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Dossier Monnaies alternatives: les espèces de la liberté? Le système monétaire traditionnel a accompagné les grandes avancées scientifiques, la création de nos pays, et de nom- breuses tentatives de répartition des richesses. Mais il en- gendre aussi de multiples inégalités et reflète une vision du monde patriarcale. L’argent, utilisé pour spéculer par une in- fime poignée d’individus, manque cruellement à la moitié de la population mondiale qui survit avec moins de deux dollars par jour. Plus qu’un révoltant paradoxe, il s’agit bien d’un com- plexe système de domination. Conscientes et déterminées à s’émanciper d’un système qui les écrase, des communautés s’affranchissent en utilisant des monnaies alternatives ou com- plémentaires. Pour les femmes, l’enjeu est immense. Sabine Panet CC by a_kep: www.flickr.com/photos/judo10/3919344455 http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/ 23

Monnaies alternatives : Dossier€¦ · peut gagner des torekes en nettoyant un parc ou une plaine de jeux, en prenant soin du potager collectif et des poules qui y nichent, et payer

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“La monnaie est comme le purin, elle fonctionne mieux quand elle est répandue.” Vous connaissez peut-être ce dicton à la poésie toute naturaliste�: c’est précisément parce que la monnaie est de plus en plus rare que notre système grippe, voire s’e�ondre. À première vue, cela peut paraître paradoxal, puisque la rareté de la monnaie en est un attribut fondateur. Il faut se battre pour elle�! Toutefois, si l’on sait que son objectif n’est pas le déve-loppement harmonieux du plus grand nombre, mais le profit du plus petit, alors ce paradoxe n’en est plus un.

LA SOUS-MONÉTARISATION�: AU CŒUR DE LA DOMINATIONLes valeurs fondatrices des monnaies dominantes telles que l’euro, le dollar ou le yen, sont la rareté, la compétition, la lutte, l’appropriation, l’exclusion, le pouvoir et la concentration. “Ce sont des monnaies pyramidales, que l’on peut stocker et accumuler et qui sont concentrées en haut alors qu’en bas, on vit dans la sous-monétarisation, c’est-à-dire le manque d’argent”, explique Jean-Luc Roux, chercheur et concepteur de monnaies alternatives. Il utilise le terme de “sous-mo-nétarisation” pour insister sur la forme de pauvreté due à la rareté de la monnaie�: on peut en e�et être pauvre en monnaie et riche d’une multiplicité de ressources. “Dans notre monde actuel, on a besoin d’argent pour vivre. Mais plus de 80 % de la population de la planète

Les monnaies complémentaires, un enjeu pour les femmesL’argent ne fait pas le bonheur­: sous la forme actuelle que revêt la monnaie, il contribue à creuser les iné-galités sociales dont les femmes sont les premières victimes. Dans un contexte de crise et d’accélération de la mondialisation, il est pourtant possible d’emprunter un autre chemin­: des monnaies alternatives ou complémentaires permettent à de nombreuses communautés de s’a�ranchir d’une domination dont on ne perçoit que rarement l’étendue.

vit en sous-monétarisation : l’accumulation de richesses financières se fait au détriment des autres, c’est un e®et secondaire de l’architecture monétaire traditionnelle. Le patrimoine des 225 personnes les plus riches de la planète dépasse le revenu cumulé des 47 pays les plus pauvres du monde… soit deux milliards et demi de personnes.1

� Ancrées dans une vision profondément capita-liste et patriarcale, les monnaies traditionnelles sont à la source d’inégalités et d’injustices crois-santes.

� À l’inverse, les monnaies alternatives locales qui se développent un peu partout dans le monde reposent sur l’entraide, la solidarité, le respect des personnes et de l’environnement.

En quelques mots

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croissance, l’obligation de fuite en avant. Si on arrête le crédit et si on cesse d’alimenter la société en monnaie, le système peut s’e®ondrer. Ainsi, il faut toujours créer plus d’argent pour que ceux qui ont emprunté puissent rem-bourser. La crise récente aux États-Unis est due au fait que plus personne ne pouvait rembourser. Pour refinancer le système, on a puisé dans les réserves des États, et ce qui était inimaginable est arrivé : certains, comme l’Islande, ont déposé le bilan ; la Grèce, le Portugal, l’Espagne sont menacés. Dans le cas d’une nouvelle crise, il n’est pas im-probable que le système financier mondial s’e®ondre… d’où l’importance d’avoir des monnaies locales complé-

De plus, sur la masse financière mondiale, 97 % sert à la spéculation et 3 % à l’échange de biens et services !” Quand on sait que des centaines de milliers de personnes meurent de causes évitables chaque année et que les femmes et les filles représentent 60 % des personnes les plus pauvres de la planète, ces chi�res ont quelque chose de pétrifiant.“En Europe et ailleurs dans le monde, expose Jean-Luc Roux, les banques centrales autorisent les banques pri-vées à créer de la monnaie. Ces banques demandent le remboursement de crédit d’argent qu’elles créent avec de l’argent réel, plus les intérêts : c’est le mécanisme de

“Sur la masse financière mondiale, 97 % sert à la spéculation et 3 % à l’échange de biens et services­!”

À Gand, dans le quartier pauvre du Rabot-Blaisantvest, une monnaie complémentaire appelée toreke circule depuis octobre 2010. Son objectif est de stimuler, sous la houlette d’associations de quartier, l’activité locale en jouant sur les solidarités et de rendre le quartier plus agréable à vivre. On peut gagner des torekes en nettoyant un parc ou une plaine de jeux, en prenant soin du potager collectif et des poules qui y nichent, et payer en torekes pour faire repeindre sa façade, fleurir ses balconnières, passer à l’électricité verte, procéder à des achats dans les commerces bio et les ma-gasins de deuxième main ou encore aller au cinéma et au concert. (www.toreke.be)

À Ottignies-Louvain-la-Neuve, à partir de janvier 2014, une monnaie complémentaire entrera dans l’économie�: le talent, qui vaudra 1 euro. Son but�: favoriser le commerce de proxi-mité et la production locale et inciter les habitants et les étudiants à adopter des comportements citoyens. Stéphane Vanden Eede, l’un des initiateurs du projet, explique�: “Dans le fonctionnement de l’euro, les gens font des économies à la banque. C’est de l’argent qui entre dans une spirale de spéculation. Ici il s’agit de garder les talents […] qui vont générer une boule de neige et renforcer le tissu local. Ensuite il s’agit d’orienter la vie des citoyens vers une plus grande solidarité et la prise en compte des problèmes écologiques. Enfin quand le commerce va et que les citoyens adoptent des comportements plus respectueux par rapport à l’environne-ment et à l’énergie, il y a un rebond social, qui peut participer à réduire la fracture sociale au sein d’une société.” (source�: www.rtbf.be/info/regions)

En pratique…CC

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mentaires qui permettent de maintenir un filet de sécurité d’échanges entre les citoyens.”

LA GRANDE ILLUSION DE L’ABONDANCEAfin que notre système actuel se perpétue, il faut donc stimuler la croissance et, sans se poser trop de questions, épuiser les ressources de la planète. Mais “réduire la pau-vreté par la stimulation de création de croissance, via le crédit et la monnaie, est un leurre, un système ni résilient2 ni durable”, estime Jean-Luc Roux. Car les monnaies dites “rares” nous ont jeté de la poudre aux yeux�: l’illusion de l’abondance des ressources naturelles perdure, de même que celle de la croissance infinie, alors que l’on vide les réservoirs sans indicateur de réserve sur les quantités de richesses naturelles qui subsistent. “En revanche, toutes les richesses abondantes, comme l’agriculture, la santé, l’éducation, la culture, sont perçues comme étant rares et chères : dès qu’il y a une crise monétaire, on coupe les financements et on crée de fausses pénuries. Pourtant ces richesses n’amputent pas les ressources naturelles !”

UNE DÉMARCHE SOCIALE ET SOLIDAIREJean-Luc Roux ne tempête pas seul dans le désert. De-puis une vingtaine d’années, le monopole monétaire est contesté sur tous les continents par la création d’une mul-titude de monnaies complémentaires (en complément de la monnaie principale) ou alternatives (qui se proposent comme des alternatives au système traditionnel). Le pal-ma au Brésil, le chibemgauer en Autriche, le wir en Suisse, le sol violette à Toulouse… Bien sûr, ce n’est pas parce qu’une monnaie est dite alternative qu’elle propose réel-lement une alternative au système dominant�: les miles des compagnies aériennes sont bien une monnaie com-plémentaire, mais on ne peut pas les qualifier de révolu-tionnaires. Les monnaies complémentaires ou alternatives o�rent une véritable option par rapport au système ac-tuel lorsqu’elles sont inscrites dans une démarche sociale, solidaire et, idéalement, féministe, indiquant clairement ce qu’elles permettent d’échanger�: des semences, de la nourriture, des cours, de l’artisanat, des soins de santé, et non pas des armes, de la drogue, des tracts politiques, de la corruption, des voitures de luxe, etc.Ces monnaies ont de multiples formes�: bons, billets, pièces digitales, timbres, ou même unités de temps. Elles remplissent les deux fonctions d’unité de compte et de moyen de paiement. Toutefois, à la di�érence des mon-naies traditionnelles, leur pouvoir est souvent limité à un

territoire, ou à un type d’utilisateurs. Cette localisation fait leur force�: dans un espace géographique ou vir-tuel, elles permettent de dynamiser les échanges et de nouer des solidarités. Elles sont pénalisées quand on les stocke ou quand on les sort du circuit et, au final, elles circulent de cinq à vingt fois plus vite qu’une monnaie de capitalisation. “Leurs caractéristiques sont la solidarité, le lien, la coopération et l’échange. Elles sont abondantes, ce ne sont pas des monnaies de compétition mais de coopération. On inclut une communauté, on partage, on en crée autant qu’il y a de besoins…, liste Jean-Luc Roux. L’expérience montre que, quand on pratique ce système monétaire dans un territoire où la richesse vient principalement de l’extérieur, on met moins de dix ans pour inverser la situation : en une décennie, la majorité des activités

“Les caractéristiques des monnaies alternatives sont la solidarité, le lien, la coopération et l’échange.”

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sont désormais sur le territoire.” Certes, il sera toujours di­cile de cultiver des champs de blé à Saint-Josse, mais ce sont les services qui constituent la majeure part de notre économie. “Cette inversion de situation se fait sans contrainte. Au Brésil, lorsque la banque Palma a réussi, on a assisté à une explosion du nombre de banques communautaires dans le pays : c’est bien le meilleur indicateur, quand un mécanisme de finan-cement viral est porté par les citoyens et non pas par les spéculateurs.”Ce qui fonde la monnaie, c’est la confiance, un proces-sus lent et complexe. Cela ne nous fait pas peur. Ceux qui ont quelque chose à perdre sont au pouvoir�; les femmes, elles, ont beaucoup à y gagner. �

1 Source�: Programme des Nations Unies pour le Développement.2 Capable de résister aux chocs.

Cinq mille ans de suprématie patriarcale… et la monnaieBernard Lietaer, spécialiste de la monnaie et de la finance internationale, s’est interrogé sur la relation entre les systèmes monétaires et les croyances traditionnelles des sociétés ainsi que leurs représentations du divin. Il a mis en lumière le fait que les civilisations qui fonctionnaient avec di�érents types de monnaie, parmi lesquelles l’Égypte et la Chine antiques, les Aztèques ou les royaumes ouest-africains médiévaux, avaient en commun un profond respect des archétypes dits “féminins” (fertilité, abondance, alimenta-tion). À l’inverse, la société grecque antique a façonné la mythologie patriarcale en appelant “civilisation” l’amputation de tout ce qui était “féminin”, considéré désormais comme impar-fait, irrationnel et inférieur. “Cinq mille ans de su-prématie patriarcale ont formé la vision moderne qui pousse à l’extrême la séparation entre esprit et nature, mental et matière ou âme et corps”, déplore Bernard Lietaer. Et la monnaie, au cœur de l’inconscient collectif, est le reflet de notre vision du monde.Aujourd’hui, les monnaies dominantes de nos sociétés sont concentrées, contrôlées, hiérar-chiques, rares et font l’objet de compétition. On les utilise à la fois pour payer, en tant qu’unité de valeur et instrument d’épargne. “À ce stade, le monopole de ces monnaies nous est si fami-lier qu’on peut comprendre que beaucoup de gens le considèrent comme faisant partie de la nature humaine.” Pourtant, argumente l’auteur, à chaque fois que des monnaies complémentaires ou alternatives ont accompagné les monnaies dominantes, elles ont eu des e�ets positifs�: bien-être économique pour la population, perspec-tives à long terme, respect de ce qui est attribué aux archétypes féminins et abondance durable du vivant. Si la monnaie est notre miroir, il y a urgence à en tirer des conclusions pour les pro-chaines décades. On essaie�?Bernard Lietaer, “Au cœur de la monnaie : sys-tèmes monétaires, inconscient collectif, arché-types et tabous”, Éditions Yves Michel 2013. 672 p., 24 eur.

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