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BIBEBOOK MONTESQUIEU DIALOGUE DE SYLLA ET D’EUCRATE

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  • BIBEBOOK

    MONTESQUIEU

    DIALOGUE DE SYLLAET DEUCRATE

  • MONTESQUIEU

    DIALOGUE DE SYLLAET DEUCRATE

    1745

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1118-8

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  • AVERTISSEMENT DELDITEUR

    L D S E la premire foisdans leMercure de France,numro de fvrier 1745; Montesquieule joignit ldition des Considrations,quil publia en 1748; de-puis lors on ne les a plus spars.

    Nos matres littraires ont toujours propos notre admiration ce dia-logue clbre; ils y ont vu un des chefs-duvre de lesprit humain. Per-sonne ne sest exprim sur ce point avec plus de chaleur queM. Villemain,dans son logede Montesquieu.

    Rien, dit-il, nest plus tonnant et plus rare que ces crations dugnie, qui semblent transposes dun sicle lautre. Montesquieu en adonn plus dun exemple qui dcle un rapport singulier entre son meet ces grandes mes de lantiquit. Plutarque est le peintre des hros; Ta-cite dvoile le cur des tyrans; mais dans Plutarque ou dans Tacite, est-ilune peinture gale cette rvlation du cur de Sylla, se dcouvrant lui-mme avec une orgueilleuse navet? Comme uvre historique, ce mor-ceau est un incomparable modle de lart de pntrer un caractre et dysaisir, travers la diversit des actions, le principe unique et dominant

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre

    qui faisait agir. Cest un supplment la Grandeur et la Dcadence desRomains.

    Il sest trouv des hommes qui ont exerc tant de puissance sur lesautres hommes, que leur caractre habilement trac complte le tableaude leur sicle.

    Ctait dabord un heureux trait de vrit de bien saisir et de mar-quer lpoque o la vie dun homme pt occuper une si grande place danslhistoire des Romains. Cette poque est dcisive. Montesquieu na pr-sent que Sylla sur la scne; mais Sylla rappelle Marius, et il prdit Csar.Rome est dsormais moins forte que les grands hommes quelle produit:la libert est perdue, et lon dcouvre dans lavenir toutes les tyranniesqui natront dun esclavage passager, mais une fois souert. Que dire decette loquence extraordinaire, inusite, qui tient lalliance de limagi-nation et de la politique, et prodigue la fois les penses profondes et lessaillies denthousiasme; loquence qui nest pas celle de Pascal, ni celle deBossuet, sublime cependant, et tout anime de ces passions rpublicaines,qui sont les plus loquentes de toutes, parce quelles mlent la grandeurdes sentiments la chaleur dune faction?

    Ces passions se confondent dans Sylla avec la fureur de la domi-nation; et de cet assemblage bizarre se forme ce sanguinaire et insolentmpris du genre humain qui respire dans le dialogue dEucrate et de Sylla.Jamais le ddain na t rendu plus loquent; il sagit en eet dun hommequi a ddaign, et, pour ainsi dire, rejet la servitude des Romains. Cettepense, qui semble la plus haute que limagination puisse concevoir, estla premire que Montesquieu fasse sortir de la bouche de Sylla, tant il estcertain de surpasser encore ltonnement quelle inspire. Eucrate, ditSylla, si je ne suis plus en spectacle a lunivers, cest la faute des choseshumaines qui ont des bornes et non pas la mienne. Jaime remporter desvictoires, fonder ou dtruire des tats, punir un usurpateur; maispour ces minces dtails de gouvernement, o les gnies mdiocres onttant davantage, cette lente excution des lois, cette discipline dunemilicetranquille, mon me ne saurait sen occuper. Lme de Sylla est dj toutentire dans ces paroles; et cette me tait plus atroce que grande. Peut-tre Montesquieu a-t-il cach lhorreur du nom de Sylla sous le faste im-posant de sa grandeur; peut-tre a-t-il trop second cette fatale et stupide

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre

    illusion des hommes, qui leur fait admirer laudace qui les crase. Syllaparat plus tonnant par les penses que lui prte Montesquieu que parses actions mmes. Cette loquence renouvelle, pour ainsi dire, dans lesmes la terreur quprouvrent les Romains devant leur impitoyable dic-tateur. Comment jadis Sylla, charg de tant de haines, osa-t-il abandonnerlasile de la tyrannie, et, simple citoyen, descendre sur la place publiquequil avait inonde de sang? Il vous rpondra par un mot: Jai tonnles hommes. Mais ct de ce mot si simple et si profond, quelle me-naante peinture de ses victoires, de ses proscriptions! quelle loquence!quelle vrit terrible! Le problme est expliqu. On conoit la puissanceet limpunit de Sylla.

    Un diteur de Montesquieu aurait mauvaise grce critiquer de pa-reils loges. Cependant la vrit a ses droits; et malgr toute mon admi-ration pour lauteur des Considrationset de lEsprit des lois,malgr toutmon respect pour M. Villemain, il mest dicile de regarder le Dialoguede Sylla et dEucrateautrement que comme un paradoxe soutenu avec toutlclat du gnie. Sylla ntait pas ce hros ddaigneux et sceptique; il neportait pas tant de dlicatesse dans lambition.Quil mprist les hommes,je nen doute point: cest lusage de ses pareils; quil se propost de lestonner, ou, chose plus trange, quil voult mener violemment les Ro-mains la libert, ce sont l de ces assertions, faites pour blouir, maisnon pour convaincre. Le Sylla de lhistoire est lhomme dun parti. Il aen haine et en mpris la faction de Marius qui la proscrit; rien ne luisemble plus naturel que dcraser ses ennemis quand il est le plus fort, etdgorger ceux qui ne lauraient pas pargn. Quil se dlivre des tribunsdont il mprise le bavardage, cest chose toute simple; il nest pas besoinde remonter jusqu lantiquit pour trouver des gnraux qui ont lhor-reur des avocats, et qui ne connaissent dautre gouvernement que celuide la force et du silence. Sylla nest pas une exception hroque; il nya rien dans sa conduite qui dpasse la porte dun gnral, plus habitu commander des soldats qu gouverner des hommes libres. Mais sonabdication? Elle tait plus apparente que relle; Montesquieu la senti.Quant au reproche que Csar adressait son modle: Syllam nescisse li-teras qui dictaturam deposuerit;le nouveau dictateur en parlait son aise.Les guerres civiles avaient achev luvre que Sylla avait trop bien com-

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre

    mence. Mais quand Sylla dressa ses tables de proscription, Rome, malgrses misres, ntait pas mre pour lempire; il fallait encore gorger unegnration avant que cette ide pt germer dans la tte dun ambitieux.Un homme tel que Sylla, qui se faisait peu dillusions, ne pouvait vouloirque des choses possibles, et il ny en avait pas dautre que le triomphe deson parti.

    Le tort de Montesquieu, je le dis en hsitant, cest depotiser un sol-dat brutal, et de lui attribuer des ranements dides et de sentimentsqui en font un personnage de thtre. Comme le dit nement M. Ville-main: Sylla parat plus tonnant par les penses quon lui prte que parses actions mmes. Quel besoin y avait-il de donner au crime je ne saisquelle grandeur qui llve au-dessus de la morale commune?Quelle n-cessit dentourer dune aurole le meurtre, les conscations, la tyrannie?Je sais quEucrate fait des rserves; les paroles de la n sont la condam-nation de Sylla, mais, je lavoue, je naime pas voir un homme de talentjouer avec des paradoxes aussi dangereux. Ce ne sont point l des parolesinnocentes. En toute rpublique il y a un parti dintrigants et de lches quiaime la force et qui applaudit ceux qui la justient. En temps de rvolu-tion, il nemanque pas dambitieux disposs sauver leur pays et rtablirlordre la faon de Sylla. Si Montesquieu avait travers nos preuves, ilnaurait pas crit son Dialogue.La dfense des honntes gens, la garan-tie de la libert, cest la justice de lhistoire; naaiblissons pas ses arrtsen prtant je ne sais quelle noblesse dintention ceux qui, dans le seulintrt de leur vengeance ou de leur convoitise, ont brutalement versle sang de leurs concitoyens, et foul aux pieds les lois quils devaientdfendre. Marquons-les au front dune honte ternelle; cette honte, cestleur chtiment, cest notre protection.

    Dcembre 1875.

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  • CHAPITRE I

    DIALOGUE DE SYLLA ETDEUCRATE .

    1744

    Q que Sylla se fut dmis de la dictature, jap-pris que la rputation que javais parmi les philosophes lui fai-sait souhaiter de me voir. Il tait sa maison de Tibur, o iljouissait des premiers moments tranquilles de sa vie. Je ne sentis pointdevant lui le dsordre o nous jette ordinairement la prsence des grandshommes. Et, ds que nous fmes seuls: Sylla, lui dis-je, vous vous tesdonc mis vous-mme dans cet tat de mdiocrit qui aige presque tousles humains? Vous avez renonc cet empire que votre gloire et vos ver-tus vous donnaient sur tous les hommes? La fortune semble tre gne

    1. Voyez le jugement de Montesquieu sur Sylla, Considrations,chap. XI et XIII.

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    de ne plus vous lever aux honneurs.Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle lunivers, cest la

    faute des choses humaines qui ont des bornes, et non pas la mienne. Jaicru avoir rempli ma destine, ds que je nai plus eu faire de grandeschoses. Je ntais point fait pour gouverner tranquillement un peuple es-clave. Jaime remporter des victoires, fonder ou dtruire des tats, faire des ligues, punir un usurpateur; mais, pour ces minces dtails degouvernement o les gnies mdiocres ont tant davantages, cette lenteexcution des lois, cette discipline dune milice tranquille, mon me nesaurait sen occuper.

    Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez port tant de dlicatesse danslambition. Nous avons bien vu des grands hommes peu touchs du vainclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent; mais il y en a bienpeu qui naient t sensibles au plaisir de gouverner et de faire rendre, leur fantaisie, le respect qui nest d quaux lois.

    Et moi, me dit-il, Eucrate, je nai jamais t si peu content que lorsqueje me suis vu matre absolu dans Rome; que jai regard autour de moi,et que je nai trouv ni rivaux ni ennemis.

    Jai cru quon dirait quelque jour que je navais chti que des esclaves.Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il ny ait plus dhommes quipuissent tre touchs de ta gloire? Et, puisque tu tablis la tyrannie, nevois-tu pas bien quil ny aura point aprs toi de prince si lche, que laatterie ne tgale et ne pare de ton nom, de tes titres et de tes vertusmme?

    Seigneur, vous changez toutes mes ides, de la faon dont je vous voiragir. Je croyais que vous aviez de lambition, mais aucun amour pourla gloire: je voyais bien que votre me tait haute; mais je ne soupon-nais pas quelle ft grande: tout, dans votre vie, semblait me montrer unhomme dvor du dsir de commander, et qui, plein des plus funestes pas-sions, se chargeait, avec plaisir, de la honte, des remords et de la bassessemme attachs la tyrannie. Car enn, vous avez tout sacri votrepuissance; vous vous tes rendu redoutable tous les Romains; vousavez exerc, sans piti, les fonctions de la plus terrible magistrature qui

    2. De grands hommes. (dit. 1748.)

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    ft jamais. Le snat ne vit quen tremblant un dfenseur si impitoyable.Quelquun vous dit: Sylla, jusqu quand rpandras-tu le sang romain?Veux-tu ne commander qu des murailles? Pour lors, vous publites cestables qui dcidrent de la vie et de la mort de chaque citoyen .

    Et cest tout le sang que jai vers qui ma mis en tat de faire la plusgrande de toutes mes actions. Si javais gouvern les Romains avec dou-ceur, quelle merveille, que lennui, que le dgot, quun caprice meussentfait quitter le gouvernement! Mais je me suis dmis de la dictature dansle temps quil ny avait pas un seul homme dans lunivers qui ne crt quela dictature tait mon seul asile. Jai paru devant les Romains, citoyenau milieu de mes concitoyens; et jai os leur dire: Je suis prt rendrecompte de tout le sang que jai vers pour la rpublique; je rpondrai tous ceux qui viendront me demander leur pre, leur ls ou leur frre.Tous les Romains se sont tus devant moi.

    Cette belle action, dont vous me parlez, me parat bien imprudente.Il est vrai que vous avez eu pour vous le nouvel tonnement dans lequelvous avezmis les Romains. Mais comment ostes-vous leur parler de vousjustier et de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de ven-geances?

    Quand toutes vos actions nauraient t que svres pendant que voustiez le matre, elles devenaient des crimes areux ds que vous ne ltiezplus.

    Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait le salut de la rpu-blique? Vouliez-vous que je visse tranquillement des snateurs trahirle snat, pour ce peuple, qui, simaginant que la libert doit tre aussiextrme que le peut tre lesclavage, cherchait abolir la magistraturemme?

    Le peuple, gn par les lois et par la gravit du snat, a toujours tra-vaill renverser lun et lautre. Mais celui qui est assez ambitieux pourle servir contre le snat et les lois, le fut toujours assez pour devenir sonmatre. Cest ainsi que nous avons vu nir tant de rpubliques dans laGrce et dans lItalie.

    Pour prvenir un pareil malheur, le snat a toujours t oblig doc-3. Esprit des lois,VI, 15; XII, 16.

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    cuper la guerre ce peuple indocile. Il a t forc, malgr lui, ravager laterre et soumettre tant de nations dont lobissance nous pse. A prsentque lunivers na plus dennemis nous donner, quel serait le destin dela rpublique? Et, sans moi, le snat aurait-il pu empcher que le peuple,dans sa fureur aveugle pour la libert, ne se livrt lui-mme Marius, ouau premier tyran qui lui aurait fait esprer lindpendance?

    Les dieux, qui ont donn la plupart des hommes une lche ambition,ont attach la libert presque autant demalheurs qu la servitude. Mais,quel que doive tre le prix de cette noble libert, il faut bien le payer auxdieux.

    La mer engloutit les vaisseaux, elle submerge des pays entiers; et elleest pourtant utile aux humains.

    La postrit jugera ce que Rome na pas encore os examiner: elletrouvera peut-tre que je nai pas vers assez de sang, et que tous lespartisans de Marius nont pas t proscrits .

    Il faut que je lavoue ; Sylla, vous mtonnez.Quoi! cest pour le biende votre patrie que vous avez vers tant de sang? Et vous avez eu delattachement pour elle?

    Eucrate, me dit-il, je neus jamais cet amour dominant pour la patriedont nous trouvons tant dexemples dans les premiers temps de la rpu-blique; et jaime autant Coriolan, qui porte la amme et le fer jusquauxmurailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque citoyen de larontque lui a fait chaque citoyen, que celui qui chassa les Gaulois du Capitole.Je ne me suis jamais piqu dtre lesclave ni lidoltre de la socit de mespareils; et cet amour tant vant est une passion trop populaire pour trecompatible avec la hauteur de mon me. Je me suis uniquement conduitpar mes rexions, et surtout par le mpris que jai eu pour les hommes.On peut juger, par la manire dont jai trait le seul grand peuple de luni-vers, de lexcs de ce mpris pour tous les autres.

    Jai cru qutant sur la terre, il fallait que jy fusse libre. Si jtais nchez les Barbares, jaurais moins cherch usurper le trne pour com-mander que pour ne pas obir. N dans une rpublique, jai obtenu la

    4. Proscripts. (dit. 1748.)5. Il faut que je vous lavoue. (dit. 1748.)

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    gloire des conqurants, en ne cherchant que celle des hommes libres.Lorsquavec mes soldats je suis entr dans Rome, je ne respirais ni la

    fureur ni la vengeance. Jai jug sans haine, mais aussi sans piti, les Ro-mains tonns. Vous tiez libres, ai-je dit; et vous vouliez vivre esclaves?Non.Mais mourez, et vous aurez lavantage demourir citoyens dune villelibre.

    Jai cru quter la libert une ville dont jtais citoyen, tait le plusgrand des crimes. Jai puni ce crime-l; et je ne me suis point embarrasssi je serais le bon ou le mauvais gnie de la rpublique. Cependant legouvernement de nos pres a t rtabli; le peuple a expi tous les arontsquil avait faits aux nobles: la crainte a suspendu les jalousies; et Romena jamais t si tranquille.

    Vous voil instruit de ce qui ma dtermin toutes les sanglantestragdies que vous avez vues. Si javais vcu dans ces jours heureux dela rpublique, o les citoyens, tranquilles dans leurs maisons, y rendaientaux dieux une me libre, vous mauriez vu passer ma vie dans cette re-traite, que je nai obtenue que par tant de sang et de sueur.

    Seigneur, lui dis-je, il est heureux que le ciel ait pargn au genrehumain le nombre des hommes tels que vous. Ns pour la mdiocrit,nous sommes accabls par les esprits sublimes. Pour quun homme soitau-dessus de lhumanit, il en cote trop cher tous les autres.

    Vous avez regard lambition des hros comme une passion com-mune; et vous navez fait cas que de lambition qui raisonne. Le dsirinsatiable de dominer, que vous avez trouv dans le cur de quelquescitoyens, vous a fait prendre la rsolution dtre un homme extraordi-naire: lamour de votre libert vous a fait prendre celle dtre terrible etcruel. Qui dirait quun hrosme de principe et t plus funeste quunhrosme dimptuosit? Mais si, pour vous empcher dtre esclave, ilvous a fallu usurper la dictature, comment avez-vous os la rendre? Lepeuple romain, dites-vous, vous a vu dsarm, et na point attent survotre vie. Cest un danger auquel vous avez chapp; un plus grand dan-ger peut vous attendre. Il peut vous arriver de voir quelque jour un grandcriminel jouir de votre modration, et vous confondre dans la foule dunpeuple soumis.

    Jai un nom, me dit-il; et il me sut pour ma sret et celle du peuple

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    romain. Ce nom arrte toutes les entreprises; et il ny a point dambitionqui nen soit pouvante. Sylla respire, et son gnie est plus puissant quecelui de tous les Romains. Sylla a autour de lui Chrone, Orchomne etSignion; Sylla a donn chaque famille de Rome un exemple domestiqueet terrible: chaque Romain maura toujours devant les yeux; et, dans sessonges mme, je lui apparatrai couvert de sang; il croira voir les funestestables, et lire son nom la tte des proscrits. Onmurmure en secret contremes lois; mais elles ne seront pas eaces par des ots mme de sangromain. Ne suis-je pas au milieu de Rome? Vous trouverez encore chezmoi le javelot que javais Orchomne, et le bouclier que je portai sur lesmurailles dAthnes. Parce que je nai point de licteurs, en suis-je moinsSylla? Jai pour moi le snat, avec la justice et les lois; le snat a pour luimon gnie, ma fortune et ma gloire.

    Javoue, lui dis-je, que, quand on a une fois fait trembler quelquun,on conserve presque toujours quelque chose de lavantage quon a pris.

    Sans doute, me dit-il. Jai tonn les hommes, et cest beaucoup. Re-passez dans votre mmoire lhistoire de ma vie: vous verrez que jai touttir de ce principe, et quil a t lme de toutes mes actions. Ressouvenez-vous de mes dmls avec Marius; je fus indign de voir un homme sansnom, er de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les pre-mires familles de Rome dans la foule du peuple; et, dans cette situation,je portais tout le poids dune grande me. Jtais jeune, et je me rsolus deme mettre en tat de demander compte Marius de ses mpris. Pour cela,je lattaquai avec ses propres armes, cest--dire par des victoires contreles ennemis de la rpublique.

    Lorsque, par le caprice du sort, je fus oblig de sortir de Rome, je meconduisis de mme; jallai faire la guerre Mithridate; et je crus dtruireMarius, force de vaincre lennemi de Marius. Pendant que je laissai ceRomain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliais ses mortica-tions; et je le forcais tous les jours daller au Capitole rendre grces auxdieux des succs dont je le dsesprais . Je lui faisais une guerre de r-putation, plus cruelle cent fois que celle que mes lgions faisaient au roi

    6. Dans ce passage, on dirait que Montesquieu sest inspir de la maxime (XCV) de LaRochefoucauld: La marque dun mrite extraordinaire est de voir que ceux qui lenvientle plus sont contraints de le louer.

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    barbare. Il ne sortait pas un seul mot de ma bouche qui ne marqut monaudace; et mes moindres actions, toujours superbes, taient pour Mariusde funestes prsages. Enn Mithridate demanda la paix; les conditionstaient raisonnables; et, si Rome avait t tranquille, ou si ma fortunenavait pas t chancelante, je les aurais acceptes. Mais le mauvais tatde mes aaires mobligea de les rendre plus dures; jexigeai quil dtruistsa otte et quil rendt aux rois ses voisins tous les tats dont il les avaitdpouills. Je te laisse, lui dis-je, le royaume de tes pres, toi qui devraisme remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu as sign lordrede faire mourir en un jour cent mille Romains. Mithridate resta immobile;et Marius, au milieu de Rome, en trembla.

    Cette mme audace, qui ma si bien servi contre Mithridate, contreMarius, contre son ls, contre Thlsinus, contre le peuple, qui a soutenutoute ma dictature, a aussi dfendu ma vie le jour que je lai quitte; et cejour assure ma libert pour jamais.

    Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnait comme vous, lorsque, couvertdu sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montrait cette audaceque vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus,et de plus grands excs. Mais, en prenant la dictature, vous avez donnlexemple du crime que vous avez puni. Voil lexemple qui sera suivi, etnon pas celui dune modration quon ne fera quadmirer.

    Quand les dieux ont souert que Sylla se soit impunment fait dicta-teur dans Rome, ils y ont proscrit la libert pour jamais. Il faudrait quilsssent trop de miracles, pour arracher prsent du cur de tous les ca-pitaines romains lambition de rgner. Vous leur avez appris quil y avaitune voie bien plus sre pour aller la tyrannie, et la garder sans pril.Vous avez divulgu ce fatal secret, et t ce qui fait seul les bons citoyensdune rpublique trop riche et trop grande, le dsespoir de pouvoir lop-primer.

    Il changea de visage, et se tut un moment. Je ne crains, me dit-il avecmotion, quun homme dans lequel je crois voir plusieurs Marius . Lehasard, ou bien un destin plus fort, me la fait pargner. Je le regardesans cesse; jtudie son me: il y cache des desseins profonds. Mais sil

    7. Le jeune Csar. Sutone, Csar,c. I.

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  • Dialogue de Sylla et dEucrate Chapitre I

    ose jamais former celui de commander des hommes que jai faits mesgaux, je jure par les dieux que je punirai son insolence.

    n

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  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.

    DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.