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Mot de la rédaction
Quelle agréable expérience ce fut de vous lire tout au long de la session! La tâche ne
s’annonçait pourtant pas facile, la dernière édition n’ayant pu paraître par manque de
participation. Cette fois, certains textes n’ont pas été retenus, faute d’espace, mais ils
pourraient bien apparaître dans la prochaine édition! D’ailleurs, maintenant que la barre est
fixée, j’attends vos prochains textes avec impatience!
Je profite aussi de l’occasion pour remercier tous ceux qui m’ont aidé à monter ce journal :
les membres de l’exécutif, les anciens rédacteurs, Renée Gaudet, mon enseignante de revue
culturelle au cégep, et vous, chers étudiants, qui avez participé en grand nombre. On se
revoit à la prochaine session!
Frédérik Simon Rédacteur en chef du journal Le Facteur
Mot de l’association
Une des missions de l’AELL est de créer un sentiment d’appartenance, grâce aux activités
socio-culturelles et scolaires. Le succès de chacune est calculé selon le nombre de
participations et, naturellement, selon le plaisir que les gens présents ont eu. Nous avons
déjà vécu cette année une amusante soirée de création littéraire et un « vins et fromages »
des plus réussis. De plus, même si nous sommes une assez petite association, nous nous
maintenons troisièmes jusqu’à maintenant dans la course pour la Coupe des assos!
Plusieurs activités auront encore lieu cette année. Nous attendons avec impatience le souper
de fin de session de l’automne, le Carnaval étudiant et la prochaine soirée de dégustation.
Nous espérons aussi pouvoir vous organiser une intéressante conférence à la session d’hiver.
Bien entendu, il y aura également le maintenant traditionnel party de fin d’année au chalet!
Soyez attentifs aux messages AELL en bref que vous recevez dans vos boites courriel de
l’UQTR, ils contiennent toutes les informations dont vous avez besoin pour participer.
Rédacteur en chef : Frédérik Simon
Illustration sur la couverture : Frédérik Simon
Corrections : Rock Généreux
Table des matières
Création : La poésie
o Annabelle Deschênes-Gagné
o Katherine Massicotte
o Roxanne Sévigny
o Rock Généreux
o Hugo Bourdelais
o Frédérik Simon
o Alexandra Lord
Création : La nouvelle
o Frédérick Bourbonnais
o Rock Généreux
Dossiers :
Entretien avec Mathilde Barraband : Qu’est-ce que la sociocritique?
o Félix-Antoine Désilets-Rousseau
Retour sur la polémique de Jan Karski de Yannick Haennel
o Valérie Venne
Lancement de Faux Haïkus Für Elise
o Frédérik Simon
CRÉATION : LA POÉSIE
Annabelle Deschênes-Gagné
Gris de toi Celle
Qui ne demande rien à personne
Inventée et tricotée
Enfermée dans les couleurs pastelles
Beauté d’aurores boréales
Éventail qui n’appartient à personne
Étendue dans l’émeraude de ces yeux
d’évaporation
Fixation échevelée et grandiloquente
Parallèle de douleur et d’immersions
inconnues
Illuminée de joyaux
Que l’on retrouve dans le chœur de la voie
lactée
Qui se perd dans le ciel gigantesquement
océanique et atlantique
Celle
Qui n’a envie de vivre pour personne
Dérangeante et dérangée
Un monde qui plane à l’envers
Perte de compréhension, divagation
Invention de chemins ne menant nulle part
Avec ces yeux d’un demi-milliard d’années
Verts d’herbes comestibles
Lampadaires qui admirent le trottoir
Orifices égarés
Que l’on retrouve sur la carte du rêve
Qui se perdent dans l’illusion d’un second
abandon
Celui qui part
Sur des avions en papier
Celui qui meurt
À plus d’un demi-milliard de kilomètres de
rosée
Coup de foudre
Tes yeux écarlates d’immensité perdue
Les plus beaux du monde
Artifices inquiets
Plongés dans le néant des nébuleuses
Infini incompréhensible
Sensation d’évasion chaotique
Pupilles sanguines qui s’échappent
Les plus belles du monde
Bercées par la douceur exploratrice des
perséides d’août
Retour
C’est la nuit et les feuilles tombent à
pleurer
Je tremble, je marche à pleine volupté
Il y a ce sourire fier, présent qui m’avait
tant manqué
J’ai retrouvé mon repère tranquille
Automne
Ne flanche pas sur les ondes qui débordent
Valse l’éprouvant et frisquet rictus
Mes cheveux sentent le sapin et le
brouillard
Rien ne peut venir tout casser
Automne
Cocktail Molotov de mon insomnie
Laisse-moi te rattraper une dernière fois
Katherine Massicotte
Mascarade
Brisé, mon cœur git sous la torture, l’émoi.
Goûtez-en la saveur de mes larmes, mes cris.
Je me jette dans vos bras, ceux de la nuit.
Mon humble âme en ce sacrifice, priez-moi.
Le sang frais coule à flot ce soir, mes sept péchés.
Cascade vermeille sur mes lèvres, buvez.
Mon corps offert, sinistre banquet funèbre.
Régalez-vous, mes sept princes des ténèbres.
Écho insaisissable, ma voix se perd autour.
Démons de chair, mes tendres aimés, sinistres amants
Dansons sous la pure lune des morts-vivants.
Fête foraine macabre, capharnaüm, viles vautours
Où l’exquis baiser de la mort, tel un présent,
Tue et vit en moi, luxure, poison ardent.
Esquisse maladroite d’illusions partagées
L’air me semblait plus lourd, m’étouffait.
Ma gorge me serrait, tant que ma voix
douloureuse refusait de sortir.
Je fis un pas. Erreur monumentale.
Deux mains glacées s’abattirent sur mes
épaules, m’obligeant à saluer la Fatalité.
Grand. Deux précipices comme yeux et le
cri de Munch peaufinaient son expression.
Il grommela : «Tu es à moi.»
J’essayai de le pousser.
Mon corps pétrifié par une force
surnaturelle, je ne pouvais fuir.
L’apparition m’emporta avec lui au
Royaume des Ténèbres.
Son antre, sa maison, devenue mienne.
Ma folie.
Poupée de chiffon à l’agonie.
Grugée par les larves et asticots, je me
transformai en cadavre.
Assoiffé de haine et de sang putride.
Je me gavais de chair, unique souvenance
de mon existence précédente.
À la recherche, toujours inconcevable,
d’une vie perdue.
Ma conscience se perdait au rythme de la
décomposition de mon esprit vendu à la
mort vivante.
Plus exquis que nul autre supplice, tripes
digérés et boyaux dévorés, je m’enfonce
pour ne plus m’en sortir, univers de
démence immortelle dont même le plus
téméraire n’osera jamais franchir.
Pour le salut de son humanité.
Roxanne Sévigny
(sans titre)
Celle qu’on cesse
d’habiter
Nous habite
À l’heure où sonne le
brouillard
Dans tes chemins de
colimaçons entortillés
Tes millions de visages
Piétinent dans ma tête
Comment revenir de toi?
Te quitter est un débris
dans l’engrenage de
l’existence
La mémoire boucle les
mêmes scènes
Qui s’amoncèlent sur
l’Après
Rock Généreux
Code D
Début: dualité délirante,
Dormir, digne désir,
Douloureuse doctrine,
Déchiffrer des dires doux...
Des dés donnent deux données
diffamatoires
Dessus douleur, diachylon doté de décision
double,
Douleur dormante défi de débauche
Dîne dans déraisonnement
Donc, déception double Deux disques de
décadence Du désir damné,
Délire divagant, docile, doux, dupe...
Dernier droit, dune du désert,
Dieu démasqué, diversion,
Douve découverte, désillusion,
Dépaysant, désemparant, destructeur,
Dormant doucement, deux décades,
Dedans, dehors, duchesse divine,
Déception, déshonneur,
Douleur du dernier droit,
Dépression décisive, dodo,
Dernière descente du diaphragme...
Delirium
La lumière torture l'esprit
L'imaginaire étourdi s'affirme en lambeaux dorés
Une obscurité foudroie les flammes de l'inconfort
Sous son masque de marbre, le cœur grandit
Et pousse sa cage au délire prismatique
La chaleur pense guérir l'immortel
Mais la fissure bouille au cœur de l'horloge
Son histoire s'essouffle déjà
Elle s'envole après un moment indigne
Pour franchir le fil froissé de ces précautions inutiles
Quand son esprit cristallisé atteint finalement le sable
Pour accomplir sa transformation
Hugo Bourdelais
L’INTIMITÉ DES PARCS
des aiguilles de pins jonchent le sol
solitaire parmi les hommes
j’erre dans l’intimité des parcs
entre les massifs et les fjords
les détentrices de la beauté
cambriolent le vent
des hirondelles
deux amants sous la neige
***
des flocons iront se marier
aux faisceaux lumineux des phares
les voitures feront des embardées
jusqu’à ce que la tempête s’achève
l’hiver fermera la porte
sur ses derniers secrets
LE CREUSET DES SAISONS
tes grains de beauté
goûtent le sirop d’érable
dans le creuset des saisons
cœur tatoué de toi
sur cette plaine
neigeuse
un sourire en dédicace
l’achalandage des larmes
en bordure de tes yeux
un barrage contre l’Atlantique
à l’avenir
l’éclat de nos sorties de route
sera jugé par la violence
de leur beauté
Frédérik Simon
Censure
On ne peut lui reprocher
Tous les maux
Car il les craint certes
Ces mots
Ils l’atteignent
Même du bas de sa tour
Et le monstre tremble
Et le monde tremble
La puissance
La toute puissance
N’est pas au sommet
Pourtant
Nous nous sommes tus
Nous nous sommes tués
Et le monstre récolte
La gloire silencieuse
Nocturne
Le crépuscule de mars
Ma nuit de mai
Ma muse printanière
À la noirceur du moment
Ma véritable lumière
Mon inspiration infaillible
Mon imaginaire enlisé
Adieu blancheur
Quelle est cette mélodie?
Ma berceuse
Je fabule
Peut-être
Mais les ténèbres m’exhortent
En ce moment je n’ai peur
Que de l’aube qui me guette
Et de sa trop grande clarté
Alexandra Lord
(sans titre)
Un sourire s’esquisse sur mes lèvres
sucrées
Tout m’enivre
Mon corps ondule, mon corps est vivant
Il se laisse porter par mes sens affaiblis
Et flotte sur le navire de la jouissance
Il oublie la noirceur
La peur de l’absence
Oublie les jouets rouges cassés
Et les soupirs ravalés
Le manque m’essouffle, vrille mon ventre
Mais je ne m’arrête pas de danser
Mon corps dessine la courbe de tes désirs
Dessine nos nuits oubliées
Mais je ne m’arrête pas
Je tangue
Je ne m’arrête pas
Mon cœur oscille, il tombe
Il veille et te crie
Il ne comprend pas
Je m’enivre encore un peu plus
Il crie ce qu’il ressent
L’amour, la haine, l’amour
Il ne te comprend pas
Je suis une fleur invisible, absente
Je danse comme une mal-aimée
Toujours, comme une mal-aimée
CRÉATION : LA NOUVELLE
Frédérick Bourbonnais
Pour les autres Le soleil brille. Assise sur le plancher de la
chambre, je sens la chaleur des rayons sur
ma peau. Le temps est magnifique. C’est
une belle journée. Tu es là, assis avec moi.
Tu tends la main, tu me caresses la joue.
Tes doigts passent sur mes lèvres. Tu les
embrasses. Ta main chaude et rouge
descend dans mon cou. J’ai le cœur qui
bat. Il bat vite. Il bat fort. Mais il bat
encore. Je l’entends. Je le sens dans mes
tempes, sur mon corps. Partout où tu m’as
touché. J’ai peur, si peur. Mon souffle est
court, rapide. J’ai chaud, j’ai froid. Tu te
lèves, me tends la main. Debout, tête
basse, je suis droite et tendue. Toi aussi, tu
te tiens droit, mais fier. Tu me regardes.
Ton souffle dans mes cheveux. Tu es près
de moi. Trop près. Une larme coule sur ma
joue. Tu recules d’un pas. Je ferme les
yeux. J’ai mal. Et tu recommences. Ton
poing se lève. Tu me frappes. Je ne tombe
pas, tu me retiens. Tu me frappes encore.
Un cri se perd dans ma gorge, le souffle
court, ma vue se trouble. Je perds. Je
tombe. Et couché là sur le plancher, tu me
frappes. Ton pied dans les côtes, au visage
et dans le dos. Tu me cognes. Tes mots
aussi. Tu me traites de salope et de pute.
Tu as sûrement raison. Tu t’en vas,
enfin… malheureusement. J’ai mal. Mon
cœur bat moins vite et moins fort. Je ne
bouge plus. Je pleure en silence pour ne
pas te déranger. Je sais que demain tu
t’excuseras. C’est toujours comme ça. Je
sais aussi que tu recommenceras. Le soleil
brille. Couchée sur le plancher, je sens la
chaleur des rayons sur ma peau. C’est un
temps magnifique… pour les autres.
Rock Généreux
Pour dix minutes de plus
C’est à ce moment que j’ai compris que je n’en sortirais probablement pas vivant. Le sang
coulait à flot ce soir et je savais que je n’oublierais jamais. Que j’allais bientôt céder à cette
obscurité grandissante qui jadis m’abritait dans ses énormes voiles lugubres mais ô combien
accueillants, comme s’ils n’attendaient que ce moment précis pour corrompre mon âme de
son doux venin, bien qu’elle fût déjà frappée par le chaos quotidien de cette vie d’apparence
morne. La lune se camouflait timidement derrière d’épais nuages tout aussi menaçants. À cet
instant, je levai mon regard vers l’horloge majestueuse du clocher de la cathédrale, quand
une voix familière m’interpella :
-Tu n’es rien de moins que mort, Taylor!
-Vous avez sans doute raison, lui
acquiesçai-je. Allons en discuter à
l’intérieur.
L’homme à la cape me suivit sans
broncher jusqu’à une table au fond de
l’établissement. L’odeur ambiante de
braise caressait doucement mes narines.
Ce bar miteux avait survécu de son mieux
aux flammes qui l’avaient attaqué une
semaine auparavant. Les journaux locaux
n’avaient pas encore écarté la possibilité
d’un incendie criminel, ce qui, pour être
parfaitement honnête, ne m’étonnerait
pas le moins du monde. Après tout, mon
frère errait toujours dans la ville, et
n’aurait pas hésité une milliseconde à
raser le moindre édifice indésirable.
D’autant plus qu’il avait eu un différend
avec le propriétaire, un certain Monsieur
Jackson. Il ne fallait pas lui en vouloir, car
après la mort de notre père, c’est moi qui
fus chargé de son éducation.
J’ai donc passé mon doigt sur la
table et il est devenu poussiéreux. Mon
interlocuteur restait de marbre devant
moi. Après une longue gorgée de ce
délectable whiskey irlandais, je repris :
-Ce n’est peut-être pas le meilleur endroit
pour nous rencontrer, mais c’est le plus
discret qui soit.
-Ça ira, me répondit-il. Avez-vous rempli
votre part de l’accord?
-Je les ai tous éliminés sauf un.
Ma main trembla à la formulation de ces mots. J’étais censé rencontrer cet homme au pied
de la cathédrale il y a quelques minutes à peine. Je me repassai en accéléré les évènements
qui ont rendu cette nuit si atroce jusque-là.
-Vous aviez jusqu’à minuit, William, me fit l’espion.
-Oh non, je manque de temps! Je n’en serai pas capable! C’est impossible, implorai-je, vous
ne comprendriez pas…
C’est à ce moment qu’une idée me vint en tête, une idée horrible. Je me tournai à
nouveau vers le clocher pour valider mes inquiétudes. Il était bel et bien minuit et dix. Mon
sang se glaça, et je sentis mon univers s’écrouler lamentablement en moi. Plus rien n’avait
d’importance, parce que c’était terminé. Je glissai ma main dans la poche gauche de mon
veston souillé de sang pour en retirer la note sur laquelle étaient inscrits les noms de la liste.
Il n’en restait effectivement qu’un à rayer. Je fixai longuement le papier meurtrier, puis me
retournai lentement. Mon interlocuteur était déjà debout, le canon de son pistolet bien haut
et tendu en ma direction. Puis, il retira sa cape. Avant d’avoir eu le temps de dire quoi que
ce soit, le plomb m’assaillait déjà. Dans l’élan de mon corps criblé de balles vers l’arrière,
puis de mon cri d’horreur mêlé d’une confusion fatale, je réalisai que j’avais été éliminé par
le dernier homme de ma liste, celui qu’il me fallait moi-même éliminer : Richard Taylor.
DOSSIERS
Entretien avec Mathilde Barraband
Par Félix-Antoine Désilets-Rousseau
(F-A) Pour un étudiant de littérature qui n’a jamais suivi votre cours, pourriez-vous expliquer ce qu’est la sociocritique ?
(MB) La sociocritique part du principe
qu’une œuvre littéraire est toujours
marquée par l’espace social qui l’a vu
naître. La démarche d’un sociocritique va
donc être de lire un texte en étant sensible
aux traces qu’une organisation sociale
spécifique y a laissées. Avant que la
démarche sociocritique se fonde dans les
années 1970 beaucoup de sociologues ou
d’historiens s’étaient intéressés à la
littérature comme phénomène social, mais
ils pouvaient le faire sans même ouvrir
une œuvre littéraire. Par exemple, un
sociologue de la littérature peut se poser
ce type de questions : de quelle classe
sociale provient un écrivain en général ?
quelle proportion d’écrivains a fait un
baccalauréat en littérature, est-ce que
cela fait partie d’un parcours standard ou
pas du tout ? Y a-t-il plus de femmes ou
d’hommes qui lisent des romans ? Pour
répondre à ces questions vous n’avez pas
besoin de vous plonger dans un texte
littéraire. La particularité de la démarche
sociocritique est qu’elle s’intéresse aux
rapports entre littérature et société mais
en partant toujours du texte. L’œuvre
littéraire est toujours première! Mais
remarquez que cela suppose tout de même
de bien connaître son contexte socio-
historique pour pouvoir en repérer la
marque…
Cette approche externe, est-ce la démarche de Jean-Paul Sartre, par exemple ?
Cela dépend ! Dans un essai comme
Qu’est-ce que la littérature ? il peut
adopter une perspective externe en
proposant une véritable sociologie des
écrivains et des lecteurs (qui écrit et à
l’attention de qui ?). Mais par ailleurs,
évidemment, Sartre les ouvrait souvent les
œuvres littéraires, c’était d’ailleurs un
lecteur insatiable! Dans d’autres essais, il
se montre tout à fait sensible au texte, il
essaie de lire les œuvres pour voir
comment elles parlent d’une époque.
Pourriez-vous donner un exemple concret de ce que fait la sociocritique ?
Un sociocritique, typiquement, peut de se
demander en quoi une œuvre est marquée
par l’imaginaire propre à son époque. Des
sociocritiques se sont demandés par
exemple pourquoi tant de romans
québécois mettaient en scène des écrivains
empêchés, ratés, incapable de se mettre à
l’écriture ou de finir une œuvre. Ils en sont
venus à la conclusion que cela voulait dire
quelque chose sur le statut de la
littérature dans la société québécoise, que
celle-ci ne s’autorisait pas la vocation
littéraire en quelque sorte. Vous
remarquerez d’ailleurs que le plus souvent
se sont des romans réalistes qui
intéressent les sociocritiques. Pourquoi le
roman réaliste ? Et bien parce que les
personnages qu’il met en scène, les
histoires qu’il raconte sont plus
évidemment représentatifs. Il est plus
difficile de se demander ce qu’un poème
symboliste nous apprend sur la société de
son temps…
Pouvez-vous nommer des figures importantes rattachées à ce courant théorique ?
Le plus important ici est certainement
André Belleau. C’est d’ailleurs lui qui le
premier s’est penché sur la figure de
l’écrivain dans la littérature québécoise.
C’est un personnage important pour nous
qui appartenons au réseau des universités
du Québec, parce qu’il fait partie de ses
fondateurs, il a été un des premiers
professeurs de littérature de l’Université
du Québec à Montréal à la fin des années
1960.
Alors, passons maintenant à une question plus personnelle, pourquoi avoir choisi la sociocritique qui n’est pas nécessairement populaire en France ?
Pour être franche, on peut dire que j’ai
fait de la sociocritique un peu comme
Monsieur Jourdain faisait de la prose dans
Le Bourgeois gentilhomme de Molière,
c’est-à-dire sans le savoir ! J’ai adopté une
démarche similaire à celle de la
sociocritique assez tôt pendant mes études
en France, et c’est ensuite que j’ai lu les
théoriciens de la sociocritique. Il est vrai
que la sociocritique n’a pas pris en France
comme elle a pris ici. La sociocritique au
Québec est quelque chose de fondateur ;
cela fait partie de la formation littéraire
dans toutes les universités que je connais.
En France, au contraire, je n’ai jamais vu
un cours de sociocritique inscrit au
programme. Quoique… À l’Université
Paris 8 dans les années 1970, on pouvait
certainement en suivre avec Claude
Duchet, qui a été le fondateur de la
sociocritique. Car c’est là le paradoxe : la
sociocritique est née en France mais c’est
dans d’autres espaces francophones
qu’elle s’est développée ! Au Québec, mais
aussi en Belgique et en Suisse. Cependant,
je dois dire que je vois de plus en plus le
mot « sociocritique » revenir sous la
plume de mes collègues français. Il a été
ostracisé ces dernières décennies, mais je
crois qu’il revient peu à peu sur la scène
française.
Mais alors pourquoi avoir choisi la sociocritique ?
Pour tout dire la sociocritique n’est pas la
seule démarche critique qui se propose de
lire les textes en interrogeant leur horizon
socio-historique. L’enseignement en
France d’ailleurs ne se gêne pas pour
réunir Barthes et Picard, mélanger les
concepts propres au formalisme et à
l’histoire littéraire, comme si ces
approches interne et externe ne s’étaient
jamais percutées dans un choc frontal. Les
élèves ont des cours de littérature très
jeunes, cela fait partie de la culture
scolaire fondamentale, on n’a pas appelé
pour rien la France la « nation littéraire ».
À douze ans, on vous fait faire des
analyses stylistiques ou rhétoriques,
bientôt on vous embête avec ces histoires
de narrateur qui n’est pas l’auteur et qui
peut être homodiégétique ou
hétérodiégétique, et en même temps
l’histoire littéraire reste là comme une
basse continue : on vous parle de
mouvements, d’écoles, et il faut dater et
définir l’esthétique romantique ou le
théâtre de l’absurde. Vous le voyez,
l’enseignement français juxtapose toutes
sortes d’héritages. Le problème est qu’on
ne vous explique jamais que ces
différentes méthodes, que ces démarches
ont une histoire. Les concepts, les outils
d’analyse semblent tomber du ciel des
Idées ! Jamais, j’exagère. Mais j’ai suivi
mon premier cours de théorie de la
littérature en arrivant à la maîtrise. C’est
un peu tard ! Par contraste, j’ai adoré
l’insistance qu’il y a au Québec sur la
théorie et l’histoire de la théorie littéraire.
Mais c’est sûr, j’ai un goût pour l’histoire
des idées, et en l’occurrence faire
l’histoire de la théorie littéraire c’est aussi
se donner la chance de mieux comprendre
l’histoire de la littérature elle-même,
l’histoire de cette idée qu’on appelle
« littérature ».
On peut donc dire que ce désir de faire de la sociocritique était inné chez vous ?
Non, surtout pas ! Parler de désir inné, ce
serait renier ma fibre historienne et
sociologue ! On peut plutôt penser que ce
désir était construit socialement. Il y a
plus certainement quelque chose dans
mon expérience scolaire, culturelle, etc.,
qui a favorisé mon intérêt pour cette
approche.
Pour terminer, pourriez-vous nous parler de vos travaux de recherche pour 2013 ?
Mon agenda est bien rempli ! Il y a tout
d’abord mon projet sur l’histoire littéraire
du contemporain pour lequel m’aident
cinq étudiants du Département, du
baccalauréat au doctorat. C’est un gros
projet puisque nous sommes en train de
traverser un siècle d’histoire littéraire
pour étudier le rapport de cette discipline
à la littérature contemporaine : est-ce un
objet d’étude légitime ?, que pensent les
historiens de la littérature de leur temps
(du mal en général !) ? Je travaille par
ailleurs pour la revue de notre
Département, Tangence, dont je suis la
directrice adjointe. Si vous ne la
connaissez pas, vous pouvez aller voir de
quoi il retourne sur le site
www.revuetangence.com : c’est une revue
scientifique diffusée à l’international et
qui a une collection entièrement
consacrée aux publications de nos
étudiants. Je reviens aussi à d’anciennes
amours, en me remettant à réfléchir sur
les rapports entre littérature et
connaissance. J’écris en ce moment un
article sur un auteur contemporain
français qui s’appelle Pierre Senges et qui
se situe tout à fait dans la continuité de
Borges. Chez lui aussi, l’érudition est un
puissant moteur de l’invention. Par
exemple, il a écrit une fausse réfutation,
qui est un exercice de rhétorique
canonique, qui s’attache à réfuter
l’existence de l’Amérique. Sur quelque 200
pages, il avance des preuves, enchaîne des
arguments, mêle des archives réelles et
des références d’autant plus précises
qu’elles sont imaginaires pour prouver
que l’Amérique est une pure invention. Un
véritable exploit qui finit par vous faire
douter que vous avez bien les deux pieds
posés sur ce continent !
Retour sur la polémique autour de Jan Karski de Yannick Haenel
Par Valérie Venne
Au moment de sa publication, le roman Jan Karski de Yannick Haenel a d’abord
bénéficié d’une réception élogieuse par la critique littéraire qui acceptait parfaitement que
l’auteur raconte une histoire à la fois réelle et fictionnelle. Cette œuvre, divisée en trois
parties, présente deux types de témoignages de Jan Karski, messager de la Résistance
polonaise ayant véritablement vécu l’Holocauste. La première reprend son témoignage dans
le film Shoah de Lanzmann et la deuxième, celui raconté dans son propre livre Story of a Secret State (1944). La dernière partie est plus problématique, présentant une fiction qui
relate les arrière-pensées de Karski inventées par l’écrivain Yannick Haenel. À cet égard,
l’œuvre soulève plusieurs questionnements, dont le choix de l’auteur d’utiliser une personne
réelle pour en faire un personnage. Est-il moral d’inventer les pensées d’un témoin de la
Shoah sous prétexte de répondre à des questionnements qui ne bénéficieront jamais
d’explications?
L’historienne Annette Wieviorka attaque Haenel sur l’interprétation des faits réels qu’il
« falsifie » dans la partie fictionnelle du livre. Pour elle, il n’y a aucun problème à ce qu’un
écrivain utilise des faits historiques dans ses récits, « mais cela n’a d’intérêt que s’il nous
dévoile une vérité qui échappe à l’historien » (L’Express, 1er février 2010). Son reproche
envers Haenel est à l’égard qu’il invente les pensées d’un témoin de la Shoah et qu’au final,
c’est une idéologie qu’il défend en critiquant les alliés par le biais d’une personne réelle.
Claude Lanzmann abonde dans le même sens en mentionnant qu’Haenel fait « dire à un
Karski imaginaire des choses qu’il n’[a] jamais pensées ni exprimées, […] au prix d’un
truquage de l’homme et d’une falsification de l’histoire » (Marianne, 26 janvier 2010). En
effet, même si Haenel présente deux chapitres où les faits réels sont exposés, il reste qu’il
interprète à sa propre façon les événements relatés par Karski. Le fait d’utiliser un témoin
réel de la Shoah comme narrateur homodiégétique dans la troisième partie est un jeu
dangereux d’un point de vue éthique, puisque l’opinion du narrateur s’avère être celle de
l’auteur.
Quant à Haenel, il est d’avis que « la littérature est un espace libre où la "vérité" n’existe
pas, où les incertitudes […] tissent un univers dont le sens n’est pas fermé » (Le Monde, 16
janvier 2010). Il démontre donc avec les deux premières parties du livre que même en
rapportant des faits réels, on ne connait jamais vraiment la vérité puisqu’elle se cache dans
les « non-dits » de Karski. Il semble donc que la partie fictionnelle serve à démontrer que le
destinataire d’une œuvre interprète et invente toujours à sa façon les arrière-pensées du
narrateur. Le destinataire a besoin de s’imaginer ce que l’on omet de lui mentionner, de
créer un récit fictionnel autour de faits réels pour combler les parts d’ombre.
En fait, le problème est plutôt qu’Haenel se sert de cette interprétation des pensées de Karski
pour transmettre sa propre idéologie sur le sujet délicat de la Shoah. Il le réduit donc à un
objet, à un outil de propagande et l’utilise pour donner de la crédibilité à son récit, ce qui
est très discutable d’un point de vue moral. N’oublions pas que pour Karski, il est difficile de
revenir en arrière et de raconter ces événements, sentiment qui n’est nullement étranger à
Haenel puisqu’il le rapporte lui-même dans la première partie de son œuvre. C’est presque
une torture indirecte qu’inflige Haenel à Karski en utilisant son entité physique pour
critiquer les alliés à travers des paroles qu’il lui met en bouche. D’ailleurs, c’est
probablement cette dimension de souffrance vécue par Karski lorsqu’il relate les faits dans
Shoah de Lanzmann qui dérange, ce dont Haenel est parfaitement conscient. Ainsi, le fait
d’utiliser Karski comme narrateur homodiégétique d’une façon presque cathartique est
malsain, car l’auteur se sert de l’autorité morale de ce témoin pour transmettre sa propre
idéologie sur le sujet délicat de la Shoah.
Néanmoins, ce n’est pas la première fois qu’un écrivain crée un récit de fiction sur le sujet
des atrocités de la Deuxième Guerre mondiale. Entre autres, l’auteur Jonathan Littel a lui
aussi basé son roman Les Bienveillantes (2006) sur l’Holocauste, qui s’est d’ailleurs mérité un
prix Goncourt. Or, le narrateur homodiégétique de cette œuvre est un officier SS. Mais
surtout, ce n’est pas un nazi ayant réellement vécu la Shoah, c’est un personnage inventé de
toutes pièces. L’aspect de souffrance vécu par un témoin est donc ressenti de façon indirecte
dans le récit de Littel, puisque cette page horrible de l’histoire est vue à travers les yeux d’un
bourreau fictif. Ce doit donc effectivement être la connotation émotive de victime réelle et
souffrante qui fait que Jan Karski a été mal reçu par Wieviorka et Lanzmann. La réception de
l’œuvre aurait probablement été totalement différente si Haenel n’avait pas autant mis
l’accent sur la fonction documentaire de son récit dans les deux premières parties de
l’œuvre. Toutefois, cette polémique aura également contribué à la prospérité du roman,
puisque comme le dit la célèbre citation du journaliste Léon Zitrone : « Qu’on parle de moi
en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! »
ÉVÉNEMENT
Lancement de Faux Haïkus Für Elise
Par Frédérik Simon
Le 25 octobre dernier se tenait le lancement du premier recueil de poésie d’Hugo Bourdelais,
Faux Haïkus Für Elise, à la brasserie artisanale Albion à Joliette. Nous étions donc invités à
une petite soirée au cours de laquelle le poète nous ferait l’honneur de lire quelques
poèmes, en plus d’offrir une tribune à d’autres poètes invités.
Faisant moi-même partie de ces poètes invités, ainsi qu’une autre étudiante, Marie-Pier
Laforge-Bourret, nous avons passé une agréable soirée, parsemée de petits malaises (il faut
dire que de lire des passages érotiques devant parents et amis, ce n’est pas chose faisable
pour tout le monde). Cependant, Faux Haïkus Für Elise, ce n’est pas que de la poésie
érotique. C’est aussi un éloge à la femme et à son corps. C’est aussi une panoplie de
références et d’obstacles nous faisant dévier de notre trajectoire. Le livre comporte deux
parties : « Faux Haïkus Für Elise » et « La tête à se fendre ».
Notons aussi la présence de la maison d’édition lanaudoise Bouc Productions. Il s’agit d’une
maison d’édition complètement indépendante, ne travaillant pour l’instant qu’avec le genre
poétique. Elle a lancé son 10e recueil, Science allégorique I, de Marc-André Poisson, dans le
cadre de l’Expozine de Montréal en novembre.
Hugo Bourdelais termine présentement un BAC en littérature ici-même, à l’UQTR.