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Multitudes 18, automne 2004 http://multitudes.samizdat.net/rubrique.php3?id_rubrique=500 Politiques de l’ individuation. Penser avec Simondon .Qu'est-ce qu'une pensée relationnelle ? Didier Debaise..........................................................................02 .Sept résonances de Simondon Yves Citton...............................................................................13 .Les anges et le general intellect. Paolo Virno...............................................................................20 .Penser le politique avec Simondon Jacques Roux............................................................................35 .L'acte fou Bernard Aspe & Muriel Coumbes............................................44 .Résister à Simondon ? Isabelle Stengers.....................................................................53 .La disparation. Alberto Toscano.......................................................................63 .Simondon, un espace à venir Emilia M. O. Marty...................................................................74 .Des hackers aux cyborgs : le bug simondonien Olivier Blondeau......................................................................83 .Le langage de l'individuation Didier Debaise..........................................................................93

Multitudes Simondon

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Multitudes 18, automne 2004 http://multitudes.samizdat.net/rubrique.php3?id_rubrique=500

Politiques de l’ individuation. Penser avec Simondon

.Qu'est-ce qu'une pensée relationnelle ? Didier Debaise..........................................................................02

.Sept résonances de Simondon Yves Citton...............................................................................13

.Les anges et le general intellect. Paolo Virno...............................................................................20

.Penser le politique avec Simondon Jacques Roux............................................................................35

.L'acte fou Bernard Aspe & Muriel Coumbes............................................44

.Résister à Simondon ? Isabelle Stengers.....................................................................53

.La disparation. Alberto Toscano.......................................................................63 .Simondon, un espace à venir Emilia M. O. Marty...................................................................74

.Des hackers aux cyborgs : le bug simondonien Olivier Blondeau......................................................................83

.Le langage de l'individuation Didier Debaise..........................................................................93

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Qu’est-ce qu’une pensée relationnelle ? Par Didier Debaise Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

La modernité se constitue, selon Simondon, à partir d’un paradigme qui

traverse tous les domaines de l’expérience : l’être-individuel. Elle se définirait

comme un ensemble d’opérations, de techniques, de connaissances visant à

extraire les dimensions individuelles de ce qui, dans la réalité, se présente

comme essentiellement attaché, relié et changeant. Dès lors, une des possibilités

pour sortir de certains problèmes (liés à la connaissance, à l’expérience, au

social) qui ont accompagné la pensée moderne pourrait se situer dans ce que

nous avons appelé une « pensée relationnelle », dans laquelle la relation

occuperait une place centrale.

Whitehead écrit que « la philosophie ne revient jamais à une position

antérieure après les ébranlements que lui ont fait subir un grand

philosophe »( [1]). L’histoire de la philosophie serait faite de chocs, de ruptures

sous l’apparence d’une continuité de problèmes. Dès lors, interroger la

« nouveauté » d’une pensée revient à demander quel « ébranlement » elle a

suscité, quelle irréversibilité elle a introduit dans un champ.

On peut dire que Simondon produit quelque chose de proche d’un

ébranlement lorsqu’il place comme une proposition centrale que « l’être est

relation » ou encore que « toute réalité est relationnelle ». Cette proposition

n’est pas neuve ; on la retrouve, chaque fois différemment, avec Spinoza,

Nietzsche( [2]), Bergson et Tarde( [3]) si bien que d’une certaine manière

Simondon ne fait que prolonger un mouvement qui le précède et duquel il hérite

l’essentiel de la construction qu’il opère.

Mais ce qui est inédit, c’est la mise en place d’une véritable

systématisation de la proposition « l’être est relation », la prise en compte

explicite de ce qu’elle requiert pour pouvoir être posée et de ces conséquences

dans différents domaines - physique, biologique, social et technique. Et c’est un

nouveau type de questions qui en émerge et qui s’oppose aux questions mal

posées qui ont traversé la modernité : il ne s’agit plus par exemple de demander

« quelles sont les conditions pour que deux individus donnés puissent être en

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relation », mais « comment des individus se constituent-ils par les relations qui

se tissent préalablement à leur existence ? » ; de la même manière, au niveau

social, il ne s’agit plus de demander qu’est-ce qui fonde l’espace social (les

individus ou la société), mais comment s’opèrent des communications multiples

qui forment de véritables êtres-collectifs ?

Il peut paraître étonnant de traiter des éléments aussi différents que des

éléments physiques, biologiques, collectifs et techniques, en les reliant dans une

pensée de l’être comme relation. Le risque est certainement de niveler les

différences de ces domaines par une proposition trop générale à laquelle rien ne

résisterait. L’ « être est relation » ne signifie nullement qu’on puisse faire

l’économie des spécificités d’existence de ces domaines, ni des problèmes qu’ils

posent. C’est une proposition qu’on peut appeler « technique »( [4]) au sens où

elle n’a de portée que dans son fonctionnement toujours local, situé, lié à des

contraintes ; elle n’a de sens que dans le cadre d’une construction élargie d’un

problème à partir duquel ces domaines peuvent être repensés à la fois dans leurs

communications, nécessairement transversales, et dans leurs spécificités.

L’être-relationnel et l’être-individuel

Mais cette proposition a surtout un effet prioritaire : la remise en question

d’un paradigme qui a traversé la modernité et qui se déploie, plus ou moins

implicitement, à tous les niveaux de la connaissance, dans les orientations

données aux pratiques, dans la manière de se rapporter à l’expérience. Ce

paradigme, c’est celui de l’ « être-individuel ». On peut dire, très

schématiquement, que la modernité aura été, selon Simondon, une recherche

presque exclusive sur les conditions d’existence, les raisons, les modalités et les

caractéristiques de l’individu, accordant par là même, implicitement ou

explicitement, « un privilège ontologique à l’individu constitué »( [5]). C’est

« l’individu en tant qu’individu constitué qui est la réalité intéressante, la réalité

à expliquer »( [6]). D’une certaine manière, on peut dire qu’il est donné, car on

ne cherche nullement à en décrire la genèse, la venue à l’existence, ce que

Bergson appelle la « réalité se faisant »( [7]). Mais d’un autre côté, on peut dire

que cet « être-individuel » est produit par un ensemble de pratiques, de

Page 4: Multitudes Simondon

découpages qui visent à extraire de l’expérience cette part d’individualité. Ce qui

caractérise ce paradigme, c’est cette manière de présenter ces productions de

« l’être-individuel » comme des choses données ou rencontrées dans

l’expérience. Il s’agit véritablement d’une abstraction au sens littéral : abstraire

une partie de l’expérience. Dès lors, toutes les situations hybrides, les existences

plus ou moins réalisées, virtuelles ou réelles, les prolongements des éléments les

uns dans les autres devraient, toujours selon ce paradigme, se réduire au final à

une multiplicité d’individus stables, invariants et autonomes. Simondon

rejoindrait certainement W. James lorsque celui-ci écrit que « tout ce que nous

distinguons et isolons conceptuellement se trouve dans la perception comme

emboîté et fondu avec tout ce qui est voisin, dans une entière compénétration.

Les coupures que nous opérons sont purement idéales »( [8]), à cette différence

près que Simondon s’intéresse à l’existence et non uniquement à la perception.

Si nous voulons nous défaire de cette abstraction, il est alors nécessaire de

passer sur un autre plan, de reposer les problèmes - quel qu’en soit le champ - à

un autre niveau. Dans les termes de Bergson, on dira qu’il faut passer d’une

approche exclusive sur une « réalité faite » à une approche générale de la

« réalité se faisant ». Il faut reposer le problème au niveau de l’ensemble des

processus, des fabrications, des émergences des réalités dont nous faisons

l’expérience, c’est-à-dire passer de l’être-individuel à l’individuation.

« Nous voudrions montrer qu’il faut opérer un retournement dans la recherche

du principe d’individuation en considérant comme primordiale l’opération

d’individuation à partir de laquelle l’individu vient à exister et dont il reflète le

déroulement, le régime, et enfin les modalités, dans ses caractères. »( [9])

Ce sont ces régimes d’individuation qui permettent de donner à la question de

l’existence individuelle une dimension plus large, plus profonde à laquelle elle

participe et dont elle ne peut être abstraite. Ce plan plus large, nécessaire pour

construire une pensée de l’individuation qui soit en même temps une pensée-

relationnelle - les deux devant s’identifier -, Simondon l’appelle la « nature

préindividuelle ».

La construction d’un plan de nature

Qu’est-ce que la nature « préindividuelle » ? Simondon revient à une notion

Page 5: Multitudes Simondon

de nature proche de la « physis » des grecs, c’est-à-dire une nature source de

toute existence, principe de genèse, plan unique. Il décrit dans un passage

essentiel de l’Individuation Psychique et Collective ce qu’est cette nature au sens

de physis :

« On pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu

porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification

que les philosophes présocratiques y mettaient ; les philosophes ioniens y

trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individuation :

la nature est réalité du possible, sous les espèces de cet apeiron dont

Anaximandre fait sortir toute forme individuée : la nature n’est pas le contraire

de l’homme, mais la première phase de l’être, la seconde étant l’opposition de

l’individu et du milieu, complément de l’individu par rapport au tout. »( [10])

Simondon ne retient de la pensée de la physis que cette exigence : se placer à un

niveau de réalité préalable aux choses et aux individus, source de leur

engendrement. On dira que l’individu provient de la nature ou encore participe

de la nature. La nature n’est pas l’ensemble des choses qui existent, mais le

principe de leur existence, le « transcendantal » de toute existence individuelle.

Mais ce qui nous paraît fondamental, c’est justement la différence que Simondon

marque par rapport à une pensée de la physis que l’on pourrait dire

« romantique ». Pour lui, et c’est en cela qu’il nous intéresse particulièrement, la

nature préindividuelle n’est pas quelque chose que nous devrions retrouver, à

laquelle nous devrions chercher à être le plus adéquat possible, elle n’est pas le

fondement de tous les éléments de notre expérience, une sorte d’étalon ou de

principe sélectif ; elle est une pure construction. La nature préindividuelle est à

construire pour pouvoir rendre compte de chaque individuation en la reliant et

en lui donnant des dimensions plus larges. C’est le principe méthodologique de

la démarche de Simondon : à chaque situation rencontrée dans l’expérience, il

s’agit d’inventer et de construire un plan qui en élargisse les dimensions et qui

permette de mettre en perspective la manière par laquelle elle se constitue et se

relie aux autres éléments de l’expérience. Quel que soit le domaine envisagé -

physique, biologique, psychique, collectif ou technique - Simondon construit un

plan (une surface) qu’il pose comme préalable à leurs différenciations et qui lui

Page 6: Multitudes Simondon

permet de partir de ce qui les lie avant de les différencier. C’est la condition

pour que le problème de l’individuation ne soit pas le simple miroir d’une pensée

de l’être-individuel, qu’elle n’en généralise pas les caractéristiques.

On peut dès lors définir l’individuation comme le passage de la nature à

l’individu, mais à trois conditions :

1. Elargir le concept de nature. La nature doit être pensée comme

l’ensemble des choses existantes et des réalités préalables à l’individuation. Ces

réalités préalables à l’individuation, mais source de toute individuation, quel

qu’en soit le niveau de complexité, Simondon les appelle les singularités

préindividuelles. Qu’est-ce qu’une singularité préindividuelle ? Toute définition

est toujours locale car le propre d’une singularité, c’est qu’elle ne se définit que

par sa fonction : elle brise un équilibre( [11]), elle suscite une transformation ou

une individuation. Elle « peut être la pierre qui amorce la dune, le gravier qui est

le germe d’une île dans un fleuve charriant des alluvions »( [12]). On pourrait

dans tous les domaines établir les singularités d’un champ à partir desquelles

une situation devient instable, se transforme, suit une nouvelle trajectoire qui se

propagera de proche en proche (propagation transductive( [13])) à l’ensemble du

champ. Le propre d’une singularité c’est qu’on ne peut pas en définir les effets

avant qu’ils ne s’établissent, qu’on ne peut a priori délimiter le territoire dans

lequel s’opèreront ses effets (un objet technique pouvant faire rupture dans un

champ et propager quelque chose de son fonctionnement dans d’autres champs).

Mais ces exemples ont des limites car ils renvoient à des réalités déjà

constituées, alors que la notion de singularité se pose à un niveau

« préindividuel » ; il est donc nécessaire de l’imaginer en deçà de la constitution

de nos exemples, c’est-à-dire préalablement au grain de sable, à l’objet

technique ou à la pierre( [14]), bien qu’il s’applique aussi à cette échelle. On

distinguera, dès lors, radicalement, la notion de singularité de celle d’individu

(laquelle suppose l’identité, l’autonomie et une relative invariance).

2. Considérer la nature comme « réalité du possible » c’est-à-dire comme

ce qui est susceptible de faire exister quelque chose. En disant que la nature est

réalité du possible, Simondon entend faire une différence importante entre le

Page 7: Multitudes Simondon

possible et l’actuel. Le possible, ce sont les singularités préindividuelles qui

peuvent entraîner une individuation, alors que l’actuel, c’est l’individu produit

par l’individuation. Cette contrainte implique une valorisation du possible, c’est-

à-dire des singularités dont l’actuel n’est qu’une expression ou un effet. Cela

nous permet de préciser et de faire varier notre définition de l’individuation : elle

est le passage de la nature à l’individu, ce qui signifie à présent qu’elle est le

passage du possible à l’actuel, ou encore des singularités aux individus. Il nous

faut néanmoins être très prudent sur ce rapport possible/actuel, car il pourrait

laisser entendre que le possible contient déjà l’actuel, ou encore que la nature

comprend virtuellement tous les êtres-individuels, et que ceux-ci ne seraient que

la réalisation d’une nature déjà donnée. Or, c’est exactement le contraire que

Simondon entend mettre en évidence en distinguant le possible et l’actuel : si le

possible est ce qui donne naissance à l’individuation, l’individu qui en surgit

diffère du possible qui a suscité son individuation. Produire ou susciter ne

signifie pas « contenir » : le possible ne contient pas déjà l’actuel avant que

celui-ci n’émerge, car tout individu, nous y reviendrons, est un événement qui ne

peut être réductible à l’ensemble des éléments requis par sa genèse.

3. Prolonger l’individuation au-delà de l’être-individuel. L’individuation ne

s’arrête pas à l’individu. L’erreur des pensées de l’individuation en général est

de faire de l’individu la phase finale, qui mettrait fin au processus

d’individuation. Comme si à partir du moment où un individu est constitué il n’y

avait plus de place pour une nouvelle individuation le concernant. Au contraire,

l’individuation se prolonge à l’intérieur et au-delà de l’individu. Et ce qui surgit

de l’individuation, ce n’est pas un individu pleinement autonome et qui exclurait

à présent la nature de laquelle il provient - cette nature préindividuelle, source

de possible -, c’est une forme hybride, mi-individuelle mi-préindividuelle. En tant

qu’individu, il est le résultat d’une individuation et, en tant que porteur de

dimensions préindividuelles, il est acteur de nouvelles individuations, de

nouvelles actualisations de possibles. C’est comme si l’individu se prolongeait au-

delà de lui-même - jamais en totale adéquation - vers une nature plus étendue,

plus indifférenciée qu’il porte avec lui. Les frontières de l’individu, qui le

définissent dans son identité et qui le différencient de tout autre individu, sont

Page 8: Multitudes Simondon

plus floues, plus dilatées qu’il n’y parait de prime abord. Il y aurait dans

l’individu ce qu’on pourrait appeler des « franges » qui l’étendent à une nature

plus large et qui participent à son identité. Simondon parle d’un « individu-

milieu », forme hybride, chargée de potentialités et de singularités. L’individu,

provenant d’une individuation de la nature, semble n’être finalement qu’une

sorte de plissement qui, déplié, redéploierait l’ensemble de la nature.

Les éléments d’une pensée relationnelle

Qu’apportent ces contraintes de l’individuation au niveau d’une pensée des

relations ? Tout d’abord : que la question des relations, quel que soit le domaine

dans lequel elle se pose, doit être replacée dans le contexte d’une genèse de

l’être-individuel (que celui-ci soit un objet technique, du vivant ou encore du

physique), toute relation véritable étant essentiellement processuelle. C’est

parce qu’elle a coupé la relation et l’individuation que la pensée moderne n’a pu

que reproduire des faux problèmes comme ceux de savoir comment des individus

peuvent former des groupes, comment des sujets peuvent entrer en relations

avec des objets, etc. On suppose que la relation vient après la constitution des

termes (sujets, individus, objets, groupes). Or, ce que la construction du plan de

nature permet, c’est de placer la relation antérieurement au terme, à l’intérieur

même de l’individuation. Les individus communiquent dans des groupes parce

qu’ils sont pris chacun dans des individuations, des devenirs. De la même

manière, des sujets sont en relation à des objets parce qu’ils tendent chacun à

quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, quelque chose qui participe à leur identité.

Ce qui communique, ce ne sont pas des sujets entre eux mais des régimes

d’individuations qui se rencontrent.

Ensuite : que la relation porte sur une partie de l’individu qui n’est pas elle-

même individuelle. Elle porte sur ces singularités préindividuelles, cette charge

de nature et de possibles que porte tout individu avec lui et qui lui permettent de

prolonger son individuation et d’en produire de nouvelles. Les relations entre les

individus ne portent que très rarement sur ce qu’ils sont mais sur cet espace

d’indétermination, cette zone de préindividuations qui les relient à une nature

plus large. Dès lors, nous pouvons faire l’hypothèse que, si la nature

Page 9: Multitudes Simondon

préindividuelle précède toute distinction de domaines ou de modes d’existence,

l’individu se constitue et prolonge des éléments qui sont à la fois physiques,

biologiques, techniques et sociaux, et qui forment un milieu à l’intérieur même

de l’individu.

Enfin que la relation n’est ni antérieure ni postérieure aux régimes

d’individuation, mais simultanées (a praesenti( [15])) à ceux-ci. Cette

simultanéité des relaions et de l’individuation est importante car elle implique

que toute relation est un événement immanent à l’individuation dont nous ne

pouvons a priori tracer les contours et les formes. Nous ne savons pas ce que

peut donner la mise en relation effective d’éléments hétérogènes, ce qu’on peut

appeler un être-collectif au sens large (à la fois composé d’objets, de choses,

d’individus, d’idées, etc.), puisque cette mise en relation entraîne

nécessairement un régime d’individuation, c’est-à-dire l’émergence de quelque

chose qui ne peut être réduit aux éléments qui le composent ni à une totalité

quelconque.

Comment se rapporter à des individuations ?

Dès lors que nous disons que toute individuation est singulière, un

événement dont on ne peut a priori déterminer les limites, les formes et les

conséquences, se pose une question : comment décrire ou se rapporter à un

régime d’individuation ? Il y a pour Simondon une limite à l’intelligence qui le

rapproche de Bergson : toute approche exclusivement théorique des régimes

d’individuation, et donc de relation, transforme nécessairement, en les

découpant ou les stabilisant, leur nouveauté. Comme l’écrit Bergson : « parce

qu’elle cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné,

l’intelligence laisse échapper ce qu’il y a de nouveau à chaque moment d’une

histoire. Elle n’admet pas l’imprévisible. Elle rejette toute création »( [16]).

L’intelligence a nécessairement pour Bergson un rapport à une réalité toute

faite, car elle ne s’intéresse qu’à une action possible sur les choses, cette action

requérant, selon cette vision de l’intelligence, nécessairement une simplification

de celles-ci. Pour pouvoir agir sur les choses, les maîtriser, il faut les identifier et

les placer à distance du sujet. Mais, si Simondon rejoint Bergson sur les limites

Page 10: Multitudes Simondon

de l’intelligence (liées aux qualités mêmes de celle-ci) il s’en sépare en mettant

en évidence toutes les zones de « savoir-faire », mi-théoriques mi-pratiques, ces

opérations et ces gestes qu’on retrouve notamment, mais pas exclusivement,

dans les opérations techniques. Il y a une sorte d’intelligence immanente des

« savoir-faire » de ce que Polanyi appelle des « savoirs tacites », qui ne peuvent

être réduits aux formes discursives de la connaissance. Et si l’on peut rejoindre

Bergson sur sa critique de l’intelligence, comme ce qui transforme l’expérience

au profit de l’être-individuel stable et homogène, il n’est cependant pas

nécessaire de se référer pour autant à une « intuition ». L’opposition de

l’intelligence et de l’intuition tend à ignorer cette partie fondamentale d’une

intelligence immanente qui s’explique dans le fonctionnement des pratiques dans

lesquelles elle est prise, engagée, et qui se transmet par participation collective

(transmissions de savoir-faire). Ces formes de savoir nous placent au plus près

de ce qu’est une individuation en ne distinguant pas le processus de la réalité

produite, l’opération de son résultat.

Il n’est donc pas nécessaire de sortir des individuations pour les décrire.

Bien au contraire, comme l’indique Simondon dans un passage essentiel de

l’Individuation Psychique et Collective :

« Nous ne pouvons au sens habituel du terme, connaître l’individuation ;

nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en

nous »( [17]).

Nous pouvons étendre ce principe, au-delà de la connaissance, à toute

forme de participation à des régimes d’individuation : ils impliquent

l’individuation de l’ensemble des éléments qui les composent. Un collectif n’est

rien d’autre que la rencontre d’une multiplicité d’individuations psychiques,

techniques, naturelles qui se prolongent les unes dans les autres. Le collectif

n’est pas une réalité supérieure à l’individu, ni celui-ci le fondement de toute

existence collective. Ce qui est premier, ce sont des régimes d’individuation à la

fois psychiques et collectifs, humains et non-humains.

[1] A. Whitehead, Procès et Réalité, Paris, Gallimmard, 1994, p. 9.

[2] Voir notamment P. Montebello, Nietzsche. La volonté de puissance, Paris,

Page 11: Multitudes Simondon

Puf, 2001, particulièrement le chapitre « L’être comme relation » et B. Stiegler,

Nietzsche et la biologie, Paris, Puf, 2001.

[3] La substitution de la question de l’avoir à celle l’être chez Tarde renvoie elle

aussi à une pensée de la relation préalable à toute ontologie au sens classique

comme l’a montré M. Lazzarato dans Puissance de l’invention, Paris, Le Seuil,

2002.

[4] Voir à ce sujet l’identification qu’opère I. Stengers entre technique, spéculatif

et construction de problème dans Penser avec Whitehead, Paris, Le Seuil, 2003.

[5] G. Simondon, L’individuation psychique et collective (IPC), Paris, Aubier,

1989, p.10.

[6] IPC, p. 9.

[7] « Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il

faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant », H. Bergson,

L’évolution créatrice, Paris, Puf, 1948, p. 238.

[8] James, Some problems of philosophy, Nebraska, Nebraska University Press,

1996, pp. 49-50

[9] IPC, p. 12.

[10] IPC, p. 196

[11] La notion d’équilibre renvoie ici à ce que Simondon appelle un équilibre

« métastable », c’est-à-dire un équilibre tendu, au-delà de la stabilité, lié par une

forte énergie potentielle. Sans cet équilibre métastable, une singularité ne

pourrait en aucun cas « briser un équilibre ». C’est le caractère fragile, instable

d’une relation hétérogène qui donne à la singularité la possibilité de transformer

l’équilibre.

[12] G. Simondon, Lindividu et sa genèse physico-biologique (IPB), Paris, PUF,

1964, p. 36.

[13] « Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique,

mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à

l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du

domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à

la région suivante de principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien

qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette

Page 12: Multitudes Simondon

opération structurante » (IPC, p. 25).

[14] « L’individualité de la brique, ce par quoi cette brique exprime telle

opération qui a existé hic et nunc, enveloppe les singularités de ce hic et nunc,

les prolonge, les amplifie. » (IPB, p.46)

[15] Simondon utilise cette idée d’a praesenti pour rendre compte de relations

au présent, produites simultanément à l’individuation. Il écrit au niveau des

concepts qu’ils ne sont « ni a priori ni a posteriori mais a praesenti, car il est une

communication informative et interactive entre ce qui est plus grand que

l’individu et ce qui est plus petit que lui. » (IPC, p. 66).

[16] H. Bergson, op. cit., p. 164.

[17] IPC, p. 30

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Sept résonances de Simondon Par Yves Citton Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

Pourquoi lire Simondon aujourd’hui ? Sept axes de pertinence sont

esquissés, sept problématiques dont Simondon nous invite à lancer et à explorer

le chantier, sept décalages par rapport à la façon dont les discours politiques

dominants abordent des questions comme l’individu, le corps social, le contrat,

l’identité, les affects, l’hétérogène.

En réfléchissant à « la valeur d’un acte », Gilbert Simondon remarque que

« la réalité éthique est bien structurée en réseau, c’est-à-dire qu’il y a une

résonance des actes les uns par rapport aux autres, non pas à travers leurs

normes implicites ou explicites, mais directement dans le système qu’ils forment

et qui est le devenir de l’être. [...] L’acte moral est celui qui peut s’étaler, se

déphaser en actes latéraux, se raccorder à d’autres actes en s’étalant à partir de

son centre actif unique » ( [1]). Quelles sont les résonances, quels sont les

étalements, les déphasages plus ou moins latéraux auxquels peuvent donner lieu

en 2004 les actes d’écriture réalisés il y a une quarantaine d’années par Gilbert

Simondon ?

Notons d’abord que tout effort d’appropriation simple de sa pensée court le

risque d’en trahir la nature profonde. Si cela est vrai de tout auteur, ce l’est

doublement de Simondon. D’une part, à l’occasion de remarques semblables à

celle donnée en ouverture de cet article, il nous invite à faire résonner ses idées

dans des champs autres que ceux qu’il avait lui-même sous les yeux, avec tout ce

que cette entreprise de traduction - ou, dans le lexique simondonien, de

transduction - implique de trahison, de décalage et de déphasage possibles. Il

nous invite à le faire en affirmant que c’est précisément en ceci que son travail

restera vivant, actif, productif. On pense alors au potentiel de germination que

recèle chacune de ses pages, selon le modèle du germe cristallin capable, malgré

sa petitesse infinitésimale, d’amorcer et d’orienter le processus de cristallisation.

Lire Simondon, c’est faire l’expérience de ces germes qui s’insinuent dans notre

réflexion, qui y produisent des effets de prise de forme, et qui en retour

augmentent notre puissance de saisie, de compréhension, d’emprise sur notre

Page 14: Multitudes Simondon

fonctionnement et notre devenir.

D’autre part, comme le soulignent plusieurs des articles réunis dans ce

dossier, un effort constant de maintien de l’hétérogénéité, de résistance à

l’assimilation, anime la réflexion de Simondon. La puissance du devenir est

toujours localisée chez lui au-delà ou en deçà de l’unité de saisie que représente

l’individu. Individualiser et fixer sa pensée en quelques réponses-clefs, c’est en

nier la nature même. Il n’y a pas pire trahison que de la réduire à une

axiomatique universelle dont on tirerait mécaniquement des solutions prescrites

en termes magiques de transindividuel, de disparation, d’allagmatique ou de

transduction.

Les résonances de Simondon auprès de ses lecteurs sont donc dynamisées

par une tension essentielle, entre cette invitation à s’approprier sa pensée pour

l’étaler aux questions qui agitent le monde des lecteurs et cette exigence de

respecter le caractère ouvert (et ouvrant) de sa pensée : sa vitalité tient en son

effort permanent d’ouvrir et d’articuler des questions, et de pousser la brèche

ainsi ouverte aussi loin que possible en refusant de les refermer par des

réponses péremptoires. L’efficace propre aux actes d’écriture attribuables à

Gilbert Simondon tient moins aux solutions qu’on en tirera, qu’aux

problématisations auxquelles ils nous invitent.

Pour le lecteur non encore familier avec son oeuvre, on esquissera ci-

dessous sept champs de problématisation qui touchent tous à des chantiers

cruciaux pour les mouvements de pensée dans lesquels s’inscrit Multitudes.

1. Au-delà de l’individualisme .

La lecture de Simondon nous invite d’abord à clarifier notre rapport au

libéralisme, et à l’individualisme méthodologique auquel on l’associe

généralement. Avec Simondon, on se trouve bien devant une pensée de l’auto-

organisation - telle que l’est fondamentalement celle du libéralisme - mais ce qui,

du bas, s’auto-organise n’a plus rien à voir avec l’homo economicus ou le sujet de

droit classique. Simondon nous amène à voir qu’il n’y a pas d’individus (tout

faits, in-divisibles, a-tomiques) à partir desquels se construiraient les sociétés ou

les marchés : il n’y a que des processus d’individuation, qui s’ancrent toujours

Page 15: Multitudes Simondon

dans un substrat pré-individuel et qui impliquent des dynamiques

transindividuelles. Contre l’individualisme qui a été au cœur de la pensée

moderne depuis Locke et les Lumières, Simondon affirme un principe

d’inséparabilité : aucun « individu » n’est isolable comme tel, il doit être compris

comme emporté dans un processus permanent d’individuation qui se joue

toujours à la limite entre lui-même et son milieu. L’individu que nos habitudes de

pensée me font prétendre être ne peut survivre et se définir que dans une

relation et une interaction constantes avec un milieu et un collectif (qui fournit à

mes poumons des flux d’oxygène, à mon estomac des flux de liquide et de

nourriture, à mon disque dur des courants électriques, à mon esprit des vagues

imitatives) - milieu et collectif dont on ne peut séparer mon individu sans l’abolir.

2. En deçà de l’identitarisme .

La lecture de Simondon invite par ailleurs à se situer plus précisément face

aux possibles dérives auxquelles donne parfois lieu la scène des identity politics.

Les épouvantails du communautarisme et des revendications identitaires

essentialistes se dégonflent simultanément dès lors qu’on tire les conséquences

du transindividualisme simondonien. Toute identité (personnelle, collective) est

un problème, et non une donnée ; une réponse provisoire et in progress de mon

effort pour persévérer dans l’être, en interaction constitutive avec un certain

milieu, et non une solution stable à laquelle je pourrais me contenter de tenir ;

un devenir tendu vers le futur, bien davantage qu’un passé dans lequel je

trouverais ma vérité ou mes racines. Le problème qu’est toujours l’individu ne

peut que se relancer : toute solution identitaire tend à tuer ou à dissoudre ce

qu’elle prétend faire advenir. On touche ici au principe de métastabilité qui joue

un rôle essentiel dans la puissance de pensée simondonienne : l’individuation

n’est pas à concevoir à partir de modèles d’équilibres stables (qui figeraient

l’être dans des solutions closes sur elles-mêmes), mais à partir de dynamiques

métastables, à définir par rapport aux seuils qui font basculer l’ensemble

individu-milieu dans des formes de problématisation supérieure, toujours

ouvertes sur leur propre dépassement. L’essentiel de « l’organisation » n’est pas

à chercher du côté de l’homéostase « organique » se suffisant à elle-même, mais

Page 16: Multitudes Simondon

du côté de systèmes dont l’équilibre « recèle une énergie potentielle ne pouvant

être libérée que par le surgissement d’une nouvelle structure » ( [2]).

3. À travers le contractualisme.

L’approche développée par Simondon nous rend également plus sensibles

aux illusions des théories politiques contractualistes. Qui est-ce qui s’engage

dans un contrat ? La question apparaît dans toute sa complexité dès lors qu’on

voit clairement qu’il n’y a plus des individus séparés de droits, autonomes et

libres (donc responsables au sens traditionnel), mais seulement des relations qui

changent de forme. Comme le suggérait déjà un Diderot ou un Deschamps, au

cœur même de Lumières censées fonder l’individualisme moderne, les

conventions ne sont qu’une forme superficielle d’un rapport plus fondamental et

préexistant qui relève de la convenance. Même si elles peuvent acquérir une

puissance propre, on ne peut les expliquer qu’à partir de ce rapport

(transindividuel) de convenance. D’où le déploiement de tout un spectre de

formes possibles d’accords entre les êtres : depuis l’accord-résonance qui met

une espèce au diapason des variations de son milieu jusqu’à l’accord-contrat-de-

droit-privé que je signe avec une régie immobilière, en passant par l’accord-

contrat-social que la fiction du peuple rousseauiste est censée reconduire avec

chaque geste politique, et par l’accord-de-mouvement-synchronisé qui, chez

Hume, unit deux rameurs en l’absence même de toute parole. Comme l’individu,

la convention apparaît avec Simondon comme un problème (tout autant que

comme une solution), celui d’essayer de comprendre ce qui pousse tel acteur à

s’engager dans tel geste contractuel - problème qui, ici encore, sape tout un pan

des illusions de la modernité libérale.

4. Le transindividuel plutôt que le « corps politique » .

Les analogies entre cristaux, sociétés animales, psychologie humaine et

rapports sociaux, sur lesquelles se construit la pensée de Simondon, pourraient

sembler le faire tomber dans les travers de la socio-biologie, avec ses dérives

réactionnaires et ses cauchemars « totalitaires ». Or la définition même que

Simondon propose du transindividuel est articulée de façon à distinguer les

Page 17: Multitudes Simondon

sociétés humaines des autres formes de sociétés animales : ces dernières

« supposent comme condition d’existence l’hétérogénéité structurale et

fonctionnelle des différents individus en société » (les fourmis-guerrières, les

fourmis-porteuses, etc.) ; « au contraire, le collectif transindividuel groupe des

individus homogènes : même si ces individus présentent quelque hétérogénéité,

c’est en tant qu’ils ont une homogénéité de base que le collectif les groupe, et

non pas en tant qu’ils sont complémentaires les uns par rapport aux autres dans

une unité fonctionnelle supérieure » (IGPB,165). Chaque humain est

potentiellement guerrier, porteur, architecte ou écrivain, souvent tout à la fois. Il

est donc bien plus qu’un simple « membre » d’un « corps politique » fondé sur

une analogie naïve avec un corps biologique dans lequel il est exclu que la

clavicule se fasse œil. Ici encore, la lecture de Simondon, loin de donner des

solutions qui assignent chacun à une place fixe, déploie un spectre sur lequel les

vrais problèmes peuvent se poser : des colonies de Cœlentérés aux termitières et

aux cités humaines, il invite notre regard à se porter sur cette « zone obscure »

qui couvre l’infinie diversité des articulations possibles entre l’individuel et le

collectif. Et ici encore, la catégorie du transindividuel est esquissée pour

problématiser l’opposition stérile entre psychologie atomiste et sociologie

holiste : « le transindividuel ne localise pas les individus ; il les fait coïncider ; il

fait communiquer les individus par les significations : ce sont les relations

d’information qui sont primordiales, non les relations de solidarité, de

différenciation fonctionnelle. Cette coïncidence des personnalités n’est pas

réductrice, car elle n’est pas fondée sur l’amputation des différences

individuelles, ni sur leur utilisation aux fins de différenciation fonctionnelle (ce

qui enfermerait l’individu dans ses particularités), mais sur une seconde

structuration à partir de ce que la structuration biologique faisant les individus

vivants laisse encore de non-résolu » (IPC,192).

5. Penser l’individuation à partir de l’information.

En écho avec notre réflexion contemporaine sur la société du net,

Simondon nous invite à comprendre comment « c’est le régime d’information qui

définit le degré d’individualité ». Cette réflexion sur l’information et sa

Page 18: Multitudes Simondon

circulation lui permet par exemple de proposer une distinction cruciale entre

autonomie et indépendance : « l’autonomie existe avant l’indépendance, car

l’autonomie est la possibilité de fonctionner selon un processus de résonance

interne qui peut être inhibiteur à l’égard des messages reçus du reste de la

colonie, et créer l’indépendance » (IGPB,191-193). D’où, pour nous, une série de

questions éthico-esthético-politiques : comment utiliser au mieux les propriétés

des réseaux d’information (qui constituent notre monde et notre être) pour

travailler à l’émergence de telles résonances internes ? quels messages

cherchons-nous à inhiber ? quels types de résonances devons-nous favoriser ?

6. Le pouvoir constituant de l’affectivité.

À tous ceux qui situent dans la production d’affects (production de

subjectivité) la plate forme centrale où se nouent la dynamique économique de la

marchandisation capitaliste et la dynamique politique des démocraties

publicitaires, la lecture de Simondon suggère que c’est dans l’émotion qu’il faut

trouver le point d’émergence du devenir humain, au croisement de la résonance

interne, du pré-individuel et du collectif : « l’émotion est potentiel qui se

découvre comme signification en se structurant dans l’individuation du collectif »

(IPC, 212). L’affect, contrairement à tout ce qu’affirme l’analyse traditionnelle

des « passions », ne se réduit pas à une simple passivité, mais constitue le

moment inaugural d’une activité fondamentalement collective : « l’affectivo-

émotivité n’est pas seulement le retentissement des résultats de l’action à

l’intérieur de l’être individuel ; elle est une transformation, elle joue un rôle actif

[...] L’expression de l’affectivité dans le collectif a une valeur régulatrice [...].

L’action est l’individuation collective saisie du côté du collectif, dans son aspect

relationnel, alors que l’émotion est la même individuation du collectif saisie dans

l’être individuel en tant qu’il participe à cette individuation » (ICPB,106-107).

7. La productivité du disparate.

Enfin - mais la liste des questions fécondes que pose la lecture de

Simondon à la pensée des multitudes est bien loin d’être close (on pense à sa

réflexion sur l’infinitésimal, sur la croyance, sur le sens, et bien entendu sur les

Page 19: Multitudes Simondon

machines) -, en mettant la tension au cœur de sa dynamique productive, l’œuvre

de Simondon nous invite à réfléchir sur le rôle de l’hétérogène dans la

constitution des mouvements sociaux, et sur le fondement ontologique des

stratégies politiques minoritaires. Les phénomènes d’auto-organisation qu’il

étudie à tous les niveaux de l’être, du cristal à l’usine, mettent en lumière le rôle

essentiel qu’y joue le disparate comme disparate. C’est la nature disparate de

l’image perçue par mon oeil gauche avec celle de mon oeil droit qui me permet

d’accéder à une perception de cette troisième dimension qu’est la profondeur ;

c’est la tension propre à de telles incompatibilités, à de telles disparations, qui

nourrit l’émergence de significations nouvelles, et de formes supérieures

d’individuation - et non leur conversion à la logique aplatissante de l’homogène.

Certes, « si cette disparation est trop grande, l’action est impossible » (ICP, 209).

Mais les politiques majoritaires obsédées de consensus, en étouffant la

disparation elle-même, étouffent le potentiel de devenir qu’elle enveloppe. La

pensée de Simondon affirme, de sa première à sa dernière page, le caractère

productif de la tension et de la disparation - dont les politiques minoritaires sont

les vecteurs actifs.

Que les domaines de résonances esquissés ci-dessus convainquent ou non

de leur intérêt et de leur validité, on remarquera pour conclure que, malgré un

paradoxe apparent largement répété, Simondon (le penseur du transindividuel et

de la résonance) ne saurait être classé simplement parmi les voix qui se sont

perdues dans l’infinie solitude du désert. D’une part, sa pensée a filtré

discrètement mais profondément dans des oeuvres qui, elles, ont suscité des

échos considérables ; d’autre part, il est à resituer dans toute une tradition

intellectuelle qui réfléchit sur la question de l’individuation dans des termes très

proches de ceux qu’il propose. Du libertinage épicurien de l’âge classique (avec

un auteur comme Abraham Gaultier) à quelques allumés des Lumières (comme

Jean Meslier, Léger-Marie Deschamps ou Denis Diderot), tout un chœur de

pensées résonne à travers la modernité, que seuls notre oubli et notre surdité

confondent avec le silence d’un désert. Ouvrons enfin nos oreilles, pour écouter

les résonances que nous en offre Simondon.

Page 20: Multitudes Simondon

[1] Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique (1964),

Grenoble, Millon, 1995, pp. 245-6 (par la suite abrégé IGPB).

[2] Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier,

1989, p. 32 (par la suite abrégé IPC).

Les anges et le general intellect. L’individuation chez Duns Scot et Gilbert SimondonPar Paolo Virno Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

Plus que tout autre penseur, Duns Scot et Simondon se sont longuement

arrêtés sur le rapport entre ce qui est surtout commun et ce qui est surtout

singulier. Relever certaines assonances entre leurs thèses peut nous aider à

mettre au point un modèle théorique pour déchiffrer le mode d’être de la

multitude contemporaine. Cet article concerne : 1. La critique adressée par Duns

Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-forme peut rendre

raison du processus d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel »

et celle de « commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et

logique du « commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’

« universel ». 3. Le rapport paradoxal - fait à la fois d’addition et de soustraction

- de l’individu individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-

ils ou non des individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans

les manuels scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de

« transindividualité » et d’ « individuation collective ».

Qui veut aujourd’hui saisir par la pensée son temps propre (au lieu de

perdre son temps en pensées délicates ou ronflantes, mais en tout cas

inoffensives) doit s’arrêter longuement sur le rapport entre ce qui est surtout

commun et ce qui est surtout singulier. Ce locuteur particulier, dont les énoncés

ont suscité notre approbation ou notre irritation à la dernière assemblée des

intermittents du spectacle, diffère de tous ceux qui ont pris la parole avant et

après lui. Mais s’il diffère d’eux, constituant ainsi un être singulier, c’est

précisément dans la mesure où il partage avec eux une « nature commune » : la

Page 21: Multitudes Simondon

faculté du langage. La capacité d’articuler des sons dotés de signification,

réquisit biologique de l’espèce Homo sapiens, ne peut se manifester qu’en

s’individuant en une pluralité d’êtres parlants ; inversement, une telle pluralité

d’individus serait inconcevable sans une participation préalable de chacun et de

tous à cette réalité préindividuelle qu’est justement cette capacité d’articuler des

sons dotés de signification. Si l’exemple linguistique, de saveur trop

« naturaliste », devait heurter les palais bergsoniens de bien des philosophes

post-structuralistes, on pourrait songer aussi bien à la condition des migrants ou

à la souple inventivité requise du travail intellectuel de masse. Dans les deux cas

(mobilité et force d’invention), il s’agit de réalités préindividuelles

historiquement déterminées qui n’en sont pas moins l’occasion d’un

extraordinaire processus de diversification de l’expérience et de la pratique. Et

réciproquement : individués dans toute leur eccéité, ce migrant et ce travailleur

intellectuel ne cessent pourtant d’attester l’existence d’un fond indifférencié.

Loin de se heurter, le Commun et le Singulier renvoient l’un à l’autre en une

sorte de cercle vertueux.

Tout tient alors à la façon de comprendre en quoi consiste au juste ce

renvoi réciproque. Et c’est ici que les boussoles s’affolent et que les sentiers

bifurquent. Le Commun est-il le résultat d’une abstraction mentale, isolant et

condensant certains traits présents en de multiples individus ? Est-ce au

contraire quelque chose de tout à fait réel en soi et pour soi, indépendant de nos

représentations ? Et surtout : le locuteur singulier est-il distinct de ses

semblables parce que, à côté de la faculté commune de langage, il fait valoir

d’autres caractéristiques, elles bien uniques et induplicables (par exemple un

désir ou une passion) ? Ou bien ce locuteur n’est-il au contraire distinct de ses

semblables, précisément, que parce qu’il représente une modulation particulière

de la faculté commune de langage ? L’individuation advient-elle en vertu de

quelque chose qui s’ajoute au Commun, ou a-t-elle lieu au sein de ce dernier ?

Tels sont quelques uns des dilemmes qui, aujourd’hui plus que jamais,

quadrillent la discussion sur le principium individuationis. Il est presque superflu

d’ajouter que l’enjeu est ici à la fois logique, métaphysique et politique. Logique :

pour penser adéquatement la « nature commune » (ou préindividuelle) dont

Page 22: Multitudes Simondon

descend l’individu individué, il convient peut être de renoncer au principe

d’identité et à celui du tiers exclu. Métaphysique : à la lumière du lien Commun-

Singulier, il est permis de postuler l’existence d’une intersubjectivité préalable,

antérieure à la formation même de sujets distincts ; l’esprit humain,

contrairement à ce que suggère le solipsisme méthodologique des sciences

cognitives, est originairement public ou collectif. Politique : la consistance du

concept de « multitude » dépend en bonne part de la façon de comprendre le

processus d’individuation. Celle ci est un réseau de singularités qui, au lieu de

converger vers l’unité factice de l’État, perdurent comme telles pour la raison

précise que, dans les formes de vie et dans l’espace-temps de la production

sociale, elles refont à chaque fois valoir la réalité préindividuelle qui se tient

derrière elles, c’est-à-dire le Commun dont elles dérivent.

Il existe à ma connaissance deux penseurs qui, prenant l’individuation

comme thème de prédilection, ont fini par s’occuper surtout de la « nature

commune », de ses caractères et de son statut. : Duns Scot et Gilbert Simondon.

Il y a dans cette dérive - partir pour les Indes et découvrir l’Amérique - quelque

chose comme une nécessité riche d’enseignements. Pour justifier un tel

rapprochement, il suffirait de dire : ces deux philosophes ont polémiqué contre la

façon habituelle de comprendre le principium individuationis, et surtout contre

sa réduction à une question bien circonscrite, dépourvue de conséquences sur

l’ontologie générale. Et l’on pourrait ajouter : la réflexion de Simondon sur la

« réalité préindividuelle », comme tout mouvement de pensée capable de

déterminer une situation inédite, nous permet de lire autrement certains auteurs

du passé, ou encore crée ses propres prédécesseurs. Mais si l’on en restait là, il

ne s’agirait que d’un jeu érudit : et je n’ai, à vrai dire, de goût ni pour le jeu ni

pour l’érudition. En relevant certaines assonances entre les thèses de Duns Scot

et celles de Simondon, je voudrais plutôt tenter de mettre au point un modèle

théorique - ni « simondonien » ni « scotien » au sens strict du terme - pour

déchiffrer le rapport Commun-Singulier et, donc, le mode d’être de la multitude

contemporaine.

Ces quelques notes (rien de plus, en vérité) concernent : 1. La critique

adressée par Duns Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-

Page 23: Multitudes Simondon

forme, ou encore l’hylémorphisme, peut rendre raison du processus

d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel » et celle de

« commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et logique du

« commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’ « universel ». 3.

Le rapport paradoxal - fait à la fois d’addition et de soustraction - de l’individu

individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-ils ou non des

individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans les manuels

scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de

« transindividualité » et d’ « individuation collective ».

Misère de l’hylémorphisme

Sans être toujours en mesure de l’éviter, tant Duns Scot que Gilbert

Simondon manifestent la plus vive défiance à l’égard de l’expression « principe

d’individuation ». Elle est à leurs yeux trompeuse, car elle donne à croire que

l’individuation serait due à un facteur particulier (le sacro-saint « principe »),

isolable en tant que tel.

Duns Scot consacre une grande partie de l’ Ordinatio II, 3, 1 à passer au

crible, puis à écarter un à un les différents candidats au rang de « principe » :

quantité, qualité, espace, temps, etc. Inutile de chercher un aspect de la réalité

capable, par lui-même, de garantir la singularité d’un être. Tous les aspects de la

réalité, y compris les accidents les plus fugaces et les plus casuels, sont toujours

communs : chacun est passible d’individuation, aucun ne peut la produire. Il est

totalement illusoire de supposer, par exemple, que la singularité dérive de

l’existence ou de l’indivisibilité : ce qui existe (ou ce qui se révèle indivisible) est

un être singulier, mais ce n’est en aucune façon l’existence (ou l’indivisibilité)

qui en fait le singulier qu’il est.

Pour Simondon (1989, p. 11), « ce qui est un postulat dans la recherche du

principe d’individuation, c’est que l’individuation ait un principe ». L’erreur

capitale de ce postulat tient à ce qu’il assigne à l’individu constitué un primat

ontologique, pour procéder ensuite à reculons et partir à la recherche de son

prétendu élément séminal. Au lieu d’expliquer l’individu à partir du Commun, on

explique ainsi le Commun à partir de l’individu. Pour corriger cette tendance

Page 24: Multitudes Simondon

fallacieuse, il est nécessaire de poser au centre de l’enquête l’être préindividuel,

dépourvu d’unité numérique, et par là jamais réductible à un élément défini :

« l’individu serait alors saisi comme une réalité relative, une certaine phase de

l’être qui suppose comme elle une réalité préindividuelle, et qui, même après

l’individuation n’existe pas toute seule, car l’individuation n’épuise pas d’un seul

coup les potentiels de la réalité préindividuelle » (ibid. p. 12).

Critiquer l’idée que l’individuation aurait un « principe » signifie régler ses

comptes avec le couple matière/forme. C’est en effet surtout à lui qu’a été

confiée la charge de transformer une nature commune en un être singulier (l’

« humanité » en « cet homme », par exemple). Pour Simondon, l’hylémorphisme

est un filet dont les mailles sont trop larges : il indique tout au plus certaines

conditions en arrière-fond de l’individuation, sans fournir aucune élucidation sur

l’opération en laquelle elle consiste : « on n’assiste pas à l’ontogénèse parce

qu’on se place toujours avant cette prise de forme qui est l’ontogénèse ; le

principe d’individuation n’est pas donc saisi dans l’individuation même comme

opération, mais dans ce dont cette opération a besoin pour pouvoir exister, à

savoir une matière et une forme » (ibid., p. 11). Pour Duns Scot, ni la matière, ni

la forme, ni même leur composé n’individuent, constituant plutôt le milieu où

l’individuation doit s’accomplir : « L’entité individuelle n’est ni forme ni matière

ni composition en tant que chacune de celles-ci est une nature [commune]. Elle

est la réalité ultime de l’être qui est matière, ou qui est forme, ou qui est

composition, de sorte que tout ce qui est commun et cependant déterminable

peut toujours être distingué » (Ordinatio II, 3, § 188, p. 176).

Duns Scot se propose en particulier de réfuter la thèse aristotélico-thomiste

selon laquelle la tâche d’individuer reviendrait à la seule matière, la forme se

voyant réserver le monopole de la « nature commune ». La réfutation a lieu à

travers une célèbre expérience mentale : les anges, par définition dépourvus de

corps matériel, sont-ils eux aussi des singularités distinctes, ou coïncident-ils

sans reste avec l’espèce ? Duns Scot nous rappelle avant tout que, contrairement

à ce que soutiennent ses détracteurs, la matière est, elle aussi, commune, ou

plutôt a une « quidditas » : en sorte que sa présence n’assure pas l’individuation,

pas plus que son absence ne l’empêche. En second lieu, il observe que la forme,

Page 25: Multitudes Simondon

à l’égal de toute autre « nature commune », est déjà par soi sujette, sans nul

besoin d’intervention extérieure, au processus d’actualisation qui donne lieu à

une pluralité d’individus inconfondables : « J’affirme donc qu’en fonction de la

réalité par laquelle elle est une nature, toute nature [...] est potentielle par

rapport à la réalité par laquelle elle est “cette nature” et que, par suite, elle peut

être “celle-ci” » (ibid, § 237, p. 196). La multitude angélique est une multitude

d’individus individués : chacun d’eux est une « détermination ultime » du

Commun, aucun ne le renferme en soi tout entier.

L’expérience mentale de Duns Scot (peut-être comparable, dans le langage

de Simondon, à la défense d’une « individuation psychique » nouvelle et

particulière par rapport à l’individuation « physique »), peut être reformulée, de

façon tout à fait sérieuse, en se référant à la situation contemporaine. Le travail

vivant postfordiste a pour matière première et instrument de production la

pensée verbale, la capacité d’apprendre et de communiquer, l’imagination, bref

les facultés distinctives de l’esprit humain. Le travail vivant incarne, donc, le

general intellect ou « cerveau social », dont Marx a parlé comme du « socle

principal de la production et de la richesse ». Le general intellect ne coïncide

plus, aujourd’hui, avec le capital fixe, avec le savoir cristallisé dans le système

des machines, mais fait un avec la coopération linguistique d’une multitude de

sujets vivants. Tout cela est maintenant assez évident. Faire résonner ici la

question de Duns Scot est déjà moins évident, mais pourtant légitime : les

travailleurs cognitifs, partageant cette « nature commune » qu’est le general

intellect, sont-ils des singuliers absolument distincts ou, pour ce qui touche à

leur être « cognitifs » et « immatériels », n’y a-t-il pas de différence entre espèce

et individu ? Certains soutiennent que la multitude postfordiste est constituée

d’individus induplicables dans la mesure, et dans la mesure seulement où chacun

dispose d’un corps matériel. Mais peut-être demeure-t-on ici trop fidèle au

critère défendu par Thomas d’Aquin dans le De ente et essentia : la matière

comme seul principium individuationis. Une solution de ce genre est pleine

d’inconvénients. Elle pose en effet qu’au lieu d’être le terrain propice à

l’individuation, le Commun se situe à ses antipodes. Les travailleurs cognitifs ne

seraient pas singuliers en tant que cognitifs, mais au-delà et indépendamment de

Page 26: Multitudes Simondon

ce fait. En toute rigueur, il n’y aurait pas alors de multiples travailleurs cognitifs,

mais un seul travailleur cognitif/espèce, exemplifié par de nombreux êtres

identiques. Il existe cependant d’excellentes raisons, logiques et politiques,

d’avancer « qu’il est parfaitement possible qu’il y ait une pluralité d’anges dans

la même espèce » (ibid, § 227, p. 193), ou qu’il est parfaitement possible que la

« nature commune » - en l’occurrence le fait d’être tous des expressions du

general intellect - ait sont « actualité ultime » dans une multitude de singularité

distinctes.

L’opposition du Commun et de l’Universel

Pour penser sérieusement le Singulier, il faut planter sa tente dans le

Commun : dans ce Commun que Duns Scot nomme « nature » et Simondon

« préindividuel ». L’individuel en tant que tel est une catégorie extrêmement

générale et indéterminée, tout le contraire de l’individuation. Si l’on considère

deux individus sans faire référence au Commun, on est contraint de conclure

qu’ils sont tous les deux un « un », un « celui-ci », un « je » : donc qu’ils sont

indiscernables, exactement comme des citoyens qui vont voter. En dehors du

Commun, il y a identité, et non singularité. L’identité est réflexive (A=A) et

solipsiste (A n’est pas relié à B) : tout être est et demeure lui-même, sans

entretenir le moindre rapport avec quelque être que ce soit. La singularité, au

contraire, jaillit d’une réalité préindividuelle préalablement partagée : X et Y ne

sont des individus individués que parce qu’ils configurent de façon différente ce

qu’ils ont en commun.

Pour comprendre l’articulation intime du Singulier et du Commun, il

convient toutefois de relever le hiatus séparant le Commun de l’Universel.

L’habitude d’employer les deux termes comme des synonymes presque

interchangeables nous fait perdre la partie de l’individuation avant même de

l’avoir commencée. Le Commun s’oppose à l’Universel tant du point de vue

logique que du point de vue ontologique. Préciser avec soin cette double coupure

est peut-être une des tâches essentielles de la philosophie à venir (ainsi que le

point d’honneur des mouvements politiques les plus radicaux du présent). Je me

contenterai ici d’un relevé sténographique des arguments de Duns Scot et de

Page 27: Multitudes Simondon

Simondon qui semblent justifier cette inférence a priori étrange : « si Commun,

alors non Universel ». À la place du rapport d’inclusion dans l’Universel de

l’individu déjà constitué, les deux auteurs mettent l’accent sur le rapport

d’appartenance préalable au Commun de l’individu en voie d’individuation.

Pour Duns Scot, le Commun est « inférieur à l’unité numérique » (Ordinatio II, 3,

§ 8 ; p. 89) ; pour Simondon, l’ « être préindividuel est un être qui est plus qu’une

unité » (Simondon 1989, p. 13). Et seul ce qui échappe à l’unité numérique « est

compatible sans contradiction avec la multiplicité » (Ordinatio II, 3, § 9, p. 90) ;

lui seul est partageable et communicable, ou « peut se trouver chez un autre

sujet que celui chez qui il se trouve” (ibid). Muriel Combes observe que pour

Simondon « c’est seulement en fonction d’un être préindividuel compris comme

“plus qu’un”, c’est-à-dire comme système métastable chargé de potentiels, qu’il

devient donc possible de penser la formation d’êtres individués » (Combes 1999,

p. 13). Notons le pluriel : « êtres individués ». S’il n’était pas « plus qu’un », le

Commun ne pourrait se rattacher simultanément à de multiples individus : mais

puisque l’individuation d’un individu seul est inconcevable (comment distinguer

alors l’exemplaire singulier de l’espèce ?), il n’y aurait pas du tout de processus

d’individuation et pas même, en toute rigueur, quoi que ce soit de commun. Tel

est le premier point de divergence, essentiel, avec l’Universel : ce dernier est en

effet toujours doté d’unité numérique. Ou plutôt : l’Universel est la façon dont

l’esprit assigne subrepticement une unité numérique au Commun. Les concepts

de « beau », d’ « intelligent », d’ « homme », etc., transfèrent le préindividuel

dans le cadre de la réalité individuée. Les prédicats universels ne rendent pas

compte de la « nature commune » qui précède et rend possible l’individuation, ils

se contentent d’abstraire certaines caractéristiques uniformément récurrentes

parmi des êtres déjà individués.

Le Commun est une réalité indépendante de l’Intellect : il existe même

quand il n’est pas représenté. L’Universel, au contraire, est un produit de la

pensée verbale, un ens rationis dont l’intellect est l’unique demeure. Duns Scot :

« J’affirme encore qu’ [...] il y a dans les choses, indépendamment de toute

opération de l’intellect, une unité qui est inférieure à l’unité numérique, c’est-à-

dire l’unité propre au singulier, et qui est néanmoins réelle ; cette “unité” est

Page 28: Multitudes Simondon

l’unité propre à une nature [commune] » (Ordinatio II, 3, § 30, p. 98). De la

même façon, pour Simondon, le « préindividuel », loin d’être une construction

mentale, est la réalité dont l’esprit lui-même descend et dépend : « l’individu a

conscience de ce fait d’être lié à une réalité qui est en sus de lui-même comme

être individué » (Simondon 1989, p. 194).

D’un point de vue gnoséologique, on devrait donc parler d’un réalisme du

Commun et d’un nominalisme de l’Universel. Le Commun, inférieur à l’unité

numérique, est présent en soi et pour soi dans une multiplicité de sujets

singuliers. L’Universel, subsistant seulement dans l’intellect, est en revanche

introuvable dans tel ou tel des sujets singuliers auxquels il peut être attribué. Le

Commun - par exemple la « nature humaine » ou le « general intellect » - n’est

pas un prédicat des individus Pierre, Paul ou Jacques, mais ce dont procède

l’individuation même de Pierre, Paul ou Jacques, en tant qu’êtres distincts

auxquels conviendront ensuite les prédicats les plus divers. Inversement

l’Universel - par exemple le concept d’ « homme » ou celui d’ « intelligence » -

est un prédicat qui s’ajoute à des individus déjà individués, sans jouir pourtant

d’une réalité propre en aucun d’entre eux. Comme l’écrit en une formule

percutante Sondag dans son admirable commentaire de Duns Scot, « une nature

[commune] est individuable et non-prédicable, un concept est prédicable et non-

individuable » (Sondag 1992, p. 36). C’est le réalisme du commun qui conduit

Simondon à émettre l’hypothèse provocatrice d’une « ontologie précritique » :

d’une ontologie qui, tenant les catégories transcendantales de Kant pour un

résultat tardif du processus d’individuation, valorise l’existence effective d’une

réalité préindividuelle (et antéprédicative). « Il faut intégrer au domaine de

l’examen philosophique l’ontogénèse, au lieu de considérer l’être individué

comme absolument premier. Cette intégration permettrait [...] aussi de refuser

une classification des êtres en genres qui ne correspond pas à leur genèse, mais

à une connaissance prise après la genèse » (Simondon 1989, p. 206). Le

Commun, au sein duquel il n’est pas encore possible de distinguer entre sujets et

prédicats, est pour ainsi dire la condition de possibilité extra-mentale des

catégories a priori dont jouit l’esprit.

Puisqu’il est prédicable et doté d’unité numérique, l’Universel est soumis

Page 29: Multitudes Simondon

aux principes d’identité et du tiers exclu : Jean est homme ou non-homme, il

n’existe pas d’autre possibilité. En tant qu’il manque d’unité numérique et n’est

pas prédicable, le Commun ne se plie pas au principe d’identité ou à celui du

tiers exclu : la « nature humaine » est et n’est pas l’individu individué Jean ; le

general intellect est et n’est pas tel travail cognitif singulier. Duns Scot : « s’il est

vrai que la nature de x, qui est réellement présente chez x, peut très bien être

présente chez un autre singulier, on ne peut véritablement pas dire que “x est la

nature de x” » (Ordinatio II, 3, § 37, p. 102). Simondon : « Pour penser

l’individuation, il faut considérer l’être non pas comme substance, ou matière, ou

forme, mais comme système tendu, sursaturé, au-dessus du niveau de l’unité, ne

consistant pas seulement en lui-même, et ne pouvant pas être adéquatement

pensé au moyen du principe du tiers exclu ; l’être concret, ou être complet, c’est-

à-dire l’être préindividuel, est un être qui est plus qu’une unité. L’unité,

caractéristique de l’être individué, et l’identité, autorisant l’usage du principe du

tiers exclu, ne s’appliquent pas à l’être préindividuel [...] ; l’unité et l’identité ne

s’appliquent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération

d’individuation » (Simondon 1989, pp. 13-14).

L’hétérogénéité logique et ontologique qui sépare le Commun de

l’Universel se présente aujourd’hui comme alternative politique entre Multitude

et État. Les singuliers qui composent la multitude postfordiste exposent une

« nature commune » comme leur propre présupposé réel (et inséparable) : ils

exposent donc tout entier le processus d’individuation dont ils sont le dernier

résultat. Qu’on l’appelle general intellect ou coopération linguistique, ce

présupposé commun est sur le point de surgir au premier plan comme principe

constitutionnel inédit, soviet du travail cognitif, démocratie non représentative.

L’État, qui s’oppose à la multitude, ne fait que transposer le Commun dans un

ensemble de réquisits universels, dont lui seul est le détenteur légitime. L’État

postfordiste assure une sorte de réalité politico-militaire factice à cet ens

rationis qu’est l’Universel comme tel. La démocratie représentative et les

appareils administratifs opèrent une substitution systématique de l’Universel,

prédicable mais non-individuable, au Commun, individuable mais non-prédicable.

Page 30: Multitudes Simondon

L’individuation : surplus et déficit

La différence entre Commun et Singulier pourrait être à bon droit

comparée à la différence entre puissance et acte. Duns Scot : « la réalité de

l’individu est, pour ainsi dire, un acte qui détermine la réalité de l’espèce,

laquelle est, pour ainsi dire, possible et potentielle » (Ordinatio II, 3, § 180, p.

172). Le Singulier ne se distingue pas du Commun par la possession de quelque

qualité supplémentaire, mais parce qu’il détermine de manière contingente et

induplicable toutes les qualités déjà contenues en lui. Le Singulier est la « réalité

ultime » du Commun, exactement comme l’acte est la réalité ultime de la

puissance. L’analogie du couple puissance/acte et du couple

préindividuel/individuel affleure également souvent chez Simondon : « On

pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu porte avec

lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification que les

philosophes présocratiques y mettaient : [...] la nature est réalité du possible,

sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme

individuée » (Simondon 1989, p. 196). Et Muriel Combes précise : « Avant toute

individuation, l’être peut être compris comme un système qui contient une

énergie potentielle. Bien qu’existant en acte au sein du système, cette énergie

est dite potentielle car elle nécessite pour se structurer, c’est-à-dire pour

s’actualiser selon des structures, une transformation du système » (Combes

1999, p. 11). Ne dépendant d’aucun facteur ou « principe » particulier,

l’individuation, tant chez Duns Scot que chez Simondon, est une individuation

modale : elle n’est que le passage d’un mode d’être à un autre.

L’acception modale de l’individuation, sur la base de laquelle le Commun est

Singularité-en-puissance, et la Singularité Commun-en-acte, rend plausible

l’énoncé simultané de deux assertions qui pourraient, à première vue, sembler

discordantes, voire carrément contradictoires : a. l’individu ajoute quelque chose

à la nature commune ; b. l’individu n’épuise pas en lui la perfection de la nature

commune. Prises ensemble, ces deux assertions nous disent : un individu est à la

fois plus et moins que l’espèce (tandis qu’il n’est jamais assimilable à elle).

Comment concevoir un excès qui, sous un autre aspect, constitue une

Page 31: Multitudes Simondon

déficience ? L’incompatibilité apparente de ces deux assertions disparaît dès que

l’on considère que ce « plus » et ce « moins » ont une seule et même racine : le

Singulier comme acte. L’individualité ajoute à la « nature commune » (general

intellect, faculté de langage, mobilité des migrants, etc.) le mode d’être de l’

« actualité ultime ». Ce mode d’être, à la différence de la forme ou de la matière,

ne se manifeste que dans une singularité distincte : en sorte qu’il faut conclure

que « cet homme » contingent est plus que la « nature humaine ». Mais le

Singulier, toujours du fait qu’il est une « réalité ultime », n’en demeure pas

moins en deçà du Commun. L’individu individué ne résume pas en lui la

perfection inscrite dans la « nature commune », car il n’est qu’une de ses

innombrables déterminations possibles. Aucun singulier ne peut exposer le

Commun en tant que tel, ce dernier contenant comme son trait essentiel la

communicabilité et la partageabilité, c’est-à-dire la relation entre de multiples

singuliers. Tout travail cognitif ajoute quelque chose au general intellect, mais il

n’en représente pas tout entier la puissance, puissance qui se donne à voir dans

l’agir de concert d’une multitude.

Évoquons rapidement quelques corollaires déductibles de ces deux

assertions fondamentales. Reprenons la première : « l’individu ajoute quelque

chose à la nature commune ». Cela signifie que la singularité n’est pas le pur

résidu d’une série infinie d’oppositions et de délimitations. Selon Duns Scot,

« cet homme » n’est pas un singulier parce qu’il est distinct de tous les autres

individus, il est distinct de tous les autres individus « par quelque chose en lui de

positif » (Ordinatio II, 3, § 49, p. 109). Qu’on l’appelle « actualité ultime » (avec

Duns Scot), ou « résolution d’un état métastable chargé de potentiel » (avec

Simondon), cette positivité du Singulier contraste avec le modèle négativo-

différentiel d’individuation qui prévaut dans les sciences humaines influencées

par le structuralisme. Gérard Sondag observe que la position de Duns Scot nous

offre quelques bonnes raisons de révoquer en doute la célèbre thèse de

Ferdinand de Saussure d’après laquelle, dans la langue, un élément singulier

n’est défini que par sa non-coïncidence avec le reste : « on ne peut pas soutenir

qu’à l’intérieur d’un système constitué ses éléments se définissent seulement par

leurs différences mutuelles, ou que ces différences réciproques sont la condition

Page 32: Multitudes Simondon

suffisante de leur individualité - théorie qui pourtant a pu passer pour

convaincante, pendant quelques dizaines d’années, dans un grand nombre de

recherches dans les sciences de l’homme et dans celles du langage (les

premières prenant souvent modèle sur les dernières » (Sondag 1992, p. 43).

D’après notre seconde assertion « l’individu n’épuise pas en lui la perfection de

la nature commune ». En guise de corollaire, on pourrait énoncer : le processus

d’individuation, qui fait d’un animal humain une singularité induplicable, est

toujours circonscrit et partiel ; ou plutôt inachevable par définition. Pour

Simondon, le « sujet » déborde les limites de l’ « individu », vu qu’il contient en

lui, au titre de composante inéliminable, une part de réalité préindividuelle, riche

en potentiels, instable. Cette réalité préindividuelle coexiste durablement avec le

Je singulier, sans jamais toutefois se laisser assimiler à lui. Elle dispose donc de

ses propres expressions autonomes. Du préindividuel surgit l’expérience

collective : laquelle, pour Simondon, ne consiste pas en une convergence de

multiples individus individués, mais tient aux diverses façons dont s’exprime ce

qui, en chaque esprit, n’est pas passible d’individuation. « Ce n’est pas

véritablement en tant qu’individus que les êtres sont rattachés les uns aux autres

dans le collectif, mais en tant que sujets, c’est-à-dire en tant qu’êtres qui

contiennent du pré-individuel » (Simondon 1989, pp. 204-5). On l’a dit, la

perfection de la nature commune ne se manifeste que dans l’interaction entre

singuliers, sans appartenir à aucun d’eux en particulier. La préposition « entre »,

généralement employée avec insouciance, est ce que nous offre de mieux le

langage ordinaire pour indiquer ce qui, tout en existant réellement en dehors de

l’esprit, n’en est pas moins « inférieur à l’unité numérique ». « Entre » désigne le

milieu de la coopération productive et du conflit politique. Dans ce « entre » le

Commun nous montre son second visage : préindividuel, il est également trans-

individuel ; non seulement fond indifférencié, mais aussi sphère publique de la

multitude.

L’ange et le travailleur cognitif comme « individus de groupe »

Revenons, pour finir, aux anges. Pour Duns Scot, bien qu’ils soient

dépourvus de corps matériel, ils sont des singularités distinctes. Sinon, nous dit-

Page 33: Multitudes Simondon

il, il faudrait en conclure que « du seul fait qu’il est dépourvu de matière, un

individu quelconque enfermait en lui-même la perfection tout entière de

l’espèce » (Ordinatio II, 3, § 249, p. 202) : ce qui, nous l’avons vu, est une erreur

grossière. Un discours analogue vaut pour les travailleurs cognitifs, dont la

« nature commune » est le general intellect. En tant qu’ « actualités ultimes » du

cerveau social, ce sont des individus individués. Mais, notons le bien, ils le sont

même sans aucune considération des corps désirants que, n’étant pas des anges,

ils possèdent assurément. L’individuation des travailleurs cognitifs doit

concerner en premier lieu leur être cognitifs. Toute autre hypothèse n’est que

bavardage fastidieux.

Cela dit et redit, demandons nous si la « question des anges » (et celle,

parallèle, du rapport general intellect/multitude) ne se prête pas pourtant à une

autre interprétation. Une fois admis sans état d’âme que l’absence de matière

n’empêche pas l’individuation, on ne peut néanmoins s’empêcher d’avoir

l’impression que, dans le cas des anges, il existe une proximité anomale entre le

Singulier et le Commun. Il est presque impossible de penser cet ange particulier

en dehors de l’ensemble compact dont il fait partie : Puissances, Dominations,

etc. Le chérubin singulier, doté, c’est entendu, d’unité numérique, semble ne

plus avoir derrière lui d’être préindividuel qui, « inférieur à toute unité

numérique », le relierait à tous ses semblables. Il constitue certes une « actualité

ultime », mais, il faut l’ajouter, une actualité qui, en un mouvement réflexif,

expose en elle-même le rapport puissance/acte ; il constitue certes une

singularité , mais une singularité qui exprime ostensiblement le passage du

Commun au Singulier. La thèse thomiste selon laquelle les anges ne seraient pas

sujets à l’individuation n’est qu’une façon erronée d’enregistrer cette situation

paradoxale. Mais réfuter cette erreur ne doit pas nous dispenser d’affronter le

paradoxe.

Tant pour les anges de Duns Scot que pour les travailleurs cognitifs

d’aujourd’hui, eux aussi caractérisés par une sorte d’étrange juxtaposition du

Singulier et du Commun, les réflexions de Simondon sur l’ « individuation

collective » se montrent tout à fait éclairantes. De quoi s’agit-il ? La part de

réalité préindividuelle qui demeure irrésolue en tout sujet singulier exige un

Page 34: Multitudes Simondon

nouveau processus d’individuation qui pourtant - nous y voilà ! - ne peut advenir

in interiore homine, à l’intérieur de l’esprit, mais seulement entre une

multiplicité d’esprits. Cette seconde individuation donne lieu, précisément, au

collectif. À l’encontre de bien des superstitions philosophico-politiques,

Simondon soutient que le collectif ne réduit pas la singularité, mais qu’il l’affine

et accroît sa puissance. Le collectif est le milieu où le pré-individuel se convertit

en trans-individuel. Et l’individu psychique, en s’individuant à nouveau dans le

collectif transindividuel, devient un « individu de groupe » : « Il n’est donc pas

juste de parler de l’influence du groupe sur l’individu ; en fait, le groupe n’est

pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus

groupés ; d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le

groupe est groupe d’individus [...] le groupe n’est pas non plus réalité

interindividuelle, mais complément d’individuation à vaste échelle réunissant

une pluralité d’individus » (Simondon 1989, pp. 184-5).

Nous pouvons alors reformuler la « question des anges ». Tant les anges

que les travailleurs cognitifs se présentent comme des individus de groupe. Dans

un cas comme dans l’autre, il y a concomitance, enchevêtrement inextricable de

deux individuations : psychique et collective. La proximité anomale du Singulier

et du Commun s’explique par le primat de l’expérience transindividuelle dans la

vie de chaque individu individué. Le travailleur cognitif, « actualité ultime » du

general intellect, reflète dans sa singularité contingente le « entre » où

surviennent les relations entre les multiples travailleurs cognitifs. À l’égal de

l’ange c’est un travailleur positivement distinct qui, pourtant, ne se laisse pas

penser en dehors de l’ensemble auquel il appartient. Précisons : c’est justement

la distinction positive de ce travailleur cognitif qui se verrait négligée si l’on ne

prêtait pas attention à l’agir de concert auquel il participe, à la coopération

productive et politique dans laquelle il est inclus, à la réalité transindividuelle

qui lui échoit (et qui acquiert en lui une tonalité intime à nulle autre pareille).

(traduit de l’italien par François Matheron)

Bibliographie

COMBES, M., Simondon. Individu et collectivité, Paris, Puf, 1999.

Page 35: Multitudes Simondon

DUNS SCOT, Le principe d’individuation (Ordinatio II, 3, première partie),

introduction, traduction et notes par Gérard Sondag, Paris, Vrin, 1992.

SIMONDON, G., L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.

SONDAG, G., Introduction à Duns Scot, Le principe d’individuation, cit., pp. 7-84.

Penser le politique avec Simondon Par Jacques Roux Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

La pensée simondonienne de l’individuation ne s’est pas directement

attachée à s’appliquer au politique. Pourtant, à travers des notions comme celles

de métastabilité, de milieu associé, de centralité ou même d’éthique, le

philosophe ouvre plus que des pistes pour comprendre à nouveaux frais les

processus de transformation sociale et la question du vivre ensemble. En

complémentarité avec l’approche du public chez John Dewey, les écrits de

Gilbert Simondon permettent de penser positivement le politique comme

expérimentation réflexive d’une transindividualité des êtres partagés.

Peut-on légitimement prolonger la pensée de Simondon dans l’ordre du

politique ? N’est-ce pas trop demander à une démarche qui s’en est tenue à

l’univers philosophique, que de la faire intervenir dans l’ordre de la cité, et

comment faire ce travail avec elle, sans lui faire dire ou faire le contraire de ce

qu’elle dit ou fait ? Avec Simondon, l’acte de penser n’est jamais dédouané de

l’engagement à penser. On pourrait déjà dire à ce titre que c’est une pensée qui

impose une politique de la pensée. Mais ce n’est pas une pensée de recettes,

dans laquelle il suffirait de puiser pour résoudre les « problèmes ». Au contraire,

la méthode transductive est une méthode qui impose du travail : toujours à

nouveau frais, pour individuer une disparation, pour la faire évoluer, dans

chaque situation de tension individuante. On pourrait donc reformuler la

question initiale : en quoi une pensée de la transduction et de l’individuation,

adossée à l’écrit simondonien, peut-elle aider à formuler la question politique

contemporaine ? En quoi nous aide-t-elle à avoir prise sur les formes actuelles du

monde commun, sur la compréhension des mobilisations qui visent à l’agir, à le

Page 36: Multitudes Simondon

transformer, à lui résister, à l’élaborer ? En quoi les choses publiques sont-elles

attachées, dans leur ontologie comme dans leur agissabilité, à ces formes

d’individuation collective (donc humaine) dont Simondon fait la clé de voûte de

son édifice théorique ?

Inscrire la métastabilité dans l’ordre du politique

À la fin de sa conférence « Forme, information et potentiels », Simondon

avance quelques exemples qui pourraient offrir des prises à son modèle de la

métastabilité. C’est un des rares passages où il s’aventure à donner des

exemples tirés de la vie en société. Nous sommes, en 1960, en pleine guerre

d’Algérie. « Nous considérerions que ce qu’il y a de plus important à expliquer

dans le domaine psycho-social, c’est ce qui se produit lorsqu’on a affaire à des

états métastables : c’est la prise de forme accomplie en champ métastable qui

crée les configurations. Or, ces états métastables existent ; je sais bien que ce ne

sont en général pas des états de laboratoire, ce sont des états chauds, comme

dirait Moreno... Mais un état pré-révolutionnaire, un état de sursaturation, c’est

celui où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute

prête à jaillir ; il suffit que le germe structural apparaisse et parfois le hasard

peut produire l’équivalent du germe structural... » Dans une manière proche de

celle du léninisme, mais sans l’a priori marxiste de la classe élue qui annexe

l’histoire collective, Simondon inscrit la transformation politique à même les

conditions de métastabilité du monde social. Un déclencheur (est-ce une action ?

est-ce un hasard ?) joue le rôle du germe structural qui, par propagation,

reconfigure une situation grosse de potentialités de changement. L’action

politique a ici à être attentive à cette potentialité, à trouver à s’inscrire dans

cette « opportunité », voire à la provoquer. Dans le même passage, Simondon en

appelle à une énergétique humaine pour comprendre les ressorts intimes de la

transformation des sociétés : « En tout cas, nous arriverions à l’idée selon

laquelle une science humaine doit être fondée sur une énergétique humaine, et

non pas seulement sur une morphologie ; une morphologie est très importante,

mais une énergétique est nécessaire ; il faudrait se demander pourquoi les

sociétés se transforment, pourquoi les groupes se modifient en fonction des

Page 37: Multitudes Simondon

conditions de métastabilité. Or, nous voyons bien que ce qu’il y a de plus

important dans la vie des groupes sociaux, ce n’est pas seulement le fait qu’ils

sont stables, c’est qu’à certains moments ils ne peuvent conserver leur

structure : ils deviennent incompatibles par rapport à eux-mêmes, ils se

dédifférencient et se sursaturent ; tout comme l’enfant qui ne plus rester dans un

état d’adaptation, ces groupes se désadaptent. Dans la colonisation par exemple,

pendant un certain temps, il y a cohabitation possible entre colons et colonisés,

puis tout à coup ce n’est plus possible parce que des potentiels sont nés, et il

faut qu’une structure nouvelle jaillisse. Et il faut une vraie structure, c’est-à-dire

sortant vraiment d’une invention, un surgissement de forme pour que se

cristallise cet état ; sinon, on reste à un état de désadaptation, de

dédifférenciation, comparable au malajustement de Gesell et Carmichael... »

(IPC, pp. 63-64, souligné par l’auteur).

Que nous livre Simondon ici ? D’abord, cette idée que les situations socio-

politiques ne relèvent pas d’équilibres stables, selon une logique de structures,

mais d’équilibres métastables, sortes de stases de différenciation qui, à un

moment donné (sur les conditions duquel il ne se prononce pas), deviennent

incompatibles à elles-mêmes, et qui imposent nécessairement une individuation

d’ordre supérieur, au bénéfice d’une structure nouvelle. L’allagmatique

simondonienne, le passage opératif d’une structure à une autre, se dit ici dans

l’ordre de la pensée, de l’interprétation de l’histoire, exemples à l’appui. Mais

cette pensée « évolutionnaire » est en phase analogique avec l’agir lui-même

dans l’histoire (qu’il s’agisse de l’agir pré-révolutionnaire, de l’agir contre la

colonisation). Tout comme la pensée, l’action politique doit se « sourcer » dans

ce que Simondon appelle l’énergétique humaine, dans ce déploiement des forces

portées par les acteurs humains, quand les situations des groupes sociaux en

appellent à ne plus conserver les mêmes structures, devenues sursaturées. Ces

sont les situations elles-mêmes, dans leurs caractérisations socio-politiques, qui

attestent qu’un processus de désadaptation, de malajustement est en cours.

C’est adossée à cette déstabilisation que l’action de transformation est engagée.

Non pas, forcément, au nom d’un idéal général totalisant (par exemple au nom

d’une idéologie ou d’un projet comme l’indépendance nationale), mais parce que

Page 38: Multitudes Simondon

la situation est porteuse d’un potentiel de changement qui, d’une façon ou d’une

autre, demande à s’exprimer. La vision politique de Simondon plaide pour une

avancée progressive de l’individuation, pour que l’histoire se fasse/soit faite dans

cette voie de l’individuation continuée. Le travail politique apparaît ici comme un

travail assimilable à celui des Alchimistes, un travail de la matière commune, qui

s’élabore à travers des étapes de dissolution, de dédifférentiation et de

redifférentiation. « La désadaptation à l’intérieur d’un domaine, l’incompatibilité

des configurations à l’intérieur du domaine, la dédifférentiation intérieure, ne

doivent pas être assimilées à une dégradation : elles sont la condition nécessaire

d’une prise de forme ; elles marquent, en effet, la genèse d’une énergie

potentielle qui permettra la transduction, c’est-à-dire le fait que la forme

avancera à l’intérieur de ce domaine » (IPC, p. 64).

La radicalité d’un penser/agir au milieu des choses

Simondon a développé une double pensée du milieu. D’une part, c’est sa

théorie du milieu associé. Dans le mouvement d’individuation, l’être se dédouble,

se déphase, en individu et milieu. Le milieu associé n’est pas seulement

l’environnement proche de l’individu, une sorte d’enveloppe ou de nid, au sens

écologique du terme ; c’est cela et plus que cela, c’est une sorte de double de

l’individu, et l’ensemble qu’il forme avec lui c’est l’individuation en cours.

Simondon pense l’individu à partir de l’individuation et non l’inverse ; l’individu

n’est pas isolé sur lui-même, il porte plus que lui-même, une réserve

d’individuation qui réside dans le couple qu’il forme avec son milieu associé. Ce

que Simondon appelle aussi le système individuant. Cette pensée de

l’individuation marque une rupture avec le schème hylémorphique, qui saisit

l’individu comme la rencontre entre une forme et une matière. Elle a pour effet

de reposer à nouveaux frais la question de la montée en généralité ou en

singularité. Chaque individualité vaut pour elle-même, mais non pas à la manière

d’un exemplaire d’un genre commun qui permettrait de classer les espèces, mais

comme l’entéléchie de son mouvement d’individuation, manifestation exemplaire

de son ontogenèse, mais pour autant métastable, soumise à remise en cause en

continu, à renaissance, à métamorphose.

Page 39: Multitudes Simondon

Mais d’autre part, pour Simondon, la notion de milieu intervient dans le

mouvement de connaissance. La pensée d’un phénomène doit parvenir à se

situer au milieu, au sens de se tenir à distance des deux pôles qui forment les

tenseurs de la contradiction fixée par l’individualité qu’il s’agit d’isoler et de

penser. Le milieu, c’est ici le centre, le point réel, concret, topographique mais

aussi épistémologique, où se tiennent reliées les qualités contradictoires sur la

ligne qui relie les deux pôles de l’opposition. Les exemples abondent, puisés dans

une multiplicité de domaines, attestant que cette pensée du centre, de la zone

obscure centrale, constitue un principe ontologique/épistémique princeps de la

pensée simondonienne ( [1]).

Ces deux sens de milieu sont reliés dans la logique simondonienne. Là où

les choses se tiennent, où les couples d’opposition sont à l’œuvre dans les

processus d’individuation, c’est là où les choses sont réelles, et c’est là qu’il

s’agit de les penser. Les pôles extrêmes qui fixent des identités apparemment

stables, ne sont que des abstractions, des non réalités, des fictions engendrées

dans la connaissance par le schème hylémorphique. La zone obscure centrale,

masquée par ce schème, est l’accomplissement pratique, concret, de la relation

d’individuation, qui a valeur d’être.

Cette pensée du/au milieu, du/au centre, jusqu’à quel point est-il possible

de la déployer dans l’espace du politique ? Tout d’abord, considérons les êtres

politiques comme des individualités reliées à leur milieu associé. Penser le

politique avec Simondon, c’est ne pas détacher la chose politique de son cours

situé d’évolution, de son histoire propre, de son contexte d’apparition et de

transformation. C’est prendre en compte la situation réelle, concrète, dans

laquelle l’être politique s’individue sous tension. La pensée de Simondon invite à

rester attaché à la singularité de la situation politique, à résister à la montée en

généralité qui coupe le lien entre l’individualité politique et son contexte

d’apparition. Parce que cette individualité, s’il s’agit bien d’une réalité vivante

(et non de la reproduction mécanique d’un processus de mort), est en cours

d’individuation. C’est sur le lieu même de cette individuation qu’il s’agit de

penser, et donc d’agir.

Disons tout de suite que cette manière de rester attaché à la singularité de

Page 40: Multitudes Simondon

la chose politique, au lieu de la relier a priori à d’autres situations du même

genre, ne signifie pas pour autant l’isoler dans une singularité essentielle.

Chaque individualité politique partage avec les autres individualités politiques

une même réserve d’individuation, un même potentiel d’individuation. C’est cette

transindividualité entre entités politiques qui constitue les ramifications

pertinentes qui façonnent le domaine du politique, qui lui donnent son

énergétique, son milieu associé.

Mais il y a aussi le deuxième sens de centre : ce qui se tient au centre,

entre les deux pôles extrêmes de l’opposition. Cette signification du centre est

classique en politique. Dans le sens courant du terme, on dit d’une position

centriste qu’elle est conciliante, consensuelle, qu’elle veut ménager la chèvre et

le chou : elle est déqualifiée comme apolitique. Si l’on suit la voie

simondonienne, cette position au centre prend une tournure radicalement

différente. Précisément, elle prend un tour radical, non pas au sens du parti

radical, mais au sens des radicaux américains. Tenir la position du centre, c’est

alors se tenir là où les choses se tiennent attachées, là où les extrêmes sont

réunis sous forme d’une tension individuante, là où les choses sont réelles. Cette

position au centre renvoie les extrêmes à leur statut de fictions, de pôles qui

n’existent que pour ceux qui les occupent, qui n’intègrent pas la situation

politique dans son processus réel d’individuation, dans son milieu associé. La

position centrale se rapproche de l’obscur, du non visible, de ce qui du politique

ne se donne pas publiquement, c’est une pensée du politique qui accompagne la

position de ceux qui ne font pas de politique mais qui la vivent dans leur

expérience vécue. Pour reprendre autrement l’expression heureuse de Michel

Callon, c’est le lieu de la politique in vivo ou de plein air. Cette manière de faire

de la politique est aussi une manière de connaître le monde, d’enquêter, de

prendre en compte les questions incertaines, celles dont la réponse ne cadre pas

avec les cadres en place. C’est une manière de déplacer les cadres.

Cette « radicalité centrale » en politique vise à faire une lumière, tamisée, sur les

lieux où on ne regarde pas, qui ne sont pas donnés à la vue, là où les choses ne

sont pas tranchées, où il reste du jugement à faire, de l’action possible. Elle

renvoie, non pas dos à dos mais face à face, les partis pris a priori, adossés qu’ils

Page 41: Multitudes Simondon

sont à une manière hylémorphique de cacher les liens, d’obscurcir la zone du

milieu, là où les êtres politiques sont en tension individuante. Cette position n’est

pas une position neutre, facile, qui va dans le sens du courant. Elle est exigeante,

elle commande à l’enquête, à l’éveil, à l’attention, et elle ne se donne pas

forcément à voir dans l’espace public. C’est une politique qui ne se donne pas

comme telle. A l’image de l’ontogénétique simondonienne, cette politicité du

monde inaugure un format inédit du politique, inscrit dans la singularité du

processus d’individuation. Elle est théâtre et agent de l’individuation des entités

politiques, lieu de leur naissance, de leur agissabilité, de leur métamorphose.

L’étalement de l’acte moral, fondement transindividuel du

politique

Dans la conclusion de sa thèse, Simondon propose une approche de l’acte

éthique compatible avec son modèle de l’individuation. « La valeur d’un acte

n’est pas son caractère universalisable selon la norme qu’il implique, mais

l’effective réalité de son intégration dans un réseau d’actes qui est le devenir...

L’acte moral est celui qui peut s’étaler, se déphaser en actes latéraux, se

raccorder à d’autres actes en s’étalant à partir de son centre actif unique » (IPC,

pp. 242-243). A l’opposé de l’acte fou qui se referme sur lui-même (comme l’acte

d’angoisse qui s’abîme dans l’illusion d’une individuation sur soi, sans

transindividuation), l’acte éthique accède à une dimension morale dès lors qu’il

inscrit son effectivité dans sa relation avec les autres actes. L’acte moral

s’élargit par interférence successive avec d’autres actes associés, qui le rendent

possible et qu’il rend possibles. Il est relié, intrinsèquement et extrinsèquement,

avec ce qui n’est pas lui, par contact/à distance, de près/de loin, avant/après...

L’acte moral accomplit la transindividualité dont sont porteurs les actes dans

leur individualité.

À ce niveau principiel, il nous semble que Simondon retrouve le

pragmatisme de Dewey, qui parle lui aussi d’actes reliés dans sa théorie du

politique.( [2]) Pour ce dernier, le principe du public réside dans l’espace

d’interconséquentialité des actes humains. Ce qui fonde l’homme comme animal

politique (et qui le différencie des autres êtres ou espèces), c’est son

Page 42: Multitudes Simondon

comportement réflexif, qui vise à prendre en compte ce fait incontournable,

objectif, que les effets de ses actes débordent le cercle primaire des personnes

ou des groupes directement concernés. Ce principe du public est en amont des

formes de l’État, des formes inventées par les communautés humaines pour

réguler leurs intérêts partagés. Dewey prolonge ici, comme par anticipation

heureuse, l’éthique simondonienne dans l’espace de la pensée du politique.

Quelle serait en effet une éthique en actes qui demeurerait en deçà de la

question de l’agir, donc du politique ? L’étalement de l’acte moral dont parle

Simondon, son interactivité avec les autres actes, imposent une prise en charge

transindividuelle, un engagement, une communauté ( [3]). Poser un acte moral,

c’est entrer dans un régime de responsabilité, c’est répondre de son interférence

avec les autres actes, c’est assumer la charge de préindividualité dont il est

porteur et qu’il manifeste dans sa conséquentialité. C’est reconnaître d’emblée

sa charge potentiellement politique, au-delà des clivages privé/public qui ne sont

pas donnés a priori, mais qui interviennent dans le cours même de l’individuation

de l’acte.

Mais inversement, Simondon apporte en retour à Dewey ce qui pourrait lui

manquer : un fondement moral à sa pensée du politique. Car la réflexivité,

l’enquête, l’intentionnalité, qui fondent le public deweysien, n’opèrent pas

indépendamment des valeurs morales des actes, de leur contenu de jugement, de

leur sens. La démocratie ne repose pas uniquement dans les formes de

l’organisation de l’association humaine ; elle exige une prise en charge des

valeurs, partagées ou non partagées, de la disparation dans l’ordre de la qualité

morale des actes. Si le public, la communauté, se reconnaissent dans la prise en

charge de l’interférence des actes individuels, c’est donc bien que ces actes sont

porteurs de transindividualité et que l’agir politique consiste à statuer sur leur

potentialité à s’étaler, à se partager, à se pétrir avec les actes connexes,

connectables. Il s’agit bien de trancher pour savoir si cela est souhaitable ou pas.

Alors, la démocratie est aussi une scène qui organise des questions de jugement,

d’appréciation : tel acte, telle décision, telle mesure, sont-ils porteurs de plus

qu’eux-mêmes, favorisent-ils une mise en résonance avec d’autres niveaux

d’actes, avec d’autres interventions, dans d’autres mondes, dans d’autres temps.

Page 43: Multitudes Simondon

La réponse n’est pas immédiate, elle requiert une « enquête de moralité », une

discussion, une mise en intelligence. La totalisation en politique ne se donne pas

en dehors de l’expérience. Telle association partielle se retrouvera derrière un

état donné de jugement et d’action. Mais à nouveau, la question de

l’individuation de cette association se posera. Saura-t-elle mutualiser sa

singularité individuante ou se refermera-t-elle sur une vérité isolée/isolante ? La

politique simondonienne, s’il en est une, expérimenterait alors un élargissement

des actes, vers plus de potentialité, d’inter-humanité, plus de vie, plus d’être.

[1] Nous renvoyons ici à notre article « Saisir l’être en son milieu. Voyage en

allagmatique simondonienne », in P. Chabot (dir.), Simondon, Annales de

Philosophie, Bruxelles, 2002.

[2] J. Dewey, Le public et ses problèmes, Publications de l’Université de Pau,

Farrago, Léo Scheer, 2003.

[3] C’est un munus au sens donné par R. Esposito dans Communitas. Origine et

destin de la communauté, PUF, 2000.

Page 44: Multitudes Simondon

Résister à Simondon ? Par Isabelle Stengers Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

Dans cet article, Isabelle Stengers analyse la rencontre entre le « germe-Simondon » et le milieu soudainement réceptif qui l’accueille aujourd’hui. Agacée par une certaine forme de piété risquant d’entourer désormais Simondon, elle nous invite à faire du transindividuel autre chose qu’un mot et qu’une réponse passe-partout, et à le traduire en vecteur immanent de perplexité, en pratiques expérimentales politiques et en agencements collectifs, seuls porteurs d’empowerment.

À l’exception notable de Gilles Deleuze, le concept de transduction créé par

Simondon n’a pas, de son vivant, suscité beaucoup d’intérêt. Il en va tout

autrement aujourd’hui, ce qui d’ailleurs convient parfaitement aux thèses

simondoniennes : l’« information » associée à un germe, ici un penseur ou un

livre, n’est pas une cause au sens classique où toute cause a en elle-même le

pouvoir de causer ; elle n’est capable d’informer le milieu, de le structurer, que

si le milieu associé au germe devient « métastable », « riche en énergie et pauvre

en structure ». La question se pose alors : de quel type de structure notre milieu

est-il, aujourd’hui, « pauvre », ce dont témoignerait la propagation des idées de

Simondon ?

Le livre de Muriel Combes, Simondon. Individu et collectivité [1],

témoigne de cette rencontre entre le « germe-Simondon » et un milieu soudain

réceptif. Elle écrit que la pensée de Simondon propose « un humanisme sans

homme qui s’édifie sur les ruines de l’anthropologie. Un humanisme qui, à la

question kantienne : ’qu’est-ce que l’homme ?’, substituerait la question

’combien de potentiel un homme a-t-il pour aller plus loin que lui ?’, ou encore :

’Que peut un homme pour autant qu’il n’est pas seul ?’ » (p. 85)

La question est importante. Le processus d’individuation proposé par

Simondon a en effet pour visée explicite de trancher la question de la poule et de

l’œuf que dramatisent tant de sciences humaines : faut-il mettre au principe de

la description soit un individu doté d’attributs bien définis soit un milieu

fonctionnel dont se déduiront les propriétés que l’individu pense siennes. Avec

Simondon, et le milieu et l’individu viennent « après » l’individuation, et si la

Page 45: Multitudes Simondon

description de l’un renvoie alors à celle de l’autre, c’est parce que ce qui se

propose à la description est dans les deux cas un produit stable du processus.

L’individu s’explique certes par le milieu qui lui est associé, mais l’explication

n’est pas une déduction : s’expliquer renvoie à l’ontogenèse elle-même, à

l’opération de compatibilisation qui produit et l’individu et le milieu.

Il me semble assez incontestable que le processus d’individuation selon

Simondon peut aider à penser un certain nombre de cas de très grand intérêt.

Simondon lui-même s’est beaucoup intéressé à la perception au sens sensori-

moteur, celle que nous, adultes, tendons à prendre comme allant de soi. Sa

redescription nous invite à en célébrer le haut fait, qui s’accomplit à chaque

génération, pour chaque « petit d’homme ». Et je pense qu’une célébration de ce

genre est bienvenue pour l’ensemble des cas marqués par un contraste

dramatique entre la question de l’apprentissage et le moment où ce qui a été

appris se présente comme une « propriété » de l’individu : il sait marcher, parler,

lire, trouver la solution d’une équation du deuxième degré, percevoir les

composantes d’une cellule au microscope, conduire une voiture, etc... Face à des

signes d’imprimerie, il faut une très grande ascèse spirituelle pour réussir à ne

pas « lire », et il faut être acteur ou danseur pour pouvoir « se laisser tomber ».

Quant aux mathématiques, on sait la catastrophe que peut constituer le

« malentendu » entre le prof qui pense qu’une définition, ou une équation,

explicite tout ce qu’il y a à comprendre, et l’élève qui n’y comprend rien.

La pédagogie est le champ par excellence où fait des ravages le « conflit

hylémorphique » (explication par la forme globale ou par la matière ?) : faut-il

mettre « au centre » le savoir scolaire, qui aurait une valeur formatrice en lui-

même, ou l’élève, chaque savoir n’étant alors que l’occasion pour l’élève de

découvrir et nourrir sa propre compétence autonome ? Dans ce cas, la pensée de

l’individuation pourrait alors avoir des conséquences pratiques directes car ce

qu’elle mène à célébrer est le rôle de l’enseignant. C’est à l’enseignant que

revient en effet la charge de créer les conditions de métastabilité susceptibles de

faire exister ensemble un savoir intéressant et une classe intéressée. Seraient

« simondoniens » des pédagogues qui n’expliqueraient pas aux enseignants ce

qu’est un élève et comment il apprend, mais admettraient que tout ce qu’eux-

Page 46: Multitudes Simondon

mêmes croient savoir dérive bien plutôt de ce que réussit (ou rate) l’enseignant

dans son milieu associé (qui n’est pas l’enfant mais la classe).

La pensée de Simondon me semble donc une très intéressante antidote

pour un ensemble de conflits répétitifs toujours dominés par des mots d’ordre

portant sur « la bonne explication », celle qui renvoie l’explication rivale aux

oubliettes de nos illusions. Ces conflits sont, je crois, le « milieu » associé au

concept d’individuation. En ce sens, on pourrait affirmer que la pensée de

Simondon accomplit une élucidation du sujet kantien de la première critique,

celui dont les catégories conviennent aux principes des phénomènes, celui qui

anticipe et reconnaît. Voire que cette pensée permet d’envisager une approche

de la question de la « prise d’habitudes » - jusqu’à et y compris celles que

prennent les scientifiques formés à ce que Thomas Kuhn appelle une résolution

d’énigmes (puzzles) sur fond de paradigme.

Cependant, lorsque je sais lire, et que je lis tel ou tel texte, de Simondon ou

de Combes, les choses se compliquent. Certes, on peut continuer à invoquer un

« milieu associé », partie prenante du processus par où ce texte me transforme.

Mais le texte - et même celui-ci que je suis en train de relire - ne deviendra

jamais mien : c’est comme « autre », me mettant à l’épreuve, m’inquiétant, me

faisant hésiter, que j’ai à le décrire. Epreuve, inquiétude, hésitation signalent

moins ici l’amorce d’une opération de compatibilisation que la question de ce

que, dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze et Guattari nomment « faculté

problématique », pensée déliée d’un rapport au même, autorisant

reconnaissance et communication [2].

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne

définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais

déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas : s’il

y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue. Le

langage est fait pour cela, pour la traduction et non pour la communication » [3].

Citer Mille Plateaux, lorsqu’on traite de Simondon, est toujours cruel. Car

Deleuze, bien sûr, n’ignore pas Simondon, il fut le premier à en dire

l’importance, et il le répète avec Guattari dans ce livre. Mais voilà, il a refusé

d’« étendre à tout système » (p. 78, note 22) une notion comme celle de

Page 47: Multitudes Simondon

transduction. Une notion, ou un concept, il faut les savoir traiter, et bien traiter,

comme des outils. Il n’y a pas d’outil universel ; un outil, cela se crée pour un

problème, pour un type de problème, par double singularisation : « ce »

problème, « cet » outil. Problème de goût, de coadaptation, insistent Deleuze et

Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? Un problème, cela se construit, et

une solution, cela s’évalue : « Manqué... Réussi... » (p. 79). Je ne doute pas

qu’une « compatibilisation » serait possible, mais ne serait-elle pas

« épicyclique », « sauvant les phénomènes » en leur imposant une forme de

solution a priori ? On peut voir là le triomphe de Simondon, puisque sa pensée

s’étendrait par transduction. On renoncera alors à toute différence entre

« sauver un phénomène », lui apporter une solution qui en fait taire la difficulté

propre, et accepter l’épreuve de ce problème.

Pour beaucoup de ceux qui, aujourd’hui, s’intéressent à Simondon, il y a

dans son œuvre de quoi faire tout autre chose que « sauver » ce qui excède la

question de l’individu propriétaire de ses attributs. Si Muriel Combes, par

exemple, lit dans cette pensée la possibilité d’un humanisme axé sur le question

« Que peut un homme pour autant qu’il n’est pas seul ? », c’est parce que

l’individu humain n’est pas le dernier mot. Simondon a également créé la notion

de transindividuel, le plus qu’individuel, qui désigne à la fois ce qui est relation

auto-constituante du sujet et ce dont la rencontre est l’événement désindividuant

qui, écrit Muriel Combes (p. 66), « brise le rapport interindividuel fonctionnel et

engendre la nécessité d’une épreuve ». Entre auto-constitution (toujours déjà) et

désindividuation transindividuelle comme condition d’une nouvelle individuation,

se dessine ainsi la place d’une expérience (solitude, angoisse) qui introduit à la

question de la spiritualité. C’est là, me semble-t-il, qu’il faut peut-être apprendre

à résister à Simondon.

Résister ne signifie pas le moins du monde refuser la question de la

spiritualité. Bien au contraire, le renouveau de cette question est passionnant et

on ne soulignera jamais assez l’importance de la brèche ouverte par Foucault

dans L’Herméneutique du sujet [4] lorsqu’il a nommé spiritualité la forme des

pratiques qui postulent que, tel qu’il est, le sujet n’est pas capable de vérité mais

que, telle qu’elle est, la vérité est capable de sauver le sujet. Le problème est :

Page 48: Multitudes Simondon

comment ne pas faire de cette brèche une autoroute ? La séduction de Simondon

tient, me semble-t-il, à ce que sa pensée donne des mots à ce que nous sentons,

la profonde bêtise de la pensée de l’homme moderne, associé au « moment

cartésien » de Foucault. Mais attention aux mots, car s’ils ne communiquent pas

avec de nouvelles questions pratiques, avec un processus de déterritorialisation

effectif au sens de Deleuze et Guattari, ils nous anesthésieront.

On aurait pu s’attendre à ce que Simondon, penseur des techniques,

s’arrête à la relation entre transindividuel, spiritualité et technique, et qu’il

rejoigne ainsi Deleuze et Guattari, pour qui « il n’y a de l’imagination que dans la

technique » [5]. Il aurait pu, alors, s’adresser non à l’« homme », mais à la

multiplicité des techniques en prise sur les questions de devenir et de

métamorphose, et non d’ontogenèse. Un livre, qu’on l’écrive ou qu’on le lise, est

(ou peut être) un dispositif technique qui, s’il réussit, « fait penser », « oblige à

penser ». Mais il en est de même pour les messages énigmatiques que les

guérisseurs « tribaux » déchiffrent dans le sable, avec les coquillages ou le

plomb fondu. Et chaque moment, ici et maintenant, d’écriture, de lecture ou de

voyance, appelle des concepts qui exhibent une expérience hétérogène et qui

s’affirme telle, non pas une expérience individuelle qu’il s’agirait de renvoyer à

son ontogenèse. Pas de genèse, mais plutôt ce que Deleuze et Guattari appellent

« agencement » : « L’unité réelle minima, ce n’est pas le mot, ni l’idée ou le

concept, ni le signifiant, mais l’agencement. C’est toujours un agencement qui

produit les énoncés. Les énoncés n’ont pas pour cause un sujet qui agirait

comme sujet d’énonciation, pas plus qu’ils ne se rapportent à des sujets comme

sujets d’énoncés. L’énoncé est le produit d’un agencement, toujours collectif, qui

met en jeu, en nous et hors nous, des populations, des multiplicités, des

territoires, des devenirs, des affects, des événements » [6].

Pourquoi « jouer » Deleuze et Guattari contre Simondon au lieu de tenter

de les accorder ? Peut-être, au premier degré, par agacement, je l’avoue. Il y a

dans la « redécouverte de Simondon » une forme de piété qui m’agace d’autant

plus qu’elle me semble réitérer ce qu’il y a de plus oppressant dans le texte de

Simondon : une sorte de rapport immédiat à la vérité. On « sent » la transduction

opérer dans un puissant rapport d’adhésion suscité par une rhétorique qui la

Page 49: Multitudes Simondon

réclame. L’agacement n’a rien d’une réaction « psychologique » : il signale la

puissance d’un agencement redoutable, dont Simondon lui-même a sans doute

été la première « victime ». Mais la coïncidence entre l’intérêt pour la spiritualité

et la redécouverte de Simondon est une raison beaucoup plus puissante.

L’événement intervient, et témoigne pour, un moment de perplexité auquel il

risque de donner une réponse trop rapide. La perplexité, cela se cultive, cela

crée des risques qu’il s’agit d’explorer. Je crains le caractère un peu trop

satisfaisant d’une réponse qui rassure parce qu’elle recentre sur « nos »

catégories (individu/ontogenèse ; appartenance/drame de la solitude du

« sujet ») une question qui devrait nous faire bégayer.

Le transindividuel ne fait pas bégayer : il marque en fait le passage d’une

intervention sur nos mots d’ordre, sur l’affrontement sempiternel entre pouvoirs

d’expliquer rivaux, vers une pensée « en vérité ». Et cette vérité est

malheureusement assez familière, car elle prend le relais de toutes celles qui,

déjà, nous ont proposé une différence entre ce qui signe la vocation spirituelle de

l’homme (solitude, angoisse) et ce qui lui fait écran (les appartenances de type

tribal, qui sont censées dire à l’individu qui il est). Vérification des effets

pratiques de ce passage : selon Bernard Aspe [7], la spiritualité selon Simondon

est le « nom de la forme de vie qui réalise une compatibilisation de l’action et de

l’émotion, et qui comme telle ne peut avoir lieu qu’au niveau du collectif, en tant

qu’il s’individue, et non en tant qu’il est déjà donné (comme ‘société’) ».

« Aucune différence de fond, en ce sens, entre la ‘nature’ dont parle Simondon,

et le ‘surnaturel’ qui est en question dans les pratiques des guérisseurs. Dans les

deux cas, il s’agit avant tout d’une réalité soustraite à l’intentionnalité

humaine ». Quant à la guérison, elle « est toujours de l’ordre d’une restauration

de la possibilité d’une relation transindividuelle. Ce qui suppose que soient

prises en compte, à travers des techniques diverses, toutes les composantes de

la réalité relationnelle (biologique, psychique, culturelle). » La thèse est

convaincante mais qu’opère-t-elle ? Un déplacement de l’attention. Les

techniques des guérisseurs basculent du côté d’une diversité relative, alors que

triomphent le « avant tout », le « toujours », bref le commun tel que le posent

nos définitions. Nous savons mieux que les guérisseurs la signification de leur

Page 50: Multitudes Simondon

technique et l’interprétation à donner à leur efficacité [8].

Je ne dis pas que c’est faux, et je n’ai rien contre le transindividuel en tant

que tel. J’interroge ses conséquences en tant qu’opérateur théorique

« territorialisant », se présentant comme capable de subsumer et d’unifier

dispositifs et agencements. Nous risquons de nous retrouver, comme d’habitude,

« seuls au monde », quoique désormais dotés d’un « potentiel », d’une part de

« nature préindividuelle » dotée du pouvoir d’expliquer et d’unifier. Résister,

associer le transindividuel à un processus de déterritorialisation, me semble

imposer à l’inverse que ces dispositifs et agencements soient reconnus comme ce

indépendamment de quoi le transindividuel n’est qu’un mot, comme cela seul

qui, le faisant exister, lui confère le pouvoir de nous obliger à penser.

Cette alternative est pratique, et il ne s’agit pas seulement de descriptions

ethnologiques ou de pratiques cliniques, mais de pratiques expérimentales

politiques. Et en particulier les pratiques que les activistes américains nomment

pratiques d’empowerment, qui mettent au travail la question de

l’« appartenance ». Appartenir, ici, ce n’est pas se voir assigner une identité,

c’est devenir [9], en l’occurrence devenir capable de ce dont on serait incapable

sinon : participer à une décision collective, résister aux dynamiques qui prennent

les participants en otages, ne pas accepter par lassitude ou pour le bien du

groupe, et être à la hauteur, sur le terrain, de ce à quoi on s’est engagé. Les

contraintes et les manières de l’empowerment ont été explorés par les groupes

d’action non violente et de désobéissance civile, qui savaient que les participants

devraient « tenir » sur le terrain sans la drogue unanimiste de l’excitation

collective (jets de pierre, combat frontal, etc.). Et elles ont été reprises par les

groupes qui entendent que leur mode d’action soit capable, sans perdre aucune

efficacité confrontationnelle, de faire exister dans l’action le type de coopération

inventive, de « reclaiming » de l’espace et du temps pour lesquels ils luttent.

Beaucoup de femmes dans ces groupes, qui s’en étonnera ?

Dans Femmes, magie et politique [10], Starhawk, activiste et sorcière néo-

païenne, ne parle pas d’« unité magique », mais de la magie comme technique,

articulable à toutes les lucidités que l’on voudra, constructiviste en ce sens car

échappant aux alternatives dramatiques « y croire ou pas ». La pierre de touche

Page 51: Multitudes Simondon

des rituels créés par les activistes néo-païens est expérimentale, ils s’évaluent

par leur efficace et impliquent un processus d’apprentissage ouvert, une

pragmatique qui pense « cause » et « effet », mais au plus loin des relations

« objectives » d’équivalence : la « cause » est ce qui doit être « convoqué » et ce

qui est convoqué l’est non pas au sens où il aurait « en soi » le pouvoir de

produire des effets, il les produit dans l’événement même où il répond à la

convocation. Ce qui, d’ailleurs, est exactement le cas des êtres associés aux

sciences expérimentales. Nous ne savons pas ce qu’est un électron, nous ne

pouvons le décrire que du point de vue de ses réponses aux dispositifs qui le

convoquent. La différence entre l’électron et la Déesse des sorcières porte sur le

type d’effet qui permettra dans ces différents cas de parler de « réussite »,

production d’un « scientifique-doté-d’un-résultat-publiable » ou de collectifs dont

les membres deviennent effectivement capables de la lutte qui les engageait.

Il s’agit d’une différence qui importe, et qui impose notamment de penser

l’efficace des techniques pour elles-mêmes, libérée de la référence aux finalités

humaines qui les réduisent à des instruments. Les sciences et les techniques

« objectives » implique une « prise », la création d’un « avec » irréductible à la

figure du cristal individuel croissant dans son « eau-mère ». Une histoire comme

celle de l’électron est une histoire de dispositifs inséparables de l’exigence d’une

réussite singulière, la capacité de témoigner que ce que nous nommons électron

n’est pas réductible à une fiction, ou à une « compatibilisation »

simondonnienne : transindividualité objective. Afin que la « transindividualité

subjective » ne soit pas réponse tout terrain mais vecteur immanent de

perplexité et d’expérimentation, elle devrait, me semble-t-il, être liée, elle aussi,

à des histoires de dispositifs caractérisés eux aussi en termes d’efficace. Leur

réussite pourrait bien tenir à la convocation de ce qui, irréductible à une fiction

(interprétable en termes de psychologie, de symbolique, de projection), devrait

être dit « cause de pensée », au double sens de faisant exister et de contraignant

la pensée (c’est le cas de la Déesse mais aussi des êtres mathématiques).

A la question « que peut un homme pour autant qu’il n’est pas seul ? », il

n’y aurait alors d’autre réponse que les productions de convocation, de capture,

de métamorphoses qui témoignent activement de ce que les humains ne se font

Page 52: Multitudes Simondon

pas tout seuls. Non pas (simplement) un humanisme « sans homme », mais une

autre ontologie, une autre anthropologie, d’autres obligations.

[1] Paris, PUF, coll. Philosophies, 1999.

[2] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991,

p. 127.

[3] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 536.

[4] L’herméneutique du sujet, cours au collège de France 1982, Paris :

Gallimard, Seuil, coll. Hautes études, mars 2001

[5] Mille Plateaux, op. cit., p. 426.

[6] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996 p. 65.

[7] « La pathologie au lieu du transindividuel’, in Gilbert Simondon. Une pensée

opérative, Cresal, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2002, citations

p. 26, 25et 28.

[8] Voir à ce sujet I. Stengers, L’hypnose entre magie et science, Paris, Seuil, Les

Empêcheurs de penser en rond, 2002.

[9] Voir Brian Massumi, « Économie politique de l’appartenance et logique de la

relation », in Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1998, pp. 119-140.

[10] Paris, Seuil, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003.

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L’acte fou Par Bernard Aspe, Muriel Combes Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

Après une synthèse rapide sur la séquence spéculative « individuation,

transduction, transindividualité » qui traverse la pensée de Simondon, les

auteurs se penchent sur ce qui leur paraît en constituer une limite paradoxale :

l’isolation historique de ce philosophe de la relation. Ils formulent alors une

hypothèse : le type d’acte vers lequel Simondon a tendu ses efforts militants ne

pouvait convenir à ce qui était indiqué dans la caractérisation de l’expérience

transindividuelle. En se livrant à une pensée spéculative incapable d’instaurer un

collectif transindividuel, Simondon s’est inscrit dans la logique qu’il a lui-même

décrite comme étant celle de « l’acte fou ».

« C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul »

Une philosophie, pour autant qu’elle se soucie de cohérence, procède à

l’auto-élucidation de l’acte qu’elle est : c’est ce que montre exemplairement

l’œuvre de Simondon. Un tel acte n’est pas sans risque. Il peut, en particulier, se

trouver isolé, se retrouver coupé de l’espace de résonance dont il aurait besoin

pour vivre.

Souligner ce risque d’isolement, c’est prendre le parti généralement

évacué d’avance de ne pas séparer, au nom des idées, « l’œuvre » et la

« biographie ». C’est ce parti que prend Isabelle Stengers lorsque, dans un texte

intitulé « Pour une mise à l’aventure de la transduction », elle écrit : « On l’aura

compris, je fais le choix, ici, de ne pas considérer la solitude dans laquelle

Simondon a construit son œuvre comme un trait contingent, ou que l’on pourrait

expliquer sur un mode extrinsèque » [1]. À notre tour, nous prenons ce parti, et

nous le prenons au sérieux.

Suivant en cela encore Isabelle Stengers, nous parlerons de pensée

spéculative [2] « pour désigner ce que tente Simondon à travers le dépli de ce

qu’il appelle une ‘ontogenèse’ ». Or, il nous semble que le risque d’isolement est

Page 54: Multitudes Simondon

constitutif du geste qui caractérise une pensée spéculative. Plus précisément, il

est constitutif d’une pensée comme la philosophie de l’individuation qui, tout en

se déployant tout entière dans la dimension spéculative, appelle l’ouverture à

une autre dimension, sans laquelle le geste spéculatif lui-même est vidé de son

sens.

Une séquence spéculative : individuation, transduction,

transindividualité

Une pensée spéculative se caractérise par ceci qu’elle est la mise en œuvre

de ce qui apparaît comme un « contenu » thématique, c’est-à-dire qu’elle est une

pensée opérante. Ainsi, la pensée de l’individuation est aussi l’effectuation d’un

processus d’individuation. Le sujet qui pense l’individuation est le lieu, le siège

d’une individuation : « une individuation de la connaissance » (IGPB, 34). Celle-ci

n’est en rien une opération réflexive par laquelle le sujet est censé se révéler à

lui-même, transparent à lui-même. Nul besoin non plus de confondre cette

méthode avec une visée herméneutique : il ne s’agit pas d’interprétation. Il s’agit

de déterminer l’être de telle sorte qu’il présente l’abord par lequel il n’est pas

l’opposé de la pensée qui l’appréhende ; de chercher le point depuis lequel se

laisse saisir le « même » de l’être et de la pensée ; de faire ainsi du sujet pensant

un élément de la pensée qu’il déroule, sans être à ce titre doté d’aucun privilège,

ni d’aucune éminence.

Le « même » ici repéré ne concerne pas la seule réalité du sujet, mais toute

réalité dès lors qu’elle peut être analogiquement conçue à partir du procès de

pensée qui met en œuvre l’individuation. La relation entre « être » et « pensée »

est une relation entre des opérations qui doivent être saisies depuis ce qu’elles

ont d’analogue. Simondon parle de « transduction » pour désigner à la fois ce

que ces opérations ont d’analogue, et la manière dont la pensée va exhiber cette

analogie. La transduction « exprime l’individuation et permet de la penser »

(IGPB, 31). Elle est « logique » et « ontologique ». Elle est une méthode pour

régler le procès d’abstraction, et elle désigne les processus réellement à l’œuvre

dans les êtres concrets.

En fin de compte, la transduction récapitule le mouvement spéculatif : elle

Page 55: Multitudes Simondon

est la mise en œuvre, l’effectivité, l’accomplissement de cela même dont elle

parle, et elle est ce qui place le sujet à même le plan de pensée qu’il élabore. Elle

procède à une inclusion non-réflexive du sujet dans la pensée qu’il pense ; elle

garantit une auto-validation de ses opérations en faisant de son acte cela même

dont elle a, avant tout, à exposer la réalité, et en faisant de toute réalité ce qui

peut être analogiquement saisi depuis l’exposition de cet acte.

Le troisième terme essentiel qui complète la séquence du « schème

spéculatif » que nous avons isolé est celui de transindividualité [3]. Il désigne le

fait que l’individu n’est jamais seulement tel : il a en partage avec d’autres ce qui

ne se laisse pas discerner comme des qualités attachées à un individu. Il ne suffit

pas de dire que les relations nous constituent. Il n’est certainement pas faux de

dire que l’individu porte avec lui la trace laissée par ses relations avec les autres,

ainsi que la condition de ces relations. Mais l’important est dans ce qui, entre

« moi » et « l’autre », est indiscernable, inassignable à une individualité. Chacun

porte en effet avec soi une part qui n’est pas individuée, une part préindividuelle.

L’individu est plus et autre chose que lui-même, « plus qu’unité et plus

qu’identité » (IGPB, 30), plus qu’un et autre qu’un moi.

C’est en tant qu’il est individu et autre chose qu’individu qu’il peut être dit

sujet. Mais le sujet comme tel n’existe au fond qu’à mettre en œuvre une relation

transindividuelle. Les « problématiques » qui le définissent comme sujet, et qui

concernent la relation entre l’individué et l’infra-individué en lui, ne peuvent

trouver de résolutions qu’au niveau du collectif. L’angoisse apparaît à Simondon

comme l’épreuve exemplaire d’une impossible résolution par l’individu des

problématiques qui le traversent comme individu : « l’être individué [...] sent

refluer en lui tous les problèmes ; dans l’angoisse, le sujet se sent exister comme

problème posé à lui-même, et il sent sa division en nature préindividuelle et en

être individué » (IPC, 111). Il y a dans l’expérience de l’angoisse une tension qui

conduit le sujet à chercher une résolution impossible : « dans l’angoisse, le sujet

voudrait se résoudre lui-même sans passer par le collectif » (IPC, 111) ; « l’être

angoissé demande à lui-même, à cette action sourde et cachée qui ne peut être

qu’émotion parce qu’elle n’a pas l’individuation du collectif, de le résoudre

comme problème » (IPC, 112). Résolution impossible, parce que privée de la

Page 56: Multitudes Simondon

dimension dans laquelle les problématiques psychiques peuvent trouver un

espace de résonance ayant l’amplitude suffisante pour que puissent s’y tracer

des voies résolutives.

Seule l’individuation collective configure l’espace où ces problématiques

peuvent être résolues. Seule elle donne un espace à la relation transindividuelle.

Si l’angoisse semble condamnée à demeurer un échec, c’est dans la mesure où le

sujet n’y « a pas recours à la relation transindividuelle, telle qu’elle apparaît

dans l’individuation du collectif » (IPC, 113).

On dira de façon générale que le transindividuel est ce plan du réel où

l’individu, lorsqu’il s’y tient, partage avec d’autres cela même qui ne lui

appartient pas, ce à quoi lui-même, en tant qu’individu, n’a pas accès.

Là encore se vérifie le mode d’existence si particulier de la pensée spéculative.

La transindividualité dont il est question dans les pages de L’Individuation

psychique et collective est ce qui est rendu effectif par la puissance propre de la

pensée de l’individuation. La lecture de ces pages est une mise en œuvre de ce

qui, en nous, n’est éprouvé qu’à partir de ce qui vient d’un autre, en tant que cet

autre ne parle pas depuis son être-individu.

Le défaut de transindividualité

C’est néanmoins en ce point, celui qu’indique le concept de

transindividualité, que se révèle ce qui constitue peut-être la limite de la

démarche de Simondon. Limite qu’Isabelle Stengers, dans le texte déjà cité,

énonce ainsi : « Le grand thème de Simondon, ‘la relation a valeur d’être’, est au

cœur de la question que pose, pour moi, sa lecture. C’est lui qui, par sa force de

mise en problème, s’oppose à ce que l’œuvre sombre dans le type d’oubli qui

attend le plus souvent ceux et celles qui méprisent assez la relation pour penser

que l’on peut avoir raison tout seul, ou, ce qui est équivalent, que l’on peut avoir

raison dans les termes d’une ‘relation transindividuelle’ telle que les différences

entre individus soient seulement ‘psychologiques’, la transformation de l’un

faisant alors foi pour tous. Mais c’est lui également qui doit être mis à l’épreuve,

évalué en relation, évalué à partir du mode de relation qu’il induit » (p. 138).

« Avoir raison tout seul », c’est risquer la folie, comme l’indique abruptement la

Page 57: Multitudes Simondon

maxime de La Rochefoucauld ici placée en exergue, et qu’il convient de prendre

littéralement.

Dans ce qui suit, nous proposons un diagnostic et une hypothèse. Le

diagnostic : cette solitude s’est éprouvée à l’endroit du défaut de

transindividualité, en tant que ce défaut ne pouvait être comblé par le seul dépli

spéculatif. L’hypothèse : le type d’acte vers lequel Simondon a tendu ses efforts

militants ne pouvait convenir à ce qui était indiqué dans la caractérisation de

l’expérience transindividuelle.

Simondon écrit : « la pathologie mentale est au niveau du transindividuel ;

elle apparaît lorsque la découverte du transindividuel est manquée » (IPC, 203).

Le défaut de transindividualité, son absence, la lacune que cette absence produit

dans le tissu de l’expérience, est source de maladie, d’un rapport maladif du

sujet à lui-même. En un sens, l’écriture de la thèse sur l’individuation est déjà un

moyen de lutter contre la possibilité de cette maladie, déjà une sorte

d’expérience transindividuelle. Et s’en faire le lecteur, c’est faire de soi un

espace de résonance pour cette expérience, de sorte que ce qui est écrit dans le

texte puisse, là aussi, coïncider avec quelque chose qui s’opère en soi. La

transindividualité, ou plutôt un mode de la transindividualité, existe par là-

même, insiste à même l’énonciation de cette pensée.

Mais justement : c’est cela qui ne suffit pas, c’est cette vérification-là, cette

vérification spéculative, qui ne suffit pas à porter la vérité qui est en jeu dans le

transindividuel.

La brève séquence que nous isolons ici (individuation, transduction,

transindividualité) indique à nos yeux, par son dernier terme, la nécessité d’une

prise en compte de ce qui ne se laisse pas ramener au schème spéculatif, ainsi

que la nécessité de repérer des moyens précis pour assurer cette prise en

compte. Autrement dit : se rencontre là l’exigence de trouver les modalités par

lesquelles la transindividualité pourra exister en dehors de l’acte spéculatif.

C’est cette exigence que nous voyons formulée lorsque Simondon, après avoir

évoqué les théories marxistes, écrit : « la véritable voie pour réduire l’aliénation

ne se situerait ni dans le domaine du social (avec la communauté de travail et la

classe), ni dans le domaine des relations interindividuelles que la psychologie

Page 58: Multitudes Simondon

sociale envisage habituellement, mais au niveau du collectif transindividuel »

(MEOT, 249). Plus loin : « entre l’individuel et le social se développe le

transindividuel qui, actuellement, n’est pas reconnu et qui est étudié à travers

les deux aspects extrêmes du travail de l’ouvrier ou de la direction de

l’entreprise » (MEOT, 254). Le repérage de cette zone intermédiaire ou

« obscure », qui est aussi exactement celle où se déploie l’activité technique, est

une condition pour sortir de l’aliénation. Ce n’est donc pas qu’un problème

d’analyse : le transindividuel doit être construit, élaboré. S’il n’est pas perçu,

c’est qu’il n’existe pas encore, ou plus exactement, c’est qu’il existe de façon

incomplète. La relation transindividuelle est telle dans la mesure où l’on en fait

l’épreuve jusqu’au bout. Elle ne se confond pas avec le simple rapport

interindividuel : « la relation interindividuelle peut masquer la relation

transindividuelle, dans la mesure où une médiation purement fonctionnelle est

offerte comme une facilité qui évite la véritable position du problème de

l’individu par l’individu lui-même. [...] la véritable relation transindividuelle ne

commence que par-delà la solitude ; elle est constituée par l’individu qui s’est

mis en question et non par la somme convergente des rapports interindividuels »

(IPC, 154-155).

La relation transindividuelle apparaît lorsque la solitude a été traversée,

lorsque le sujet revient de la solitude dans laquelle il était, dans laquelle la

rencontre de la transindividualité l’a d’abord plongé ; retour dont la figure du

Zarathoustra de Nietzsche fournit, dans les pages de l’Individuation psychique et

collective, l’unique exemple. Or, pour cela, pour effectuer ce retour, il a besoin

de ce que Simondon appelle le collectif ; il a besoin d’exister à l’intérieur d’un

collectif dont les limites peuvent être mouvantes mais cependant pas

indéterminées. Si le « collectif transindividuel » est le lieu où s’accomplit le

dépassement de l’aliénation, c’est dans la mesure où il ne peut se confondre avec

l’échange interindividuel, qui est exemplairement celui qui a lieu dans le rapport

de travail. Il n’y a de transindividualité, on l’a vu, que depuis le partage de ce qui

traverse chaque individu et par quoi il est débordé, depuis la mise en commun de

ce qui, en chaque individu, l’excède comme individu, et dès lors ne lui appartient

pas, ne le qualifie pas.

Page 59: Multitudes Simondon

Le concept de transindividualité fait signe vers une attente qui dépasse les

seuls effets de la pensée spéculative, vers autre chose que « l’individuation de la

connaissance », qui ne concerne qu’un chacun, c’est-à-dire quiconque vient

occuper la place que lui aménage l’énonciation de la pensée de l’individuation,

où il devient l’espace de résonance de ses effets et le lieu où elle vérifie sa saisie.

En d’autres termes, une pensée spéculative n’est pas à même d’instaurer un

collectif transindividuel ; l’expérience qu’elle induit ne peut tenir lieu de ce

collectif ; tout au plus en est-elle la préparation, l’appel. Non pas la « théorie »,

par opposition à une « pratique », mais une expérience de pensée où le sujet est

laissé à l’épreuve singulière de ce qui excède son être-individu, par distinction

avec une expérience de pensée qui suppose l’effectivité concrète, matérielle,

d’un collectif. Cette effectivité, Simondon ne l’imagine que sous la forme d’une

collectivité d’inventeurs, ou de scientifiques (IPC, 263).

Dans le passage conclusif de sa thèse, consacré à la recherche d’une

définition de l’acte éthique, Simondon évoque ce qui en serait le revers, et qu’il

nomme « l’acte fou ». L’acte fou est l’acte monadique, qui consiste en lui-même,

incapable de réticuler, incapable d’étalement transductif. « L’acte en lequel il n’y

a plus [un] indice de la totalité et de la possibilité des autres actes [...], l’acte qui

ne reçoit pas cette mesure à la fois activante et inhibitrice venant du réseau des

autres actes est l’acte fou, en un certain sens identique à l’acte parfait. [...] Cet

acte fou n’a plus qu’une normativité interne ; il consiste en lui-même et

s’entretient dans le vertige de son existence itérative » (IGPB, 247). L’acte

éthique, à l’inverse, est celui qui, fondamentalement, inconsiste, c’est-à-dire est à

même de faire réseau avec d’autres actes. « L’acte qui est plus qu’unité, qui ne

peut résider et consister seulement en lui-même, mais qui réside aussi et

s’accomplit en une infinité d’autres actes, est celui dont la relation aux autres est

signification, possède valeur d’information » (IGPB, 246).

On dira : dès lors qu’une pensée spéculative porte l’exigence de faire

exister ce que, par elle-même, elle ne peut constituer, si cette existence,

cependant, continue de faire défaut, alors l’acte qui définit cette pensée menace

d’être un acte fou.

Page 60: Multitudes Simondon

Pédagogie et politique

Comment la pensée va-t-elle se contraindre à ne pas pouvoir rester

indemne à l’indifférence qu’elle risque de susciter ? [4] Et plus encore : comment

va-t-elle se soucier de ceci que l’enthousiasme dont elle serait éventuellement

l’occasion ne suffit pas ? Ce sont là des questions dont la pensée spéculative

autorise l’élision, bien qu’elle ne l’implique pas nécessairement.

Simondon n’a pas méconnu ce problème. Ses remarques sur l’aliénation

prennent place dans un ouvrage qui se veut une intervention militante en faveur

de la « culture technique », ouvrage dès lors porteur d’une exigence qui ne peut

être entièrement satisfaite par la démarche spéculative. Mais dans la mesure où

le problème est énoncé en terme de « culture », le seul type d’acte non-spéculatif

qui peut être envisagé est celui qui s’inscrit dans une perspective pédagogique.

Nous laisserons à d’autres le soin d’évaluer la portée, la valeur et la réussite de

la réforme pédagogique voulue par Simondon. L’important est que cette

perspective culturelle ne permet pas à Simondon de déplier le problème que son

œuvre pose pourtant. La culture, même réformée, ne peut tenir lieu d’espace

pour la relation transindividuelle : « il faut distinguer entre la culture et la réalité

transindividuelle ; la culture est neutre en quelque manière ; elle demande à être

polarisée par le sujet se mettant en question lui-même » (IPC, 154). Cette mise

en question, on l’a vu, vient d’ailleurs, et c’est dans une relation transindividuelle

qu’elle trouve l’espace où elle peut s’exprimer et s’accomplir.

L’intérêt de poser le problème en terme de « culture » est que la

philosophie, dans sa dimension d’acte spéculatif, peut comme telle y être

opérante (MEOT, 148-152). Mais quoi qu’il en soit, même un renouvellement de

la culture ne peut, par définition, offrir un espace suffisant pour prendre en

compte la transindividualité comme tâche, comme réalité à faire exister.

Il serait tentant, pour prolonger la pensée de l’individuation, de substituer

au projet d’une réforme pédagogique celui d’une expression des mutations

sociales et politiques capable de renouveler la visée révolutionnaire : bien des

éléments contenus dans l’œuvre de Simondon semblent aller dans ce sens [5].

Mais il importe alors de ne pas prolonger son impasse, qui est au fond d’être

restée dans un espace indéterminé entre un acte spéculatif et un autre type

Page 61: Multitudes Simondon

d’acte, que le premier, pourtant, appelait. Nous pensons que le problème du

défaut de transindividualité est au cœur de l’œuvre de Simondon, qu’il y est situé

comme problème excédant le registre spéculatif qui l’énonce. Mais cet excès lui-

même n’a pas été spéculativement conçu comme marquant la limite de la

démarche spéculative, et appelant par conséquent un autre registre de discours.

Nous pensons aussi que cet autre registre de discours est politique.

Il y a cependant une sorte d’avantage à s’installer dans l’indétermination à

cet endroit, et à basculer sans crier gare du registre spéculatif au registre

politique : vous pouvez alors faire passer une confusion centrale pour une

avance, tant politique que philosophique ; assuré d’être placé au point depuis

lequel même les objections des autres vous donnent raison, un point d’où il

semble toujours possible de répondre spéculativement à une question politique,

ou de parer politiquement à une objection philosophique, vous pourrez parler de

General Intellect, de « production de subjectivité », de biopolitique des affects.

Mais en ce point, ce qui se brouille, ce qui disparaît au regard, c’est le collectif

en tant que ce dans quoi seulement de la transindividualité peut exister et

persévérer dans l’existence. Prendre au sérieux la tâche de faire exister un mode

transindividuel des relations, c’est ouvrir une série de questions qui concernent

les moyens d’une ascèse matérielle, affective, intellectuelle, susceptible de

produire un accroissement commun de puissance. Nous parvenons seulement,

disant cela, à la lisière du champ où ces questions se pressent en foule. Nous

ajouterons ceci seulement : ces questions ne se posent qu’à une certaine

échelle ; elles requièrent, pour se poser, que l’on concentre l’attention à l’échelle

de collectifs, c’est-à-dire de groupes d’extension déterminée quoique variable.

Une telle attention n’existe que si on la cultive : parler de multitudes n’est le plus

souvent qu’une façon de l’éteindre.

Abréviations des titres des ouvrages de Simondon :

MEOT Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, 1969, 1989,

2000.

IGPB L’Individu et sa genèse physico-biologique, PUF, coll. « Épiméthée », 1964,

republié aux Éd. Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1995.

Page 62: Multitudes Simondon

IPC L’Individuation psychique et collective, Aubier, 1989.

[1] Publié dans Simondon, sous la direction de Pascal Chabot, Vrin, 2002, p. 137

sq.

[2] Voir notamment Penser avec Whitehead, Seuil, 2002, p. 311 sq.

[3] Sur le concept de transindividuel, voir IPC, p. 104-111 ; 154-161 ; et toute la

deuxième partie de l’ouvrage, en particulier p. 199 sq.

[4] Isabelle Stengers écrit : « Les risques de l’interprétation spéculative

deviennent très différents lorsque Whitehead n’a plus affaire à des philosophes,

c’est-à-dire à des interlocuteurs qui sont, de fait, assez habitués à hausser les

épaules et à ce que leurs énoncés fassent hausser les épaules, mais à des

interlocuteurs engagés par une conviction qui refuse la possibilité de

l’indifférence. » (Penser avec Whitehead, p. 315). C’est sur ce point, c’est-à-dire

sur la possibilité de prendre en compte de tels risquesà l’intérieur même de la

pensée spéculative, qu’I. Stengers semble situer la différence décisive entre

Whitehead et Simondon. Nous cherchons plutôt à voir ici, dans l’impasse

simondonienne, un révélateur des limites de la pensée spéculative en tant que

telle.

[5] Voir Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Conjonctures et L’Éclat, 2002 p.

84 sq. Les termes « préindividuel », « générique », « universel » y sont

étrangement confondus.

Page 63: Multitudes Simondon

La disparation. Politique et sujet chez SimondonPar Alberto Toscano Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

Est-il possible d’extraire des écrits de Gilbert Simondon les linéaments

d’une pensée (de la) politique ? On esquissera une réponse affirmative en portant

notre attention sur trois aspects de la philosophie de Simondon : 1. la façon dont

le concept de Nature ou de pré-individuel déplace les débats sur le rapport entre

action politique, nature humaine et capacité biologique ; 2. l’importance de

l’excès du sujet sur l’individu comme matrice d’une politique du transindividuel ;

3. la possibilité d’envisager la notion de disparation, surtout dans sa lecture

deleuzienne, comme un apport essentiel à une philosophie politique de la

différence, c’est-à-dire à une pensée non-dialectique de la construction et du

conflit. On terminera avec une considération sur les limites de Simondon, limites

concentrées dans la notion équivoque et irénique de « culture » ou de « culture

technique ».

The power of a word lies in the very inadequacy of the context in which it is

placed, in the unresolved or partially resolved tension of disparates.

Robert Smithson

Il y aurait maintes raisons pour juger une lecture politique des écrits de

Simondon illégitime et stérile, ou au moins foncièrement problématique.

D’abord, on pourrait observer que la pensée simondonienne, bien qu’elle

développe des concepts tels que société, communauté ou culture, n’accorde

aucune spécificité à l’activité politique. Mieux, on peut trouver dans sa démarche

théorique, en particulier dans sa conception du rapport social ou transindividuel,

une forte charge anti-politique, si l’on définit « politique » soit comme

administration souveraine et représentative de la chose publique, soit comme

activité de répartition des places et des pouvoirs, soit comme interruption et

dissensus. On répondra que, dans une époque où « l’ontologie a absorbé le

politique » [1], c’est seulement vers les penseurs qui ont évité les lieux communs

Page 64: Multitudes Simondon

de la politique qu’on peut se tourner pour forger les outils conceptuels qui nous

permettront d’articuler notre présent, ses enjeux, ses luttes, ses inerties. Peut-

être, mais un usage de Simondon ne peut ignorer la façon dont ses travaux sur le

social et la culture technique constituent un effort pour neutraliser le lien entre

antagonisme et productivisme qui marquait la politique de la guerre froide ; un

effort fondé sur le diagnostic du refoulement de l’invention par le travail, et de

l’objet technique par la bien nommée « morale du rendement » [2]. D’où son

interprétation du Marxisme comme une philosophie consubstantielle à la

domination hylémorphique de la nature par le travail, dont les concepts

d’antagonisme (lutte de classe) et de capacité (nature humaine) n’arrivent pas à

suivre véritablement les complexes des matériaux et des forces, les lignes

d’invention et les procès transindividuels qui structurent le social. On doit lire le

travail sur l’objet technique comme un essai de soustraction au discours du

capitalisme et au discours sur le capitalisme au moyen d’une pensée qui refuse le

paradigme du travail pour chercher dans l’activité technique et scientifique de

l’invention la clef d’une nouvelle genèse de la vie collective. « Travail et

capital », écrit-il, « sont en retard par rapport à l’individu technique », qui « n’est

pas de la même époque que le travail qui l’actionne et le capital qui

l’encadre » [3]. Les enjeux d’une réactivation « conjoncturelle » de la pensée de

Simondon sont évidents, dans la mesure où sa force d’anticipation, qui nous

permet de penser les figures de la vie collective dans le dépérissement d’un

modèle industriel et travailliste de la politique, est aussi sa faiblesse : en isolant

une option machinique et inventive vis-à-vis des outils analytiques du Marxisme,

Simondon semble bloquer l’accès à une compréhension immanente de la capture

de l’invention et de la machine par le capital. Pour le dire autrement, en traitant

la subsomption comme formelle et non pas réelle ou ontologique, il n’a pas les

moyens de penser une indiscernabilité tendancielle de l’invention et du travail

(ou du designer et de l’user) ; indiscernabilité qui ne peut se passer d’une

intelligence des transformations dans les moyens d’extraction de la plus-value.

L’inégal, ou De la politique comme synthèse asymétrique

Au-delà de ces questions de conjoncture, quels sont les effets d’un passage

Page 65: Multitudes Simondon

« forcé » du niveau de la spéculation ontologique à celui de l’expérimentation

politique ? Isabelle Stengers rappelle le danger d’un usage homogénéisant de la

notion capitale de transduction. Derrière l’impératif de se tourner vers la zone

obscure des opérations, en écartant les préjugés dogmatiques et les opinions

prélevés sur les individus constitués, il y a toujours le danger de réduire toute

opération à une contagion structurante, et donc d’éliminer les risques de

l’aventure spéculative et de l’analyse concrète. La fonction « politique » la plus

intéressante de la pensée de Simondon tient plutôt à la façon dont elle peut

devenir elle-même le champ d’épreuve et de divergence entre différentes

approches de la politique. À mes yeux, le cœur (métaphysique) de la question est

le statut accordé au concept de préindividuel [4]. Ici on a (au moins) trois

lectures possibles. La première interprète le préindividuel en tant que charge

non résolue, portée par l’individu comme potentiel, liant cette notion à celles de

nature humaine et de travail vivant. Ici le préindividuel nommerait une capacité

naturalisable non-réflexive, à savoir la capacité linguistique à produire des

énoncés nouveaux. Les circonstances du capitalisme contemporain, et de la

subjectivité qui le sous-tend, seraient aptes à faire monter le préindividuel, et la

politique pourrait donc être envisagée comme expression de cette capacité

contre les mesures de domination imposées par le capital et ses mécanismes de

contrôle. Une deuxième lecture voit le préindividuel comme pris dans une

relation transindividuelle (ou sociale) qui passe simultanément entre (1) un

individu et ce qui dans celui-ci est plus que celui-ci, et (2) un individu et un autre

par le moyen de leur charge affective, et préindividuelle non-résolue. Muriel

Combes a bien nommé ce rapport : l’intimité du commun. Ces deux orientations

dans la lecture politique de Simondon, que l’on pourrait appeler naturaliste et

relationnelle, partagent une certaine latence de la (ou du) politique, qui s’éclaire

par contraste avec la lecture deleuzienne de Simondon. Deleuze recourt à celui-

ci dans un moment clef de Différence et répétition, au commencement du

chapitre V. Ce texte de pure métaphysique véhicule une puissance politique

considérable. Il dit d’abord que l’on doit distinguer soigneusement entre

différence et diversité. Le divers est ce qui est donné, il est le phénomène, mais

tout « phénomène renvoie à une inégalité qui le conditionne », « à une différence

Page 66: Multitudes Simondon

qui en est la raison suffisante ». Cette « inégalité irréductible », cette injustice

transcendantale, est liée par Deleuze à la notion d’un système signal-signe, dans

lequel le phénomène est défini comme un signe qui « fulgure » entre des séries

disparates et incommensurables, donnant lieu à un événement (de)

communication qui compose (et voile) l’hétérogénéité dont il émerge. Deleuze

conclut : « La raison du sensible, la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas

l’espace et le temps, mais l’Inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise

et déterminée dans la différence d’intensité, dans l’intensité comme

différence » [5]. On a ici une leçon inestimable pour toute politique de la

différence. C’est une leçon proprement ontologique, qui, en traçant la ligne de

séparation entre potentiel et virtuel [6], interprète le préindividuel comme

champ transcendantal peuplé par singularités et séries disparates, plutôt que

comme réservoir de créativité qui pourrait s’exprimer dans une occasion

politique. Pour Deleuze, le préindividuel ne s’identifie ni avec la nature humaine

(dans ses versions néoténiques ou innéistes), ni avec le commun. Dans les deux

cas, cela voudrait dire « égaliser » préalablement l’Inégal, s’embarquer dans un

optimisme spéculatif qui regarderait le préindividuel comme préindividuel-de-

l’homme, latence d’une vie collective, et non pas comme quelque chose qui nous

mène à la politique précisément par son côté inhumain, inconscient et

proprement invivable ; par ce « qui déborde tout matière vivable ou vécue... un

passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu » [7]. La notion de métastabilité

apparaît dans toute sa vigueur. Lisons Deleuze : « ce qui définit essentiellement

un système métastable, c’est l’existence d’une ‘disparation’, au moins de deux

ordres de grandeur, de deux échelles de réalité disparates, entre lesquels il n’y a

pas encore de communication interactive » [8]. Peut-on qualifier cette

métastabilité disparate de « commun » ? J’en doute, à moins de proposer un

concept de commun-sans-communication qui indiquerait le problème même de la

communication comme ce qui est « partagé » (mais par qui ?). Simondon, avec

Deleuze, offre une conception de la politique (de son événement) comme

invention d’une communication entre séries initialement incompossibles ; comme

invention d’un commun qui n’est pas donné par avance et qui surgit sur fond

d’inégalité ontologique.

Page 67: Multitudes Simondon

Énergétique ou dialectique ?, ou Comment penser la

révolution

Simondon conduit une réflexion très originale sur le social qui se déploie

sous le signe d’une ontogenèse de la relation. Est-on donc contraint à admettre

une identification du politique et du transindividuel (ou collectif) ? Le discours

sur la subsomption réelle et la primauté de l’ontologie sur la politique pourrait

soutenir une telle identification, mais il vaudrait mieux être attentifs aux

disjonctions possibles entre le social et le politique. Sauf à nommer tout

processus constitutif, toute genèse sociale, comme ipso facto politique, on ne

peut sauter de la thèse d’une disposition (biologique ou ontologique) à la

socialité, à l’affirmation d’une disposition à la politique. Ou mieux, une prise en

considération des rares remarques « politiques » dans l’œuvre de Simondon nous

indique le lieu où le préindividuel montre son excès à l’égard de toute

disposition, capacité, ou notion de commun. Dans son intervention au colloque à

la Société française de philosophie en 1961 (repris dans L’individuation

psychique et collective), Simondon propose, par un saisissant court-circuit

analogique, et contre l’usage des théories probabilistes dans les sciences

sociales, de transduire la théorie énergétique de la métastabilité au domaine

« social » et de penser l’état pré-révolutionnaire comme objet (ou milieu)

privilégié pour l’entrée « en politique » d’une pensée de l’individuation. C’est

une provocation paradoxale, propre à une théorie « n’accordant aucun privilège

aux configurations stables » : la révolution (ses conditions, son événement) est le

seul laboratoire de la pensée sociale en tant que science. Simondon renverse la

thèse classique du caractère irréductible du fait politique en utilisant son

élément central, la notion d’événement. Ce faisant, il déplace la fausse

alternative entre densité causale et mystère décisionniste à travers le couplage

imprévisible entre disparation pré-révolutionnaire et invention politique. L’état

pré-révolutionnaire est le « type même » de l’état psycho-social qui s’offre aux

enquêtes d’une science politique de la métastabilité, « un état de sursaturation

[...] où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête

à jaillir ». Ce qui rend cet état plus-que-potentiel et asymétrique par rapport à sa

résolution est la nécessité d’un germe structurant, d’un germe révolutionnaire.

Page 68: Multitudes Simondon

Cette nécessité est déterminée par un excès (d’échelles, de séries disparates,

d’énergies) et non pas par une manque. Simondon laisse indécidée la question de

savoir si le germe (ou le signe, pour parler comme Deleuze) qui structurera le

domaine dispars de la situation pré-révolutionnaire dépend d’une idée

préexistante ou d’un pur hasard. Il s’agit non de l’expression d’un potentiel mais

de l’invention d’une communication en réponse à la naissance de nouveaux

potentiels, de nouvelles énergies dans le domaine social [9]. L’élément de la

politique comme pensée (analyse et intervention) n’est pas la genèse et la

concrétisation de relations sociales, mais la métastabilité (ou la disparation)

« comme telle » et l’événement-invention qui la cristallise dans une nouvelle

structure (avec sa charge propre de métastabilité). La disparation pré-

révolutionnaire n’est pas possédée en commun. Bien qu’elle doive tôt ou tard

susciter les affects des sujets, elle n’est pas là comme un fond obscur à

structurer dans les rapports sociaux - et ceci pour la simple raison qu’elle est

définie par son incompossibilité, son inégalité de base. C’est pour cette raison

que l’on doit prendre au sérieux la caractérisation de cette science humaine (une

science de la révolution ?) comme « fondée sur une énergétique humaine » [10].

Cette définition écarte l’idée d’une disposition politique, d’un partage originaire,

à la faveur d’une étude de la contingence conditionnée de l’invention politique.

Mais comment penser la thématique du conflit à l’intérieur de ce cadre

théorique ? Prolongeant l’idée d’une science humaine attentive à l’instabilité

psychosociale, Simondon remarque que l’on devrait considérer les groupes

sociaux selon leur côté métastable, c’est à dire selon les moments où « ils ne

peuvent conserver leur structure » et « deviennent incompatibles par rapport à

eux-mêmes, [...] se dédifférencient et se sursaturent » [11]. Pour épouser le

devenir d’un état pré-révolutionnaire, les groupes doivent donc se désadapter, se

désindividuer. On pourrait dire qu’une des conditions nécessaires pour

l’invention d’une solution révolutionnaire susceptible d’amplifier et intégrer les

nouveaux potentiels apportés par un état métastable est précisément celle de

défaire les lien anciens, d’affirmer la différence au cœur du social. S’il y a une

subjectivité « révolutionnaire », elle est liée à cette contre-effectuation de la

metastabilité à l’intérieur du groupe, qui vise à ouvrir de nouveaux potentiels, de

Page 69: Multitudes Simondon

nouveaux germes, de nouvelles structurations. Le choix d’opposer une théorie

des groupes inspirée par la sociologie de l’interactionnisme symbolique (en

particulier, semble-t-il, par Stigmates de Goffman) à une pensée de la lutte des

classes est très importante ici (elle résonne avec d’autres recherches, de Sartre à

Guattari). Elle manifeste le souci d’éviter une conception dialectique ou

structurelle de l’antagonisme, avec les individuations massives (les « ensembles

sociaux purs ») qu’elle comporterait. Pour le dire autrement, Simondon voit dans

l’antagonisme substantialisé en classes une dissimulation des nouveaux

potentiels suscités par les disparations et les résonances internes d’un système

social en devenir. En emboîtant le changement social dans un antagonisme

préfiguré, la pensée marxienne manquerait l’enjeu véritable d’une « science

humaine ». La métastabilité peut bien déterminer des antagonismes mais

l’invention d’une nouvelle configuration sociale n’est jamais transitive à une

quelconque logique de système. Il y a toujours une discontinuité hasardeuse

entre l’Inégal et le Commun. La disparation permet donc de penser une

conflictualité sociale, mais toujours relative à un champ métastable. Bref,

énergétique contre dialectique.

Vers une politique de l’invention

L’invention, cette « zone obscure [qui] subsiste entre le travail et le

capital » [12], percerait le voile substantialiste qui cache la processualité du

social, et contribuerait donc à l’émergence du transindividuel. Elle fonctionnerait

comme foyer de rayonnement dans la formation de collectifs qui échappent à la

rigidité normative d’une vie communautaire interindividuelle. Pourtant, la

présence d’une dimension collective dans l’expérience de l’invention n’élimine

pas la nécessité de penser une refonte du rapport homme-technique qui aurait

d’inévitables conséquences politiques et économiques. La micro-politique de

l’invention au niveau de l’objet technique doit être doublée d’une vraie

transformation au niveau de l’ensemble technique. C’est ici que Simondon

introduit la thématique d’une finalité technique, une « auto-valorisation » née

dans l’invention et se propageant par les machines. L’un des premiers lecteurs

de Simondon, Herbert Marcuse, a donné une tournure singulière à cette

Page 70: Multitudes Simondon

question. Dans L’homme unidimensionnel, il cite Du Mode d’existence pour

cerner la rationalité totalitaire au cœur de l’ensemble technique du capitalisme

industriel (la « philosophie autocratique des techniques »). Simondon renouvelle

la téléologie politique à partir de la technique contemporaine. Marcuse y

discerne la pensée d’une « nouvelle technologie » qui serait aussi l’avènement

d’une nouvelle rationalité, une sortie hors de toute dialectique de l’Aufklärung.

Simondon, penseur de la « catastrophe de la libération », introduirait la

possibilité d’une véritable conversion de signe dans le rapport entre techniques,

pouvoir et devenir humain. Partant de l’idée simondonienne que l’inachèvement

des techniques requiert de « faire de la finalité », Marcuse appelle à une

inversion politique de la technologie, à un « devenir politique » de la science qui

permettrait une maîtrise de la transformation des valeurs en besoins. On

pourrait alors se passer d’une éthique supplémentaire à la rationalité technique,

pour « traduire les valeurs en tâches techniques - matérialiser les valeurs ».

L’erreur de Marcuse dérive très directement de sa formation dans la dialectique

négative de Francfort (qu’il cherche à renouveler aussi avec Bachelard et

Whitehead). Elle lui empêche de tirer les leçons de cette pensée de la technique.

Il ignore que la « nature » chez Simondon, a un tout autre rapport à la réalité

technique que la nature hégélienne, qu’elle déplace tout le problème du rapport

politique-technologie-nature, s’installant déjà dans une idée « inobjective »

(Combes) du fait naturel. Marcuse manque le rôle d’articulation et de

discontinuité événementielles donné par Simondon à l’invention et aux objets

techniques. La finalité simondonienne est ponctuée par ces intercesseurs,

médiateurs, convertisseurs, et doit être pensée en dehors de la dialectique de la

maîtrise. On est appelé à libérer la machine en tant qu’elle peut fonctionner,

paradoxalement, comme un contact avec la nature disparate, bien plus direct

que n’importe quelle intuition, comme une ouverture de nouveaux potentiels

pour la formation de groupes et les révolutions des rapports sociaux, et non plus

comme « un domestique qui ne proteste jamais » [13]. Voici une belle définition

de la politique : « un couplage entre les capacités inventives et organisatrices de

plusieurs sujets » [14].

Page 71: Multitudes Simondon

Y a-t-il une théorie du sujet chez Gilbert Simondon ?

À moins de considérer que la subjectivité est en elle-même politique, on

doit constater qu’il n’y a pas chez Simondon de pensée explicite du sujet

politique. Le sujet, en tant qu’individu pour qui le préindividuel fait problème

(voir les belles pages sur le Zarathoustra de Nietzsche), est hanté par le social,

mais il n’est pas constitué dans ou pour une expérience qu’on pourrait qualifier

de politique. La phase d’être qu’on appelle collective est, comme toute phase,

ontologiquement créatrice, mais elle est mieux définie comme sociale que

politique, et son immanence « en cours » aux sujets, bien qu’elle intègre, à un

niveau « plus haut », les disparités dont ils souffrent, ne représente pas

l’émergence située d’un foyer d’action qui pourrait fonctionner tel quel comme

source de nouveauté. Nous avons vu que la métastabilité politique (« l’état pré-

révolutionnaire ») est conçue premièrement comme moteur de dédifférenciation,

déterminé par une disparation des échelles et par la présence de nouveaux

potentiels requérant l’insertion d’un germe structurant doué d’une « capacité de

traverser, animer et de structurer un domaine varié, des domaines de plus en

plus variés et hétérogènes » [15]. L’invention, ici, est davantage invention d’un

sujet (surgissement, synthèse asymétrique) qu’invention par un sujet (son

produit plus ou moins intentionnel). Inversement, on peut considérer le sujet

chez Simondon comme condition nécessaire mais non suffisante pour une

activité politique quelconque. Le sujet, qui ne serait jamais « en soi » politique,

nous donnerait donc la clef du rapport ou de l’événement politique, lui-même

prolongé par des groupes spécifiques et des dynamiques transindividuelles. On

pourrait donc articuler a) l’ouverture paradoxale du sujet sur « sa » charge

préindividuelle, b) le processus de « collectivisation » qui fait passer le

préindividuel dans le transindividuel et qui commande à la formation des

groupes, et c) les événements et disparités qui définissent les problèmes ou

situations politiques. L’expérience du sujet ouvre à la politique, en tant qu’il

apporte sa charge déterminable d’excès préindividuel. La synthèse disjonctive

entre individu et sujet est doublée par la synthèse asymétrique du sujet et du

collectif transindividuel. Prenons un « sujet » paradigmatique pour Simondon, le

technicien ou l’inventeur comme « individu pur ». Le caractère (pré)politique de

Page 72: Multitudes Simondon

ce sujet est signalé par sa forte impulsion anti-communautaire, par la socialité

transindividuelle à laquelle il donne lieu en se soustrayant, avec l’aide des

machine et réseaux techniques, à la normativité inerte de l’interindividuel. Le

technicien comme « individu pur » construit, dans l’invention, une rupture du

lien communautaire, une déstabilisation créatrice qui double et contre-effectue

la métastabilité, qui prépare l’événement « révolutionnaire ». Il injecte son excès

dans le social par la médiation de l’objet technique, préparant le collectif en

amplifiant sa propre charge préindividuelle. C’est pour cette raison que « la

communauté accepte le peintre ou le poète, mais refuse l’invention » [16]. Pour

conclure, paraphrasant une remarque d’Alain Badiou à propos de Canguilhem,

on pourrait dire du sujet chez Simondon qu’il est un vivant quelque peu

instable [17]. C’est dans le risque de l’invention confrontée aux hasards de la

disparation, et non pas dans un surgissement du commun (anthropologique ou

inhumain), qu’on peut tirer des leçons « politiques » de la pensée de Simondon.

« L’être humain est un automate plutôt dangereux, qui risque toujours d’inventer

et de se donner de nouvelles structures ».

[1] Antonio Negri, Kairòs, alma venus, multitude, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p.

162.

[2] L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 288.

[3] Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989 (1958), p.

119. Je souligne.

[4] Ou, en usant un quasi-synonyme, au concept de nature. Les trois voies

esquissées ici nous donnent aussi trois versions du « naturalisme » en politique,

en définissant nature comme (1) nature humaine ou capacité biologique ; (2)

inhumain-commun-dans-l’homme (apeiron) ; (3) champ transcendantal

métastable. À mes yeux, pour comprendre ce naturalisme paradoxal pour lequel

l’ouverture au monde et le contact avec la Nature serait donné par la machine,

on doit suivre la troisième voie, la leçon de l’Inégal proposé par Deleuze.

[5] Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 287.

[6] Quand Deleuze, dans Logique du sens, parle d’ « énergie potentielle » dans le

système métastable des séries divergentes, il étale une critique des notions

Page 73: Multitudes Simondon

négatives ou anthropomorphiques du potentiel.

[7] « La littérature et la vie », Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11.

[8] « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », L’île

déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.

[9] L’illustration n’est pas sans intérêt : « Dans la colonisation, par exemple,

pendant un certain temps, il y a cohabitation possible entre colons et colonisés,

puis tout à coup ce n’est plus possible parce que des potentiels sont nés, et il

faut qu’une structure nouvelle jaillisse ». L’individuation, pp. 63-64.

[10] Ibid., p. 63.

[11] Ibid. Cette attention à la dédifférenciation ne signifie pas une ignorance du

caractère constructif de l’événement politique. Expliquant la thèse que le robot

ou la machine est incapable d’insurrection, il précise : « La révolte implique en

effet une profonde transformation des conduites finalisées, et non un

dérèglement de la conduite », p. 272.

[12] Du mode d’existence, p. 254

[13] Ibid., p. 279.

[14] Du mode d’existence, p. 253.

[15] L’individuation, p. 53.

[16] Ibid., p. 266.

[17] Alain Badiou, « Y a-t-il une théorie du sujet chez Georges Canguilhem »,

Georges Canguilhem. Philosophie, historien des sciences, Paris, Albin Michel,

1993, p. 304. Badiou parle du sujet de Canguilhem comme « un vivant quelque

peu déplacé », qui articule l’errance méthodique et anonyme du sujet de la

science avec la centration normative du sujet biologique. Le rôle accordé par

Simondon à l’invention et la technique donne lieu à un nouage tout autre (et bien

plus « politique ») de vie et norme que celle proposé par Canguilhem.

Page 74: Multitudes Simondon

Simondon, un espace à venir Par Emilia M. O. Marty Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

L’œuvre de Gilbert Simondon est consacrée à l’acte de connaissance comme

propre à l’expérience humaine et commun à tous les champs spécialisés. Il s’agit

d’un départ vers l’infini, d’une ouverture à la nature, inaugurés avec la

découverte de la philosophie en Grèce. Ce mouvement de l’individuation s’ancre

dans le préindividuel, le flot du vivant.

« Nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en

nous » [1]

La pensée de Gilbert Simondon embarrasse. Pensée de la totalité, on ne

peut la ranger commodément dans les découpages obligés des disciplines. Les

avatars de l’édition suivent ces fluctuations. La publication de l’œuvre, non

comme trois tomes, mais comme livres indépendants, a permis leur diffusion,

mais a contribué à la segmenter. Longtemps Simondon été connu, non pour sa

pensée sur l’individuation, mais pour son approche de l’objet technique.

Actuellement le tome concernant « L’individuation psychique et collective »

connaît une vague d’intérêt. Là aussi, il est traité sur un mode disciplinaire. [2]

Simondon est utilisé comme une nouvelle « boite à outils », permettant de venir

alimenter et régénérer notamment les concepts d’individu et de milieu. Une telle

pratique dénature la pensée de l’individuation et occulte sa place, celle d’un

ailleurs du lieu des sciences humaines.

Vers un au-delà des sciences humaines

À côté de la pensée sur l’homme dominée par les sciences humaines, se

développe de manière foisonnante un mouvement qui cherche du côté des

cultures des sociétés traditionnelles, à la fois une sagesse pour vivre et une autre

conception de l’homme et de ses liens avec autrui, avec la nature, et avec

l’invisible. Bien avant ce mouvement, Gilbert Durand a mis en évidence la figure

Page 75: Multitudes Simondon

de l’homme traditionnel, l’homme primordial, en contrepoint à l’homme objectivé

et fragmenté des sciences de l’homme. [3] Il soutient l’idée de la nécessité de

sortir des sciences de l’homme, devenues de plus « sciences sociales », pour aller

vers une science de l’homme. Simondon s’inscrit dans cette recherche d’une

autre pensée de l’homme. D’une part, sa théorie de l’individuation relie les

différentes sciences et l’humain. D’autre part son approche de l’homme, pensant

inséparablement l’individu et le collectif, à une époque où ces deux notions

étaient soigneusement séparées, fait exploser la notion de sciences humaines.

Je voudrai défendre ici l’idée que cette œuvre n’est pas à référer au passé, que

ce passé soit celui des sciences humaines, de l’Encyclopédie, des traditions ou

des ésotérismes, mais à l’avenir. Gilbert Simondon ouvre une porte vers une

connaissance d’une autre nature. Un espace pour la pensée et pour l’homme, qui

individuerait (et non pas relierait ou unifierait) sciences et tradition. Un espace

au-delà. Un espace à venir. Mais cet au-delà n’est pas constitué d’un changement

d’objet. Il s’agit de l’ouverture d’un espace autre, au-delà de la coupure sujet-

objet. Ici, ce qu’il serait pertinent de penser n’est plus cette coupure et ses

multiples pontages, mais l’acte de connaissance lui-même.

La réalité pré-individuée, l’apeiron

Ce changement d’espace s’effectue par un retournement de la pensée de la

réalité individuée, vers la réalité pré-individuée. La pensée de l’individuation, et

non de l’individué, s’adosse sur la notion d’apeiron dont Simondon va faire le

pré-individuel. Sortant de l’individu comme champ de pensée et allant vers celui

de l’individuation, il introduit l’idée de la réalité pré-individuée, mais au service,

pourrait-on dire, de l’individuation. Dans son texte sur l’Angoisse on a en

revanche un renversement de perspective, puisqu’il est centré moins sur

l’individuation que sur l’entrée en contact de l’individué avec les effets de la

réalité pré-individuelle.

La difficulté d’approcher la notion d’apeiron, l’Illimité, est la même que

l’on a à envisager la nature du « préindividuel ». Simondon emploie

indifféremment le mot de nature, au sens des présocratiques, dit-il, et celui

d’apeiron. « On pourrait nommer nature, cette réalité pré-individuelle que

Page 76: Multitudes Simondon

l’individu porte en lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la

signification que les philosophes présocratiques y mettaient : les Physiologues

ioniens y trouvaient l’origine de toutes les espèces d’êtres, antérieure à

l’individuation : la nature est la réalité du possible, sous les espèces de cet

apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée : la Nature n’est pas

le contraire de l’Homme, mais la première phase de l’être » [4]

« Anaximandre [...] a dit que le principe - c’est-à-dire l’élément - des êtres est

l’infini (apeiron )[...] Il dit que ce n’est ni l’eau, ni aucun de ceux que l’on dit être

les “éléments ”, mais une certaine nature infinie, de laquelle naissent tous les

cieux et les mondes en eux : mais ce d’où il y a, pour les êtres, génération, c’est

en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent

justice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon

l’assignation du Temps. » [5]

Peut-être Anaximandre tire-t-il de la contemplation de la mer Egée, du

spectacle qu’il contemple tous les jours, l’essence de la mer, c’est-à-dire,

l’Illimité. Ou bien est-il plutôt habité par la lumière si particulière de la Grèce qui

donne à la mer tant d’intensité et de profondeur. Mais cet Illimité, n’est pas le

caractère de quelque élément naturel, eau, terre, air, feu. Il n’ouvre pas, par

cette naturalité-là, sur les abîmes de la terre. Il ouvre sur un espace tout autre,

« le ciel profond », dit Marcel Conche. Le ciel, pourtant, est pour les Grecs de

cette époque une voûte fermée, posée sur l’horizon : il n’a rien d’illimité. Seul le

flou de son apparence gazeuse peut donner cette sensation d’indétermination,

caractère par ailleurs qui définit l’apeiron.

La confusion de l’apeiron avec la matière au sens aristotélicien est rendue

aisée par la prédominance des caractéristiques communes : elle est

indéterminée, inconnaissable, inengendrée et indestructible. Mais l’apeiron est

source génératrice et donc une réalité autre, et séparée des êtres et des mondes

qu’elle engendre. L’apeiron est une puissance de détermination, tandis que la

matière, indéterminée, reçoit sa détermination. Cette dimension de genesis

ouvre sur le caractère actif de l’apeiron qui est puissance. Il est cause d’un

mouvement éternel qui génère les êtres par séparation des contraires.

L’apeiron n’est pas une substance intermédiaire entre des éléments, entre des

Page 77: Multitudes Simondon

mondes ou bien à l’intérieur des mondes entre les êtres. Comme sera plus tard la

nature principielle, définie comme air, par le successeur d’Anaximandre,

Anaximène. Cet air produit les êtres par raréfaction et condensation. L’apeiron

engendre les choses par un phénomène d’éjection à partir de l’origine. L’apeiron

n’est pas un réservoir de confusion originelle, comme si des substances, à l’état

indifférencié, étaient amalgamées en une materia prima, sorte de magma

primordial. Rappelons-nous que l’apeiron appartient au registre du « ciel

profond », et non à celui des abîmes de la terre. Autrement dit, il n’appartient

pas au monde du chaos. Il n’est pas non plus réservoir d’êtres potentiels non

encore déterminés par leur advenue comme mondes. Il n’y a pas « dans »

l’apeiron d’êtres en puissance. Enfin, il n’est pas un réservoir des contraires qui

reposeraient indéterminés et non-conflictuels, en lui, avant de s’aventurer dans

le monde.

L’apeiron est l’infini. Au sens qualitatif, cet infini, est indétermination. Mais

comme origine des êtres déterminés, la détermination n’est pas une

transformation de cet indéterminé. Il y a séparation entre le principe et les

formes qu’il engendre. L’apeiron est immense puisqu’il est sans limites

temporelles, mais aussi sans limites spatiales. D’ailleurs, il engendre des

« mondes innombrables ». Sa puissance s’exerce au-delà de toutes les bornes,

aussi bien temporelles que spatiales.

Quoi qu’il en soit de la commodité des images, l’apeiron n’est pas un corps,

il ne participe pas de la réalité sensible, il ne peut être appréhendé par le regard,

il peut être seulement pensé. Marcel Conche précise que « la rigueur

conceptuelle avec laquelle argumente Anaximandre, implique qu’il conçoit

l’infini, et ne se borne pas à l’imaginer. L’infini est certainement pensé par lui

dans la plénitude de sa signification. » Pourtant, si l’apeiron est infini dans le

temps, et infini dans l’espace, il n’est pas l’espace infini et le temps infini. « Il

ouvre l’espace et le temps : par le même acte, il déploie l’espace et le temps et se

déploie dans l’espace et le temps. » Il est donc indéterminé non seulement quant

à l’essence, mais aussi en grandeur. Cette infinité en grandeur n’est pas celle

d’une spatialité, mais celle d’un pouvoir générateur.

Cette source n’est pas le passage de la puissance à l’acte. « Elle est

Page 78: Multitudes Simondon

actualisation, mais de ce qui prend forme dans cette actualisation même. La

génération est la donation de la forme, non le-venir-au-jour d’une forme

préexistante, mais le processus de génération d’une forme que la nature va

ensuite laisser être au jour » [6] La source est source de vie, elle n’est pas lieu de

passage d’une forme indéterminée d’être à une forme déterminée en tant

qu’étant. Il n’y a pas d’usure de la source, source de toute naissance, elle est

elle-même infiniment naissante. Mais pour autant, il n’y a pas d’indépendance de

l’Illimité. Le modèle de la souveraineté, apportant majesté et distance, est exclu

aussi ici : la source est liée au fait qu’il existe des étants, « elle n’est qu’autant

qu’elle fait être... C’est le geste de leur donner naissance qui la constitue comme

physis (...) acte de faire passer du non-être à l’être. » [7]

Celui-autre-qu’individu , l’être de la lisière

Nous avons dit que l’espace à venir au-delà des sciences humaines et des

traditions nécessitait un retournement de la pensée orientée vers la réalité

individuée et l’individuation, vers la réalité pré-individuée. Mais ce retournement

n’est pas seulement retournement de la pensée : il est retournement de tout

l’être.

Pour Simondon les êtres humains connaissent une seconde individuation,

qui passe par le collectif, c’est-à-dire par le partage et l’échange des « parts » de

préindividuel de chacun. Ceci ne peut avoir lieu qu’après une expérience

permettant de sortir pour soi et dans la relation avec les autres des formes

d’identité, figées dans des rôles, des fonctions, un fonctionnement social

dominant et imposant des affectations identitaires. Cette sortie se fait par

l’expérience du passage solitaire de l’effondrement de ces formes.

« L’angoisse » est une autre individuation. Simondon présente l’angoisse

comme un possible chemin d’individuation, mais rare et réservé à peu d’êtres.

En commentant ses pages, j’ai essayé de montrer qu’au contraire, elle permettait

une individuation, d’une forme nouvelle, une troisième individuation. Et que

seules, la peur et la représentation catastrophique de ce travail de

métamorphose opéré par le préindividuel sur l’individu sous la forme d’une

désindividuation interminable et intense, empêchaient et arrêtaient ce chemin-

Page 79: Multitudes Simondon

là. [8]

Dans le processus d’individuation, créateur d’individu, d’individu au sens

de Simondon (c’est-à-dire d’individu-plus-qu’un, d’individué porteur de ses

potentiels de transformation), le regard et l’intention, vont vers cette forme de

l’individué, le passage, d’une forme à une autre, n’étant qu’un moyen. Dans le

processus de désindividuation de l’angoisse, le regard, et le désir, se

transmutent, et l’on pourrait dire que l’être entre dans un oubli de l’individué. Au

bout de la désindividuation, il n’y a pas ré-individuation. Il y a celui-autre-

qu’individu . Je proposai l’idée qu’il n’y avait plus là ni passage ni formes, mais

un être de la lisière. Simondon termine ses lignes par cette phrase étonnante :

« Elle (l’angoisse) est départ de l’être. » [9] Comme si désormais le départ et non

plus l’individué caractérisait l’être.

Mais alors, qu’est-ce que la lisière ? La lisière ne désigne pas une frontière

qui bornerait deux espaces : celui de la réalité créée, la réalité phasée dirait

Simondon, et celui de la réalité pré-individuée, puisque celle-ci est l’Illimité. Elle

ne délimite pas non plus l’identité fluctuante d’un être plongé dans le chaos

d’une materia prima. La réalité pré-individuée n’est ni terrestre, ni tellurique,

elle appartient « au ciel profond ». Comme nous l’avons vu plus haut, ce ciel

profond n’est pas espace lointain, il est là, dans la familiarité des choses et des

êtres.

La lisière est là où est le départ de l’être. Celui-autre-qu’individu est l’être

comme départ. Le terme de l’angoisse n’est pas un lieu qui servirait de point de

départ à l’être. Il est là où, ayant définitivement abandonné l’individuation, l’être

est devenu départ. L’être comme départ est un être du commencement. Habitant

la lisière, tourné vers la réalité pré-individuée, il vit dans la proximité de « la

source vivante ». La source n’est pas l’Illimité. Elle est là où se créent les

mondes. Parler, ici, de « monde », c’est parler de cet autre espace, de cette autre

réalité, que Simondon voit comme « forme de communication organisée. »

Comment penser cet espace, cet espace-Monde, cet espace à venir ?

À Milet, dans ce temps où apparaît la philosophie avec l’école ionienne, puis en

Italie et à Athènes, ce qui naît avec les présocratiques, ce n’est pas seulement

une forme de pensée organisée selon la Raison. C’est, inséparablement, un

Page 80: Multitudes Simondon

personnage : le philosophe. Ce personnage est un média, entre les hommes

plongés dans la réalité « visible » dans laquelle il leur faut vivre et agir, et la

réalité « invisible », non plus celle du monde des dieux et de leurs manigances,

mais celle de la nature et du cosmos, un invisible « laïcisé », comme le dit Jean-

Pierre Vernant, mais qui doit être dévoilé. Le déphasage de la philosophie en

sciences humaines démultipliera ce personnage en une foule de figures

différentes. Chaque système philosophique, puis chaque système disciplinaire,

définira un placement particulier de chacune des figures, entre les deux ordres

de réalité. Mais l’invariant sera ce scénario où toute connaissance qui s’objective

est inséparable de cette position de média.

L’individuation transforme ce scénario, en même temps que la nature de la

connaissance. « Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais

l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la

connaissance du sujet. » [10] La connaissance ne se fait plus par la position de

recul et le regard surplombant d’un média. Connaître est un acte, analogue à la

création artistique. La pensée, ici, n’est plus le moyen de la maîtrise, voire de la

domination, sur les objets qu’elle étudie Elle est un acte de co-création du vivant,

accompagnant les étapes d’individuation. Par cet acte de l’être connaissant, la

création en lui-même, la création qu’il est, reste en vie, et s’accomplit. Mais

inséparablement, reste en vie la création qui lui est extérieure : « Dès que la

pensée réflexive est amorcée, elle a le pouvoir de parfaire celle des genèses qui

ne s’est pas entièrement accomplie, en prenant conscience du sens du processus

génétique lui-même. » [11]

Cette co-individuation, du connu, du connaissant et de la connaissance est

difficile à penser puisque notre langage est celui de la phase scientifique, et de la

connaissance objectivée. Vivre dans cet espace nécessite une transformation du

rapport au langage, et du langage lui-même.

Mais avant tout, vivre et connaître dans cet espace, est rendu possible pour

un être, au prix d’une transmutation de son rapport au monde. Chez Rainer

Maria Rilke, l’être qui peut vivre dans l’Ouvert est la créature. Cette créature, de

la huitième élégie, est mystérieuse, mi animale, mi végétale. En fait, elle désigne

un certain état de l’être qui est abandonné, dépossédé de soi-même, et par là

Page 81: Multitudes Simondon

même dans un contact continu et vivant, respirant, avec ce continu qu’est

l’Ouvert. Celui-autre-qu’individu ressemble à cette créature, toujours en contact

avec le continu réticulaire. Mais le trajet d’individuation dans l’angoisse qui l’a

transformé ainsi, a fait de lui une conscience particulière, une conscience qui est

son être-au-monde, une conscience comme corps. La créature est dans l’Ouvert,

baigne dans le continu de l’Ouvert ; l’être de la lisière, lui, est acquiescement de

tout son être à ce qui est.

Selon l’assignation du Temps, Gilbert Simondon nous a quittés, mais il

demeure un vivant du passé. « Au moment où un individu meurt, son activité est

inachevée, et on peut dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des

êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de

conscience et d’action. (...) La subconscience des vivants est toute tissée de cette

charge de maintenir dans l’être les individus qui existent comme absence,

comme symboles dont les vivants sont réciproques. » [12]

Tout être, tissé dans ses liens affectifs, amicaux et familiaux et dans ses

trames généalogiques, continue, après sa mort, à participer de son monde, par

les paroles, les pensées, les actes, les émotions et les sentiments qu’il y a mis en

œuvre et qui, reliés à ceux des autres, constituent ce monde. Par ailleurs, toute

œuvre demeure comme présence active de son créateur, dans l’espace collectif.

Présence active d’une absence active tant qu’il se trouve des vivants pour se

laisser nourrir et inspirer dans leurs actions et dans leur conscience par elle, ou

bien pour les rencontrer et prendre appui sur cette rencontre. Mais le travail

d’accouchement des œuvres que fait l’Histoire, et le travail d’accouchement de

l’Histoire que font les œuvres, se réalise de manière secrète et dans l’ombre.

La présence active de l’absence de Gilbert Simondon participe de ce travail du

secret, d’une manière particulière : elle contribue moins à constituer à participer

au monde présent qu’à individuer un monde à venir. Avec beaucoup d’autres,

mais à une place essentielle, celle de la pensée sur ce qui s’individue.

Cette œuvre nous accompagne dans notre chemin d’individuation, et

réciproquement, nous tous, vivants du présent qui sommes dans ce chemin de

co-individuation, continuons d’individuer cette pensée.

Page 82: Multitudes Simondon

[1] I.G.P.B. p. 34,

[2] Cf. l’édition italienne

[3] Science de l’homme et tradition, Berg international, 1979

[4] I.P.C. p. 196

[5] Cité et traduit par Marcel Conche, Anaximandre. Fragments et témoignages,

Puf 1991

[6] Ibid. p. 75

[7] Ibid. p. 126

[8] Emilia Marty « Celui-autre-qu’individu le voyage de l’angoisse ou l’art de la

lisière » in collectif Gilbert Simondon, une pensée opérative, Paris, Puf 2002 p.

35/58

[9] « Le sujet s’écarte de l’individuation encore ressentie comme possible ; il

parcourt les voies inverses de l’être (...). Elle ( l’angoisse ) est départ de l’être. »

IPC p.114

[10] IGPB p.34

[11] M.E.O.T. p.162

[12] I.P.C. p.102

Page 83: Multitudes Simondon

Des hackers aux cyborgs : le bug simondonien Par Olivier Blondeau Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

À rebrousse-poil de la technophobie qui hante les traditions de pensée

inspirées de Heidegger et de Habermas, Simondon nous invite dans sa réflexion

sur le Mode d’existence des objets techniques à sortir par le haut de la critique

de la modernité. Il offre ainsi un cadre particulièrement approprié pour

comprendre les enjeux de la « techno-nature » consentie et revendiquée par

l’éthique hacker, et pour s’interroger sur les formes de subjectivité politique qui

lui correspondent. L’unité entre le producteur, l’objet technique et l’utilisateur,

qui participe pour Simondon de la transindividualité de la machine, permet de

revisiter la question de l’expressivité du code, de l’open-source et de la

constitution de collectivités connexionnistes.

La pensée occidentale( [1]), de Heidegger à Habermas en passant par

Ellul, est traversée par la terreur de l’autonomisation croissante de la technique,

dont les implications politiques seraient à proprement parler ravageuses pour la

démocratie. De la critique de la technocratie à celle de la technique, il n’y a

qu’un pas, que de nombreux observateurs n’hésitent pas à franchir. Cette

posture de réification de la technique et de « l’agir instrumental », pour

reprendre la terminologie d’Habermas, s’incarne dans un courant technophobe

oscillant entre protestation romantique contre la technique et essentialisme,

privilégiant les notions d’instrumentalité et de performativité. Elle conduit à

délaisser le champ de la technique en ne voyant pas que la technique est, en elle-

même, toujours-déjà politique, parce que traversée par des rapports de forces,

des lignes de fuite, des plis et des replis qui peuvent pourtant être autant de

leviers pour promouvoir une « nouvelle politique de la technologie » et peut-être

même, in fine, de la démocratie.

Au fondement de l’idéologie distopienne se retrouve cette hypothèse de

Weber, et reprise tant par Heidegger que par Habermas, selon laquelle les

sociétés modernes se distinguent des sociétés pré-modernes en ce que des

domaines unis auparavant, comme l’art, la culture, la politique d’une part et la

technique d’autre part, se sont progressivement différenciés, au point de

Page 84: Multitudes Simondon

s’autonomiser l’un par rapport à l’autre. Lâcher Habermas pour retrouver

Simondon, n’est-ce pas une manière de sortir par le haut de la critique de la

modernité ?

Le hacker, figure historique d’une “ techno-nature ” ?

Gilbert Simondon, dès les premières pages de son essai Du mode

d’existence des objets techniques ( [2]), affirme que l’opposition dressée entre

culture et technique est fausse et sans fondement, et qu’elle ne recouvre

qu’ignorance et ressentiment. Simondon peut non seulement nous aider à

appréhender la nature véritable du malaise de la culture occidentale face à la

technique, mais aussi à dépasser ce clivage artificiel et contradictoire qui

consiste à considérer l’objet technique soit comme un pur assemblage de

matière, soit comme un objet, d’inspiration technocratique, animé d’intentions

hostiles vis-à-vis de l’humanité.

Il s’élève contre l’idolâtrie de la machine qui consiste à croire que le degré

de perfection d’une machine se mesure au degré de perfectionnement de

l’automatisme. Il faut, dit-il, “ sacrifier bien des possibilités de fonctionnement,

bien des usages possibles, pour rendre une machine automatique ”. Toute la

cyberculture le montre, dans ce qu’elle charrie de terreur vis-à-vis de l’androïde

parfait( [3]). Le perfectionnement d’une machine, loin de se mesurer à son degré

d’automatisme, est au contraire proportionnel à la marge d’indétermination,

d’imprévisibilité - et donc d’humanité - qu’elle recèle. « Une machine purement

automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement

prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui

est douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des

machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme

l’interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres ».( [4]).

Cette conception de la technicité, dont le critère fondamental est l’ouverture et

l’interopérabilité des machines entre elles via l’homme, est aujourd’hui

particulièrement prégnante dans le monde de l’Internet, des hackers et du

logiciel libre. Le rejet de l’automation, comme concept performatif de nature

économique et sociale, lié à l’ère industrielle annonce, chez Simondon, le

Page 85: Multitudes Simondon

passage de l’ère de l’énergétisme thermodynamique du XIXe siècle, marqué par

la démesure techniciste et technocratique (viol de la nature, conquête du monde,

captation de l’énergie...) à l’ère de l’information (et surtout, d’après nous, de la

communication) dont le contenu normatif, affirme-t-il est profondément

régulateur et stabilisateur.

Pour Simondon, le malaise de la culture occidentale face à la technique

prend sa source dans le dédoublement de la pensée magique en pensée

religieuse d’une part, et en pensée technique d’autre part. Elle se structure

autour d’une dichotomie particulièrement prégnante entre le sens, le fond et la

forme, la figure ou l’utilité. Cette désarticulation entre technique et culture, due

à une sursaturation, à un moment donné, des potentialités de chacune et à un

dédoublement en modes séparés d’être-au-monde, fait que “ figure et fond sont

devenus étrangers et abstraits l’un par rapport à l’autre ”( [5]). Derrière un

humanisme facile, c’est la possibilité même d’introduction de l’être technique

dans la culture qui est réfutée et qui cache une « réalité riche en efforts humains

et en forces naturelles ». Cette réfutation conduirait, selon Muriel Combes, à

expliquer : « La crise récente qui voit dans la technique et plus précisément dans

la mécanisation du procès de travail la source d’un drame. Cette crise serait

donc due à une méconnaissance du déplacement de la fonction de porteur d’outil

de l’homme vers la machine, et, corollairement, du potentiel libérateur que

contient un tel déplacement. »( [6])

C’est la raison pour laquelle Simondon, développant l’idée que les objets

techniques ont été inventés par des êtres vivants, affirme qu’ils sont dépositaires

de sens et qu’il est nécessaire, pour y accéder, de comprendre leur genèse, leur

intention fabricatrice (qui ne doit pas être confondue avec l’intention

utilisatrice). Loin d’être un acteur subordonné, l’homme serait ainsi “ parmi les

machines ”, à la fois coordinateur et inventeur permanent des machines. Prenant

les exemples de la modération des listes de diffusion et de la signature

électronique, Pascal Jollivet montre que le choix de tel ou tel dispositif technique,

loin d’être neutre, porte des montages plus politiques que techniques et tend à

nous constituer, tant individuellement que collectivement, comme “ êtres

politiques ”. La communauté des hackers et des activistes du logiciel libre est

Page 86: Multitudes Simondon

incarnée par cette idée de constitutivité politique de la technique à travers des

pratiques de coopératives en réseau et la promotion d’une nouvelle figure

politique de l’utilisateur-producteur de technique, “ acteur et producteur de la

société techno-politique dans laquelle ils vivent ”( [7]).

Considérer le hacker comme une figure politique d’une techno-nature

consentie et même parfois revendiquée conduit à s’interroger sur sa subjectivité

politique : le hacker s’oppose en effet à la figure traditionnelle de l’homme

politique en ce qu’il n’est porte-parole que du code, que par lui, “ c’est le code

qui est parlé ”. Dans cette opération que les informaticiens appellent la

compilation, le code est destiné à disparaître. Le code (ou, pour être plus précis,

le “ code-source ”) est en effet une suite d’opérations écrites dans un langage de

programmation compréhensible par un humain et qui lui permet de donner des

instructions à l’ordinateur. Pour que l’ordinateur puisse interpréter ce langage, il

est nécessaire de procéder à la “ compilation ” de ce code, c’est-à-dire de le

transformer en un langage compréhensible par une machine (mais

incompréhensible par un être humain). Le code, qui possède son propre langage,

son propre système de contraintes normatives, mais aussi esthétiques et

éthiques, est “ écrasé ” pour n’être plus qu’une représentation opératoire, “

performative ”, un “ exécutable ”, un signifié : un logiciel, par exemple. Les

promoteurs du logiciel libre expliquent qu’il est nécessaire de fournir, avec la

version exécutable d’un logiciel, sa version non-compilée. Ils expliquent cette

nécessité par la définition de quatre libertés fondamentales (celle d’exécuter un

programme, de le copier, de l’améliorer et de l’étudier). Mais on peut

probablement aller plus loin en se demandant si cette liberté revendiquée

d’accès pour tous au code-source n’est pas une manière de donner accès à la

constitutivité esthétique, éthique et finalement politique du code.

L’éthique hacker et l’expressivité du code

Pour beaucoup en effet, la notion de hacker ne renvoie pas uniquement à la

programmation informatique mais à une manière de travailler, de se livrer à une

activité de création et de s’y impliquer. Cité par Steven Levy dans son livre

Hackers : Heroes of the Computer Revolution, Burrell Smith, un des fondateurs

Page 87: Multitudes Simondon

d’Apple disait du hacker : “ qu’il pouvait faire n’importe quoi et être hacker.

Vous pouvez être charpentier hacker. Il n’est pas indispensable d’être à la pointe

des technologies. Je crois que cela a à voir avec l’art et le soin qu’on y apporte.

”( [8]). Il ressort que, tant dans le domaine de la création artistique [9] que

scientifique ou informatique, c’est l’aliénation du travail qui est de plus en plus

rejetée. Dans son essai sur L’éthique hacker et l’esprit de l’ère

informationnelle( [10]), le philosophe Pekka Himanen tente, de la même manière,

de démontrer que les hackers sont aujourd’hui les moteurs, en même temps que

les modèles, d’une profonde transformation du rapport au travail. L’activité à

laquelle se livre le hacker - et qui se fonde sur la créativité, l’intérêt et le plaisir -

n’est ni de l’ordre du travail, entendu comme devoir, valeur en soi, souffrance et

morale, ni de l’ordre du loisir conçu comme repos, oisiveté et absence d’activité.

Il est possible d’aller un peu plus loin en tentant de montrer que les activités

techniques, scientifiques ou artistiques, qu’elles soient ou non contraintes, ne

peuvent pas s’inscrire dans la seule perspective du travail aliéné, mais doivent

prendre en compte la question de l’expressivité du travail par laquelle l’homme

réalise son humanité.

C’est de notre point de vue Simondon qui permet d’approcher avec le plus

de finesse la question de la continuité, en se livrant à une critique radicale de la

notion de travail, par essence aliénante, pour la substituer à celle d’activité. Pour

lui, en effet, le travail renvoie à une définition très restrictive de l’objet - et en

particulier de l’objet technique - qui pousse à le définir uniquement selon son

principe d’utilité. L’objet technique, conçu non seulement comme un ustensile

mais aussi comme une forme, résultat d’une invention et porteuse d’information

(une forme-intention), est le support d’une relation qu’il qualifie de

transindividuelle et qui permet de penser la continuité entre l’objet technique et

le sujet humain et le collectif. “ On peut entendre par relation transindividuelle,

une relation qui ne met pas les individus en rapport au moyen de leur

individualité constituée les séparant les uns des autres, ni au moyen de ce qu’il y

a d’identique en tout sujet humain (...), mais au moyen de cette charge de réalité

pré-individuelle, de cette charge de nature qui est conservée avec l’être

individuel et qui contient potentiels et virtualité. L’objet qui sort de l’invention

Page 88: Multitudes Simondon

technique emporte avec lui quelque chose de l’être qui l’a produit et exprime de

cet être ce qui est le moins attaché à un hic et nunc ... ” ( [11]).

Pour Simondon, toute forme d’activité qui ne prolongerait pas l’activité

d’invention, toute forme de rupture entre savoir technique et exercice des

conditions d’utilisation d’un objet technique, toute conception considérant la

machine comme une zone obscure( [12]), serait du ressort de l’obscurantisme et

de l’aliénation. Dans ces conditions, il tente de promouvoir une véritable

révolution de l’agir permettant à l’homme :

de se rattacher à la nature selon un lien beaucoup plus riche et mieux défini que

celui de la relation spécifique de travail collectif,

de penser la relation collective dans un cadre organisant un couplage entre les

capacités inventives et organisatrices de plusieurs sujets.

Les hackers n’auraient finalement rien à redire à cette affirmation de Simondon

qui veut que : “ Les objets techniques qui produisent le plus d’aliénation sont

ceux qui sont destinés à des utilisateurs ignorants. De tels objets se dégradent

progressivement : neufs pendant peu de temps, ils se dévaluent en perdant ce

caractère, parce qu’ils ne peuvent que s’éloigner de leurs conditions de

perfection initiale. Le plombage des organes délicats indique cette coupure entre

le constructeur qui s’identifie à l’inventeur et l’utilisateur qui acquiert l’usage de

l’objet technique uniquement par un procédé économique ”( [13]).

Cette conception de l’agir qui permet de penser, à travers le modèle de la

transindividualité, la continuité, le couplage entre l’objet et le sujet humain, nous

permet de mieux comprendre le sens et la portée de l’attachement des hackers à

la notion d’intentionnalité et d’expressivité intrinsèque du code, contre

l’intentionnalité abstraite et formelle de l’individu. Le code est par excellence le

porteur du schème technique originel d’invention qui autorise à prolonger cette

activité d’invention et de construction( [14]). Ne sommes-nous pas aujourd’hui

avec les hackers et le logiciel libre dans cette utopie simondonienne réconciliant

technique et culture dans une perspective d’émancipation, en cherchant à :

“découvrir un monde social et économique dans lequel l’utilisateur de l’objet

technique soit non seulement le propriétaire de cette machine mais aussi

l’homme qui l’a choisie et l’entretient”( [15]).

Page 89: Multitudes Simondon

Cette “ utopie ” possède aujourd’hui une singulière actualité dans le monde

du logiciel libre qui pose la question de la technicité, facteur de communication

interindividuelle, au-delà de la propriété et du travail ; catégories jugées

inessentielles. Dans le monde des hackers, le droit n’est pas ce qui garantit la

possession d’un bien mais au contraire ce qui vient garantir à l’utilisateur la

possibilité d’avoir accès au savoir technique, au “ schème technique originel

d’invention ” lui permettant d’utiliser, d’étudier et de modifier l’objet technique.

Posséder l’outil est, certes, une condition nécessaire à l’émancipation car la non-

possession, pour Simondon, augmente la distance entre le travailleur et la

machine sur laquelle le travail s’accomplit, mais n’est, en tout état de cause, pas

une condition suffisante, car posséder une machine n’est pas la connaître. Pour

la connaître, il est nécessaire d’avoir un coefficient relativement élevé

d’attention à son fonctionnement technique, à son entretien et à son réglage. La

conception que les informaticiens du libre ont de l’utilisateur est finalement

assez proche de celle du régleur dans l’industrie chez Simondon.

“ L’activité de réglage est celle qui prolonge le plus naturellement la fonction

d’invention et de construction : le réglage est une invention perpétuée, quoique

limitée. La machine, en effet, n’est pas jetée une fois pour toutes dans l’existence

à partir de sa construction, sans nécessité de retouches, de réparations, de

réglages ”( [16]). En effet, même s’il ne possède pas les connaissances requises

pour modifier lui-même un programme (même s’il peut virtuellement les acquérir

sans difficulté), l’utilisateur, considéré dans le jargon informatique comme un

débogueur, est celui qui est capable d’avertir le programmeur d’une erreur dans

la programmation ou de lui suggérer une amélioration possible. Dans ces

conditions, l’utilisateur ne s’inscrit pas seulement dans une logique utilitariste,

mais s’inscrit, comme acteur à part entière, dans l’ontogenèse de l’objet

technique et de son utilisation. Il y a quelque chose de profondément

révolutionnaire dans la philosophie de Simondon lorsqu’il pense cette continuité,

cette unité entre le producteur, l’objet technique et l’utilisateur. Dépassant les

catégories sociales, juridiques et économiques inhérentes au capitalisme

industriel, il propose une nouvelle forme de médiation sociale dont s’inspire

implicitement le mouvement du Libre, à tel point que l’on se demande parfois

Page 90: Multitudes Simondon

quelle est, au bout du compte, la finalité de l’activité de programmation. Est-ce

de réaliser un produit, un logiciel ? Ou s’agit-il d’expérimenter, à travers

l’activité technique, une forme de médiation collective originale et profondément

émancipée ?

“ La communication interhumaine, dit Simondon, doit s’instituer au niveau

des techniques, à travers l’activité technique, non à travers des valeurs du travail

ou des critères économiques (...). Ce niveau de l’organisation technique où

l’homme rencontre l’homme non comme membre d’une classe mais comme être

qui s’exprime dans l’objet technique, homogène par rapport à son activité, est le

niveau du collectif, dépassant l’interindividuel et le social donné ”( [17]). On le

voit bien : il n’y a pas seulement dans la posture des hackers un dépassement

éthique d’une conception du travail mais aussi, peut-être implicitement, un

questionnement politique qui met en cause l’essence même du capitalisme.

Penser, à travers l’objet technique (lui-même porteur de transindividualité), la

continuité entre l’homme et la machine, entre le concepteur et l’utilisateur,

reformuler la notion de collectif, au-delà de l’interindividuel et du social, c’est

avant toute chose développer non seulement une critique forte des fondements

économiques et juridiques du système, mais aussi développer une pratique

alternative et parallèle.

En suivant toujours Simnodon, nous pouvons nous demander si le logiciel

libre ne porte pas une alternative au cœur même du système capitaliste, en

développant des pratiques dont il ne peut se passer, mais qui, en même temps, le

déstabilisent de manière radicale. Cette philosophie dépasse désormais le monde

du logiciel et tend, par bien des aspects, à devenir un paradigme de la

production de l’ensemble des biens immatériels. Pour paraphraser Boltanski et

Chiapello, on pourrait avancer l’hypothèse que le logiciel libre est une forme

historique ordonnatrice de pratiques et garante du droit qui ne trouve pas sa

justification uniquement dans la morale mais aussi et peut-être surtout dans ses

finalités propres : l’accumulation et la circulation du savoir dans un monde

connexionniste et qui ne se réfère pas uniquement au bien commun mais aussi

aux intérêts immédiats d’un être collectif( [18]) ; être collectif qui peut être lui-

même une entreprise.

Page 91: Multitudes Simondon

Conclusion

L’apport de Simondon n’est pas de penser la spécificité de la technique

mais bien plutôt d’élaborer une théorie de la continuité entre technique et

culture. L’activité technique, telle qu’il la conçoit, sur un modèle certes utopique

et non réalisé, mais qui de notre point rejoint la “ philosophie du logiciel libre ”

constitue, comme le souligne Muriel Combes, une véritable révolution de l’agir,

qui pourrait résoudre le dilemme habermassien, établissant une dualité entre

agir communicationnel d’une part et agir instrumental d’autre part. L’activité

technique, telle que la conçoit Simondon, est en elle-même un agir

communicationnel qui, s’inscrivant dans le monde vécu, peut être perçu comme

un vecteur de communication favorisant une discussion réflexive prenant appui

sur la référence à des normes communes partagées. C’est au niveau de l’objet

technique, à travers l’appréhension par le sujet de sa forme-intention

notamment, que se développent les situations d’intercompréhension.

Et peut-être même qu’au-delà de la figure du hacker, c’est celle du cyborg, tel

que le conçoit Donna Haraway dans son Cyborg Manifesto( [19]), qui définit le

mieux ce plaisir blasphématoire à prendre dans la confusion des frontières pour

recoder l’accouplement de l’organisme et de la machine. Ne retrouve-t-on pas

dans ce mythe politique ironique, cette allégorie au savoir excommunié, cette “

unité magique primitive ” dont Simondon disait qu’elle est “ la relation de liaison

vitale entre l’homme et le monde, définissant un univers à la fois subjectif et

objectif antérieur à toute distinction de l’objet et du sujet, et par conséquent

aussi à toute apparition de l’objet séparé ”( [20]).

[1] Un grand merci à Laurence Allard sans qui cet article n’aurait pas pu être

écrit

[2] Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris,

1989

[3] Voir le travail d’André-Claude Potvin, L’Apport des récits cyberpunk à la

construction sociale des technologies du virtuel, Université de Montréal, Juin

2002, p. 104-105, http://www3.sympatico.ca/acpotvin/acpotvin_cyberpunk.pdf

[4] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 11

Page 92: Multitudes Simondon

[5] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 171

[6] Combes, Muriel, Simondon. Individu et collectivité, Presses Universitaires de

France, Paris, 1999, p. 97.

[7] Jollivet, Pascal, “ Les multitudes seront techniques ou ne seront pas ” ; in

Multitudes, n°11, Hiver 2003, Paris, p. 205,

http://multitudes.samizdat.net/article.php3 ?id_article=259

[8] Levy, Steven, Hackers : Heroes of the Computer Revolution, Paperback,

1984.

[9] Voir Menger, Pierre-Emmanuel, Portrait de l’artiste en travailleur.

Métamorphose du capitalisme, Éditions du Seuil, La République des Idées, Paris,

2002, p. 8.

[10] Himanen, Pekka, L’Ethique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils,

2001, p. 147.

[11] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 248.

[12] voir aussi les travaux de Latour, Bruno, Science in Action, Havard University

Press, 1987.

[13] Simondon, Gilbert, Op. cit., pp. 250-251.

[14] Ainsi Eben Moglen : “ Les non-programmeurs (...) seraient surpris

d’apprendre que la majorité de l’information contenue dans la plupart des

programmes est, du point de vue du compilateur ou des autres processeurs de

langage, du ‘commentaire’, une substance non fonctionnelle (...) Dans la plupart

des langages informatiques, bien plus d’espace est consacré à expliquer aux

autres ce que le programme fait, qu’à dire à l’ordinateur comment l’exécuter ”,

in “ L’anarchisme triomphant : Le logiciel libre et la mort du copyright ”, in

Multitudes, n°5, mai 2001

http://multitudes.samizdat.net/article.php3 ?id_article=170

[15] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 252.

[16] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 250.

[17] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 253.

[18] Boltanski, Luc et Chiapello, Eve, Op. cit., pp. 57-58.

[19] Haraway, Donna, “ Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme

socialiste à la fin du XXe siècle ”, in Bureau, Annick et Magnan, Nathalie (eds.),

Page 93: Multitudes Simondon

Connexions (art, réseaux, media), ENSBA, 2002,

http://www.stanford.edu/dept/HPS/Haraway/CyborgManifesto.html

[20] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 165.

Le langage de l’individuation (Lexique simondonien) Par Didier Debaise Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005

À la suite de quelques remarques générales sur les enjeux théoriques de

l’invention lexicologique pratiquée par Simondon, un lexique est fourni pour

aider le lecteur à entrer de plein pied dans la pensée simondonienne. Y sont

discutées et définies à partir de citations six notions-clés : la métastabilité, la

transduction, l’hylémorphisme, la disparation, la singularité et le transindividuel.

Simondon fait partie de ces penseurs pour qui « il faut inventer des mots

nouveaux pour exprimer des idées nouvelles »( [1]). Une idée véritablement

neuve ne trouverait pas dans les cadres d’un langage établi une expression

adéquate. Cette idée nouvelle qui « oblige » Simondon à une invention de mots

et à un langage particulier est à chercher dans sa pensée de l’individuation. Si la

philosophie n’a pu penser l’individuation de manière conséquente, si elle a

toujours ramené cette question aux conditions d’existence de l’individu -

réduisant l’individuation à une réalisation - c’est entre autres parce qu’elle n’a

pas su se démarquer d’un langage, d’une manière de parler, d’une grammaire,

de mots qui ont surdéterminé implicitement l’expérience. Il y a un langage de

l’être-individuel (dont le paradigme est la forme sujet-prédicat) qui tend à

formater et à codifier l’expérience, préalablement à toute mise en problème de

celle-ci. On ne s’est pas assez intéressé à la manière de parler de l’expérience et

des événements qui la composent, comme si ces questions venaient après,

comme si elles étaient secondaires par rapport à l’expérience elle-même.

C’est pour se dégager d’un héritage de la philosophie qui se cristallise dans la

plupart de ses concepts que Simondon invente un langage de l’individuation, qui

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se constitue à la fois par la traduction (notamment de concepts issus de la

physique et de la biologie) et par l’invention de nouveaux termes. Pour rendre

compte de l’expérience comme d’une multiplicité de « régimes d’individuation »,

il faut se placer sur un autre plan qui ne peut se construire sans une relative

« artificialité », propre à l’invention d’un autre langage. Avant d’en mettre en

évidence sommairement quelques termes( [2]), il nous paraît important de

donner deux traits généraux de ce langage :

1. Il se définit essentiellement comme un langage « opératoire ». Par

« opératoire », nous voulons dire qu’il n’a de sens que dans son fonctionnement,

ou encore dans les opérations dans lesquelles il est mobilisé, y compris les

opérations intellectuelles qu’il suscite. Le langage de Simondon ne peut se

définir « en soi », par un ensemble de définitions et par une grammaire générale,

indépendamment des situations dans lesquelles il prend sens. C’est un langage

technique qui a pour unique objet de mettre en évidence, dans des situations

singulières, des « régimes d’individuation », c’est-à-dire des opérations concrètes

par lesquelles une réalité se constitue. Il vise donc essentiellement à fournir des

« outils » permettant de dégager de situations données, qui se présenteraient

comme évidentes, les potentiels d’individuation qu’elles recèlent. Comme tout

outil, on peut en définir les traits et les caractéristiques, voire en induire des

fonctionnements, mais en aucun cas on ne peut, partant de leurs

caractéristiques, déterminer leurs usages a priori.

2. C’est un langage entièrement orienté vers des « mises en problème ». Il

faut résister à l’idée que les concepts que Simondon construit pour rendre

compte des « régimes d’individuation » forment une « théorie du réel », une

certaine conception de la réalité, qu’avec des mots comme « métastabilité »,

« transduction » ou encore « singularité », nous aurions les fondements d’une

nouvelle théorie qui se substituerait à l’ancienne vision qui était axée autour de

l’être-individuel. La pensée de l’individuation est une pensée de la

« construction » des problèmes, et non la mise en œuvre a priori de solutions

valant pour tout « régime d’individuation ». Une des originalités de la pensée de

Simondon se situe dans la mise en place d’une nouvelle technique de pensée

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visant essentiellement à inciter cette mise en problème de situations données.

Métastabilité.

Par le concept de métastabilité, Simondon cherche à détacher le problème

de l’individuation du modèle de la stabilité. Il écrit : « en tous domaines, l’état le

plus stable est un état de mort ; c’est un état dégradé à partir duquel aucune

transformation n’est plus possible sans intervention d’une énergie extérieure au

système dégradé »( [3]). Un état stable est un état qui n’est pas susceptible de

changements, si ce n’est par une impulsion externe. Dès lors, dans la mesure où

la réalité première est celle des « régimes d’individuation », il faut substituer à la

stabilité des notions telles que « potentiels », « tensions », « instabilité », etc.,

qui visent à mettre en évidence les possibilités de transformation inhérentes à

chaque élément du réel. Un système physique est en équilibre « métastable »

lorsque certaines variations peuvent entraîner une rupture de l’équilibre( [4]).

Cette rupture est possible parce que le système en question est surtendu, les

éléments qui le composent étant en tension permanente. Cette tension entraîne

des potentiels « qui, libérés, peuvent produire une brusque altération conduisant

à une nouvelle structuration également métastable »( [5]). Un des intérêts de la

notion d’équilibre métastable est qu’elle met en évidence l’incapacité du régime

linéaire cause/effet à éclairer l’individuation. Ce régime n’est pertinent que

lorsqu’un individu (stable) est soumis à une impulsion externe. Il n’est plus qu’un

cas limite - l’effet, dans sa généralité, devant être pour Simondon associé à une

rupture d’équilibre impliquant une « singularité », le plus souvent externe au

système en équilibre métastable. Simondon généralise la métastabilité à tous les

domaines et en fait un élément essentiel de l’être : « l’être originel n’est pas

stable, il est métastable ; il n’est pas un, il est capable d’expansion à partir de

lui-même ; l’être ne subsiste pas par rapport à lui-même ; il est contenu, tendu,

superposé à lui-même, et non pas un. L’être ne se réduit pas à ce qu’il est ; il est

accumulé en lui-même, potentialisé [...] ; l’être est à la fois structure et énergie »

(IPB, p. 284).

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Transduction

Le concept de transduction est intimement lié à celui d’équilibre

métastable. « Tout se passe comme si l’équilibre métastable ne pouvait être

rompu que par l’apport local d’une singularité [...] capable de rompre cet

équilibre métastable ; une fois amorcée, la transformation se propage, car

l’action qui s’est exercée au début entre le germe [...] et le corps métastable

s’exerce ensuite de proche en proche entre les parties déjà transformées et les

parties non encore transformées » (IPB, p. 95). La transduction est l’opération

par laquelle « s’exerce » une action de proche en proche entre des éléments déjà

structurés et de nouveaux éléments. Elle serait le modèle « le plus primitif et le

plus fondamental de l’amplification » (IPB, p. 95). À nouveau, Simondon

généralise cette opération. : « nous entendons par transduction une opération

physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de

proche en proche à l’intérieur d’un domaine » (IPC, p. 25). Il y a aurait une

tendance première qui serait celle de la propagation de proche en proche dans

un milieu, chaque nouvel élément repris servant « à la région suivante de

principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien qu’une modification

s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante »

(IPB, p. 95). Cette propagation suppose une mise en communication d’échelles

disparates (microphysique et macrophysique). En ce sens, « l’individuation est

une opération de structuration amplifiante qui fait passer à un niveau

macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement

microphysique » (IPB, p. 124). Il arrive à Simondon d’opposer la transduction à

la dialectique avec laquelle elle partage une même ambition de description du

réel comme mouvement et transformation. Le reproche principal de Simondon

envers la dialectique est qu’elle fait du négatif une « seconde étape ». Or, dans la

transduction, le négatif est simplement lié à l’incompatibilité, à la « non-

stabilité » des éléments en équilibre « métastable ». Il n’y a pas pour Simondon

un « négatif substantiel », il est simplement effet de rapports entre des éléments

dans un système en équilibre métastable, c’est-à-dire dans un système

hétérogène.

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Hylémorphisme

La théorie de l’hylémorphisme est bien connue : toute réalité y est décrite

comme le rapport d’une d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) et

Simondon y voit une des causes principales du fait que le problème de

l’individuation a toujours été mal posé ou réduit. L’individuation y est pensée

comme une prise de forme, c’est-à-dire comme une opération par laquelle une

forme préexistante façonne une matière. On peut renverser le schéma et voir

dans la matière la cause de l’individuation, on n’expliquera pas pour autant

comment s’opère le rapport entre la forme et la matière. L’hylémorphisme laisse

une « zone obscure », celles des opérations concrètes d’individuation. C’est

pourquoi il est essentiellement « réductionniste » : la matière y est supposée

passive, disponible pour une prise de forme. L’intérêt de la critique de

l’hylémorphisme est lié à l’extension que Simondon lui donne, et c’est dans le

cadre d’une généalogie de certaines bifurcations qui traversent la modernité

qu’elle trouve son intérêt. Ainsi Simondon voit dans la différence

Individu/Groupe un exemple de cette reprise du schéma hylémorphique qui a

produit deux types d’approches, irréconciliables : le psychologisme et le

sociologisme. Dans la première, on considère que c’est l’individu qui est le

principe actif, qui fonde et façonne le groupe, alors que, pour la seconde, ce

serait le groupe qui donne forme aux individus qui le composent. Dans les deux

cas, on explique le rapport entre l’individu et le groupe par la réduction d’un des

termes. Simondon oppose à l’hylémorphisme les « régimes d’individuation » par

lesquels des individus se constituent et sont traversés de dimensions collectives.

Disparation

Simondon reprend le terme de disparation aux théories psycho-

physiologiques de la perception : « il y a disparation lorsque deux ensembles

jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne gauche et

l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant

permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre

tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la

vision, l’étagement des plans en profondeur) » (IPB, p. 223). On ne doit donc pas

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supposer une unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une

« liaison par les différences », par l’hétérogénéité même des éléments en

présence. Cette « tension » entre éléments différents peut produire un « degré

supérieur » qui ne réduit pas nécessairement les éléments en tension.

Singularité

Nous l’avons vu au sujet de la métastabilité : une singularité ne peut être

décrite en soi, abstraitement, comme s’il en existait une essence. Elle n’a de

définition que locale, dans des conditions précises, notamment celles de la

rupture d’un équilibre métastable. Nous pouvons néanmoins en donner une

définition générique : une singularité est ce qui occasionne une rupture dans un

équilibre. Cette définition ne nous dit pas ce qu’est l’équilibre en question (si ce

n’est qu’il doit être métastable) ni quelle est la réalité qui occupe la fonction de

« singularité ». Il s’agit d’une rencontre qui s’évalue empiriquement ou

pragmatiquement. En ce sens, il n’y a aucune valorisation a priori, chez

Simondon, d’un domaine d’être qui serait celui des singularités, ni aucun

romantisme - juste la mise en évidence du fait que toute transformation implique

une rencontre entre des systèmes surtendus, chargés de potentialités, et un

élément qui brise l’équilibre de ce système. Ce statut des singularités, toujours

relatives à autre chose, les distingue radicalement de toute réalité individuelle

(l’individu se définissant traditionnellement comme réalité stable et non reliée).

Transindividuel

La réalité collective première ne se trouve pas dans un « social brut » ni

dans des relations « interindividuelles » qui sont, comme nous le disions à propos

de l’hylémorphisme, plutôt des abstractions. Elle doit être cherchée dans ce qui,

à l’intérieur même de l’individu, le met en relation avec une réalité plus large,

plus étendue que son individualité. Cette réalité plus large, c’est celle d’une

nature préindividuelle qui constitue un milieu associé à l’individu. En ce sens, le

transindividuel « suppose une véritable opération d’individuation à partir d’une

réalité préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une

nouvelle problématique ayant sa propre métastabilité » (IPC, p. 19). Le

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transindividuel est le plan de communication entre des individus-milieux, c’est-à-

dire des individus dans lesquels se trouve une charge de préindividualité, une

charge de possibles qui les fait communiquer au-delà de leur propre identité. Il

n’y a de communication sociale que dans des individuations à la fois psychiques

et collectives. Comme l’écrit M. Combes « le transindividuel ne nomme en

somme que cela : une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une

dimension moléculaire ou intime du collectif même » (Combes, 87).

[1] C. S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 22.

[2] Nous n’avons choisi que les concepts qui étaient évoqués directement ou

indirectement dans les différents articles réunis dans ce dossier et qui n’y

faisaient pas l’objet d’un traitement particulier.

[3] G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p.

49 (par la suite abrégé IPC).

[4] Voir M. Combes, Simondon. Individu et collectivité. Paris, PUF, 1999, p. 11.

[5] G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, p.

285 (par la suite abrégé IGP).