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Monique Desroches Ethnomusicologue, professeure, Faculté de musique, Université de Montréal (2003) “Musique, rituel et construction du savoir.” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Musique Rituel Savoir

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Musique Rituel Savoir

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  • Monique Desroches Ethnomusicologue, professeure, Facult de musique, Universit de Montral

    (2003)

    Musique, rituel et construction du savoir.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, profes-seur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Monique Desroches Musique, rituel et construction du savoir. Un article publi dans l'ouvrage sous la direction de Monique Desroches et

    Ghyslaine Guertin, Construire le savoir musical. Enjeux pistmologiques , esthtiques et sociaux, pp. 207-219. Paris : L'Harmattan, 2003, 384 pp. Collec-tion : Logiques sociales.

    [Autorisation formelle accorde par Mme Desroches le 4 septembre 2007 le

    17 juillet 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

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    Monique Desroches Ethnomusicologue, professeure, Facult de musique, Universit de Montral

    Musique, rituel et construction du savoir

    Un article publi dans l'ouvrage sous la direction de Monique Desroches et Ghyslaine Guertin, Construire le savoir musical. Enjeux pistmologiques , esthtiques et sociaux, pp. 207-219. Paris : L'Harmattan, 2003, 384 pp. Collec-tion : Logiques sociales.

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    Table des matires Introduction 1. Musique rituelle et construction identitaire2. Construire le savoir musical : une longue dmarche

    2.1 Migration et prennit des traditions2.2 Reprsentation sociale et statut de la transe

    3. Esthtique des cultes et des musiques4. Tradition et sens de la Mmoire Conclusion Bibliographie

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    Monique Desroches

    Musique, rituel et construction du savoir.

    Un article publi dans l'ouvrage sous la direction de Monique Desroches et Ghyslaine Guertin, Construire le savoir musical. Enjeux pistmologiques , esthtiques et sociaux, pp. 207-219. Paris : L'Harmattan, 2003, 384 pp. Collec-tion : Logiques sociales.

    Introduction

    Retour la table des matires Entre le terrain, l'analyse musicale et la formulation d'hypothses, une multi-

    tude de trajectoires s'offre l'ethnomusicologue. La traduction des ethnographies en interprtations culturellement pertinentes et scientifiquement cohrentes est une procdure complexe qui n'autorise ni la parole autochtone, ni celle du cher-cheur s'riger en modle. Pour la majeure partie des ethnomusicologues, il appa-rat aujourd'hui vident que le regard du chercheur ne peut se profiler dans le seul courant de la musicologie compare. N la fin du XlXe sicle, ce courant privi-lgiait une approche externe de la musique alors considre comme objet. Si l'on reconnat aujourd'hui la dimension rductrice de cette approche, il faut aussi ad-mettre qu'un repli sur le seul paradigme de l'anthropologie culturelle serait tout aussi rducteur. Ainsi convaincus de la pertinence du discours interne dans la comprhension des phnomnes musicaux mais aussi de ses limites, les ethnomu-sicologues ont voulu combler les lacunes de cette approche en y conjuguant l'ana-lyse externe du matriau sonore.

    Cette dualit des regards s'est complexifie tout rcemment par la prise de pa-

    role autochtone. En plus de questionner la pertinence scientifique et culturelle des analyses externes, la prise en compte des discours culturels, voire des modes de penses musicales (conceptualisation des musiques, systmes de classement des

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    genres et des instruments, etc.) a depuis le milieu des annes '80, favoris un d-bat thorique et mthodologique sur les rles et les statuts de ces paroles dans la construction des savoirs. Qui crit quoi, et au nom de qui ? Qui sont, comme l'ont bien pos Clifford et Marcuse (1984) puis un peu plus tard, Emerson (1995), les rels dtenteurs de l'autorit ethnographique ? De plus, loin de renvoyer la seule part verbale de la communication, la parole autochtone atteint les attitudes, les affects, les regards, les motions, les tabous, c'est--dire tout un monde qui relve du sensible, et qui oblige le chercheur considrer aussi le sujet dans ses hypo-thses de recherche. Il importe donc de dpartager le rle, les fonctions et le statut de ces paroles dans la construction des savoirs musicaux.

    Les musiques dont il sera question dans cet article sont de nature rituelle.

    Dans la foule de cet ouvrage, une premire question interpelle le chercheur : une recherche sur le savoir musical de pratiques religieuses ou rituelles renvoie-t-elle aux mmes mthodes et approches que celles des musiques profanes ? En d'autres termes, les statuts particuliers des musiques et les conditions qui prvalent leur pratique permettent-ils de les apprhender de la mme manire ? l'instar des musiques profanes, les musiques rituelles connaissent-elles une quelconque vo-lution (au sens de transformation) ? Enfin, les conditions rituelles exigent-elles tant de la part des acteurs que de celle des chercheurs, un respect minimal de r-gles qui limitent l'accs au savoir ?

    C'est ces questions que cet article tente de rpondre. Dans cette perspective,

    il est apparu que l'adoption d'une posture mthodologique approprie s'imposait. Reconnaissant que chacun des terrains d'tude dicte une certaine modulation, voi-re, une adaptation des approches, je tenterai ici de mettre en exergue l'importance du temps long dans le processus d'observation et de comprhension des prati-ques culturelles.

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    1. Musique rituelle et construction identitaire

    Retour la table des matires

    Dans des tudes ethnomusicologiques antrieures 1, j'ai mis en relief le rle de

    la musique dans l'efficacit des cultes tamouls la Martinique et la Runion. Appel des divinits, signalement de phases rituelles, contrle d'tats de transe ou de possession, dlimitation d'espaces vgtariens ou carnivores, tout concourait l une fonctionnalit immdiate des rituels par la musique. La Marche dans le feu, les crmonies Malimin ou encore de la Fte de dix jours en sont des exemples rvlateurs. J'ai notamment insist sur le fait que loin d'tre conues par les musi-ciens et les acteurs des rituels comme un simple accompagnement, les musiques agissent dans les rituels comme de vritables mdiatrices entre le monde matriel et le surnaturel, entre l'humain et le divin [voir notamment ce sujet, les crits de Boils (1978), Barat (1989) Desroches (1996, 2000), Desroches-Benoist (1983, 1997), Ghasarian (1991)].

    Mais tout intressant que soit ce cadre d'analyse, il n'en est pas moins restrictif

    Loin d'tre des entits fermes, les musiques rituelles agissent souvent comme des passerelles qui permettent au social de se manifester. Elles jouent en effet un rle dterminant, voire, structurant, dans des sphres extrieures aux fonctions stric-tement religieuses. Car les rituels et les cultes rpondent aussi d'autres besoins, d'autres impratifs que ceux du religieux. Dlimitateurs d'espaces cultuels, traduc-teurs de dynamique particulire entre des sous-groupes, catalyseurs de partage culturel, mcanismes d'ajustement social, outils emblmatiques, ce sont l, entre autres, des fonctions que revtent les musiques rituelles. Tout comme les musi-ques profanes, elles doivent tre comprises comme des paramtres actifs dans l'dification des identits culturelles locales et dans le dbat sur la mondialisation. Sans nier leur apport indispensable dans la structuration des crmonies, il m'ap-parat aujourd'hui que les musiques rituelles ou religieuses ont t trop souvent considres et analyses comme des entits hermtiques, replies sur elles-

    1 Desroches (1996, 2000), Desroches et Benoist (1983, 1991, 1997).

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    mmes, o leur rle tait confin la seule dimension religieuse fonctionnelle. Aussi vais-je tenter de montrer la pertinence d'largir cet horizon ethnographique et analytique.

    Cette posture pistmologique commande une relecture de l'articulation musi-

    que et culte et appelle un autre type de questions. Ainsi, du qu'est-ce qu'on joue pendant les crmonies , ou encore, quels moments du rituel , il faut se de-mander pour qui joue-t-on et pourquoi , questions qui placent forcment la relation musique et culte l'extrieur du strict cadre rituel, notamment dans celui du processus identitaire ainsi que je tenterai de le montrer ultrieurement. Cette approche place le sujet au coeur de l'analyse (ici, le musicien, l'officiant, le fidle pratiquant), introduisant alors un regard ax sur la relation que chacun entretient avec le culte et la musique. C'est en d'autres termes, inscrire les pratiques obser-ves dans le champ spcifique des reprsentations.

    2. Construire le savoir musical : une longue dmarche

    2.1 Migration et prennit des traditions

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    Une question a ds le dbut [Antilles franaises (depuis 1978), aux Mascarei-

    gnes (depuis 1987)] hant ma recherche auprs des immigrants tamouls dans les les croles : pourquoi les Tamouls ont-t-ils conserv leurs pratiques religieuses alors qu'ils laissaient tomber d'autres lments de leur patrimoine. Car ds leur arrive dans les les, les engags tamouls ont gard une relation particulire leurs croyances religieuses, et jamais ils n'ont remis en question la pertinence de leur exercice au sein du groupe, comme au sein de la socit globale insulaire. Pourtant, la conservation de leurs pratiques culturelles et religieuses taient loin d'tre assures. Intgre au milieu du XIXe sicle dans des les qui venaient d'abo-lir l'esclavage et qui tentaient de se dpartir d'un systme conomique et social bas sur la grande plantation et sur l'exploitation de la canne sucre, cette

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    main d'uvre massive, nouvellement arrive, risquait de mettre en pril la rfor-me socio-conomique souhaite par la masse,

    Mpriss par la population crole locale, leur insertion dans les les n'a pas t

    toujours facile et c'est sans doute pour cette raison que les descendants tamouls des Antilles franaises ont perdu la majeure partie de leur culture d'origine, dont la langue. Mais pourquoi alors ont-ils maintenu dans ces conditions aussi diffici-les, un vnement qui s'avrait tre, jusqu' tout rcemment 2 un des derniers bas-tions de leur culture d'origine, soit la tenue de crmonies sacrificielles et la mu-sique qui l'accompagne ? Le fait est d'autant plus tonnant qu'au plan strictement musical, l'expression en est extrmement limite. Constitue presque exclusive-ment de membranophones, la musique se rsume des patrons rythmiques cycli-ques qui limitent au maximum la crativit et l'interprtation individuelles, ainsi qu'une certaine part d'motion musicale. Plutt rptitive, non diversifie, limite dans son instrumentarium, cette musique ne prsente donc, du moins prime abord, aucun intrt au chapitre de l'interprtation musicale et de l'exprience es-thtique. Il est vite apparu que la rponse la question du maintien rsidait ail-leurs que dans la musique elle-mme.

    Il est ais de croire que la part spectaculaire des rituels, surtout par la prsence

    de la transe du prtre, ait pu jouer ici un certain rle. On peut souponner que la musique rituelle et les lments impressionnants qu'elle met en scne (cris et tremblements lors des transes, gurison des malades, sacrifices animaux, marche dans le feu) aient exerc un rle de rajustement social et ainsi contribu redorer l'image d'un groupe que l'on considrait l'origine, comme infrieur. Car ainsi que soulign antrieurement, les crmonies tamoules ont toujours intrigu le groupe crole de descendance africaine :

    ... attrait de la magie de l'autre ... souvent considre comme plus re-doutable parce qu'ignore... la tenue d'une crmonie confrerait aux In-diens un statut particulier : la transe, expression du vcu magique, vien-

    2 Les pratiques culturelles tamoules aux Antilles comme aux Mascareignes

    connaissent depuis le milieu des annes 80, un regain de vitalit et de visibilit qui se concrtise notamment par une diversification des pratiques musicales et religieuses, la mise en place d'enseignement de la langue et de la musique ta-moules, des activits publiques, comme des Festivals et des concerts.

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    drait rappeler clairement aux descendants africains (les croles), la puis-sance du prtre tamoul, et par extrapolation, celle de l'Indien... Les cr-monies confrent ainsi la communaut indienne une identit propre, une distanciation par rapport au groupe crole, tout en permettant l'Indien de rehausser son statut social. (Desroches 1996 : 53-54)

    La particularit des musiques tamoules et la dimension impressionnante de la

    transe peuvent sans doute expliquer en partie la prennit de la pratique religieuse en terre antillaise.

    2.2 Reprsentation sociale et statut de la transe

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    Si la transe a jou un rle rel dans les crmonies rituelles et exerc un im-

    pact positif dans le processus d'ajustement social des Indiens dans la socit cro-le aux Antilles franaises, le rapport celle-ci semble aujourd'hui se modifier. Le regard port par les descendants tamouls sur la transe est en effet devenu plus ambigu. C'est du moins ce qui ressort d'un rcent terrain (2001) effectu la Gua-deloupe. Il apparat ici que les Indiens de la Guadeloupe soient arrivs une croi-se de chemins au chapitre de leurs traditions musicales et religieuses. Voulant mettre de l'avant l'image d'un groupe moderne marqu par une culture riche et diversifie, certains indo-guadeloupens habitant les milieux ruraux ont aujour-d'hui tendance dlaisser les pratiques ancestrales bases sur la transe et les rythmes cycliques des tambours tapou, au profit de nouveaux rpertoires et de nouvelles pratiques culturelles indiennes. On organise par exemple des dfils de mode indienne dans les htels, on se met l'apprentissage de chants dvotionnels bhajans et on dveloppe des enseignements de musique classique indienne, dont des cours de sitar et de tablas. Tout se passe comme si la transe et le sacrifice d'animal qui procuraient jusqu'alors une marque distinctive aux descendants ta-mouls de l'le, non seulement s'estompent aux yeux de ces indo-guadeloupens, mais sont taxs d'un signe ngatif qui les fait relguer l'arrire-plan. Une co-responsable d'un temple rural m'indiquait mme qu'elle ne tolrait pas de transe lors des crmonies qui prenaient place dans leur temple. Elle a prcis ce sujet,

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    ... (qu'elle) n'accepte plus de gens qui ne sont pas capables de se contr-ler. (Le Moule, 2001)

    Cette information est intressante plus d'un titre. D'abord, elle montre que la

    transe n'exerce plus le rle capital dans les cultes d'offrandes des temples de plan-tation qu'elle avait l'habitude d'exercer par le pass. Elle rvle galement que son statut s'est estomp. Mais surtout, il m'apparat qu'elle met en exergue la nature mme d'un phnomne qui relve bien d'une pratique acquise, volontaire et contrlable. En effet, comment concilier l'aspect involontaire et inattendu de la transe en conjuguant avec l'interdit de sa manifestation dans certains temples et du mpris des responsables de temples envers ceux qui ne peuvent la matriser ? C'est pourquoi il demeure toujours possible dans ces socits de l'abandonner, ou au contraire, de la renforcer comme on le verra un peu plus loin chez les Malbars de la Runion. tout vnement, cette anecdote rvle combien les processus de transmission et de construction des savoirs sont en constante mutation et qu'ils relvent bien d'un choix, qu'il soit personnel ou collectif

    3. Esthtique des cultes et des musiques

    Retour la table des matires

    De nos jours, bon nombre d'Indiens insulaires abandonnent le travail tradi-

    tionnel de la plantation au profit d'un travail professionnel, administratif, ou tout le moins, d'un poste souvent mieux rmunr en milieu urbain. Une quantit im-portante d'Indiens s'installe ainsi dans les bourgs, et poursuit des tudes. La consquence de ces changements sociaux se manifeste notamment par l'adoption de nouvelles valeurs et de nouvelles habitudes de vie venues souvent d'une Inde brahmanique. Cependant, d'autres Indiens continuent leur travail dans les planta-tions et refusent cette nouvelle avenue. Ils assurent un maintien des traditions an-cestrales, dont celles des cultes d'offrandes d'animaux accompagns des rythmes cycliques des tambours qui conduisent la transe du prtre. Ds lors, le projet social indo-crole, s'il formait jusqu'alors un bloc homogne, est aujourd'hui cla-t tant dans ses cadres de rfrences que dans le choix de ses valeurs sociales,

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    esthtiques, religieuses, culturelles et musicales. C'est ainsi qu'il faut comprendre qu' la Runion, deux cultures musicales et rituelles cohabitent, chacune d'elles rpondant des valeurs propres.

    Loin d'tre des procds caractre strictement religieux, les lments visibles

    des rituels sont devenus des symboles actifs dans l'dification des identits cultu-relles insulaires de chacun des deux groupes. La musique et le rituel sont en effet intgrs dans un processus qui les situent bien au-del du cadre religieux. Les deux espaces servent dsormais de point de dpart pour un dbat sur l'authenticit des pratiques et sur la construction identitaire.

    Devenues manifestations publiques et culturelles en milieu urbain, les musi-

    ques rituelles indiennes ont connu la Runion comme aux Antilles, une visibilit accrue qui a boulevers le champ des valeurs. L'importance accorde la recher-che du beau dans les cultes des temples urbains la Runion dans l'ocan Indien, en est un exemple rvlateur. Les consquences de cette situation sur les proces-sus identitaires et sur la notion d'authenticit sont considrables. Car il ne s'agit plus uniquement, du moins dans les milieux urbains runionnais, de faire com-me , dans le sens d'imiter le geste ancestral, mais de mettre de l'avant un nouvel esprit traditionnel, en rponse aux nouvelles attentes du public. Selon cette philo-sophie, la beaut de l'art rside non pas dans l'harmonie du groupe musical, dans la simultanit du jeu instrumental, mais au 'contraire, dans la mise en valeur du talent individuel et dans la crativit du musicien. Il s'agit l d'un changement de cap important. Car les musiques des crmonies sacrificielles (qui sont toujours en vigueur dans certains temples de plantation), visent une communication directe avec les dieux : la rptition d'une srie de battements de tambours cycliques faci-lite cette mise en contact, dont la prsence se manifeste ultimement par la posses-sion du prtre. Dans les temples urbains, o la transe n'est plus admise et o les musiques associes au sacrifice animal sont exclues, on passe une logique pu-rement esthtique base sur la recherche du beau, sans gard ici l'efficacit tan-gible du rituel par la musique. La beaut tant l'lment recherch par-del l'effi-cacit directe de la musique sur le culte, on voit l surgir une diversit des rper-toires, on note une importance marque l'improvisation ou tout le moins, l'expression musicale personnelle et la diversification des sources sonores par une juxtaposition d'accompagnements instrumentaux et vocaux.

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    4. Tradition et sens de la Mmoire

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    On assiste ainsi une sorte de culture de passage qui peut s'apparenter une

    certaine transculturation du traditionnel. Car il ne s'agit pas, du moins en milieu urbain, d'une relle perdition d'une tradition d'origine, mais d'une relecture de celle-ci en fonction de nouvelles valeurs adoptes par le groupe. quelle mmoi-re collective est-on fidle ? Telle est la question centrale qui se pose l'Indien des Antilles comme celui des Mascareignes. Et ce nativistic movement , au sens de Linton (1965) s'opre dans les crmonies de louange des grands temples ur-bains de la Runion par l'adoption d'un nouvel horizon de rfrence, celui du haut, du brahmanisme, du vgtarien, alors que celui des Indiens des plantations (ceux qu'on appelle la Runion, les Malbars ) s'inscrit dans la volont d'une perp-tuation des cultes sacrificiels qui incluent la transe et l'offrande d'animaux.

    La migration des Indiens, tant aux Antilles qu'aux Mascareignes, a morcel la

    trace originelle et brouill le chanon de la mmoire collective. Loin de rassem-bler les individus autour d'un projet unique, le respect de la mmoire dite collecti-ve, est venue scinder le groupe en brouillant les pistes, en dmultipliant les cadres de rfrence, en crant de nouveaux horizons et en re-crant de nouveaux senti-ments d'appartenance. Ce qui confirme bien que la mmoire, l'instar de l'identi-t, ne rsulte pas d'un cumul passif de traits culturels, mais d'une construction, voire, d'une re-construction incessante partir de choix et de consensus.

    Un des objectifs de la recherche amorce en 2001 la Guadeloupe 3 visait

    mettre en perspective le rsultat des recherches sur les musiques rituelles tamou-les de la Martinique avec celles des Indiens de la Guadeloupe qui sont arrivs

    3 Recherche pilote et dirige par l'anthropologue Jean Benoist, laquelle

    taient associs des chercheurs de France, des Antilles et du Qubec. Finan-cement : Ministre de la Culture France. Voir ce sujet notre rapport de re-cherche, Pratiques indiennes, pratiques hindoues dpos au Ministre de la Culture (France) en 2002.

  • Monique Desroches, Musique, rituel et construction du savoir. (2003) 15

    dans les les la mme poque et dans les mmes conditions. cette fin, je menai avec un prtre tamoul de la rgion du Moule une srie d'entrevues portant sur les liens entre musique et rituel sacrificiel. Je savais par ailleurs que les Indiens taient dans cette le cinq fois plus importants en nombre que ceux de la Martini-que et je voulais ainsi tenter de saisir l'impact de cette donne sur le profil des traditions musicales et rituelles. Surprise lors de l'entrevue de la forte correspon-dance entre les rponses livres par le prtre et mes hypothses martiniquaises, je l'informe la fois de mon enthousiasme et de mon tonnement. Sans tarder, il ajoute spontanment :

    Je le sais ; j'ai lu votre livre (Tambours des dieux)... j'y ai d'ailleurs puis certains lments pour ma pratique... (Le Moule, 2001)

    Deuxime tonnement de ma part, encore plus important cette fois : car je r-

    alisais que le fruit de ma recherche indo-martiniquaise s'insrait malgr moi, dans la tradition vivante des Tamouls de la Guadeloupe. Cette exprience rvle ga-lement combien les crits, les disques, les rapports de recherche des scientifiques sont de plus en plus accessibles aux gens de terrain et que ceux-ci peuvent alors consciemment opter pour l'intgration de ces savoirs dans le sillon de leurs connaissances. En fait, tout se passe comme si certaines analyses externes ser-vaient parfois de relais dans la chane de transmission des savoirs locaux, ou en-core de tremplin pour aller vers d'autres avenues. La transmission des savoirs s'ouvre ainsi des horizons plus vastes, en sortant des circuits ferms dans les-quels ils s'taient jusqu'alors profils, models. la question pose au dbut de ce texte, qui sont les rels dtenteurs de l'autorit ethnographique , il apparat ici que le curseur de l'information doive circuler dans les deux sens. Car si les eth-nomusicologues taient convaincus de l'influence du savoir local (interne) sur l'dification du savoir scientifique (externe), il faut aussi inverser cette affirmation pour mettre en exergue la part du mtalangage, celui du chercheur, dans le dis-cours local, privilgiant alors une construction dynamique des savoirs.

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    Conclusion

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    Analyser le phnomne musico-religieux dans des socits en diaspora n'im-

    plique pas les mmes dmarches que dans des socits traditionnelles, sdentaires et anciennes. La migration, volontaire ou force, a command des mcanismes d'ajustement tant de la part des migrants que de celle de la socit d'accueil. Plus encore, l'loignement temporel et gographique avec le milieu d'origine semble avoir bouscul le champ des valeurs sociales, culturelles, religieuses forant les migrants se positionner la fois en fonction du nouveau contexte et celui du milieu d'origine.

    Le regard port ici sur les musiques rituelles indo-croles a permis de mettre

    en lumire combien la tradition, celle qui se conjugue au prsent, est en perptuel-le construction de son savoir. L'analyse a galement rvl que la mmoire, les racines sont elles aussi questionnes et re-composes par les dtenteurs des tradi-tions. Ce processus n'est d'ailleurs pas tonnant si l'on considre que l'identit, l'authenticit, la tradition et la pratique musicale sont des constructions symboli-ques qui relvent de choix, d'ajustements culturels et sociaux, de jugements de valeur, de conduites apprises et partages et souvent questionnes ; elles devien-nent ainsi le point de dpart pour de nouvelles constructions de savoirs.

    La musique, mme rituelle, traduit les mentalits d'un groupe. Loin d'tre au-

    tonome ou anachronique, elle s'ajuste elle aussi aux transformations des valeurs sociales et culturelles. Dans cette foule, les musiques et les cultes apparaissent comme de vritables passeurs culturels, des zones o les participants partagent certes un nombre impressionnant de croyances, de valeurs mais qui sont par ail-leurs, en incessantes mutations.

    Construire le savoir rituel et musical implique donc un parcours qui circule de

    faon dynamique entre la musique, la religion et la socit, une trajectoire qui conduit forcment le chercheur quelque part entre le pass et le prsent, entre l'ob-

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    servation, l'analyse et la prise en compte du discours sur les pratiques culturelles. Car c'est au carrefour de ces trajectoires que s'difie toute forme de savoir musi-cal, quelle qu'en soit sa nature.

    Bibliographie

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    Barat, C. 1989 Nargoulan, le de la Runion : d. Du Tramail. Benoist J. 1998 Hindouismes croles, Paris : ditions du CTHS. Boils, C. 1978 Man, Magie and Musical Occasions, Colombus, Ohio (.-U.) :

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