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Valeurs et Normes Cognitives Kevin Mulligan Magazine Littéraire, n° 361 janvier 1998, pp. 78-79 Il y a valeurs et valeurs, normes et normes. Il y a la santé, le courage, la justice, la légitimité; il y a l'interdiction de la corruption, la prohibition d'un mouvement fasciste ou l'obligation de voter. Ce sont des valeurs et normes éthiques ou politiques dans le sens le plus étroit des mots. Mais il y a aussi des valeurs et des normes qui concernent nos habitudes et pratiques épistémiques plutôt que nos habitudes affectives et notre comportement pratique - les valeurs et les normes cognitives. Une norme cognitive, et des moins contestées, est que l'on a le droit de supposer n'importe quoi. Imaginons donc l'histoire suivante. Deux scientifiques non-français publient une critique de certaines tendances dans la philosophie et la vie intellectuelle françaises (1). La réaction à la critique est d'accuser les deux auteurs de francophobie. Cette réaction est-elle bonne ? Distinguons les différentes possibilités d'un côté et de l'autre. En ce qui concerne la réaction, il y a au moins trois possibilités: les auteurs sont francophobes; ils ne le sont pas; ils le sont plus ou moins. Quant à la critique elle-même, puisqu'elle prend la forme d'une affirmation, il y a au moins les possibilités suivantes: elle est vraie ou fausse, en bloc ou en partie; la critique est étayée ou non par des justifications; les justifications, s'il y en a, sont bonnes ou mauvaises; la critique est compréhensible ou pas. Supposons que les deux scientifiques soient francophobes. Cela aurait-il des conséquences quelconques pour la valeur de vérité de leurs affirmations ? Cela permettrait-il d'infirmer les justifications qu'ils apportent ? Supposons qu'ils ne soient pas francophobes et posons les mêmes deux questions. Dans les quatre cas de figure, il semble que les questions doivent toutes recevoir une réponse négative. Evidemment, si nos deux scientifiques sont francophobes cela pourrait expliquer le fait qu'ils aient élaboré et publié leur travail critique. Mais expliquer cela est une chose, évaluer le contenu de la critique est une tout autre chose. Supposons que nos scientifiques soient en réalité des francophiles extrêmes, animés par une certaine idée de la France philosophique, dont les héros seraient, par exemple, Poincaré et Duhem, Nicod et Herbrand, Benda et Rougier, Vuillemin, Granger et Bouveresse. Leur but serait de sauver cette France philosophique, de la défendre contre une autre France, elle aussi très "philosophique". Cela pourrait aussi expliquer leur intervention. Mais leur francophilie ne serait-elle pas aussi peu

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Valeurs et Normes Cognitives

Kevin MulliganMagazine Littraire, n 361 janvier 1998, pp. 78-79Il y a valeurs et valeurs, normes et normes. Il y a la sant, le courage, la justice, la lgitimit; il y a l'interdiction de la corruption, la prohibition d'un mouvement fasciste ou l'obligation de voter. Ce sont desvaleurs et normes thiques ou politiquesdans le sens le plus troit des mots. Mais il y a aussi des valeurs et des normes qui concernent nos habitudes et pratiques pistmiques plutt que nos habitudes affectives et notre comportement pratique - les valeurset les normes cognitives. Une norme cognitive, et des moins contestes, est que l'on a le droit de supposer n'importe quoi. Imaginons donc l'histoire suivante.

Deux scientifiques non-franais publient une critique de certaines tendances dans la philosophie et la vie intellectuelle franaises (1). La raction la critique est d'accuser les deux auteurs de francophobie.

Cette raction est-elle bonne ?

Distinguons les diffrentes possibilits d'un ct et de l'autre. En ce qui concerne la raction, il y a au moins trois possibilits: les auteurs sont francophobes; ils ne le sont pas; ils le sont plus ou moins. Quant la critique elle-mme, puisqu'elle prend la forme d'une affirmation, il y a au moins les possibilits suivantes: elle est vraie ou fausse, en bloc ou en partie; la critique est taye ou non par des justifications; les justifications, s'il y en a, sont bonnes ou mauvaises; la critique est comprhensible ou pas.

Supposons que les deux scientifiques soient francophobes. Cela aurait-il des consquences quelconques pour la valeur de vrit de leurs affirmations ? Cela permettrait-il d'infirmer les justifications qu'ils apportent ? Supposons qu'ils ne soient pas francophobes et posons les mmes deux questions. Dans les quatre cas de figure, il semble que les questions doivent toutes recevoir une rponse ngative. Evidemment, si nos deux scientifiques sont francophobes cela pourrait expliquer le fait qu'ils aient labor et publi leur travail critique. Mais expliquer cela est une chose, valuer le contenu de la critique est une tout autre chose. Supposons que nos scientifiques soient en ralit des francophiles extrmes, anims par une certaine ide de la France philosophique, dont les hros seraient, par exemple, Poincar et Duhem, Nicod et Herbrand, Benda et Rougier, Vuillemin, Granger et Bouveresse. Leur but serait de sauver cette France philosophique, de la dfendre contre une autre France, elle aussi trs "philosophique". Cela pourrait aussi expliquer leur intervention. Mais leur francophilie ne serait-elle pas aussi peu pertinente, quand il s'agit d'valuer ce qu'ils disent, que leur francophobie ?

L'accusation de francophobie comporte une affirmation qui doit tre justifie. On peut imaginer au moins deux hypothses. Les auteurs de l'accusation se fondent sur le contenu de la critique, ou ils ont d'autres raisons pour souponner nos deux scientifiques. Dans le premier cas, ils ne peuvent pas se passer d'une valuation du contenu de la critique. Qu'en est-il du cas o nos deux scientifiques sont des francophobes notoires ? Faisons l'hypothse supplmentaire que la francophobie est, comme la francophilie, une btise grave, un vice cognitif. Les accusateurs auraient sans doute, dans cette double hypothse, quelques bonnes raisons pour ne pas lire les productions de nos deux scientifiques. Mais ces raisons suffisent-elles ? La btise, comme le courage, ne se manifeste pas de faon uniforme. Il arrive mme aux gens btes de dire des choses vraies et d'y apporter de bonnes justifications.

La morale de notre petite histoire se transpose facilement d'autres cas. L'invocation de l'origine, de la gense ou du contexte d'une affirmation la place d'une valuation de son contenu porte le nom desophisme gntique. Mais le sophisme gntique n'est pas un vice cognitif comme les autres - l'inconsistance, l'indiffrence aux justifications ou aux distinctions, l'inexactitude, le bavardage. Il n'est mme pas un sophisme comme les autres. La prsence gnralise du sophisme gntique constitue un rejet en bloc de la rationalit, de l'entreprise cognitive (prsence qui n'est pas confondre avec un rejet argument de la rationalit). Par rapport aux autres pchs cognitifs il est en quelque sorte le pch mortel.

Curieusement, la dfense des valeurs cognitives suscite certaines rticences ("le philosophe ou logicien comme flic") que la dfense de telle valeur thique ou politique ne provoque pas. Mais il y a des raisons pour penser que cette attitude n'est pas cohrente. Entre un bon nombre de valeurs et de normes thico-politiques, positives et ngatives, et certaines valeurs cognitives, il y a des liens trs troits. Si la norme qui interdit lemensonge semble tre une norme cognitive ("il ne faut pas affirmer ce que l'on croit tre faux"), on peut penser qu'elle est insparable de la valeur que nous attachons la confiance, la coopration et l'intentionalit collective. Au coeur du vice qu'est leressentiment, il y a un changement de prfrences ou d'valuations dont la seule justification apparente est mauvaise ("les raisins doivent tre verts, car je suis incapable de les atteindre"). La lgitimitd'un systme politique est au moins en partie une fonction du degr de confiance justifie dont il est l'objet. Les valeurs cognitives seraient-elles peut-tre plus centrales que les autres valeurs ?

(1) L'auteur fait allusion l'ouvrage d'Alain Sokal et Jean Bricmont,Impostures intellectuelles, d. Odile Jacob.N. D. L. R.

Encadr:De nationalit irlandaise et britannique,Kevin Mulliganest professeur de philosophie analytique l'Universit de Genve depuis 1986. Auteur de plusieurs publications sur la mtaphysique, la philosophie de l'esprit et l'histoire de la philosophie autrichienne, il a notamment publiWittgenstein analys(d. Chambon, 1993).

Magazine Littraire, 1998.