les témoins phonétiques de crisd’oiseaux, que les textes magiquesmettent en relation avec la forma-tion des langues, ont permis àM. Michel Tardieu de mettre en

évidence que les dénominationsbarbares ne concernent pas, dans cetype de formulations, des idiomesexistants mais plutôt des modèles delangage réputés particulièrementinintelligibles. M. Michael Guichard(Paris-I) a insisté de son côté sur leslangues « étranges » propres aucorpus de la magie suméro-akka-dienne. Une grande partie des incan-tations qui ne sont pas dans les deuxlangues traditionnelles de la cultureurbaine de la Mésopotamie (akka-dien et sumérien) a été composéedans d’autres langues bien réelles.Des éléments hourrites et élamitesprovenant de la magie des« Soubaréens » se seraient intro-duits dans la culture suméro-akka-dienne en raison de la complexitéethnolinguistique propre à laMésopotamie. De telles incantationstrouvaient leur puissance dans la« musique » de leur langagereconnu, ce qui suffisait à fairecroire en leur efficacité, à lesdénommer paroles efficaces et à lesconsidérer d’origine divine. Uneanalyse linguistique des nomsbarbares a été proposée parM. Gérard Roquet (EPHE). L’effi-cace du verbe dans le texte desPyramides n’est repérable, expliqua-t-il, que par la mise en évidence dela dualité structurelle du codegraphique des hiéroglyphes. Àl’Ancien et au Moyen Empire, lesscribes faisaient usage d’un codagecorollaire pour les textes d’envoû-tement, d’exécration, de damnatio

Colloque-séminaire organisé par le Pr Michel Tardieu (Collège de France)en collaboration avec l’EPHE et leCNRS (UMR 8584)13 juin 2007

LES NOMS BARBARES :FORMES ET CONTEXTES D’UNE PRATIQUE MAGIQUE

De gauche à droite : Michael Guichard (Paris-I), Jean-Daniel Dubois (EPHE),le Pr Michel Tardieu et Maria Gorea (Paris-VIII)

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memoriae et ce code affiche unstatut différentiel des niveaux del’écrit. L’usage particulier du codecorollaire constitue un outil cultureltrès significatif pour qui s’interrogesur la constitution des nomsbarbares sur le pourtour méditerra-néen. L’utilisation des nomsbarbares en botanique a été ensuiteprésentée par Mlle Michela Zago(Université de Padoue) à partir dedeux exemples : le « sourcil de Rê »et le « sourcil du soleil ». Ceux-cimontrent que la valeur pharmaco-logique de la plante est secondairepar rapport à son rôle mythique.M. Michel Tardieu a examiné lesnoms barbares contenus dans unerecette de magie amoureuse parcontrainte de la déesse Aphrodite.Cette recette a l’avantage de ratta-cher les titres et épithètes de ladéesse babylonienne, Ereshkigal,avec un certain nombre d’élémentsmythologiques connexes, aux repré-sentations de l’Aphrodite iranienne,Anahita. La répartition géogra-phique des noms barbares d’aprèsles tablettes de défixion (Ier-Ve siècle)a été examinée ensuite parM. Michael Martin (Maison de larecherche, Clermont-Ferrand).

La place des noms barbares dans laphilosophie a donné lieu à plusieursinterventions. Dans le Traité 32(V, 5), Plotin s’oppose à l’idée qu’onpuisse accéder au Dieu Premier parl’énonciation ou l’écoute des nomset attributs divins. Comment doncinterpréter dans ce contexte l’évoca-

tion du nom du Dieu Apollon ?Mme Luciana Soares Santoprete(Collège de France) a montré quepour Plotin l’utilisation de ce nomne se justifiait que s’il était coor-donné à la préparation intellectuelleet rationnelle qui doit précéder lavision sans forme du Dieu suprême.En analysant les différentes formesd’ordonnancement des nomsbarbares à l’intérieur des coupesmagiques araméennes de laMésopotamie (VIe siècle de notreère), Mme Maria Gorea (Paris-VIII)s’est interrogée sur les significationsde l’interdiction de prononcer lesnoms divins et évoque la manièredont ces noms imprononçables sontdevenus des noms ineffables.M. Philippe Hoffmann (EPHE) s’estpenché sur le problème de la défini-tion des noms barbares en tant qu’i-nintelligibles (ta asêma), noms dontil n’est pas possible d’identifier lesens (asêma onomata ou phonâiasêmoi). Les théories sur le langagedes philosophes néoplatonicienspostérieurs à Plotin se fondent avanttout sur une exégèse du Cratyle dePlaton et des Catégories d’Aristote.M. Jean-Daniel Dubois (EPHE) aattiré l’attention sur la doctrine du« nom insigne » chez Marc le Mage.L’interprétation du nom divin deJésus chez Marc, selon laquelle lessix lettres du nom de Ièsous permet-taient d’évoquer l’ensemble des éonsdu plérôme valentinien, est unecaractéristique propre aux valenti-niens en général et ne doit plus êtreconsidéré comme une doctrine

exclusive de Marc. Mlle LuciaSaudelli (Université d’Urbino) aproposé une étude comparative destémoignages hérésiologiques d’unnom barbare d’origine biblique,Kaulakau. Ce nom servait à signifierle triple mystère du Sauveur, capableà la fois d’appartenir au domainesupracéleste, de descendre sur terreet de faire remonter au monde divinle gnostique initié à ce langageétranger. Enfin, Mlle Anna Van denKerchove (EPHE) a analysé les deuxlistes parallèles de noms divins dansle traité gnostique Melchisédech(NHC IX, 1). Ces listes présententl’originalité de mêler noms barbareset noms du langage commun. Lapublication des actes de cettejournée sera assurée par MichelaZago et Anna van den Kerchove etcomportera un certain nombre decompléments et appendices tech-niques. �

Luciana Gabriela Soares Santoprete (ATER, chaire d’Histoire des syncrétismes

de la fin de l’Antiquité)

Michela Zago(Assistante de recherche, Université de Padoue)

Luciana Gabriela Soares SantopretePhilippe Hoffmann (EPHE), Jean-Daniel Dubois (EPHE) etLucia Saudelli (Université d’Urbino)

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La Fondation des Treilles, créée parAnne Gruner Schlumberger dansles années 60, a pour vocation d’ac-cueillir chercheurs et créateurs dansun cadre privilégié : un domainedu Haut-Var, planté de lavandins,de vignes et d’oliviers. Grâce à lagénérosité de la Fondation, lesprofesseurs Pierre Toubert etMichel Zink, tous deux membresde l’Institut, ont réuni dans ce cadreéminemment propice à la réflexionune quinzaine de chercheurs pourdes journées d’études sur laprésence du Moyen Âge et de laRenaissance dans l’enseignement deceux des professeurs du Collège deFrance qui ont occupé ou occupentactuellement des chaires de littéra-ture, d’histoire, de linguistique etd’histoire de l’art. La préparationd’un volume, aux éditions Fayard,qui rassemblera les leçons inaugu-rales portant, tout ou partie, sur leMoyen Âge ou la Renaissance, etqui était en cours avant cetterencontre des Treilles, a largementbénéficié de cette session.

Les professeurs Harald Weinrich,Carlo Ossola, et AntoineCompagnon participaient à cesjournées, de même qu’UrsulaBähler (Université de Zurich),Dominique Barthélémy (Universitéde Paris IV-Sorbonne, Écolepratique des hautes études), OdileBombarde (maître de conférences,Collège de France), PatrickBoucheron (Université de Paris IV-Sorbonne), Alain Corbellari(Université de Lausanne), MarianneCorbellari-Derron (Université deBerne), Denis Crouzet (Universitéde Paris IV-Sorbonne), Lino

Leonardi (Université de Sienne),Denis Maraval (Éditions Fayard),Charles Ridoux (Université deValenciennes), Andrea Valentini(ATER, Collège de France).

Les quatre jours du colloque, entre-coupés d’une journée d’excursionau Thoronet, ont permis de porterun nouveau regard sur certainesquestions et de se livrer à desdiscussions fructueuses entrespécialistes de bord différent. Lemardi 19 juin a été consacré auxchaires de langue et de littératurefrançaises médiévales, aux enjeuxthéoriques les concernant et à leurrôle dans le panorama culturelfrançais. Après un exposé d’ouver-ture de Michel Zink, qui a fait lepoint de la situation et a ouvert desperspectives nouvelles (Les enjeuxde la philologie médiévale à traversles leçons inaugurales du Collège deFrance), Ursula Bähler a soulignél’importance de Paulin et de GastonParis pour la fondation et le succèsdes études philologiques françaises,tout en mettant en relief les diver-gences qui séparaient le père,encore lié à une vision romantiqueet conservatrice de la littérature, etle fils, promoteur des études « posi-tivistes » (De Paulin Paris à GastonParis. L’élaboration d’une concep-tion française de la philologie).Charles Ridoux a, lui, parlé desréformes scolastiques et surtoutuniversitaires de la fin du XIXe

siècle et du début du XXe, et de l’in-fluence qu’ont pu exercer sur celles-ci certains professeurs du Collègede France (La philologie médiévaleet la réforme universitaire à la findu XIXe siècle : le rôle du Collègede France). L’après-midi, AlainCorbellari a analysé l’influence trèsréelle du grand médiéviste que futJoseph Bédier sur deux de sessuccesseurs directs ou indirects,Edmond Faral et Félix Lecoy

(Bédier a-t-il eu des disciples ?)Lino Leonardi, pour sa part, aconfronté deux méthodes d’éditiondes textes, qui reflétaient deuxconceptions de la philologie et dela littérature, à travers l’étude deséditions du Saint Alexis par GastonParis et du Lai de l’Ombre et de laChanson de Roland par JosephBédier (L’art d’éditer les ancienstextes (1872-1929)).

Le lendemain, Marianne Corbellari-Derron a analysé les leçons inaugu-rales des grands germanistes duCollège de France et les positions deceux-ci vis-à-vis de l’Allemagne,souvent hostiles (Moyen Âge etgermanisme au Collège de France) ;puis Harald Weinrich, professeurhonoraire de langues et littératuresromanes, a retracé de façon émou-vante son itinéraire intellectuel et sadécouverte de la langue et de la litté-rature française, indissociable de sarencontre du Cardinal Decourtray,lorsqu’il fut prisonnier dans uncamp dont le futur cardinal étaitl’un des gardiens (Parcours d’unromaniste allemand). La fin de lamatinée et l’après-midi ont étéconsacrées aux discussions concer-nant le volume qui paraîtra chezFayard : outre des décisions d’ordrepratiques, il a été convenu que lesleçons inaugurales seraient présen-tées selon un ordre strictement chro-nologique, respectant ainsi l’espritdu Collège de France, où il n’existepas de continuité des chaires et oùl’intitulé de celles-ci, ajusté auxrecherches les plus innovantes dumoment, a quelquefois précédé dequelques décennies la reconnais-sance par les universités denouveaux domaines du savoir.

Le vendredi 22 a été consacré àl’histoire. Patrick Boucheron amontré, à travers l’étude dequelques documents d’archives

LE MOYEN ÂGE ET LA RENAISSANCE

AU COLLÈGE DE FRANCE

Colloque organisé par lePrs Pierre Toubert et Michel Zink(Collège de France),et la Fondation des Treilles18-23 juin 2007

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Les participants au colloque

conservés à l’IMEC, que les livresde Georges Duby, minutieusementpréparés par ses séminaires et sescours au Collège de France, rele-vaient d’une fabrication savante del’oralité, dépassant ainsi le cadre dutravail académique pour devenirœuvre littéraire (La lettre et lavoix : aperçus sur le destin littérairedes cours de Georges Duby auCollège de France, à travers letémoignage des manuscritsconservés à l’IMEC). DominiqueBarthélemy a suivi le développe-ment de certaines idées historio-graphiques à travers l’analysed’extraits des leçons de GastonParis, de Paul Meyer, de GeorgesDuby et de Pierre Toubert (Pointsdu vue sur la société chevale-resque). Denis Crouzet, pour sapart, a étudié les personnalités deFernand Braudel et de LucienFebvre et leurs relations, tellesqu’elles apparaissent dans leurs

leçons inaugurales (Lucien Febvreet Fernand Braudel : deux leçons).

Enfin, Pierre Toubert a rappelé lesouvenir de ces historiens qui, sansque leur chaire comporte dans sonintitulé le terme de « Moyen Âge »ou de « médiéval » (la premièrechaire d’« Histoire des sociétésmédiévales » a été créée pourGeorges Duby en 1970), se sontoccupés de cette période : « médié-vistes cachés » sont ainsi Daunou,Laboulaye, Flach, Levasseur (Auxvoisinages du Moyen Âge). Dans ladernière conférence, Carlo Ossolaa confronté deux idées : celle quivoit une rupture entre le MoyenÂge et la Renaissance et celle quivoit une continuité (Moyen Âge etRenaissance : continuité et disconti-nuité historiographique).

Que la Fondation des Treilles qui apermis que cet ensemble de

réflexions se déroule dans desconditions idéales et dans un envi-ronnement enchanteur reçoive icil’expression de la gratitude desparticipants. �

Odile Bombarde Andrea Valentini

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Predrag Matvejevic? que je salue affec-tueusement, qui va nous déplisser lethème de sa conférence « L’autre Europe: Ivo Andric » fait partie de ces quelquesgrands intellectuels qui ont marqué l’his-toire européenne de ce dernier quart desiècle.

Lorsque je l’ai rencontré, il y a 15 ans, j’aisenti comme une complicité profondeavec lui, qu’aucun des événements euro-péens d’aujourd’hui n’a démentie. Je suiset je reste à ses côtés.

Il est né à Mostar en Bosnie Herzégovine,d’un père slave de l’est, je veux dire deRussie, et d’une mère slave du sud, jeveux dire croate. Il est méditerranéen parson immense connaissance des réels etdes symboliques de cette « mèreterrestre » où l’Europe naquit. Il est occi-dental par ses affinités avec les idées des« Lumières » qui se sont bouturées enlui, se mêlant à sa chaleur humaine et auchant slave. Enfin, il est habité par unélan poétique.

Comme dit un de ses plus fins connais-seurs, il a une « identité gigogne » quiprend en compte aussi que son pèreorthodoxe fut des brigades internatio-nales en Espagne et que sa mère étaitcatholique.

À considérer sa vie, son œuvre, il est unedes expressions les plus vives de ce qu’onappelle la mêlée dont il est l’éloge vivantalors que tant de gens font ou l’éloge del’identité pure, ou l’éloge du mélange pur.Sur cette approche, j’emprunterai cesmots au philosophe Jean-Luc Nancy :« contre vents et marées – on saitcombien il y en a – il s’agit seulement dene rien céder ni sur l’identité ni sur ce qui

la mêle et l’emmêle en son origine et enson principe même. Il faut donc un élogemêlé de retenue, de cette retenue quiconvient si on ne veut pas – surtout pas!– que l’éloge lui-même en vienne à trahirson objet pour l’avoir trop bien iden-tifié ».

Pour moi, c’est dans BréviaireMéditerranéen un des plus beaux livresqui soit sur la Méditerranée, que Fayardvient de rééditer, que Predrag s’est le pluslivré. Nikola Kovac? m’a dit c’est un« Braudel littéraire ». Et Claudio Magrisdans sa préface dit l’écrivain « génial,inattendu, et fulgurant ».

Les fondements de la pensée de cedissident qui alla jusqu’à la dissidencede la dissidence doivent beaucoup auxrévolutionnaires du début duXXe siècle (il est né en 1932) et il rêvaet rêve sans doute encore, je le cite« d’une Europe plus socialiste à visagehumain, moins capitaliste sansvisage ». C’est un homme dégagé detoute orthodoxie, même s’il est engagémais pas « encagé » comme il aime àdire. Avec le Bréviaire Méditerranéenil nous a donné un ouvrage rare, poli-tique et poétique, un monument del’écriture, qu’une fois lu, on feuillettesouvent à la recherche de réponses etsurtout de questions à ce moment del’histoire où dit-il « les hommes ne sedéfinissent plus par ce qu’ils sont maisparce qu’ils ont cessé d’être, commeles demi-soldes de la Restaurationfrançaise de 1815 après l’écroulementde l’Empire ».

Impossible de parcourir toutes les inter-ventions publiques de ce politiqueoriginal. Comment ignorer cependantson Épistolaire de l’autre Europe.

Reprenant une grande tradition russe(Lettre à un vieux camarade de Herzenet Fragments choisis de ma correspon-dance avec des amis de Gogol), il s’estadressé en privé et publiquement – c’est

selon – à tous les êtres atteints dans leurliberté et à tous les chefs d’État, quel-quefois comme une bouteille à la mer,d’autres fois avec efficacité immédiate.Quelques mots de l’une d’entre elles, Enguise d’adieu à Mikaël SergueïevitchGorbatchev, écrite à Paris et à Zagreben décembre 1991, après la démissionde l’auteur de la perestroïka et de la glas-nost : « La perestroïka a changé l’histoiredu Monde mais n’a pas sauvé l’URSS(…) la plupart des empires ont étédétruits de l’extérieur : celui-ci s’est défaitdu dedans (…) Gorbatchev n’a pasemployé la force contre les autres peuplesqui aspiraient à la liberté bien qu’il aitdisposé d’armes effrayantes. Il a sauvéainsi son propre peuple du mépris et dela haine des autres (…) l’œuvre accom-plie a une valeur historique (…) l’histoireelle-même semble-t-il l’a retiré dupouvoir afin de le garder pour elle, deconserver ce qu’il y avait de pur en lui(…) L’humanité continuera à travaillerà son émancipation sans doute avec plusde prudence et moins d’utopie qu’aupa-ravant ».

Cher Predrag Matvejevic, comme jevoudrais que soit connue la distinc-tion essentielle que vous faites entre« l’identité de l’être » et « l’identitédu faire ».

Comme je voudrais qu’on réfléchisse surces autres mots de vous : « Toutes les fois

RETROSPECTIVE ET PROGRAMMATION DES CONFÉRENCES

COLLÈGE DE FRANCE / MAIRIE D’AUBERVILLIERS

Allocution de Jack Ralite, sénateurdonnée le 2 avril 2007,au Lycée Le Corbusier lors de laconférence de Predrag Matvejevic,professeur à l’Université de Rome -La Sapienza

Pr Carlo Ossola et Jack Ralite

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qu’on considère les particularités commedes valeurs sans en examiner le véritablesens et la portée réelle on glisse vers leparticularisme ».

Combien il est intéressant que vous poin-tiez de la plume une approche rétréciede la laïcité qui bien évidemmentconcerne l’attitude à l’égard d’une reli-gion, mais ajoutez-vous « également àl’encontre d’une conception religieuse dela Nation ou d’une idéologie devenuecroyance ».

Et encore ce mot que vous avez inventéla « démocrature », c’est-à-dire dans lespays de l’Est, la démocratie formelleprogrammée et des aspects de la dicta-ture maintenue.

Voilà, j’avais envie de vous dire cela àvous qui êtes assemblés et à PredragMatvejevic, homme simple, toujourssans cravate, vrai militant, d’envergureinternationale .

Il va vous parler d’Ivo Andric?, auteurdu Pont sur la Drina, prix Nobel 1961,un des plus grands écrivains slaves denotre siècle. Ce Pont sur la Driname faitpenser à Jean-Pierre Vernant quand ildisait « demeurer enclos dans son iden-tité, c’est se perdre et cesser d’être, on seconnaît, on se construit par le contact,l’échange, le commerce avec l’autre.Entre les rives du même et de l’autre,l’homme est un pont ». Il me fait penseraussi au vieux pont sur la Neretva dansvotre ville natale détruit pendant la

guerre de Bosnie, pont symbolique s’ilen était et qui aidait comme tout pont àfranchir un obstacle, une rivière qui ditl’éternité.

Alors, Cher Predrag, avec votre œuvre,avec l’œuvre d’Ivo Andric?, n’y a-t-il pasdes pierres, des pierres oh ! combienprécieuses, pas pour construire des murs,pour construire des ponts, reconstruiredes ponts, terminer des ponts, bref, faireen-commun.

L’humanité – qui n’est pas euro-centristeet qui à Visegrad où se trouve le Pont surla Drina marque la rencontre de l’Orientet de l’Occident – qu’Ivo Andric? a sufaire en étant dites-vous comparable à un« conteur des Mille et Une Nuits ».�

Conférence de Jean Delumeau àAubervilliers

Dans cette conférence, qui s’esttenue à Aubervilliers le 8 octobre2007, Jean Delumeau a repris lesthèmes de son livre Mille ans debonheur qui fait partie de la trilogiequ’il a consacrée à l’Histoire duParadis dans la civilisation occiden-tale. Il s’est efforcé de montrer quele millénarisme avait tenu danscelle-ci une place plus importantequ’on ne le pense d’ordinaire : cequi l’a conduit des prophéties duPremier Testament au New Age.

Fondamentalement le millénarismeest la croyance, fondée sur le chapitreXX de l’Apocalypse, qu’après le

temps que nous vivons, rempli decrimes et de malheurs, viendra unepériode de paix et de bonheur surterre. Le Christ régnera alors surcelle-ci pendant mille ans avec les« justes » ressuscités. Ce règne serasuivi par une dernière séquence demalheurs qui se terminera par leJugement dernier. Assez largementrépandue parmi les chrétiens despremiers siècles, l’espérance milléna-riste fut combattue par saintAugustin et rejetée par l’Église offi-cielle. Mais elle refit surface à la findu XIIe siècle dans les écrits deJoachim de Flore. Puis le joachi-misme se combina avec un autrecourant eschatologique annonçant lavenue d’un « souverain des derniersjours » qui régnerait à Jérusalem et

ferait l’unité religieuse de l’humanitéavant la fin du monde.

Le millénarisme a connu, au coursdes siècles, des formes diverses, lesunes violentes, les autres pacifiques.Il a été l’une des composantes del’identité des États-Unis, lors de leurcréation à la fin du XVIIIe siècle. Ils’est partiellement laïcisé dansl’idéologie du progrès et dans lesocialisme des XIXe et XXe siècles.Pierre Leroux, l’inventeur probabledu mot « socialisme », prophétisa :« Le Paradis doit venir sur terre » .Le drame de notre époque est qu’iln’est pas venu. �

Concert du 3 avril 2007 donné au Collège deFrance par les étudiants de IIIe cycle spécialisédu Conservatoire national de régiond’Aubervilliers-La Courneuve

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� Mille ans de bonheur, Jean Delumeauprofesseur honoraire au Collège de Francelundi 8 octobre 2007 Concert des classes de guitare du Conservatoire régional 93d’Aubervilliers-La Courneuve

� De l’utopie au carnaval : le théâtre du Moyen Age, Michel Zinkprofesseur au Collège de Francelundi 12 novembre 2007Slam baroque : Cités Musiques/Destination 2055/Officemunicipal de la jeunesse d’Aubervilliers

� Utopies modernes, Pierre Rosanvallonprofesseur au Collège de Francelundi 10 décembre 2007Performance danse et musique : une utopie en marche

� Variations autour de « carnaval », Claude Hagègeprofesseur honoraire au Collège de Francelundi 4 février 2008Avec les chorales de l’école Joliot-Curie

� Lumières de l’utopie, Bronislaw Baczkoprofesseur honoraire à l’Université de Genève, Suisselundi 18 février 2008Concert d’Amandine Beyer, violon baroque

� Les utopies classiques, Luciano Canforaprofesseur à l’Université de Bari, Italielundi 7 avril 2008Avec la participation des classes de musique de chambre,Conservatoire Régional 93 d’Aubervilliers-La Courneuve

� Le carnaval de Romans au temps des guerres de religion, Emmanuel Le Roy Ladurieprofesseur honoraire au Collège de Francelundi 19 mai 2008Avec la participation du département de musique ancienne,Conservatoire Régional 93 d’Aubervilliers-La Courneuve

� Les mondes utopiques de Jules Verne, Michel Butorécrivain, professeur honoraire à l’Université de Genève, Suisselundi 9 juin 2008Lecture dirigée par Didier Bezace, Directeur du Théâtre

� Concert au Collège de France par les professeurs du Conservatoire régional 93 d’Aubervilliers-La Courneuvemardi 13 mai 2008

Avec le soutien de la Fondation Hugot du Collège de France, deFrance Culture et de la Fondation EDF.

Utopie : un non lieu qui « fait place »;le vrai discours utopique, lorsqu’ilcontemple la société, doit pouvoir« considérer » le sujet ; sujet quidevrait être accueilli au sein du récep-tacle le plus « ouvertement recueilli »: «le plus d’amour possible dans lemoins d’être possible»(1).

Dans ses formes, l’utopie a surtout étéla recherche d’une architecture de lasociété – et cela dès le texte éponymede Thomas More –, une constructiond’espaces, bien plus que le récit de lavie des citoyens. Italo Calvino le relèveavec une grande acuité dans son essaid’introduction à Fourier :

« Ce hiatus tient dans la contradictionentre deux façons d’explorer l’utopie :en la considérant soit pour ce qu’ellecomporte de réalisable, comme modèled’une société nouvelle susceptible decroître en marge de la vieille société

pour l’éclipser par l’évidence de sesnouvelles valeurs ; soit pour ce qu’ellecomporte d’irréductible à toute conci-liation, de radicalement opposé nonseulement au monde qui nous entoure,mais aux conditionnements internesqui gouvernent notre façon d’attribuerdes valeurs, notre imagination, notrecapacité de désirer une vie différente,notre manière de nous représenter lemonde : par une représentation totale,qui nous libère intérieurement pournous rendre capables de nous libérerextérieurement »(2).

Nous unissons – dans nos confé-rences – l’Utopie au Carnaval moinspour réduire aux proportions ordi-naires d’une fête annuelle cet espoird’égalité rêvé, d’âge en âge, par l’hu-manité (uni à l’angoisse et à la cons-cience de la fin toujours possible dugenre humain) que pour examiner,dans l’immense creux qui s’ouvre entre

les deux, les possibilités d’exercer unepensée capable d’imaginer des« passages » entre ces deux conceptsde l’égalité.

Dans le combat médiéval de Carême etCarnaval, la bataille n’est décidée quepar l’arrivée des jambons et desgâteaux menés par Noël : c’est bien cequi s’est réalisé dans la ‘société de laconsommation’, sans pourtant quel’exil infligé à Carême offre une solu-tion à ce combat. Le vers de cettecélèbre Bataille : « Elle fera ailleurs sesséjours » (v. 564) n’est devenu que tropvrai pour une portion grandissante del’humanité.

Loin d’être seulement un exercice litté-raire notre projet nous conduit aucœur de la société contemporaine, denotre présent. �

Pr Carlo Ossola

Programmation 2007-2008 : Utopie et carnaval

1. V. Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, p. 90. 2. I. Calvino, Introduzione, in Ch. Fourier, Teoria dei quattro movimenti. Il nuovo mondo amoroso, par I. Calvino, Turin, Einaudi, 1971 ;trad. franç. de M. Orcel et F. Wahl, Pour Fourier. L’ordinateur des désirs, in La machine littérature, suivi de Pour Fourier. Congé. L’utopiepulvérisée, Paris, Seuil, 1984 et 1993, p. 157-187, citation p. 159.

PROGRAMME 2007-2008

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On évoque souvent le caractèrepluridisciplinaire de vos travaux etla diversité de vos centres d’intérêtpour vous définir comme unpenseur inclassable. Comment vousprésenter ?

Lorsqu’on me demande quelle estma spécialité, je réponds que je fais« ceci-et-cela ». Ce qui m’intéresse,ce sont des problèmes. Pour y faireface, nous devons utiliser les outilsappropriés, indépendamment desdisciplines, dont la pertinence estplus bureaucratique que scienti-fique. Je m’intéresse surtout auxdécisions individuelles et collectives,et à tout ce qui précède la décision :la formation des préférences, laformation des croyances, lesémotions, et aussi les mécanismesd’interaction dans les décisionscollectives. C’est sans doute le filconducteur de ma réflexion.

Il y a aussi dans beaucoup de mestravaux une sorte de composantenormative. Non pas que je proposemoi-même une théorie de la justice oudu bien, mais la manière dont j’envi-sage les choix individuels est telle queles conceptions normatives que sefont les acteurs eux-mêmes intervien-nent comme des déterminants

causaux de leurs choix et de leursdécisions. Cette idée d’étude empi-rique de la justice, ou des motivationsde justice ou d’équité m’a beaucoupintéressé. Il y a des problèmes d’équitépour l’allocation des ressources rarespar les institutions, lorsqu’il s’agit parexemple de décider qui doit recevoirun rein pour la transplantation oud’autres questions de ce genre(1). Unautre exemple concerne ce qu’onappelle la justice de transition(2). Si,en 1815, il avait fallu allouer des répa-rations aux victimes des spoliationsde la Révolution, qui aurait dû êtreprioritaire ? Les gens qui étaient restésen France à lutter pour le roi, parexemple en Vendée, et dont lespropriétés avaient été détruites, ouceux qui avaient émigré et dont lesbiens avaient été confisqués ? Ou bienceux dont les besoins étaient les plusimportants ? Ce ne sont là quequelques exemples des questionsd’équité qui se posent dans les situa-tions de justice de transition. Dans cesdécisions collectives – allocation d’or-ganes pour la transplantation ouréparation aux victimes de conflits –les conceptions normatives des agentspolitiques ou des fonctionnaires sontdéterminantes. C’est par ce biais quemes recherches ont une composantenormative.

Vous écrivez, à propos de la justicede transition, qu’il s’agit d’abord derégler les comptes du passé avant depréparer l’avenir.

Dans les phases de transition, lesdeux démarches sont souvent simul-tanées – l’une tournée vers le passé,l’autre vers l’avenir. Par exemple, oncommence le travail d’écriture d’unenouvelle Constitution, et oncommence en même temps le travailde représailles et de réparation.Certains pensent que la tâcherétrospective est la plus importanteet qu’il faut faire table rase du passé,éliminer tout ce qui est vieux etcorrompu afin de pouvoircommencer à construire du neuf.D’autres – dans les pays de l’Est parexemple, mais c’est aussi ma posi-tion – jugent que dans le cas derégimes qui sont restés en placependant des générations et qui ontfini par rendre tout le monde plusou moins coupable, il devient impos-sible d’épurer la société. Dans laFrance de 1945, c’était encorepossible dans la mesure où lenombre de collaborateurs était rela-tivement restreint. Dans les pays del’Est, on peut dire qu’il y a enquelque sorte une complicité de laquasi-totalité de la population. Dans

Jon ElsterProfesseur au Collège de France

titulaire de la chaire deRationalité et sciences sociales

depuis 2006.

ENTRETIEN AVEC JON ELSTER

1. Jon Elster, Local Justice: How Institutions Allocate Scarce Goods and Necessary Burdens, Russell Sage Foundation Publications, 1993.Voir aussi J. Elster et N. Herpin (eds.), L’éthique des choix médicaux, Poitiers, Actes Sud 19922. Jon Elster, Closing the Books: Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge University Press, 2004.

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un petit essai sur Le pouvoir desimpuissants, Vaclav Havel décrit trèsbien ces petits actes de complicité detous les jours, qui ont l’air insigni-fiants, mais contribuent à brouillerles choses. Il dépeint le petitmarchand de légumes qui affichedans sa vitrine un panneau indi-quant « prolétaires de tous les pays,unissez-vous ». Par cet acte imposépar le régime, qui ne correspondsans doute pas du tout à une posi-tion personnelle, il se rend néan-moins complice du régime. En fin decompte, on obtient un tableau ennuances de gris, et non en noir etblanc. Il n’y a pas de distinctiontranchée entre les bons et lesmauvais, les résistants et les colla-borateurs. Bien sûr, les deux existent,mais il y a surtout une masse énormede collaborateurs du quotidien.Dans un article de 1992, j’ai écritque dans de telles situations, recher-cher tous les coupables est impos-sible, en rechercher quelques- uns estarbitraire : il faut donc y renoncerentièrement et se tourner vers lefutur. C’est la solution adoptée parl’Espagne en 1978. On a pris la déci-sion consensuelle d’ignorer le régimede Franco et les atrocités commisespar les deux parties au cours de laguerre civile, et de mettre égalementde côté la question des réparations,qui aurait rendu impossible lamarche en avant.

Mais en écrivant cela, j’avais peut-être sous-estimé le rôle qu’allaitjouer l’ancienne Nomenklaturadans les sociétés des pays de l’Est,par exemple. J’observe égalementqu’en Espagne, un début de reven-dication semble s’esquisser aujour-d’hui. En Argentine et au Chili, ainsiqu’en Pologne, vingt ans après lachute des dictateurs, la justice detransition est soudainement réap-parue. Lorsque justice n’a pas étéfaite, la demande peut ressurgirlongtemps après. On l’a constatéaussi en France avec l’affaire Papon.

De même, c’est un miracle qu’il n’yait pas eu de violence collective en

Afrique du Sud, alors que la grandemasse de la population noire n’aobtenu ni terre ni justice. On peutimaginer qu’il y a là une sorte debombe à retardement qui pourraitexploser d’un jour à l’autre. Cesproblèmes ont une durée de vie trèslongue. J’ai lu, à propos des guerresde Vendée, que même après laPremière Guerre mondiale, il y avaiten France des terres « maudites »,que personne ne voulait acheter àcause des contestations qui ont suivila Révolution. On s’en souvientpendant des siècles.

Des problèmes de ce genre se posentdans beaucoup de pays, de l’Irak àl’Argentine. Au début des années90, j’ai beaucoup voyagé dans lespays de l’Est où les juristestravaillaient à la rédaction denouvelles Constitutions. Avecquelques collègues de l’université deChicago, nous avons animé desséminaires de constitutionnalismecomparé pour discuter des grandsmodèles, de leurs succès et de leurséchecs. Plutôt que de donner desconseils, nous cherchions à établirun dialogue – mais il est difficiled’en mesurer les effets.

Dans vos travaux, vous mettez enrelation des éléments venus de lalittérature ou des humanités et desthéories scientifiques très actuelles.Peut-on décrire votre activitécomme une sorte d’anthropologiephilosophique ?

Dans ma leçon inaugurale, j’ai ditque la rationalité, comme valeurtranshistorique, transculturelle, etc.,relevait d’une anthropologie philo-sophique et non d’une anthropo-logie empirique. C’est un grand motpour dire simplement « analyseconceptuelle ». En réalité, j’ai trouvémes hypothèses chez les moralistesfrançais du XVIIe siècle et j’aicherché à les vérifier chez lespsychologues et les économistes duXXe siècle. C’est un va-et-vient unpeu étrange, déconcertant peut-être.J’ai sur ce point une perspective

d’une grande simplicité. Cela fait25 siècles que les gens essayent decomprendre le comportementhumain ou la nature humaine– disons depuis le temps d’Aristoteou de Platon. Pourquoi le derniersiècle ou la dernière décennieseraient-ils privilégiés ou plus inté-ressants ? Y aurait-il plus de géniesou de grands penseurs ? Il n’y aaucune raison de le penser, et de faitc’est faux. Il suffit de lireMontaigne, Aristote, LaRochefoucauld, Tocqueville, Proust,pour ne citer qu’eux : ils débordentd’hypothèses.

Pourriez-vous présenter la théoriedu choix rationnel, qui est au cœurde vos travaux ?

La théorie du choix rationnel estquelque chose de très simple. Onpourrait l’illustrer par un proverbenorvégien qui dit « ne traverse pasla rivière pour chercher de l’eau ». Iltraduit une sorte de d’efficacitéinstrumentale qui est de tous lespays et de tous les temps. On entenddire parfois que la rationalité seraitune valeur occidentale, ou moderne,ou masculine, ou je ne sais quoid’autre. C’est absurde. On ne peutpas ne pas vouloir être rationnel. Sil’on veut atteindre une fin, on veutforcément l’atteindre de la manièrela plus efficace. Cela fait partie del’idée même de « vouloir atteindreune fin ». En ce sens, c’est tout à faitbanal. En fait, le point difficile, danstout développement de la théorie duchoix rationnel, concerne lescroyances. Dans beaucoup de cas,avant d’agir, rationnellement ounon, il faut former une croyance.Comment peut-on former unecroyance rationnelle ? C’est parfoistrès difficile : dans le cas du réchauf-fement climatique, il y a sans doutedes centaines de modèles. Commentles parcourir tous et se former unecroyance permettant de prendre desdécisions ? Faut-il prendre lamoyenne ? Le scénario du pire ?Peut-on assigner des probabilités àchaque modèle et prendre la

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moyenne pondérée ? Personne n’ade réponse. C’est un problème épis-témologique très profond, et c’estsouvent un obstacle au choixrationnel : comment agir rationnel-lement en l’absence de croyancesbien fondées ? Il y a là une sourced’indétermination dans toutes lessituations de choix complexes,comme les choix politiques.

Une autre source d’indéterminationprovient de l’interaction stratégiqueentre les agents. Lorsqu’avant d’agir,chaque agent doit se faire uneopinion sur ce que feront les autres,tout en sachant que les autres sonten train de former leur opinion en seposant la même question à proposde lui, il peut y avoir dans certainscas des situations inextricables.Prenons un exemple courant, le jeudu peureux ou de la poule mouillée(game of chicken). Deux voituresfoncent l’une vers l’autre, le peureuxest le premier qui s’écarte. Dans cecas, il n’y a pas de choix rationnel :pour chacun des deux, il est optimalde dévier si et seulement si l’autrene le fait pas. C’est une situationd’indétermination. Il y a souvent dessituations de ce genre dans la réalité,par exemple pour la construction debiens à usage public. Si deux arma-teurs ont intérêt à construire unphare, qui bénéficie à tout le mondeet dont la construction unilatéraleserait profitable à chacun des deux,même si le deuxième pouvait s’enservir gratuitement, la difficulté estde savoir qui va le construire. Eneffet, il est dans l’intérêt de l’un dele construire si et seulement sil’autre ne le fait pas. Dans ces situa-tions d’interactions stratégiquesprésentant des équilibres multiples,quand il n’y a pas de critère permet-tant la convergence tacite des agentsvers l’un de ces équilibres, on nepeut pas former de croyance ration-nelle et il n’y a pas d’action ration-nelle. Le concept n’est pas défini.Non que les gens ne soient pasrationnels : simplement, la rationa-

lité ne suffit pas pour leur dicter cequ’il faut faire.

Outre ces problèmes conceptuels, il ya aussi les problèmes concrets :souvent, même lorsqu’ils sont enmesure de former des croyancesrationnelles, les gens ne le font pas.Dans ce cas, l’irrationnel ne vient pasde l’indétermination du concept,mais de l’irrationalité du comporte-ment. C’est un phénomène massif.C’est le sujet de mon cours de l’année2007-2008, après le cours précédentsur le désintéressement. Ce sont deuxvolets d’une critique de la penséeéconomique, qui elle, est fondée surla rationalité et l’intérêt.

Dans votre leçon inaugurale, vousvous interrogez sur la rationalité del’acte de voter.

Ma chaire est intitulée « rationalitéet sciences sociales ». Les sciencessociales étudient le vote, et il est légi-time de se demander si l’acte devoter peut être considéré commerationnel. On répond souvent par lanégative avec l’argument que laprobabilité qu’un vote soit décisifest moindre que le risque de mourirdans un accident de la circulationen se rendant aux urnes. Les gens secomportent comme s’ils ne sesouciaient pas des conséquences deleurs actions. On observe pourtantdes taux de participation élevés lors-qu’il n’y a pas de candidat large-ment favori et que le scrutins’annonce serré, ou lorsque l’enjeudes élections est important, ce quisuggère qu’ils s’en soucient quandmême.

Mais si l’on adopte un point de vueplus global, par exemple uneperspective évolutionniste, on diraque c’est un acte inutile et coûteuxpour l’individu, mais néanmoinsrationnel parce qu’il a une utilitépour le groupe social. La théorie duchoix rationnel peut-elle prendre encompte ce type d’analyse ?

À vrai dire, la théorie du choixrationnel et la théorie de l’évolutionn’ont pas beaucoup de rapports. Etcependant, il faut croire que l’évo-lution, de manière générale, aproduit une tendance vers lecomportement rationnel, puisquedans une situation donnée, unanimal rationnel, qui utiliserait desressources rares de façon plus effi-cace, serait évidemment favorisé parla sélection naturelle : c’est enquelque sorte évident. Commentl’évolution n’aurait-elle pas produitla rationalité ?

D’autre part, il semble aussi que par3 ou 4 mécanismes distincts, l’évo-lution ou la sélection naturelle aaussi produit la disposition aucomportement altruiste, que ce soitl’altruisme réciproque (tit for tat ougagnant-gagnant), la sélection deparentèle (kin selection) ou même lasélection de groupe, qui connaîtactuellement une sorte de regain defaveur. Mais il est toujours délicatde faire appel à ces mécanismes etles explications évolutionnistes ontparfois tendance à brûler les étapes,ce qui les expose à des spéculationshasardeuses. Bien sûr, en principe,tout cela est un résultat de l’évolu-tion. Pascal disait, à propos deDescartes : « il faut dire en gros ‘celase fait par figure et mouvement’, carcela est vrai, mais de dire quelles etcomposer la machine, cela est ridi-cule, car cela est inutile et incertainet pénible(3) ». En fin de compte,c’est peut-être Descartes qui a euraison, mais quatre siècles plus tard.

Je pense en tout cas qu’aucun desmécanismes que j’ai mentionnés n’estsusceptible d’expliquer la tendance àvoter pour la simple raison que géné-ralement l’acte de voter n’est pasobservé par les autres. C’est un actediscret et anonyme. La plupart dutemps, en ville, personne ne sait sivous êtes allés voter. Or les méca-nismes que j’ai évoqués supposentque les actes des uns soient connus

3. Pascal, Pensées, 118.

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par les autres de sorte qu’ils puissentêtre encouragés ou sanctionnés le caséchéant. Ce sont des questionscomplexes qu’il serait trop long detraiter ici. J’ajouterai que même sil’on ne peut pas dire que le vote soitun acte rationnel, le votant pourraen retirer un plaisir psychique. C’estce qu’on peut appeler l’effetValmont(4) : donner pour le plaisirintime et délicieux que l’on retire del’acte de donner.

Ou alors, pour expliquer le votedoublement anonyme – personne nesait si vous votez ni comment vousvotez – on peut aussi faire appel àune sorte de pensée magique.L’agent se dit : je suis un membretypique de mon groupe de référence– les professeurs d’université, parexemple – donc si je vote, il estprobable que mes semblables vote-ront également. Par conséquent jevais voter. C’est une confusion entrela valeur diagnostique et l’efficacitécausale. Si je vote, cela révèle que jesuis dans une certaine disposition,mais en même temps, je pense queles autres, ayant la même disposi-tion, en feront autant. Dans mondernier livre(5), je cite des textes deProust qui font appel à cette penséemagique, notamment un passage oùle narrateur dit à propos de SaintLoup qu’il est fidèle à sa maîtresseavec l’idée superstitieuse que s’il luiest fidèle, de son côté elle le seraégalement. C’est peut-être ensuivant le même genre de raisonne-ment superstitieux que l’on vote.

Il est clair que la rationalité n’est pasle seul moteur du comportement.On peut noter à ce propos qu’il y ade plus en plus de travaux sur lesémotions, notamment du côté dessciences cognitives.

Dans la tradition où je me situe,l’économie du comportement (beha-

vioral economics), on fait appel auxexpériences psychologiques pourmontrer comment se font vraimentles choix – rarement rationnels –, etl’on parle effectivement beaucoupdes émotions actuellement. Il y a desexpériences très impressionnantes,notamment dans l’équipe de ErnstFehr, à Zurich, qui montrent quesous le coup de l’émotion, surtoutde l’indignation ou du ressentiment,les gens sont prêts à faire des sacri-fices matériels considérables pourpunir quelqu’un qui leur a joué unmauvais tour. Il est intéressant deremarquer qu’il s’agit essentielle-ment d’émotions négatives – lacolère, l’indignation, l’envie, leressentiment –, tandis que l’amour,la joie, la sympathie, la pitié, ne sontpresque pas étudiées à ma connais-sance. Cela correspond aussi au faitque, parmi les moteurs de l’actionhumaine, le sentiment d’injustice estbeaucoup plus puissant que le désirde réaliser la justice.

Cela nous ramène à la question deslimites de la rationalité. Peut-onparler de degrés de rationalité, selonles points de vue et les critères consi-dérés ?

Du point de vue de l’agent, la ratio-nalité est une notion entièrementsubjective. Dire que l’action estrationnelle, c’est dire que du pointde vue de l’observateur, c’était l’ac-tion qui s’imposait comme lemeilleur moyen de réaliser ses désirsétant donné ses croyances et étantdonné que ses croyances étaientrationnelles. De ce point de vue, iln’y a pas vraiment de degré dans larationalité. En revanche, l’agent peuttenir compte de ses faiblesses et lesanticiper. Je parlerais dans ce cas desecond best rationality. Quand on sesait incapable au moment de l’actionde se comporter de manière ration-nelle, alors on peut au préalable

prendre un engagement qui élimineles sources de l’irrationalité ou quiimpose une contrainte, commeUlysse(6) demandant à ses compa-gnons de l’attacher au mât pour nepas céder au chant des sirènes. En cesens on peut parler de degrés derationalité. On peut distinguer d’unepart la rationalité parfaite d’un agentqui serait toujours parfaitementmaître de lui-même, transparent àlui-même à chaque instant, etd’autre part des agents qui n’ont pastoujours le contrôle d’eux-mêmes,mais qui en sont conscients, et quisont même capables d’anticiper leurcomportement et de se corriger eux-mêmes. J’ai proposé toute une listede mécanismes permettant d’expli-quer comment l’agent peut prendreen compte ses propres tendances àse comporter de manière irration-nelle(7).

Diriez-vous que l’émotion est irra-tionnelle ?

Il est clair que l’émotion peut avoirdes effets dont certains subvertissentla rationalité de l’agent, notammenten rendant les croyances moinsrationnelles. Prendre ses désirs pourdes réalités n’est pas très rationnel,mais sous le coup de l’émotion, nousle faisons souvent. Pour autant, lesdésirs qui surgissent des émotions nesont ni rationnels ni irrationnels – jerejoins sur ce point l’analyse deHume. Bien sûr, on peut avoir desdésirs stupides qui rendent la viemisérable, mais c’est autre chose.Paradoxalement, le toxicomane peutêtre rationnel. De son point de vue,dans une perspective temporelleassez courte, liée à la nécessité immé-diate non pas tant de jouir de ladrogue que d’éviter le manque, soncomportement peut être très« rationnel ». C’est une décisionterminologique : on peut utiliser lemot rationnel comme on veut. Pour

4. Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, lettre XXI. 5. Jon Elster, Agir contre soi, O. Jacob, 2007.6. Jon Elster, Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité. Paris, Ed. de Minuit, 1987.7. Jon Elster, Explaining Social Behavior, Cambridge University Press 2007, Ch. 13.

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ma part, je l’utilise à des fins expli-catives, pour comprendre une actionà partir des données propres à l’ac-teur lui-même : ce qui chez l’acteur– les désirs, les croyances, lesémotions – précède et cause l’action.Du point de vue explicatif, il y a unestructure causale qui permet de direque l’action est rationnelle – cela n’arien à voir avec le jugement d’unobservateur qui pourrait dire quel’agent s’est comporté de manièrestupide, autodestructrice, etc. C’estlié au fait qu’il se soucie surtout deson avenir immédiat.

Cette question de l’horizontemporel de l’agent est importante.Il est difficile de persuader les gensde tenir compte davantage desconséquences lointaines de leursactes, par exemple quand oncherche à modifier des comporte-ments, comme dans le cas descampagnes de prévention contre letabac ou l’alcool.

Comment faire pour être rationneldans ces situations, aujourd’huifréquentes, où l’on trouve laconjonction d’une grande incerti-tude, de l’urgence de la décision etde l’importance des enjeux ? Dans lecas du réchauffement climatique,par exemple, ou encore de l’ESB oudu sang contaminé.

Incertitude, enjeux et urgence : on lesrencontre aussi dans la question duterrorisme. Je pense qu’il faut résisterà l’urgence. Aux États-Unis, après le11 septembre, il fallait décider de laconduite à tenir. Il y avait bien sûrbeaucoup de colère et de peur, et cesémotions tendent à induire l’urgence,que je définis comme le désir d’agirimmédiatement plutôt que dedifférer l’action. Quand on agit demanière immédiate, on ne prend pasle temps de recueillir toutes les infor-mations nécessaires. Les informa-tions qu’on néglige sont surtoutcelles qui portent sur les effets indi-rects lointains et potentiellementpervers des actions qu’on entreprenddans le présent. Sous la pression de

l’urgence, on néglige les consé-quences lointaines. Par conséquent,les lois votées par le Congrès améri-cain après le 11 septembre ontprobablement créé plus de terroristesqu’elles n’ont permis d’en arrêter,justement parce qu’on n’a pas pris letemps d’étudier les conséquencesindirectes, lointaines et peut-êtreperverses des mesures adoptées.Dans le processus parlementaire etlégislatif normal, on prend un certaintemps – de l’ordre de deux ans –pour préparer une loi, dans descomités et des groupes de travail. Ils’agit surtout de prévenir et decontrôler d’éventuels effets indirectset pervers. Très souvent, on agitcomme si les agents sociaux n’al-laient pas adapter leur comporte-ment aux lois. On a comprisaujourd’hui que les lois changent lescomportements des agents : il fautdonc essayer de prévoir ces phéno-mènes. C’est difficile, mais si l’on nes’en donne pas le temps, on risqued’adopter des lois qui auront deseffets différents ou contraires de ceuxque l’on recherchait.

Pour le réchauffement climatique, lasituation est un peu différente. Onest dans l’incertitude, les enjeux sonténormes, mais il n’y a pas la mêmeurgence émotionnelle que dans lecas des chocs brutaux que produit leterrorisme. Il n’y a pas non plus decomportement de panique, commelors des attentats du 11 septembre.La menace paraît plus lointaine.

Ce sont des problèmes extrêmementprofonds. On invoque souvent dansce cas le principe de précaution,mais s’il était pris à la lettre, il auraitdes implications absurdes dans lavie de tous les jours. Absurde etd’ailleurs contradictoire, un peucomme le pari de Pascal, auquel,selon Diderot, un imam pourraitrépondre en pariant sur un autredieu que Pascal.

En ce qui concerne le réchauffementclimatique, supposons que l’onaccepte l’hypothèse selon laquelle on

court à la catastrophe si rien n’estfait. Il faut donc prendre desmesures. Mais pour être efficaces, cesmesures doivent être radicales. Ellespourraient conduire à réduire drasti-quement le niveau de vie des pays envoie d’industrialisation, et engendrerdes conflits violents, susceptibles detourner à la guerre nucléaire, avec lerisque d’entraîner la disparition del’humanité par d’autres voies que lacatastrophe climatique. Lorsqu’il y aun scénario catastrophe pour chaqueoption, on est dans l’embarras.

L’incertitude rend difficile la formu-lation de croyances bien fondées.Certes, il existe une théorie ration-nelle du choix en situation d’incer-titude mais elle ne nous apprend pasgrand-chose. Elle dit que dans unesituation d’incertitude définie d’unecertaine manière, on peut rationnel-lement tenir compte soit desmeilleures conséquences de chaqueoption, soit des pires, mais pas desconséquences intermédiaires. Celajustifie le scénario du pire, maisaussi l’hypothèse la plus favorable.Il faut choisir entre le pire et lemeilleur : ce n’est pas une questionde rationalité, mais de tempéra-ment. Pessimisme et optimismen’ont rien à voir avec la rationalité.

Face à des problèmes de ce genre, oùil existe un scénario catastropheplausible pour toutes les options, ilest difficile de trouver une réponserationnelle. Ces questions devraientêtre évoquées lors du colloque sur lamondialisation qui sera organisé endécembre prochain dans le cadre del’Institut du monde contemporain. �

Entretien : Marc Kirsch

Enseignement de Jon Elster2007-2008 :Cours : L’irrationalitéle jeudi à 15h00 (à compterdu 10 janvier 2008)Séminaire : La raison enpolitiquele lundi à 17h00 (à compterdu 7 janvier 2008)

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Paul Garelli nous a quittés le8 juillet 2006, dans sa quatre-vingt-deuxième année, avec une discrétionà laquelle il nous avait certes habi-tués, mais qu’une longue maladie,en l’éloignant de lui-même commedes autres, avait encore accentuée.

Il était né à Londres, le 23 avril1924, un peu par hasard, et cela luiavait valu une double nationalité,française et britannique, dont sonanglomanie était très fière. Son pèreavait été amené, au cours d’unebrillante carrière bancaire, à résideren plusieurs pays, puis finalementen Turquie où il devint un des direc-teurs de la Banque ottomane. C’estson enfance stambouliote qui apermis à P. Garelli de bien maîtriserla langue turque, sans savoir alorsquel avantage cela lui donneraitdans une carrière de chercheur alorsbien loin de ses préoccupationspuisque, à la fin de ses études secon-daires, il était entré à la Faculté desSciences économiques et sociales del’Université de Genève, dans l’idéede suivre la carrière paternelle.

Ce n’est qu’en 1946, à 22 ans, qu’ilvint à Paris – seule grande place orien-taliste européenne subsistante aprèsla destruction des universités alle-mandes – se former à l’Orientalisme.Il y fit son apprentissage de l’hébreu,de l’akkadien, du sumérien et duhittite à l’École pratique des hautesétudes et au Collège de France.

À l’instigation de son professeur,R. Labat, les archives desmarchands assyriens en Cappadocere tinrent son attention et, à compter

de 1955, il fournit régulièrement descontributions à la Revue d’Assy-riologie.

Sa carrière se déroula normalementau CNRS de l’époque, de 1958jusque en 1967 où il devint « maîtrede recherches »?. Il y fit, selon lesystème alors en vigueur, une thèsed’État, Les Assyriens en Cappadoce,acceptée par Louis Robert dans laBibliothèque archéologique et histo-rique de l’Institut d’Istanbul. Cetouvrage marque un tournant décisifdans les études paléoassyriennes enprésentant de façon critique toutesles études antérieures et le vrai débutde la recherche historique sur cesrégions. Lors de la rédaction de sathèse, P. Garelli avait compris qu’ilfallait aller sur le ter rain et il refit,parfois à cheval, les routesd’Anatolie des vieux mar chandsassyriens.

En 1967, il succéda dans l’ancienneSorbonne à André Dupont-Sommer,élu au Collège de France, et futtémoin et acteur de la partition del’Université de Paris après mai1968 : il opta pour l’Université« Panthéon-Sorbonne »? (Paris I),où il espé rait une collaboration avecjuristes et économistes et où je vinspersonnellement le rejoindre commeassistant en 1970 pour fonder ce quifut la toute première unité universi-taire assyriologie en France.

En 1975, il succéda à René Labatà la IVe Section de l’EPHE. Élu àla chaire d’Assyriologie duCollège de France, il y exerça de1986 à 1995.

La formation qu’il reçut à Genèvelui donna la volonté de se consacreraux aspects de l’histoire écono-mique et sociale de la Mésopotamie.C’est lui qui a abordé ce domaineen pionnier, où il a aujourd’hui denombreux épigones.

En assyriologie, Paul Garelli estconsidéré avant tout comme lespécialiste des rapports commer-ciaux entre la Mésopotamie etl’Anatolie, soit le parcours ultime dece que l’on appelle la « route del’étain »? en provenance de l’Estainsi que l’achat de cuivre enOccident ; il s’est donc attaché toutparticulièrement aux archives desmaisons des marchands paléoassy-riens d’Aßßur qui ont été retrouvéesdans les comptoirs qu’ils avaientouverts en Cap pa doce à Kültepe,l’antique Kanesh.

Outre le dépouillement de cesarchives il eut une grande activitéd’éditeur de texte. Nous lui devonsainsi la publication de nombreusesde leurs lettres et bordereaux.

En entrant au collège de France,P. Garelli avait une idée puissante :expliquer pourquoi ce peupled’Aßßur qui semble avoir été à l’ori-gine tourné exclusivement vers lecommerce était devenu quelquessiècles après l’impitoyable conqué-rant de ses voisins, qui les avaitasservis cruellement au cours de cequ’il avait considéré comme une« guerre sainte », multipliantcomplaisamment les récits detorture et d’exactions menées avecun rare sadisme.

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Paul GARELLI (1924-2006)

Hommage prononcé par le Pr Jean-Marie Durand,devant l’Assemblée des professeurs du 18 mars 2007

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Pour cela, il consacra de nombreuxtravaux aux époques médio- etnéoassyriennes ; mais il ne putachever ce projet car le trou docu-mentaire des archives d’Aßßur entrele XVIIe-XVe siècles ne lui permet-tait pas d’avoir accès à ce qui avaitdû être une période clef pour latransformation de la Citémarchande en un État belliciste. Leproblème était posé d’autre part defaçon trop simple. Aßßur est en faitune réalité tardive et il fallait réinter-préter la région nord de la Haute-Mésopotamie en fonction de ce quel’on connaît aujourd’hui des citésamorrites.

Le projet ne pouvait, à l’époque,aboutir ; il n’en reste pas moins queses questionnements subsistent ; ilsont inspiré des travaux nouveauxqui permettent, en reformulant leproblème, d’entrevoir comment lerésoudre.

Toute sa vie, il eut ainsi le souci deprésenter une vision large de l’his-toire du Proche-Orient. Cela aentraîné un « Que Sais-je »?, publiéen 1964, sur L’Assyriologie réim-primé plu sieurs fois et traduit dansplusieurs langues (dont le japonais)et qui n’a pas perdu de son dyna-misme ni de son enthousiasme.

Son œuvre majeure dans ledomaine reste bien sûr Le Proche-Orient asiatique, paru dans lacollection « Nouvelle Clio »?. Endeux tomes, P. Garelli y a offertune synthèse originale sur les3 000 ans d’histoire du Proche-Orient, puisque grâce à diverscollaborations, l’ouvrage s’étendaussi aux domaines périphériquesdu monde cunéiforme, l’Iranancien, la Turquie et Israël.

P. Garelli n’a en outre jamais jugéindigne de lui des ouvrages collec-tifs destinés à un vaste public, à uneépoque où la «valorisation de larecherche »? n’avait pas encoreremplacé la trop facilement décriée« vulgarisation ».

La participation de P. Garelli à l’or-ganisation de la recherche françaisefut impor tante: il a dirigé l’URA 8(Archéologie et Histoire des paysassyro-babyloniens) de 1973 à 1984et fut commissaire de la défunteSection 44 du Comité national duCNRS, ainsi que membre du bureaude la Société asiatique.

La place éminente de P. Garelli dansl’Orientalisme vient surtout de cequ’en 1975, il devint Président duGroupe François Thureau-Dangin,formé après la seconde guerremondiale pour réconcilier assyrio-logues français et allemands.Lorsque en 2004 l’associationchangea ses statuts et devintl’International Association forAssyriology, P. Garelli devint lepremier membre de son Comitéd’honneur.

P. Garelli édita deux de cesRencontres assyriologiques interna-tionales : la septième, consacrée àGilgamesh et sa légende, parue en1960 et la dix-neuvième, sur lepalais et la royauté, parue en 1974.

Il assuma d’autre part la directionde la Revue d’Assyriologie, une despublications doyennes de notrediscipline. On pourrait mentionnerencore bien d’autres comités scien-tifiques dont il fut le membre zélé etcompétent.

Son élection à l’Académie desInscriptions et Belles-Lettres en 1982consacrant sa place éminente dans ladiscipline avait précédé son électionau Collège de France. Le fait qu’iln’ait pas voulu qu’on lui offrît une« épée », sous quelque forme que cefût, est en accord avec son refus d’as-sumer la charge de président deladite Académie. Pour un hommechargé d’honneurs, il n’en assumapas la pompe et sut rester modeste :le volume de « Mélanges » que sesanciens élèves, collègues et amis luiremirent lors d’une rencontre assy-riologique à Paris semble l’avoir plusembarrassé que flatté.

Sa simplicité et l’égalité de soncaractère firent de lui un homme deconsensus, qui supportait mal lesconflits et il eut à souffrir de collè-gues à l’équanimité défaillante.Beaucoup de ses collègues furentpour lui simplement des amis. Onpeut deviner à quel point son milieufamilial compta pour lui. Ce quel’on sait moins c’est l’admirablepatience et le dévouement aveclesquels il accompagna pendant delongues années la maladie de sonépouse, qui alla sans cesse en s’ag-gravant jusqu’à un dénouementtragique qui le laissa désemparé caril avait appris à organiser toute savie autour de la constante et affec-tueuse attention dont elle avaitbesoin. �

N° 21 - LA LETTRE

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Ce qui frappe quand on jette unregard rétrospectif sur la biographiede J.-P. Vernant, c’est la cohérencequi existe entre sa vie et son œuvre.

Né à Provins en 1914 dans unefamille républicaine, J.-P. Vernant fitdes études de philosophie, à Paris,et passa brillamment, en 1937, leconcours de l’agrégation de philo-sophie, où il fut reçu premier, deuxans après son frère Jacques, lui aussi« cacique » d’agrégation de philo-sophie. Pour l’orphelin de guerre,qui perdit sa mère quelques annéesplus tard, la famille se réduisit peu àpeu à son frère Jacques et aux amisqu’il se fit au Quartier latin pendantses études, dont il retrouva certainsdans la Résistance. Cette expériencequi sans aucun doute forgé sapersonnalité explique pourquoiJ.-P. Vernant ne laissait personneindifférent. La relation qui s’instau-rait avec lui s’établissait avec unhomme qui voyait toujours etd’abord dans ses interlocuteurs etcollaborateurs des amis. Ce dont ontrouve une sorte d’écho dans laréflexion selon laquelle « l’individuse cherche et se trouve dans autrui,dans ces miroirs que sont pour luichaque alter ego, parents, enfants,amis » (L’individu, l’amour, la mort,Paris, 1989).

Après sa démobilisation, le jeuneprofesseur de philosophie fut nomméau lycée Fermat de Toulouse. Révolté,malgré ses engagements politiques,par le pacte Molotov-Ribbentrop,choqué par la défaite et la collabora-tion, il y entra rapidement en contactavec ce qui deviendra le Réseau

Libération Sud, et en peu de temps, ildevint chef départemental de l’Arméesecrète (1942), puis chef des ForcesFrançaises de l’Intérieur. Avec SergeRavanel, il libéra Toulouse, où il entraavec ses hommes le 19 août 1944. Finseptembre, il commandait toute larégion Sud-Ouest. Au titre de son acti-vité de résistant, J.-P. Vernant a été faitcompagnon dans l’ordre gaullien dela Libération.

À Toulouse, la rencontre du psycho-logue Ignace Meyerson qui le fitentrer en résistance, détermina égale-ment sa carrière scientifique. Lapsychologie historique l’avait inté-ressé pendant ses études, mais ce nefut qu’après la guerre que la collabo-ration scientifique avec celui quil’avait inventée se développa. En1948, Meyerson lui fit rencontrerl’helléniste Louis Gernet, qui avaittravaillé sur la naissance de la démo-cratie à Athènes, et dont les travauxsur la religion des Grecs étaitinfluencée par la sociologie d’alors ;comme Meyerson, Gernet prônait lecomparatisme. L’influence de cesdeux hommes orienta l’avenir deJ.-P. Vernant. Après un bref passageau lycée, de 1946 à 1948, il futrecruté comme attaché de rechercheau CNRS. Philosophe, il avait décidéde travailler sur les Grecs, en souvenirdes études de philosophie, et sous l’in-fluence de L. Gernet. Ses premièresrecherches se plaçaient sous l’égidede Meyerson. À Toulouse, celui-cifaisait des recherches sur l’histoire dutravail et des techniques, qui donnamême lieu à un colloque en juin1941, auquel participaient entreautres L. Febvre, A. Aymard,

P. Vignaux et M. Mauss. Aussi lepremier projet de J.-P. Vernantportait-il sur la notion de travail chezPlaton. Plusieurs articles qui sontencore aujourd’hui d’une extraordi-naire fécondité restent de ce quidevait être sa petite thèse. La thèsed’État, qu’il n’a jamais faite, devaitporter plus généralement sur lanotion de valeur, qu’il entendait« débrouiller, comme il écrit, philo-sophiquement, économiquement,esthétiquement, éthiquement ». Parces recherches, il pensait pouvoirdécloisonner la pensée marxiste. Car,malgré les relations difficiles qu’ilavait avec le Parti communiste, ilpensait toujours, avec ses camaradesde la Résistance, pouvoir faireévoluer celui-ci. En témoigne sonpremier livre sur Les origines de lapensée grecque, publié en 1962, quitentait de démontrer « qu’il ne peut yavoir de vérité en aucun domaine s’iln’y a pas de débat public contradic-toire ». J.-P. Vernant entendaitdénoncer les partis ou les pays quiestiment qu’il y avait des questionsque l’on ne devait pas poser et que lavérité était déjà établie ; à ses yeux,ceux-ci se plaçaient en dehors dumarxisme. Mais au-delà de ces rela-tions entre la recherche et les engage-ments dans le présent, cet ouvragetouchait un point très nouveau dansles études classiques. Vernant essayaitde montrer que la raison grecquen’était pas celle du XXe siècle. Àl’exemple de L. Gernet et deI. Meyerson, il ne cessa d’explorer lacivilisation grecque, en cherchantdans le comparatisme l’outil qui luipermettait de mesurer l’altérité etl’originalité de la pensée grecque. On

Jean-Pierre VERNANT (1914-2007)

Hommage prononcé par le Pr John Scheid,devant l’Assemblée des professeurs du 24 juin 2007

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peut dire sans exagération que toutce qui a été écrit depuis les annéessoixante sur l’histoire politique et ledéveloppement intellectuel de lapensée grecque part consciemmentou non du livre de 1962. De plus enplus de chercheurs venus de tous lesdomaines des sciences de l’Antiquitédécouvrirent en lisant et en écoutantJ.-P. Vernant une nouvelle manière depenser leur domaine et ses méthodes.

Tout en étudiant la naissance de lacité et du droit, l’avènement d’unepensée positive et rationnelle,Vernant entreprit d’explorer aussid’autres aspects de cette mutation,qui étaient toutes déterminées parune façon différente de se représenterce que nous appelons image, œuvred’art, littérature, rite et religion, etqui témoignent tous d’après lui d’unchangement profond dans les menta-lités, entre le VIIIe et le Ve siècle avantnotre ère, là où Vernant plaçaitvolontiers une sorte d’« acte de nais-sance de l’homme occidental ». Tousces travaux furent réunis, en 1965dans Mythe et pensée chez les Grecs.Étude de psychologie historique,qu’il dédia à Ignace Meyerson. Cevolume contient à la fois les résultatsde ses recherches passés, sur le travailou sur la naissance de la rationalitéen Grèce, mais également la premièreébauche de ses travaux futurs, jeveux dire les recherches sur le mythe,le double et l’image, la personne dansla religion, ou les extraordinairesétudes sur l’espace, notamment surHestia et Hermès. La religion, qu’ilappelait en souriant le dernier palierde ses recherches, car il pensait alorsau journal républicain et anticléricalfondé par son grand-père, pritd’ailleurs dès ces années de plus enplus de place dans sa vie profession-nelle et ses recherches. En 1957, ilfut élu à la VIe section de l’Écolepratique des hautes études dans unedirection d’études sur « Penséesociale et religieuse de la Grèceancienne ». Onze ans plus tard, sachaire fut transférée à la Ve sectionde l’École pratique. En même tempsqu’il donnai désormais un enseigne-

ment régulier, en grande partieconsacré aux différents aspects de lavie religieuse des Grecs, il animaitavec des collègues provenant desdomaines les plus divers del’Antiquité des séminaires compara-tifs et critiques consacrés à desproblèmes historiques et sociauxcomme par exemple le problème dela guerre. En 1964, ce groupeinformel fut transformé en Centre derecherches comparées sur les sociétésanciennes qui fut appelé plus tardCentre Louis Gernet. Cette démarchecollective porte encore la marque duprésent. Comme J.-P. Vernant l’a ditlui-même dans une interview, c’estpar la création du Centre de recher-ches comparées des sociétésanciennes comme lieu de débat et detravail sérieux que l’engagementintellectuel s’est substitué à l’engage-ment politique.

C’est dans ce cercle d’amis que savie scientifique se déroulait. Seslivres suivants en portent la marque.Tous devinrent en peu de temps desclassiques traduits dans un grandnombre de langues. Avec P. Vidal-Naquet, il écrivit un livre sur Mytheet tragédie en Grèce ancienne, danslequel la tragédie grecque est définiecomme une construction de soi etde l’autre dans le cadre général dudéveloppement de la démocratieathénienne.

Ces livres exercèrent une influencequi s’étendait bien au-delà desétudes grecques. De manière géné-rale, l’approche de J.-P. Vernant, quireçut dans les années soixante-dixle nom parfois réducteur d’anthro-pologie historique, eut pour effet delever les barrières entre les champsméthodologiques ou académiques etd’unifier les études classiques.

J.-P. Vernant avait connu à l’Écolepratique plusieurs de ses futurscollègues au Collège de France. Ilétait naturel que G. Dumézil etC. Lévi-Strauss s’intéressent à sesécrits et à sa démarche, car Vernantétait en France, avec L. Gernet, l’un

des rares antiquisants à recevoiravec intérêt les travaux deG. Dumézil. Nombre de spécialistesde la Rome antique ont d’ailleursrencontré l’œuvre de J.-P. Vernant àtravers G. Dumézil, puisqu’elleposait par exemple à propos de latrifonctionnalité des questionsnouvelles (on pense à son article surle mythe des races dans Les Travauxet les Jours d’Hésiode). À C. Lévi-Strauss, ses recherches sur le mythegrec avaient emprunté certainséléments de l’analyse structurale. Àl’initiative de ces deux savants, unecandidature de J.-P. Vernant auCollège de France mûrit. Elle se fiten deux temps. Lors de la premièretentative, en 1970, quand C. Lévi-Strauss proposa de faire créer unechaire pour J.-P. Vernant, l’assem-blée des professeurs préféra le projetde J. de Romilly. Quelque tempsplus tard, J.-P. Vernant rencontraAnatole Abragam, qui lui fit savoirque de nombreux collègues esti-maient qu’il n’y avait pas trop dedeux hellénistes au Collège. Deuxans après la première proposition,A. Caquot, un autre collègue del’École pratique, le prit sous sonaile, comme Vernant l’a écrit, et fitcréer la chaire d’Études comparéesdes religions antiques, qui consacrases travaux sur la religion grecque.Il est vrai que dans ce domaineencore, il a unifié les études tout enrendant l’approche plus claire. Il aprouvé par l’exemple que la religionincluait, dans l’Antiquité classique,le mythe, la tragédie, la philosophie,les rites, et surtout qu’elle n’était pasune chose en soi, mais qu’elle étaitproduite par une société historiqueet qu’elle portait la même marqueque les autres créations intellec-tuelles et institutionnelles de cettesociété. Comme la religion, lemythe, les idées philosophiques etles textes étaient d’après Vernantl’expression de l’univers mentald’une société historique.

Au moment où il fut élu au Collège,il écrivait avec M. Detienne Lesruses de l’intelligence. La mètis des

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Grecs (1974), qui analyse,d’Hésiode à Nonnos de Panopolis,du VIIIe siècle avant au Ve siècleaprès notre ère, certains aspects del’intelligence pratique des Grecs,« engagée dans le mouvant, l’ins-table, l’incertain, faite d’astuce,d’esprit d’à-propos, de ruse, detromperie ». Un autre volume,publié en 1979 sous la direction deJ.-P. Vernant et M. Detienne sur Lacuisine du sacrifice en pays grecrenouvela la compréhension desrites sacrificiels, et, on peut le direavec le recul, l’approche de la reli-gion des Anciens. Même si lesauteurs ne percevaient sans doutepas encore clairement la percéeméthodologique que les étudesréunies dans ce volume réalisaient, ilest indéniable que sous l’influencede l’anthropologie anglo-saxonne,ils ouvraient la porte vers unemeilleure compréhension de ce queles Grecs considéraient comme lapiété et les Romains comme la reli-gion, c’est-à-dire l’ensemble desobligations religieuses et des rites.Dans toutes ces études se retrouventles autres éléments que J.-P. Vernanta toujours étudiés, questionnés etfait analyser, les mythes et lesimages. Son enseignement auCollège fut notamment consacréaux problèmes de la figuration desdieux, des morts, aux problèmes dumasque et plus généralement à lacatégorie de l’image. Deux de sesouvrages, La mort dans les yeux.Figures de l’autre en Grèce ancienne(1986) et L’individu, la Mort,l’amour. Soi-même et l’autre enGrèce ancienne (1989) rendentcompte de toutes ces recherches.Mais encore une fois, l’expériencepersonnelle et la vie de J.-P. Vernantse profilaient derrière ses études, etle lecteur, et avant lui l’auditeur, nepouvaient se défaire de l’impressionque quand Vernant parlait de lamort, de la mort héroïque chezHomère, il avait devant les yeux sescamarades tombés pour la France.C’était poignant aussi de le voirtraiter ce sujet, alors que la mortmarquait la dernière décennie de sa

vie, sans altérer sa générosité niéteindre complètement son opti-misme et sa générosité.

Ceux qui ont fréquenté J.-P. Vernantcomme collègue, enseignant ouélève ne peuvent oublier sa capacitéd’écoute, ni, on l’a souvent souligné,cette capacité socratique qui était lasienne de reformuler clairement ceque son interlocuteur avait tenté delui exposer, tout en ouvrant denouvelles perspectives. Personnen’oubliera non plus son style quiétait d’une clarté absolue, ses talentsd’orateur et de conteur, qui valurentun grand succès populaire à l’un deses derniers livres dans lequel ilraconte la mythologie grecque. Cetalent de conteur anima la dernièreconférence publique qu’il fit,marqué par la maladie, àAubervilliers, dans le cadre desconférences organisées par notrecollègue Carlo Ossola.

J.-P. Vernant impressionnait parl’harmonie complète entre ses enga-gements dans le présent et son acti-vité scientifique. On peut êtred’accord ou non avec son œuvre,mais il est indéniable qu’elle a poséles termes du débat pour toute unegénération. �

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Si l’ambition du Collège de Franceest d’avoir pour professeurs despersonnalités et des esprits origi-naux, capables de jeter sur lamatière qu’ils enseignent unelumière inattendue, Jean-MarieZemb, disparu le 15 février 2007 àl’âge de soixante-dix-huit ans, auraété un modèle de professeur auCollège de France.

Parmi ses prédécesseurs qui y onttenu des chaires consacrées aumonde germanique, certains ont étédes penseurs de la civilisation et de laculture allemandes, comme CharlesAndler ou Robert Minder, d’autresdes philologues, comme ErnestTonnelat ou Fernand Mossé. Jean-Marie Zemb aura été, en un sens,tout cela à la fois, puisque l’étude dela langue et de sa logique lui offraitune clé pour analyser en philosopheet en linguiste l’ensemble des acti-vités de l’esprit. « Grammaire etpensée allemandes » : tel était l’inti-tulé qu’il avait choisi de donner à lachaire qu’il a occupée de 1986 à1998. Analyser les relations entre lapensée et le langage, vu comme saprojection logique, tel est le projetqui parcourt l’œuvre de ce philo-sophe du langage et de ce logicien.

Né le 14 juillet 1928 à Erstein (Bas-Rhin), il fait ses études secondairesà Strasbourg, sous le régime fran-çais d’abord, allemand ensuite. De1946 à 1953, il poursuit des étudessupérieures de philosophie enFrance, puis en Allemagne, obtenantune licence et un D.E.S. de philoso-phie à la Sorbonne, une licence de

philosophie scolastique chez lesDominicains du Saulchoir, enfin undoctorat de philosophie à l’univer-sité de Fribourg-en-Brisgau. Chargéd’enseignement de philosophie àl’université de Hambourg en 1954,il entreprend en même temps desétudes de germanistique et de gram-maire comparée. Il achève cettereconversion et opte définitivementpour une carrière en France enpassant l’agrégation d’allemand en1960. Il enseigne alors quelquesannées dans des lycées parisiens etoccupe de 1964 à 1966 un poste devacataire à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière dans le service dediagnostic et de traitement desaphasies. Ses Lehrjahre philoso-phiques, comme dira son maîtreJean Fourquet, et son enseignementen Allemagne produiront unAristoteles, publié chez Rowohlt en1963, seize fois réédité et traduit enplusieurs langues.

En 1968 il soutient, sous la direc-tion de Jean Fourquet, sa grandethèse intitulée Les Structureslogiques de la proposition alle-mande : Contribution à l’étude desrapports entre la langue et la pensée.Le titre préfigure le futur intitulé desa chaire au Collège de France. Lecontenu porte essentiellement sur le« lien » (plus tard appelé« phème ») entre le thème et lerhème, soit entre la partie déjàconnue et la partie nouvelle d’unénoncé. C’est alors que commencesa carrière dans l’enseignementsupérieur, à Besançon, Paris VIII,Paris III, Paris X et enfin au Collège

de France. Elle est jalonnée denombreuses distinctions françaises,allemandes et autrichiennes. Le11 janvier 1999, il est élu àl’Académie des Sciences morales etpolitiques (section de philosophie)au fauteuil du R. P. Bruckberger.

Le lien ; l’articulation logique de lapensée et du langage ; le langagecomme projection logique de lapensée : l’œuvre de Jean-MarieZemb, dont il serait trop long d’énu-mérer tous les titres, tourne toutentière autour de ces questions, desa thèse à son livre de 1994Kognitive Klärungen – Gesprächeüber den deutschen Satz. Mais on ytrouve aussi une autre constante,moins abstraite et plus humaine.Fidèle à ses origines, à ses études, àson accent émouvant que nousavons tous encore dans l’oreille,Jean-Marie Zemb a passé sa vieentre l’allemand et le français, appli-quant sa réflexion à la confrontationdes deux langues. En témoigne lechef d’œuvre qu’est sa VergleichendeGrammatik Französisch-Deutsch(Mannheim – Wien – Zürich :Bibliographisches Institut-Duden)en deux volumes : 1. Comparaisondes deux systèmes (1978, 897 p.),2. L’économie de la langue et le jeude la parole (1984, 975 p.). C’est unouvrage bilingue, mais dont les deuxtextes sont différents : la pageimpaire en français n’est pas latraduction de la page paire en alle-mand. Il est tout entier pensé dansles deux langues, en confrontant lesdeux langues (c’est son objet même),mais il est rédigé différemment dans

Jean-Marie ZEMB (1928-2007)

Hommage prononcé par le Pr Michel Zink,devant l’Assemblée des professeurs du 24 juin 2007

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chaque langue. De même ses vidéosThème – phème – rhème (Nancy II –Collège de France, 1994) et Lebillard de l’attribut (Collège deFrance, 1998), qui éclairent si utile-ment sa pensée souvent difficile,existent aussi dans une version alle-mande qui n’est pas la traduction dela version française.

Il appliquait à tous les domaines dela vie et à tous les engagements ducitoyen, avec enthousiasme, avecgénérosité, avec énergie, sa perspi-cacité logique, aux enchaînementssurprenants et implacables (condui-sant par exemple l’administrateurprécédent au bord de l’exaspérationen lui démontrant inlassablement etimpitoyablement que le réglage deschasses d’eau dans les toilettes duCollège de France offensait à la foisl’hygiène et le bon sens). Il avait ététrès vivement intéressé par sonannée passée comme auditeur del’Institut des hautes études de ladéfense nationale en 1970. Il parti-cipait avec enthousiasme et ingé-niosité depuis 1996 aux travaux dela Commission générale de termi-nologie et de néologie. Il a combattuavec verve, avec l’énergie qu’ilmettait à toute chose et avec unecertaine efficacité les aberrations dela réforme orthographique de l’alle-mand, d’abord par des articles, puis,en 1997, par un livre qui a connuun grand retentissement : Für einesinnige Rechtsschreibung : EineAufforderung zur Besinnung ohneGesichtsverlust.

Mme Christine Jacquet-Pfau, qui aété pour lui au Collège de Franceune collaboratrice remarquablementcompétente et dévouée, a placé enexergue de l’article « InMemoriam » qu’elle a consacré àson maître dans les Cahiers deLexicologie, et auquel le rappelbiographique par lequel j’aicommencé doit beaucoup, deuxphrases empruntées à la préface

française de la VergleichendeGrammatik, que je redis ici, parcequ’elles sont magnifiques et, pourainsi dire, proustiennes :

« Comme les vitres d’un comparti-ment de train à la nuit tombante, lelangage est à la fois opaque ettransparent. Le grammairienvoudrait profiter de la transparencepour décrire l’opacité et ce faisantla dissiper. »

Les trains n’ont plus guère decompartiments et, j’y songesoudain, leur éclairage a dû changerces dernières années, de sorte queces effets crépusculaires d’opacité etde transparence existent moins. Etpuis, ils vont désormais si vite ! Lalenteur d’un voyage, quand la nuittombe, qu’on est parti depuis long-temps et encore bien loin d’êtrearrivé, c’est fini. Les vitres d’uncompartiment de train à la nuittombante, c’est déjà la poésie dupassé.

Pouvons-nous croire que Jean-Marie Zemb appartient déjà aupassé ? Pouvons-nous croire qu’il nenous happera plus au détour ducouloir pour nous exposer avecflamme une question d’apparenceincongrue, jusqu’à nous contraindreà reconnaître, passé un premierétonnement, voire un premieragacement, et l’importance de cettequestion et la justesse de son pointde vue ? Il a lutté jusqu’au bout,sans illusion et sans faiblesse, contreun mal fatal. Retiré à Lorient,auprès d’un de ses fils médecin, il aachevé, littéralement à la veille desa mort, son dernier livre, paru cettesemaine, ce livre où l’homme qu’il aété, la formation multiple et cohé-rente qu’il s’est donnée, la pensée detoute sa vie sont contenus et se révè-lent jusque dans le titre : Non et nonou non ? Entretiens d’un philo-sophe, d’un grammairien et d’unlogicien(1).

Puisse ce bref hommage compensercelui que je n’ai pu ajouter à beau-coup d’autres le jour de l’hommagequi lui a été rendu au CouventSaint-Jacques, parmi ses amis del’Ordre des Prêcheurs, dont il atoute sa vie été proche, tout enrestant, comme toujours, à lamarge, capable qu’il était certaine-ment de déceler jusque dans leVerbe divin quelques manquementsà la logique. �

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1. Cf. supra p 22.

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