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CÉLINE LEPAGE, PAR ELLE-MÊME (1920) LES CONCEPTIONS ARTISTIQUES DE CÉLINE LEPAGE ...Pourles dernièresannées qui me restent à créer,je tâcheraide l'airedans la solitude de quoi l'aire regretter un peu à mes contempo- rains de ne rien m'avoiraccordé... CÉLINE LEPAGE, (Paris, novembre i92i,Lettre). LE Colonel P. Camille Lepage, mort au cours de l'été dernier après une vie principalement consacrée à la grandeur et a la sauvegarde de l'oeuvre de sa femme, a laissé sur la période créatrice de Céline Lepage un journal émouvant et intime. Grâce à l'amabilité de Mme M.-L. Lepage, détentrice aujourd'hui des chefs-d'oeuvre créés par ce pur talent, nous avons la faveur de pouvoir donner un passage de ces notes ardentes où le Colonel Lepage définit les principes qui ont guidé Céline Lepage dans ses réalisations pleines de cette harmonie décorative, de ce sens architec- tural et, de cette sensibilité qui rejoignent l'art des Anciens et surtout des imagiers romans. « Les racines de l'art de Céline Lepage, a écrit M. René-Jean, on en voit trace à l'orée de nos cathédrales ». Céline Lepage n'a cependant été appelée par aucun maître d'oeuvre, mais ce dédain ou cet oubli surprendrait « si l'on ne savait, comme le disait encore M. René-Jean, que toute manifestation 181 NO135 - MARS1933

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CÉLINE LEPAGE, PARELLE-MÊME(1920)

LES CONCEPTIONS ARTISTIQUES

DE CÉLINE LEPAGE

...Pourlesdernièresannéesquime restent àcréer,je tâcheraide l'airedans la solitudedequoi l'aireregretter un peu à mes contempo-rains de ne rienm'avoiraccordé...

CÉLINELEPAGE,(Paris,novembrei92i,Lettre).

LE

Colonel P. Camille Lepage, mort au cours de l'été dernier après une vie principalementconsacrée à la grandeur et a la sauvegarde de l'oeuvre de sa femme, a laissé sur la périodecréatrice de Céline Lepage un journal émouvant et intime. Grâce à l'amabilité de Mme M.-L.

Lepage, détentrice aujourd'hui des chefs-d'oeuvre créés par ce pur talent, nous avons la faveur depouvoir donner un passage de ces notes ardentes où le Colonel Lepage définit les principes qui ontguidé Céline Lepage dans ses réalisations pleines de cette harmonie décorative, de ce sens architec-tural et, de cette sensibilité qui rejoignent l'art des Anciens et surtout des imagiers romans. « Lesracines de l'art de Céline Lepage, a écrit M. René-Jean, on en voit trace à l'orée de nos cathédrales ».Céline Lepage n'a cependant été appelée par aucun maître d'oeuvre, mais ce dédain ou cet oublisurprendrait « si l'on ne savait, comme le disait encore M. René-Jean, que toute manifestation

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NO135 - MARS1933

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L'ART ET LES ARTISTES

originale s'impose malaisément et qu'il faut que le temps oblige les pires sourds et les pires aveuglesà entendre et à voir ».Le temps est-il parvenu à faire entendre et voir ces sourds et ces aveugles ? Souhaitons que ces

lignes que nous publions y contribuent; souhaitons aussi que prochainement on organise une mani-festation d'ensemble où le très haut talent de Céline Lepage puisse enfin être mis en lumière et quela totalité de son oeuvre, refusé a toutes les portes, trouve malgré tout le cadre dont il est digne.A ces notes, le Colonel Lepage avait joint une grande partie de la correspondance de Céline

Lepage; nous en avons rassemblé quelques extraits que nos lecteurs trouveront à la suite.

L'ART ETLESARTISTES.

Editépar lesAteliersA.Rudier.DIANEAUXFOUGERES(Bas-relief, Trêves, 1926)

La Récolte des oranges n'est pas l'oeuvre

capitale de Céline Lepage (le Cheval en-travé par sa puissante synthèse, la Dianeaux Fougères par la courbe équilibrée deses arabesques doivent peut-être être

placées au sommet de son effort), maisen elle, plus qu'en aucune autre, inter-viennent sans doute à égale intensité l'en-thousiasme de l'inspiration et le calculdes rythmes et des nombres; par ailleurs,suprême témoignage d'une période en-chantée et laborieuse, mérite-t-elle de

servir de point de départ à une tentatived'examen des directives générales prési-dant à l'oeuvre de Céline Lepage. Quoiqueelle-même, très modeste, et quelle que futsa conviction de leur excellence, ne croyaitpas devoir transmettre la leçon de prin-cipe : « Les gens, disait-elle, se divisenten deux groupes, les professeurs et lesélèves. Je ne serai jamais qu'une élève,je suis incapable d'enseigner ».Il semble qu'on puisse résumer ainsi

ces directives. N'être pas dupe de son

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LES CONCEPTIONS ARTISTIQUES DE CÉLINE LEPAGE

émotion en l'enregistrant sous ses appa-rences immédiates. Confier au subcon-scient le soin de l'apaiser et de l'épurer.Arrêter à l'avance les limites des plansdu volume architectural ou canaliser cette

émotion, avant d'opposer directementcette émotion et ces limites. Mesurer leursaccords et leurs incompatibilités. Leurtrouver un équilibre. Être particulière-ment en garde contre les solutions évi-

Phoi.Chn-ojon. Editépar lesAteliersA. Rudier.LE CHEVALENTRAVE

(Haut de colonne, Remscheid, 192-'i)

dentés ou faciles. Ne pas négliger de

pousser à fond celles qui pertinemmentconduisent à une erreur, car on ne jugepleinement d'un effet décoratif que l'oeu-

vre terminée. N'accepter de rien laisser

au hasard, et ne rien recevoir de lui.Faire collaborer avant tout et libres de

s'exercer librement, la mémoire, la vo-

lonté, la raison. Aboutir ainsi au noble etenivrant orgueil de la création et non de

la copie servile.Sa technique matérielle est commandée

par sa méthode même. Le carnet de cro-

quis devient entre ses mains une simple

assurance contre une défaillance de cettemémoire à laquelle elle demande l'effort

essentiel, recueil d'hiéroglyphes d'elleseule lisibles et non entrave de notations

précises et anecdoliques. La matière molleest le seul élément plastique assez soumis,fidèle et sur pour qu'il soit fait confiance;seule elle permet de revenir sur ses pas,d'en détruire l'empreinte, de frayer une

piste nouvelle, de reprendre, si cela est

jugé sage,ultérieurementlatrace ancienne,de n'être l'esclave ni de la matière pré-existante ni de la conception primordiale.« La taille directe ;,ùàést qu'une techniquesans intérêt pourParliste qu'elle asservit,technique banale d'ailleurs, à laquelle ilsuffit d'un peu d'habileté servie par lachance, à la portée d'un .petit pâtre. Le

modelage, le modelage seuP permet letravail cérébral, cetle chose'attachanteau suprême degré : pouvoir revenir surl'oeuvre finie. Mais le modelage — et ceciest capital — doit se faire à la façon dela taille directe sans jamais sortir des

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L'ART ET LES ARTISTES

plans préconçus et préalablement établis,en creusant, en retranchant de la matière

et non en surajoutant des boulettes, sanshésiter en cas d'erreur, à remonter aux

Editépar lesAteliersA.Rudier.LEVRIERAUCACTUS

(Haut de colonne et chapiteau, Marrakech, 1921)

plans primitifs pour y retrouver une basede départ ».Ces meilleurs moyens de traduction

plastique de la pensée, c'est au servicede la statuaire monumentale qu'elle lesmet : « La décoration est vraiment unbut énorme : l'anatomie et la botanique

entrent dedans, l'être humain, l'animal,le végétal entrent dedans, tous les détailsentrent dedans, mais, avant toutes choses,il faut avoir trouvé les lignes et les plans

généraux où les faire tenir. » La sensibi-lité à l'harmonie des formes vivantes

garde Céline Lepage de tomber dans

l'abstraction, mais sa préoccupation deles utiliser, celles-ci, étroitement mêléesne l'empêche pas d'être vigilante à en con-trôler les contraintes. Et c'est peut-être sa

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LES CONCEPTIONS ARTISTIQUES DE CÉLINE LEPAGE

hantise du réalisme, à quoi elle a tenduà échapper dès ses débuts, qui perce dansce vain paradoxe à propos du P. deFoucauld dont on évoquait l'isolement

parmi les sables : « M'enfoncer dans le

Sud, loin de toute vie : c'eût été monrêve. Peut-être alors aurais-je pu créer

vraiment, hors de toute influence ».En renfort aux trois facultés — mémoire,

volonté, raison — auxquelles elle faitincomber le soin de surveiller son émo-

tion, elle apporte sans parcimonie le fac-teur temps. « La simplicité ne peut venir

que d'une longue patience. Ceux qui vontvite font du réalisme et plus je vois ceux

qui travaillent tant, qui travaillent? non,

qui produisent pour la galerie, avec bru-

talité, pour que le public ignorant dise :

que c'est fort ! plus je me convaincs qu'ilvaut mieux faire une seule chose et qu'ellesoit bonne. Peu m'im-

porte! j'ai le temps pourmoi ». Et elle en appelleau témoignage des An-

ciens : « Toutes les fois où

je me suis trouvée aux

prises avec une difficultéà première vue insurmon-table et qu'à force de téna-cité à découvrir toutesles solutions à éviter, jesuis parvenue à la vain-

cre, le hasard d'une ren-contre dans un musée m'amontré qu'en pareilleoccurence quelque Ancien

avait abouti au même point. Les maîtresont donc été des chercheurs, des gens de

long effort et non des artistes de pri-mesaut ».Une difficulté! voici peut-être la clef

mystérieuse, l'arcane suprême. Céline

Lepage, dès cette période de la révélationmarocaine qui lui fut si légère, proclamesa prédilection : « L'art facile est à la

portée de tout le monde. Il ne demande

pas d'effort. Moi? je ne vaux que par ça.Il faut être courageux. Plus on avance,

plus on progresse, plus le travail devientdifficile. S'il n'y avait pas de difficulté, il

n'y aurait pas de charme. Le grand périlde l'École, c'est de n'apprendre à peu prèsqu'une seule chose : ne pas aborder defront les choses difficiles ».Plus avant sur sa route douloureuse ce

goût passionné de la difficulté deviendracomme une mystique chezcelle qui, à 30 ans, écri-vait : « C'est comme paramour de mes souffrances

que j'ai refusé les mains

qui se tendaient versmoi... Le vrai tempéra-ment artiste c'est de ne

rechigner devant rien, de

s'adapter à tout. Cela jel'ai. Les difficultés de lavie lui sont du plus grandprofit. Le seul moyende travailler convenable-

ment, c'est d'y mettre sa

propre peau... »

P. CAMILLELEPAGE.

FEMMEDE MARRAKECH(1920)

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EXTRAITS DE LETTRES

DE CÉLINE LEPAGE

[Sangatte, septembre 1909] (1). Mardi. — On a beau me parler des grands maîtres, jevous assure que je ferai mieux, j'ai de nouveau eu cet après-midi en me baladant au bordde Veau cette belle sûreté de ma réussite, une passion folle pour mon art. Il n'y a qu'unechose que je voudrais avant de me mettre à l'oeuvre, c'est jeter un coup d'oeil dans quelquepays étranger pour être bien sûre d'être sur la bonne route.

[Paris, 1911]... En l'année 1909, j'ai vu au Salon de Bâle un tableau de Louise Breslauintitulé : « la Vie Intellectuelle ». Ce tableau représente deux femmes assises dans un bou-doir, l'une est vue de face, l'autre de dos et il y a an lévrier russe. Ce tableau m'avait laisséune impression profonde, je vois encore la figure intelligente du premier plan avec ses yeuxdans le vague et ce lévrier qui a l'air de symboliser la beauté de la vie intellectuelle.Aujourd'hui j'ai vu en chair et en os les personnages figurant sur cette oeuvre et je reste

rêveuse.C'est donc ça, la vie intellectuelle, deux vieilles filles disgraciées par la nature qui vivent

ensemble, qui reçoivent les dimanches après-midi et qui cultivent des lévriers russes; c'esttoute l'impression que j'en ai gardée.J'ai sonné à la grille d'une toute petite maison et j'ai été introduite par un tout petit

valet de chambre dans un atelier médiocrement éclairé où il y avait déjà assemblés desfidèles... elle n'est pas 1res indulgente pour les autres, l'amie Breslau... Quand la reverrai-je?Si jamais je la rencontre au Salon, la reconnaîtrai-je? Baskirchef disait : Breslau estbiscornue, moi, .je dis : Breslau est quelconque.En ce moment le seul souvenir qui m'en reste c'est le lévrier russe. Et il y a deux ans,

j'aurais été si heureuse de connaître la vie intellectuelle.

[Id.]. Mercredi. — Je voudrais, je le souhaite, que demain il m'arrive un grand krach,cela me permettrait de disparaître de ce monde sans qu'on puisse m'accuser de lâcheté.Vous êtes heureux, vous, vous ne savez pas ce que c'est que de vivre avec la perpétuelle idéed'en finir.[Id.]. Lundi. — J'ai amplement à faire ici à Paris, à voir et à étudier les musées et les

galeries, ce que je n'ai jamais eu le temps de faire encore. La culture dans mon métier avanttout, après je me charge de franchir toutes les difficultés...J'ai été hier chez Bourdelle; je l'ai trouvé entouré de ses élèves, jeunes gens d'un joli

(1) Les lettres de Céline Lepage ne portant généralement d'autres indications que le jour et l'heure,nous les donnons dans l'ordre laissé x>arle Colonel Lepage, et nous indiquons entre crochets l'annéeet le lieu probahles. Ces lettres, toutes inédites, sont adressées à celui-ci.

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EXTRAITS DE LETTRES DE CÉLINE LEPAGE

monde et mêlé d'étrangers, j'ai eu la petite joie d'être un peu traitée en jolie femme. Le

temps a passé de façon charmante, pas un mot mordant, on sentait bien qu'on était en société

d'hommes.

[Id.]. Dimanche. — Je vis sans soleil, mon avenir? je le vois d'ici et j'en frémis. Jecontinue celle existence comme le prisonnier continue à traîner le boulet, mais la première

porte qui s'ouvre à moi je la prends au risque d'y laisser ma peau. C'est donc ma destinée

l'hot.PaulBerger.BUSTEDEMmeBORISKAGYZI

(Novorrossisk, 1912)

de guetter les portes, je n'ai fait que ça dans mon ménage, j'ai risqué le tout pour une belle

passion, à présent je risque le tout pour la sécurité.

Attendre, toujours attendre, je n'en peux plus.[Id.]. Lundi. — La visite à l'atelier de Bourdelle m'a replongé dans mon plus profond

désir de lutter. L'oeuvre de cet homme me remue, me passionne. Bourdelle devrait ne jamaismourir.

[Novorrossisk, Caucase, 1912]. 29 mai-11 juin. — Il a été bon pour moi d'entreprendrece voyage, je sais à présent que ce n'est pas mon genre de faire les types de différents pays,j'ai certes de l'intérêt pour tout ce qui est de race, mais je ne peux pas me passionner. C'est

toujours vers le grand art que je me sens attirée, vers la décoration, la composition, faire

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L'ART ET LES ARTISTES

ce qu'on sent, voilà la seule vraie chose [...] J'ai une belle idée queje mettrai en train aussitôt arrivée à Paris, je voudrais faire une

femme, dans une position de bête, nourrissant ses petits...[Tunis] 1913, samedi 12 juillet. — Je fais effort, je vous le

jure, pour ne pas être dure. Mais dans mes moments de tristesse

j'ai toute ma rancune qui remonte, je revois les choses les plusnoires de mon existence comme si je les vivais encore. Je ne pleurepas aussi souvent que j'en ai envie, mais quand cela m'arrive,il me semble que c'est du sang que je verse...

[Tunis 1913. Août]. — Quoi qu'il arrive, jereste à la France...

[Tunis, 1913]. 27 août. — Nous voilà d'ac-cord pour la beauté nègre, ces êtres sont néces-saires à l'artiste pour leur originalité, leursmouvements sont restés purement ceux des an-ciens. Ce n'est qu'au point de vue art qu'ilspeuvent intéresser le blanc. Pour la question sensil faudrait être plus bestial que la bête pour ytrouver goût, car les bêtes, elles, s'accouplentavec les bêtes de leur race. J'ai souvent été tou-chée de cet instinct tellement plus fin que celuide l'homme [...] J'ai vécu trop près des bêles

pour ne pas les préférer à l'homme. Sur ce

sujet [...] je bavarderais [...] indéfiniment si jesavais exprimer ma pensée, mais j'ai été si

longtemps rudoyée quand j'osais parler que j'aiperdu l'habitude de la parole.Je suis comme la bête, je ne parle pas mais

je sens.

[Id.]. 1er septembre. — J'aime la chose quine sent pas l'effort et qui vous retourne, tellementelle est belle dans sa simplicité...[Tunis, 1913, décembre] 17... — Quand on

veut faire quelque chose de fort on retombe dansle classique, l'art c'est l'art, les siècles n'y ajou-teront rien.

[Id.]. 27 décembre. — Vous me demandezsi je suis en bonne inspiration de travail. Si j'avais le champ libre unebonne fois, je crois que l'art avec mon oeuvre pourrait se dire enrichi d'unebelle page, car moi je sais que je suis capable de donner ce que j'ai dansla peau.[Tunis, 1914, octobre] 17. — C'est un côté fort que je possède sans

jamais m'y être forcée, le côté décoratif. Ce genre de travail est purementgermanique, en s'y donnant sérieusement on arrive à l'antique. Avec ce

que je pourrais faire ici si j'avais comme à Paris un modèle sérieux et

intelligent, il y aurait dans mon Salon prochain des choses qui feraient

LA RÉCOLTEDESORANGES,DEUXFACES.(Pilier quadrangulaire sculpté, Marrakech, 1922)

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EXTRAITS DE LETTRES DE CELINE LEPAGE

réfléchir les Français [...] J'ai vu ici les sculptures que j'admi-rais, en chair et en os; pendant qu'il m'était impossible de tra-

vailler, j'ai regardé et j'ai vu. Ils sont dans mon oeil tous ces

pouilleux et quand j'en aurai vu d'autres encore d'autres contrées,mon travail ne représentera plus qu'un sujet, le primitif.[Tunis, 1914]. 14 décembre. — Ma devise à moi n'est pas

d'un grand homme, elle est de moi : Il faut vivre pour rendreà la vie mieux qu'elle ne nous a donné.

[Id.]. 19 décembre. — Et je regrette qu'on n'ait pas voulude moi, vieux skieur, là où je vois en penséenos pauvres soldats français souffrir et où j'au-rais pu les secourir étant de longue date habi-tuée à la vie qu'ils sont obligés de mener dans

la montagne et la neige. Ce n'est pas dans lesambulances que manquent les femmes, c'est surle champ de bataille qu'il en faudrait.[Tunis, 1915]. 8 janvier. — Un jour peut-

être arriverai-je comme Bourdelle à faire toute

une oeuvre n'ayant fait qu apercevoir le modèleun instant, n'aimant pas le travail quelconqueet ayant de grandes tendances pour le décoratif,il ne faut pas que je me noie dans les capricesdu sujet qui pose devant moi, mais que je laissedominer mon simple vouloir.

Comme je comprends qu'il faut plus qu'unevie pour accomplir une pensée![Id.]. 31 janvier. — Pour moi celui qui est

fort pour le relief est un maître. On peut arri-

ver à des choses surprenantes par le dessind'abord puis par le raccourcissement des formes,la plus grande difficulté en sculpture.

[Id.]. 6 février. — Un jour si nous devonscontinuer à vivre dans des pays de sujets anti-

ques, je ferai ce que je rêve depuis longtemps.Il faut l'étude avant tout, tenez! je ne devraismême pas mouler ce que je fais à présent.[Id.]. 15 février. — Plus on travaille dans un

pays aux types intéressants, plus on devient difficile. Il n'est pas possibleque tout ce que nous voyons aux expositions des orientalistes ait été faitpar des personnes qui ont pris le temps de réfléchir. Les mouvements quitout d'abord nous saisissent ne suffisent pas pour faire oeuvre sérieuse.Ici comme ailleurs il n'y a que la composition qui compte. Et elle devient

passionnante quand le type se prête au classique, à l'antique par son

costume, par tout enfin qui pour tant de siècles avait disparu du domainede l'art, que nous avons le bonheur d'avoir sous les yeux à présent et quihélas! bientôt retournera au néant par notre civilisation.

LARÉCOLTEDES ORANGES,DEUXAUTRESFACES.(Édité avec vasque par les Ateliers A. Rudier)

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L'ART ET LES ARTISTES

[Id.]. 20 février. — II nous faut la surprise dans l'oeuvre d'importance, cette note quiarrête et qui fait réfléchir.[Id.]. 27 février. — Je passe tout simplement par une période où le travail de mes mains

ne réussit plus à me contenter, alors je vois surtout oh! très haut! le jour où je me lanceraicar j'ai beaucoup pensé au monumental ces jours-ci, me casserai-je le nez? Cela dépendrad'un tas de choses. Je suis comme l'acrobate, il ne faut qu'une émotion pour le faire dégrin-goler de sa corde...

[Paris, 1915]. 6 novembre. — Je retombe toujours dans l'art Egyptien, ce n'est pas unmalheur à coup sûr mais puisque ce genre de travail a été fait il y a tant de mille ans, ilserait bon de trouver autre chose.Ah! Maeterlink en prend à son aise dans le Trésor des humbles quand il dit que l'art

dramatique et la sculpture n'ont pas bougé tandis que la peinture et la littérature ont osé

peindre des scènes de la vie telle qu'elle est de nos jours, dans toutes ses couleurs crues.J'avais envie d'écrire à Maeterlinck pour lui demander comment il voit, lui, la sculpturetelle qu'elle pourrait être faite. Moi, je le sais bien; comme toutes les choses qu'exprimeMaeterlinck, je les ai pensées, il est probable qu'il me dirait ce que j'ai dans la tête, et alors

j'oserais, puisque j'aurais une preuve qu'il y a une autre âme qui pense comme moi, jusquedans ce domaine inviolable. Mais à quoi bon? la forme n'a pas deux visages, quand elleest simple, quand elle est grande, elle est pour la durée du monde.

[Paris, 1916]. 4 avril. — Ce qui nous donne le plus de mal à nous autres, c'est de nousen être éloignés [de l'art primitif]. Comme en toutes choses, nous avons été à reculons.

[Id.]. 19 avril. — Mais le Dingley (des frères Tharaud) je vous l'envoie comme unechose que j'ai trop goûtée pour pouvoir en parler. Lisez! l'histoire d'un homme que nousne connaissons pas, qu'importe! une âme vibrante, de la pureté du côté des auteurs. Ah! [...]qu'il y a donc de belles choses! Pour moi, voyez-vous, que je lise un bon auteur, que je voieune bonne danseuse, que je voie enfin ou que f entende de la vraie beauté, ça grave en moiles impressions comme au fer rouge. Car f'ai mal quand je jouis d'une chose.J'ai en ce moment la nostalgie de la musique ou pour mieux dire d'une musique, celle

des églises russes...

Comprenez-vous [...] combien je suis tendue?...Et vous-même, vous commettez aussi une faute grave en confondant le dilettante avec

celui qui réfléchit. Vous oubliez en parlant de moi que je n'ai pas appris le métier par un

maître, que j'ai à tirer tout de moi seule et que cela prend du temps... Le dilettante est celui

qui se contente du peu qu'il sait faire.[Id.]. 29 août. — Il y a le troupeau qui végétera et qui laissera faire. Je n'en serai pas

et tant que j'aurai une dent je mordrai, non par opiniâtreté mais pour avoir droit au festin.Qui rira le dernier rira le mieux. Je serai donc peut-être un jour dans la maison des fous,comme vous me le prédisez. Même: ça je le préfère à l'horrible néant.

[Id.]. 1er septembre. — Le travail? oui, cela marche malgré les difficultés de modèles.J'ai pas mal à me secouer, vous savez que ça ne va jamais tout seul chez moi. J'en suis autournant dangereux. Mes visites au Trocadéro ont affermi ma volonté de ne plus jamaissortir de la décoration. C'est mon côté fort mais jamais on ne saura ce que je turbine pourarriver à maintenir ma composition, à ne pas me laisser influencer par le réalisme... Je ne

pourrais goûter un jour de vacances tant que je n'aurai pas mis debout les principaleschoses qui doivent m'ouvrir les coeurs et les portes...[Paris, 1917]. Le 13. — Mon travail marche à souhait. J'ai rencontré Charles Morice

à temps, mûre pour le comprendre. Pour moi qui n'ai jamais eu de maître, j'ai trouvé làle seul que je pouvais rêver.

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CELINE LEPAGE

J'hot.Paul Berger

BEDOUINE A L'ORANGE

(1913-1915)

L'Art et les Artistes.

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EXTRAITS DE LETTRES DE CELINE LEPAGE

[Paris, 1918, juillet]. Le 20. — Cette maquette-là particulièrement m'a donné bien du

mal, sur la fin surtout, car je m'étais trop laissé influencer de la nature. Trop de réalisme,c'est mauvais, mauvais en art et le dernier travail me l'a montré nettement. Quand il fautaprès coup simplifier et anoblir, cela ne vaut pas un bon départ affranchi, des plans etdes lignes voulus desquels on ne démarre pas. Pour cela il faut une volonté de fer, de lavolonté encore [...], de la volonté toujours.[Id.]. Le 22. — Mon Verlaine, savez-vous son défaut principal? c'est le trop de charme...Oui en art [...], trop de réalisme, ça ne vaut rien, ça n'a pas de durée. Quand on s'en

est inspiré, il faut le quitter pour tirer de soi-même les éléments qu'il faut pour faire uneoeuvre. Et vous savez bien qu'il n'y a que cela qui tienne, que le reste est périssable.[Paris, 1918]. 2 août. — Mon travail actuel, le monstre marin, a ça de bon, c'est que

je suis obligée de sortir de toute vraisemblance, c'est une bonne école pour moi qui ai si

peu de chic pour faire quoi que ce soit en dehors du modèle planté devant moi. Je désire

que le Verlaine soit la dernière chose que je fasse de ce genre, fe veux perdre l'habituded'être esclave du modèle.

[Id.]. 4 septembre. — Je me contenterais de ne laisser qu'une indication derrière moi

afin que ceux qui viendront en profilent, mais cela demande plus que le sacrifice completde soi-même; il faudrait une fortune pour avoir l'honneurde se sacrifier.[Paris, 1919]. 13 avril. - N' avoir pas joui delà jeunesse,

c est triste, mais avoir donne son coeur a une chose commel art, c esi-a-dire a l amour encore et se trouver devant le

renoncement, c'est pire que tout. Mais si cela était un

jour, vous pouvez me croire, je ne me plaindrai pas.[Paris, 1923, novembre]. Le 29. — Quand je suis dans

la nature, je me suffis, ou plutôt, les bêtes et les plantesme sont une nourriture riche.

[Paris, 1924, novembre]. Vendredi.— Cette atmosphèred'intelligence que vous (re)- cherchez tant, on ne la trouve

qu'en soi-même, lorsqu'on veut se donner la peine de cul-tiver son jardin. Ici à Paris, je la (re) chercherais que je nela trouverais pas davantage : tout est si bas, si plat que j'aisouvent honte d'être là...Dernier écrit de Céline Lepage :... ht je veux qu a sa mort [de son mari Paul-Camille

Lepage] mon oeuvre passe à la « Société prolectrice desanimaux » qui, bien conseil- lée, j'espère, fera rendre à cetravail soit par la vente d'ori- ginaux ou la reproduction de

quoi secourir les victimes des humains.

20 décembre 1927. Céline Lepage.

ÉTUDEPOURLEMONUMENTA VERLAINE:« Sagesse et L'êtes galantes »

(Paris, 1918)

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