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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 135–156 143 l’effet des restructurations. Les progrès en matière institutionnelle au niveau de l’Europe, bien qu’ils soient incontestables, ne semblent alors que très partiellement à la hauteur du défi que pose l’emploi européen aujourd’hui. Pour mieux comprendre ces enjeux, ne faudrait-il pas revenir sur les origines de l’Europe qui, rappelons-le, s’est construite aussi pour accompagner les restructurations dans les secteurs du charbon et de l’acier ? La situation de l’emploi aujourd’hui dans certains domaines, notamment dans la filière automobile, justifierait ce regard historique. D’autres questions émergent à la lecture de cet ouvrage. Les logiques d’action, notamment syndicales et patronales, pourraient faire l’objet d’un inventaire critique pour analyser leur rôle dans les restructurations. Différents types d’actions (l’initiative juridique, la négociation collective et l’action illégale) pourraient être évalués en fonction des résultats qu’ils produisent en matière d’emploi. L’ouvrage nous montre que cette actualité n’a pas fini de préoccuper les chercheurs en sciences sociales. Son mérite est de faire réfléchir sur un des corollaires de la crise économique et d’ouvrir un débat sur les solutions pour maintenir l’emploi. Jens Thoemmes CERTOP, UMR 5044, CNRS, maison de la recherche, université de Toulouse II-Le Mirail, 5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2011.12.002 Donner et prendre, La coopération en entreprise, N. Alter. La Découverte, Paris (2009). 231 pp. Le nouveau livre de Norbert Alter entreprend le pari de revisiter la sociologie du monde du travail à travers le paradigme du don et du contre-don. Sa thèse principale consiste à affirmer que le don est le structurant profond des échanges sociaux, qu’il ne s’oppose pas à l’échange marchand, et que l’entreprise ne se réduit pas aux choix calculateurs des dirigeants, même s’il fait le plus souvent l’objet d’un déni de la part du management ordinaire. L’originalité de l’ouvrage Donner et prendre est de constituer à la fois un recueil de matériaux empiriques dans diverses entreprises et un remarquable effort de systématisation, qui en font aussi un livre de sociologie générale sur la question du don et de la culture de l’ambiguïté des relations sociales. Au fil de six chapitres, sont réexaminées les questions de la coopération, de l’ambiguïté du don, de la dynamique des échanges, des raisons de donner, du déni managérial du don et de l’engagement raisonné des salariés. Norbert Alter enrichit ici ses analyses antérieures sur les rapports coordination-coopération : si « coopérer, c’est donner » (p. 40), cela implique que la coopération, loin de se réduire à la simple coordination, requiert un partage non programmé et non strictement contractuel de savoirs, d’attitudes et d’émotions entre les acteurs d’un groupe ; la coopération suppose une confiance collective qui repose sur des normes, comme le montre bien le cas des consultants internes et apparaît comme un phénomène social total, irréductible aux injonctions managériales. Mais l’exercice de cette coopération ne va pas de soi. Elle implique un don au tiers (le métier, le groupe, l’entreprise). Elle ne se maintient ainsi que parce que ce qui la fonde, c’est une réciprocité généralisée. Elle s’attache à la perpétuation de la relation sociale, beaucoup plus qu’à la valeur du bien ou du service rendu. Elle instaure ainsi un cycle ininterrompu de sociabilité. Elle a, aussi, un coût pour celui qui s’y engage (elle consomme du temps, des efforts, de la créativité, de la dépense et du risque). Enfin, elle n’est pas codifiable de manière strictement

N. Alter, ,Donner et prendre, La coopération en entreprise (2009) La Découverte,Paris 231 pp

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l’effet des restructurations. Les progrès en matière institutionnelle au niveau de l’Europe, bienqu’ils soient incontestables, ne semblent alors que très partiellement à la hauteur du défi que posel’emploi européen aujourd’hui.

Pour mieux comprendre ces enjeux, ne faudrait-il pas revenir sur les origines de l’Europe qui,rappelons-le, s’est construite aussi pour accompagner les restructurations dans les secteurs ducharbon et de l’acier ? La situation de l’emploi aujourd’hui dans certains domaines, notammentdans la filière automobile, justifierait ce regard historique. D’autres questions émergent à la lecturede cet ouvrage. Les logiques d’action, notamment syndicales et patronales, pourraient faire l’objetd’un inventaire critique pour analyser leur rôle dans les restructurations. Différents types d’actions(l’initiative juridique, la négociation collective et l’action illégale) pourraient être évalués enfonction des résultats qu’ils produisent en matière d’emploi. L’ouvrage nous montre que cetteactualité n’a pas fini de préoccuper les chercheurs en sciences sociales. Son mérite est de faireréfléchir sur un des corollaires de la crise économique et d’ouvrir un débat sur les solutions pourmaintenir l’emploi.

Jens ThoemmesCERTOP, UMR 5044, CNRS, maison de la recherche, université de Toulouse II-Le Mirail,

5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2011.12.002

Donner et prendre, La coopération en entreprise, N. Alter. La Découverte, Paris (2009).231 pp.

Le nouveau livre de Norbert Alter entreprend le pari de revisiter la sociologie du monde dutravail à travers le paradigme du don et du contre-don. Sa thèse principale consiste à affirmerque le don est le structurant profond des échanges sociaux, qu’il ne s’oppose pas à l’échangemarchand, et que l’entreprise ne se réduit pas aux choix calculateurs des dirigeants, même s’ilfait le plus souvent l’objet d’un déni de la part du management ordinaire.

L’originalité de l’ouvrage Donner et prendre est de constituer à la fois un recueil de matériauxempiriques dans diverses entreprises et un remarquable effort de systématisation, qui en fontaussi un livre de sociologie générale sur la question du don et de la culture de l’ambiguïté desrelations sociales. Au fil de six chapitres, sont réexaminées les questions de la coopération, del’ambiguïté du don, de la dynamique des échanges, des raisons de donner, du déni managérial dudon et de l’engagement raisonné des salariés. Norbert Alter enrichit ici ses analyses antérieuressur les rapports coordination-coopération : si « coopérer, c’est donner » (p. 40), cela implique quela coopération, loin de se réduire à la simple coordination, requiert un partage non programmé etnon strictement contractuel de savoirs, d’attitudes et d’émotions entre les acteurs d’un groupe ; lacoopération suppose une confiance collective qui repose sur des normes, comme le montre bienle cas des consultants internes et apparaît comme un phénomène social total, irréductible auxinjonctions managériales. Mais l’exercice de cette coopération ne va pas de soi. Elle implique undon au tiers (le métier, le groupe, l’entreprise). Elle ne se maintient ainsi que parce que ce quila fonde, c’est une réciprocité généralisée. Elle s’attache à la perpétuation de la relation sociale,beaucoup plus qu’à la valeur du bien ou du service rendu. Elle instaure ainsi un cycle ininterrompude sociabilité. Elle a, aussi, un coût pour celui qui s’y engage (elle consomme du temps, des efforts,de la créativité, de la dépense et du risque). Enfin, elle n’est pas codifiable de manière strictement

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rationnelle et ici apparaît la dimension émotionnelle et affectuelle qui l’accompagne. Mais, lasortie toujours possible de la coopération (envisagée ici plus sous l’angle des relations entre lespairs) est la trahison : la coopération peut s’avérer parfois être manipulatrice, de même que le donpeut humilier ou masquer une relation de domination.

Si Norbert Alter vérifie empiriquement que la logique du don dans le monde du travail articuleles trois obligations de Marcel Mauss, ses réflexions sur pourquoi et à qui donne-t-on appro-fondissent là encore la réflexion sociologique. Les salariés donnent, à travers l’autre, à un « êtreensemble collectif » qui incarne le principe de réciprocité. Réinterprétant la notion d’esprit dudon, si controversée chez Marcel Mauss, Norbert Alter montre que le retour du don est dans lemoteur du don lui-même et suppose de réhabiliter l’émotion, comme guide de la rationalité : la« dramatisation du geste », le partage du plaisir de donner et de recevoir produisent un sentimentcollectif d’exister et de participer au mouvement.

Cette sociologie du don a le mérite, aussi, de nous rappeler les analyses classiques tant deM. Mauss sur la distinction fragile entre la kula et la gimwali (p. 48), que celles de Georg Simmelsur le conflit et le secret, et celles de Francois de La Rochefoucauld sur la sympathie et la confiance.De même, bien des notions utilisées renvoient à des débats contemporains tels que le sentimentd’exister (Francois Flahaut, p. 118), l’atmosphère du don (Alain Caillé, p. 117) ou la psychologiedes émotions (Olivier Luminet, Pierre Livet, p. 32). La transposition de la notion de sacrifice dansle monde du travail mériterait à elle seule un long commentaire. Les opérateurs se sacrifient, parle geste du don, en soustrayant une partie de leurs ressources, en échangeant avec l’entreprise,dans le cadre de rituels (tels que les célébrations collectives), sans que jamais ce sacrifice nesoit totalement désintéressé, car ils y quêtent de la reconnaissance. Ce dernier point amène àcommenter la thèse finale de l’ouvrage. Les salariés mobilisent souvent, de facon plus ou moinsformelle, un capital d’ingéniosité collective, mais l’entreprise, surtout en amont, dénie ce don,dont elle se méfie, car il n’entre pas dans les critères habituels de son « jugement de beauté ». Ellerecoit, certes, mais souvent sans célébrer le geste et en cherchant à mobiliser les salariés par lesprocédures. Les exemples tirés d’EDF ou de France Telecom dans l’ouvrage montrent l’écart entreles sacrifices des opérateurs en situation d’urgence et la tentation permanente du management deréguler les relations sociales par les procédures. Il en découle ainsi une crise de la reconnaissanceet un repli des salariés sur des engagements plus limités et plus raisonnés.

Ce livre constitue une double contribution notoire à la sociologie générale et à la sociologiedes organisations. Ce qui fait société n’est fondamentalement ni la contrainte, ni le pouvoir, nil’agrégation des intérêts, c’est l’initiative des acteurs collectifs qui s’engagent dans des inves-tissements qui amènent à donner et à contraindre à donner en retour. On retrouve ici l’intuitionfondamentale de M. Mauss. Quant aux organisations, elles sont le résultat jamais achevé, toujoursen mouvement, d’une construction sociale. Même si ces constructions ne sont pas indépendantesde cultures, on ne saurait parler d’une culture du don ni opposer trop rapidement une cultureégoïste à une culture altruiste. En ce sens, il n’y a ni d’instinct purement stratégique, ni de figureemblématique de l’homo donator. Le don et le contre-don, observables à travers la multiplicitédes formes d’ingéniosité collective des salariés, reste frappé du sceau de l’ambiguïté.

Nous conclurons en évoquant deux points de débat. On pourrait objecter que les catégories uti-lisées pour l’étude des échanges chez les trobriandais ne sont pas adaptées aux milieux organisés.L’auteur pense que les principes demeurent comparables, même si les organisations contempo-raines sont fondamentalement différentes, davantage structurées par le conflit entre le contrat etle don et la production d’un lien social subordonné, in fine, aux choix économiques. Norbert Alterse démarque ici justement de M. Mauss. Chez les Trobriandais, le don est un fait social total, ilne l’est plus dans l’organisation contemporaine.

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Enfin, ce livre éclaire une question fondamentale. Jusqu’où les salariés consentent-ils à donnerà l’organisation et à se sentir mutuellement endettés ? Norbert Alter n’élude pas le problème, encitant la thèse de Richard Sennet : la flexibilité croissante de l’organisation affaiblirait les enga-gements réciproques. Dans le dernier chapitre, Norbert Alter montre que les logiques d’échangessont aujourd’hui diverses et peuvent pencher vers l’équilibrage ou le don, selon les politiquesd’entreprise et l’incertitude sur ce que la collectivité rend en retour. Chacun investit donc de faconmesurée, même si le mouvement requiert de multiples investissements. Ce que la crise du donrévèle, à travers le repli égoïste ou la nostalgie, c’est cette puissante dérégulation dont le mana-gement en amont est responsable. En cherchant plus à prendre qu’à donner, en contraignant lessalariés à la mobilisation, il provoque de la souffrance liée au surinvestissement dans le travail,de la désillusion ou finalement du retrait calculé. Le livre de Norbert Alter s’inscrit ici dans unetradition critique qui met l’accent sur le manque de confiance et le sentiment d’ingratitude dansles milieux de travail. Son originalité est de lier ces thèmes souvent banalisés au constat d’unecrise individuelle et collective du don et du contre-don.

Dominique Martin1, avenue du Général-de-Gaulle,93110 Rosny-sous-Bois, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2011.12.008

Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Y. Clot. La Découverte, Paris(2010). 190 pp.

Longtemps confiné à l’espace des spécialistes de la psychologie du travail, la question de lasanté mentale au travail a acquis au cours des dernières années une visibilité publique inédite,d’abord autour de la promotion du label de « stress », puis plus récemment sous l’étendardaccueillant des « risques psychosociaux ». C’est à ce « retournement de conjoncture » qu’YvesClot consacre son dernier ouvrage Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux.L’actuel titulaire au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de la chaire de psycholo-gie du travail y propose une réflexion critique sur le cadrage contemporain de la question et uneanalyse originale du développement de l’insatisfaction au travail. Pour l’auteur, « c’est d’abordle métier qui est en souffrance », et c’est donc le travail, plutôt que les salariés, qu’il convient desoigner.

Dans un premier chapitre, Yves Clot rappelle quelques jalons de l’histoire récente de la misesur agenda de ces malheurs privés constitués en problème public. Objets d’une improbableattention médiatique à la suite des épisodes de suicides chez Renault et France Télécom, lesrisques psychosociaux ont emprunté aux modèles de la « crise sanitaire » et de « l’épidémie »pour s’institutionnaliser comme une nouvelle catégorie d’intervention publique, armée de rap-ports ministériels (rapport Nasse-Légeron en 2008), de commissions parlementaires dédiées(commission Copé-Méhaignerie en 2009), d’une production juridique propre (accord nationalinterprofessionnel sur le stress au travail en 2008). L’ouverture de ce nouveau front de la veillesanitaire a par ailleurs favorisé le développement d’un marché de « l’ingénierie de la souffranceprofessionnelle » sur lequel des cabinets spécialisés se bousculent pour proposer aux entreprisesdépistages des « populations à risques », numéros verts, cellules de soutien, « guide de bonnespratiques » et consultations destinées aux salariés. Or, pour Yves Clot, « c’est à une renaissance de