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Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande Jacques Lacan n° 728 – Lundi 26 juin 2017 – 22 h 38 [GMT + 2] – lacanquotidien.fr

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Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande — Jacques Lacan

n° 728 – Lundi 26 juin 2017 – 22 h 38 [GMT + 2] – lacanquotidien.fr

ÉDITORIALAnaëlle Lebovits-Quenehen

Aujourd’hui : depuis hier et pour demain

L’anhistorisme

Lacan ouvre le « Rapport de Rome » – nous sommes en 1953 – sur une critique du groupe des psychanalystes américains dont il relève l’anhistorisme des communications.

L’anhistorisme est une volonté de se positionner dans le présent à l’exclusion de toute perspective historique – position « aux antipodes de l’expérience analytique » (1), pointe Lacan. Il note ensuite que des immigrants occupent une place prépondérante dans ce groupe et il remarquera plus tard que la culture américaine invite à cet anhistorisme (2). Il souligne enfin la tendance de ces analystes à réduire la psychanalyse à une adaptation de l’individu à son milieu (3).

Or, ces trois points vont ensemble : le deuxième point interprétant le premier, comme le relève Lacan, et produisant le troisième à titre de conséquence. En effet, c’est dans la mesure où ils sont immigrés et que l’American Way of Life l’exige (4), que ces analystes veulent se débarrasser de leur rapport à l’histoire afin de mieux s’adapter au monde nord-américain où ils ont trouvé refuge. L’anhistorisme des analystes ayant immigré est ainsi la trace d’un traitement des circonstances de cette immigration par le refoulement. L’effacement du facteur historique qui les fait présents aux États-Unis a pour conséquence un effacement de ce facteur dans l’histoire des analysants qu’ils reçoivent comme dans la leur. Leurs communications l’attestent. Leur pratique en écope. La primauté du standard, dévoiement de la découverte freudienne, est ainsi le prix à payer pour avoir fait le choix de cet anhistorisme – défense contre le réel de la persécution et de l’immigration qui s’en suit.

A contrario, un certain rapport à l’histoire est requis pour faire fonction d’analyste. Et cette exigence ne devient pas caduque lorsqu’une analyse n’est plus considérée comme allant vers toujours plus de symbolisation, mais comme un serrage de la jouissance hors sens à laquelle le signe dans sa dimension de lettre de jouissance fait bord. Que cette conception fasse davantage saillir un certain type de rapport à l’histoire qui soit un équivalent de l’anhistorisme, au sens où il obstruerait lui aussi le réel qui se manifeste par à-coups, n’invite certainement pas pour autant à la négation de l’histoire.

Résonnance de l’anhistorisme dans l’actualité politique

Si j’ai été sensible à ce passage du « Rapport de Rome », c’est que l’anhistorisme semble être l’un des traits marquants de notre époque. C’est par son truchement que le fascisme orientant tacitement l’idéologie du FN se normalise au point que l’abstention ait pu sembler une réponse valable à la menace qu’il représentait et représente toujours pour l’avenir.

Il y a, à l’anhistorisme de notre époque et à sa consistance, des raisons intimes qui ne valent que pour chacun des sujets contemporains qui s’y laissent entraîner. Et puis, il y a des circonstances qui ont trait à l’air du temps. Depuis plus de dix ans, et plus encore depuis qu’il

est désormais « possible » (5) que le fascisme accède démocratiquement au pouvoir politique en France – et cette tendance se révèle dans d’autres endroits du monde, nous ne le répèterons jamais assez –, l’histoire dans laquelle nous sommes pris de plein pied en tant qu’analystes, nous y sommes aussi convoqués en tant que citoyens, mais c’est tout un. Car l’expérience analytique :

– nous rend spécialement sensibles au Zeitgeist et à ce qui s’y joue, aux délires qui s’y manifestent et desquels nous pouvons prendre quelques distances ;

– nous prédispose à savoir que l’acte étant « ce qui dépend de ses suites, dès les premières à se produire » (6), l’inaction ou le silence est acte – sans doute manqués, mais actes tout de même ;

– nous donne assez accès à la façon dont nous sommes singulièrement marqués par les contingences de l’histoire pour savoir que nous sommes pris dans notre époque – la position du psychanalyste qui se prend pour un psychanalyste (comme d’autres pour des garçons de café) et qui se cantonne à son cabinet est difficilement tenable ;

– nous enseigne que ce qu’on peut, on le doit (7) – et les membres de l’ECF spécialement, disposant d’outils que d’autres n’ont pas, ont une capacité à prendre part à la lutte contre l’extrême-droite qui menace de revenir et son cortège d’impasses que Lacan annonce ou dont il nous aide à considérer le principe ;

– nous permet d’être au fait de ce que l’affect (de tristesse, de joie, d’angoisse, de trac, de gaité…) sanctionne la position éthique que nous prenons dans la lutte qui se mène à présent. Et l’allègement est un affect qui ne trompe pas souvent. Il est selon moi perceptible chez certains depuis que nous sommes engagés, sous l’impulsion de Jacques-Alain Miller, dans la présente action politique lacanienne.

Affirmons en ce sens qu’il n’y a pas, d’une part, la politique citoyenne et, d’autre part, la psychanalyse. Une analyse nous montre assez que quand on croit pouvoir scinder différents domaines de notre existence, ils sont en réalité intimement liés entre eux par un même mode de jouir qui s’y répercute. Il ne s’agit donc pas, dans le moment actuel, d’être psychanalystes et citoyens, mais de savoir que tenir à la psychanalyse nous fait citoyens, et que nous ne pouvons l’être que forts de ce que l’expérience et la théorie analytiques nous enseignent.

Sans doute faut-il mettre en tension le rapport que nous entretenons à l’histoire avec la possibilité de produire un acte qui ne soit pas manqué (quoi qu’il puisse d’abord apparaître comme raté, ce qui du reste, en fait un critère de la réussite) (8).

Les tours de l’histoire, le pessimisme et les conséquences à en tirer

Après avoir parlé de « la spire » (9) de l’époque, Lacan parle de l’histoire en termes d’« éternel recommencement ». Depuis toujours, note-t-il, l’histoire « tourne en rond » (10). Cette vision de l’histoire semble assez pessimiste.

Or, l’opinion commune considère volontiers le pessimisme comme un agent inhibiteur de l’acte. En effet, si l’histoire tourne en rond, à quoi bon tâcher d’y intervenir ? Une intervention sur la scène du monde ne fait-elle pas figure de pure vanité au regard des cycles de l’histoire et de l’éternel retour du même ? Eh bien, justement, non.

Lacan ne donne certes pas tellement dans l’espoir, mais pas davantage dans le désespoir (11). Il se fit par ailleurs plusieurs fois critique d’évènements ayant marqué l’histoire et de certains des actes qui la scandaient (12), ce qui montre assez son intérêt pour la chose et la valeur qu’il accorde à ce qu’on s’y tienne à la hauteur des circonstances qui se présentent.

L’acte n’est-il pas par-delà l’espoir et le désespoir ? Ne les renvoie-t-il pas dos-à-dos comme à leur inanité ? La question se pose de savoir si, au contraire de ce que l’opinion perçoit généralement comme le sens profond du pessimisme, loin de prohiber l’acte, il ne le requerrait pas plutôt (13).

1 : Lacan J.,« Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 245.2 : Lacan J., « La chose freudienne », op. cit., p. 402.3 : Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op. cit., p. 245.4 : Cf. Lacan J., « La Chose freudienne », op. cit., p. 402.5 : Miller J.-A., lors de son passage aux Matins de France Culture, le 20 avril 20176 : Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 261.7 : Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op.cit.,,p. 244.8 : Lacan J., « Discours à l’École Freudienne de Paris », op. cit, p. 265.9 : Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op. cit., p. 321.10 : Lacan J., cité dans La Movida Zadig, n°1, p. 7.11 : Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 535.12 : La Movida Zadig,no1 : cf. entre autres les propos sur la réconciliation nationale et la lâcheté de Staline pp 3 à 7, Navarin, 201713 : Cf. Miller J.-A., «

Une introduction à l’érotique du temps

», Revue La Cause freudienne, n°56, p.

81.

L’Edit du Comité d’éthique attendu sur la PMALettre de François Ansermet à JAM

Cher Jacques-Alain Miller,

Je vois cette séquence de votre séminaire à laquelle vous m’avez invité à intervenir comme un laboratoire de réflexion, un observatoire du futur, plutôt qu’une répétition de ce que l’on sait déjà. Je mentionne certains points qui m’occupent dans mon positionnement actuel au Comité consultatif national d’éthique (CCNE).

Des questions impossibles

Les questions amenées au CCNE, en particulier celle sur les demandes sociétales de procréation médicalement assistée, font apparaître cette instance comme le lieu des questions impossibles – des « butées logiques sur l’impossible », comme le dit Lacan –, ce qui en fait un observatoire de la perplexité, voire un observatoire de l’angoisse contemporaine.

La jonction entre l’intime et le collectif

Le débat ouvert sur les demandes sociétales d’assistance à la procréation se situe à la jonction entre le plus intime et le plus collectif (politique). Le plus intime devient une question collective. Si Freud disait que toute psychologie individuelle est en même temps et simultanément une psychologie sociale, nous y sommes en plein. On en a une démonstration ce 24 juin où se déroule à La Concorde, l’après-midi même de nos discussions, une manifestation LGBT autour des demandes de procréation des couples de femmes et chez les femmes seules.

Au CCNE, les débats sont extrêmement parasités par les convictions intimes de chacun.

On retrouve un phénomène du même ordre chez les quelques psychanalystes, qui ont été appelés pour y être auditionnés, et qui apparaissent souvent comme des conservateurs, fonctionnant tels des représentants d’une police de l’Œdipe, voire d’une police du Nom-du-Père.

La place de la clinique

Comme vous en avez discuté avec Nouria Gründler, je pense important qu’après ces remarques liminaires, elle présente son cas qui est exemplaire : cette petite Lou, dont j’entends parler depuis longtemps, a en effet une capacité d’invention assez extraordinaire, pour faire face à la particularité de son origine, issue qu’elle est d’un couple de femmes à travers un don de sperme anonyme. Enfant chercheur, elle nous enseigne à travers sa manière de traiter la place vide qu’implique pour elle la question du père, par le statut qu’elle donne au « x de la paternité » dans cette situation de filiation particulière.

Ce sera en tout cas l’occasion de revoir la question du père sur la base de l’expérience particulière de cet enfant.

Heretic ?

Je pourrais aborder la contradiction dans laquelle un psychanalyste se trouve de siéger dans un comité d’éthique. On mesure à quel point dans la clinique, on suit d’abord les solutions inventées par chacun. Par contre, dans un comité d’éthique, l’enjeu est le « pour tous », ce qui présente toujours le risque de procéder d’une universalisation du sujet propre aux stratégies du monde contemporain.

Comme vous le savez, je suis engagé depuis de longues années dans la clinique de la procréation et de la périnatalité. Je mesure à quel point les réponses sont toujours singulières, imprévisibles : à chacun sa solution. Cet abord clinique se trouve à chaque fois malmené dans une situation telle que le Comité d’éthique.

C’est ainsi que je me sens le plus souvent, si j’ose utiliser le terme que vous avez lancé, comme un « heretic » dans un milieu orthodoxe.

Une méthode

Je pourrais sur cette base exposer la façon dont je m’y suis pris par rapport à un contexte comme celui d’un comité d’éthique, en proposant une méthode qui a été aussi reprise et élaborée par d’autres ; un type particulier de « pratique à plusieurs ».

À propos des procréations médicalement assistées, il s’agit en effet de distinguer les disjonctions technologiques, qui sont des faits : disjonction entre sexualité et procréation, entre procréation et gestation, entre origine et filiation, et disjonction temporelle à travers le gel du temps qu’implique la cryoconservation. Ces disjonctions impliquent des relations inédites dont il s’agit d’anticiper les conséquences, en termes de risque, mais aussi en termes de nouveauté.

Quel que soit le débat, on tombe sur ce que j’ai désigné comme des « points de butées » : des points d’achoppement, d’affrontement souvent, sans qu’aucune alternative ne puisse y répondre complètement. On les retrouve, quel que soit le point de vue adopté. Il s’agit de les rendre explicites, sans chercher à faire bouchon au trou rencontré, mais plutôt en faisant bon accueil aux questionnements qui s’ouvrent autour de ces points.

Parmi ces points de butées dans le cas des procréations dans les couples de femmes, on trouve en particulier :

- La question du père qui sera à revisiter : introduire la possibilité d’une conception d’un enfant « sans père » à travers une assistance médicale à la procréation, supposerait de suivre quelle solution chaque enfant pourrait inventer, entre un donneur de sperme (actuellement anonyme selon la loi française), ses parents, des figures masculines autres que le père biologique, ce qui aboutirait à mettre en place des dispositifs nouveaux.

- La question de la mère comme pouvant devenir pluralisée, voire incertaine dans les procréations médicalement assistées, impliquant les couples de femmes (celle qui donne l’ovule, celle qui donne le ventre – qui parfois intervertissent les rôles).

Perspectives

De fait, se dessine une frontière de plus en plus incertaine entre le sociétal et le pathologique. Ne s’agirait-il pas plutôt d’inventer de nouvelles normes ? Une voie est à frayer entre techno prophètes et bio catastrophistes. C’est un débat qui participent des enjeux du congrès de l’Eurofédération de psychanalyse, PIPOL 8 qui se tient les 1 e et 2 juillet à Bruxelles, sur « La clinique hors-les-normes », pas hors norme.

La séparation des gamètes du corps, les morcellements en jeu, le gel du temps qu’implique la cryoconservation, ouvre à une possible conjonction entre procréation et prédiction. À mon avis, c’est là l’enjeu principal des demandes sociétales de procréations médicalement assistées : un enjeu majeur, caché par le débat public actuel.

À l’époque du séquençage du génome humain, le patrimoine génétique pourrait venir remplacer les autres formes de patrimoine, introduisant à de nouveaux types d’alliances. Ce qui pourrait aussi faire éclater le système de santé, constitué à partir de la solidarité et de la réciprocité qui sont basées sur un non-savoir radical quant à la destinée. Troquer le non-savoir pour le savoir fait que les lois de l’échange pourraient se trouver complètement bouleversées.

*

Bref, après le Mariage pour tous, on a eu la Manif pour tous ; l’attention se centre actuellement sur la question de la « Procréation pour tous », qui va donc venir au premier plan des débats sous peu – avec la conférence de presse annoncée par le CCNE pour le 27 juin (dont je ne peux dire le contenu, étant contraint au devoir de réserve, comme on dit ; par contre, je peux parler en mon nom des questions que cela pose)

L’orientation que vous donnez au Champ Freudien année zéro, vers une politique lacanienne, me semble en effet devoir prendre en compte ces dimensions, tant sur le plan de la clinique que sur celui de la politique. Il s’agit que la psychanalyse reste subversive, comme vous le défendez si bien, et ne tombe pas dans les savoirs a priori, préétablis, normatifs quant à la famille.

Rien ne peut venir boucher les questions impossibles qui sont au centre de la psychanalyse, à savoir : D’où viennent les enfants ? Que veut une femme ? Qu’est-ce qu’un père ?

En me réjouissant de parler de tout ça avec vous ce samedi. Merci de m’en avoir donné l’occasion !

Tout cordialement.

François

Réponse de JAM

Paris, le 23 juin 2017

Passionnant ! Au-delà de ce que je pouvais anticiper. Et profond. Vous êtes un combattant du limes, au contact des barbares, comme dans Game of Thrones, sauf qu’il n’y a pas le Mur et que les barbares, c’est nous peut-être, qui sait ?

L’idée d’un « Observatoire du futur » me branche.

On procédera de la façon la plus simple : vous venez, vous parlez, on vous parle. D’abord Eric Laurent, Nouria Gründler, Philippe La Sagna. Puis l’assistance.

A vous.

JAM

JAM sur Lautréamont Extrait de « Chronique de l’Année Zéro (1) » parue dans Lacan Quotidien n°721

Je passe à la politique en acte dans le Champ freudien. Celle-ci m’assure que je ne suis pas le tyran de ce Champ, car elle est désormais en passe d’être faite par tous, ou du moins par beaucoup. Je pense à Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » (1) Ajouter : comme la politique.

Cet ajout est-il ducassien ? Oui, s’il s’agit bien d’Ur-politique (au sens où Umberto Eco par d’Ur-fascisme). Jugez sur pièce :

« La poésie doit avoir pour but la vérité ́ pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les vérités secondaires de la vie. Chaque chose reste à sa place. La mission de la poésie est difficile. Elle ne se mêle pas aux événements de la politique, à la manière dont on gouverne un peuple, ne fait pas allusion aux périodes historiques, aux coups d'État, aux régicides, aux intrigues des cours. Elle ne parle pas des luttes que l'homme engage, par exception, avec lui-même, avec ses passions. Elle découvre les lois qui font vivre la politique théorique, la paix universelle, les réfutations de Machiavel, les cornets dont se composent les ouvrages de Proudhon, la psychologie de l'humanité ́. Un poète doit être plus utile qu'aucun citoyen de sa tribu » (2).

Hum... je n’avais pas relu ce texte depuis des lustres. Il m’impressionne. Il ne m’est pas immédiatement limpide. Je n’aimerais pas être en désaccord avec le génial Uruguayen, et c’est mal porté à Saint-Germain-des-Prés. Je sais : je m’en vais mettre au programme du séminaire du 24 juin, « Poésie et politique ». Mais bien sûr ! Tous les livres de Paul Bénichou pourraient s’inscrire dans cette rubrique. Et puis... Milton ! Le Chateaubriand de Fumaroli. Clémenceau lui- même, avant même de ronronner avec son Alsacienne, disait (Vite, wiki !) : « Poésie et musique sont les suprêmes délices des choses. »

1 : Lautréamont, « Poésies II », Œuvres complètes, Garnier-Flammarion, 1969, p. 291.2 : Ibid., p. 284.

James Joyce, Musique de chambrepar Olivier Litvine

L’histoire mouvementée de l’Irlande, largement conditionnée par ses rapports avec la puissance coloniale britannique, a donné aux liens entre poésie et politique une intrication et une pertinence particulières.

Qu’on en juge par les deux exemples qui suivent. Trois des chefs nationalistes qui saisirent avec leurs troupes d’irréguliers les principaux points stratégiques de Dublin lors du soulèvement de Pâques 1916, Patrick Pearse, Thomas MacDonagh et Joseph Mary Plunkett, étaient des poètes accomplis. William Butler Yeats, le plus grand des poètes irlandais, prix Nobel de littérature en 1923, après avoir assisté de Londres aux violents soubresauts qui allaient porter sur les fonts baptismaux la naissance de l’État Libre d’Irlande en 1922, devint sénateur du nouvel État la même année. Notons encore que l’actuel président de la République d’Irlande, Michael D. Higgins, est un poète respecté.

En Irlande, lorsqu’elle est plus ou moins directement liée à la politique, la poésie est avant tout nationaliste, voire gaélicisante, comme chez Pearse. Il est peu d’aèdes qui chantent les bienfaits de l’union avec la Grande Bretagne et célèbrent l’ irlandité de la langue anglaise. Dans un pays où « tout est politique », le désintérêt pour la politique est lui-même éminemment politique. Et si la poésie est lutte, le poète est aussi un lutteur.

Qu’en est-il des rapports entre Joyce et cette conception de la poésie basée à la fois sur le nationalisme et l’engagement (ou le non-engagement) des mots et des corps ?

Dans Ulysse, le personnage du « citoyen », modelé sur Michael Cusak, fondateur de l’Association athlétique gaélique (GAA) est un nationaliste républicain gaéolophone qui prend violemment à partie Léopold Bloom, juif cosmopolite de Dublin lors d’une conversation au pub après l’enterrement de Dingam. Prototype du nationaliste irlandais étroit et, comme de juste, farouchement antisémite, « le citoyen » incarne ce que Joyce déteste au même niveau que l’Église catholique, à savoir le nationalisme irlandais tel qu’il s’incarne, politiquement, dans le clochemerlisme du Sinn Fein (Nous-mêmes seuls) ou, poétiquement, dans la nostalgie d’une Irlande mythique, comme celle que mettent en scène les tenants de la renaissance irlandaise, W.B. Yeats, Padraic Colum, John Millington Synge, dont le jeune Joyce satirisa l’hégémonie dans son poème « The Holy Office » (Le Saint Office) en 1905.

Il est vain d’essayer de rattacher Joyce à une catégorie ou une autre du nationalisme irlandais, tant, en cela comme en toute autre chose, l’auteur de Gens de Dublin bouleverse les codes et crée lui-même les termes de références de son œuvre.

Le dernier poème du recueil Musique de chambre, publié en 1907, donne peut-être une indication sur la façon dont Joyce entrevoit les rapports entre poésie et politique, sur le rôle politique qu’il assigne au poète (1) :

He who hath glory lost nor hath, / Celui que la gloire a déserté, Found any soul to fellow his, / Qui n’a point trouvé d’âme pour le suivre, Among his foes in scorn and wrath / Qui n’a que mépris et colère pour ses ennemis, Holding to ancient nobleness / Et ne jure que par l’ancienne noblesse,That high unconsortable one, / Celui-là, solitaire considérable, His love is his companion. / A son amour pour compagnon.

Dans son introduction à la nouvelle traduction de Chamber Music, Marc C. Conner remarque : « Ce poème est l’expression de la puissance du poète, de “l’ancienne noblesse” et du caractère “solitaire” de la vocation poétique ; en même temps, il se contente de décrire le poète sans lui attribuer une quelconque action précise – le poème ne contient aucun verbe principal. La puissance du poète se résorbe dans la fidélité passive à “son amour“. Peu importe que cet amour renvoie à la poésie, ou [à] sa bien-aimée. Joyce exprime là une vocation qui mêle puissance poétique et fidélité amoureuse (2) ».

Il convient d’ajouter que cette posture « aristocratique » est liée, premièrement, à la solitude du vrai créateur que fuit le succès et, deuxièmement, à la défiance qu’il éprouve à l’égard de ses pairs (dans une version antérieure du poème, figurait friends, amis, au lieu de foes, ennemis !) et à sa condition de paria (« unconsortable » est un hapax lexical bâti sur le verbe « to consort », qui signifie « fréquenter », « frayer » – hors poème, il veut dire « infréquentable »). C’est là une vision du poète très romantique, assez proche de celle du poète maudit par la société, mais aimé des femmes et des muses… On est aux antipodes d’un Lautréamont déclarant que « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » (3)

L’aristocratisme de Joyce est le produit de la prise de conscience d’un poète qui sent que ses pouvoirs de création sont supérieurs à la moyenne et qui craint d’être le seul à le savoir (de son vivant, son œuvre ne connut la reconnaissance qu’après une lutte pied à pied pour être édité, en une autre incarnation du lutteur). Il est à la fois la cause et la conséquence de l’exil du poète, qui vivra plus longtemps hors de son Irlande natale, condition si ne qua non de la pleine expression de sa puissance créatrice.

En 1907, année de parution de Musique de chambre, Joyce écrivait de Trieste à son frère Stanislaus qu’il ne souhaitait se « définir ni comme anarchiste, ni comme socialiste, ni comme réactionnaire (4) » (on notera que ces catégories sont celles de la politique continentale, non celles de la politique irlandaise). L’aristocratisme, « l’ancienne noblesse » de Joyce ne s’accommodent d’aucune référence existante, et surtout pas conservatrice – ils sont joyciens avant tout.

Joycienne aussi l’ironie qui veut que ce féroce contempteur du nationalisme irlandais ait en un sens été plus nationaliste que les nationalistes en minant graduellement avant de le faire exploser l’instrument par excellence de la domination anglaise de l’île, à savoir la langue anglaise. Entre Musique de chambre et Finnegans Wake, ce sont toutes les étapes de la subversion de la domination linguistique que parcourt l’œuvre de Joyce : la maîtrise des codes (poèmes, Gens de Dublin, Exils), la compréhension des usages de la distinction (Portait de l’artiste en jeune homme, dans lequel Stephen, double de Joyce, réalise le potentiel créatif de l’usage irlandais de la langue anglaise), exploration tous azimuts de la force créatrice de la langue (Ulysse), enfin, le dynamitage lexical et syntaxique de l’anglais (Finnegans Wake). L’œuvre de Joyce peut se lire comme une déclaration d’indépendance linguistique, poétique, artistique qui viendrait en parallèle et en écho de la proclamation de la République d’Irlande lue par Patrick Pearse devant la Grande Poste de Dublin, le 23 avril 1916.

Double ironie, double paradoxe, comme souvent chez Joyce, « l’ancienne noblesse » revendiquée par le poète et la lisibilité difficile de ses œuvres ultimes (Ulysse, Finnegans Wake) fait de lui tout sauf un auteur pour l’élite, mais bien le plus lu (fragmentairement, s’entend), le plus admiré et le plus célèbre des grands écrivains de son pays. Chaque année en Irlande et ailleurs, le « solitaire considérable » du dernier poème de Musique de chambre voit le nombre de ses traductions ou retraductions étrangères augmenter (en chinois, en arabe, en français) et ses créations littéraires s’incarner à l’occasion du Bloomsday, où les fervents de son œuvre se retrouvent toujours plus nombreux et désireux de rendre hommage à leur écrivain préféré.

La poésie joycienne, par laquelle il faut entendre toute son œuvre, majoritairement en prose, est accessible à tous, et dans un certain sens « faite » par tous dans la mesure où tous sont invités à se l’approprier, en dépassant son proverbial hermétisme. Malgré la dose de snobisme qui s’attache à l’exercice, cette ultime figure de l’ironie joycienne démontre le caractère subversif et donc éminemment politique, de la poésie de l’auteur de Musique de chambre.

Olivier Litvine est agrégé d’anglais et traducteur. Ce texte, sollicité auprès de l’auteur par Jacques-Alain Miller pour la séquence « L’Oracle de Lautréamont » de son séminaire, a été discuté le 24 juin 2017.

1 : Musique de chambre, traduction Olivier Litvine, Ed. Caractères, 2016, p. 60-61.2 : Ibid., p. 16.3 : Lautréamont, cité par J.-A. Miller, « Chronique de l’Année Zéro (1) », Lacan Quotidien, n° 721, 1 juin 20174 : Letters, ma traduction.

Aggiornamento à l’ECFpar Christiane Alberti

La perspective d’un aggiornamento démocratique à partir du débat stimulant mis en route par nos collègues de la SLP, Miquel Bassols et Jacques-Alain Miller (1) rencontre une réalité effective de nos Écoles et croisent des questions débattues à l’ECF. Elle engage une réflexion à la fois critique et pragmatique à la faveur de l’Année Zéro du Champ freudien.

Je l’aborderai du point de vue de l’expérience de l’École à l’ECF en trois points, plus une conclusion.

- Le Un et le multiple - La hiérarchie et le réseau- Inclusion et invention

Le Un et le multiple

L’École est présente dans les régions, à travers ses membres mais aussi la structure ACF (Association Cause freudienne). Quelle est la structure institutionnelle de cette présence ? Le délégué régional, qui est le responsable local de l’École, ne représente pas son ACF auprè s de l’École, mais il est plutôt le délégué de l’École auprès de l’ACF, structure conforme au Un de l’École, tout à l’opposé d’une option localiste (nous et eux). Je décris ici la structure institutionnelle, qui implique instances (celles de la délégation régionale), règlement et principe de permutation. Cela étant, la présence de l’École dans les régions, si elle est au principe d’une politique, ne s’incarne pas partout pareillement, et chaque région de France doit être de ce point de vue considérée une à une. A cet égard, les ACF sont multiples.

Une autre logique est présente dans les régions, qui repose quant à elle, sur la référence (le transfert) à une autorité authentique, incarnée le plus souvent par un ou une collègue. On s’adresse volontiers à ce collègue comme incarnant cette autorité, pour le consulter sur l’une ou l’autre question de la vie de l’École localement. Sans doute les styles varient et cette autorité ne s’exerce pas partout de la même façon.

La hiérarchie et le réseau

L’École est certes un appareil associatif, mais elle est aussi et surtout la communauté vivante, enracinée dans une réalité effective, que l’on intègre à partir d‘un désir. Si les dispositifs organisationnels et institutionnels doivent être solides et pérennes, c’est pour mieux permettre le mouvement des initiatives individuelles qui font de l’École une réalité vivante et une présence dans la vie de chacun, autour de laquelle gravite le désir d’analyse.

Lorsque les instances fonctionnent dans leur stabilité, elles rendent possible un travail d’École qui stimule les initiatives individuelles, suivant une organisation moins centralisée. À cet égard, il importe de miser sur toutes les énergies et d’encourager les initiatives, voire les soutenir. Car il y a beaucoup à faire pour que la psychanalyse tienne la place qui lui revient dans le monde.

L’organisation pyramidale et centralisée de l’École est nécessaire, mais elle doit laisser toute sa place à la dimension horizontale de son organisation. Les nouvelles générations y sont particulièrement sensibles, car cette structure en réseau est en phase avec l’époque : « l’innovation a pris le pas sur la tradition, comme le dit J.-A. Miller : l’avenir prime sur le passé, le réseau sur la hiérarchie et l’horizontal sur le vertical ».

Inclusion et invention

Lorsqu’un conflit éclate, que se passe-t-il à l’ECF ? Les cas récents n’étaient pas en tout point semblables à celui débattu pour l’Italie, au point d’aboutir à une séparation. Mon expérience est que des collègues se sont adressés spontanément au Directoire, comme à un Autre avec qui on peut parler. Des collègues font appel à cette instance comme à un lieu où le conflit peut se traiter. Jusqu’ici, cette adresse n’a pas fait l’objet d’une commission spécifique.

Se traiter, qu’est-ce à dire ? Il s’est agi non pas d’intervenir dans un conflit interpersonnel, mais de trouver une issue qui fasse une place à des initiatives nouvelles. Cela relève de l’invention : inventer une activité, une fonction, et veiller à ce que celles-ci restent à l’intérieur de l’École et de son orientation. L’inclusion prime ici sur l’exclusion.

Conclusion

Faut-il formaliser davantage ? Sans doute, si la chose se cristallise et ne trouve pas d’issue.

Si on met en place une instance ou une adresse formalisée, l’attention devra porter sur un principe d’inclusion qui favorise le mouvement vers le Un de l’orientation lacanienne sans que le paradigme « tendances, groupes, multipartisme » l’emporte. Elle participerait de la conversation continue et nécessaire entre les psychanalystes.

Cela suppose un Eros unitaire, comme une finalité d’ordre supérieur. Un Eros qui demande à être entretenu, enflammé parfois. Bref, ça ne s’entretient pas avec des passions tristes. Il conviendra donc d’être attentif aux cas où la tension entre le Un et le multiple s’exerce au service d’un pouvoir et non d’une politique.

Christiane Alberti est présidente de l’École de la Cause freudienne

1 : Cf. Lacan Quotidien, n°724, 20 juin 2017.

Romper el silencio

Claudia Iddan

El silencio se sostiene en diferentes razones y tiene distintos efectos.El silencio, como así también la abstención, aún razonada, pueden convertirse en enemigos de

la democracia. El dicho: "el que calla otorga", da cuenta de esta problemática de manera sencilla. Qué es lo que el silencio otorga? Pone de manifiesto la indefensión radical que puede experimentar un sujeto frente a un discurso malicioso populista o bien hace halago a la política del avestruz, un simple alibi, tal como otro dicho popular lo presenta: corazón que no ve, corazón que no siente.

La movida Zadig lucha de manera clara contra el silencio. Impacta en particular por su movilización fuera de normas, fuera de estandartes, rompe con la supuesta "neutralidad" analítica de manera tajante. Con todo, plantea preguntas, me parece no resueltas aún, sobre los mecanismos a través de los cuales el psicoanálisis podría revelar los efectos discursivos de cada sociedad e influir sobre las políticas locales.

Este movimiento de Zero Abyección representa para mí un acontecimiento en fuerte oposición al silencio adoptado durante la segunda guerra mundial por muchos psicoanalistas frente a la anulación de todo derecho humano. En una entrevista que un psicoanalista israelí me concedió en relación a una corta investigación sobre la historia del psicoanálisis en Israel, se refirió al fenómeno silencioso en términos de "la falta de una generación". Podemos leer a esta formulación como una posición frente a lo real, como falta de una lectura o, aún más, como falta de acción.

El silencio de la mayoría de los analistas de esa época no fue diferente al silencio que mantuvieron las naciones, semejante al que éstas mantienen hoy frente a las catástrofes políticas y sociales, a las persecuciones y matanzas de pueblos.

Escribo estas líneas, justamente 50 años después de junio 1967, 50 años después de la Guerra de los Seis días. Qué mecanismo implementar aquí, frente a la complejidad extrema que vivimos? frente a las consecuencias que la extensión territorial ha creado y que conciernen a la vida de dos pueblos distintos? El grupo "Rompen el silencio" [ grupo de jóvenes compuesto por reservistas del ejército israelí] intenta con sus testimonios dar un panorama de la situación en el marco de instituciones escolares y comunitarias en Israel, pero también en el exterior, alimentando una posición anti-israelí que lamentablemente repercute de cierta manera en una política de boicot, de "herem" del Estado de Israel y de sus instituciones académicas. Encontrar la manera adecuada y eficaz de combatir el silencio es una cuestión de peso.

Pero en esta oportunidad quisiera referirme a ciertos efectos discursivos, muy "ruidosos" por cierto, que en contraposición al silencio de otros, confunden en su despliegue el discurso del amo en el que están instalados con un discurso democrático.

Así, instancias gubernamentales han puesto en acción una línea política populista de suspensión de subvenciones estatales a actividades culturales como mecanismo de intervención en sus contenidos temáticos. Es claro que toda actividad cultural que expone críticas a la política del gobierno y expresa ideas otras, sea considerada como de "izquierda", casi "terrorista". El ministerio de educación, por ejemplo, ha solicitado la redacción de un código ético aplicable a la academia, a la acción y discurso de docentes universitarios, que estipula lo que está permitido o prohibido decir y así, paradójicamente en nombre de una "democracia" gubernamental segregacionista, neutralizar toda opinión elucidada y razonada.

Como romper el silencio? como influir sobre esos sectores reaccionarios y defender los derechos sociales? Si bien el psicoanálisis conoce muy de cerca ese silencio del analista que encarna la presencia sólida de la causa, éste actúa justamente como agente del discurso del parlêtre, que busca romper con el silencio de su deseo y su goce. Qué podría entonces ocupar un lugar semejante al de ese silencio en el campo social y político tal que permita movilizar la opinión pública y defender la democracia?

LACAN CESSE D’ÊTRE DISCRETpar Jacques-Alain Miller

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En 2001, pour Les chemins de la connaissance, Christine Goémé proposait cinq émissions sur Jacques Lacan intitulées "A l'écoute de Jacques Lacan". Dans le premier volet, on pouvait entendre, présenté par Jacques-Alain Miller, un enregistrement de Lacan datant de 1966.

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