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N°66/67 AVRIL-MAI 2017 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS P. 40 LE GRAND ENTRETIEN RENOUVELLEMENT, RECONQUÊTE : L’ANECR S’ENGAGE À FORMER DES ÉQUIPES POUR GAGNER Patrice Bessac COMBATTRE LA DROITE ET L’EXTRÊME DROITE, ARGUMENT CONTRE ARGUMENT Marc Brynhole SCIENCES ET AVENIR SE MET EN QUATRE POUR... EMMANUEL MACRON ACRIMED P. 44 PARLEMENT, ÉLUS P. 48 CRITIQUE DES MÉDIA Parti communiste français SANTé MAUX ET REMèDES

N°66/67 AVRIL-MAI 2017 • REVUE POLITIQUE … · 2018-01-25 · LE GRAND ENTRETIEN RENOUVELLEMENT, RECONQUÊTE : L’ANECR ... Ariane HenryLe régime local d’assurance maladie

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N°66/67 AVRIL-MAI 2017 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS

P. 40 LE GRAND ENTRETIEN

RENOUVELLEMENT,RECONQUÊTE : L’ANECRS’ENGAGE À FORMER DESÉQUIPES POUR GAGNERPatrice Bessac

COMBATTRE LA DROITE ET L’EXTRÊME DROITE, ARGUMENT CONTRE ARGUMENTMarc Brynhole

SCIENCES ET AVENIR SE MET EN QUATRE POUR... EMMANUEL MACRONACRIMED

P. 44 PARLEMENT, ÉLUS P. 48 CRITIQUE DES MÉDIA

Parti communiste français

saNtémaux et remèdes

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SOMMAIRE

La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Davy Castel, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariat de rédac-tion :Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Aurélien Aramini, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, Mickaël Bouali, ÉtienneChosson, Séverine Charret, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Alexandre Fleuret, Josua Gräbener, Florian Gulli, Saliha Boussedra, CorinneLuxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, Léo Purguette, Marine Roussillon, Bradley Smith • Directionartistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathu-rin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) • Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : avril/mai 2017 - N°66 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Gérard Streiff

La REvuEDu PRoJEt

avRiL/Mai 2017

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3 éDitoGérard Streiff appétit de politique

4 PoésiEsVictor Blanc t.s. Eliot

5 REGaRDÉtienne Chosson L’Esprit français

6 u38 LE DossiERsaNté, Maux Et REMèDEsCamille Ducrot Pour une politique de santé publique ambitieusePaul Cesbron De bons soins pour tousYannick Marec Des assurances sociales à la sécurité socialeLa naissance de la sécurité socialeFrédéric Rauch Refonder la sécurité socialeLaurence Winterhalter, Ariane Henry Le régime local d’assurance maladied’alsace MoselleClaude Chavrot La perte d'autonomie, un enjeu de sociétéFabien Cohen sortir le médicament du marché, exiger un pôle public du médicamentMichel Limousin Dépakine : les leçons d’une catastropheMaryse Montangon Ce que nous nommons imposture : les GHtEvelyne Vander Heym Réformer l'hôpital pour améliorer les services publicsÉric May un maillage territorial de centres de santé publicsBenoît Belloni Des inégalités sociales et territoriales de santé en FranceMichelle Leflon Démographie des professions de santé : l’urgence d’une approche nouvelleColine Ducrot, Max Ducrot Être étudiant en médecine : témoignage* L’alimentation, un élément de la santé : appel au droit à bien mangerNadine Khayi La santé au travail dans la santéFabien Cohen une santé bucco dentaire au xxie siècleGiuseppe Cugnata Le système de santé en italie Paulino Marín témoignage d’un kinésithérapeute espagnol installé en banlieue lyonnaise

39 LECtRiCEs/LECtEuRsLettre ouverte des associations de victimes du terrorisme aux candidats à la présidence de la République 

40u43tRavaiL DE sECtEuRsLE GRaND ENtREtiENMarc Brynhole Combattre la droite et l’extrême droite, argument contre argumentRéFLExioN suR L’éCoLoGiE Jean-Claude Cheinet L’écologie, reflet des luttes de classes

44 PaRLEMENtPatrice Bessac Renouvellement, reconquête. L’aNECR s’engage à former des équipes pour gagner

46 CoMbat D’iDéEsGérard Streiff Des manuels d’économie, version MEDEF

48 CRitiQuE DEs MéDiaAcrimed Sciences et avenir se met en quatre pour... Emmanuel Macron

50 FÉMINISMENadine Plateau L’agir féministe de Françoise Collin

52 PHILOSOPHIQUESJean-Pierre Cotten Pour andré tosel

54 HistoiRENikos Papadatos Le Parti communiste de Grèce (KKE) de 1949 à 2017

56 PRoDuCtioN DE tERRitoiREsBenoît Montabone Les transformations de la région frontalière turquie/syrie

58 sCiENCEsYannis Hausberg Est ce que la nature calcule ?

60 soNDaGEsGérard Streiff Le patron, le salarié et la présidentielle

61 statistiQuEsFanny Chartier 5,3 millions de personnes travaillent au moins un dimanche par mois

62 LiRELaélia Veron svetlana alexievitch ou l’histoire de l’âme rouge

64 CRitiQuEs• Nicolas Hatzfeld, Michel Pigenet et Xavier VignaTravail, travailleurs et ouvriers d’Europe au XXe siècle• François Burgat Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973 2016• Pierre Dardot, Christian Laval Ce cauchemar qui n’en finit pas• Clémentine Beauvais Songe à la douceur

66DaNs LE tExtE (LéNiNE)Florian Gulli et Aurélien Aramini L’émancipation des femmes

À l'invitation de la section PCF de Nîmes, dans le cadredu Printemps marxiste nîmois, Florian Gulli et JeanQuétier sont allés présenter Découvrir Marx, livre tiré dela rubrique « Dans le texte » de La Revue du projet.Présentations de textes, discussions de qualité et repasconvivial. À la mi journée, un invité surprise, Karl Marx ! En fait, Kader Roubahie jouant Karl Marx, le retourd’Howard Zinn dans une mise en scène de Denis Lanoy.

Karl marx, le retour

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ÉDITO

Appétit de politique

I l y a, dans le pays, un grand appétitde politique. affirmer cela aujourd’huin’a rien d’évident. Dites « politique »autour de vous, et on vous répondra

le plus souvent impuissance, trahison,arrangements, combines et compagnie.Le sujet prête à rire. Et pourtant.Les mêmes qui ricanent se montrentvolontiers avides de comprendre le pourquoi du comment de la crise et cherchent les moyens de la surmonter. ilsétaient dix millions l’autre soir pour regarder le débat télévisé des cinq présidentiables. ils sont nombreux dans les rassemblements et les manifestations. ilsse sont souvent mobilisés pour les primaires. ils se montrent attentifs dansles réunions et autres meetings citoyens.ils se bousculent enfin en librairie pouracheter les derniers livres politiques.Le magazine professionnel  LivresHebdo affirme que le livre politique s’estrévélé comme l’une des trois locomotives de la croissance de l’édition, ce premier trimestre, au même titre que la jeunesse et le poche. « une performanceinhabituelle », dit la revue. Les essais dedécryptage supplantent les romans.on parle même de « déferlante ». Certes,on peut y trouver des incongruités

comme cette Histoire amusée des promesses électorales, de 1848 à nosjours (bruno Fuligni, chez taillandier,2017 mais, pour l’essentiel, le lecteurdemande du lourd, du grave, du sérieux.Car il y a de l’inquiétude dans l’air et lecitoyen voudrait bien savoir commenttout ça va finir.Les militants communistes, engagés dansla double campagne de l’élection présidentielle pour Jean Luc Mélenchon et

des législatives, en font régulièrementl’expérience. La brochure La France encommun se place facilement. L’ouvragedes frères bocquet, Sans domicile fisc(Le Cherche midi, 2016), fait un carton.Le livre Front national, l’imposture. Droite,le danger de Pierre Laurent, alain Hayotet Marc brynhole (les éditions de l’atelier, 2017) connaît un très réel succès etsuscite partout des débats passionnés.on avait un peu connu cette même enviede savoir, de disposer de tous les éléments, lors de la bataille contre le traitéeuropéen.Comment cet intérêt se manifesteradans les urnes ? Est ce qu’il se traduirapar une participation massive à l’élection ? Est ce qu’il fera baisser l’abstention si massive ces dernières années ?bien malin qui le dira.s’il y a envie de politique, et de débat, etde confrontation, le spectacle qui est leplus souvent donné est décevant. C’estune passion contrariée que vivent biendes Français. La campagne est fluctuante, les « coups de com » remplacent l’argumentation de fond, le sensationnel efface la réflexion.bonne transition pour dire le bien quel’on pense du dossier santé développédans ce numéro. Le diagnostic qu’il portesur le pays indique qu’on n’est pas loindu « crash ». Cela vaut pour la réalitésanitaire mais on pourrait en dire autantde l’école, du travail, de la justice, de lajeunesse, etc. Dans le même temps, ledossier montre à quel niveau d’exigenceil faut se placer pour changer vraiment.il souligne enfin que des forces existentpour travailler à une alternative, à condition de les rassembler efficacement.

bref, s’il y a une envie de politique, il y aaussi besoin de politisation, d’un vasteeffort de réflexion. Pierre Laurent, dansson rapport introductif, le 3 mars dernier, lors de la réunion du conseil national, mettait l’accent sur cet aspect : « Lesélaborations, les positions du Parti communiste ont besoin, pour être des forceseffectives qui contribuent à transformer la société, d’être connues des militants et appropriées par eux. »il a avancé des pistes qui concernentdirectement notre revue : « Nous entendons donner une place nouvelle dansnotre dispositif à une revue du Parti communiste qui assure un rôle de diffusionde nos travaux, de confluence, de creuset. Dès l’université d’été 2017, à partirdes acquis de La Revue du projet, enrichis d’objectifs nouveaux, nous lancerons une nouvelle revue, une revue creuset où les communistes pourront trouverles réflexions du parti et les discuter, unerevue qui nous aide à instruire des débatset à explorer des thèmes que nous pratiquons peu encore, une nouvelle revuepolitique du PCF au beau nom de Causecommune. » belle aventure en perspective. Notre directeur Guillaume RoubaudQuashie vous en dira un peu plus dansle prochain numéro de juin. n

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La REvuEDu PRoJEt

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GÉRARD STREIFFRédacteur en chef

de La Revue du projet

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POÉS

IES

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T.S. Eliot

La Terre vaineavril est le plus cruel des mois, il engendredes lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêlesouvenance et désir, il réveillePar ses pluies de printemps les racines inertes.l’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuseCouvrant la terre, entretenantde tubercules secs une petite vie.l’été nous surprit, porté par l’aversesur le starnbergersee ; nous fîmes halte sous les portiqueset poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.Bin gar keine russin, stamm’aus litauen, echt deutsch.et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiducmon cousin, il m’emmena sur son traîneauet je pris peur. marie, dit-il,marie, cramponne-toi. et nous voilà partis !dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissentParmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme,tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissantQu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :l’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,la roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombresi ce n’est là, dessous ce rocher rouge(Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge)et je te montrerai quelque chose qui n’estNi ton ombre au matin marchant derrière toi,Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière.

Le seuil, 1999, traduit par Pierre Leyris

thomas stearns Eliot est né en 1888 aux états unis etmort en 1965 dans cette angleterre qui l’avait naturalisé. Fer de lance du modernisme anglo saxon, Eliot estl’auteur d’une œuvre abondante et variée : essais critiques, pièces de théâtre, et surtout ouvrages de poésie, dont le plus célèbre, La Terre vaine (The Waste Land),publié en 1922, est lu comme un manifeste moderniste.brusques changements de point de vue narratif, de narrateurs, de style, utilisation de langues étrangères, decitations, de références variées et renversées, perverties par le changement de contexte, ironie, brouillage dutemps et de l’espace lorsque les lieux et les époques semêlent… t.s. Eliot déploie dans La Terre vaine une palettestylistique extrêmement riche et complexe.Dans le premier chapitre du livre intitulé « L’enterrementdes morts », dont l’extrait ci contre forme l’incipit, on retrouvedeux des vers les plus célèbres de la poésie anglaise, le premier et le dernier cités : « april is the cruellest month, breeding » et « i will show you fear in a handful of dust ». Pourquoi cette « cruauté » du mois d’avril ? on y lit généralementune référence aux vers de Chaucer dans Les Contes deCanterbury : « Quand avril de ses averses douces / a percéla sécheresse de Mars jusqu’à la racine ». Mais la référenceest utilisée pour lui donner un sens différent de celui deChaucer. ou plutôt Eliot s’en sert comme emblème : il l’utilise pour ce qu’elle signifie déjà, ce qu’elle véhicule, pourensuite la tirer dans une direction opposée. Les vers deChaucer évoquent le retour du printemps, le renouveau,la germination. Chez Eliot, il y a bien germination : dans laterre morte, avril engendre les lilas, les végétaux, les désirs…Mais là où les pluies de Chaucer sont douces, avril est leplus cruel des mois chez Eliot. C’est donc une germinationcruelle, difficile, douloureuse, aveugle, pour la terre commepour le poète. Cette douleur est bien marquée par l’effetde labour litanique des contre rejets sur les trois premiersvers « [...], il engendre / [...], il mêle [...], il réveille ». La liaisonde la douleur et de l’action d’engendrement est particulièrement remarquable en anglais : Eliot utilise des participesprésents (breeding,  mixing, stirring), signes d’une actionen train de se faire.Le titre du livre, The Waste Land, traduit par La Terre vaine,parfois par La Terre gaste, est une référence à la « terregaste » qu’on trouve dans Perceval ou le Conte du Graal,de Chrétien de troyes, qu’Eliot connaît par l’intermédiaired’un livre de la médiéviste Jessie Weston sur le Graal. Leconte de Chrétien commence lui aussi par une reverdiede laquelle sort le jeune et naïf Perceval pour devenir chevalier. au cours de ses aventures, il parvient à la cour duRoi Pêcheur, gardien du Graal, dont la terre est stérile, maudite, gaste, car le roi est infirme, blessé à la jambe. au coursdu repas, on fait passer devant lui une lance qui saigne, etun graal (un plat). Perceval reste muet. il apprend que s’ilavait interrogé le roi sur ces objets et qu’il avait posé lesbonnes questions, le Roi Pêcheur et sa terre auraient étéguéris. Le château disparaît et la terre demeure stérile.une lecture parmi d’autres de La Terre vaine de t.s. Eliotferait du monde moderne du poète la terre gaste de lalégende arthurienne. Ce monde, dominé par les moulinssataniques et ténébreux (William blake) qui ont broyé tantde vies durant la Grande Guerre, cette époque où finissaient les rois (apollinaire), survivants jusqu’alors d’improbables dynasties. (La première narratrice du livre n’estelle pas cousine d’archiduc ?) Dans ce monde là, les temps

se rejoignent, le passé, le présent du passé que sont lessouvenirs, l’avenir qu’apporte avril et le présent stérile dela terre morte, de l’hiver et sa neige oublieuse. Le mondechange, et le poète aussi dont la jeunesse s’éloigne. Etaucun changement dans ce monde ne s’obtient sans violence, sans douleur, sans cruauté. Dans cette premièrepartie du livre, ce sont les morts que l’on enterre. C’estd’eux qu’avril va tirer ses lilas. Et comme la lance et le graalqu’on présente à Perceval, le narrateur annonce : « Je temontrerai la peur dans une poignée de poussière ». il inviteson interlocuteur réel, fictif, le poète, peut être aussibien le lecteur à contempler la mort et le recommencement. À travers cette poignée de poussière effrayante,c’est donc le changement lui même qui est donné à voir.Mais comme dans Le Conte du Graal tout peut être remisen cause du moment qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’onvoit, cette poignée de poussière, et qu’on ne pose pas lesbonnes questions.

VICTOR BLANC

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REGARD

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i l y a quand même une certaine provocation de la part descommissaires d’avoir nommé L’Esprit français l’actuelle

exposition de La Maison Rouge. Cependant, pour eux, à l’inverse de ce qui est affirmé au sein de l’interminable débatsur l’identité nationale, cet esprit ne naît pas dans les institutions. au contraire, cette exposition met en valeur autant

des artistes que des groupes militants qui ont su produireet créer au delà des circuits commerciaux ou officiels.Du féminisme au mouvement des banlieues, de la coopérative des Malassis aux « bérurier noir », L’Esprit françaisrassemble une grande partie ce qui a été injustement longtemps dans l’ombre de mai 68.

L’Esprit français

ÉTIENNE CHOSSON

l’esPrit fraNçaisContre-cultures, 1969-1989

Exposition du 24 février au 21 mai 2017

La MaisoN RouGE10, boulevard de la bastilleParis

Coopérative des Malassis, détail de Qui tue ? ou l’affaire Gabrielle Russier, sous titré « L’histoire vraied’une jeune femme, de son histoire d’amour, de sa mort », 1970© Musée des beaux arts de Dole / Photo : Claude Henri bernardot

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La santé est sans doute une des deux ou trois grandes questions quiintéressent le plus l’opinion, un enjeu sur lequel les Français atten-daient un grand débat public à l’occasion de l’élection présidentielledu printemps. C’est raté. Le sujet n’a été abordé qu’à la marge ousous forme de slogans caricaturaux. Dommage. Et raison de pluspour que notre revue consacre à ce thème un fort dossier qui a ledouble mérite de pointer très précisément l’état de la santé publiqueà la française, un check-up très inquiétant, mais aussi d’avancer unesérie de propositions précises et innovantes.

saNté, maux et remèdesDOSSIER

PRÉSENTATION

Pour une politique de santé publique

ambitieusevironnement ou encore à l’organisa-tion des soins et de santé publique.L’action des systèmes de protectionsociale et des politiques publiques a

permis dans certains pays la construc-tion de politiques de santé touchant àdifférents domaines : la santé au tra-vail, l’organisation des réseaux de soins,la formation initiale et continue, la

recherche médicale et pharmacolo-gique, la Sécurité sociale et l’assurancemaladie ou encore la gestion des cam-pagnes de prévention. La France pos-

sède depuis 1945 un système de soinsperformant et universel, mais de plusen plus affaibli par les politiques libé-rales qui attaquent la Sécurité sociale,mais aussi la recherche médicale et

PAR CAMILLE DUCROT *

«l a santé est un état de com-plet bien-être physique,mental et social, et ne

consiste pas seulement en une absencede maladie ou d’infirmité. » Telle est ladéfinition donnée par l’Organisationmondiale de la santé (OMS) dans lepréambule de sa Constitution de 1946.La santé englobe donc largement lesbesoins humains fondamentaux àsatisfaire, qu’ils soient affectifs, sani-taires, nutritionnels, environnemen-taux, sociaux ou culturels. Garantir une« bonne santé » à une population estun objectif ambitieux qui concerne lespolitiques liées à l’alimentation, à l’en-

« La France possède depuis 1945 un système de soins performant

et universel, mais de plus en plus affaibli par les politiques libérales. »

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SANTÉ

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X ET

REM

ÈDES

semblances et leurs différences. L’aus-térité et l’économie sont les gagnantesdes programmes libéraux de Fillon,Macron et Hamon – de Le Pen aussi.Les assurances privées et les complé-mentaires de santé seront favoriséesau détriment de la Sécurité sociale. Leshôpitaux seront poussés à encore plusd’autonomie et de concurrence. SeulHamon étend ses propositions sur lasanté à la lutte contre les addictions,les pesticides ou la pollution.À l’opposé de ces programmes pro-capitalistes, Mélenchon et le PCF pro-posent un travail sur le programme duConseil national de la Résistance pourrebâtir une Sécurité sociale efficace,basée sur l’idée de la prise en charge à100 % et de l’absorption des complé-

mentaires par la Sécurité sociale. Cedossier permet, en ces temps électo-raux, de développer l’état des réflexionsprogressistes sur la question, intégrantles critiques des dernières lois votéeset les propositions pour l’avenir. Ilreflète entre autres le travail du secteurSanté et protection sociale du PCF. Lelivre Santé et protection sociale pourtous en 2017, sous la direction deMichel Limousin, préfacé par PierreLaurent, sorti en janvier au Temps descerises, permettra d’approfondir lesujet. n

*Camille Ducrot est membre du comité de rédaction de La Revuedu projet. Elle a coordonné ce dossier.

pharmaceutique ou encore les réseauxde soins. À tel point que plusieurs indi-cateurs incitent à tirer la sonnetted’alarme. Qu’il s’agisse du ressenti desFrançais qui ont l’impression d’être enmoins bonne santé (voir les chiffres del’Institut de recherche et documenta-tion en économie de la santé) ou de lamultiplication des mouvements syn-dicaux dans les hôpitaux face à l’aus-térité imposée et à la hausse descharges de travail entraînant burn-outou suicides, la santé publique inter-roge aujourd’hui – pas toujours de labonne façon.Preuve en sont les programmes descandidats à l’élection présidentielle. Lacomparaison proposée par la Mutua-lité française permet de noter leurs res-

s

de BoNs soiNs Pour tousLa justice sanitaire, c’est-à-dire l’égalité d’accès de tous à des soins de qualité,exige tout d’abord le remboursement de la totalité des prescriptions médi-cales, sans avance de frais, gratuité de fait, assurée par la prise en charge de100 % des soins exclusivement par la sécurité sociale financée par les coti-sations sociales.

PAR PAUL CESBRON*

une maladie ne peut avoir uncoût pour celle ou celui qui souf-fre, dont la vie est suspendue ou

réduite provisoirement ou définitive-ment. C’est à la communauté humaineà laquelle il appartient qu’il revient parsolidarité d’assurer le mieux ou le bien-être de tous, autant que les progrèsscientifiques le permettent.

l’aCCessiBilitégéograPHiQueNous n’en sommes pas là. Il nous fau-dra encore beaucoup et longtemps lut-ter pour obtenir ces progrès, sachantque les coûts de santé publique ne peu-vent sans doute qu’augmenter en dépitdes mesures préventives de toutenature. D’autant qu’à cette premièreexigence s’en ajoute une autre : l’ac-cessibilité géographique. Or les concen-trations des lieux de soins ne vont évi-demment pas dans ce sens. Desdisparitions de cabinets médicaux auxregroupements hospitaliers, ce sontdes déserts sanitaires qui s’étendentde jour en jour, conséquence des loisde santé successives. Il nous faut donc

penser et mettre en œuvre l’organisa-tion sanitaire répondant à cette obli-gation de proximité. Or elle estaujourd’hui aux mains des toutes puis-santes agences régionales de santé(ARS). Leur objectif principal est deréduire les coûts de santé publique etcomment est-ce possible sans l’appau-vrir ? Elles confient ainsi, en affirmantle contraire, « des parts de marché » (lecynisme est de rigueur !) au secteurlucratif (!). Une telle opération, trèsimpopulaire, justifie la plus grandehabileté politique, et la création pardécret ministériel (26/01/2017) del’Union nationale des associations

agréées d’usagers du système de santé(UNAASS) répond à ce calcul. C’estsous l’égide de la « démocratie sani-taire » que se met en place une nou-velle organisation particulièrement

néfaste. Ce n’est bien sûr pas celle quipermet l’accès de toutes et de tous auxsoins de qualité. Non, c’est bien enétendant les luttes démocratiques etnon la servitude volontaire, que nousobtiendrons la formation d’un nom-bre suffisant de médecins qualifiés, detoutes les catégories de soignants et dechercheurs en santé.

des CeNtres de saNtéPluridisCiPliNairesMajoritairement les jeunes médecinssouhaitent être salariés. Déjà près dela moitié des praticiens, hospitaliersou non, le sont. Il nous faut donc sou-

tenir cette forte tendance. Ce sont lescentres de santé pluridisciplinaires quirépondent le mieux aux exigences desoins primaires, de proximité et de ges-tion démocratique. Ils peuvent être

« L’objectif principal des agencesrégionales de santé (aRs) est de réduire

les coûts de santé publique. »

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mutualistes, associatifs ou adossés àdes collectivités territoriales. Ces cen-tres assurent le tiers-payant, sontconstitués d’équipes associant géné-ralistes, spécialistes et différentes caté-gories de soignants : infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes, etc. Mieuxencore, ils peuvent assurer des visitesà domicile et une permanence de soins

vingt-quatre heures sur vingt-quatre.Sans oublier la formation de leurs pro-pres professionnels et celle de jeunesou futurs médecins. Ces centres desanté doivent entretenir des liens pro-fessionnels étroits avec toutes lesautres structures sanitaires : protec-tion maternelle et infantile, médecinescolaire, médecine du travail, etc., toutparticulièrement avec les unités hos-pitalières voisines, dont la proximitédoit s’inscrire dans les projets sani-taires de territoire.

Marisol Touraine, ministre de la Santé,vantait en 2014, à l’occasion du Congrèsnational des centres de santé, les qua-lités de ce type de structure. Elle consi-dérait qu’il était le plus apte à répon-dre à la demande de soins primairesde proximité de notre pays. Dans lesfaits, elle promotionne les cabinets libé-raux de groupe nommés pour donner

le change, « maisons médicales » évi-demment pluridisciplinaires ou plusclinquant « pôles de santé ». On nes’étonnera pas de la grande défiancede la population à l’égard de telles pra-tiques politiques. D’autant que leshôpitaux publics, malmenés, regrou-pés, réduits dans leurs effectifs soi-gnants et leur capacité d’accueil, mon-trés du doigt pour les insuffisancesscandaleuses de leur service d’urgence,s’éloignent de toute une partie deshabitants des bassins de vie.

des HÔPitauxgéNéralistes de Proximitéet des CoNseils saNitairesDans le cadre de l’organisation de lagradation des soins, il est impératif quesoient maintenus des hôpitaux géné-ralistes de proximité permettant l’ac-cueil des futures mères bien portantes,de malades présentant des patholo-gies de diagnostics et de traitements,tant médicaux que chirurgicaux, d’unpremier degré de gravité. Ces unitéssont structurellement liées avec leshôpitaux assurant les diagnostics ettraitements plus complexes. Chaquebassin de vie doit comporter un conseilsanitaire composé des représentantsdes élus, des professionnels de la santéet des associations de malades, de leursfamilles et de citoyens impliqués dansla santé. Ces conseils constituent lesassises fondatrices de l’élaboration despolitiques de santé par leur participa-tion irremplaçable à l’appréciation desbesoins de santé et des réponses à yapporter. C’est bien la démocratie sanitaire de lagestion de la Sécurité sociale à celle descentres de santé, de l’élaboration del’organisation des soins primaires auxsoins hospitaliers, qui constitue la meil-leure garantie de l’accès de toutes etde tous à des soins de qualité. n

*Paul Cesbron est gynécologue obstétricien. Il est ancien chef deservice de la maternité du Centrehospitalier de Creil.

« Chaque bassin de vie doit comporter un conseil sanitaire composé

des représentants des élus, des professionnels de la santé et des

associations de malades, de leurs familleset de citoyens impliqués dans la santé. »

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des assuraNCes soCiales au ProJet des Jours HeureuxDans le cadre des différentes manifestations commémoratives du 70e anni-versaire de la création de la sécurité sociale, l’accent a été davantage missur le devenir de la sécurité sociale, avec des évolutions estimées indispen-sables, plutôt que sur le rappel des conditions de sa mise en place. or cetteapproche est nécessaire non pas dans une perspective quelque peu nostal-gique qui verrait dans le passé une sorte d’âge d’or disparu, mais comme unmoyen de souligner les enjeux de sa création, enjeux qui restent d’actualité.

PAR YANNICK MAREC*

la ProteCtioN soCialed’aVaNt 1940La société française d’avant 1940 esttrès contrastée, avec des différencia-tions sociales d’autant plus fortesqu’elle a été marquée par la paupéri-sation des classes moyennes dans lesannées 1920 et 1930. Cela laisse unegrande importance aux œuvres tradi-tionnelles, confessionnelles ou non,qui se situent principalement en ville,alors que la France demeure un paysoù domine la ruralité. Pour les com-pléter, la mutualité patronnée, organi-sée sous le Second Empire, reste large-ment majoritaire, malgré les ouverturesde la Charte de la mutualité de 1898.Elle donne un grand rôle aux membreshonoraires et aux notables, bien qu’ilexiste aussi des mutuelles ouvrièresdepuis le début du XIXe siècle. Cetteforme d’épargne collective cohabiteavec l’épargne individuelle, favoriséeet encouragée par les républicains dela fin du XIXe siècle, par le biais notam-ment de la création de la caissed’épargne postale en 1881, qui vientcompléter le réseau des caissesd’épargne dites ordinaires, dont le pre-mier établissement est celui de Pariscréé en 1818.La législation de protection sociales’étoffe tout de même avec, en 1893, laloi sur l’assistance médicale gratuiteaux personnes privées de ressources.En 1905, celle sur l’assistance obliga-toire aux vieillards, infirmes et incura-bles vient en aide à d’autres catégoriesfragilisées qu’on ne peut accuser d’êtreresponsables de leur situation. Unemanière de contourner l’objection libé-rale prompte à mettre en cause la« fausse pauvreté ». Cela traduit undébut de prise de conscience collec-tive des questions de santé, une évo-lution confirmée par l’adoption de laloi de 1902 sur la santé publique. Maisil existe une résistance durable de lamutualité patronnée à l’égard de l’obli-

gation de cotisation en matière de pré-voyance. Les notables de la mutualité,notamment ceux de la mouvancecatholique, y voient un risque de ren-forcement du contrôle de l’État sur lesœuvres, le recours aux mutuellesdevant demeurer facultatif. Il existeaussi une hostilité du mouvementouvrier révolutionnaire à l’égard del’idée d’une cotisation obligatoire, dansla mesure où les salaires sont insuffi-sants. Cela explique l’opposition de laCGT à la loi sur les retraites ouvrièreset paysannes de 1910, qualifiées ausside « retraites pour les morts » (perçuesd’abord à 65 ans, puis à 60 ans en 1912

alors que l’espérance de vie moyennese situe autour de 40 à 50 ans).En matière d’accidents du travail uneloi de 1898 reconnaît l’existence d’unrisque professionnel et met en placeun système d’indemnités forfaitairespour les accidentés mais ce systèmede protection dépend pour une grandepart des assurances privées. Néan-moins, la législation sociale républi-caine trouve des appuis dans les rangsdu mouvement ouvrier et employéréformiste et même dans une partiedu courant socialiste de l’époque quicherche à l’améliorer. C’est notammentla position de Jaurès qui souligne dansL’Humanité, dans plusieurs articles demars 1905, les ambiguïtés de l’opposi-tion des notables mutualistes à la loisur les retraites ouvrières et paysannes.

Les conséquences directes et indirectesdu premier conflit mondial favorisentl’interventionnisme social de l’État,pour soutenir les blessés, les veuves etles orphelins. Un projet d’assurancesociale avec obligation d’affiliation detous les salariés est déposé en 1921, surl’exemple du système d’assurance d’Al-sace-Moselle qui prend mieux encompte les salariés. Mais ce projet ren-contre de nombreuses résistances, desmédecins aux membres de la CGTU.Cela explique l’adoption tardive desassurances sociales en France, puisqu’ilfaudra attendre les deux lois de 1928et 1930 pour voir leur mise en place.Elles prévoient la couverture desrisques maladie, maternité, invalidité,vieillesse et décès mais ne se préoccu-pent pas de la question du chômage.La réparation des accidents du travailse fait toujours dans le cadre de la loide 1898, ce qui donne une grandeimportance aux assurances privées. Deplus, ce qui va devenir les allocationsfamiliales à partir de 1932 est d’abordune initiative patronale, sous le nomde « sursalaire familial », dont l’objec-tif est non seulement d’encourager lesnaissances mais aussi d’éviter une aug-mentation généralisée des salaires, touten assurant une certaine fidélité pro-fessionnelle des salariés à l’égard desentreprises à la recherche de main-d’œuvre. Les assurances sociales nes’étendent obligatoirement qu’aux sala-riés de l’industrie et du commerce nedépassant pas un certain plafond derevenus. La retraite est fixée à 60 ansaprès trente années de cotisations pourun niveau de pension qui atteint envi-ron 40% du salaire moyen.Le système repose sur un régime mixtede capitalisation pour la vieillesse etde répartition pour la maladie et lamaternité. Ces assurances sociales pré-sentent donc de fortes limites, d’au-tant plus qu’elles ne concernent pasl’ensemble de la population. Par ail-leurs, du point de vue de leur fonction-nement, il existe de multiples caissesd’affiliation, patronales, mutualistes,

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« on peut parlerseulement

de progrès relatifavec l’adoptiondes assurances

sociales des années

1928-1930. »

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syndicales ou rattachées à certainsgroupements, confessionnels ou non.La mutualité y joue un rôle détermi-nant puisque, parmi 727 caisses d’as-surances au total, elle en dirige 176, lesplus importantes ; les caisses départe-mentales sont également aux mainsdes mutuelles. Avec les effets de la criseéconomique des années 1930, beau-coup de salariés se retrouvent en situa-tion de pauvreté et vont devoir faireappel à l’assistance traditionnelle, cellede la charité privée ou celle dépendantdes lois sociales adoptées à la fin duXIXe siècle.Au total, on peut donc parler seule-ment de progrès relatif avec l’adoptiondes assurances sociales des années1928-1930. On voit poindre aussi, dèscette époque, l’obsession familialistenée de la crainte de l’affaiblissementdémographique du pays. Cela se tra-duit par la généralisation des alloca-tions familiales en 1932 mais aussi parl’adoption en 1939 du Code de lafamille, qui tente d’organiser l’aidesociale familiale. Ces orientations sontreprises tout en étant redéfinies dansun sens restrictif et discriminatoiredurant la période de l’Occupation.

la ProteCtioN soCialesous ViCHy, familialiste et CorPoratisteLa devise de Vichy «Travail, famille,patrie» donne une indication sur lesorientations familialistes du régime dePétain. Celui-ci met à l’honneur lesfamilles nombreuses, en soulignant lerôle de la mère de famille, ce qui se tra-duit par la réactivation de la «fête desmères» qui était apparue dès les années1920. Les allocations familiales sontrevalorisées et une allocation de salaireunique est créée en 1941. Vichy se veutaussi le régime qui se préoccupe desvieillards avec l’attribution d’une allo-cation aux vieux travailleurs, un projetdiscuté sous le Front populaire.

La « révolution nationale » chercheaussi à développer une conception cor-poratiste des rapports sociaux. C’estl’objectif de la charte du travail, adop-tée le 4 octobre 1941, qui vise à pro-mouvoir l’harmonie sociale entrepatrons et ouvriers. Les syndicatsouvriers refusent d’être partie prenantede cette démarche. En revanche, la

mutualité s’y associe, dans la mesureoù elle y voit le prolongement de savolonté de conciliation sociale initiée

dans le cadre de la mutualité patron-née. Cela aura des effets à long termeet contribuera à une remise en causedu rôle de la mutualité dans le domainede l’assurance obligatoire. Au contraire,cette prise de position valorise le rôledu syndicalisme ouvrier qui s’était for-tement démarqué du régime de Pétain.

la maturatioN de l’idée de séCurité soCialeduraNt la Période de l’oCCuPatioNLe concept de « sécurité sociale » estapparu durant la période du New Dealde Roosevelt aux États-Unis, mais c’estla publication en décembre 1942 enAngleterre du rapport Beveridge sur lesassurances sociales qui traduit l’affir-mation d’un droit à la sécurité sociale.Cette affirmation participe à la volontéd’asseoir la démocratie sociale en liai-son avec la lutte contre l’ennemi nazi.Lord Beveridge s’inspire autant de laplanification soviétique que des pré-ceptes de l’économiste anglais Keynesqui mettait en avant la nécessité dedévelopper un haut niveau de consom-mation pour conforter la capacité pro-ductive. Ce plan Beveridge prônenotamment le paiement d’allocations

familiales payées à tous, chômeurs ounon, un service de santé gratuit égale-ment ouvert à tous, un système uni-forme d’assurance garantissant unrevenu minimum, ainsi que larecherche du plein-emploi. Dans cetteperspective, il est partisan d’une uni-fication des assurances sociales et d’unfinancement par l’impôt de prestations

égales pour tous. Ce rapport constituedavantage un texte de référence qu’unmodèle.

Parallèlement se développent lesréflexions de la Résistance extérieureet intérieure sur les questions de pro-tection sociale. Le rapport Beveridgeétait connu de l’entourage du généralde Gaulle à Londres, en particulier dePierre Laroque, sans que cela aitconduit à l’adoption d’un programmeprécis pour l’après-guerre. Dans lecadre de la France libre, des commis-sions ont été mises en place à Alger. Ony trouve entre autres les communistesAmbroise Croizat et François Billoux.Cependant, à l’époque il n’y a pas deplan précis concernant la réforme dela protection sociale.De même, au niveau de la Résistanceintérieure, on s’en tient à l’affirmationde grands principes. Ainsi, le texte défi-nitif du programme du Conseil natio-nal de la Résistance du 15 mars 1944prévoit bien «un plan complet de sécu-rité sociale, visant à assurer à tous lescitoyens des moyens d’existence, danstous les cas où ils sont incapables dese les procurer par le travail, avec ges-tion appartenant aux représentants desintéressés et de l’État ». Cependant, ilne s’agit pas d’un programme détaillé.Cette situation s’explique non seule-ment par les circonstances du momentmais aussi par la volonté manifestée àl’époque de ne pas dissocier les aspectssociaux des aspects économiques dela reconstruction envisagée.Pour conclure sur cette période, onpeut dire qu’il existe un fonds générald’idées qui envisage l’édification d’unsystème de sécurité sociale comme unmoyen de promouvoir un monde nou-veau alliant essor économique et pro-grès social. On peut évoquer à ce sujetnon seulement le rapport Beveridge de1942, mais aussi la déclaration de Phi-ladelphie de mai 1944 qui s’inspire elle-même de travaux de l’Organisationinternationale du travail. n

*Yannick Marec est historien. Il estprofesseur d’histoire contemporaineà l’université de Rouen.

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« un plan complet de sécurité sociale,visant à assurer à tous les citoyens

des moyens d’existence, dans tous les casoù ils sont incapables de se les procurer

par le travail, avec gestion appartenant auxreprésentants des intéressés et de l’état. »

Programme du CNR, 15 mars 1944

« La publication en décembre 1942, enangleterre, du rapport beveridge sur lesassurances sociales traduit l’affirmation

d’un droit à la sécurité sociale. »

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la NaissaNCe de la séCurité soCialeDifférents acteurs et, en particulier ambroise Croizat, ministre communiste,ont construit, sur la base d’une large consultation, la sécurité sociale, systèmesolidaire géré par les représentants des assurés, basé sur le principe de la répar-tition, qui a constitué une rupture majeure, non exclusive de continuités, dansl’évolution du système de protection sociale.

PAR YANNICK MAREC*

les aCteurs PriNCiPaux de la mise eN PlaCe de la séCurité soCiale Alexandre Parodi (1900-1978), mem-bre du Conseil d’État, s’est occupé del’application des assurances socialesavant-guerre. Hostile au régime dePétain, il entre dans la Résistance dès1942 et devient en mars 1944 déléguégénéral en France du Comité françaisde libération nationale. Il est nomméministre du Travail et de la Sécuritésociale de septembre 1944 à novem-bre 1945. Il confie à Pierre Laroque(1907-1997) la refonte de la protectionsociale. Celui-ci, comme AlexandreParodi, s’est occupé de l’applicationdes assurances sociales avant-guerre.Victime des lois antisémites de Vichy,il rejoint Londres en 1943 où il prendconnaissance du rapport Beveridge.Désireux d’ouvrir et de démocratiserle système de protection sociale, il tienten grande considération les positionsde la CGT réunifiée et du Parti com-muniste. Dans ses Souvenirs etréflexions, il rappelle d’ailleurs qu’il aeu de meilleures relations avecAmbroise Croizat, ministre commu-niste, qu’avec le socialiste Daniel Mayer.François Billoux (1903-1978), minis-

tre de la Santé publique de septembre1944 à novembre 1945, époque àlaquelle il devient ministre de l’Écono-mie nationale, a été l’un des signatairesde l’ordonnance du 4 octobre 1945créant la Sécurité Sociale.Ambroise Croizat (1901-1951) est cer-tainement la personnalité politique laplus emblématique du Parti commu-

niste sur la question. S’il ne signe pasl’ordonnance d’octobre 1945, enrevanche, comme ministre du Travailet de la Sécurité sociale du 22 novem-bre 1945 au 4 mai 1947, il en est le véri-table moteur politique. Il a notammentporté son texte législatif adopté le 22mai 1946. Militant chevronné ethomme de combat, Ambroise Croizatdéfend constamment et efficacementle projet de loi en soulignant combienil a fait l’objet d’une large consultation.Il défend avec la même vigueur lesautres avancées sociales en matière dedroits des travailleurs jusqu’au renvoides ministres communistes du gou-vernement Ramadier, le 4 mai 1947. Ce« grand ministre » (Bruno Béthouart)décède soudainement à 50 ans, le 11février 1951, à la suite d’une hospitali-sation.

les PriNCiPalesCaraCtéristiQues de la séCurité soCialemise eN PlaCe à l’éPoQue En principe, on cherche à établir uneinstitution unique rassemblant les dif-férentes branches des anciennes assu-rances sociales, avec cependant, sousla pression notamment du Mouvementrépublicain populaire (MRP), une auto-nomie des caisses d’allocations fami-liales. À l’exception des accidents du

travail qui ne dépendent pourtant plusdes assurances privées, les cotisationsacquittées par les entreprises sont éga-lement unifiées. Une caisse nationalede Sécurité sociale vise à assurer l’unitéadministrative et financière du régimeprincipalement fondé sur des cotisa-tions et non sur l’impôt comme enGrande-Bretagne.

Deuxième réforme majeure : la direc-tion des organismes de Sécurité socialeest profondément modifiée avec l’en-trée en force des représentants desassurés dans leur gestion, par le biaisdes syndicats. Désormais, le patronatet la mutualité n’occupent plus qu’uneposition minoritaire. Bien plus, le rôlede la mutualité est désormais cantonnéau domaine de la complémentarité.La réforme des prestations constitueun autre axe majeur de la nouvelleorganisation. En avril 1946, les allo-cations familiales sont revalorisées etindexées sur les salaires. Surtout, l’as-surance vieillesse est complètementrefondue avec l’adoption effective durégime de la répartition qui remplacela capitalisation qui avait prévalujusqu’en 1941. Par ailleurs, l’accès auxhôpitaux est élargi à tous les assuréssociaux. Cela s’accompagne d’unemodernisation et d’une médicalisa-tion renforcée des établissementshospitaliers.

les fiNalités soCiales et PolitiQues du NouVeau systèmeLa logique d’assurance sociale est élar-gie à celle de droits sociaux pour tous.Il s’agit alors de rompre avec l’ordreancien. En intégrant les salariés à la viede la nation, de lutter contre l’insécu-rité sociale et le chômage tout en par-ticipant à la reconstruction du pays.De ce point de vue, la réforme ne peutêtre dissociée de la planification ou desnationalisations, et de la volonté d’unerénovation politique et sociale. L’undes objectifs de la Sécurité sociale estaussi d’élargir, bien au-delà des 8 mil-lions environ d’adhérents des ancien -nes assurances sociales, les bénéfi-ciaires de la couverture médicosociale.

les diffiCultés de mise eN œuVre de la séCurité soCialeLa réforme est tributaire d’uncontexte spécifique, celui de la Libé-ration. Cependant, jusqu’aux années1960-1970, la croissance économiquepermet une extension des prestationset des bénéficiaires du système. Demême le rajeunissement de la popu-

« ambroise Croizat, ministre du travail etde la sécurité sociale du 22 novembre 1945

au 4 mai 1947, est le véritable moteurpolitique de la mise en place

de l’ordonnance d’octobre 1945 portant sur la création de la sécurité sociale.»

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lation contribue à retarder les inter-rogations liées au déséquilibre démo-graphique accentué par l’allonge mentde l’espérance de vie.Le patronat mais aussi les mutualistes,dans un premier temps, acceptent dif-ficilement les transformations réalisées.Il faudra une évolution sensible descadres de la mutualité avec l’entrée enforce des mutuelles de fonctionnaires etl’affirmation desmutuelles de travail-leurs pour voir la mutualité devenir undes piliers de l’ensemble du systèmede protection sociale dans le cadre dela complémentarité. De même, les

compagnies d’assurances voient d’unmauvais œil un système qui leuréchappe en grande partie.De plus, dès l’année 1946, l’universa-lité et l’unité de l’organisation généralede la protection sociale sont contes-tées par des mouvements familiauxsoutenus par le MRP. Le principe durégime vieillesse unique est abandonnédès 1947. La loi du 21 février 1949consacre l’autonomie des caisses d’al-

locations familiales. Des régimes spé-ciaux généralement plus avantageuxconcernent aussi bien les mineurs queles cheminots, les agriculteurs, les mili-taires ou encore les professions ditesindépendantes généralement méfian -tes, voire hostiles à l’idée d’une cotisa-tion obligatoire. En 1953, le système deSécurité sociale ne concerne encorequ’un quart des Français.Ces différents éléments montrent lesdifficultés rencontrées par la trans-formation opérée à l’issue du secondconflit mondial. Néanmoins, elle abien constitué une rupture majeure,non exclusive de continuités, dansl’évolution du système de protectionsociale. Sa genèse et sa mise en placemontrent combien cette protections’inscrit dans l’évolution politique etsociale. La Sécurité sociale est le pro-duit d’une longue évolution. C’est undes points d’ancrage forts d’unesociété qui se veut plus démocratiqueet qui se perçoit également commeplus égalitaire après la crise desannées 1930 et la période de l’Occu-pation. La Sécurité sociale ne peutêtre réduite à la valorisation d’unelogique spécifique d’organisation,celle des assurances sociales, qui aaccompagné la montée en puissancedu salariat. Elle traduit aussi l’affir-mation d’un ensemble de valeurs desolidarité et une certaine volonté deredistribution des revenus. Celaexplique, en dehors même des ques-tions techniques de financement,pourquoi elle peut être remise encause actuellement, en dehors mêmede la prise en considération d’adap-tations indispensables. n

*Yannick Marec est historien. Il estprofesseur d’histoire contemporaineà l’université de Rouen.

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La séCuRité soCiaLEorieNtatioN BiBliograPHiQue

• Bec Colette, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie,Gallimard, « bibliothèque des sciences humaines », 2014.• Béthouart Bruno, Le Ministère du Travail et de la Sécurité sociale, de laLibération au début de la Ve République, Presses universitaires de Rennes,« Pour une histoire du travail », 2006.• Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, numéro spécial 2005 2006,soixantième anniversaire de la sécurité sociale, 2007. En particulierl’article de Pierre Laroque,  « Des assurances sociales à la sécuritésociale », reprise d’une publication de 1955, p. 224 244.• ChaurandDavid (textes rassemblés par), Ambroise Croizat, le ministre(1945 1947), institut CGt d’histoire sociale, 2015.• DreyfusMichel (sous la direction de), Les Assurances sociales enEurope, Presses universitaires de Rennes,  « Pour une histoire du travail »,2009.• Etiévent Michel, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, éditions GaP, 1999.• Hesse Philippe-Jean, Le Crom Jean-Pierre (éd.), La Protectionsociale sous le régime de Vichy, Presses universitaires de Rennes,« Histoire », 2001.• La Revue d’histoire de la protection sociale, n° 7, 2014, dossier sources ettémoignages.• Laroque Pierre, Au service de l’homme et du droit. Souvenirs etréflexions, association pour l’étude de l’histoire de la sécurité sociale,1993.• Valat Bruno, Histoire de la Sécurité sociale (1945 1967). L’État,l’institution et la santé, Economica, 2001.

« La direction des organismes de

sécurité sociale est profondément

modifiée avecl’entrée en force

des représentantsdes assurés dans leur

gestion, par le biaisdes syndicats. »

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refoNder la séCurité soCiale À partir d’une réforme d’ensemble du financement de la sécurité sociale, ils’agit de se donner pour finalité une nouvelle efficacité économique et sociale,qui réponde aux besoins sociaux actuels et à venir, tout en ouvrant la voie d’unesortie de la crise systémique que nous vivons.

PAR FRÉDÉRIC RAUCH*

à sa naissance en 1945, la Sécu-rité sociale visait à répondreaux enjeux de sortie de la crise

systémique du capitalisme et du libé-ralisme de l’entre-deux-guerres. Ellese donnait deux objectifs principaux.

D’une part, répondre au besoin dejustice sociale dans la France d’après-guerre en dépassant les insuffisancesdes législations sociales de la fin duXIXe et du début du XXe siècle par unenouvelle législation prenant en chargel’ensemble des besoins sociaux detous les Français. D’autre part, fairede cette nouvelle législation socialeun outil de la reconstruction écono-mique du pays en assurant une effi-cacité productive et sociale nouvelle,à partir de la richesse créée dans l’en-treprise.

uN maNQue à gagNerimPutaBle au raleNtissemeNt de la masse salarialeMalgré les réticences de certains, ladémarche fut un succès. La crise denotre système de protection socialenous oblige à reprendre le chemin decette philosophie. À partir d’uneréforme d’ensemble du financementde la Sécurité sociale, il s’agit de sedonner pour finalité une nouvelle effi-cacité économique et sociale, quiréponde aux besoins sociaux actuelset à venir, tout en ouvrant la voied’une sortie de la crise systémiqueque nous vivons. Cela suppose d’al-ler à l’opposé de ce qui a été engagédepuis, et qui a échoué. Les choix

politiques opérés n’ont cherché qu’àréduire les dépenses de prestationssociales aux populations et les prélè-vements de cotisations sociales surles entreprises. Mais ni la réductiondu périmètre de prise en charge socia-lisée des assurés sociaux, ni le trans-fert toujours plus important des entre-prises vers les ménages des recettesde Sécurité sociale par leur fiscalisa-tion (impôts et taxes affectées ou CSG)n’ont sérieusement permis de résor-ber les déséquilibres financiers de laSécurité sociale. Sauf à réduire le péri-mètre de la couverture sociale, com -me on le constate aujourd’hui, et àaccroître la contribution individuelle.Et pour cause, les déficits structurelsde la Sécurité sociale ne s’expliquentpas par des dépenses excessives. Ilssont la conséquence d’un manque àgagner considérable du côté desrecettes, imputable au ralentissementde la masse salariale, lui-mêmeconséquence directe de la montée duchômage, de la précarisation de l’em-ploi, revendiqué au nom de la baissedu coût du travail et de la financiari-

sation des gestions d’entreprise. En1999, le taux de croissance de la massesalariale était de 6 %. Il n’est plus quede 2,4 % en 2016, après n’avoir été quede 1,7 % en 2015 et de moins de 1,3 %par an depuis 2008-2009. Dans unenote de la Sécurité sociale publiée en2013, celle-ci précisait qu’« en pre-nant du recul sur l’ensemble de lapériode ouverte par le déclenchementde la crise économique et financièreà l’automne 2007, on observe quedepuis 2008 la masse salariale du sec-teur privé a connu une croissanceconstamment inférieure à son rythmemoyen au cours des dix années pré-cédant la crise (4,1 % sur la période1998-2007) ». Or si la cotisation sociale

est un prélèvement sur la richesseproduite dans l’entreprise, la massesalariale est sa base de calcul. Rappe-lons qu’un point de masse salarialereprésente près de 2 milliards d’eu-ros pour le régime général. De sorteque ce ralentissement s’est traduit parune perte minimale directe derecettes pour la Sécurité sociale deplusieurs dizaines de milliards d’eu-ros, depuis dix ans.Cette pression sur la masse salarialerépond aussi aux objectifs de finan-ciarisation des gestions d’entreprise.D’un côté, elle accentue le partagede la valeur ajoutée (VA) en faveurdes profits contre les salaires. La partdes salaires dans la valeur ajoutéeaurait perdu entre 8 et 10 pointsdepuis 1983 et passerait en 2015 à49,5 % de la VA brute. De l’autre, ellepousse les logiques de financiarisa-tion des entreprises, qui se tradui-sent par le fait que leurs profits pro-viennent des profits financiers et nonde leurs activités elles-mêmes. De1998 à 2015, la part des revenus finan-ciers dans les ressources propres des

entreprises est passée d’un peumoins de 24 % en 1998 à 33,6 % en2015. Or ces actifs financiers necontribuent pas au financement dela protection sociale, pire, ils se déve-loppent contre la croissance réelle,contre l’emploi et les salaires, et donccontre le besoin de recettes nouvellesde la Sécurité sociale.

soumettre les reVeNusfiNaNCiers auxCotisatioNs soCialesL’enjeu du financement de la protec-tion sociale, et de la Sécurité socialeen particulier, tout comme sa capa-cité à répondre aux besoins sociauxactuels et à venir, nécessite donc

« un point de masse salariale

représente près de 2 milliardsd’euros pour

le régime général. »

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« De 1998 à 2015, la part des revenusfinanciers dans les ressources propres

des entreprises est passée d’un peu moinsde 24 % en 1998 à 33,6 % en 2015. »

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impérativement de s’opposer à ceslogiques financières prédatrices.Cancer de l’économie, les revenusfinanciers bruts des entreprises, quisont aussi le coût du capital qu’ellespaient, doivent pouvoir être mis àcontribution pour le financement dela Sécurité sociale. Selon nos calculseffectués à partir de la publication desComptes de la Nation pour 2015, lesrevenus financiers des entreprises et des institutions financières repré-sentaient 313,7 milliards d’euros.236,6 milliards d’euros au titre desproduits financiers des sociétés nonfinancières (dividendes reçus + inté-rêts perçus, revenus des investisse-ments directs étrangers inclus) et77,1 milliards d’euros de revenusfinanciers des sociétés financières(dividendes reçus + solde des intérêtsversés/perçus). C’est près de 30 % dela valeur ajoutée qui sont prélevésainsi sur l’économie pour rémunérerles actionnaires et la finance, et qui

ne contribuent que très marginale-ment au financement de la Sécuritésociale.En soumettant ces revenus financiersaux taux actuels de cotisation patro-nale de chaque branche, on pourraitdégager immédiatement :

• 41,0947 milliards pour la maladie(13,1 %),

• 26,0371 milliards pour la retraite(8,3 %),

• 16,9398 milliards pour la famille(5,4 %).

Cette contribution nouvelle, quidépasse largement les besoins definancements actuels des organismessociaux, permettrait alors de menerune politique sociale active répon-dant véritablement aux besoinsactuels de la population mais aussi àvenir (sanitaire, vieillissement, dépen-dance, petite enfance, etc.). Par ailleurs, sa nature même permettraitd’engager un processus de suppres-sion progressive de la CSG, aujour -d’hui prélevée uniquement sur lesménages. Ce qui rééquilibrerait lessources de contribution fiscale aufinancement de la Sécurité sociale(revenus d’activité des ménages/reve-nus financiers des entreprises).Mais plus encore, en rendant moins

incitatifs les revenus financiers desentreprises, cette cotisation socialeadditionnelle permettrait d’engagerle combat contre la spéculation enpoussant la réorientation de l’activitééconomique et les gestions d’entre-prise vers la production de richessesréelles. Ainsi, loin d’en faire unesource de financement pérenne, ceprélèvement fiscal aurait vocation às’éteindre dans la durée, faute de basefiscale de prélèvement.

modulatioN desCotisatioNs soCialesemPloyeurs C’est pourquoi, combiné à ce dispo-sitif, nous proposons l’institution d’undispositif de modulation des cotisa-tions sociales employeurs en fonctionde leurs politiques salariales et d’em-ploi. L’idée est simple et efficace. Dansun mouvement général de hausseprogressive des cotisations socialespatronales, il s’agit de moduler le taux

de cotisation sociale patronale dechaque entreprise en fonction del’écart entre son rapport « masse sala-riale/valeur ajoutée » et celui moyende sa branche d’activité. Plus cet écartserait négativement élevé, c’est-à-direplus l’entreprise préfère accroître savaleur ajoutée en faisant des écono-mies sur l’emploi et les salaires et endéveloppant ses revenus financiers,et plus elle serait soumise à des tauxde cotisations patronales élevés. Àl’inverse, plus cet écart serait positi-vement élevé, c’est-à-dire plus l’en-treprise adopte une stratégie de ges-tion vertueuse à l’égard de l’emploiet des salaires par rapport aux pra-tiques de sa branche, et en propor-tion moins ses taux de cotisationssociales seraient élevés.La logique de ce nouveau dispositifest fondamentale. En dissuadant ainsila course à la croissance financière,aux économies massives sur l’emploiet les salaires, il s’agit de responsabi-liser socialement et solidairement lesentreprises face au développementde l’emploi, des qualifications et dessalaires. Il s’agit d’engager le combatcontre les critères de gestion desentreprises, tournés essentiellementvers la rentabilité financière immé-diate, et d’opposer des critères de ges-tion assis sur le développement des

capacités humaines. L’objectif seraitde les faire participer au financementde la solidarité en incitant à une autreutilisation de l’argent pour viser unnouveau type de croissance réelle. Ledéveloppement des ressourceshumaines constituerait le moteur dece nouveau type de développementéconomique et social. Celui-ci à sontour permettrait de dégager desmoyens pour financer une nouvelleSécurité sociale, elle-même articuléeavec la sécurisation de l’emploi et dela formation. L’enjeu est donc moinsde récompenser les vertueux et depunir les vicieux, que d’enclencherun nouveau type de croissance éco-nomique et sociale centrée sur ledéveloppement de la ressourcehumaine.Inciter à la croissance réelle à partirdu développement de l’emploi, dessalaires, de la formation, c’est la condi-tion d’un réel « gagnant-gagnant »pour la Sécurité sociale, les assuréssociaux et les entreprises. Pour laSécurité sociale, ce dispositif permet-trait de renouer avec la croissancerégulière et importante de ressourcesde cotisations sociales patronales quin’ont cessé de se réduire depuis ledébut des années 1990. Et donc derésorber ses déficits. Pour les assuréssociaux, l’arrivée de nouvelles cotisa-tions patronales permettrait deréduire relativement leur contribu-tion qui a compensé le retrait de lacontribution employeur. Ces res-sources dynamiques supplémentairespermettraient aussi de mettre fin à laréduction systématique du niveau dela prise en charge socialisée et d’ou-vrir au contraire sur de nouvellesprises en charge socialisées.Pour les entreprises enfin, le dévelop-pement de l’emploi, des salaires et desqualifications pour accroître les res-sources de cotisation sociale de laSécurité sociale répondrait à deux deleurs difficultés actuelles : les débou-chés et la productivité du travail. Celapermettrait d’augmenter le revenudisponible des ménages, et donc derelancer la demande intérieure et lepotentiel de débouchés des entre-prises, qui leur fait cruellement défautaujourd’hui pour cause de politiquesd’austérité sociale et salariale ! Par ail-leurs, cette dépense sociale accrue etdynamisée des entreprises constitue-rait globalement un moteur d’accrois-sement de la productivité du travailet donc un facteur de nouvelle crois-sance. Seule la finance et les spécula-teurs seraient perdants. Mais eux, c’estnormal, ce sont nos ennemis… n

*Frédéric Rauch est rédacteur en chef d’Économie et politique.

« En 2015, les revenus financiers desentreprises et des institutions financières

représentaient 313,7 milliards d’euros. »

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le régime loCal d’assuraNCe maladied’alsaCe moselleHéritage du passé, ce régime financé par les cotisations des salariés, estgéré de manière autonome par des représentants des salariés.

PAR LAURENCE WINTERHALTERET ARIANE HENRY*

uN régime solidaireAlors que nous sommes dans unepériode de glissement du rembour-sement des prestations du régimegénéral vers les complémentairessanté de type assurantiel, le régimelocal (RL)d’Alsace-Moselle préserveles valeurs fondatrices de la Sécuritésociale : universalité et solidarité. Lacotisation est proportionnelle aux

revenus et s’applique sur la totalitédes salaires, pensions de retraite ouprestations de chômage. Il est à noterque le seuil de cotisation dispense 90% des chômeurs et 20 % des retraitésde cotiser.Ce régime local est géré par un conseild’administration, composé de mem-bres issus des organisations syndi-cales de salariés, exclusivementpuisque seul le salarié cotise. Le CA apour principale mission de détermi-ner le niveau des prestations et descotisations, ainsi que les exonérationspour insuffisance de ressources. À ladifférence du régime général, lesadministrateurs du régime local ontle pouvoir de moduler le taux de coti-sation des assurés ou le taux de rem-boursement des prestations. Cet ajus-tement permet d’éviter des résultatsannuels déficitaires. Cette gestionsaine, par les représentants des sala-riés, perdure depuis des années et faitla force de ce régime.Pour son fonctionnement, le régimelocal est adossé aux organismes durégime général de Sécurité sociale etverse des prestations à plus de 2 mil-lions de bénéficiaires. Les caisses pri-maires d’assurance maladie affilientles assurés au régime local et leur ser-vent les prestations de ce régime. De

même, la caisse d’assurance retraiteet de la santé au travail (CARSAT) d’Al-sace-Moselle vérifie les droits des nou-veaux retraités et prélève leurs cotisa-tions. L’agence centrale des organismesde Sécurité sociale, via ses URSSAF,centralise les cotisations du régime.En contrepartie, le régime local rému-nère ces services en leur versant unecontribution égale à 0,5 % du montantdes prestations versées, pour laCNAMTS (Caisse nationale d’assu-rance maladie des travailleurs sala-riés), ou 0,5 % du montant des cotisa-

tions prélevées, pour la CARSAT etl’ACOSS (Agence centrale d’orga-nismes de sécurité sociale).Lors de la généralisation des complé-mentaires santé en entreprise (loi du14 juin 2013 relative à la sécurisationde l’emploi), l’articulation du régimelocal avec ces complémentaires a poséproblème. Les syndicats et les partisprogressistes – principalement le PCF –ont fait des propositions relayées auSénat par Laurence Cohen. Nousn’avons pas obtenu ce que nous vou-lions (à savoir une cotisation verséepar l’employeur au RL pour la partobligatoire des complémentaires santéde l’Accord national interprofession-nel), mais nous conservons néanmoinsle RL dans nos trois départements. Etmalgré tout, nous avons encore unrégime plus intéressant pour la popu-lation et plus particulièrement pourles personnes qui n’ont pas ou peu derevenus.

uN système simPle Basésur les reVeNusIl nous semble qu’il faut garder cetexemple de protection sociale car il estbasé sur les mêmes principes que laSécurité sociale, universalité et solida-rité. Il ne faut pas laisser la place auxmutuelles et complémentaires pour la

prise en charge de notre santé. Mêmeavec les mutuelles, le système decontrat est identique à celui des assu-rances privées, les primes étant calcu-lées sans prise en compte des revenuset différentes selon la composition dufoyer. La multiplication des prestataires(régime général [RG], complémentaire,surcomplémentaire) engendre unecomplexité qui aboutit à ne plus savoircomment bénéficier de certains droits,pour les personnes en situation pré-caire ou ayant des changements fré-quents d’employeurs.L’assuré qui bénéficie du RL n’a pas ceproblème, au vu de sa cotisation : sursa fiche de paie le gestionnaire de laCaisse primaire d’assurance maladieenregistre cette information sur toutle territoire et le remboursement dessoins RG+RL se fait simultanémentsans intervention de l’assuré. C’estsimple et cela ne demande pas de for-malités administratives si l’assuréchange d’employeur (à condition qu’ilcontinue à cotiser au RL). De même,si le législateur autorisait le régimelocal à combler le « reste à charge » del’assuré – soit 100 % régime général +régime local –, les professionnels desanté pourraient appliquer le tierspayant généralisé sans crainte de lour-deurs administratives.L’argument fréquemment invoquéquand on propose de généraliser surl’ensemble du territoire un système dece type est le risque de licenciementsdes salariés des mutuelles. Cependant,il faut savoir que nous avons actuelle-ment un nombre important d’agentsde la Sécurité sociale qui partent à laretraite, donc que nous aurions besoinde renforcer nos équipes. De plus, d’unpoint de vue strictement comptable,le montant des frais de fonctionne-ment des mutuelles et complémen-taires pourrait être utilisé à bon escient.Pourquoi ajouter des frais de fonction-nement à chaque strate de protectionsociale ? Sans parler des dividendesencaissés sur le dos de ceux qui paientleur prime d’assurance. n

*Laurence Winterhalter et ArianeHenry sont respectivement agent de maîtrise et cadre CPAM,syndicalistes et membres de la commission Santé du PCF.

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« Pour son fonctionnement, le régime local est adossé aux organismes

du régime général de sécurité sociale et verse des prestations

à plus de 2 millions de bénéficiaires. »

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la Perte d’autoNomie, uN eNJeu de soCiétéLa réponse aux situations de perte d’autonomie que vivent des millions depersonnes dans notre pays est un enjeu de société important. Les réponsesapportées par les gouvernements successifs se limitent aux personnes âgéeset au vieillissement. Partant des insuffisances actuelles de la prise en chargequi ne sont pas acceptables, le projet du PCF s’appuie sur un socle solidaire,avec une sécurité sociale renforcée dans ses prérogatives et la propositionde développer un service public du service à la personne. C’est la complémen-tarité des deux qui doit permettre la mise en œuvre d’une autonomisationde la personne dans le respect de sa dignité et de sa citoyenneté.

PAR CLAUDE CHAVROT*

l e fil conducteur des propositionsdu PCF pour les personnes enperte d’autonomie, c’est de met-

tre l’humain au centre de la réponseà leurs besoins, quels que soient leursituation ou leur âge. Dans le prolon-gement du dossier sur les retraites, celuide la perte d’autonomie vise, pour lepouvoir, à poursuivre l’empreinte néo-libérale sur la protection sociale avecun recul de la solidarité mais aussi unediminution du financement publicpour laisser une plus grande place ausecteur financier et à la privatisation.La politique des gouvernements Hol-lande a peu varié par rapport à cesorientations. La loi sur le vieillissementaffiche de bonnes intentions, mais sansy consacrer les moyens nécessaires. Laprise en charge actuelle n’est pas accep-table, cette politique va aggraver lesinjustices et creuser les insuffisancesgraves.

uN eNJeu de soCiétéiNsCrit daNs uN NouVeauProJet de CiVilisatioN L’autonomie de la personne est unobjectif social central de nos sociétésdéveloppées. Il s’inscrit dans le cadrede la solidarité et vise l’objectifd’hommes et de femmes libres et égauxen société, capables de se choisir indi-viduellement et collectivement un ave-nir respectueux de la dignité de cha-cun, suivant les principes de la Sécuritésociale de 1946, tout en les renouve-lant et les réformant en profondeur,avec la prise en charge de ce nouveaubesoin qu’est la perte d’autonomie.Nous prenons le concept de perte d’au-tonomie en lieu et place de celui dedépendance, car il est fondamentale-ment porteur de solidarité, à l’opposéde l’individualisme. La perte d’auto-

nomie n’est en rien un risque en soi,ce qui explique notre rejet de l’assu-rantiel, mais un état qui justifie la miseen œuvre de moyens et d’expertisesdivers pour assurer à un individu lapoursuite de son existence dans ladignité.La perte d’autonomie totale ou par-tielle renvoie à trois situations dis-tinctes: grand âge, handicap et invali-dité, donc trois populations distinctesmême si une personne peut passerd’une situation à une autre. Elle est traitée de trois manières : prise encharge médicale et médicosociale,prestation/indemnisation de compen-sation et politique d’ordre sociétal avectrois acteurs principaux: les organismessociaux, les collectivités locales et leursservices publics, et les acteurs privés(assurantiels et médicosociaux).Le processus d’autonomisation vise à

se libérer d’un état de sujétion, à acqué-rir la capacité d’user de la plénitude de ses droits, de s’affranchir d’unedépendance d’ordre social, moral ouintellectuel. Il ne s’agit pas seulementd’indemniser les personnes oud’accom pagner leur trajectoire de vie,mais de créer les conditions écono-miques et sociales de leur autonomi-

sation tout au long de leur vie. Celaimplique de se donner les moyens d’in-tervenir sur les conditions d’emploi et de travail, sur les conditions de larecherche médicale et de la prise encharge médicale et médicosociale, surles politiques nationales et locales d’ur-banisme et de transport, etc.

uN PÔle PuBliC PourorgaNiser, CoordoNNeret mettre eN œuVreUne véritable coordination des poli-tiques publiques de l’autonomie despersonnes devra être mise en placeavec un contrôle démocratique: État,collectivités territoriales, organisationssyndicales, associations des usagers.L’enjeu consistera à travailler, à partirde l’existant, à l’amélioration du niveaude la prise en charge, tant pécuniaireque qualitatif.

Nous proposons au niveau départe-mental un pôle public de « l’autono-mie », s’appuyant sur le développe-ment des services publics existants avectous les aspects d’aide (repas, toilettes,mobilisations, etc.) mais aussi équipe-ments et aménagements des loge-ments ou des transports. Le pôle publicdoit permettre une synergie entre les

« Notre volonté de privilégier le maintien à domicile accompagné et assisté, commealternative volontaire, est complémentaire

de la nécessité d’assurer une bonnecouverture territoriale du nombre

d’établissements publics pour personnesen perte d’autonomie. »

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services publics ainsi développés et lesnouveaux services publics du handi-cap et des personnes âgées, à créerpour favoriser la promotion des acti-vités sociales des personnes âgées etdes personnes en situation de handi-cap. Cette coordination départemen-tale doit permettre une simplificationdes démarches pour les personnes etles aidants et une meilleure efficacitédu service rendu.Nous proposons une structurationnationale des pôles publics départe-mentaux dans une forme à définir(agence, établissement public, serviceministériel) afin de garantir une maî-trise, une cohérence et une égalité surle territoire national. Nous voulonsassurer à cette échelle une indépen-dance totale et des critères indiscuta-bles aux procédures de déterminationdu niveau de perte d’autonomie. Ils’agira aussi d’engager une vaste poli-tique de formation, de professionna-lisation et de création d’emplois qua-lifiés des services d’aide à la personne,en partenariat avec le monde associa-tif. Pourquoi ne pas intégrer dans lecadre de la fonction publique territo-riale ces associations dans un cadrejuridique nouveau, sans exonérer l’Étatde ses responsabilités financières et demaintien d’une solidarité interdépar-tementale. Pourquoi pas un ministèrede l’autonomie pour ces nouveauxdéfis?Un accompagnement des aidants (sou-vent des aidantes) est légitime. Notrevolonté de privilégier le maintien àdomicile accompagné et assisté,comme alternative volontaire, est com-plémentaire de la nécessité d’assurerune bonne couverture territoriale quinécessite un développement sans pré-cédent du nombre d’établissementspublics pour personnes en perte d’au-tonomie. Il s’agit également de garan-tir l’accès aux services spécialisés médi-caux. Le maillage du territoire par leservice public hospitalier est aussi ungage d’égalité en matière de réponseaux besoins. Il faut augmenter le tauxd’encadrement en personnel qualifiédes structures publiques pour arriverà un ratio d’au moins un personnel parpersonne accueillie.

uN fiNaNCemeNt solidaireet dyNamiQue : Ni « CiNQuième risQue », Ni CiNQuième BraNCHe de PrestatioNsSurfant sur les attentes des associationsappelant à une meilleure prise encharge des personnes en perte d’auto-nomie, la droite avance le concept de« cinquième risque » pour la Sécuritésociale, « le risque dépendance ». Celane correspond pourtant en rien à son

architecture actuelle, qui couvre déjàneuf « risques sociaux », répartis dansles quatre branches prestataires. Enréalité, ce concept de « cinquièmerisque» organise une confusion (défen-due par la droite et le patronat), quivoudrait laisser croire que la perte d’au-tonomie est assurable globalement età part entière, au même titre que n’im-porte quel risque classique par le sec-teur assurantiel privé. Ce qui n’est pasle cas aujourd’hui puisque les finance-ments et prestations de la dépendanceliés à l’âge viennent essentiellement dela Sécurité sociale et des départements.

C’est pourquoi nous rejetons ceconcept de « cinquième risque » dontl’unique raison est, en isolant lesrecettes, de le faire financer par descomplémentaires, en particulier lesassurances privées. Nous refusons aussiun nouveau découpage de la Sécuritésociale qui conduirait à une rupturesupplémentaire de son unité. Une cin-quième branche affaiblirait la protec-tion sociale solidaire. Il est clair quecertains n’attendent que cela pourouvrir ce financement au monde finan-cier et assurantiel. Cela encourageraitceux qui veulent demain une branche« petite enfance ». Ce serait l’éclate-ment de la Sécurité sociale. En outre,cette nouvelle branche concerneraitun « risque » actuellement couvert parl’assurance maladie, ce qui entraîne-rait un siphonage partiel de l’assurancemaladie par cette nouvelle branche.Elle contribuerait ainsi à l’affaiblir et àouvrir plus grand encore la porte auxcomplémentaires. Au contraire, nousaffirmons l’universalité de l’assurancemaladie, nous voulons la renforcer ety intégrer la réponse aux besoins de laperte d’autonomie. Nous considéronsque l’Assurance maladie doit prendreen charge à 100% la partie soins dansune conception élargie.De toute évidence, ces choix induisentla question du financement de cettepolitique de l’autonomie à partir d’unprélèvement sur les richesses crééespar le pays. Ce financement n’a de sensque s’il est réellement pérenne et non

tributaire des ressources de l’État oudes familles. Nous posons le principed’un financement solidaire dans laSécurité sociale et d’un financementpublic. Concernant les personnes ensituation de handicap, nous proposonsune taxe prélevée à la source pour lesemployeurs qui ne respectent pas laloi, prenant la forme pour ces entre-prises d’une majoration de cotisationssociales. La loi sur l’emploi des per-sonnes handicapées est mal appliquéeet insuffisante. Il faut aussi affecter à laperte d’autonomie une partie, à déter-miner, de la contribution supplémen-

taire que nous voulons créer sur lesrevenus financiers des entreprises, desbanques et assurances ainsi que sur lesménages les plus riches.Nous proposons, par ailleurs, d’assu-rer un financement public de la priseen charge de la perte d’autonomie parl’État, au moyen d’une dotation decompensation pour les départements,indexée sur leur dépense annuelleréelle en la matière. Cela induit expli-citement une modification du cadreconstitutionnel et l’obligation de rem-boursement de la dette de l’État auprèsdes départements en matière d’allo-cation personnalisée d’autonomie etde prestation de compensation duhandicap, et de stopper les réductionsde dotations aux collectivités territo-riales. Nous sommes opposés à l’as-surance obligatoire, le second commele premier jour de travail gratuit, l’aug-mentation de la CSG des retraités,l’étranglement des finances desconseils généraux.En conclusion, nous, nous refusons lacréation d’un cinquième risque; nousproposons un financement solidairepar la cotisation sociale et la suppres-sion du reste à charge, ainsi que la créa-tion d’un grand pôle public et le déve-loppement des services publicsrépondant à la perte d’autonomie. n

*Claude Chavrot est animateur de l’Institut d’histoire sociale de l’UGICT-CGT.

« Ce concept de “cinquième risque”organise une confusion (défendue par

la droite et le patronat), qui voudrait laissercroire que la perte d’autonomie est

assurable globalement et à part entière, au même titre que n’importe quel risque

classique par le secteur assurantiel privé. »

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sortir le médiCameNt du marCHé, exiger uN PÔle PuBliC du médiCameNtLe médicament est un élément stratégique dans une politique de santé.Face à un système pourri par le manque de démocratie sanitaire, nous récla-mons « un pôle public du médicament », afin de faire sortir les médicamentsdu marché.

PAR FABIEN COHEN*

t out État se doit de pouvoirrépondre en toute transpa-rence aux besoins en médica-

ments de sa population. Il faut met-tre fin à l’incohérence qui voit desmédicaments rester sur le marché touten étant proposés au dérembourse-ment, partiel ou total, par la commis-sion de transparence pour des raisonsde sécurité sanitaire. Pour les com-munistes, la Sécurité sociale ne sau-rait rembourser des médicaments quiusurpent cette dénomination. À l’in-verse, elle se doit de rembourser à100 % tout médicament utile. Une telledémarche est non seulement salutairepour la santé publique, égalitaire pourles citoyens, et économiquement effi-

ciente car elle permettrait de faire faireà la Sécurité sociale près de 34 mil-liards d’euros d’économie.

retrouVer uNe maîtrise PuBliQuedaNs la PolitiQue du médiCameNt Les récentes négociations entre leComité économique des produits desanté (CEPS) et les représentants desentreprises du médicament, sur unnouvel accord-cadre 2016-2018, n’en-tament en rien le niveau injustifié desdividendes acquis par les actionnairesdes multinationales de la pharmacie.Des multina tionales à qui l’on faitaussi cadeau d’un crédit impôtrecherche (CIR), censé favoriser l’em-ploi scientifique et l’investissementdans la recherche, mais en réalitémassivement utilisé à d’autres objec-tifs, favorisant leur profit contre l’em-

ploi et la recherche. Sanofi a, parexemple, bénéficié d’un crédit d’im-pôt qui a plus que doublé entre 2008(70 millions d’euros) et 2015(150,7 millions d’euros), supprimantdans le même temps plus de cinqmille emplois, notamment dans larecherche. Outre les postes suppri-més, des sites de recherche ont étéfermés ou vendus, des axes thérapeu-tiques abandonnés (cardio-vascu-laire), des équipes de chercheursdémantelées et plus de soixante-dixprojets de recherche arrêtés. Un affai-blissement voulu qui fragilise l’en-semble du patrimoine thérapeutiquefrançais, la connaissance scientifiqueet l’université.Nous sommes loin d’une « (re)conci-liation » entre le besoin de régulationmédicamenteuse, de maîtrise budgé-

taire, et les enjeux de l’innovationpharmaceutique. Il est urgent deretrouver une maîtrise publique dansla politique du médicament et desocialiser les firmes du Big-Pharma(le groupe de pression pharmaceu-tique).Le médicament a besoin de transpa-rence et de démocratie, et nouscontestons les prix astronomiquesdes médicaments qui nous renvoientà plusieurs faits :1- un modèle économique fondé surla propriété exclusive des inventionspharmaceutiques, qui permet derécupérer une rente d’innovation àpartir d’une situation de monopolejuridique et industriel ;2- les normes de rentabilité écono-mique et financière très élevées desfirmes pharmaceutiques qui pous-sent justement à renforcer les normesde propriété intellectuelle, en les éten-

dant à l’échelle de la planète, y com-pris dans les pays en développementet dans les pays les moins dévelop-pés ;3- une situation de crise de l’innova-tion, complexe, qui fait que la pro-ductivité de la recherche et dévelop-pement a tendance à stagner, sinonà décroître globalement dans le sec-teur pharmaceutique.4- une recherche clinique à domina-tion écrasante de l’industrie : ce n’estpas le travail de l’industrie de finan-cer la recherche, de payer les profes-seurs hospitaliers, de subventionnerles associations de patients, de s’oc-cuper de la formation des internes etde l’information médicale.Pour le PCF, cette question du prix dumédicament renvoie plus largementà celle de sa recherche, de sa produc-tion et de sa distribution aujourd’huientre les mains du privé.

uN PÔle PuBliC du médiCameNt eN fraNCeet eN euroPeDepuis des années, nous préconisonsune politique alternative de santé.Cela passe par l’impérieuse nécessitépour la société, les citoyens et les pro-fessionnels de se réapproprier cettechaîne de la santé. C’est le sens quenous donnons à notre proposition demettre en place un pôle public dumédicament en France et en Europe.Nous en avons les instruments scien-tifiques (les chercheurs du public etdu privé peuvent développer les tech-nologies de ces molécules en quelquesmois) ; les outils réglementaires (pourenregistrer ces médicaments) ; et lacapacité industrielle (produire surplace pour l’accès universel et la Sécu-rité sociale), pour définir et construireun autre modèle d’industrie pharma-ceutique en réduisant les exigencesde rentabilité, immédiatement, et encouplant recherche publique, indus-trie pharmaceutique, Sécurité socialeet usagers du médicament.Et nous avons aussi les instrumentsjuridiques. La France pourrait fairebaisser drastiquement le prix de cesmédicaments en recourant à lalicence d’office comme le prévoit l’ar-ticle L613-16 du code de la propriété

« sanofi a bénéficié d’un crédit d’impôt qui a plus que doublé entre 2008

(70 millions d’euros) et 2015 (150,7 millionsd’euros), supprimant dans le même temps

plus de cinq mille emplois, notamment dans la recherche. »

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industrielle : une disposition de misesous licence obligatoire dans la loi desbrevets en France, dès lors que le prix,la quantité ou la qualité des médica-ments ne permettent pas d’en assu-rer l’accessibilité.Le pôle public aura à assurer l’indé-pendance de la formation médicaleet professionnelle, et à prévoir unfinancement public de la formationcontinue. Il renforcera les moyens decontrôle de la publicité sur les médi-caments et assurera la transparencede l’information sur les médicamentsen direction du grand public. Le pôlepublic du médicament permettra lapréservation des structures et des

moyens de diffusion de proximitépour une réponse rapide aux besoins.La santé est un bien universel, lemédicament fait partie intégrante del’offre de soins. L’ensemble du pro-cessus conduisant de la recherche àla mise à disposition des médica-ments et des vaccins aux malades doitrépondre à cet objectif. Cela concerneaussi les médicaments dérivés dusang qui jouent un rôle essentiel dansle traitement de pathologies lourdes :ils font partie de la politique du médi-cament que nous défendons.

uN CoNseil NatioNal du médiCameNtNous proposons de faire grandir uneautre industrie pharmaceutique cou-plée à des normes d’accès universelleset des normes de maîtrise des dépen -ses de médicaments par la Sécuritésociale qui, jusqu’à aujourd’hui, payesans sourciller la rente d’innovationexigée. Il s’agirait simultanément deconstruire d’autres partenariats derecherche avec le système public derecherche qui, pour l’instant, appliqueles mêmes normes que celles desfirmes pharmaceutiques, et de déve-lopper de nouvelles recherches, dansle secteur public et dans le secteur

privé répondant aux besoins de santé,grâce à l’intervention citoyenne et syn-dicale, à la vigilance des assurancessociales, des mutuelles et des associa-tions de patients.Mais avec le pôle public, nous vou-lons aussi prendre notre place dans laseconde révolution thérapeutique,celle des biotechnologies, des théra-pies géniques, de la thérapie cellulaire,des biomarqueurs et des traitementspersonnalisés. Depuis plusieurs dé -cen nies, les performances reculent enmatière d’innovation thérapeutiqueet si la réaction n’est pas rapide, nousserons inaptes à répondre aux besoins

des citoyens. C’est pourquoi, nousrefusons l’abandon de la productionde nombreux médicaments commel’abandon ou la mise en sommeil denombreux projets de recherche. Nousavons besoin de créer un nouveau lieuoù, démocratiquement, s’élaboreraitla formulation des besoins de santé,où se prendraient les orientations etles décisions en toute transparence,où on contrôlerait leur mise en œuvre.Pour ce faire, un « conseil national dumédicament » serait mis en place quiassocierait en son sein aussi bien desreprésentants de l’État et de la Sécu-rité sociale que ceux des profession-nels du secteur et de leurs syndicats,de la recherche, du développement,de la production et de la distribution,des usagers et de leurs représentants,des élus nationaux et des collectivitésterritoriales, sous forme de plusieurscollèges.Ce conseil national du médicamentdevrait pouvoir tout à la fois lancerdes études, auditionner, regrouperdes instances déjà existantes, maissurtout donner à l’État, à la Sécuritésociale, à la nation des avis prescrip-tifs en amont et aval du médicament.Un tel conseil national du médica-ment pourrait avoir sa déclinaisoneuropéenne mais aussi mondiale autravers de l’Organisation mondiale dela santé dans le cadre des Nationsunies. n

*Fabien Cohen est chirurgien-dentiste. Il est membre de la commission Santé/protectionsociale du PCF.

« avec le pôle public, nous voulonsprendre notre place dans la seconde

révolution thérapeutique, celle desbiotechnologies, des thérapies géniques,

de la thérapie cellulaire, des biomarqueurset des traitements personnalisés. »

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DéPaKiNE : les leçoNs d’uNe CatastroPHeL’antiépileptique Dépakine ou valproate de sodiumest commercialisé depuis 1967. Ce produit très lar-gement prescrit dans l’épilepsie avait marqué unnet progrès par rapport aux traitements barbitu-riques antérieurs. il semblait avoir peu d’inconvé-nients ; ceux-ci étaient en fait méconnus. sa pres-cription était largement répandue du fait de sonefficacité. Ce n’est que des années après que lerisque sur le développement du cerveau de l’enfantin utero, a été connu. Pourtant, la prescription chezles femmes enceintes a continué. ainsi sont nés parmilliers des enfants ayant des troubles neurolo-giques et mentaux. aujourd’hui les familles, de façonlégitime, réclament justice et indemnisations.

Cette situation nous conduit à plusieurs réflexions.tout d’abord notre pays ne dispose pas d’un sys-tème public de surveillance des effets indésirablesdes médicaments et plus généralement d’un sys-tème de surveillance de l’état de santé de la popu-lation. Les pays anglo-saxons sont bien plus en avanceque nous dans ce domaine. or, lorsque les risquessont faibles statistiquement, ils sont difficiles à repé-rer. Et ceci d’autant plus que la manifestation patho-logique secondaire survient très à distance de laprescription. Ce n’est pas un médecin isolé qui peutles détecter. La mesure à prendre est donc la miseen place d’un service public performant dans cedomaine car d’autres drames apparaîtront si on n’yprend garde. C’est bien une responsabilité publique.une mutualisation au niveau européen pourrait trou-ver un intérêt.

La deuxième remarque porte sur la responsabilitédu laboratoire produisant et commercialisant cemédicament. il est de sa responsabilité de collec-ter les effets indésirables, de les traiter, et de les uti-liser. on peut douter qu’il l’ait fait. Ce n’est qu’en2006 que les médecins ont été informés de la situa-tion. La recherche effrénée des profits tend à mini-miser les efforts dans ce domaine ; le risque estgrand de voir le laboratoire s’endormir sur son suc-cès commercial et de préserver d’abord sa rente.ainsi se pose la question de savoir depuis quand lelaboratoire a eu connaissance du risque et de savoirs’il a préalablement fait les efforts nécessaires pourl’identifier. on ne voudrait pas imaginer qu’il ait cachévolontairement l’information…

La troisième remarque est que ce ne sont pas lespouvoirs publics ou la profession médicale qui ontmis en avant ce drame et porté la défense des vic-times devant les tribunaux. C’est une associationde familles de malades. En cette affaire, les maladesn’ont pu que compter sur eux-mêmes. Cela mérite

respect et considération, et nécessite qu’une démo-cratie sanitaire nouvelle s’instaure dans le pays don-nant une place à ces associations dans le systèmede santé. La vie en vase clos des professions de santéest une impasse. La responsabilité de l’état est dedonner à ces associations les moyens de vivre, dese former et de les inscrire dans les processus dedécision et de contrôle.

La quatrième remarque est que les médecins pres-cripteurs ne peuvent attendre que les laboratoirespharmaceutiques leur transmettent les informa-tions nécessaires. ils doivent se former dans un cadreindépendant et éthique. il est regrettable que l’or-ganisme public de formation et de développementprofessionnel continu créé en 2009 (loi bachelot)et modifié en 2017 (loi touraine) ait vu ses créditsdiminuer de moitié et les obligations de formationdes professionnels de santé abaissées. une erreurde prescription, c’est un enfant handicapé à vie. Leséconomies irresponsables réalisées sur ces forma-tions seront suivies de coûts faramineux, sans comp-ter la souffrance humaine. Ces économies sont unehonte.

Cinquième remarque : comment se fait-il que lasécurité sociale ne diffuse pas à toutes les femmesenceintes une liste de tous les médicaments dan-gereux pendant la grossesse ? une liste détailléeavec les préconisations afférentes. on connaît lenom de toutes les femmes enceintes. Pourquoi nepas diffuser l’information et attendre que les méde-cins le fassent ? Ce serait facile, peu onéreux et trèsefficace.

Enfin,l’industrie pharmaceutique a obtenu l’autori-sation de vente libre (sans prescription médicale)de nombreux produits ces dernières années. onvoit fleurir à la télévision des publicités. Ce n’est pasraisonnable. Des autorisations ont été données sansretenue. Par exemple on voit l’ibuprofène distribuélargement. on ouvre là pour des raisons commer-ciales et sans but médical des risques insensés. ilfaut y mettre fin.

Pour la Dépakine, l’affaire est maintenant devant lesjuges. Espérons que la justice ne laissera pas traî-ner les dossiers car l’affaire du Médiator nous a donnél’expérience de la capacité de l’industrie pharma-ceutique d’utiliser les méthodes procédurales.

PaR miCHel limousiN, MéDECiN GéNéRaListE.

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Ce Que Nous NommoNs imPosture : les gHtLa loi de modernisation de notre système de santé dite « loi touraine », pro-mulguée le 26 janvier 2016, a été médiatisée autour d’une mesure phare : letiers payant généralisé. or un volet fondamental de cette loi est passé ina-perçu dans l’opinion publique : la mise en place des groupements hospitaliersde territoire (GHt), dont le décret d’application est sorti au Journal officiel,le 29 avril 2016.

PAR MARYSE MONTANGON*

HyPerCoNCeNtratioN des lieux de déCisioNs et de PouVoirs, NégatioNdu PriNCiPe de ProximitéVolet fondamental car il franchit unenouvelle étape dans une pseudo-régionalisation de la santé en parfaitecohérence avec la Nouvelle organisa-tion territoriale de la République (loiNOTRe) dont il représente le « voletsanté » : hyperconcentration des lieuxde décision et de pouvoirs, négationdu principe de proximité. Le méca-nisme de territorialisation de la santéet de la maîtrise de l’offre hospitalièren’est pas nouveau. Il démarre avecl’instauration de la carte sanitaire parla loi hospitalière de 1970 et une pre-mière concentration des pouvoirsavec la création des syndicats inter-hospitaliers (SIH).D’année en année, de réformes enréformes, la planification sanitaires’est traduite en planification écono-mique de l’offre de soins, en marte-lant sans cesse la nécessité d’inscrireson organisation dans une logique demaîtrise des dépenses. En fait, il nes’agit que de la réduction des dépensesremboursées pour augmenter lesdépenses non remboursées par la pro-tection sociale solidaire et doncouvertes au marché financier.C’est ainsi que, quarante ans plus tard,la loi HPST (Hôpital, patients, santé etterritoires) du 21 juillet 2009 crée lesagences régionales de santé (ARS) enremplacement des agences régionalesd’hospitalisation (ARH), qui « définis-sent des territoires de santé pertinentspour les activités de santé publique,de soins et d’équipements des établis-sements de santé, de prise en chargeet d’accompagnement médicosocial,ainsi que l’accès aux soins de premierrecours » (Art L.1434 du CSP). C’estune véritable structuration et prise decontrôle de toute l’organisation sani-taire d’un territoire par les ARS.La politique de santé est alors définieà l’échelle régionale, selon desconsignes nationales, autour d’un pro-jet régional de santé (PRS). Cette nou-

velle organisation territoriale s’est tra-duite par une rationalisation de l’of-fre de soins avec des fermetures de ser-vices et de maternités, sous contrôledes véritables « préfets sanitaires » quereprésentent les directeurs générauxdes ARS (DGARS). Dans cet objectif,la loi HPST permet aux hôpitauxpublics un nouveau mode de coopé-ration de forme purement convention-nelle, les communautés hospitalièresde territoire (CHT) afin de mettre enœuvre une stratégie commune et degérer en commun certaines fonctionset activités, grâce à des transferts decompétences autour d’un projet médi-cal commun.

La mise en place de ces CHT n’a passuscité l’engouement attendu, d’au-tant que d’autres modes de coopéra-tion tels les groupements de coopé-ration sanitaire (GCS) rendaientpossibles les mutualisations entre éta-blissements publics mais aussi pri-vés. De plus, le financement à l’acti-vité (T2A) n’incitait pas les hôpitauxà réduire leurs activités.Alors comment réorganiser afin derépondre aux objectifs d’économiesde 3,4 milliards d’euros de la branchemaladie imposés par le pacte de res-ponsabilité et de 22 000 suppressionsde postes dans la fonction publiquehospitalière ?

uNe NouVelleorgaNisatioN Basée surdes logiQues d’effiCieNCeéCoNomiQueEh bien, tout simplement en passantde l’incitatif au coercitif, c’est-à-direen rendant obligatoires par voie légis-lative les regroupements des hôpi-taux publics sous peine de pénalités

financières. C’est ce qu’a fait la loiTouraine en créant les groupementshospitaliers de territoire (GHT). Cettenouvelle organisation des hôpitauxpublics s’appuie sur un mode de ges-tion de groupe, avec des logiques demarché, d’efficience économique, deplafonnement des dépenses et degains de productivité directementempruntés au secteur privé. Or per-formance économique et hôpitalpublic sont difficilement conciliablesdu fait des contraintes de missions deservice public et des publics pris encharge dans un souci de qualité dessoins délivrés par ces établissements.Le 1er juillet 2016, 135 GHT sont créés,concernant près de deux mille éta-blissements publics de santé,concluant sous le contrôle des DGARSleurs conventions constitutives. CesGHT vont regrouper des activités etdes fonctions de deux à quinze hôpi-taux publics sur un même territoire,territoire qui peut concerner jusqu’àun million d’habitants comme en Île-de-France ; tout cela, d’après les pro-moteurs de la loi, dans le but d’assu-rer une recherche d’égalité d’accès àdes soins sécurisés et de qualité, et degarantir une offre de proximité.La loi impose que plusieurs fonctionsfassent l’objet d’une délégation à l’éta-blissement support du groupementchargé de les assurer pour le comptedes autres établissements du GHTautour d’un projet médical partagé,autrement dit unique. Ces fonctionsconcernent la gestion commune dusystème d’information hospitalier(SIH), du département de l’informa-tion médicale (DIM), de la fonctionachats, des instituts de formation para-médicale du groupement et du déve-loppement professionnel continu(DPC) des personnels. Ces quatredomaines de mutualisation font l’ob-jet d’une délégation obligatoire de pou-voirs au directeur de l’établissementsupport, celui-ci devenant ainsi le véri-table patron du GHT.Par ailleurs, l’établissement supportdu GHT peut également gérer des acti-vités administratives, logistiques, tech-niques et médicotechniques pour lecompte des autres établissements.

« Performanceéconomique et

hôpital public sontdifficilement

conciliables. »

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DOSSIER Enfin, l’organisation en commun des

activités d’imagerie, de biologie et depharmacie, même si elle ne revêt pasun caractère obligatoire, est fortementpréconisée. Toutes ces mutualisationsdoivent se faire autour d’un projetmédical partagé (PMP), qui doit iden-tifier les filières de soins du GHT, visantà prendre en charge de façon graduéeet efficiente les pathologies. Ces PMPconsidérés comme le ciment des GHTcherchent à optimiser l’organisationdes plateaux techniques et des spécia-lités au sein des groupements.Cet objectif, non avoué, va avoir pourconséquences inévitables la suppres-sion d’activités dans les établisse-ments, activités jugées redondantesou peu rentables, réduisant ainsi lescapacités d’accueil des hôpitaux, éloi-gnant la population des activités desoins de proximité publiques, et ladiminution des personnels hospita-liers. Cela va répondre aux exigencesdu pacte de responsabilité en impo-sant des réformes structurelles.Car, c’est bien une déstructurationcomplète de notre système publichospitalier qui est en marche avec lamise en place d’établissements fan-tômes vidés de leur substance. Laconséquence sera l’éloignement iné-vitable des usagers des plateaux tech-niques hospitaliers publics. Lesstructures privées seront donc pri-

vilégiées, car plus proches, aveccomme corollaire l’effet financier surl’accès aux soins.Nous ne nous faisons pas la mêmeidée que Mme Touraine de la coopé-ration entre établissements publics

hospitaliers : s’il y a un enjeu à parta-ger, c’est la mise en commun de com-pétences et d’expériences profession-nelles dans le but du meilleur soinapporté au patient au bon moment,et non la performance économiqueet la réduction des dépensespubliques qui guident sa réforme. Descoopérations mutuellement avanta-geuses sont possibles et nécessaires.L’expression concrète des besoins despopulations, la notion de proximitédans le soin tant hospitalier qu’enambulatoire ou médecine de ville font

partie de notre conception d’un pro-jet médical vraiment partagé.Cela passe par la démocratie sanitaire(expression que semble ignorerMme Touraine) pour l’élaboration desbesoins des usagers en matière d’ac-

cès aux soins, en lien avec les profes-sionnels et leurs représentants, lesélus et les associations. Cela passeaussi par un autre financement del’hôpital public en donnant lesmoyens à la Sécurité sociale et à l’Étatde le financer à hauteur de ses mis-sions de service public. n

*Maryse Montangon est techniciennede laboratoire à l’hôpital. Elle est responsable de la commissionSanté/protection sociale du PCF.

s

« s’il y a un enjeu à partager, c’est la mise en commun de compétenceset d’expériences professionnelles dans le

but du meilleur soin apporté au patient au bon moment, et non la performance

économique et la réduction des dépensespubliques qui guident sa réforme »

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réformer l’HÔPital Pour améliorer les serViCes PuBliCs« Les hôpitaux sont en quelque sorte la mesure de la civilisation d’un peu-ple » Jacques tenon, 1788.

PAR ÉVELYNE VANDER HEYM*

il a fallu des siècles, à travers les ini-tiatives des communautés reli-gieuses, de la royauté, puis des

municipalités en 1796, et enfin del’État pour que les asiles accèdentau statut d’hôpital. Le long processusd’avènement de la forme « hôpital »s’est fait autour des concepts d’hos-pitalité, de gratuité, de soins, d’excel-lence et enfin d’humanité. Mais ce nefut pas « un long fleuve tranquille » :les pratiques de contrainte sociale,d’enfermement ont prévalu long-temps, et on mourait plus à « l’hôpi-tal » que partout ailleurs !

des réformesstruCturellesd’orgaNisatioN du système HosPitalier PuBliCLa forme actuelle « hôpital public »test une combinaison originale dusoin, de l’enseignement et de larecherche. Mise à part la périodepétainiste de mainmise de l’État surl’hôpital, avec la charte hospitalièrede décembre 1941, ce sont les ordon-nances de 1958 qui consacrent la pri-mauté du système hospitalier public,avec la création de l’hôpital universi-taire et les outils d’un gouvernancenationale étatique.La psychiatrie asilaire est condamnéepar une simple circulaire du 15 mars1960. C’est seulement en 1985 que laloi officialise la sectorisation psychia-trique, avec des « secteurs » de 70 000habitants pour les adultes et jusqu’à210 000 habitants pour les enfants etles adolescents. À l’intérieur de ces sec-teurs, tout le monde coopère dans lacontinuité des soins et des accompa-gnements dans l’intérêt des patients.La loi de décembre 1970 pose les prin-cipaux jalons d’un système hospitalieren reconnaissant le secteur privé à côtédes hôpitaux publics, et instaure lacarte sanitaire sur le modèle des sec-teurs de psychiatrie : un secteur de80 000 habitants pour autoriser un pla-teau technique minimum (radiologie,bloc opératoire et laboratoires d’ana-lyse…).La loi du 31 juillet 1991 renforce le rôlede l’État à travers la carte sanitaire :

les coûts hospitaliers sont pointés ; lasuppression de lits hospitaliers est unobjectif ; le schéma régional d’orga-nisation sanitaire (SROS) devient unoutil de restructuration redoutable ;la fermeture des « petites maternités »est programmée. Nous entrons dansl’ère de l’organisation de la « maîtrisedes dépenses de santé ».

les outils CoNCePtuels et législatifs de la dégradatioN du système HosPitalier PuBliCSans entrer dans le détail de toutesles contre-réformes hospitalièresdepuis les ordonnances Juppé d’avril1996 jusqu’à la loi Touraine dite de« modernisation de notre système desanté », il s’agit de balayer un certainnombre de constantes qui ont pré-valu et qui doivent retenir notre atten-tion. Ce sont de vraies probléma-tiques, sur lesquelles gouvernementde droite comme de « gauche » se sontappuyés pour mettre en œuvre leurs

objectifs globaux de baisse desdépenses d’assurance maladie etd’abaissement du système de santé.Du point de vue des concepts, jeretiendrai les principaux : la régiona-lisation de la santé, le financement à l’activité, le territoire et enfin la« démocratie sanitaire ».Au préalable, il faut souligner quedepuis des années, et notammentsous l’ère de Hollande/Valls/Touraine,nous avons subi une véritable impos-ture sémantique. En effet, les atten-dus ne pouvaient que faire le consen-sus du plus grand nombre : « Luttercontre les inégalités sociales de santé,améliorer la qualité et la continuitédes soins, organiser le parcours desoins autour du/de la patient-e, déve-lopper la démocratie sanitaire. » C’est

ainsi que se sont imposés, sans débatpublic, des concepts récurrentscomme la régionalisation de la santé,avec la mise en place des agencesrégionales de l’hospitalisation, deve-nues Agences régionales de la santé(ARS). En fait, sous couvert de rapprocherles décisions (de financement !) de laréalité, nous assistons à un renforce-ment du pouvoir d’État pour gérer« les enveloppes fermées » régionalesde la loi de financement annuel de lasécurité sociale (LSFSS) et instaurerdes schémas d’organisation sanitaire(SROS) opposables aux établisse-ments. Ce processus fut renforcé avecla loi Hôpital, patients, santé et terri-toires (HPST) et la loi Touraine ditede « modernisation de notre systèmede santé ». Dans l’esprit et le contenude la loi, la région est un outil admi-nistratif et technocratique pour mieuxmaîtriser les dépenses de santé etrestructurer les établissements. Lacarte sanitaire s’effaçant, nous voyonsapparaître un autre concept qui paraît

plus conforme avec la notion deproximité : le territoire. Par ce simplemot, que tout le monde reprend àl’envi, se met en place, avec les grou-pements hospitaliers de territoire(GHT), le plus formidable mouve-ment de déstructuration de la proxi-mité. Des GHT peuvent ainsi couvrir,à partir de la seule autorité de l’ARS,des « territoires » de plus d’un milliond’habitants.Alors ? Oui, il faut requestionner larégion, le territoire. Nous ne voulonspas, avec les populations concernées,de ces « grandes régions » qui sontune injure à l’histoire, à la culture età la démocratie. Ce n’est pas le niveaude la région que nous contestons pourpenser l’organisation des soins ambu-latoires et hospitaliers, mais quelle

« Le territoire. Par ce simple mot, se met en place, avec les groupements

hospitaliers de territoire (GHt), le plus formidable mouvement dedéstructuration de la proximité. »

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uN maillage territorial de CeNtres de saNté PuBliCsLe modèle de l’organisation des soins primaires est aujourd’hui à repensercomplètement, sur les bases d’un service public de la santé qui mette enlien soin et prévention, hôpital et soins ambulatoires, médical et médicosocialpour un accès aux soins de proximité pour tous.

PAR ÉRIC MAY*

uNe offre de soiNsamBulatoires liBérale eN CriseCrise sociale, explosion des maladieschroniques, déserts médicaux, démo-graphie médicale en berne, désaffec-tion des soignants pour les soins pri-maires, inégalités territoriales desanté, aggravation des inégalités

sociales de santé, virage ambulatoirequi tourne à la sortie de route, pré-vention en friche, démocratie sani-taire inexistante… La liste est longuedes symptômes témoignant desgraves difficultés que traverse notresystème de soins de premiers recours.Le constat est sans appel : la méde-cine libérale qui, par défaut, a eu lacharge d’assurer les soins de base àla population au XXe siècle, est dans

une impasse systémique, en panned’idées, incapable de muer en l’étatpour apporter des réponses perti-nentes face aux enjeux de santépublique d’aujourd’hui et de demain.Entre inconscience et irresponsabi-lité, entêtement corporatiste et aveu-glement idéologique, nostalgie d’unesociété d’un autre siècle et d’un sta-tut de notable, les médecins libérauxsoutenus par les gouvernements suc-

région, pour quelle proximité et quelleproximité pour faire quoi ? Notonsque l’INSEE a adopté la notion de« bassin de vie, comme le plus petitterritoire sur lequel les habitants ontaccès aux équipements et services lesplus courants – dont la santé ». Laproximité étant le plus fort garant de

l’égalité d’accès aux soins, et de lasécurité, nous devons croiser notreexamen avec une vision des accèstemps selon la densité de populationet sachant que trois quarts des bas-sins de vie sont ruraux.De la bonne définition de la région,comme niveau adéquat pour appré-hender les besoins de santé, adapterles meilleures réponses en matièred’hospitalisation ou d’ambulatoire,contrôler et évaluer leur mise enœuvre, dépend l’efficacité de ladémarche démocratique et citoyenneque nous défendons en santé. Acontrariode la formelle et mystifiantereprésentation des « usagers », sansaucun pouvoir, nous défendons unevision globale et ascendante d’inter-

vention à tous les niveaux, du conseilrégional, au canton ou bassin de vie(selon la réalité sur le terrain), permet-tant d’associer à égalité les profession-nels hospitaliers, les usagers/citoyenset les élus. Il est clair que les ARS n’ontrien à voir avec cette vision !Enfin finissons-en avec le finance-

ment à l’activité (T2A), véritableescroquerie dans le cadre des enve-loppes fermées et répondant à descritères productivistes. Il faut restau-rer de véritables budgets de fonction-nement hospitaliers, adossés à unenouvelle approche de financementde l’activité et des plans d’investisse-ments pluriannuels garantis par l’ÉtatSeules des mobilisations de masse,rassembleuses pour défendre noshôpitaux aujourd’hui peuvent ouvrirla voie à un débat citoyen et respon-sable sur de vraies alternatives pourrefonder un système public hospita-lier du XXIe siècle.Je renvoie à la lecture du livre collec-tif Santé et protection sociale solidairespour tous en 2017 (Le Temps des

cerises). Les défis sont énormes et noussommes dans une « autre dimension »qu’en 1945 : développement des iné-galités sociales, allongement de ladurée de la vie, vieillissement de lapopulation, maladies chroniques, envi-ronnementales, développement desnouvelles technologies. Les attentesdes populations nous invitent à met-tre en chantier un véritable projet poli-tique pour l’hôpital public. Les profes-sionnels de santé, les organisationssyndicales, les élus de collectivités ter-ritoriales, les militants associatifs nemanquent pas de propositions pourrevivifier les missions de service public,pour questionner la place de l’hospi-talisation dans l’évolution des soins,repenser de véritables coopérationsinterhospitalières sur la base de lacontinuité des soins, replacer l’hôpitalde proximité dans un maillage de ser-vice public de proximité. Autant d’exi-gences qui aujourd’hui ne souffrentplus d’être dévoyées par des logiquesfinancières et mortifères pour le ser-vice public. Il en est de même pour lefonctionnement interne des établisse-ments, leur mode de gestion et definancement. Quand nous serons capa-bles collectivement de nous emparerdes réponses, alors tout l’arsenal légis-latif ultralibéral aura été balayé. n

*Évelyne Vander Heym a été directrice d’hôpital. Elle est membrede la commission Santé/protectionsociale du PCF.

« Finissons-en avec le financement à l’activité (t2a), véritable escroquerie dans le cadre des enveloppes fermées

et répondant à des critères productivistes. »

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cessifs n’ont eu de cesse de s’oppo-ser à toute réflexion tendant à orga-niser l’offre de soins de proximité dansle cadre d’un service public territo-rial de santé, au service d’abord desusagers et des territoires. La popula-tion, confrontée à la disparition del’accès à des soins de base, ne com-prend plus et en appelle à la régula-tion et à la création de nouvelles struc-tures de soins et de prévention deservice public. Dans le même temps,les jeunes soignants aspirent à unautre modèle d’exercice médical, encohérence avec les exigences de lamédecine moderne et leurs légitimesaspirations à bénéficier des droitssociaux afin d’accéder à une qualitéde vie qui leur permette épanouisse-ment professionnel et personnel.

les CeNtres de saNté, uNe réPoNse PertiNeNte,uN serViCe PuBliC de saNté amBulatoireProximité, accessibilité sociale et démocratie sanitaireCe sont trois spécificités des centresde santé. Polymorphes, ils s’adaptentà tous les besoins de la population entout point du territoire : en zoneurbaine comme en zone rurale, ilspeuvent proposer une offre de soinsde premier recours, médicale, den-taire et paramédicale mais aussi uneoffre secondaire et médico-technique(radiologie, biologie médicale…). Ilssont implantés au cœur des popula-tions, des bassins de vie.

Dans le code de santé publique, lescentres de santé sont définis avec pré-cision. Ils ont pour missions la déli-vrance de soins ambulatoires, la pré-vention, la promotion de la santé,l’éducation thérapeutique, la pratiquede l’IVG ambulatoire et instrumen-tale, et la participation à la formationinitiale des soignants.Les centres sont à but non lucratif. Ilspeuvent être gérés par des collectivi-tés, des communautés de communes,des mutuelles, des associations, desétablissements de santé, des caissesde Sécurité sociale. La démocratiesanitaire s’y exprime selon une forme

propre à chaque centre : élus des col-lectivités, élus mutualistes, membresdes conseils d’administration, comi-tés d’usagers, participation directedes usagers aux instances de gouver-nance dans les associations.Ils pratiquent le tiers payant, respec-

tent les tarifs opposables en médecineet appliquent des tarifs sociaux en chi-rurgie dentaire. Ils mettent en placedes procédures d’accompagnementsocial et d’accès aux droits des usagersen lien avec les services sociaux desterritoires. Ils sont ainsi des outils d’ac-cessibilité sociale aux soins.

Qualité et sécurité des soins, une attractivité pour les soignants Les centres de santé sont fondés surdes pratiques d’équipe basées sur lacoordination des soins autour d’undossier médical partagé. Cette coor-dination est source d’amélioration dela qualité des soins. Protocolisée, elleest aujourd’hui une méthode recom-mandée par la Haute autorité de santé(HAS). C’est pourquoi, les jeunes pro-fessionnels identifient les centrescomme des structures qui proposentun exercice de la médecine pertinentet moderne.Les centres sont partenaires des hôpi-taux, des réseaux, des médecins libé-raux, des EHPAD, et des servicessociaux. Ils aident à maintenir la cohé-rence entre tous les intervenantsauprès d’un patient pour éviter évé-nements indésirables et ruptures deparcours de soins, à la sortie des hos-pitalisations par exemple. Ils œuvrentainsi à améliorer l’efficacité et la sécu-rité des prises en charge des patients.Les professionnels de santé prati-quent une médecine basée sur lespreuves (EBM), fondée scientifique-ment. Ils sont engagés dans des pro-cessus d’amélioration de leurs pra-tiques et de formation continue.Ils pratiquent une médecine socialequi prend en compte les patients dansleur globalité : environnement social,professionnel et culturel.Les soignants des centres sont dessalariés : ils bénéficient des droits

sociaux, droit au congé maternité, parexemple. C’est un élément d’attrac-tivité pour une génération de soi-gnants caractérisée par sa féminisa-tion et surtout par son aspiration àun mode d’exercice qui ne sacrifie pasla vie personnelle et familiale.

Supprimer les freins au développement des centresFinancer toutes les missions de soinset de santé publique des centres desanté. Les centres de santé sont finan-cés par les actes médicaux qu’ils réa-lisent, réglés par la Sécurité socialesur la base des tarifs conventionnelsdes médecins libéraux. Le tierspayant et la coordination des soinssont source d’un surcoût de fonction-nement. Une nouvelle convention(l’accord national) a été signée en2016 entre les centres de santé et la Caisse nationale de l’assurancemaladie des travailleurs salariés(CNAMTS) après quatre ans de négo-ciations. Mise en œuvre depuis le1er janvier 2016, elle n’a fait que réta-blir l’égalité de traitement entre lescentres de santé et les médecins libé-raux. Elle n’a pas réglé le problèmede financement des missions socialesspécifiques des centres. Et si la géné-ralisation du tiers payant instituéepar la loi de modernisation de notresystème de santé est une avancéedont bénéficient les centres, elle nesuffira pas à l’effacement complet dessurcoûts de fonctionnement des cen-tres. Quant aux actions de santépublique, elles ne sont qu’incomplè-tement financées par les institutionset, en premier lieu, les agences régio-nales de santé, laissant un reste àcharge aux gestionnaires de centres,qui souhaitent les mettre en œuvreet sur la base de réponse à appels àprojets sans pérennité garantie.

Lancer un plan national de développement de centres de santé publics Depuis plus de cinq ans, nous assis-tons à un mouvement sans précédentde création de centres de santé publicsde soins primaires en France. Ces cen-

« Les centres desanté ont vocationà devenir les pivotsde la réorganisation

de l’offre de santéterritoriale. »

« Les centres de santé ont pour missionsla délivrance de soins ambulatoires,

la prévention, la promotion de la santé,l’éducation thérapeutique, la pratique de l’ivG ambulatoire et instrumentale,

et la participation à la formation initiale des soignants. »

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tres se créent en réponse à l’absencede remplacement des acteurs libérauxde soins de proximité, créant desdéserts médicaux caractérisés par des

difficultés majeures d’accès aux soinsde base pour les populations. Ils sontfondés sur une offre de médecinegénérale d’abord, et parfois de méde-cine spécialisée et/ou de chirurgiedentaire. Ils réussissent à réimplan-ter durablement des soignants là oùéchouent les maisons de santé pluri-professionnelles libérales. Et, contre-disant les assertions éculées de leursadversaires, ils ont apporté la preuvede la solidité de leur modèle médico-économique original, qui repose surune offre de soins de base. Cependant,ces nouveaux centres de santé repo-sent sur la seule volonté de promo-teurs mus par l’intérêt général, en pre-mier lieu sur les élus des collectivitésterritoriales, sans le soutien d’une poli-tique nationale d’accompagnementincitative malgré les preuves de la per-tinence de ces structures. Aujourd’hui,au vu des enjeux, un véritable planMarshall de développement des cen-tres de santé est nécessaire, en privi-légiant les territoires les plus fragiles.

Ainsi, une étude a identifié quatreà cinq cents cantons prioritaires entermes d’accès aux soins en 2014(Emmanuel Vigneron, Les Centres

de santé, une géographie rétro-pros-pective, éditions FEHAP, 2014). Àterme, seul un maillage territorialnational en centres de santé publicsassurera efficacement un accès auxsoins de qualité et de proximité pourtous, en complémentarité et en par-tenariat avec l’offre de santé libé-rale et hospitalière.

Créer une nouvelle formejuridique et un statut pour les professionnels qui y exercentLes statuts des centres et de leurs pro-fessionnels de santé sont multiplesen fonction de la nature du promo-teur de la structure, privés pour lescentres associatifs et mutualistes,publics pour les centres de santémunicipaux, intercommunaux ouhospitaliers. Dans ces derniers parexemple, les professionnels de santésont des contractuels de la fonctionpublique territoriale, en contrat àdurée déterminée ou indéterminéepour les premiers, des praticiens atta-

chés pour les seconds. Ces statuts res-tent trop précaires et n’offrent pas deperspectives sécurisées de carrière etde mobilité interstructures. Par ail-leurs, un réseau national de centresde santé de service public devra parnature s’appuyer sur des structuresde statut public aux financements flé-chés d’État et de l’assurance maladie.La création d’un statut d’établisse-ment public de santé ambulatoirepour ces centres est donc plus quejamais nécessaire et, directement enlien avec celui-ci, un statut de prati-cien ambulatoire sur le modèle dustatut de praticien hospitalier.Les centres de santé apportent desréponses pertinentes et efficaces à lacrise que le système de santé françaistraverse. La médecine libérale est, elle,dans l’incapacité d’y faire face pourl’ambulatoire. Les centres ne doiventplus aujourd’hui être un choix pardéfaut ni même alternatif. Par les spé-cificités de leurs missions, ils élargis-sent le secteur public de santé. Ils ontvocation à devenir les pivots de laréorganisation de l’offre de santé ter-ritoriale, en premier lieu des soins pri-maires, dans le cadre d’un servicepublic territorial de santé, en articu-lation avec l’hôpital public et les ser-vices de prévention et, prioritaire-ment, sous la forme d’établissementspublics de santé ambulatoire. n

*Éric May est médecin généraliste. Ilest président de l'union syndicaledes médecins de centres de santé.

« ils réussissent à réimplanterdurablement des soignants là où échouent les maisons de santé

pluriprofessionnelles libérales. »

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des iNégalités soCiales et territorialesde saNté eN fraNCeLe mythe de l’égalité des chances n’a cessé de masquer quarante annéesde matraquage idéologique, de politiques libérales et de mesures austéri-taires tendant à une privatisation généralisée de la santé symbolisée par« l’hôpital entreprise », qui ont profondément fragilisé notre système desanté, originellement marqué du sceau de la solidarité et échappant auxmécanismes de marché.

PAR BENOÎT BELLONI*

«d ans un contexte de crise,dont les effets se fontressentir encore plus

durement pour les plus précaires, lesindicateurs de santé ne font que sedégrader », estimait en 2012 Jean-François Corty, alors président desmissions France pour Médecins dumonde. En 2011, l’association sortaitun rapport cinglant plaçant la Franceau seuil d’un « crash sanitaire ». Ceconstat croisait alors celui de l’Ins-pection générale des affaires sociales(IGAS), qui en 2009 alertait sur unsystème de soins de premier recoursqu’elle jugeait « à bout de souffle »,ne répondant plus ni « aux attentesdes professionnels, ni aux préoccu-pations des autorités publiques ». Cesfaits connus, relatifs aux inégalitéssocioterritoriales de santé, dont lacompréhension scientifique a nette-ment progressé ces quinze dernièresannées, donnent aujourd’hui lieu àun consensus tout autant auprès desacteurs de la santé, des chercheurs,de l’assurance maladie que des gou-

vernements politiques. Ces dernierssont de plus en plus amenés à s’in-terroger sur une organisation dessoins plus efficiente, en privilégiantnotamment l’approche territoriale,avec la mise à l’agenda politique dela réduction des inégalités sociospa-tiales de santé et le développementde la prévention. Marisol Touraine,ministre de la Santé, a d’ailleursdéfendu sa dernière loi Santé au nom

de la lutte « contre les injustices et lesinégalités de santé et d’accès auxsoins », en en faisant un des « troisdéfis majeurs » pour améliorer l’étatde santé des populations au momentoù la Direction de la recherche, desétudes, de l’évaluation et des statis-tiques (DREES), à travers un rapportde 2015, démontrait que les facteursd’inégalité de santé en France per-sistaient.

illusioN de l’égalitétHéoriQue des soiNs Pour tous Pourtant, si ces inégalités demeurentdes objets de recherches récurrents,même si cela est tout de même moinsvrai depuis quelques années, leursconnaissances rendues relativementaccessibles et visibles n’ont pas per-mis d’en atténuer les effets toujoursplus préoccupants, et demeurent tropsouvent ignorées par ceux qui en sontvictimes, et sous-estimées, en matièred’action pu blique concrète, par lesdécideurs et les praticiens, dans unpays où la prévention demeure trai-tée en parent pauvre et où les entre-prises continuent de fabriquer tou-jours plus de cancers professionnels.Ces inégalités socioterritoriales desanté, qui ne cessent de se redessi-ner au lieu de s’estomper revêtant uncaractère de plus en plus précoce,amènent donc à prendre du reculavec l’idée partagée selon laquellenotre système de santé, parce qu’ilrenvoie aux principes fondateurs duConseil national de la Résistance,serait dépourvu d’inégalités. Cetteillusion de l’égalité théorique dessoins pour tous et partout sur le ter-ritoire était entretenue par l’idée quenotre système de santé était « le meil-leur au monde », expression n’enga-geant que l’Organisation mondialede la santé qui estimait en 2000 quela France « offrait les meilleurs soinsde santé généraux ». Or le mythe del’égalité des chances n’a cessé demasquer quarante années de matra-quage idéologique, de politiques libé-

rales et de mesures austéritaires ten-dant à une privatisation généraliséede la santé, symbolisée par « l’hôpi-tal entreprise », qui ont profondé-ment fragilisé notre système de santé,

originellement marqué du sceau dela solidarité et échappant aux méca-nismes de marché.

l’extrême iNsuffisaNCedes PolitiQues de PréVeNtioN eN fraNCe En 2015, un rapport de l’Organisa-tion de coopération et de développe-ment économiques (OCDE) est jus-tement venu écorner cette approchelégendaire en alertant sur l’accès auxsoins et l’extrême insuffisance despolitiques de prévention en France,dont témoignent ne serait-ce que lafaiblesse, voire l’invisibilité socialede la médecine scolaire, ou la fragi-lité de la médecine du travail. Certes,la France enregistre toujours des tauxtrès favorables d’espérance de vie àla naissance, notamment féminins.Cependant, et paradoxalement, laFrance fait figure de mauvais élève,en affichant une mortalité évitabletrès forte, surtout pour les hommes.L’année 2015 a même été marquéepar la plus importante baisse de l’es-pérance de vie en France jamais enre-gistrée depuis 1969. La France est parailleurs en tête des pays qui affichentles plus grandes disparités socialesde l’Europe de l’Ouest devant la mort.Un ouvrier sur quatre et une ouvrièresur dix ne vivent pas au-delà de65 ans, les privant de leurs années de

« un ouvrier sur quatre et

une ouvrière sur dix ne vivent pas

au-delà de 65 ans. »

« Les cadres ontune espérance devie à la naissance

supérieure de 6,4 ans par rapport àcelle des ouvriers. »

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retraite après avoir pourtant contri-bué durant toute une vie de labeur àla solidarité nationale, contre uncadre sur huit et une cadre surquinze. Ces derniers ont une espé-rance de vie à la naissance supérieurede 6,4 ans par rapport à celle desouvriers. Les accidents du travail, lesmaladies professionnelles et les mau-vaises conditions de travail représen-tent une des causes majeures des iné-galités de santé chez l’adulte,fortement accentuées lorsque l’onest une femme qui cumule activité

professionnelle et travail domestiqueou un immigré mal payé travaillantdans les secteurs les plus pénibles. Etmême si l’épidémiologie tend sou-vent à négliger la situation sociale desindividus, de nombreux travauxconvergent aujourd’hui, notammentceux menés par le Groupe d’intérêtscientifique sur les cancers d’origineprofessionnelle en Seine-Saint-Denis(GISCOP-93), pour démontrer l’exis-tence substantielle d’un risque beau-coup plus élevé de développer uncancer et d’en mourir pour les caté-gories sociales les plus populaires.

des iNégalités saNitaires,Produit fiNal des autresiNégalités ComBiNéesDe plus, le rapport de l’OCDE de 2015pointait du doigt les carences ensanté publique à l’origine notam-ment du développement de maladieschroniques, la France ne consacrantque 2 % de ses dépenses en santé àla prévention. Quant au système d’ac-cès aux soins, il semble « menacé »au vu des inégalités territoriales desanté. Cette dimension a d’autantplus longtemps été ignorée que desétudes scientifiques privilégiaient unniveau d’analyse qui masquait cer-tains contrastes entre niveaux desanté. Ainsi, si les indicateurs de santésont plutôt satisfaisants à l’échelle del’Île-de-France, ils le sont beaucoupmoins en Seine-Saint-Denis, encoreplus marqués à Clichy-sous-Bois etbien plus inquiétants à l’échelle duquartier du Chêne Pointu, une zoned’une extrême pauvreté qui affichaiten 2011 de nombreux cas de tuber-culose, « maladie sociale dans ses

causes et dans ses effets », commel’affirmait Léon Bourgeois, pourtantquasiment inexistante dans la région.Ces inégalités sanitaires, produit finaldes autres inégalités combinées, sontd’autant plus équivoques qu’ellestémoignent le plus souvent d’un gra-dient social en défaveur des popula-tions issues des milieux sociaux lesplus modestes, trouvant leur sourceen amont du système de soin : « scan-dale » du non-recours aux droitssociaux (Observatoire des non-recours aux droits et services, 2012),cadre de vie, mauvaises conditionsde travail, disqualification sociale,facteurs environnementaux, faiblesressources économiques, culturelleset sociales nécessaires pour faire faceaux altérations de la santé, etc.

uNe médeCiNe de ClasseLa diffusion des connaissances rela-tives aux inégalités socioterritorialesde santé a longtemps été freinée parceux qui les détenaient, ces mauvaisrésultats risquaient de lever le tabousur le péché originel d’une répu-blique fondée sur l’égalité où l’onapprendrait soudainement querègnent, en réalité, des inégalitésstructurelles et structurantes témoi-gnant par le fait que la société qui lesproduit est profondément injuste.Volée en éclat, cette illusion désor-mais déconstruite a poussé les pou-voirs publics à adopter une grille delecture explicative des inégalités desanté principalement centrée sur lerecours aux soins curatifs, façonnantde facto les politiques sanitaires suc-cessives. Que ce soit la loi HPST de2009 défendue par Roselyne Bache-lot, le « plan cancer » lancé par le pré-sident de la République en 2014 ouencore la loi Santé de 2016 portée parMarisol Touraine, les réponses insti-tutionnelles demeurent circonscritesaux seuls aspects de l’accès aux ser-vices de soins et partiellement aux

actions de prévention, souventréduites à la seule sécurité sanitaire.Or la question épineuse du poids del’organisation du système de soins etde la division du travail au sein desprofessions de santé, plus générale-

ment de la qualité des soins et de l’ef-fet de ces services sur la satisfactiondes besoins de santé, est rarementabordée comme un facteur détermi-nant pouvant influer sur le maintien,voire la progression de ces inégalités.Pourtant, des travaux démontrentqu’aux inégalités d’accès aux soinss’ajoutent des inégalités d’accès à l’in-formation favorisant la productiondes inégalités sociales de santé, lesmédecins appliquant moins bien lesdirectives et orientations nationalesauprès des patients issus des milieuxsociaux défavorisés. Ainsi, à niveaude consultation et de prise en chargeégal, tous les patients ne sont pas soi-gnés de façon équivalente en fonc-tion de leur statut social, de leur sexeou de leurs origines réelles ou sup-posées. Les patients atteints de can-cer issus des classes populaires sont,par exemple, moins et moins bieninformés sur leurs maladies que ceuxissus des milieux plus favorisés, lesmédecins effectuant une sélectionsociale des patients auxquels ilstransmettent l’information. En Seine-Saint-Denis, la déficience de l’orga-nisation des soins accentue lesrisques de mortalité périnatale etinfantile, dont les taux sont près de50 % plus élevés que la moyennenationale, amplifiés par la prévalencedes facteurs de risque tels l’originesociale des parents, le faible niveauscolaire, la monoparentalité ou l’ab-sence de couverture sociale bien plusélevés que dans d’autres départe-ments. Elle se caractérise notammentpar des consultations hospitalièressaturées et surchargées conduisantà une prise en charge médicale tar-dive des femmes, dont les consé-quences sont signifiantes sur leursanté et sur celle de leurs enfants. Cesrisques sont accentués par le fait queles professionnels de santé informentmoins bien les femmes issues descatégories sociales défavorisées, en

particulier étrangères, durant leursuivi prénatal, alors que 34 % desgénéralistes, selon Médecins dumonde, refusent encore de soigner,et cela en toute illégalité, des patientsétrangers relevant de l’aide médicale

« La France ne consacre que

2 % de sesdépenses en santé

à la prévention. »

« À niveau de consultations et de prise encharge égaux, tous les patients ne sont passoignés de façon équivalente en fonction

de leur statut social, de leur sexe ou deleurs origines réelles ou supposées »

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démograPHie des ProfessioNs de saNté :l’urgeNCe d’uNe aPProCHe NouVelleLa situation actuelle est connue : avec le départ à la retraite des derniers méde-cins généralistes formés avant la mise en place du numerus clausus, de plusen plus d’habitants des villes et des campagnes n’ont plus de médecins trai-tants ! il y a urgence sanitaire.

PAR MICHELLE LEFLON*

le NUMERUS CLAUSUSCette situation, parfaitement prévi-sible, a été volontairement construitepar les gouvernements successifs, àvisée d’austérité, avec le soutien dessyndicats médicaux corporatistes. Lenumerus clausus, concours ayantremplacé l’examen vérifiant lesconnaissances, moyen de sélectionet de ségrégation sociale des étudiantsen médecine, a été rendu possible parune loi votée dès 1971, à laquelle lePCF s’était opposé. Il a été progressi-vement aggravé avec un minimum de3 500 en 1993, avant d’être lentementrelevé, tout en restant bien en des-sous des besoins.Toutes les spécialités médicales sontfrappées, avec mention spéciale pour

certaines : la médecine générale, cellesà visée préventive : médecine du tra-vail (un bon prétexte pour la casser àtravers la loi El Khomri), la médecinescolaire. Mais aussi les psychiatres –peu utiles si on veut se contenter denormaliser les comportements plutôtque de soigner – et les spécialistes« clé » dont l’absence aide à justifierles fermetures de services (gynéco-logues, anesthésistes, urgentistes…).Le déficit touche toutes les régions,avec des inégalités intrarégionales.Si le nombre de médecins a malgrétout augmenté jusqu’en 2010, il estinsuffisant car les besoins ont crû, enlien avec le vieillissement de la popu-lation, son augmentation et le pro-grès médical. Les médecins aspirentaussi, comme les autres profession-nels, à la limitation de leur temps detravail, la féminisation de la profes-

sion y ayant largement contribué. Ily a en France 311 médecins en exer-cice pour 100 000 habitants, 410 enAllemagne.Dans la conception ultralibérale, nulbesoin de beaucoup de médecins :des protocoles pour des paramédi-caux, des logiciels informatiques, etquelques médecins pour superviser,en oubliant l’humain et la particula-rité de chaque malade. Avec, à la clé,le développement du secteur nonremboursable et l’augmentation desrestes à charge pour les patients.Le déficit est souvent plus masquépour les autres soignantes et soi-gnants mais tout aussi présent : lessuppressions de postes dans les hôpi-taux rendent improbable le CDI à lasortie de l’école de sage-femme oud’aide-soignant, justifiant des réduc-tions de quotas, alors même que le

d’État ou de la CMU. Se constituedonc une médecine de classe et desélection à travers « un mode d’inter-vention médicale socialement situéet discriminant » au profit de ceuxqui comprennent vite et de ceux quisont capables de verbaliser et d’ex-poser aux médecins leurs symptômesen vingt-trois secondes, tempsmoyen de parole laissé aux patientsen début de consultation, les méde-cins libéraux étant poussés par lacourse au rendement induite par lepaiement à l’acte.

le CélèBre « seCteur 2 »géNérateur d’iNégalités aByssalesGagnées par les logiques assuran-tielles et de profit propres aux méca-nismes de marché, chacun payant enfonction du risque qu’il représente,les politiques de santé successivesont conduit à ce paradoxe qu’il per-met aux médecins conventionnés,seule profession libérale dont lesrevenus sont socialisés, d’effectuer

librement des dépassements d’ho-noraires, le célèbre « secteur 2 » géné-rateur d’inégalités abyssales, tout endiminuant toujours plus la part dessoins et médicaments rembourséspar la Sécurité sociale, au profit decomplémentaires santé privées, créa-trices de profondes inégalités de pro-tection, symbolisées par une méde-cine à deux vitesses qui tend à devenirla règle. Ces constats nous condui-sent alors à réfléchir à une nouvelleorganisation du système de santé,échappant aux injonctions de l’éco-nomie de marché, qui ne peut plusêtre appréhendée uniquement à tra-vers le principe de l’entente directe,du colloque singulier médecin-patient et du sacro-saint paiement àl’acte, caractéristiques de l’identitélibérale et du modèle curato-centrésur lesquels s’est constituée la méde-cine en France, héritée de la chartelibérale de 1927. Il s’agit de redonnersens à la notion de médecine sociale,non pas en la circonscrivant à la seulesécurité sanitaire, mais en l’associant

à son caractère originel qui donnanaissance à la santé publique, celuid’un mouvement de transformationet de justice sociales refusant deconsidérer les politiques de santécomme des biais d’ajustement cen-trées uniquement sur la maîtrise desdépenses de santé et la préservationdu « pouvoir » de la profession médi-cale. Ce changement de paradigmeamène à réfléchir à une nouvellevision plus sociale et transversale dudroit à la santé qui dépasse très lar-gement le seul concept de maladieet qui s’extirpe de la conception indi-viduelle des comportements àrisques pour laisser place à unedimension plus collective des ques-tions sanitaires dans une logique demédecine coordonnée, décloison-née, pluriprofessionelle et de santécommunautaire. n

*Benoît Belloni est géographe. Il estdoctorant à l'EHESS.

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travail existe, à défaut de l’emploi : leburn-outmenace tous ceux et toutescelles qui travaillent.La suppression du numerus claususest nécessaire, mais insuffisante. Ellene règle pas tout mais cela fait vingtans que cet argument est utilisé pourmaintenir le numerus clausus, avecles conséquences que l’on voit. Pasplus en médecine qu’ailleurs, la sélec-tion à l’université n’a de justification,à part la volonté patronale d’adapta-

tion des formations aux emploisactuels et d’élitisme. Cette suppres-sion doit être organisée pour que lesétudes se passent dans de bonnesconditions, avec des moyens nou-veaux pour l’enseignement théoriqueet le développement du nombre deformateurs compétents et de lieux deformation pratique, avant les choixde spécialités, en lien avec la prioritémise sur les soins primaires.

la traNsformatioN des études Il faut déjà les démocratiser : les courspayants se sont généralisés pour lapréparation du concours de fin depremière année, éliminant ceux quine peuvent pas payer ! C’est aussi unenjeu pour une meilleure répartitiondes médecins dans la ruralité et lesbanlieues. Cela passe par l’allocationd’autonomie de la jeunesse (commepour les autres étudiants) et sansdoute par un développement decontrats d’engagement de servicepublic sous des formes à discuter.Ensuite, pour tout à la fois assurer unhaut niveau scientifique en médecineet en sciences humaines, et dévelop-per une approche plus globale que lajuxtaposition de spécialités ensei-gnées par des hyperspécialistes, il fautfaciliter la promotion d’enseignantsde médecine générale, qui donnentenvie d’exercer cette spécialité, plu-tôt que d’en faire un choix par défaut.

uN serViCe PuBliC de saNté Primaire Face à l’urgence sanitaire, le gouver-nement doit agir en impulsant lemaillage du territoire par des centresde santé, assurant un service publicterritorial de soins primaires. Besoindes populations en matière de soinsprimaires et de prévention, tiers

payant généralisé, aspirations desjeunes médecins au travail en équipe,à l’exercice de la médecine et non àcelui de la gestion, à avoir des congés,et donc à être plutôt salariés, autantd’impératifs satisfaits dans un centrede santé. Il faut d’ailleurs bien les dif-férencier des maisons de santé,assemblages de professionnels libé-raux profitant de la manne publique,sans garantie de durabilité.Il y a besoin d’une politique offensive

de l’État pour créer le cadre de ce ser-vice public territorial de soins pri-maires et pour distribuer les moyensdifféremment que le saupoudrageactuel d’aides à l’installation de méde-cins libéraux. Un cadre, cela pourrait être un statutd’établissement public de santé ambu-latoire (incluant des obligations démo-cratiques d’élaboration d’un projet ter-ritorial de santé avec les usagers et lespersonnels répondant aux besoins),un statut national pour ses personnels,permettant évolution de carrière etmobilité. Les moyens, ce sont à la fois l’accom-pagnement des porteurs de projets,en particulier les communes, et lefinancement, aide à l’investissement

par l’État et révision du financementdu fonctionnement par la Sécuritésociale, prenant en compte les frais liésau tiers payant, s’affranchissant dupaiement à l’acte. Il faut une nouvelleconvention médicale comprenant un secteur conventionnel unique,excluant tout dépassement d’hono-raires et incluant une nomenclaturedes actes médicaux, simplifiée et reva-lorisée, qui favoriserait le travail enéquipe et la prévention, s’inscrivantdans la proposition du 100 % Sécu. Ceservice public de santé primaire seraitun atout dans la coordination des soinsavec l’hôpital public. Il devra travail-ler avec l’université pour développerenseignement et recherche.

Plus d’HÔPitalÀ l’opposé de la vision libérale dudéveloppement de l’ambulatoirepour diminuer les dépenses hospi-talières, il faut plus d’hôpital, pourplus de soins primaires de meilleurequalité ! Plus d’hôpital, parce que lesmédecins généralistes ont besoind’être soutenus par un hôpitalproche ; plus d’hôpital, parce qu’ilne s’agit pas pour lui de se désenga-ger des suites d’hospitalisation surle médecin généraliste, mais de coor-donner avec lui les parcours de soins.Il y a urgence à attirer et à garder lesmédecins dans les hôpitaux publics,par la qualité des conditions de tra-vail (privilégier l’intérêt des maladesplutôt que le budget de l’hôpital,donner des droits d’intervention auxsalariés dans la gestion…) et par unrééquilibrage des revenus des méde-cins entre public et privé.Cette politique ambitieuse de servicepublic en soins primaires et hospita-liers est seule capable de redonnerespoir. Les médecins doivent avoir lesmêmes droits que les autres salariés,pas plus, mais pas moins non plus(dans le temps de travail, par exem-ple), et il n’est pas juste de faire payeraux jeunes générations médicales (enparticulier féminines) l’incurie desdécisions politiques antérieures. Larégulation de l’installation des pro-fessionnels ne peut être la répartitionde la pénurie mais l’espoir dans l’avenir pourrait faire accepter descontraintes temporaires : il y aurgence sanitaire dans trop de terri-toires !

Cette politique ambitieuse doit êtreassociée, pour répondre véritable-ment aux besoins, à une véritabledémocratie en santé, avec le retourà des élections à la Sécurité sociale,à la mise en place de structures ter-ritoriales de recueil démocratiquedes besoins et d’évaluation desréponses apportées, avec synthèse àl’échelle régionale et, évidemmentaussi, à la prise en charge financièreavec le 100 % Sécu. La santé est letémoin du choix de société fait. n

*Michelle Leflon est médecin anesthésiste-réanimatrice à la retraite.

« Les cours payants se sont généraliséspour la préparation du concours de fin

de première année, éliminant ceux qui ne peuvent pas payer ! »

« il faut faciliter la promotiond’enseignants de médecine générale, quidonnent envie d’exercer cette spécialité,

plutôt que d’en faire un choix par défaut. »

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être étudiaNt eN médeCiNe : témoigNage« La médecine ? 15 % d’heureux élus, qui vont faire la fête pendant leurs étudeset finir avec un super boulot bien payé. » ça, c’est une idée reçue. La réalité esttout autre.

PAR COLINE DUCROT ET MAX DUCROT*

en pratique, la médecine vue parses étudiants est plus contras-tée. Les étudiants commencent,

en général à partir de la 3e année, unmi-temps à l’hôpital, qui se prolon-gera jusqu’à la 6e année (externat). Ilsseront par la suite à plein-temps àl’hôpital pendant quatre à six ans (bac+ 10 à + 12) en tant qu’internes, pourterminer leurs études.

des CHarges de traVailProPremeNt aHurissaNtesPendant l’externat, le mi-temps estpayé entre 0 et 250 euros par mois enfonction de l’ancienneté, auquels’ajoutent des gardes généralementde nuit et/ou de week-end (récem-ment revalorisées à environ 40 % duSMIC horaire !), ainsi que des coursen quantité plus que raisonnable pourpréparer l’épreuve classante natio-nale (ECN) de fin de 6e année. Ceconcours permettant de choisir à lafois la spécialité et le lieu de l’inter-nat, épreuve tant redoutée pour soncaractère aléatoire, servant à classerles 8 500 étudiants (environ 3 000places de spécialistes, 1 500 places dechirurgiens, 4 000 places de généra-listes), semble être le « moins mau-vais » outil trouvé pour le momentpour décider de leur futur. Qui ditconcours dit compétition ! Cela mèneà des charges de travail proprementahurissantes (couramment 80 à100 heures hebdomadaires en 5e et 6e année) nécessaires à l’ingurgita-tion ad nauseam d’une dizaine demilliers de pages de cours. Enfin, etc’est là que le bât blesse dans cecontexte ultra-compétitif, un certainnombre d’étudiants doivent travail-ler en parallèle afin de subvenir à leursbesoins. Cela empiète sur leur tempsde révision, aux dépens de leurs résul-tats. On favorise ainsi fortement lesétudiants dont les parents peuventprendre en charge de longues études.Cette chance permet d’accéder à laliberté du choix d’avenir à long termeet aux postes les plus considérés(temps libre, financier, prestige, pou-voir). Les conditions d’études quenous décrivons ont comme consé-quence directe une prévalence impor-tante de dépressions ou de symp-tômes apparentés chez les étudiants

en médecine, de l’ordre de 20 à 30 %,contre environ 10 % dans la popula-tion de même âge.

le meilleur Comme le Pire Les premiers pas à l’hôpital sont pourbeaucoup la découverte d’un nouveaumonde, complexe et enrichissant,dans un contexte teinté d’économiesbudgétaires donnant lieu au meilleurcomme au pire : stages prenants avecéchanges, cours, pratiques et prisesen charge des étudiants versus utili-sation des étudiants comme complé-tifs pour des postes de secrétariat,

dans un climat de soumission à l’au-torité professorale, elle-même sou-mise à l’autorité budgétaire. Les méde-cins et les professeurs sont en généraldébordés par leurs devoirs, par l’ab-sence de délégation, par manque d’ef-fectifs, ce qui se fait sentir plus parti-culièrement dans le contexte d’uneaugmentation des effectifs étudiantspour lutter contre la chute de la démo-graphie médicale (environ 215 étu-diants par an dans notre faculté contre100 il y a vingt ans). De manière rela-tivement étonnante, à l’origine decette baisse de la démographie, onnote que le numerus claususa été pen-dant une longue période fortementlimité pour éviter une surconsomma-tion médicamenteuse dans les terri-toires surmédicalisés. En pratique,cette récente augmentation n’a tou-tefois pas diminué les inégalités derépartition démographiques, et l’écartde traitement entre deux Françaislambda peut être criant.Bon an mal an, l’étudiant en méde-cine est donc relativement viteconfronté aux mêmes dilemmes queses aînés : faut-il engager sa vie au ser-vice des patients au détriment de sontemps libre et de sa vie familiale ? Lamultitude de réponses possibles à cettequestion est bien représentée par ladiversité des façons d’exercer. Mais

cette liberté n’est pas permise pourtous et a aussi un coût : difficulté etpeur pour les médecins généralistesde s’installer en campagne face à unequasi-obligation morale de travaillerde manière effrénée pour compenserles déserts médicaux, survalorisationde certains types d’exercices, surden-sité médicale dans le sud et en zoneurbaine contre déserts médicaux encampagne (forte prévalence de burn-out des médecins bourguignons,enquête 2008), et un taux de suicidechez les médecins estimé à 2,4 fois lamoyenne nationale.

Connu pour être relativement résistantau changement, mandarinal, privilé-giant l’ancienneté, longtemps ferméaux femmes et lieu d’une confronta-tion d’ego flamboyants, le mondemédical change, malgré quelques fric-tions entre générations. Actuellement,18 % des postes de professeurs demédecine sont occupés par desfemmes (en forte augmentation), alorsque plus de 50 % des étudiants sont enfait des étudiantes ; le congé parentalreste inenvisageable pour beaucoupd’étudiants car synonyme de déclas-sement automatique pour l’interne ;l’ECN se modernise pour permettred’évaluer de manière plus adéquate lesétudiants ; la très récente réforme del’internat se met en place, sans que l’onconnaisse pour le moment ses effets.Certaines facultés passent au tirage ausort pour les choix de stage à la placedu classement. Les médecins généra-listes sont dorénavant considéréscomme des « spécialistes » du soin pri-maire, ce qui a récemment permis lacréation de postes de professeurs demédecine générale et de redorer le bla-son de cette spécialité sous-cotée. Lesoin progresse, mais les inégalitésdemeurent. n

*Coline Ducrot et Max Ducrot sontétudiants.

« une prévalence importante dedépressions ou de symptômes apparentéschez les étudiants en médecine, de l’ordre

de 20 à 30 % contre environ 10 % dans la population de même âge. »

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aPPEL au DRoit À biEN MaNGER

Nous vivons aujourd’hui une véritable fracture ali-mentaire.

tandis qu’une frange privilégiée de la population aaccès à une éducation du goût et à des produits dequalité, la majorité des citoyens est soumise à unpaysage de consommation dicté par la grande dis-tribution. Cette fracture est certes largement liéeau niveau des revenus du foyer et aux catégoriessociales, mais elle est aussi profondément cultu-relle. Elle est liée à une certaine idée de la place del’alimentation dans la vie, à une culture des goûtsqui se construit dès l’enfance, à un savoir-faire quise transmet ou s’apprend, à une cuisine du quoti-dien rapide, goûteuse, et saine.

une autre fracture sépare le monde agricole desconsommateurs. L’industrialisation massive de l’agri-culture française aboutit à ce paradoxe : la plupartdes agriculteurs, soumis à la culture intensive, nenourrissent plus leurs concitoyens. La course à laproductivité, à l’export, et aux tarifs les plus bas, aeu pour conséquence l’anéantissement de l’agri-culture vivrière de nombreux pays.

Peut-on accepter que nos enfants et petits-enfantsne disposent ni de la qualité, ni de la diversité ali-mentaire qui sont encore fragilement les nôtresaujourd’hui ?

Peut-on accepter que notre alimentation et sesmodes de production soient cancérigènes et sourcesde maladies quand elle devrait apporter santé etbien-être ? Peut-on accepter de léguer aux géné-rations futures des territoires pollués ?

Comme tant d’espèces animales en voie de dispa-rition, des milliers de variétés de fruits, légumes etpoissons, sont progressivement rayés de notre cartealimentaire.

Nous ne pouvons nous résigner à manger ce menuunique, offrant pour seule abondance des produitsuniformisés et insipides, au détriment de notre santé.

agriculture, environnement, santé, économie, cul-ture, éducation : tous les piliers de notre sociétécontemporaine sont concernés par ce péril alimen-taire. il ne s’agit pas d’un débat de riches ou de pau-vres, ni d’une question patrimoniale, régionaliste ounationaliste : les enjeux alimentaires dépassentaujourd’hui de très loin les frontières et nous affec-tent tous, citoyens, producteurs ou consomma-teurs, au quotidien. Pour lutter contre ces menacesgrandissantes, l’accès au « bien manger » ne doitpas être un privilège mais un droit inaliénable etindépendant de toute notion de revenu. aucuncitoyen ne doit être mis à l’écart de ce droit pourdes raisons économiques, sociales ou culturelles.si l’on ne fait rien, la majorité des agriculteurs et éle-veurs ne seront bientôt plus que de simples ouvriersà la solde de multinationales « hors sol ». Ce fléauinfluence directement nos sphères privées oupubliques, que l’on mange à la maison, à la cantineou au restaurant.

Par cette tribune, nous revendiquons un droit au bienmanger pour tous les citoyens. Ce n’est ni luxe ni uneutopie : il est possible et impératif de mettre en placedes actions concrètes pour défendre une alimenta-tion goûteuse et saine ainsi qu’une agriculture qui soitdurable pour ses producteurs comme ses consom-mateurs, pour les hommes comme pour la terre.

De nombreuses études [...] prouvent qu’une agri-culture paysanne, réduisant les intrants chimiques,utilisant des semences rustiques et fondée sur desprincipes agro-écologiques plutôt que sur des basesproductivistes, peut nourrir une population gran-dissante, avec des produits de meilleure qualité, enréduisant l’empreinte écologique des cultures ainsique les dangers pour la santé de tous. il est néces-saire d’instaurer une véritable éducation du goûtdans les écoles publiques, qui s’inscrive dans le pro-gramme et l’alimentation scolaire.[...]

HuMaNitE.FR, saMEDi, 25 FévRiER 2017http://www.humanite.fr/appel-au-droit-bien-man-ger-632643

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DOSSIER l’alimeNtatioN, uN élémeNt de la saNté

alors que la fracture alimentaire se creuse, cinquante-sept personnali-tés, cuisiniers, chercheurs, producteurs, paysans et artistes lancent unappel pour un « droit inaliénable et indépendant de toute notion de revenu »à une alimentation de qualité.

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la saNté au traVailLa loi El Khomri poursuit la destruction de la médecine du travail et n’est pasloin d’avoir parachevé cette évolution. il est urgent de reconstruire l’institutionchargée de la santé au travail.

PAR NADINE KHAYI*

PlaCe du traVail daNs la saNtéÀ première vue, les idées quedéclenche le mot travail ont plus à voiravec le mot tripalium, (l’instrumentde torture) dont il semble dériver,qu’avec des moments de bonheur.

Effectivement le travail est pour-voyeur de pathologies diverses : 98 tableaux de maladies profession-nelles indemnisables par la Caissed’assurance retraite et de la santé autravail (CARSAT) pour le régime géné-ral et toutes les maladies liées au tra-vail n’y rentrent pas ! Le travail actuel-lement use les corps et les esprits.Les corps sont abîmés par les agres-sions dues à des agents physiquesdont on connaît les méfaits depuislongtemps (le bruit, la chaleur ou lefroid, l’humidité, les charges à manu-tentionner), ou par des produits chi-miques toxiques ou irritants aussiconnus mais insuffisamment substi-tués ou supprimés. Les produits can-cérigènes sont présents très fréquem-ment sur les postes de travail, parfoisà l’insu de ceux qui les manipulent.Les nanomatériaux s’insinuent par-tout dans notre monde sans que l’onmaîtrise le moins du monde leurseffets (bons ? mauvais ? neutres ?), lesrayonnements ionisants et la radioac-tivité avaient, à leur début, le mêmestatut : on l’utilise puisqu’on en voitles bienfaits mais les problèmes appa-raissent après. Les ondes électroma-gnétiques suscitent aussi de nom-breuses inquiétudes et sont partoutdans le monde du travail et de plusen plus dans la vie privée.Ce qui est moins connu, ce sont lesdécompensations physiques des corpsépuisés, qui refusent d’aller plus loin.On voit des pathologies très phy-siques : des hypertensions et desinfarctus sur des sujets très jeunes, desulcères d’estomac et des troubles

digestifs divers, des réactions cuta-nées, des malaises et des troubles dusommeil. Mais de plus en plus émer-gent des décompensations psy-chiques : fatigue, pleurs, angoisses,dépressions, auto ou hétéro agressionset, bien sûr, suicides. Tout cela consti-tue communément la porte d’entréepour penser la santé au travail.

Pourtant il existe une autre interac-tion entre le travail et la santé, uneinteraction autrement plus puissantecar elle est dans l’essence même dela vie : le travail est un élément consti-tutif de l’humanité de l’être humain.Tout ce qui est décrit au-dessus est lefait des conditions de travail et assezpeu du travail lui-même. Dans lenuméro de La Revue du projet denovembre sur le travail, j’écrivais avecAntoine Duarte : « Pour Marx, le tra-vail est l’acte fondateur de l’hom -me lui-même : “Le travail est la viegénérique. C’est la vie engendrant lavie” (Karl Marx, Manuscrits de 1844,Flammarion, 1996, p. 115). Travaillerrevêt donc une importance anthro-pologique fondamentale, car c’est uneactivité de production qui transformele monde [...]. Mais le travail est éga-lement le lieu où se matérialise l’in-telligence humaine. Sans fabrication,sans production, c’est-à-dire sans tra-vail, l’ingéniosité et la créativitéhumaines ne seraient que des hypo-thèses. C’est pourquoi, travailler n’estpas seulement fabriquer ou produire,c’est aussi transformer le monde etdans le même temps faire l’expériencede se transformer soi-même.[...] Plusconcrètement, c’est dans l’expériencefaite de la résistance du réel (à savoirce qui résiste à la maîtrise par lesmoyens conventionnels) à son actionque le travailleur est enrichi par laconscience de sa capacité à surmon-ter les difficultés qui se présentent àlui dans l’exercice de son travail. C’estpar la confrontation à la résistance dela matière qu’il travaille, que le sujet

prend conscience de sa capacité àla dominer. Par conséquent, nousaffirmons que le lieu de la conquêtede soi, de son identité et au final del’accomplissement de soi, c’est letravail ! »Or la santé n’existe entièrement quedans l’accomplissement de soi dansson propre projet de vie. C’est doncen cela que le travail, non seulementest une condition de la santé mais estun geste lui-même constitutif de lasanté.

PlaCe de l’orgaNisatioNdu traVail daNs la saNtéS’il y a des facteurs de risques objec-tifs responsables d’altération ou d’at-teinte à la santé, ces facteurs ne pro-voquent des dégâts qu’en fonctiondes conditions de réalisation de latâche. Or ces conditions sont déter-minées par l’organisation du travail.On voit donc que l’organisation dutravail est responsable, en dernier res-sort, de la possibilité de construire oud’altérer sa santé dans le travail.En raison du temps que nous passonsau travail, donc exposés aux risquesprofessionnels, la santé au travail(c’est-à-dire, ce qui dans notre santédépend de notre travail) a un effetconsidérable sur la santé de la popu-lation (ce qu’on appelle la santépublique). D’autant plus que l’orga-nisation du travail, qui comprend ladivision technique (des tâches entre

les travailleurs), humaine (modalitésde direction des entreprises), géogra-phique (délocalisations, sous-trai-tance) du travail, détermine large-ment notre mode de vie (modalitésalimentaires, sport, accès à la culture,lieu de vie, socialisation). L’organisa-tion du travail est donc doublement

« L’organisation du travail est responsable, en dernier ressort,

de la possibilité de construire ou d’altérer sa santé dans le travail. »

« Le travail est non seulement une condition

de la santé, mais un geste lui-même

constitutif de la santé. »

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DOSSIER déterminante pour la santé publique.

Or ce sujet de la santé au travail et del’influence des conditions de travailsur la santé n’arrive pas à émerger dansle débat. Alors qu’en même temps quela Sécurité sociale Ambroise Croizatavait mis en place la médecine du tra-vail rénovée, au service de la santé dessalariés, le peuple se saisit du débatsur la Sécurité sociale mais ne serévolte pas devant les attaques por-tées à la médecine du travail.

la médeCiNe du traVail :les missioNs et les reformesÀ l’origine, le médecin du travail tra-vaillait seul avec une secrétaire et sonrôle était « d’éviter toute altération dela santé du salarié du fait de son tra-vail ». Pour cela, il surveillait la santédes salariés régulièrement tous lesans ; puis a été introduite l’action enmilieu de travail. Le médecin doitconsacrer un tiers de son temps àcette activité. Ceci lui permet de voirla réalité des postes et d’intervenirdirectement auprès des représentantsdu personnel dans les comités d’hy-giène, de sécurité et des conditionsde travail (CHSCT) par exemple.Mais le pouvoir que pouvaient acqué-rir les médecins en étant au contactdirect du travail réel, en construisantune pratique d’écoute compréhen-sive des situations de travail et du vécusubjectif des salariés (la clinique médi-cale du travail), devenait gênant pourle pouvoir des employeurs et desfinanciers. Les pouvoirs publics ontdonc laissé s’installer une pénurie demédecins du travail pour arriveractuellement à une quasi-extinctionde la profession. Dans le même temps,la directive européenne de 1989 quiintroduisait la pluridisciplinarité dansla prise en charge de la santé au tra-vail, ainsi qu’une orientation affichéevers la prévention primaire, a étédétournée pour transformer progres-sivement les services de médecine dutravail en services de santé au travailau service des employeurs. En effet,leur but n’est plus en réalité la santédes salariés mais l’aide aux em -ployeurs pour satisfaire à leurs obli-gations de sécurité. La pénurie demédecins sert à faire accepter l’inter-vention des « techniciens » sur ledomaine technique ou organisation-nel et ce qui, à l’origine, devait êtreune aide à l’analyse et la compréhen-sion des situations de travail, aboutitde fait au remplacement, dans lesentreprises, des médecins par lesintervenants en prévention desrisques professionnels (les IPRP). Orceux-ci n’étant pas salariés protégés,ils se trouvent plus exposés aux pres-

sions des employeurs et directeurs deservices, d’autant plus que les règlesde métiers d’intervenant au servicede la santé des salariés sont enconstruction.La loi El Khomri poursuit la destruc-tion de la médecine du travail et n’estpas loin d’avoir parachevé cette évo-lution. En même temps qu’elle trans-forme le médecin du travail (conseil-ler du salarié pour construire sa santé)en médecin de sélection (contrôleurde l’aptitude au poste prédéfini), cetteréforme inclut la sécurité des tiers aumilieu des préoccupations du méde-cin. Si les textes prévoient que lemédecin du travail reste le pivot quianime et coordonne l’équipe, en fait,les directions, par le biais des projetsde service, font pression sur les pro-fessionnels pour orienter leur acti-vité. L’accent prétendument mis surla prévention primaire revient à unpilotage par le haut d’actions s’ap-puyant sur des données que tout lemonde sait fausses : par exemple, ons’appuie sur les déclarations d’acci-

dents du travail en ciblant les entre-prises à fort taux, alors que les piresont souvent des chiffres bas car ellesorganisent la non-déclaration de cesaccidents.

CoNstruire l’aVeNirL’institution en charge de la santé autravail est à reconstruire. Les missionsdoivent être clairement redéfinies etla gestion des services repensée. Lerôle de l’État doit être réaffirmé danssa responsabilité quant au droit à lasanté inscrit dans la Constitution.Il faut séparer les actions de préven-tion pour la santé, qui relèvent de laresponsabilité de l’État, des actionsde prévention pour la sécurité despostes de travail, qui relèvent de laresponsabilité de l’employeur. Lafonction de l’institution de suivi de lasanté doit redevenir exclusivement laprotection de la santé au travail. C’est-à-dire que le travail doit être consi-déré comme un domaine participantà la construction de la santé de l’in-dividu. À cet effet, les visites médi-cales doivent préciser les conditionsqui permettent cette construction.Elles ne doivent pas servir à la sélec-tion de la main-d’œuvre puisque c’estle travail qui doit être adapté àl’homme et non le contraire. Les

risques ne sont jamais totalementsupprimés mais ils doivent êtreréduits au minimum techniquementpossible et faire l’objet d’un débatdans le collectif de travail pour enminimiser les effets.Un suivi efficace sur le plan de la santépublique nécessite l’universalité dela surveillance médicale pour tous lestravailleurs. La confiance entre cesderniers et le service médical exige derevenir sur l’espacement insensé desvisites médicales. L’indépendance detous les professionnels intervenanten santé au travail doit être garantiepar la loi.La pluridisciplinarité doit être miseau service de la surveillance de lasanté et des conditions de travail destravailleurs et non, comme on peutle voir, au service d’un conseil à l’em-ployeur pour garantir sa sécurité juri-dique. Dit plus simplement, dans unservice de santé au travail, les inter-venants prévention des risques pro-fessionnels (IPRP) doivent dire ce quiest compatible avec la santé des per-

sonnes et non ce que l’employeurpeut mettre en place en fonction deses moyens ; le choix de ce qui est misen place appartient à l’entreprise,c’est-à-dire au dialogue social ou aurapport de force dans l’entreprise. Latraçabilité des risques doit être ren-forcée au plan individuel et collectif.La gestion des services a toujoursposé problème. Le financement parles employeurs doit être maintenu enraison de leur responsabilité dansl’organisation du travail. Par contre,le contrôle de l’activité et des choixdes actions des services doit être prisen main par ceux qui mettent leur vieen jeu dans le travail. Il faut renfor-cer les moyens donnés aux salariésmandatés dans les organismes decontrôle et de gestion pour mener àbien leur mission.L’État doit assurer réellement lecontrôle du fonctionnement des ser-vices en exigeant qu’ils mettent enœuvre les moyens nécessaires à leursmissions. L’État doit également fairele nécessaire pour assurer la forma-tion des professionnels (notammentles médecins) en nombre suffisant. n

*Nadine Khayi est médecin du travail.

« Les pouvoirs publics ont laissé s’installerune pénurie de médecins du travail pour

arriver actuellement à une quasi-extinctionde la profession. »

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uNe saNté BuCCo-deNtaire du xxie sièCle ? L’inadaptation actuelle de la politique conventionnelle et tarifaire en matièrede santé dentaire exclut des soins une grande majorité de patients. Mettrevraiment un terme au renoncement aux soins bucco-dentaires exige ducourage politique.

PAR FABIEN COHEN*

i l aura fallu cette folle campagnede la présidentielle et des légis-latives, pour qu’enfin la protec-

tion sociale et la situation du dentaireprennent place dans le débat poli-tique. Il faut dire que la santé dentairecumule les indicateurs d’inégalitéssociales tant en matière sanitairequ’en matière d’accès aux soins. Lerenoncement aux soins y est le plusélevé, de même que le taux de priseen charge est le plus faible de tous lesactes médicaux, et l’indice carieux estun indicateur social qui a fait sespreuves.

uN déseNgagemeNtfiNaNCier de l’assuraNCe maladieD’après les comptes nationaux de lasanté, le montant des dépenses desoins dentaires représente 5,7 % de laconsommation de soins et biens médi-caux mais seulement 2,5 % des rem-boursements de la Sécurité sociale. Cetécart qui va croissant traduit un dé -sengagement financier de l’assurancemaladie qui a peu d’équivalent dansd’autres secteurs de la santé. C’est unsecteur où les patients supportent plusde 70 % des dépenses de « soins ». Ils’explique principalement par l’im-portance des dépassements de tarifsqui atteignent aujourd’hui près de lamoitié des honoraires remboursables.Il faudrait y ajouter un nombre de plusen plus important d’actes non rem-boursables.« L’évolution de ce secteur, atypiqueau sein des dépenses de santé, selonla Cour des comptes, constitue doncun enjeu majeur de l’accès aux soinsen France. » Or l’examen effectué parla cour met en évidence non seule-ment diverses limites dans la politiquesanitaire menée dans ce secteur, maisaussi le caractère inadapté de la poli-tique conventionnelle et tarifaire.En vérité, nous sommes face à unedécision des gouvernements succes-sifs, depuis les années 1970, de ne pasrevaloriser, scientifiquement commeéconomiquement, les actes d’uneprofession qui a changé de naturedepuis l’époque où fut mis en placele doctorat en chirurgie dentaire, et

où cette profession est entrée dans lemonde universitaire, avec un inter-nat dans trois spécialités. Une avan-cée qui a permis une vraie révolutionprofessionnelle qualitative, dont cha-cun a pu mesurer les progrès médi-caux, sanitaires et technologiques.Mais, à cette même époque, l’assu-rance maladie, sur pression du patro-nat, fraîchement entré à parité dans leconseil d’administration de la Caissenationale de l’assurance maladie destravailleurs salariés (CNAMTS), a rejetétoute transposition de cette évolutionde la profession sur le plan de la pro-tection sociale. Une opportunité pouramorcer son désengagement au pro-fit des complémentaires, accélérée parla mise en place de la couverture mala-die universelle complémentaire(CMU-C) en 2000, laissant les « moinsdémunis » entre les mains des mu -tuelles et des assurances privées, misesen concurrence depuis 2001, de par latransposition de la directive euro-péenne de 1992.Voici donc comment, après quatredécennies, les cabinets dentaires (ycompris ceux des centres de santé)

ne peuvent fonctionner sans pro-thèse, orthodontie, parodontologie,implantologie, toutes disciplines den-taires laissées libres dans la fixationde leurs honoraires.Une démarche qui a fait depuis desémules, puisque médecins généra-listes comme spécialistes ont été inci-tés eux aussi, comme les chirurgiens-dentistes, à se saisir de cette liberté.Depuis, de très nombreuses spécia-lités, en dehors de l’hôpital ou du cen-tre de santé, ne sont accessibles qu’ensecteur 2, soit avec dépassementsd’honoraires.En corollaire, les frais d’assurancecomplémentaire ou mutuelle se sontenvolés sans pour autant couvrir la

totalité des restes à charge. Une situa-tion qu’a amplifié l’accord nationalinterprofessionnel (ANI) conçu parMacron, obligeant les entreprises àsigner contrat avec des complémen-taires d’entreprises, si peu efficacesqu’elles poussent les familles à recou-rir à des surcomplémentaires.

du Courage PolitiQue, Pas de fausses solutioNsIl faut mettre un terme à cette situa-tion, mais nous refusons les faussessolutions prônant le « zéro reste àcharge » que défendent Le Pen, Fillonou Macron, qui reposent toutes sur lemême modèle assurantiel. Leur cou-verture à 100 % des soins dentaires sefera par le marché et par une baissedes coûts, dont nous savons bien dansd’autres pays ce que cela donne : iné-galités d’accès et inégalités de qualité,prothèses faites en Chine ou ailleurs,dumping social et recours aux centresdentaires low-cost de type Dentexia.Le vrai courage politique, la seulevraie réponse à la question de la priseen charge de tous les soins dentaires,c’est le remboursement à 100 % des

dépenses de santé par l’assurancemaladie. C’est faire du 100 % oppo-sable sur tous les soins dentaires,c’est-à-dire déterminer un tarif fixenational pour tout acte dentaire, à sonjuste prix, et le faire respecter.À ceux qui pensent que cela tient del’utopie politique, je note que des syn-dicats dentaires libéraux ne disent pasnon et qu’en fait une telle prise encharge ne coûterait que 2,7 milliardsd’euros, à peine plus de 1 % du bud-get de la Sécurité sociale.Et qu’on ne nous dise pas qu’il n’y apas d’argent, le PCF et le Front degauche, ont fait des propositions definancement qui, non seulement cou-vriraient une telle dépense mais aussi

« Le montant des dépenses de soinsdentaires représente 5,7 % de la

consommation de soins et biens médicauxmais seulement 2,5 % des remboursements

de la sécurité sociale. »

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œuvre les préconisations de la Hauteautorité de santé (HAS, 2010). Il fautque les collectivités, notamment avecles centres de protection maternelleet infantile (PMI), les structures médi-cosociales, la santé scolaire, la méde-cine du travail, puissent avoir lesmoyens d’aller à la rencontre des tra-

vailleurs, des familles, des jeunesenfants comme des personnes âgéesou en situation de handicap. Il estaussi urgent de poser la nécessité dela création d’une filière spécifique deprise en charge des personnes ensituation de dépendance.

s’iNsPirer du traVail aCComPli daNs le Val-de-marNePour ce faire, nous proposons de s’ins-pirer du travail accompli dans le Val-de-Marne, dirigé par un présidentPCF-Front de gauche, qui a montré,par ses résultats (à l’égal des meilleursd’Europe), la pertinence de son pro-gramme et de son service de santépublique dentaire, unique en France.On ne peut dissocier promotion de lasanté bucco-dentaire, mise en placed’un véritable système de santépublique et amélioration de la priseen charge. Dans ce projet politique,

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DOSSIER s les centres de santé pourront trouver

leur place dans le cadre d’un servicepublic territorial de santé de premierrecours, garantissant l’accès aux soinsde qualité et à la prévention de touteset tous. Cela suppose de renforcerleurs liens avec les facultés de chirur-gie dentaire et d’augmenter le nom-

bre d’odontologistes des hôpitauxpublics en renonçant au numerusclausus.Pour toutes ces raisons, le premiergeste d’un gouvernement de gauchequi veut vraiment affirmer sa réellevolonté d’avoir une politique de santébucco-dentaire accessible à toutes ettous, c’est de mettre fin à ces anachro-nismes, de se doter d’une couverturesociale dentaire par l’assurance mala-die à 100 %, de créer un vrai pro-gramme national de préventionbucco-dentaire, une revalorisation dela nomenclature des actes dentaires,reconstruire et développer un servicepublic de santé basé sur la proximitéet la qualité des soins avec les person-nels, les élus et les citoyens. n

*Fabien Cohen est chirurgien-dentiste. Il est membre de la commission Santé/protectionsociale du PCF.

« Faire du 100 % opposable sur tous lessoins dentaires, c’est-à-dire déterminer un

tarif fixe national pour tout acte dentaire, à son juste prix, et le faire respecter. »

combleraient les différents trous,comme les besoins de l’ambulatoireou ceux de l’hôpital et du médicoso-cial. Mais voilà, il faudrait oser tou-cher aux dividendes des actionnaires,oser faire cotiser le capital et les reve-nus financiers des grandes entre-prises.Dans son rapport sur l’accès aux soins,la sénatrice Aline Archimbaud rappe-lait combien les personnes fragilessouffrent des difficultés d’accès auxsoins. Aux difficultés matérielles d’or-dre existentiel (logement, emploi, ali-mentation) s’ajoutent celles de restesà charge élevée et une applicationvariable de la dispense d’avance defrais (tiers payant) favorisant le renon-cement financier aux soins. Ce sontsur ces trois composantes qu’il fautrevoir le système de santé bucco-den-taire.La santé bucco-dentaire doit s’incluredans la règle commune de l’assurancemaladie, par une refonte de la nomen-clature de 1972 garantissant l’accès àla santé bucco-dentaire à tout typede soins, prothèses, implantologie,orthodontie d’aujourd’hui.

uNe PolitiQue de PréVeNtioNCela doit reposer sur une politiquefaisant de la prévention sa principalepréoccupation, avec un effort parti-culier en direction de la petiteenfance. La denture de lait apparaîtde plus en plus comme stratégiquedans le processus qui conduit à unebonne santé bucco-dentaire de ladenture définitive. Il faut mettre en

La PRévENtioN buCCo-DENtaiRE DaNs LE vaL-DE-MaRNELe département a mis en œuvre ce programme de préventionen primaire, dès 1991 et l'a élargi aux jeunes de 12 à 18 ans en 2003.

Le département intervient dans toutes les villes du val-de-Marne grâceà un partenariat avec les collectivités locales, la Caisse primaire d’as-surance maladie (CPaM) et l’inspection académique. il s’appuie sur leréseau de soin libéral, de centres de santé et hospitaliers du départe-ment et sur un maillage de santé publique dentaire de la crèche auxcollèges, en passant par les services santé des villes.aiNsi, CHaQuE aNNéE :• les crèches et les centres de PMi départementaux réalisent une infor-mation sur la santé bucco-dentaire auprès des enfants et de leursfamilles, • plus de 15 000 élèves de CP accueillent l’animation M’t Dents, un pro-gramme mené par le département en lien avec l’assurance maladie, • plus de 15 000 enfants des classes de CE1 bénéficient d’un dépistageà bord de l’un des deux camions dentaires,• une soixantaine de classes de collèges participent à des actions deprévention.

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SANTÉ

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X ET

REM

ÈDES

le système de saNté eN italieRecul de la gratuité, régionalisation, paiement à l’acte, accréditation des cli-niques privées, on retrouve en italie des évolutions similaires à celles obser-vées en France.

PAR GIUSEPPE CUGNATA *

l es origines du système nationalde santé italien sont doubles :les sociétés de secours mutuel

du mouvement ouvrier au XIXe siè-cle et les opere pie, structures catho-liques de charité répandues sur toutle territoire dès avant l’unificationnationale (1861).Les fascistes suppriment l’autonomiedes sociétés de secours mutuel touten laissant opérer les opere pie. À lafin de la guerre, la situation ne s’estguère améliorée pour les plus pau-vres, bien que l’article 32 de la Consti-tution démocratique et républicainede 1948 prévoie que « la républiqueprotège la santé en tant que droit fon-damental de l’individu et intérêt dela collectivité. Elle garantit des soinsgratuits aux indigents ».En 1978, alors que le Parti commu-niste italien (PCI) tutoie les sommets(34 % en 1976), un nouveau systèmede santé est mis en place, inspiré dusystème Beveridge britannique : assis-tance universelle et étatique auxcitoyens. L’État est responsable de lapolitique sanitaire nationale, ilrecueille les ressources grâce à la fis-calité générale, il les alloue dans lesterritoires, il possède la majorité desstructures hospitalières.Dans les années 1990, ce système desanté créé en 1978 explose. Les griefsavancés sont nombreux : logiquesclientélistes, bureaucratie, inadéqua-tion et inefficacité du système de ges-tion, augmentation des dépensespubliques, accroissement de la duréede vie moyenne de la population…Survient alors une deuxième réformedu système de santé obéissant à troisprincipes.

• décentralisation du service sanitairede l’État aux régions. Naissent les ASL(agences sanitaires locales), orga-nismes publics dotés de la personna-

lité juridique, donc autonomes parrapport à l’État, chargés de fournir lesservices sanitaires aux territoires.• augmentation des contrôles dans lagestion de la santé publique. Les hôpi-taux ne sont plus financés par rap-port à la durée de séjour des patientsmais par rapport à l’activité (méca-nisme qui a pour conséquence queles patients restent à l’hôpital le moinslongtemps possible).

• ouverture au privé du service sani-taire, à travers l’assimilation des cli-niques privées aux hôpitaux publics,au moyen du système de l’accrédita-tion.Au cours des dernières années, desréformes constitutionnelles du cen-tre gauche comme du centre droit ontété tentées, mais aucune n’a jamaismis en question la gratuité et l’uni-versalité du service de santé national.

PoiNts forts et limites Nous avons interrogé plusieurs jeunesItaliens investis dans le secteur de lasanté. Assurément, ils soulignent cettegrande qualité du système de santéitalien : la gratuité. Mais si celle-ci esttotale pour le service et la pour la four-niture des médicaments aux indigentset pour les soins dits « sauve-vie », elleest partielle pour le reste de la popu-lation (qui doit payer une franchise). Un autre point fort est la bonne for-mation des praticiens par les univer-sités italiennes. Mais ses limites sontbien perçues. Beaucoup de jeunes

interrogés soulignent les nombreusesdifficultés, notamment en matière derecrutement. Ces concours sont par-ticulièrement restreints. On met en

avant pour le justifier le recul de l’âgede la retraite (et donc le moindrebesoin de recruter) et la réduction desfonds alloués par l’État. Ce n’est passans conséquence sur l’augmentationdu chômage et le départ des jeunesdiplômés vers le secteur privé ou àl’étranger. De fait, moins d’un tiers desjeunes diplômés en médecine trou-vent un emploi au terme de leursétudes.

Un rapport parlementaire pour lapériode 2009-2012 pointe égalementdes failles. Premièrement, le manquede centres publics et de personnelsdans les territoires périphériques, cequi oblige la population à s’adresserde plus en plus aux cliniques privées.À cela, il faut ajouter l’inefficacitéendémique du système de santé dansles régions méridionales. Le rapportsouligne ainsi que les dépenses sontplus importantes au sud bien que leservice y soit de moindre qualité. Unautre problème pointé par le rapportserait la médecine dite défensive. Àcause de la peur de poursuites judi-ciaires engagées par les patients, lesmédecins se sentiraient obligés deprescrire des examens ou des analysesen fait inutiles, plutôt que risquerd’être signalés. Cela provoquerait uneaugmentation des dépenses publiqueset l’allongement des listes d’attente.De fait, la loi italienne assimile la fautemédicale à un délit, c’est le seul paysdans ce cas avec la Pologne.Le système italien est hybride. Il estpublic, mais avec des grandes margeslaissées au secteur privé. Il est dotéd’un personnel très compétent maisson efficacité est mise en doute auplan organisationnel. Il est nationalmais se caractérise par des déséqui-libres régionaux qui ne sont sansdoute pas étrangers à la présence deslogiques mafieuses et clientélistesparmi les cadres supérieurs de lasanté. n

*Giuseppe Cugnata est étudiant ensciences politiques.

« Le système italien est hybride. il estpublic, mais avec des grandes marges

laissées au secteur privé »

« La gratuité est totale pour le service et la fourniture des médicaments aux

indigents, mais le reste de la population doit payer une franchise. »

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DOSSIER témoigNage d’uN KiNésitHéraPeute

esPagNol iNstallé eN BaNlieue lyoNNaiseENTRETIEN AVEC PAULINO MARÍN*

Comment se déroulent les études dekinésithérapie en espagne ?À l’heure actuelle, elles durent qua-tre ans. L’inscription est libre, il n’y apas de numerus clausus. On peut lessuivre dans des établissementspublics ou privés. Dans ma région(Murcie), dans le public, c’est envi-ron 1000euros par an et, dans le privé,en moyenne 7 000 euros, mais il y ades écarts importants. Ensuite, desformations complémentaires existentpour diverses spécialités ; elles sonttoutes payantes.

Que gagne un kiné en espagne ?C’est très variable, mais en généralassez peu. Dans ma promotion (j’ai 23ans), au début la plupart gagnent800 euros par mois à temps plein (aumieux 1100euros), mais c’est plus sou-vent 300-400 euros à temps partiel(plus parfois 200euros au noir) ou descontrats et des stages sous-payés.Quand je faisais mes études, j’ai tra-vaillé l’été comme manœuvre en usine,je gagnais davantage qu’un kiné. Biensûr, certains obtiennent des places(rares) en hôpital par concours et s’ensortent mieux, mais elles exigent del’expérience et sont presque impossi-bles à décrocher pour les jeunes.

Comment se passe l’activité ?Les séances durent trois quartsd’heure (voire une heure) par patient,en moyenne pour 25 euros. Mais cen’est pas remboursé, sauf partielle-ment par quelques mutuelles d’en-treprise. Donc les médecins n’en pres-crivent pas. Et les kinés ne peuventpas faire de diagnostic.

la situation a-t-elle changé ces der-nières années ?Dans la santé, comme ailleurs, aprèsla crise de 2008, les recortes, c’est-à-dire les coupures de crédits (de santé,d’éducation, de services publics), ontconduit soit à des baisses d’activité,soit à des privatisations. Depuis 2013,dans toutes les régions, le mouvement« Marea Blanca » lutte contre cesdérives et pour établir un systèmesanitaire public de qualité. Tous lesacteurs (personnels de santé, patients,associations, syndicats, partis pro-gressistes) ont participé à ce mouve-ment qu’on a présenté comme « lafille aînée du 15 de mayo » (le mou-vement des Indignés).

Comment s’installe-t-on kiné enfrance ?Pour un Espagnol, il faut d’abordenvoyer un dossier et éventuellementsuivre un stage afin d’obtenir l’équi-valence du diplôme. Des Français sui-vrent une formation en Espagne, ouen Belgique, ou dans d’autres paysn’appliquant pas le numerus clausus.Puisqu’en France, les actes sont rem-boursés, les médecins les prescrivent.Ces soins sont très variés et efficaces,ils permettent de soulager les dou-leurs ou de guérir vraiment, d’éviterdes médicaments pas toujours ano-dins (mais lucratifs pour les compa-gnies pharmaceutiques). On peutdonc s’installer en libéral et gagnerhonnêtement sa vie. Mais diversesmenaces existent contre la Sécuritésociale et la santé est progressivementprivatisée par petites touches, donc ilconvient de se méfier, d’analyser lesprojets en cours ici et ailleurs enEurope, de s’unir et d’agir. n

*Paulino Marín est kinésithérapeuteà Vaulx-en-Velin.Entretien réalisé par Pierre Crépel.

Note de la rédaction : dans un prochain numéro, nous aborderons plusprécisément les comparaisons entre les différents systèmes de santé en Europe.

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Le terrorisme inspiré ou commandité par le djihadisme islamiste a durement frappé la France depuis 2015. il vient defrapper à nouveau à Londres le 22 mars 2017, jour anniversaire des attaques de l’aéroport et du métro de bruxelles. ilconstitue un défi majeur et une menace permanente pournotre pays. Nous, victimes et proches des victimes de cette forme debarbarie, citoyens engagés et concernés, souhaitons savoirce que le (la) futur(e) président(e) de la République proposepour y faire face.

Notre première préoccupation est d’éviter la survenuede nouveaux attentatsQue comptez vous faire pour empêcher, autant que faire sepeut, de nouveaux drames ? Envisagez vous d’agir de manière préventive auprès desauteurs potentiels ou à risque de récidive ? Proposez vous d’agir en direction des personnes identifiéescomme en danger de radicalisation ? Celles qui sont radicalisées mais ne sont pas passées à l’acte ? Celles qui ont rejointla zone irako syrienne ? Celles qui en reviennent ? Cellesemprisonnées en France ? Celles libérées de prison ? auprès de ces différentes catégories, quelle part doit êtredonnée à l’action socio éducative ? a la surveillance et aurenseignement ? a la restriction de liberté et autres mesurescoercitives ou punitives ? Comptez vous également agir, de manière plus large, sur lesfacteurs sociaux, économiques, psychologiques, religieuxmenant à la dérive terroriste (lutte contre les discriminationset les inégalités sociales, éducation, actions dans les médiaset sur les réseaux sociaux) ? Comment pensez vous empêcher les terroristes de perpétrer leurs forfaits ? Quelles mesures concrètes ( judiciaires, policières, diplomatiques, militaires) proposez vous pour empêcher les terroristesd’accéder aux armes et explosifs ? Pour les priver de moyensde propagande ? De moyens financiers ? De base arrière ? Comment vous positionnez vous par rapport aux diversesmesures organisationnelles recommandées par la commissiond’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’état pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 (fusion du service central du renseignement territorial et de la sous directionde l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie nationale dansune nouvelle direction générale du renseignement territorial,fusion de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste uCLat

et de l’état major opérationnel de prévention du terrorismeEMoPt , création d’une agence nationale de lutte antiterroriste,rattachée directement au Premier ministre) ?

si un nouvel attentat survient, il faut être prêtQuelles mesures concrètes proposez vous pour renforcerla protection des cibles que nous sommes tous ? Faut il maintenir l’état d’urgence ? La force sentinelle ? Faut il renforcerles infrastructures de sécurité ? Faut il renforcer les moyenshumains des établissements recevant du public (effectifs,formation, liaison avec les forces de police) ? Doit on améliorer les dispositifs d’alarme en cas d’alerte ? Comment ? Faut il réformer l’organisation des forces d’intervention ? Etesvous, dans ce cadre, favorable à la fusion du RaiD, du GiGNet de la bRi ? avez vous des propositions concernant la formation du public(notamment aux « gestes qui sauvent ») ? Concernant l’organisation des secours médicaux ? Concernant la commu

nication et le partage d’information entre tous les intervenants ? Concernant l’information, le soutien et l’accompagnement des victimes et des proches dans le post attentatimmédiat ?

enfin, que comptez-vous faire pour aider les victimes ? Nous, qui avons été frappés, savons mieux que quiconquecombien la « suite » est difficile. Nous aider est pourtant essentiel. C’est une question de justice, car nous mêmes, nosenfants, nos frères et sœurs, nos parents, nos amis, nosproches ont été atteints par un ennemi qui cherchait à nuireà notre pays et notre société. D’une certaine manière, nousavons payé pour tous. Mais c’est aussi un élément essentielde la lutte contre le terrorisme : réduire l’impact d’un éventuel attentat sur les victimes, c’est augmenter la capacité derésistance et de rebond de la société française. Pensez vous possible de réduire la charge bureaucratiquequi pèse sur les victimes qui cherchent à faire valoir leursdroits ? avez vous des pistes pour rendre les procédures d’indemnisation plus transparentes et plus équilibrées ? Comment comptez vous agir pour permettre à tous l’accèsaux avocats, notamment dans la phase transactionnelledevant le fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions (FGti) ? Etes vous prêt(e) à vous engager pour que tous les soins desanté liés à l’attentat pour toutes les victimes directes et indirectes soient effectivement pris en charge à 100 % ?soutiendrez vous les propositions émises par les professionnels de l’intervention d’urgence, psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, professionnels du secourisme, etc., pouraméliorer la prise en charge psychologique des victimes dansl’urgence et le long terme et améliorer la formation initiale etcontinue des professionnels de santé ? Comment ? Etes vous favorable à l’indemnisation intégrale par le FGtide tous les préjudices, y compris les préjudices psychologiques ressentis au cours de l'événement terroriste par lesblessés au sens large, les impliqués, les otages et leur familleproche, comme le recommande le rapport récent présidépar Madame le professeur Porchy simon ? Comptez vous prendre des mesures pour soutenir les prochesqui accompagnent des victimes ? Pour éviter les discriminations des victimes (dans le travail, l’éducation, face aux assurances et organismes de prêt, etc.) ? si vous êtes élu(e), nommerez vous au gouvernement unministre ou un secrétaire d’état chargé des victimes, commec’est le cas dans le gouvernement actuel ? Disposera t il d’uneadministration et d’un budget dédiés ? Nous souhaitons ardemment que toutes ces questionsne soient pas oubliées dans la campagne présidentielleet au-delà.

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Lettre ouverte des associations de victimes du terrorisme aux candidats à la présidence de la République

Paris le 28 mars 2017

les sigNataires • 13 novembre : fraternité et vérité • association de défense et de mémoire des victimes de

l’attentat du musée du bardo • association des victimes des attentats de ouagadougou • Fédération nationale des victimes d’attentats et

d’accidents collectifs (FENvaC) • Promenade des anges

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PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO PURGUETTE

le graNd eNtretieN

à qui s’adresse le livre que vous cosi-gnez avec Pierre laurent et alainHayot ?L’objet de ce livre est de décrypter lesarguments et démasquer l’imposture duFront national mais aussi les dangers duprojet de la droite. sa lecture et les débatsqui sont organisés doivent permettre decombattre ces idées, argument contreargument, point par point. C’est un livreoutil, un instrument de débat avec celleset ceux qui, dégoûtés des politiques despartis au pouvoir, sont dans la peur dudéclassement social, se sentent oubliésde tous et sont tentés par le vote Le Pen,trompés qu’ils sont par sa posture de« recours social », ce qu’elle n’est enaucune façon. Notre livre s’emploie doncà montrer à la fois l’imposture et la natureprécise des mensonges.Pour la droite, il veut souligner l’ampleurdes attaques contre ce qui fait encorela nature sociale de la France. Nous faisons aussi des démonstrations contre,

par exemple, ses affirmations que le« redressement de la France » passeraitpar une austérité encore renforcée ouque les services publics ne seraient quedes coûts ou encore que notre pays ne

pourrait plus se « permettre » son système de protection sociale.Nous montrons aussi que la victoire dela droite ne serait pas une « classiquealternance » après le désastreux quinquennat de François Hollande mais undésastre social et sociétal considérable.Ce livre s’adresse donc à toutes celles etceux qui veulent débattre, échanger, afinde fournir des arguments, basés sur des

faits, des déclarations, des chiffres. voilà,pensons nous d’où il tire son utilité.

Quelles distinctions et quels points deconvergence faites-vous entre les pro-jets de la droite et de l’extrême droiteque vous dénoncez dans cet ouvrage ?Les deux sont dans la même logique,« celle, comme l’écrit Pierre Laurent dansla préface, qu’imposent les puissancesdu grand patronat, du CaC 40, ce système contre lequel la vie de millions desalariés, des gens du peuple, vient se fracasser ». Dans le programme de Marine Le Pen,on aura beaucoup de mal à trouver quoique ce soit de remise en cause des pouvoirs de la finance. Comme l’écrit alainHayot dans une entrevue dans L’Humanité : « La finance n’a rien à craindre deLe Pen. » En effet, aucune mesure nevise le coût du capital et les syndicatssont sa bête noire. au fond, Marine LePen pousse plus loin la logique de la droite

Combattre la droite et l’extrême droite, argument contre argumentFront national, l’imposture. Droite, le danger. C’est le titre de l’ouvrage cosignépar Pierre Laurent, alain Hayot et Marc brynhole publié aux éditions de l’ate-lier. Membre de l’exécutif national du PCF chargé des relations avec les intel-lectuels, marc Brynhole évoque pour La Revue du projet les objectifs de celivre et analyse la situation politique.

« La finance n’a rien à craindre

de Le Pen »

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historiques de la droite. François Fillon,vainqueur de la primaire, a sans douteincarné ce que j’appelle une contre révo

lution sociale et conservatrice sur laquelles’est rangée une majorité de l’électoratde la droite. Ce projet est fait de grandesviolences contre les acquis sociaux, lesservices publics, les fonctionnaires, la protection sociale. il est joint à des posturestrès conservatrices sur la centralisationdes pouvoirs ou les droits de femmes, parexemple. Les affaires ont pu faire penser

que François Fillon n’allait pas aller jusqu’aubout de sa candidature. Cependant, leprogramme, même quelque peu édul

coré, serait resté identique à bien deségards. C’est pour cela que nous avonsfait le choix de désigner les formationspolitiques plutôt que leurs dirigeants.

diriez-vous que la polémique quitouche le candidat fillon affaiblit leprojet qu’il porte ?Les affaires qui le touchent ont eu plu

en entretenant de manière permanentedes divisions sans fin du peuple, notamment avec la préférence nationale, lessalariés du privé contre ceux du public,les actifs contre les chômeurs, etc. Pourla droite, si son agression est frontalecontre le monde du travail, elle le fait aunom du « pragmatisme ». François Fillonrevendique le thatchérisme, la superaustérité et la mise en pièces de ce quecertains ont appelé le « modèle socialfrançais ». si les moyens d’y parvenir sontdifférents entre droite et extrême droite,l’objectif est semblable mais il faut, làencore, le démontrer.

au fil de la rédaction, le titre a évolué,pour quelles raisons ?Le programme des «  Républicains  »adopté lors de l’été 2016 est le socle surlequel les candidats à la primaire de ladroite ont engagé leur compétition interne.évidemment, chacun a apporté sa propre touche, en suivant les divers courants

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« D’un même pas, faire reculer les projetsultralibéraux et conservateurs, et faire

grandir la force d’une alternative dechangement qui devienne incontournable

parce que largement partagé et populaire. »

TRAVAIL DE SECTE

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Editions de l’Atelier

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sieurs conséquences. D’abord, après lestractations au sein de la droite, les exercices d’équilibre, le programme est sensiblement resté le même, à quelquesnuances près. La droite n’a pas pu faireautrement que de trouver le chemin deson rassemblement malgré tout. Ellen’avait pas d’alternative de candidatureà présenter et son électorat est plutôtacquis au programme Fillon, avec unegrande mobilisation pour obtenir sarevanche et accéder au pouvoir.

le projet d’emmanuel macron est-ilmoins dangereux pour les travailleurs ?bon élève des traités européens, Emmanuel Macron, c’est la promesse de l’austérité et des inégalités. sa carrière parlepour lui : rapporteur de la commissionattali mise en place par sarkozy, coordi

nateur du projet de Hollande en 2012,secrétaire général adjoint de l’élyséejusqu’en 2014, puis ministre de l’économie. il est tout sauf un homme neuf, horssystème, et son programme est très lié

aux milieux d’affaires du CaC 40. soncredo, c’est l’Europe du marché, du libreéchange, des privatisations à tout va, dutraité transatlantique et du CEta qu’ilcontinue de défendre alors que personne

n’en veut. C’est l’ubérisation de l’économie, et tout ce que nous avons déjà connuavec sa fameuse loi puisant son inspiration au MEDEF. Chacun s’en souvient :soixante articles déréglementant le code

du travail, cassant le service public dutransport, vendant les aéroports et lesbarrages publics aux spéculateurs, élargissant le travail du dimanche…ajoutons à cela la petite musique visant

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Le sous titre reprend une distinction qui départage depuistoujours courant réformiste et voie révolutionnaire. Le réformisme est adossé à des améliorations temporaires (salaires,conditions de travail et de vie, etc.) et, acceptant ce capitalisme qui lui permet ces avancées, il se limite lui même.Le réformisme en est souvent resté au « social » et n’a poséles questions sociétales que récemment, comme dérivatifpour dévier les espoirs de changement de société. Le courant révolutionnaire, quant à lui, s’appuie sur ces avancéespour élever le niveau de conscience et le niveau des luttes,en éclairant sur les enjeux de classes pour poser le but d’unchangement de société.Le contexte a changé avec l’évolution rapide de nos sociétés, de la production, avec la mondialisation qui montre lafinitude de nos ressources et de la biodiversité et avec l’influence des techniques dont dispose l’humanité sur le devenir de la planète : l’approfondissement de la crise sociale etécologique rend urgent le changement de société. Noscongrès ont acté cela.or cette approche reste trop globale pour être opérative.De fait, nous avons pris un retard à nous emparer de cesquestions. Et, sur le terrain, la mosaïque des luttes partiellesretarde le rassemblement sur un but global. La fragmentation de la protestation écologique pousse l’écologie (l’écologie politique Et la perception que les communistes ont

de l’écologie elle même) à un cousinage avec le réformisme(qui se traduit par des accords politiciens bien réels et, paradoxalement, les municipalités communistes déléguant l’environnement aux « écologistes » par méfiance) mais permet à l’écologie politique d’apparaître comme porteused’un projet de société.Quel peut être l’apport communiste ? Comment unifiertoutes ces luttes ? Quelle est la racine qui leur donne cohérence ? Partons du concret des luttes écologiques ellesmêmes sans prétendre être exhaustifs ni nuancés.Certaines questions sont un dénominateur commun à toutesles composantes de l’écologie politique et ce qui les cimente.Les communistes sont rétifs à s’y engager car leur paroledérange du fait qu’elle rompt avec la mode et que leurs propositions posent directement la question du changementde société :• la question énergétique (quel mix, les énergies renouve

lables intermittentes, EnRi, le refus du nucléaire),• les GPii, grands projets d’aménagement (Notre Dame

des Landes, etc.).Les communistes sont présents, souvent à travers leursélus seulement et insuffisamment sur d’autres questions :• eau, déchets, services publics• économie circulaire (aMaP, économie collaborative, Ess),• agriculture, santé, environnement (abeilles, oGM),

REFLEXION SUR L’ÉCOLOGIE

l’éCologie, reflet des luttes de ClassesNouvelle façon de « gérer loyalement le capitalisme »

ou appui pour changer la société ?

« sa victoire ne serait pas une « classiquealternance » après le désastreux

quinquennat de François Hollande mais un désastre social et sociétal considérable. »

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depuis quelques jours à le présentercomme le vote « utile » face à Marine LePen. Mais c’est le contraire, en vérité.Emmanuel Macron, c’est le candidat libéral de la finance mondialement soutenupar des personnalités venant de gauchecomme de droite et qui porte la politiquede cette Europe libérale : c’est justementtout cela qui fait grandir le Front national. Le piège est patent.

Comment faire valoir le programmedes communistes, La France en com-mun, dans le débat public actuel ?Notre livre est un instrument de dialoguequi dénonce et qui apporte les preuvesque droite et extrême droite ne conduisent qu’à de graves déconvenues. EtMacron n’est au fond que la roue desecours des intérêts de la finance si la

droite ne parvenait pas au pouvoir.L’urgence est donc bel et bien à montrer que nulle fatalité ne préside au mal

heur et au désastre politique. Je dis souvent, dans les débats, que nos « vingtrépliques » et La France en commun sontles deux tomes d’un même ouvrage : eneffet, l’un dénonce et l’autre prouve.il prouve qu’une autre politique, de progrès, est possible, mieux, qu’elle estnécessaire. il prouve que l’argent existepour cela, que les forces politiques de

changement, pour peu qu’elles trouventle chemin de leur rassemblement, pourraient la mettre en œuvre.

il y a tant besoin d’espoir et les urgencessont là. tous nos efforts peuvent doncet doivent être tendus vers ces objectifs : d’un même pas faire reculer les projets ultralibéraux et conservateurs, etfaire grandir la force d’une alternative dechangement qui devienne incontournable parce que largement partagé et populaire. n

« Macron n’est au fond que la roue de secours des intérêts de la finance

si la droite ne parvenait pas au pouvoir. »

• biodiversité/agence pour l’environnement,• transports (pollution de l’air...) et droit à la mobilité.ils peuvent être seuls là où personne ne les attend :• sûreté industrielle et conditions de travail,• métropoles et banlieues/périphéries, qualité de l’habitat,• la ségrégation spatiale (métro, boulot, dodo / avoriaz,

Megève et Côte d’azur)toute approche globalisante avec un discours macroéconomique sur la crise sociale (voire en ajoutant sans conséquence les mots « et écologique ») est loin des luttesconcrètes et nous ramène à des propositions dans ledomaine du « social » ou du débat sur des mesures techniques, ce qui, faute de projet concret de société mis enavant, reste dans l’ornière techniciste et donc réformiste.il y a donc urgence à partir des luttes réelles pour rassembler autour des perspectives communistes du changementde société et de l’exigence de démocratie. Cette approchemoniste trouve son fondement dans le fait que les problèmes rencontrés par les sociétés humaines dans leur environnement prennent une forme modelée par la division enclasses de la société et de ce que les classes dominantesaménagent l’espace et les rapports sociaux à leur avantage.Quelques exemples :• autorisation de forer, d’exploiter les pétroles de schiste etd’oléoducs aux états unis au profit des firmes pétrolières,• lobbys automobiles/pétroliers/btP pour le tout automobile jusqu’aux cars Macron,• saga des normes environnementales sur la santé (médicaments, pollutions diverses) pour les firmes bayer, Monsanto, etc.,• distorsions de concurrence avantageuses pour les EnRiau détriment de ce qui reste du service public de l’énergie,

• avatars du secteur du nucléaire civil qui ne génère plus lesmêmes taux de profit, • réduction des effectifs des services publics, oNF, oNC,oNEMa, etc., • sûreté industrielle malmenée pour des raisons de profits…toutes les questions écologiques nous ramènent à la critique de la société capitaliste.il ne suffira évidemment pas de « supprimer le capitalisme »d’en haut pour résoudre les questions environnementales :l’exemple de l’ex uRss le montre, hélas ! Rien d’automatiquecar l’approche environnementale de ces questions ne meten évidence que le REFLEt et non le cœur des luttes declasses.Mais s’en saisir donne corps à notre projet de société par lecôté concret des possibilités d’amélioration du cadre de vieque procure la suppression du carcan du dogme du profitimmédiat. Possibilité seulement par abaissement des obstacles mais la construction du nouveau se fera seulementpar la démocratie et la vigilance citoyenne tant sont complexes les questions à régler.L’intégration plus forte de la lutte écologique à notre actionnous donne la possibilité de déployer pleinement la richessede la stratégie adoptée lors de nos derniers congrès. n

Jean-Claude Cheinet est ancien adjoint au maire de Martigues, responsable associatif, membre de la commission nationale Écologie du PCF.

TRAVAIL DE SECTE

URS

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ENT &ÉLUS renouvellement, reconquête :

l’ANECR s’engage à former des équipes pour gagner

ENTRETIEN AVEC PATRICE BESSAC*

Que retenez-vous des échanges qui ont eu lieu lors du xViiie

congrès de l’aNeCr ?C’était un congrès motivant. D’abord parce que nous yétions très nombreux, réunis dans la diversité de nos man-dats, représentants de la France entière, avec un objectifcommun : comment travailler mieux tous ensemble. Cecongrès a démontré qu’il y a partout en France des femmeset des hommes élus, des élus militants qui mettent leurengagement au service du bien commun. Des élus com-battants qui ne renoncent pas et qui agissent pour les ser-vices publics, pour leurs populations, pour l’avenir.Notre association doit être au service de tous les élus com-munistes et partenaires, qui ont exprimé des attentes fortesà l’occasion de ce congrès, et puis un peu plus tard aumoment de notre premier conseil national. Je pense notam-ment au besoin de mieux partager nos expériences et del’aide mutuelle qui en découle. C’est une exigence légitimede leur part. Et c’est l’objectif même de la création de lacoopérative des territoires, que nous allons mettre en placeà l’ANECR. L’idée est très simple : tout travail réalisé dansune ville, dans un département, doit profiter à l’ensembledes élus. Le mot coopération n’a de sens que si elle s’exerce.L’ANECR est un outil formidable, j’ai dans mon viseur lesélections municipales de 2020 et je pense tout particuliè-rement aux territoires de conquête ou de reconquête. Nousdevons consacrer beaucoup d’énergie à former et à accom-pagner les équipes sur le terrain. À transmettre les meil-leures pratiques et les expériences les plus difficiles. J’ail’habitude de dire que les défaites, comme les victoires,doivent être partagées.L’ANECR, c’est aussi une ressource fondamentale et unvéritable centre de formation. Avec sept mille cinq centsélus, femmes et hommes, nous sommes une force consi-dérable, une force qui se doit d’être organisée pour expri-mer tout son potentiel. Maintenant, il faut unir pour agir.

Vous parlez de la formation, quels sont les projets de l’aNeCrdans ce domaine ?Avec la nouvelle équipe, nous nous engageons dans la créa-tion du campus des élus. Fin août, nous voulons proposeraux élus un très bon programme de formation, évidem-ment sur le fond mais également en matière pratique.Parallèlement à cet effort, nous lançons la coopérative desterritoires avec une nouvelle plate-forme de partage, uneboîte à outils pour l’activité des élus, un cycle de prépara-

tion du travail programmatique pour les élections muni-cipales de 2020, ainsi qu’un nouvel élan pour le travail denotre journal, L’Élu d’aujourd’hui.Un programme de formation plus pointu et nécessaire-ment plus limité sera également lancé: « Former des équipespour gagner ». Il s’agira de mettre en place une logique deformation pluriannuelle pour les équipes en situation deconquête ou de renouvellement.Bref, nous avons du bon travail à faire ensemble! Et je veuxsouligner dans les pages de La Revue du projet que nousavons besoin de collaborer avec l’excellente équipe de votrerevue. Vous rassemblez une somme d’intelligences et decompétences. Votre travail est important. Nous avons besoinde votre aide.

est-il possible de mettre un terme à la baisse des dotationsde l’état, imposée aux collectivités, alors que les autresforces politiques les présentent comme inéluctable ?Oui. Bien sûr que oui! Sauf à sombrer dans le défaitisme. Ilest possible de mettre un terme à l’austérité imposée auxcommunes, aux hôpitaux, aux régions, à l’État, bref au ser-vice public. Tout est une question de choix et de volontépolitique.« Faire face » est désormais notre devise pour remplir lesmissions de service public qui font de nos villes les der-niers remparts contre les difficultés sociales et qui sontsynonymes de mieux-vivre, d’égalité et de cohésion sociale.La forte mobilisation depuis 2104 a d’ailleurs commencéà payer, puisque sous la pression des élus, le président dela République a réduit de moitié la dernière tranche. Entout cas facilement, car le gouvernement a triché et a enlevéd’une main ce qu’il rendait de l’autre.Aujourd’hui, nous sommes tous face au mur budgétaire.Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Ce serait prendre lerisque de mettre en péril le bien le plus précieux d’une com-mune, le service public de proximité. Cette politique d’étran-glement des communes est une fausse économie. Prises àla gorge, les villes limitent leurs investissements, elles nepassent plus commande auprès des PME et des entreprisesde BTP. À l’arrivée nous sommes trois fois perdants: les com-munes y perdent, l’économie y perd et l’État y perd.L’État met les communes au régime sec, mais dans le mêmetemps, 150 milliards d’aides auront été attribués, cetteannée encore, aux entreprises, sans que la courbe du chô-mage se mette à chuter.Il nous faut continuer à résister. Notre volonté communed’agir pour l’intérêt général nous pousse à ne pas laissercette baisse drastique et historique des dotations de l’État

Maire communiste de Montreuil depuis 2014, Patrice Bessac a été élu prési-dent de l’association nationale des élus communistes et républicains (aNECR)lors de son dernier congrès à saint-Etienne. Pour La Revue du projet, il livre sonanalyse de la situation politique et liste ses priorités au premier rang desquellesfigure la formation.

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se reproduire. Cela signerait l’arrêt de mort des communeset du service public local.C’est le sens du mouvement que nous avons lancé à l’issuede notre XVIIIe congrès « Communes debout », pour exigerque l’on redonne aux collectivités locales les moyens finan-ciers et démocratiques de politiques publiques répondantaux besoins de nos populations. Ce mouvement prouveque nous ne renoncerons pas.

Comment faire comprendre l’importance des législativesdans un régime hyperprésidentialisé par l’inversion ducalendrier électoral ?Si les gens s’intéressent autant à l’élection présidentiellec’est parce qu’ils considèrent que son résultat va influen-cer directement leur vie. Les élections législatives venantdésormais en second, elles leur apparaissent comme uncomplément d’objet direct de la première. C’était le butdes initiateurs de l’inversion du calendrier électoral.Cette mayonnaise électoraliste a pris, mais seulement enpartie. Cela tient aux relations objectives qui lient encoreles parlementaires au corps électoral. Cette situation rendnotre tâche difficile. Nous soutenons à juste titre l’impor-tance démocratique du parlement, bien que ses préroga-tives soient très limitées, non seulement par l’usage du 49-3, mais également les très nombreuses autres armesconstitutionnelles dont dispose à loisir le gouvernementcontre le parlement.Paradoxalement, nous avons vu et les Français aussi, lorsde la dernière session, qu’un mouvement profond de lasociété pouvait bousculer les diktats du président. Cela aété le cas avec la loi El Khomri. La puissance du mouve-ment social a conduit les députés de la majorité à faire pres-sion sur le gouvernement et le président, au point que celui-ci n’a pas trouvé de majorité pour soutenir cette loiclairement antisociale, comme elle n’avait pas trouvé demajorité parlementaire pour faire passer par le vote clas-sique, la loi, tout aussi antisociale, de Monsieur Macron.Ces événements parlementaires ont non seulement faitreculer le gouvernement, mais ils ont révélé les clivages,notamment au sein de la majorité, et précipité la crise durégime et l’avènement d’alternatives. Ces événements révè-lent l’importance relative, mais réelle, du parlement. Actuel-lement, il y a une autre raison qui doit nous inviter à menersans attendre et avec beaucoup de vigueur la campagnepour les législatives, c’est la folie actuelle de la présiden-tielle qui traduit une crise politique, une crise de régime,une crise institutionnelle.La mauvaise émission de téléréalité à laquelle nous assis-tons décrédibilise la fonction présidentielle bien sûr, maisde surcroît, et c’est très important, elle rend cette désigna-tion forcée presque inquiétante. Le peuple a pris conscienceque l’élection présidentielle était devenue un jouet entreles mains des ambitieux, qui font passer leur soif du pou-voir et les intérêts privés, à commencer par les leurs, avantl’intérêt général. Nous devons savoir gré à Fillon d’avoir étéle révélateur de cette situation. Une majorité des électeursa désormais le sentiment sourd que, le 23 avril et le 7 mai,ils devront faire un choix par défaut. Dans ces conditions,nous devons dire à nos compatriotes que les députés sontle contrepoison à cette OPA antidémocratique, qu’ils tien-nent là l’arme pour reprendre leurs affaires et leur aveniren mains. Il faut expliquer la nécessité d’un énorme bar-rage parlementaire de gauche. Une ou un député commu-niste ou soutenu par notre parti, c’est l’assurance de voirles intérêts des Français à l’Assemblée nationale.Enfin, à l’inversion du calendrier électoral, s’ajoute évi-demment le quinquennat, qui a changé la fonction du pré-sident de la République, du gouvernement, du parlement,ainsi que la capacité du peuple à s’exprimer au cours du

mandat présidentiel. Pour moi, la chose est entendue: ilfaut redonner au gouvernement sa place, son autorité etsa responsabilité devant le parlement.

on a parlé par le passé de « communisme municipal ». Com-ment, aujourd’hui, l’action des élus communistes et répu-blicains donne-t-elle à voir les valeurs qui fondent le pro-jet communiste ?Il faut d’abord bien comprendre l’avènement de ce « com-munisme municipal » et son déclin. L’avènement d’éluscommunistes à la direction des affaires communales dansles années 1930 a bouleversé la fonction des communeset le paysage politique français. Avec quatre-vingts ansd’avance, ils ont installé « l’humain d’abord » au cœur deleur gestion. Ils ont créé des centres de santé, qu’on appe-lait alors « les dispensaires », à un moment où être maladepouvait vous jeter dans la misère et que l’accès aux soinsétait un véritable sacrifice financier pour les couches popu-laires. Ils ont créé des centres de vacances pour des enfantsqui ne quittaient jamais leur quartier, leur commune. Ilsont créé des caisses de secours municipales pour venir enaide aux miséreux. Ces mesures sociales, prises par desélus communistes issus des rangs mêmes du peupleouvriers, employés, syndicalistes, ont répondu aux besoinsdes populations et ont amélioré, partiellement certes maisconcrètement, leurs conditions de vie.Elles ont contribué à renforcer la conscience du peuple, lelibérant du carcan idéologique dans lequel lemaintenait une bourgeoisie qui affirmait qu’elle seule étaitcapable de gérer. «À l’insu de leur plein gré», les commu-nistes ont inventé le We canà la française. La prise du pou-voir par les bolcheviques ayant mis la puce à l’oreille de lamultitude. C’est à partir de cette confiance née dans l’avè-nement des communes populaires lors des élections muni-cipales de 1935 et leur effet social immédiat, que fleurira1936, et son Front populaire.Des décennies durant, le communisme municipal conser-vera le leadership. Il s’effacera sous l’action conjuguée d’unedroite qui s’est mise au diapason de ce mode de gestiontournée vers la population – adaptant leur politique à lanature sociologique de leur « majorité électorale » – la haussedu niveau de vie, satisfaction, même partielle, de besoinslongtemps inaccessibles, l’individualisation de la société,la dégradation globale de l’image du communisme, et sonaffaiblissement électoral national. Retenons de ce constat,évidemment sommaire, que c’est la satisfaction des besoinsESSENTIELS d’une population typée et la prise deconscience par celle-ci qu’un We can et « autrement étaitpossible », qui ont fait le succès du communisme munici-pal. Ces deux supports restent-ils d’actualité? Oui. Maisleurs contours ont changé car la population ne se vit pluscomme un collectif. La clef aujourd’hui, c’est d’être, dansnos villes, les artisans de l’autonomie. Dans nos responsa-bilités d’élus, nous devons mettre chaque individu en situa-tion d’exercer une influence, afin de permettre à chaquecitoyen de saisir sa capacité collective à gérer les affaires,dans son intérêt personnel et celui du collectif.Chaque enfant doit être doté des clefs de compréhension,de la culture, des moyens qui lui permettront de faire faceau monde qui l’entoure et à trouver sa place dans unesociété régie par la loi du plus fort.Dans nos villes populaires, là où, il y a quarante ans, la soli-darité était monnaie courante, nous faisons face aujourd’huià un repli sur soi et au rejet de l’autre. Notre rôle est de limi-ter cette dérive. Cela légitime notre combat et ses finalités.n

*Patrice Bessac est maire (PCF) de Montreuil. Il estprésident de l’ANECR.

PARLEM

ENT & ÉLUS

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Les patrons ne lâchent rien. Eux

non plus. Non contents de profiter et d’exploiter, ils voudraientbien éduquer. Et formater.C’est ainsi qu’ils ont lesmanuels scolaires d’écono

mie dans le collimateur. Ces derniers nesont pourtant pas d’un radicalisme échevelé, mais ce qui y est dit, le peu qui y estdit sur Marx par exemple, sur l’exploitation, l’aliénation, les prix ou les marchés,tout cela est encore beaucoup trop. onvoit, sur ce sujet, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) régulièrementmonter à l’assaut de l’école et de l’éducation nationale, où il rencontre d’ailleursquelques oreilles complaisantes.Dernier avatar de cette croisade : la journée de « travail », lundi 30 janvier dernier, que l’académie des sciencesmorales et politiques a consacré auxmanuels d’économie. Journée dite de« diagnostic », avant une prochaine réunion, elle, de « réorientation ».L’académie des sciences morales etpolitiques est présidée par Michel Pébereau, l’ex patron de bNP Paribas. L’archétype de la nomenclature du capitalisme à la française. Haut fonctionnairechargé de privatiser la bNP, il en deviendra le patron. il a le profil de ce que les

des manuels d’économieversion medefsous le couvert de l’académie des sciences morales et politiques, repère decadors patronaux (Michel Pébereau, Denis Kessler, Yvon Gattaz…), une purgelibérale des manuels d’économie est mise au point avec application.

Russes nomment les oligarques.L’homme est administrateur d’uneribambelle de sociétés (total, saintGobain, Lafarge, EaDs, bNP, Pierre Fabre,axa, etc.) mais manifestement il lui resteencore du temps pour consulter lesmanuels scolaires, ceux d’économietout particulièrement.il rêve sans doute de transmettre auxjeunes générations une histoire de l’économie digne d’un conte de fées, avec degentils entrepreneurs et de désolantssalariés, un marché exemplaire face àdes inégalités naturelles.bref, il présidait une réunion, l’autre jour,à l’institut, quai de Conti, laquelle hébergeson institution, avec cet ordre du jour :« L’enseignement des sciences économiques et sociales » au lycée. Deux journaux aussi dissemblables que Le Figaro

(Marie Estelle Pech, 30 janvier) ou L’Humanité (adrien Rouchaleou, 1er février)en ont rendu compte. au programme, lamise en accusation des manuels scolaires d’économie actuels, pas assez alignés sur la doxa du MEDEF.C’est un dada de nos bourgeois depuisde longues années de vouloir réécrire

PAR GÉRARD STREIFF

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l’économie, une science économiquepure et dure. on peut penser que, depuisla chute du Mur, cette exigence se formule sans vergogne. il n’est d’économieque libérale. on se souvient que la mêmeacadémie, en 2008 déjà, flinguait les précédents programmes ainsi : « il est difficile d’écarter l’hypothèse que cet enseignement, inadapté dans ses principes,et biaisé dans la présentation, soitnéfaste. » De cette précédente réunion,nos académiciens avaient bâti une proposition de réforme des programmesmise en musique par le ministre sarkozyste Luc Chatel.Les manuels ont donc déjà subi plusieurspurges ces dernières années. un économiste tout à fait normé comme bernard salanié en convient : « Je dois direque j’ai été favorablement surpris [à la

lecture des manuels d’aujourd’hui, Nda].Les sources des articles retenus sontcertes bien plus souvent Alternativeséconomiques que Le Figaro Économie,mais les extraits cités sont moins marqués en général qu’ils ne l’étaient il y aquelques années. » bref, la mise auxnormes libérales est passée par là, mais

« C’est un dada de nos bourgeois depuis de longues années de vouloir

réécrire l’économie, une scienceéconomique pure et dure. »

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ça ne fait pas encore le compte pour nospossédants. Comme le dit un des censeurs, « les programmes ont bien tenucompte des propositions des précédentes commissions mais jusqu’à uncertain point ».il y a encore trop de Marx, trop de Keynes,trop de critiques tout simplement. Deséconomistes bC bG, de préférence avecle label de l’université de Columbia, ont

donc été invités à sabrer, symboliquement, dans ces textes, tel Yann Coatanlem (voir extraits ci contre).Les critiques ont visé tout particulièrement les chapitres « Comment se forment les prix sur un marché  » d’unmanuel de seconde ; les considérations« franchement caricaturales » sur la justice sociale et le marché du travail d’unlivre de terminale ; les propos « souventtendancieux  » sur les politiques derelance ou sur le chômage keynésien.sur le chômage justement, un économiste d’oxford s’agace : « on demandeaux élèves si le chômage est dû à descoûts salariaux excessivement élevésou à la faiblesse de la demande. Cela mesemble renvoyer directement au paysage politique français ; poser la question en ces termes paraît extraordinairement partisan… »En fait, ce que ces membres de la Grandeinquisition ont l’air de reprocher auxmanuels, c’est de donner une image tropsombre du capitalisme. De la joie, que

diable ! Que vive l’entreprise et les entrepreneurs ! L’un des membres de la commission de censure regrette « une tendance à insister sur les aspects négatifs.Je pense qu’on est en droit de soutenir

que l’économie mondiale dans sonensemble est en bien meilleur état qu’ellel’a jamais été dans l’histoire ». Commeon disait en 1968, d’où tu parles pour diredes choses pareilles ? n

l’aCadémie des sCieNCes morales et PolitiQues

et les maNuels d’éCoNomieYann Coatanlem, président du Club Praxis, était un des participantsà cette journée « académique » de diagnostic. voici comment il parledu manuel d’économie de terminale publié par les éditions belinet des chapitres consacrés à la sociologie.

uN soCle tHéoriQue liBéral« De nombreux courants de pensée sont présentés dans une égalité scrupuleuse mais qui laisse perplexe le futur citoyen et contribue à une impression générale de pessimisme particulièrement dangereuse alors qu’il existe un socle théorique de base qu’aucunéconomiste ne songerait à remettre en cause. »

Classes soCiales« un concept dépassé. Qui parle encore aujourd’hui de classessociales ? La précarité peut arriver à tous. »

Balayer le marxismeLa prise en compte du risque permettrait « de balayer les pointsde vue marxistes présentés dans le manuel de terminale, assimilantles plus values à l’extorsion des travailleurs plutôt que de laisserl’élève dans un flou malencontreux ».

marx eN seCoNde, Première, termiNale« Est on obligé de commencer le chapitre “Comment analyser lastructure sociale ?” par un exposé des théories marxistes et ladéfinition des plus values comme une extorsion des travailleurs plutôt que comme une simple rémunération du capital, en soi légitime ? C’est pousser le relativisme un peu loin. De plus, doit onparler de Marx en seconde, première et terminale ? Pourquoi ne paslaisser le sujet aux programmes d’histoire ? »

« ségrégatioN sColaire » « il paraît excessif de parler de “ségrégation scolaire” comme sielle était orchestrée. Plutôt qu’opposer différentes catégories sociales,il nous semblerait plus judicieux de se pencher sur les lacunes réellesdu système scolaire et du système social. »

« NouVelle domestiCité »« Encore une fois, la présentation du chapitre “Comment analyseret expliquer les inégalités ?” nous semble bien trop polémique : pourquoi parler de “nouvelle domesticité” pour désigner les emplois deservice à domicile ? »

« En fait, ce queces membres de la Grande

inquisition ont l’airde reprocher auxmanuels, c’est dedonner une image

trop sombre du capitalisme. »

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Sciences et avenirse met en quatre pour... emmanuel macron

Emmanuel Macron est-il « le candidat des média » ?on se bornera ici à montrer modestement qu’il estau moins le candidat privilégié par Sciences et ave-nir, deuxième magazine de vulgarisation scientifiquele plus diffusé. Histoire d’un cas de « synergie » dansle domaine de la presse !

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PAR ACRIMED

e moins que l’on puisse direc’est que Sciences et avenir amis les petits plats dans lesgrands pour rendre compte de« l’événement », à savoir unentretien de deux heures orga

nisé par le magazine entre EmmanuelMacron et cinq scientifiques (Jean Claudeameisen, Claudine Hermann, axel Kahn,Hubert Reeves et Cédric villani).Quatre pages dans l’édition de mars 2017,avec le nom du candidat en (très) grandsur la couverture, et sur le site du mensuel dédié à « l’actualité des sciences »,six articles et vingt neuf vidéos !

daNs SCIENCES ET AVENIR(et maCroN), les autresCaNdidats soNt marroNil ne nous appartient pas de commenterici le contenu des échanges dont le thèmegénéral était : « Quelle place pour la scienceen France ? » toutefois, sans sortir du rôled’acrimed, on peut constater que le« débat » annoncé sur la couverture dumagazine ressemble plutôt à une audienceaccordée par Emmanuel Macron à cinqscientifiques de renom ; une audience quimet le candidat et ses idées en valeur, lesplaçant au centre de l’attention. Cette promotion est rehaussée par la configurationde la rencontre : « cinq grands scienti

fiques », transformés pour l’occasion enpanélistes (bienveillants), lui posent desquestions pour s’enquérir de ses positionssur les différents sujets abordés. Le mensuel justifie ainsi l’initiative : « À moins detrois mois de l’élection présidentielle, grâceà la médiation de Sciences et avenir, lescinq éminents scientifiques [...] ont pu librement s’entretenir pendant deux heuresavec Emmanuel Macron, candidat qui nousavait directement fait savoir son souhaitde s’exprimer sur ces sujets d’avenir. » D’oùl’on comprend que c’est le fondateur d’« Enmarche ! » qui a demandé à la rédactiondu magazine d’être reçu dans ses pages,celle ci, manifestement soucieuse de luidonner satisfaction, se contentant dedéterminer les modalités.sans doute consciente de l’impressionque risque de produire l’accueil royalréservé à Emmanuel Macron, la rédaction précise : «  Sciences et avenir a faitparvenir la série des questions abordéeslors de cet entretien aux autres candidatsà l’élection présidentielle. Leurs réponsesseront publiées dans une prochaine édition du magazine ainsi que sur notre siteinternet. » Comme la seule édition dumagazine avant le scrutin sera celle dumois d’avril (alors que le premier tour del’élection présidentielle doit se tenir le 23de ce mois là), il est d’ores et déjà clairque les autres candidats ne bénéficierontpas du même traitement qu’EmmanuelMacron, à la fois qualitativement et quantitativement. toutes leurs réponses seront

réunies dans une même édition on doutequ’il leur soit accordé quatre pages chacun et ils ne seront ni filmés ni photographiés en train de tenir en haleine desscientifiques connus.

le seul matHématiCieNmédiatiQue de fraNCe est…Pro-maCroNil y aurait un travail spécifique à faire sur lamédiatisation de Cédric villani, l’un descinq membres du panel de scientifiquessélectionnés par Sciences et avenir (voirquelques réflexions à ce sujet en annexe).Ce mathématicien est un soutien officielde l’ancien locataire de bercy. il le dit trèsexplicitement dans une intervention lorsdu meeting d’Emmanuel Macron à Lyon(4  février 2017) ou dans un entretienaccordé à Mediapart (24 février 2017).Pourquoi la rédaction de Sciences et avenir n’a t elle pas informé les lecteurs decet élément d’appréciation important ?Cela leur aurait permis de comprendrepourquoi le mathématicien n’a cessé detendre des perches fraternelles à son candidat lors de l’échange avec les cinq scientifiques, comme celle ci par exemple :« Les grandes universités se plaignent dene pas avoir vraiment d’autonomie, de rester contraintes face à la puissance publiqueconcernant l’utilisation de leur budget. »

uNe étoNNaNte« syNergie » eNtreSCIENCES ET AVENIRet CHALLENGESLe « débat » publié par Sciences et avenir n’a pas été sans écho, du moins au seindu groupe Perdriel, détenu à 93 % par l’industriel et homme de presse Claude Perdriel, cofondateur avec Jean Daniel duNouvel Observateur et fondateur du Matinde Paris. Celui ci possède également l’hebdomadaire économique Challenges.on comprend immédiatement le conceptde « synergie » dans un groupe de presse

Chaque mois, La Revue du projet donne carte blanche à l’association aCrimed(action-Critique-médias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante,est l’incontournable observatoire des média.

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en prenant connaissance de l’article deChallenges.fr qui rend compte de « l’entretien événement » de Sciences et avenir. La rédaction du site le présente complaisamment ainsi  : «  alors que sesadversaires lui tirent leurs meilleuresflèches, brocardant son absence de programme (dont la présentation détailléeest prévue début mars), ironisant sur sessorties de route (la colonisation ; la manifpour tous), Emmanuel Macron s’intéresseau temps long, voire très long, celui de larecherche scientifique, de la transitionécologique, de l’avenir de la planète dansles colonnes de Sciences et avenir. »

Et l’on est d’autant moins surpris par cettesynergie qu’Emmanuel Macron a fait laune de Challenges sept fois, entreaoût 2012 et février 2017. En outre, Challenges.fr publiait le 16 octobre 2016 untrès long entretien en trois parties du marcheur en chef, alors qu’aucune autre personnalité politique n’a bénéficié d’un telprivilège. Et, pour couronner le tout, dansun texte paru le 30 janvier dernier sur lesite de l’hebdomadaire, l’éditorialiste Maurice szafran entend démontrer c’est letitre « Pourquoi Emmanuel Macron n’estpas le candidat des média », ainsi quenous l’avions déjà relevé (lire sur notresite : « À Challenges, une voix s’élèvecontre le Macron bashing médiatique »).

uNe CoïNCideNCetrouBlaNte : uN ProPriétairemaCroNPHileévidemment, il n’est nul besoin d’imaginer une intervention directe du propriétaire sur les deux organes de presse, etnotamment sur Sciences et avenir, dontil est le président et directeur de la publication, bien qu’il ait la réputation d’êtreparticulièrement interventionniste,comme on le voit dans le documentairede Raymond Depardon sur les débuts duMatin de Paris Numéros zéro (1980) et comme le confirme le rôle qu’il a jouédans le licenciement d’aude Lancelin dela rédaction de L’Obs.Ce serait donc peut être ou sansdoute ? en toute « indépendance »(puisque c’est le mot qui lui conviendrait)que la rédaction de Sciences et avenir achoisi de privilégier Emmanuel Macron.Et Claude Perdriel a alors tout lieu de se

réjouir de cette coïncidence bienvenue.En effet, Perdriel, aujourd’hui âgé de 90 ans, soutient très officiellement la candidature d’Emmanuel Macron à l’électionprésidentielle. il retrouve chez celui ci« quelque chose de Mendès France », leconsidère comme « un homme libre quidit ce qu’il pense et qui réfléchit », « trèscultivé » et allant « au fond des choses ».Pourtant, Claude Perdriel a souhaité nuancer son soutien. il déclarait ainsi au Figaro(24 octobre 2016) : « soyons précis : je n’aipas dit que je “soutenais” EmmanuelMacron. ses idées sont salutaires. Ellesapportent une perspective de change

ments qui manquait dans le débat politiqueet idéologique. Jamais la bataille droitegauche n’a été aussi violente. Dans cecontexte, j’apprécie qu’Emmanuel Macron“parle vrai”, qu’il cherche des solutions novatrices. J’écoute Macron et j’entends lamusique, les paroles de Mendès France,de Mauroy, de Rocard ou de Delors ceuxqui incarnent cette gauche à laquelle je mesuis toujours référé. » Et il ajoutait : « Cesréflexions, cet éventuel engagement, n’engagent que moi et non pas Challenges. »

Dans la même interview, il affirmait qu’iln’exerce aucune pression pro Macron :« Notre journal s’est doté d’une charte etnous tenons à ce qu’elle soit respectée[…]. À l’intérieur d’un journal règne un pluralisme d’opinions, c’est cela qui est merveilleux. » À en juger par le merveilleuxpluralisme d’opinions qui règne dans lesmagazines que Claude Perdriel dirige,on est en droit de se demander à quoisert la charte éthique dont il semble sifier et qui est chargé de la faire respecter. Challenges a évidemment le droit desoutenir Emmanuel Macron si c’est le souhait de la rédaction, et pas seulement dupropriétaire. Mais autant le dire clairement, nier l’évidence de ce soutien seraitune insulte à l’intelligence des lecteurs(trois couvertures en trois mois…).Mais le cas de Sciences et avenir est différent compte tenu de l’objet du magazine. Nous peinons à croire que la rédaction d’un mensuel dédié à l’actualité dessciences approuve collectivement d’êtremise au service du candidat préféré del’actionnaire du titre. La directrice de larédaction, Dominique Leglu, et le rédacteur en chef du pôle digital, olivier Lascar,semblent consentants, mais qu’en est ildu reste de l’équipe ? À cette heure nousignorons s’il y a eu des protestations eninterne.Quoi qu’il en soit, élection présidentielleoblige, la chefferie éditoriale de Scienceset avenir s’assoit sur la déontologie la plusélémentaire pour favoriser le candidat quia la préférence du propriétaire. avecClaude Perdriel, le pluralisme est en effet« merveilleux », c’est à dire imaginaire. n

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« Nous peinons à croire que la rédactiond’un mensuel dédié à l’actualité

des sciences approuve collectivementd’être mise au service du candidat préféré

de l’actionnaire du titre. »

À PRoPos DE : CédriC VillaNi, LE tRès MéDiatiQuEmatHématiCieN Pro-maCroNLes média dominants semblent considérer queCédric villani est l’unique mathématicien françaisdigne d’intérêt. Nous ne nous prononcerons évidemment pas sur les travaux qu’il a produits danssa discipline, nous n’en avons ni la compétence nila vocation. En dehors de l’effet de notoriété générépar les distinctions académiques reçues et les nombreuses responsabilités exercées, il nous sembleque cette exposition médiatique exceptionnellepour un mathématicien s’explique par trois facteursqui se renforcent mutuellement : 1. la prédilection des journalistes pour la figure romanesque du scientifique original et un brin excentrique ; 2. les aptitudes de Cédric villani à l’autopromotion ; 3. sa proximité avec certains cercles de pouvoir.Le mathématicien est, par exemple, l’un des sept membres du conseil scientifique de la Commission européenne, administrateur du think tank EuropaNova et Young Leader de la French american Foundation, comme EmmanuelMacron, pour ne citer qu’un autre « élu ». Cédric villani a officialisé son soutien à ce dernier en février 2017. Et à qui Sciences et avenir consacrait la couverture de son édition ce mois là ?

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aujourd’hui, le dialogue pluriel que prônait Françoise Collin, initiatrice desCahiers du groupe de recherche et d’information féministes (GRiF) sembleplus que jamais nécessaire, en premier lieu au sein même du mouvementdes femmes.

PAR NADINE PLATEAU*

ors d’un séjour aux états unisà la fin des années 1960, laromancière et philosophe Françoise Collin découvre l’activismedes féministes américaines  :elles ouvrent des librairies,

publient des magazines, créent des galeries, inventent de nouveaux modes deréunion et de manifestation. L’énergie,l’enthousiasme, la puissance de cesfemmes la galvanisent : il n’y a plus de destin féminin, plus d’invariant de la domination masculine, l’agir féministe pulvérisela fatalité. De retour en belgique et fortede son expérience américaine, Françoise

Collin sera à l’initiative des Cahiers du Grif,première revue féministe francophone.avec quelques amies et connaissancesrencontrées dans le milieu de la touterécente vague féministe, elle sort, à l’occasion de la deuxième journée desfemmes à bruxelles en novembre 1973,un premier numéro sur le thème «Le féminisme pour quoi faire ?». tirée à mille cinqcents exemplaires, cette publication seraépuisée en quelques jours. L’aventure desCahiers du Grif continue en belgique

l’agir féministe de françoise Collin

jusqu’en 1978 sans qu’il soit besoin derecourir à certaines formes de division dutravail ou de spécialisation ni même à uneorganisation administrative. Elle se poursuivra à Paris sous une forme plus académique et institutionnelle de 1982 à 1997.au cours de la période bruxelloise, dontil sera question ici, les Cahiers du Grif fonctionnent comme un véritable laboratoirede l’agir transformateur féministe. L’aventure n’est pas seulement intellectuelle,elle s’incarne dans une pratique éditorialeoriginale, qui bouleverse aussi bien les hiérarchies sociales que les codes esthétiques de la profession.

uN « dialogue Pluriel » animée d’une volonté obstinée de cequ’elle appellera plus tard avec Hannaharendt un « dialogue pluriel », Françoise

Collin réunit autour d’elle aussi bien desfemmes appartenant à des associationsféministes existant depuis plusieursdécennies que des femmes engagéesdans de petits groupes féministes nésaprès 1968. Ce noyau dur est majoritairement composé d’intellectuelles appartenant à des milieux favorisés mais la formule des Cahiers du Grif qui fonctionnentde manière thématique inclura la parolede nombreuses collaboratrices issuesd’autres horizons : étudiantes et travail

leuses, chômeuses et femmes au foyer,enseignantes, employées et ouvrières,belges et immigrées. si l’équipe porteuseest relativement homogène, les personnesinvitées à intervenir sont donc très diversesquant à leurs « engagements philosophiques et politiques : catholiques etlibres penseuses, féministes radicales oumodérées, femmes engagées politiquement ou non, se rencontrent lors de réunions préparatoires » (vanessa D’Hooghe,Penser/agir la différence des sexes. Avecet autour de Françoise Collin). L’hétérogénéité des contributrices est voulue etconsidérée comme une richesse pour laréflexion et l’action féministe. il n’y a pasde savoir prérequis, le savoir s’élabore collectivement avec les femmes présentes,qui s’engagent fût ce pour le temps d’unnuméro. Chaque publication est alors lerésultat du travail individuel et collectif defemmes positionnées différemment dansla société mais qui, réunies autour de cetteproduction commune, se reconnaissentcomme toutes capables de penser etd’écrire. À cet égard, les Cahiers du Grifparticipent à la construction de savoirsféministes encore inexistants au sein desuniversités belges de cette époque.

l’origiNalité des CAHIERS DU GRIFLe féminisme tel qu’il apparaît dans lesdix neuf premiers Cahiers est essentiellement questionnant. un questionnement inhabituel car il porte sur des sujetsjusque là dépourvus de légitimité éditoriale et qui émergent des échangesdes femmes entre elles : le corps, l’avortement, la menstruation, le travail ménager, le lesbianisme, les violences… il suffit de consulter les sommaires des

FÉMINISME

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« Les Cahiers du Grif incarnent un féminisme qui reconnaît la singularité de chacune, sa capacité d’être auteure

et productrice de sens. »

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L

« Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de fémi-niste chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. »

Rebecca West, écrivaine et essayiste anglo-irlandaise.

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numéros des Cahiers du Grif pour se rendre compte de l’originalité de la réflexionqui inclut des thématiques rarementabordées dans la littérature féministecomme celle de la création féminine. Enincluant à chaque fois un ou des articlessur les productions culturelles et artistiques des femmes, les Cahiers du Grifnon seulement donnaient de la visibilitéà leurs œuvres mais surtout faisait participer les femmes à l’élaboration d’une« culture commune ». Françoise Collinétait en effet intimement convaincuequ’ « il ne peut y avoir de transformationdes rapports sociaux sans une transformation du champ symbolique » car il fautque les progrès toujours fragiles « s’inscrivent dans la profondeur de la constitution de la conscience et du langage »(Je partirais d’un mot).Enfin, les Cahiers du Grif ont mis au pointune formule tout à fait originale de miseen page qui fait écho à l’hétérogénéité descontributrices et de leurs idées. Les textesà plusieurs mains (ou plusieurs voix) sontrestés célèbres. Ces articles de fond quiarticulent divers aspects d’une thématique sont annotés en marge par différentes lectrices. Celles ci, en manifestantleur accord ou désaccord, attestent lacomplexité de la question, les notes enmarge prenant parfois autant d’espaceque le texte lui même. Comme pour rappeler la polyphonie des voix des femmes,la pluralité de leurs discours, et tenterd’éradiquer toute tentative d’appropriation de la parole des autres et toute volontéd’imposer une pensée unique. De là lagrande variété de genres littéraires quinous fait passer du témoignage à la théorie en passant par le poème, le récit oul’analyse. Contrairement aux publicationsféministes de l’époque qui omettent lesnoms de famille pour ne garder que lesprénoms, mettant ainsi l’accent sur le col

lectif plutôt que sur l’individuel, chaquearticle est signé par son ou ses auteure(s).Déjà à cette période, les Cahiers du Grifincarnent un féminisme qui reconnaît lasingularité de chacune, sa capacité d’êtreauteure et productrice de sens. tel estle sens de ce mouvement : avoir pour

objectif le «  je  » et pour stratégie le« nous », vouloir la liberté de chaquefemme à travers un combat collectif.L’expérience bruxelloise des Cahiers duGrif est fondatrice pour le féminisme deFrançoise Collin. Elle reviendra d’ailleurssouvent sur cette période pour la repenser, la relire à l’épreuve de conjoncturesnouvelles et à la lumière de ses travauxphilosophiques ultérieurs. En produisant les cahiers, l’équipe du Grif a crééun espace propre au féminisme des

années 1970, à savoir un espace nonmixte de rencontre des femmes : « Nousnaissions de nous mêmes, hors de leurregard » (« au revoir », Cahiers du Grif,vol. 23, N°1, 1978). La non mixité voulueet choisie se démarquait de la non mixitédes institutions patriarcales du pouvoirqui avaient séculairement exclu lesfemmes de l’école, du monde politique,de la culture. Plus tard, Françoise Collininsistera sur la dimension politique decet espace de rencontre où « des positions diverses et des personnes diversesse confrontent ou même s’affrontentsans porter atteinte à cet objectif fondamental qu’on désigne sous le termede féminisme » (Parcours féministe).Désormais à l’abri du regard masculin,des femmes de toutes conditions, detous âges et de toutes origines, peuventse faire assez confiance pour s’interpeller mutuellement et entamer un dialoguepluriel. si quelques unes ont rêvé de

« sororité » dans un premier temps, lapratique des Cahiers les ramenait bienvite à la réalité car la pluralité autorisait,sinon encourageait, les divergences. L’expérience des Cahiers du Grif et plus généralement celle du féminisme a, selonFrançoise Collin, profondément changé

le lien entre les femmes, les faisant précisément passer de la fusion à la pluralité, du « même » à la singularité, de l’assignation sociale au silence à une culturedu débat. Comme pour les hommes, lafiliation entre les femmes est désormaisnon plus naturelle mais symbolique. aujourd’hui, le dialogue pluriel que prônait Françoise Collin semble plus quejamais nécessaire et en premier lieu ausein même du mouvement des femmes.Nous avons connu trop d’anathèmes,

d’exclusions et de mises à l’écart alorsmême que nous avions en commun cerefus de la fatalité qu’exprime l’agir féministe. il est temps que nous puissionsaccéder à une culture du débat, et mêmedu conflit. Des femmes, souvent plusjeunes, se revendiquant du féminisme,remettent en question nos évidences,critiquent nos biais classistes et racistes.Elles sont nos nouvelles interlocutrices,quelles que soient nos divergences. C’estavec elles que nous pouvons construireun mouvement, une « action qui formuleet reformule au fur et à mesure ses problématiques, mais qui n’a pas de représentation a priori ni de la société idéale,ni des chemins à suivre pour y parvenir »(Parcours féministe). Nous savons ceque nous ne voulons pas et nous pouvons à partir de là, de nos expérienceset de notre vécu, commencer à « faireensemble ». Le féminisme n’a pas demodèle historique, c’est donc un laboratoire qu’il nous faut aujourd’hui, encoreet peut être plus que jamais dans lecontexte d’institutionnalisation de l’égalité et d’instrumentalisation du féminisme. un laboratoire de résistance oùmaintenir l’esprit d’insurrection face àtous les conservatismes qui semblentgagner les pays occidentaux. un lieu enmarge où continuer ce que FrançoiseCollin appelait la « révolution des termites » (Déconstruction/destruction desrapports de sexe). n

*Nadine Plateau est présidentede la commission enseignement du Conseil des femmesfrancophones de Belgique (CFFB).

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« aujourd’hui, le dialogue pluriel queprônait Françoise Collin semble plus que

jamais nécessaire et en premier lieu au seinmême du mouvement des femmes. »

« avoir pour objectif le « je » et pour stratégie le « nous »,

vouloir la liberté de chaque femme à travers un combat collectif. »

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PHILOSO

PHIQUES

le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. les conditions de ce mouvement résul-tent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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PAR JEAN-PIERRE COTTEN*

est, d’abord, la perte d’unami, très proche, même sinous étions, maintenant,éloignés par les lieux oùnous vivions, Nice Paris jamais par les préoccupa

tions théoriques et pratiques/politiques.C’est aussi, et peut être avant tout, la disparition de celui qui, par ses écrits et sesactivités multiples, était, dans sa personne,un carrefour de ce qu’il y a de plus vivantdans le champ des recherches se référantà la doctrine marxiste, en France et pasqu’en France. Celui qui prenait en compte,dans sa pensée, les formes les plus diversesdes avancées théoriques, tout en développant les conceptions qui lui étaientpropres. sans éclectisme, sans narcissisme. andré tosel, c’était également unstyle d’intervention, ne versant jamais dansla spéculation qui oublie ou dénie le« moment actuel ». Et encore, une volonté,sans « populisme » aucun, de ne pas couper les élaborations intellectuelles exigeantes des préoccupations, des revendications et des luttes populaires.Je ne retracerai pas, ici, sa biographie,je ne reprendrai pas sa bibliographie,immense, des livres aux multiples publications : un journaliste de L’Humanitéa fait le travail, et l’a bien fait, dans l’entrée que l’on peut lire à son nom, dansWikipedia. Je ne répéterai pas, non plus,les pages parues dans La Pensée, en1994, qui tentaient de faire le point surles positions, les avancées et les questions d’andré tosel au terme de ce premier cycle de son parcours intellectuel,depuis, au moins, la publication de ses

Pour andré tosel (1941-2017)

deux premiers livres, en 1984, la reprisede son travail de thèse sur le Traité théologico politique de spinoza et Praxis.Vers une refondation en philosophiemarxiste. Pour rendre effectivement hommage àandré tosel, le plus important c’est d’essayer, en quelques pages, de montrer enquel sens les analyses de la dernièrepériode (qui ne sont d’ailleurs nullementen rupture pure et simple avec celles dela période précédente) ouvrent, sans lesépuiser, sur des questions qui sont,encore, à élaborer et à approfondir tantdans leurs dimensions spécifiquementthéoriques que dans leurs prolongements pratico politiques.

le deVeNir-moNde andré tosel, comme les intellectuels desa génération, aura, au cours de son existence, pris la mesure du «  devenirmonde » de la doctrine marxiste dansla descendance de la révolution russe,en réinscrivant l’apparent désastre finaldu « socialisme actuellement réalisé »dans la longue durée de la recherched’une hégémonie des « classes subalternes » (Gramsci), depuis les luttesdans l’Europe d’après les révolutions de1830, jusqu’à la disparition de l’uRss, audébut des années 1990 et les contrerévolutions « libérales ». Le diagnostic,pour l’essentiel, est posé, pour ce qui leconcerne, dès les années 1980 90. Etcela ne le conduit nullement à identifierce   «  devenir monde  », justiciable,aujourd’hui, d’une analyse historiqueavec les ressources critiques d’une doctrine dont l’horizon dernier demeurebien la construction d’une société communiste (par exemple, Le Marxisme duXXe siècle, syllepse, 2009, où l’on pourralire un intéressant essai introductif devincent Charbonnier, ainsi que l’entrée

« Kommunismus », berlin, 2010, parmitant d’autres textes). Ressources critiques et points aveugles, tout à la fois,ou, encore, questions peu ou pas abordées, tant théoriquement que politiquement.D’où la sensibilité de plus en plus grandeaux transformations que connaissentles « sociétés bourgeoises modernes »,dans les années 1980, plus nettement,cela va sans dire, après 1990, transformations que l’on symbolise, souvent, parles noms de Ronald Reagan et de Margaret thatcher : ce que l’on va appelerla « mondialisation ». Plus exactement :la mondialisation tout à la fois du procèsde production et des flux financiers, différente, évidemment, de celle que l’ona connue avant la Première Guerre mondiale. Ce sera tout un pan des travaux detosel, plus nettement à partir des années2000, voire un peu avant. une buttetémoin : Un monde en abîme. Essai surla mondialisation capitaliste, 2008. ils’intéressera, en particulier, aux transformations des formes étatiques, desformes politiques mais aussi de ce quel’on pourrait nommer les formes culturelles (par exemple, la théorie politiqueà l’âge de cette nouvelle étape de la« mondialisation » capitaliste, ainsi dansle chapitre 5 du dernier ouvrage cité, « Dudroit international, de l’éthique et de laguerre à l’époque de la mondialisation »).

Quelle démoCratie eNtre CoNflit soCial et ideNtitaire ? Mais ces transformations, affectant,chaque fois de manière spécifique,toutes les sociétés bouleversées parcette mondialisation hégémonique d’untype nouveau, dans le même tempsqu’elles modifient, à moyen et à longterme, les rapports de forces au plan

Le philosophe andré tosel, qui fut notamment un spécialiste éminent despinoza, de Marx et de Gramsci, nous a quittés le mois dernier. La Revue duprojet rend hommage à ce grand penseur de la praxis et de l'émancipationqui nous avait fait plusieurs fois l’honneur de publier dans nos colonnes.Nous donnons la parole à Jean-Pierre Cotten, qui fut son collègue à l'univer-sité de besançon et qui revient sur quelques points majeurs de son œuvre.

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international, modifient la nature desconflits, en particulier des conflits armés,mais aussi des conflits au sein des sociétés (« Mettre un terme à la guerre infiniedu monde fini. La guerre au carré », 10avril 2010, texte accessible sur le sitelafauteadiderot.net). Elles font entrer,de façon brutale, dans « l’ histoire mondiale » des formations sociales qu’ellesdésorganisent et transforment profondément. où l’on s’aperçoit que toutesles différences, voire toutes les manièresd’être et de vivre « autres » qui n’entrentpas nécessairement en contradiction,une contradiction qui pourrait être « sursumée », affleurent, dans le champ politique, comme des contradictions. surdétermination ? tel est le propos, en unsens nouveau, d’andré tosel dans unecontribution assez récente, « Quelledémocratie entre conflit social et identitaire ? », 17 juin 2012 (texte accessiblesur le site lafauteadiderot.net) : « a) leconflit social naît dans un champ historico matériel où il s’affronte directementà un bloc unissant pouvoir politique etpouvoir économique[...] b) […] Le conflitidentitaire n’a pas pour objet le partaged’un même monde en commun, mais ladéfinition et la qualification de ce qui estvraiment humain et pose les sujets,membres du “nous” comme vraimenthumains en tant que français, chrétiens,blancs, buveurs de vin et mangeurs deporc, les différenciant des autres. » il faudrait, ici, suivre tosel dans ses analysesdéliées, subtiles, complexes, tant il estvrai que « [dans] la réalité historique,aujourd’hui comme hier, ces deux conflitss’interpénètrent et n’existent pas à l’étatpur. La logique de la coexistence desdeux conflits est impure ». C’est le plusvif du dernier état de la recherche et desréflexions d’andré tosel. on prélèvera,peut être avec un peu d’arbitraire, deuxillustrations de ce propos.

l’euroPeCe qu’il dit, d’abord, assez récemment,sur l’Europe et les perspectives qui s’ouvrent à elle (« L’union européenne ou unhybride à vocation sub impériale dans lecapitalisme mondialisé », colloque L’Europe en question, mai 2016) : ni la juxtaposition de nationalismes identitaires, nila fuite en avant vers un fédéralisme supranational qui tenterait de faire disparaîtrel’existence tout historique, mais bien réelle,d’états nations . Ni, évidemment, l’Europe elle même repliée sur un nationalisme identitaire à plus grande échelle(d’où les analyses, esquissées, sur lesimmigrations, leur nature, leur significa

tion, les positions politiques qu’elles appellent). andré tosel, sans méconnaître naturellement la nécessité du renforcementdes courants politiques s’opposant pratiquement à l’ordo libéralisme dominant,appelle de ses vœux une sorte de   « refondation » : «  L’idée européenne doit êtrerefondée dans la perspective d’une autremondialisation réarticulant, en les transformant dans une perspective de coopération, les niveaux du local, du régional, dunational qui n’a de sens que populaireet interculturel , et du transnational dé sormais irréductible. » transnational, etnon pas supra national. on eût aimé quele temps soit laissé à andré tosel pourdévelopper et approfondir toutes lesimplications théoriques et politiques del’une de ses dernières analyses.

la laïCitésur la  laïcité, ses fondements théoriques,ses usages, les problèmes historico politiques qu’elle soulève : tel est l’objet del’un de ses derniers ouvrages, Nouscitoyens, laïques et fraternels ?, 2015.son propos est excellemment repris etramassé dans une conférence devantun public principalement composé d’enseignants, La laïcité : principes et problèmes (assises départementales de la

mobilisation de l’école et de ses partenaires pour les valeurs de la république,valbonne sophia antipolis, 17 avril 2015).andré tosel rappelle ce qu’a, tout à la fois,de spécifique et de portée tendanciellement universelle, la conception, qui estau fondement de la loi de 1905, d’une laïcité qui, dans sa radicalité, « affirme lanécessité de penser le lien social sansprendre pour modèle le lien religieux ».« La forme religion ne définit pas le lienpolitique comme tel ». Mais que « la laïcité consiste à s’abstenir dans l’indifférence et l’abstention de toute prise encompte du lien religieux », cela n’impliquenullement une relégation de «  touteexpression des communautés religieusesdans la sphère privée de la croyance religieuse intime [...]. bien au contraire, lesconfessions et leurs organismes directeurs [...] ont le droit absolu de se manifester dans un espace public de communication relevant de la société civile». Mais

dans la sphère politique « les églises nesont pas admises comme législateurs etcomme gouvernants ». La laïcité n’est niautoritaire ni antireligieuse, elle n’est pasplus une laïcité d’accommodement, latoleration à l’anglo saxonne, elle n’est pas,enfin, cette « laïcité de religion civile oude foi civique » pour tenter « d’unifier lescitoyens dans une morale laïque et dansle culte de la république ». andré toselaborde donc les tensions, inévitables, qu’ilfaut reconnaître comme telles, pour, sinontoutes les dénouer, du moins les affronter en toute lucidité, en prenant en compteles transformations profondes que nousconnaissons à l’heure de la « mondialisation néolibérale ». Comment formuler laquestion ? «  Les appartenances socialesneutralisées pour identifier le degré zérode rapport social auquel il faut se placerpour penser la laïcité ont fait retour. » Enun mot : comment trouver une solutionau «  problème de la coexistence de la pluralité humaine » ? Comment reconnaîtrecette diversité, savoir «  la défense du respect réciproque dans le cadre de lois respectées » ? évidemment, on ne sauraittolérer une « représentation essentialiste,négative, porteuse de régression et deviolence », on ne saurait pas plus tolérer« toute volonté d’imposer et de faire la loi

au nom d’une vérité théologico politiquerévélée et monopolisée ». La voie estétroite pour prendre en compte, dans cesconditions, « les identités nationales etrégionales, les différences religieuses ».Mais, pour andré tosel, qui ne sous estimepas les difficultés, c’est cependant la seulevoie praticable : «  Il s’agit de constituerpartout y compris dans l’école desespaces réellement interculturels, et nonpas multiculturels de débats et de propositions. » on eut aimé, là aussi, qu’andrétosel puisse donner toute sa mesure pourdévelopper «  un relationnisme éthiquement et politiquement orienté sur larecherche de notions communes pratiques et de pratiques d’émancipationhumaine communes ». n

*Jean-Pierre Cotten est philosophe.Il est professeur honoraire del’université de Franche-Comté.

« La laïcité consiste à s’abstenir dansl’indifférence et l’abstention de toute prise

en compte du lien religieux. »

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HISTO

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« l’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

PAR NIKOS PAPADATOS**

es péripéties historiques duKKE étaient d’abord dues auxdéfaites politico militaires dupassé : les accords de Plaka,du Liban, de Caserte, de varkiza et enfin la défaite défini

tive de l’armée démocratique de Grèce(aD) en 1949. En 1945, l’arrivée de NikosZachariadis, secrétaire général du parti,libéré de Dachau en avril 1945, ne changea pas l’état des forces. sa politiqueambivalente, en apparence mêmecontradictoire, était basée sur deux axes :l’axe soviétique qu’il privilégiait et les intérêts du mouvement communiste grec.Zachariadis échoua dans sa lutte entrel’interne et l’externe, c’est à dire dansson effort d’associer les intérêts de l’uRssà ceux de la Grèce, pris qu’il était par lespriorités de la politique soviétique et parsa certitude d’un progrès inéluctable.Cette politique se solda par la défaite de1949. La « dézachariadisation » de 1956aboutit à la dépendance absolue du KKEà l’égard des soviétiques.

la suPrématie« Naturelle » de l’urssaprès la défaite militaire au mont Grammos en août 1949, les communistesgrecs furent divisés en deux groupesprincipaux : les civils dans les démocraties populaires ; les divisions militairesde l’aD en uRss, à tachkent. Les événements sanglants qui eurent lieu dans lanuit du 10 au 11 septembre 1955 dans lacapitale de l’ouzbékistan entre les excombattants de l’armée démocratiquen’éclatèrent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Quant aux origines internes de ce conflit, nous pou

le Parti communiste de grèce (KKE) de 1949 à 2017*L’histoire d’un parti marqué par des relations privilégiées avec l’uRss qui tientson xxe congrès en mars 2017.

vons dire que le cauchemar de la guerrecivile, le vécu de l’expatriation forcée desmembres de l’aD et de leurs familles, lesdifficultés endurées par les réfugiés grecspendant les premières années de leurinstallation sur le sol soviétique et lesperturbations psychiques qui s’ensuivirent peuvent en partie expliquer unesérie de défaillances vis à vis de la direction du KKE. L’intervention de Moscou yjoua également un rôle prépondérant.Pendant la période 1956 1962, la seulestratégie approuvée par le KKE fut cellequi avait acquis le consentement explicite du Kremlin. Les cadres supérieursdu KKE, dont l’autorité s’étendait théoriquement à tous les domaines relatifsà la Grèce, voyaient leur fonction découpée en plusieurs parties et leur influenceréduite par une série de décisions desinstances de Moscou. Leur rôle principal consistait plutôt en une fonctionadministrative qu’à un travail politiqueréel. il en résultait parfois un rassemblement hétéroclite des forces du KKE sansaucune homogénéité politique entreelles. Les cadres qui se disputaient lepouvoir au sein de la direction du KKE(par exemple les zachariadistes contreles antizachariadistes) étaient perpétuellement encouragés par les diversgroupes antagoniques au sein du PCus.ainsi, tout comme dans certaines démocraties populaires, les clivages historiques du PCus se répercutaient directement dans les rangs du KKE. Dès lors,le KKE était divisé en plusieurs factionsantagoniques, qui se référaient sanscesse à la suprématie « naturelle » del’uRss. La stratégie khrouchtchévienne, qui combinait les revendications démocratiqueset un projet politique visant à favoriserl’influence de l’uRss sur la Grèce, ne pou

vait résoudre les problèmes politiquesdes communistes grecs. après l’évictionde Zachariadis en 1956, le KKE se transforma en une courroie de transmissiondes décisions soviétiques conduisant àsa dépendance politique absolue. Lamise en place de cette politique imposait nécessairement l’identification defait du KKE à l’EDa (Gauche démocratique unifiée) créée en août 1951 suite àla défaite militaire du parti […] L’affairede Chypre, à savoir la volonté des communistes grecs de défendre la lutte dupeuple chypriote grec pour l’Enosis,sonna l’alarme pour la diplomatie soviétique. Gromyko désapprouva ces revendications car cette union aurait signifiéune « otaNisation » de Chypre, repoussée catégoriquement par l’administration soviétique. La question de Chypreet celle de l’EDa étaient deux sujets étroitement liés.

la sCissioN du KKe eN 1968 Kostas Koligiannis, le nouveau dirigeantdu parti, même s’il avait pris une initiative outrecuidante qui irrita les chefs duKremlin, fut le premier à accepter, peutêtre après coup, les orientations principales voulues par Moscou. De plus, lalutte des deux lignes politiques (KostasKoligiannis contre Dimitri Partsalidis, undes membres du secrétariat du KKE,l’autre étant Panos Dimitriou) était liéeaux arrière pensées de deux groupesantagoniques dont l’objectif était lecontrôle bureaucratique du KKE. Cesproblèmes objectifs et l’intervention duParti communiste roumain, car bucarest devint le siège du parti grec aprèsla guerre civile et jusqu’à sa scission en1968, furent aussi conditionnés par lecontexte international. La scission duKKE en 1968 eut comme résultat la créa

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tion de deux partis : le KKE et le KKE es(de l’intérieur). […]Cette crise interne créait des problèmesinsolubles pour les soviétiques qui décidèrent de promouvoir au poste de premier secrétaire du KKE un zachariadisteconvaincu, vétéran de la guerre civile

grecque : Charilaos Florakis (capitaineYotis). En pleine dictature, ce derniers’efforça de réorganiser le parti conformément aux ordres soviétiques. or, enoctobre 1981, andréas Papandréou, leleader du PasoK (Mouvement socialistepanhellénique), devint Premier ministre.À partir de ce moment, la politique extérieure de Moscou visa à promouvoir lacoopération entre les socialistes et lescommunistes à l’instar de ce qui s’estpassé au Portugal. […] Pendant cettepériode, le KKE suivit de près la politiquedes socialistes sans revendiquer sa propre autonomie politique.

uN ComPromis HistoriQueÀ partir de 1988 « la nouvelle pensée »soviétique à l’égard de la politique étrangère […] permit la mise en place d’uncompromis historique entre les deuxtendances principales du mouvementcommuniste grec : la création d’unecoalition électorale (1989) entre le KKE

et l’EaR (la Gauche hellénique, le Partiqui succéda au KKE es). Cet accordaboutit à la « Coalition de la gauche etdu progrès » (Synaspismos). En juillet 1989, le synaspismos, après avoirconclu un accord avec les conservateurs de la « Nouvelle Démocratie », par

ticipa au gouvernement d’union nationale de tzanis tzanetakis. L’objectifprimordial fut la neutralisation des socialistes d’andréas Papandréou qui étaitaccusé de corruption en raison de l’apparition du scandale Koskotas (un magnat de la presse). Ce gouvernementinstable passa le flambeau au gouvernement de coalition nationale de xénophon Zolotas (novembre 1989 avril1990) qui, en réalité, facilita le retour dela Nouvelle Démocratie (le parti conservateur) au pouvoir. Face à ces événements, le KKE a connu deux crisesmajeures : la scission de la Jeunessecommuniste de Grèce (KNE) en 1989,laquelle désapprouvait les orientationsstratégiques de l’uRss et du KKE, et lascission définitive du parti en 1991, unescission marquant de jure la fin politiquede synaspismos sous sa forme unitaireprécédente un processus qui commença à l’ouverture du xiiie congrès duKKE en février 1991 et se termina en juil

let 1991, juste quelques mois avant ladissolution définitive de l’uRss. Du xive au xviiie congrès de février 2009,les dirigeants du KKE tentent de reconstruire le Parti communiste de Grèce : son« rôle révolutionnaire de direction », ditle comité central, « est garanti par l’effort constant de l’assimilation profondeet du développement de la théoriemarxiste léniniste ». En mars 2017, a lieule xxe congrès du parti qui continue à seréférer au « marxisme léninisme » et« aux acquis du socialisme réellementexistant ». Enfin, la politique actuelle duKKE est tracée par les concepts suivants :« L’année où se réalise le xxe congrès »,écrit le comité central à l’occasion deses thèses publiées à la veille ducongrès, « c’est l’anniversaire de centans depuis la Grande Révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie, dirigéepar le parti de Lénine qui a ouvert la voieà la classe ouvrière, aux peuples de toutle monde afin de revendiquer et saisireux mêmes le pouvoir. En dehors deserreurs, des faiblesses, des lacunes, del’aboutissement contre révolutionnaireet de la déroute historique, la glace estbrisée, la ligne est tracée, la route estouverte »… n

*Voir Christophe Chiclet, « L’histoiredu Parti communiste grec de 1918 à1950», La Revue du projet, mars 2017.

**Nikos Papadatos est historien. Il est docteur en histoire de l’université de Genève 2.

« La scission du KKE en 1968 eut comme résultat la création de deux partis :

le KKE et le KKE-es. »

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PAR BENOÎT MONTABONE*

es postes frontières ont étéouverts, fermés, rouverts,refermés, et leur contrôle a étéun enjeu majeur de la guerreentre les différents groupesarmés en syrie. Celle ci a connu

des affrontements sanglants et desdrames collectifs liés au terrorisme. Cesévolutions nous permettent de saisir lesrecompositions d’un territoire transfrontalier influencé par la guerre.Le sujet n’est pas nouveau : la géographie a depuis longtemps cherché à montrer que les situations transfrontalièressont des supports propices à l’émergence de pratiques spatiales particulières. Les conflits armés ont, en effet,une influence territoriale importante. Lamaîtrise du terrain, le contrôle des fluxde populations et de marchandises, ladestruction des infrastructures, et surtout la domination effective et symbolique de l’espace sont au cœur des stratégies militaires. Mais ce qui est en jeuici est plus large, car la guerre en syrie aentraîné de profondes mutations audelà des frontières du pays lui même.

Entre 2008 et 2016, la frontière qui sépare la turquie de la syrie a connude profondes transformations. En l’espace de six ans, elle a symbolisé despériodes d’espoir et des temps de guerre.

margiNalisatioN,ouVerture et fermeturede la froNtièreCette frontière n’a jamais été l’objet d’uneforte intégration régionale, car les régionsqui la bordent ont pendant longtempsété considérées comme des zones marginales dans les constructions territo

riales de leurs propres pays. tracée tardivement dans l’histoire, elle n’est pasunanimement reconnue, la syrie réclamant toujours le sandjak d’alexandretteattribuée à la turquie par la puissancemandataire française en 1939. De plus,la région d’anatolie du sud est est unerégion périphérique en turquie. éloignéedes principaux centres productifs dupays, elle est tenue à l’écart dans les plans

de développement nationaux du fait deson caractère rural et de la méfiance trèsforte des élites traditionnelles kémalistesavec les régions dites « du sud est », àmajorité kurde. La rébellion du Parti destravailleurs du Kurdistan (PKK) à partirde 1984 et sa sévère répression contribuent à cette marginalisation.

Entre 2008 et 2011, dans le contexte plusglobal de la politique extérieure postottomane du gouvernement turc, la frontière a été mise au cœur d’un processusde rapprochement avec la syrie. Desprojets de coopération sont lancés parles autorités nationales et locales, et unassouplissement des régimes de visaentre les deux pays permet un accroissement presque immédiat des mobili

les transformations de la région frontalièreturquie/syrie

« Les postes frontières ont très tôt faitl’objet d’intenses combats entre

les belligérants syriens pour la maîtrise des points de passage stratégiques

vers la turquie.»

les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. du global au local les rap-ports de l’Homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... la compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d’un savoir populaire émancipateur.

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tés transfrontalières. Gaziantep et alepsont les deux villes qui bénéficient le plusde cette ouverture. Les chambres decommerce favorisent les investissements croisés et développent des partenariats industriels, commerciaux ettouristiques.Cette dynamique est subitement interrompue par la guerre civile en syrie,notamment du fait du divorce diplomatique entre bachar el assad et Receptayip Erdogan. Les postes frontières onttrès tôt fait l’objet d’intenses combatsentre les belligérants syriens pour la maîtrise des points de passage stratégiquesvers la turquie. La bataille de Kobâné/aïnal islam (2014 2015), fortement médiatisée et emblématique du soutien transnational aux forces combattantes kurdes,illustre les enjeux de ces combats. il s’agitd’un verrou stratégique pour assurer desrelations matérielles avec la turquie. Lescirculations transfrontalières sont ainsifortement dépendantes des victoires etdes défaites militaires, chaque postefrontière devenant autonome dans sagestion des périodes d’ouverture et defermeture.

trafiCs traNsfroNtalierset traNsformatioNs de l’esPaCe régioNalLa militarisation du conflit en syrieentraîne la mise en place d’une économie de guerre, en syrie comme en turquie. Les flux de la syrie vers la turquiesont constitués essentiellement de réfugiés, de combattants blessés et depétrole de contrebande. Les flux de laturquie vers la syrie sont constitués decombattants valides, d’armes, d’argentliquide et surtout du ravitaillement civilet militaire. Les petites villes frontalièresturques, comme Kiliç, deviennent descomptoirs de produits de premièrenécessité, où viennent s’approvisionner

commerçants, combattants et trafiquants. L’état turc, conscient de l’enjeude l’approvisionnement pour la population syrienne, adopte une politique plutôt souple dans la gestion de ces trafics.Cela entraîne aussi la création de véritables filières transfrontalières de profiteurs de guerre, largement tolérées dufait de l’implication d’une partie de labourgeoisie commerçante de Gaziantep et d’alep en leur sein.Le deuxième effet marquant de cettesituation de guerre est la recompositiondes routes commerciales à destinationdu Proche et du Moyen orient.

Entre 2005 et 2011, le commerce entrela turquie et ses partenaires (Jordanie,arabie saoudite, égypte, Libye) s’effectuait essentiellement par les routes terrestres syriennes. La fermeture de lafrontière a reporté ce trafic vers l’irakdans un premier temps, puis rapidementvers le trafic maritime au départ des portsturcs de Mersin et d’iskenderun. De là,les camions chargés sur bateaux ou lesconteneurs sont acheminés vers Portsaïd en égypte, vers Djeddah en Jordanie et vers Haïfa en israël. Le gouvernement turc a d’ailleurs décidé de renforcerles liaisons terrestres entre Gaziantepet iskenderun pour établir un contournement maritime durable de la syrie.Le troisième effet concerne les villesturques. L’exil des syriens est avant tout

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RRITOIRES

Benoît Montabone,« The wartimeemergence of atransnational regionbetween Turkey andSyria (2008 2015) », inLeila Vignal ed.,Thetransnational MiddleEast, people, places,borders, Routledge,New York, 2017, p. 181 198.

urbain, que cette condition urbaine soitchoisie ou subie. La ville apparaît commeun espace refuge et comme un espaceressource, où tous les réfugiés doiventpasser, tant pour les démarches administratives que pour les rencontres informelles. une grande partie des réfugiéssyriens ne sont pas logés dans des campsofficiels mais dans le parc privé, ce quia pour conséquence une hausse trèsforte des loyers, pour les syriens commepour les turcs. Cette forte présencesyrienne entraîne des transformationsde l’offre commerciale et de l’espacepublic, avec pour effet le plus visible la

place importante prise par l’arabe dansla signalétique publicitaire.Pour conclure, on voit que le conflit syrienn’apparaît pas seulement comme un facteur de destruction des territoires, maisqu’il est aussi un facteur de recomposition des espaces voisins. La région transfrontalière devient ainsi une zone de circulation transnationale, entre stratégiesd’utilisation directe de l’espace pour lesnécessités de la guerre et contournement des zones de guerre par les acteurséconomiques de la région. n

*Benoît Montabone est géographe. Il est maître de conférences à l’université Rennes-II.

« Le conflit syrien n’apparaît passeulement comme un facteur de destruction des territoires,

mais il est aussi un facteur de recomposition des espaces voisins. »

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la culture scientifique est un enjeu de société. l’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la construc-tion du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. et nous pen-sons avec rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sans science n’estsouvent qu’une impasse.

ENTRETIEN AVEC YANNIS HAUSBERG*

Pourquoi t'es-tu lancé dans la philo-sophie des sciences, après un bac l ?yannis Hausberg. Ni pour l’argent, nipour la gloire. J'étais plutôt intéressépar le dessin, la sculpture, l'histoire del'art. Mes quatre grands parents étaientenseignants, ma mère documentaliste,férue de littérature jeunesse, donc j'aibaigné dans les livres et le choix d’unepremière littéraire m’est apparu commela voie du moindre effort. En terminale,c'est la rencontre avec mon professeurde philosophie (traducteur et auteur),Patrick vighetti, disciple de FrançoisDagognet (1924 2015) qui a été décisive. or Dagognet, philosophe etmédecin, a beaucoup écrit sur la science, bien que son œuvre excède largement ce seul thème. Cela m'a conduità étudier l’épistémologie française rationaliste : Gaston bachelard et GeorgesCanguilhem.Chez un jeune, l'enthousiasme pour unsujet dépend en général bien plus desprofesseurs que des domaines. si je mesuis tourné vers la philosophie des scien ces et la théorie la connaissance, je necrois pas devoir délaisser la morale, lapolitique, la métaphysique ou la philosophie de l’art. La division du travail enphilosophie est nécessaire et mêmesouhaitable, compte tenu de l’extraordinaire quantité d’informations que l’humanité produit à tout instant dans lemonde, mais il ne faut pas renoncer àpenser le réel dans sa complexité et soustous ses aspects.

Comment se passent ces études ?y. H. Les études de philosophie prépa rent surtout aux concours de l’enseignement, le CaPEs et l'agrégation. Les

est-ce que la nature calcule ?

cours prennent le plus souvent la formed’une histoire des idées, afin dedévelopper une culture philosophiqueassez large. il existe certes, en master,des parcours de recherche et « professionnalisants » (c'est à dire ouverts surl’entreprise), mais ces choix d'orientation surviennent tard dans un cursus.il n’y a donc pas vraiment d’ « étudesde philosophie des scien ces » jusqu'àbac + 4. Je me réjouis de la créationcette année à Lyon d’un nouveau master, « Logique histoire et philosophiedes sciences et des techniques », quipropose à des étudiants d’horizonsdivers une formation sous la forme detrois principaux axes.1) L’histoire des sciences, afin de cons tituer une modeste culture scientifique :conceptions aristotéliciennes de lamatière, théorie newtonienne, naissancedu calcul des probabilités, etc.2) L’épistémologie, soit un retour réflexifsur la façon dont se constitue le savoir

scientifique : concepts d’expérience,d’explication, de démonstration ou dethéorie. Elle s’enseigne à partir desgrandes conceptions de la connaissancedéveloppées dans l’histoire (rationa lisme, réalisme, empirisme, etc.) pard’éminents penseurs (aristote, Des cartes, Kant, Popper, Kuhn, etc.).3) La logique, qui introduit à une certainepensée formalisée : syllogistique d’aristote, logique de Port Royal, théorie desensembles, etc.

il serait bon d'y joindre l’étude des scien ces elles mêmes, de faciliter et encoura ger la possibilité d’une double formation, en ne séparant plus autant lesétudes en sciences humaines de cellesen sciences « dures ».

Venons-en à ton sujet : est-ce que lanature calcule ?y. H. il faut revenir aux origines de l’informatique dans les années 1930, où desmathématiciens ont cherché à caractériser rigoureusement la notion de calcul à la suite d’importants débats sur lesfondements des mathématiques, avecle « problème de la décision » de DavidHilbert. Est il toujours possible de déciderpar une procédure mécanique nousdi rions aujourd’hui un algorithme si unénoncé est « démontrable » dans un système formel ? En 1936, alan M. turingrépond négativement au problème deHilbert, en introduisant la notion de calcul effectif : tout ce qui peut être calculé

par un humain muni seulement d’unpapier et d’un crayon et opérant méca niquement suivant un ensemble derègles de calcul en un nombre fini d’éta pes. Cet objet mathématique abstraitest appelé « machine de turing ».En 1936 également, alonzo Church arriveau même résultat à partir d’un autre formalisme : le « lambda calcul ». Puis viennent d’autres formalismes qui se révèlent tous équivalents. Cela conduitChurch, puis turing, à formuler une thèse

L'informatique est partout, les objets connectés nous envahissent, ce nesont que calculs artificiels ! Mais la nature elle-même calcule-t-elle ? La ques-tion n'est pas si abstraite.

« Nous vivons dans un monde transformépar les ordinateurs et leurs algorithmes,

ce n’est pas près de s’arrêter. »

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extrêmement robuste selon laquelle« tout ce qui est effectivement calculable est calculable par une machine deturing, ou tout autre formalisme équivalent ». Cette affirmation, appelée « thèsede Church », prétend énoncer les justeslimites de ce qui est calculable dans lecadre logico mathématique. Mais on ressent vite la nécessité de distinguer deux formes de cette thèse : l’une,algorithmique, et l’autre, physique. Lapremière affirme que « tout ce qui estcalculable par un algorithme est calculable par une machine de turing », elleporte sur la puissance des systèmesformels. La seconde dit que « tout ce quiest calculable par un système physique(une machine) est calculable par unemachine de turing » et porte sur lemonde physique (la nature). ici, la notioninformelle de machine, qui figure dansl’énoncé de la thèse, obéit aux loisphysiques et est soumise à des contraintes essentiellement liées au temps,à l’espace et à l’énergie nécessaires poureffectuer un calcul. si la première formefait l’objet d’un relatif consensus au seinde la communauté des spécialistes, laseconde est loin de faire l’unanimité.En 1978, Robin Gandy « démontre » laforme physique de la thèse de Church :il suppose pour cela un espace à troisdimensions, puis formule deux hypothè ses sur la nature physique.1) La finitude de la densité de l’information : un volume d’espace fini contientune quantité finie d’informations ditautrement, un système fini ne peut setrouver que dans un nombre d’états fini.Nous imaginons mal qu’une clé usb, parexemple, puisse contenir une infinitéd’informations (ou bits).2) La finitude de la vitesse de transmission de l’information, qui exprime l’idéeque l’influence causale entre deux systèmes physiques est bornée par lavitesse de la lumière.L’argumentation de Gandy s’appliqueaux systèmes physiques dynamiquesdiscrets, c’est à dire dont l’évolution aucours du temps est entièrement déterminée par l’état initial.La forme physique de la thèse de Churchporte avec elle une vision computationnelle et algorithmique de la nature et deses lois. Dans son livre, Les Métamorphoses du calcul (2007), Gilles Dowekprend l’exemple de la loi de la chute descorps : la distance parcourue en untemps donné par une balle en chute librepeut être calculée par un algorithme,c’est à dire par un ensemble de règlesde calcul.L’adoption de la thèse de Churchphysique éclairerait les raisons pourlesquelles les phénomènes naturels selaissent si bien décrire par les mathéma

tiques. Mais est elle toujours aussi valideque dans ce cas simple ? C'est ce qu'ontcontesté Giuseppe Longo et thierry Paul,lors d'un colloque de septembre 2006(Ouvrir la logique au monde, dir. J. b.Joinet & s. tronçon, Hermann, 2009).

Qu'est-ce que la polémique dowek-longo ? y. H. La controverse oppose deux visionsde la connaissance : l’une, ancrée sur lediscret et le fini ; l’autre, sur l’infini et lecontinu. Pour la première, défendue parDowek, connaître un phénomène, c’estpouvoir le décrire par un algorithme. Pourla seconde, défendue par Longo, la con

naissance scientifique est irréductibleau calcul : la stricte assimilation desprocessus physiques à des procéduresde calcul confond nos modes de connaissance et d’intelligibilité des phéno mènes naturels avec les propriétés desphénomènes eux mêmes. Pour lui, malgré les succès de l’informatique dans lessciences, il convient de conserver la pluralité des approches et des modèles quicaractérise la démarche scientifique. ilfait valoir notamment la place irréductibledu concept d’infini en mathématiques(passage à la limite) et en physique(mesure classique par un intervalle réel)ainsi que les modèles continus qui leursont associés et qui ont permis les plusbelles conquêtes de la science, y compris de la mécanique quantique (indéterministe et aléatoire).Mes recherches se focalisent sur l’un desaspects de la controverse : des systèmesdynamiques dits « chaotiques » (c'est àdire des systèmes déterministes dontl’évolution au cours d’un temps suffi samment long rend toute prédictionimpossible en raison de leur sensibilité auxconditions initiales) constituent ils uneréfutation de la thèse de Church physique?autrement dit, la théorie du chaos est ellecompatible avec la calculabilité ? L’imprédictibilité est elle le signe nécessaire etsuffisant d’une incalculabilité de principe ?L’étude de ces problèmes conduit à s’interroger sur les notions d’aléatoire, de nondétermi nisme et de prédiction ainsi quesur les rapports qu’elles entretiennent avecle concept de calcul.

C'est la question des limites de notreconnaissance et des moyens parlesquels on peut espérer connaître cequi est connaissable. Le fait de ne pasconnaître d’algorithme qui décrive correctement un phénomène impliquet il que ce phénomène est inconnais sable ? ou bien faut il distinguer l’idéed’une calculabilité de principe d’uneaccessibilité pratique au calcul ?

Quelles retombées pratiques peuventavoir une question apparemment siabstraite ? y. H. C’est une question difficile. Celaaide d'abord à une redéfinition des

fondements des mathématiques sur desbases plus constructivistes et calculables, en vue de faciliter les liens entremathématiques et informatique, et permettre la vérification automatisée desdémonstrations.il y a aussi, derrière cette question, denombreux enjeux techniques : ordinateurs quantiques, moteurs moléculaireset conséquences pratiques que leurdéveloppement pourrait avoir sur lamédecine, la sécurité, l’économie etfinalement sur la société tout entière.Nous vivons dans un monde transformé par les ordinateurs et leurs algorithmes, ce n’est pas près de s’arrêter :automatisation de nombreuses tâchesparmi les plus ingrates jadis dévolues auxhommes (ce qui modifie l’organisationdu travail), fiabilité des systèmes complexes, des techniques de communication, etc. il apparaît donc urgent de comprendre la révolution informatique afinde maîtriser son évolution et d’être enmesure de réfléchir lucidement auxfuturs modèles de société que noussouhaitons. Le récent livre de sergeabiteboul et Gilles Dowek, Le Temps desalgorithmes (Le Pommier, 2017), apporteun éclairage extrêmement clair sur lesenjeux pratiques qui se posent à nous àl’ère du numérique. n

*Yannis Hausberg est étudiant en philosophie des sciences à l'université Lyon-III.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

« il est urgent de comprendrela révolution informatique

afin de maîtriser son évolution et d’être en mesure de réfléchir lucidement aux futurs modèles

de société que nous souhaitons. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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L’observatoire social de l’entreprise, réalisé par iPsos et le CEsi,en partenariat avec Le Figaro, a eu la bonne idée d’interroger,pour sa onzième vague, les patrons et les salariés sur la prochaine présidentielle. Le moins que l’on puisse dire, c’est queles attentes des uns et des autres sont différentes, voire divergentes.bien sûr, les termes des questions sont toujours un peu piégés mais on note une première différence : les patrons attendent un (nouveau) choc libéral de l’après présidentielle alorsque les salariés plaident pour un « aménagement des règles ».sur les thèmes à privilégier, les patrons mentionnent avant

tout la fiscalité des entreprises (puis le chômage). alors queles salariés mettent très nettement en avant les rémunérations (avant l’âge du départ à la retraite).Quant au rythme des réformes, les patrons attendent trèsmajoritairement « un maximum de réformes tout de suite »alors que les salariés plaident pour « espacer les réformesdans le temps pour éviter un blocage du pays ». Commequoi, comme le dit vincent Cohas, directeur du CEsi « lesmanifestations qui ont accompagné la loi El Khomri ont laissédes traces dans les esprits ». n

Le patron, le salarié et la présidentielle

Quand vous pensez à l’ensemble des règles qui s’appliquent aux entreprises et auxsalariés (code du travail, charges, financement des retraites et de la protection sociale...

*laNCer le maximum de réformes eN déBut de QuiNQueNNat :Patrons : 70 %Salariés : 45 %

*esPaCer les réformes Pour éViter uN BloCage :Patrons : 29 %Salariés : 55 %

Quels soNt les tHèmes Que Vous souHaitez Voir aBorder eN Priorité :

Quel est le rytHme des réformes à PriVilégier :

*Que l’oN réforme eN ProfoNdeur Ces règles (eN mettaNt tout à Plat)Patrons 58 %Salariés 41 %

*Que l’oN améNage eN Partie Ces règles afiN de CoNtriBuer à résoudre les ProBlèmes les Plus imPortaNts mais saNs risQuer le BloCage soCial :

Patrons : 37 %Salariés : 50 %

*PatroNs :La fiscalité des entreprises : 69 %

Le chômage : 31 %Le départ à la retraite : 28 %

*salariés :Les rémunérations : 50 %L’âge de la retraite : 39 %

Le chômage : 31 %

Que Vaudrait-il mieux seloN Vous :

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En moyenne, en 2015, 4,2 millions de salariés travaillent aumoins un dimanche par mois, que ce soit sur leur lieu de travail, à domicile ou ailleurs. Cela représente 18 % de l’ensemble des salariés. Le travail dominical concerne également1,1 million de non salariés, soit 37 % d’entre eux, parmi lesquels76 % travaillent au moins deux dimanches par mois.Les employés sont les salariés qui travaillent le plus le dimanche :24 % d’entre eux travaillent au moins un dimanche par moiscontre 18 % des cadres et 12 % des ouvriers. Le travail dominical diminue progressivement avec l’âge : il concerne 21 %des 15 29 ans et 16,7 % des plus de 50 ans. Les femmes sontégalement plus concernées que les hommes : 19,5 % contre17,5 % travaillent au moins un dimanche par mois. La proportion d’employés, de femmes et de 15 29 ans qui travaillent aumoins deux dimanches par mois est également significative :ils sont respectivement 17 %, 13 % et 15 % à être concernés parle travail dominical régulier.Le travail dominical concerne d’abord les professions qui concourent à la continuité de la vie sociale et à la permanence des services de soins (plus féminines, avec respectivement 55 % et85 % de femmes), à la protection et à la sécurité des personneset des biens (plus masculines avec 85 % d’hommes). Ces professions regroupent un peu plus de 25 % des salariés mais 58 %de ceux qui travaillent au moins un dimanche par mois.55 % de ceux qui assurent la protection et la sécurité des personnes et des biens travaillent au moins un dimanche par moiset 38 % travaillent au moins deux dimanches. 46 % des salariés du domaine de la santé travaillent au moins un dimanchepar mois et 31 % au moins deux dimanches par mois, pour assurer la permanence des soins.Pour assurer l’hygiène deslocaux et le service des repasaux malades, 34 % des agentsde services hospitaliers travaillent également au moins deuxdimanches par mois. Le travaildominical concerne un tiersdes salariés assurant la con tinuité de la vie sociale, prin cipalement l’hôtellerie res tauration, les transports, lecommerce, les activités culturelles et les loisirs. Les non salariés travaillant le dimanche seconcentrent dans les mêmessecteurs d’activité que les salariés : la santé, l’hébergement,la restauration et le commerce,notamment chez les petitsdétaillants en alimentation.Enfin, le travail dominical estaussi répandu chez les enseignants (42  %) et les cadres(17 %). Cependant, il prend uneforme différente : effectué endehors du lieu de travail, il correspond à une charge de tra

vail importante combinée à une autonomie dans l’organisation du temps de travail.travailler le dimanche se cumule presque toujours avec desconditions d’emploi atypiques (travail le samedi, horaires tardifs ou variables). En effet, 92 % des salariés qui travaillent aumoins deux dimanches travaillent aussi au moins deux samedis, alors que seuls 21 % des salariés qui ne travaillent pas ledimanche travaillent le samedi. De même, les salariés qui travaillent au moins deux dimanches travaillent plus le soir et lanuit que les autres salariés. ils sont également plus soumis àdes horaires habituels variables d’une semaine sur l’autre(35 % contre 18 % en moyenne) et alternés (14 % contre 7 %en moyenne). si ces conditions d’emploi atypiques peuventse justifier pour le maintien des services de soins et de la sécurité des personnes et des biens, elles sont un marqueur d’exploitation supplémentaire pour les salariés qui exercent dansd’autres secteurs comme dans le commerce.Le travail dominical relève d’une mesure dérogatoire au codedu travail et reste donc une exception. Cependant, la loi pourla croissance, l’activité et l’égalité des chances économiquesdu 6 août 2015, dite loi Macron, a étendu ses conditions derecours, notamment dans le commerce. Le maire peut autoriser les commerces de détail à ouvrir jusqu’à douze dimanchespar an, depuis le 1er janvier 2016. Les tendances décrites plushaut risquent de s’accentuer avec la progression du travail ledimanche dans le secteur privé : les jeunes, les femmes et lesemployés sont donc susceptibles de travailler encore plussouvent le dimanche. n

PAR FANNY CHARTIER

STATISTIQUES

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5,3 millions de personnes travaillentau moins un dimanche par mois

fréQueNCe meNsuelle moyeNNe du traVail du dimaNCHe des salariéseN 2015, sELoN LE DoMaiNE D’aCtivité* Et La PRoFEssioN

source : iNsEE, Enquête Emploi 2015 ; calculs DaREs• seules les professions les plus importantes de chaque domaine sont détaillées.Lecture : en 2015, 56,4 % des agents de police de l’état travaillent au moins un dimanche.Champ : salariés, actifs occupés au sens du bureau international du travail (bit), France métropolitaine.

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LIRE

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lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faire connaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet des communistes.

svetlana alexievitch ou l’histoire de l’âme rouge« De nos jours, il est difficile de parler d’amour. »

PAR LAÉLIA VERON*

a Grande Guerre patriotique. La dictature sta-linienne. Tchernobyl. La « sale guerre » d’Afgha-nistan. Les bouleversements des années 1990.L’effondrement de l’empire soviétique. Autantde faits qu’on peut retrouver dans des manuelsscolaires. Mais sous la plume de Svetlana Alexie-

vitch, les événements laissent place à des récits d’expé-riences à la fois personnelles et collectives, autant de voixd’un chœur tragique. Les noms, lesdates, les faits ne forment plus quel’arrière-plan d’une autre histoire,l’histoire d’un peuple et d’un idéal.Celle de l’âme rouge.Une telle démarche ne peut que fairepolémique. L’histoire intime s’op-pose à l’histoire officielle et héroïque.La guerre n’a pas un visage de femmeet Derniers témoins (Presses de laRenaissance, 2004 et 2005) mettentà mal le mythe de la Grande Guerrepatriotique qui veut faire de chaqueSoviétique un héros. Si Alexievitchmet bien en scène, dansLa guerre n’apas un visage de femme, l’enthou-siasme de ces jeunes filles prêtes àmourir pour leur patrie et pour Staline, elle les montreaussi comme étant tout simplement des femmeslorsqu’elles se précipitent dans un cours d’eau, alorsqu’elles risquent de s’exposer aux tirs de l’ennemi, pournettoyer leurs règles. Ce livre n’est publié qu’à la faveurde la perestroïka en 1985. De main en main, il parvientjusqu’à Gorbatchev, qui en fait l’éloge. Le succès estimmédiat. Derniers témoins choque davantage. Les témoi-gnages sont ceux d’enfants victimes de l’absurdité mons-trueuse et traumatique de la guerre. Mais c’est la paru-tion, en 1990, et l’adaptation au théâtre, en 1992, des

Cercueils de zinc (Christian Bourgois), sur la guerre d’Af-ghanistan, qui déchaîne les passions contre Alexievitch.Elle est menacée de mort, le livre lui vaut un procès.Alexievitch dénonce une manipulation politique et n’hé-site pas à déclarer : « Derrière les mères [des soldats tués],je vois les épaulettes des officiers. » La Supplication, livreparu en 1997 (Jean-Claude Lattès, 1999), évoque la catas-trophe de Tchernobyl et fait connaître son auteure dansle monde entier. La Fin de l’homme rouge (Actes-Sud,2013) consacre la reconnaissance officielle de l’écrivaine.Son opposition à Poutine et Loukachenko (actuel prési-

dent de la République de Biélorussie),son obtention du Nobel la situent,pour certains, dans un camp occiden-tal qui serait unilatéralement anti-russe et généralement antisoviétique.D’autres l’accusent au contraire decolporter une image pro-staliniennede la société russe. Autant d’accusa-tions qui témoignent paradoxalementde la richesse de son œuvre. L’œuvre d’Alexievitch a également étéau centre de polémiques plus internesau champ littéraire. Cette littératuredes voix ou des témoignages, est-cevraiment de la littérature ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un travail d’historienne(fût-ce d’histoire de l’intime) ou de jour-

naliste ? Galia Ackerman, ancienne traductrice d’Alexie-vitch, et Frédérick Lemarchand, professeur de littérature,ont interrogé la mise en scène qu’Alexevitch fait d’elle-même dans ses livres, celle d’une « femme-oreille » qui secontente d’enregistrer et de retranscrire (Galia Ackermanet Frédérick Lemarchand, « Du bon et du mauvais usagedu témoignage dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch »,Tumultes, 1/2009, n° 32-33, p. 29-55). En fait, les témoi-gnages sont choisis, retravaillés, stylisés. S’agit-il alors demanipulation, d’un manque d’honnêteté ? Ou d’unerecherche esthétique nécessaire au travail de l’écrivain ?

« L’expériencerouge est grandiose

et tragique parcequ’elle est tout à la

fois immense etunique, absolue et

éphémère. »

L

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Mais quelle est la limite entre le destin individuel d’unepersonne et celui d’un peuple ? Ce qui fait d’Alexievitchune grande écrivaine, c’est qu’elle dépasse l’intimité et lasubjectivité du simple témoignage. Son œuvre transcendeles expériences et les émotions individuelles et permetd’approcher une expérience totale. L’expérience rouge estgrandiose et tragique parce qu’elle est tout à la fois immenseet unique, absolue et éphémère. C’est l’expérience d’unpeuple qui revêt désormais des noms différents, mais quiconserve encore la mémoire d’une identité, celle de l’homosovieticus, difficilement compré hensible de l’extérieur.Quoi d’autre alors que la littérature pour dire une véritéaussi complexe, puissante et étrange ? « Le contenu faitexploser la forme », disait Alexievitch (« À propos d’unebataille perdue », discours de Stockholm). Son œuvre necesse de s’étendre. Si La guerre n’a pas un visage de femmeou Derniers témoins se concentrent sur une partie ou unehistoire de la population soviétique, La Supplication ouLes Cercueils de zinc sur des événements particuliers, La Fin de l’homme rougeest une œuvre totale, l’apothéosede la fin d’un monde.

LA GUERRE N’A PAS UN VISAGE DE FEMME«Tout ce que nous savons, cependant, de la guerre, nousa été conté par des hommes. Nous sommes prisonniersd’images “masculines” et de sensations “masculines” dela guerre. »Elles furent près d’un million dans les rangs de l’arméesoviétique, de très jeunes femmes, la plupart volontaires,tireuses d’élite, docteures, partisanes, infirmières. En leurdonnant la parole, Alexievitch réhabilite le courage de cesfemmes qui furent doublement « humiliées et offensées »,déconsidérées au front, regardées comme des anormaleslors de leur retour à la vie civile. Contrairement aux hommessoviétiques, dont l’identité fut construite en grande partiesur la victoire contre les nazis et pour qui l’exigence socialeest partiellement homologue à leur expérience person-nelle, elles furent confrontées à une injonction contradic-toire : redevenir des femmes dans les contours tracés parla société, elles que l’expérience avait transformées à jamais.Une femme qui a fait la guerre n’est plus une « vraie » femme.Leurs exploits, leurs sacrifices ? Des histoires de bonnesfemmes…

DERNIERS TÉMOINS« Je protège ma tête des bombes… et ma poupée. »Des voix qui disent la souffrance de millions d’enfantssoviétiques – Russes, Biélorusses, Ukrainiens, Juifs, Tatares,Lettons, Tsiganes, Kazakhs, Ouzbekhs, Arméniens, Tad-jiks… Qu’est-ce que la guerre vue par des enfants ? Unecatastrophe qui surgit brusquement au milieu du coursnormal des événements, des vacances ou de l’achat d’uncartable. Un monde de couleurs qui devient gris et noir.C’est l’épouvante, le traumatisme, mais aussi un étrangemélange d’horreur et de beauté, celle du feu quand les vil-lages brûlent, l’étonnement naïf qu’un nazi puisse avoirdes lunettes comme un instituteur, que le bruit des bottesse mêle à l’odeur des lilas et des cerisiers en fleur, appren-dre à compter avec la chute des bombes. Des enfants pleinsde haine qui font de la luge sur les cadavres des soldatsnazis morts mais qui apprennent la pitié en voyant des pri-sonniers souffrir de la faim. Des enfants devenus adultes,toujours déchirés par ce manque d’amour : « J’ai aujourd’huicinquante et un ans, je suis mère de famille. Il n’empêcheque je veux toujours ma maman. »

LA SUPPLICATION« Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avonsni système de représentation, ni analogies, ni expérience.

Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ninos oreilles, ni même notre vocabulaire. »Tchernobyl, c’est une autre guerre, imperceptible, quis’infiltre insidieusement et frappe on ne sait quand. Uneguerre qui s’incarne horriblement dans les corps défi-gurés, rétrécis, gonflés, éclatés, noircis. Une guerre incom-préhensible. Pourquoi ne peut-on pas vaincre Tcherno-byl comme on a vaincu les Allemands ? Pourquoi nepeut-on pas manger des fruits et légumes qui ne font pasmal au ventre ? Les femmes et les hommes de Tcherno-byl racontent. Les vieux, qui sont restés malgré tout dansleur village. Les réfugiés, parias, nouveaux hibakusha(nom donné aux rescapés d’Hiroshima), pour lesquelsenfanter est un péché. Ceux qui ont nettoyé la centrale,mi-héros, mi-fous, avec pour seule protection une blouseet un masque à gaz. Les veuves qui ont vu leurs marispourrir. Tous les maudits de la Biélorussie qui, après avoirété privés de leur territoire, sont privés du temps. Leschroniques d’un futur (kronika buduchevo) sans avenir.

les CerCueils de ziNC« Mais je n’y étais pas allé pour tuer… Ce n’est pas ça queje voulais… Qu’est-ce qui s’est passé ? »Tsinkovye malchiki : littéralement, les garçons de zinc. Lessoldats morts en Afghanistan à qui sont réservés ces cer-cueils. Comment pourraient-ils avoir été tués au combatalors qu’ils étaient censés être partis pour porter la frater-nité entre les peuples et aider à l’édification du socialisme ?Les Cercueils de zinc, c’est encore l’histoire d’une guerre,mais d’une sale guerre, où les Soviétiques sont occupants.Des héros, des assassins ? « Je suis la seule à avoir perdumon mari à la guerre, une guerre que les autres ne connais-sent que par les journaux. Quand j’ai entendu pour la pre-mière fois la télévision expliquer que l’Afghanistan étaitune guerre honteuse, j’ai failli casser le poste. Ce jour-là,j’ai enterré mon mari pour la deuxième fois… »

LA FIN DE L’HOMME ROUGE« Je suis dépassée… Je fais partie de ceux qui restent sur lebord de la route. Tout le monde s’empresse de descendredu train qui fonçait vers le socialisme pour monter danscelui qui fonce vers le capitalisme. Moi, je l’ai raté ce train… »Vremia second hand dit le titre original : une époque deseconde main, dépassée, alors qu’elle existe encore. Lafin de l’homme rouge c’est la survivance absurde, dansun monde qui n’est plus le sien, de cet homo sovieticustragique ou ridiculisé, le sovok (appellation méprisantepour désigner une personne qui se définit toujours « àla soviétique »), qu’il soit russe ou biélorusse, turkmène,ukrainien, kazakh. L’homo sovieticus agonisant est à Mos-cou mais aussi au Kazakhstan, c’est le riche entrepre-neur mais aussi le travailleur immigré, on le reconnaîtdurant la Grande Guerre, dans les camps de déportés,mais aussi pendant la guerre d’Afghanistan. C’est toutun peuple fantôme, des figures historiques comme cellesde Sergueï Akhromeïev ( ce haut militaire russe s’étaitsuicidé après le putsch de 1991) ou de Timérian Khabou-lovitch Zinatov (ce défenseur de Brest-Litovsk en 1941,s’est suicidé en 1992 et a demandé à être enterré dans laforteresse), aussi bien la « femme ordinaire » dont lesquelques mots closent le livre. n

*Laélia Veron est agrégée de lettres modernes. Elle est docteure en littérature et langues françaises de l'ENS de Lyon.

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CRITIQUES

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les intellectuels, le recul de l’histoire économique et socialeau profit d’une approche strictement culturelle, et le délais-sement par la sociologie de la question du travail pourcelle de l’emploi. n

Comprendrel’islam politique. une trajectoire de recherche sur l’altéritéislamiste,1973-2016La Découverte, 2016

FRANÇOIS BURGAT

HASNI ALEM

François Burgat, polito-logue et directeur de recherche au CNRS, est un spécia-liste reconnu du monde arabo-musulman. Dans cetouvrage terminé le 19 juillet 2016, soit cinq jours aprèsl’attentat de Nice, il livre sa vision de l’islam politique. Celivre comporte deux parties. Tout d’abord une sorte d’au-tobiographie intellectuelle dans laquelle l’auteur retraceson parcours, ses voyages dans le monde arabe et les figuresqui ont influencé sa démarche. Ensuite une analyse duphénomène « islamiste » au travers des concepts forgéspar son expérience.L’auteur affirme que la cause des bouleversements touchant le monde arabo-musulman (et l’Occident) estfondamentalement politique. En cela, il s’oppose explici-tement à la thèse de deux universitaires fortement média -tisés, Olivier Roy et Gilles Kepel. À Olivier Roy, il reprochesa vision « psychologisante » (le « nihilisme ») et à GillesKepel sa vision « culturaliste » (« c’est la faute à l’islam poli-tique »). Pour Burgat, ces deux spécialistes font l’erreur denégliger la variable proprement historique du phénomèneislamiste, en niant sa dimension politique. François Burgat analyse cette émergence « islamiste » àpartir du fait colonial et de la confrontation Nord/Sud.Pour lui l’islam politique représente l’utilisation par lespopulations du Sud d’un « parler musulman ». Ce langageendogène émergea en réaction à l’hégémonie culturelledes Occidentaux. Après avoir obtenu son autonomie poli-tique par les indépendances, et son autonomie écono-mique grâce aux nationalisations, le monde musulmanchercha à construire son propre univers symbolique autravers de l’islam vu comme non « contaminé » par l’Oc-cident. Pour l’auteur, ce référentiel symbolique différentprovoque des malentendus entre les acteurs politiquesdes pays musulmans (et pas seulement les islamistes) etles Occidentaux. Face à ce phénomène, le Nord dominants’aveugle en recherchant à faire de « l’Autre » musulmanun « même » à son image. François Burgat donne l’exem-ple de l’imam Chalghoumi, imam de Drancy, omnipré-sent dans les média. Il joue le rôle de porte-parole desmusulmans de France, alors que ces derniers dans leurmajorité le considèrent comme illégitime. Son françaisplus qu’approximatif et ses relations ambiguës avec legouvernement israélien participent à ce discrédit qui ren-force le sentiment d’invisibilité des musulmans français.

Travail, travailleurs et ouvriersd’Europe au XXe siècleÉditions universitaires de Dijon

DIR. NICOLASHATZFELD, MICHELPIGENET ET XAVIER VIGNA

PAR JEAN-PHILIPPE GILLET

Revendiquant une approchepolyphonique, cet ouvragecollectif a pris sa source dansune rencontre organisée à

on en 2013 par le centreGeorges-Chevrier avec l’ap-pui du Centre d’histoire

sociale du XXe siècle de l’université Paris 1 et de l’équiped’Évry d’Institutions et dynamiques historiques de l’éco-nomie et de la société (IDHES).Une ambition s’est très vite affirmée : retrouver l’esprit etla dynamique prévalant au milieu des années 1970 dansles travaux de la Maison des sciences de l’homme quivoyaient se confronter et s’enrichir mutuellement des spé-cialistes français, britanniques, allemands ou américainsautour de l’histoire sociale des mondes du travail.Décidés à rompre avec une période de « dépression del’histoire ouvrière » qui a vu, depuis les années 1980, unecertaine historiographie privilégier les marges, les mino-rités au détriment des ouvriers dans les recherches uni-versitaires, une vingtaine d’historiens originaires de huitpays répondent à une interrogation provocatrice d’An-toine Prost qui demandait en 1995 : « Cela aura-t-il encoreun sens dans vingt ans de faire de l’histoire ouvrière ? »Les contributions au colloque de Dijon, dont ce livre estissu, par leurs approches protéiformes sont une réponseet une réponse positive. Multipliant les angles d’attaque,les intervenants font ainsi, et entre autres, voisiner l’his-toire des artisans en Italie de 1880 à 1940 (Anna Pellegrino)et les limites du mouvement ouvrier à la Fiat entre 1945et 1970 (Stefano Musso), relatent les grandes grèves desannées 1930 en Belgique et s’interrogent sur la place sin-gulière du mouvement de l’hiver 1960-1961 dans le réveilde la conscience « wallonne » face à une Flandre conser-vatrice et cléricale (Francine Bolle et Samia Beziou), poin-tent les difficultés objectives à construire une histoire dela classe ouvrière espagnole, le franquisme stérilisant pourlongtemps la constitution de fonds et d’archives (PèreGabriel).D’autres contributions ouvrent des pistes pour l’avenir.Nicolas Hatzfeld, en proposant une esquisse historiquede la santé au travail pendant le XXe siècle, construit unsocle pour repenser cet enjeu majeur dans les institutionseuropéennes ou dans l’espace mondial que représentel’Organisation internationale du travail (OIT) et MichelPigenet insiste sur les difficultés à dépasser le cadre del’État-nation pour les travailleurs et leurs organisations.Extrêmement documentés, ces regards multiples sur l’his-toire ouvrière du siècle passé mettent paradoxalement enlumière quelques-unes des raisons qui ont affaibli etpresque asséché les recherches universitaires en cedomaine : l’abandon du paradigme des classes socialeset l’affadissement de la représentation que s’en faisaient

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de « l’en-commun » qu’ils opposent à l’expertise. Ils fontpreuve d’une vigilance lucide à l’égard des tentationsétatistes. Pour autant, l’idée d’un « espace opposition-nel » à l’échelle de l’Europe et même du monde gagne-rait à être approfondie, et mise en articulation avec lesluttes de classes sur le terrain, qui ne sont ni inexistantesni vaines. n

Songe à ladouceurSarbacane, 2016

CLÉMENTINE BEAUVAIS

PAR CAMILLE DUCROT

Au mois de décembre 2015,Clémentine Beauvais,

seignante-chercheur enittérature à York, écrivaitpour la rubrique Lire de la

revue un très bel article : « La littérature jeunesse enga-gée, entre prescription et espoir ». Loin de s’arrêter à larecherche et à la littérature grise, Clémentine est aussiconnue pour ses romans jeunesse (une quinzaine publiésmajoritairement chez Talents Hauts et Sarbacane, maispas que). Il faut lire Les Petites Reines, par exemple, quia reçu le Prix Sorcière en 2016.Son dernier titre Songe à la douceur est une sorte d’OVNIdans le marché du livre jeunesse.Clémentine Beauvais adapte en effet librement un clas-sique russe peu lu : Eugène Oneguine, à la fois roman envers de Pouchkine (écrit entre 1821 et 1831) et opéra deTchaïkovsky (1879). Cette œuvre, elle l’a lue dans toutesles adaptations françaises et anglaises possibles, et écou-tée dans diverses mises en scène d’opéra. L’histoire racon-tée est somme toute connue : un amour passionné entredeux personnages, pendant deux moments de leurs viesà dix ans d’écart. C’est une histoire d’indifférence, derejet, de passion, de retrouvailles et de découverte.Mais ce qui fait sa saveur particulière c’est que Songe àla douceur en est une adaptation en vers libres dansune mise en page particulièrement travaillée par l’édi-teur, qui oblige à une gymnastique de l’esprit. Il ne s’agitici pas seulement de lire le texte mais de lire les vers etleur mise en espace articulée au texte. Cette forme per-met d’être au plus près de l’émotion des personnagesen interprétant leurs échanges à partir de plusieursregards : le texte décrira le caractère d’un des person-nages et cette description sera complétée par le versutilisé et sa mise en forme.Ce roman est aussi un roman drôle et impertinent : l’au-teur-narrateur saisit chaque prétexte pour donner sonavis et commenter l’histoire, avec beaucoup d’humour.Elle porte sur ses personnages, pourtant tragiques, unregard tendre et mordant à la fois, se moquant de leursfaiblesses et de leurs contradictions. Impossible à sa lec-ture de s’empêcher de sourire.Pourquoi lire ce roman ? Parce qu’un roman en vers– absent des paysages éditoriaux actuels – est un pariaudacieux. Celui-ci est porté par une auteure débordanted’imagination qui a le désir de partager son plaisir de lalecture et des mots, en toute simplicité. n

Le livre dénonce l’hypocrisie du soutien occidental auxdictateurs de ces régions (les « Pinochet arabes »). Leur« laïcité » affichée sert de paravent à la répression des oppo-sants (particulièrement islamistes). Cet ouvrage salutaireapporte un démenti à la rhétorique guerrière qui dominele paysage médiatique. Finalement, il affirme une chosesimple : à un problème politique la réponse ne peut êtreque politique. n

Ce cauchemar qui n’en finit pasComment lenéolibéralismedéfait ladémocratieLa Découverte, 2016

PIERRE DARDOT,CHRISTIAN LAVAL

JEAN-MICHEL GALANO

Ce livre enjoué malgré la gravité de son objet a un buttrès politique : comprendre pourquoi la crise du capita-lisme ne se traduit pas par un affaiblissement des forceset des idéologies qui le soutiennent. Pourquoi à ce cau-chemar qui dure depuis quarante ans nul réveil ne sem-ble avoir succédé ? La réponse des auteurs est claire : lesforces du capital ont su produire une idéologie, le « néo-libéralisme », qui se révèle d’une extrême plasticité. Lescercles vicieux de la crise sont abordés d’une manièreoriginale : l’affaiblissement des syndicats, la part décrois-sante des salaires dans la valeur ajoutée sont un facteurde stagnation économique et de régression sociale, maisce marasme permet à une « oligarchie » de maintenir lespeuples sous sa férule, à l’aide d’une gouvernanced’« experts » supposée au-dessus des choix politiques.Les auteurs déclinent, de façon très suggestive, les diversesmodalités de ce néolibéralisme idéologique et politique :comment il impose la suprématie du droit privé sur ledroit public aux gouvernements et aux États, ses respon-sabilités dans la crise écologique… L’étude la plus détail-lée concerne les mécanismes européens. La crise grecquepeut de ce point de vue servir à la fois de révélateur etd’exemple. Le néolibéralisme s’y est révélé être un car-can irrespectueux des États et de la démocratie. La véritédu libéralisme, c’est la contrainte la plus féroce et la pluscynique.La principale originalité de cet essai, qui abonde en for-mules brillantes, me semble résider dans l’idée que lenéolibéralisme s’efforce de créer un « imaginaire entre-preneurial ». Il est en effet nécessaire au capital de faireintérioriser par tout un chacun que la vie est une entre-prise dans laquelle chacun met en jeu sa force de travail(terme bizarrement absent) comme un capital propre etfait l’épreuve de risques à calculer et à assumer, de concur-rence, etc. La responsabilisation des travailleurs est tou-jours pour le capital de l’ordre de la culpabilisation, etva contre la démocratie.Les conclusions, fort riches, appellent discussion : de ladémocratie antique, les auteurs dégagent l’importance

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le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que marx et d’autres avec luinous ont transmises. sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairages contem-porains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

PAR FLORIAN GULLIET AURÉLIEN ARAMINI

l’ouVrière oPPrimée Par le CaPitalLa Révolution russe visait à donner lepouvoir politique aux masses travail-leuses et exploitées. Cette perspectived’émancipation, constitutive de la luttecontre le capitalisme, concerne au plushaut point les femmes. Parmi les oppri-més, les femmes sont en effet victimesd’une double oppression.Elles sont d’abord exploitées en tantque travailleuses dans le système capi-taliste. Mais elles le sont davantage queles hommes. Dans un texte de 1893, lamilitante socialiste Clara Zetkin com-pare les salaires des ouvriers et desouvrières de Leipzig. Le salaire desfemmes représente la moitié et sou-vent même le tiers du salaire deshommes.Malgré ce surcroît d’exploitation, lasalarisation des femmes constitue dansl’ensemble un progrès historique. Ceuxqui le nient et demandent l’interdic-tion du travail féminin, et, parmi eux,nombre de socialistes, ceux-là oublientle sort que l’époque féodale réservaitaux femmes. Dans La Femme et le socia-lisme (1891), August Bebel le rappelleaux nostalgiques : la femme « n’avaitpas alors à accomplir seulement les tra-vaux domestiques de chaque jour aux-quels la maîtresse de maison bour-geoise a encore à vaquer aujourd’hui,mais une foule d’autres encore dont lafemme est complètement débarrasséede nos jours, grâce au développementmoderne de l’industrie et du commerce.Il lui fallait filer, tisser et blanchir la toile,faire la lessive et confectionner elle-même tous les vêtements sans excep-

En régime capitaliste, les femmes, la moitié de l’espèce humaine, sont dou-blement exploitées. L’ouvrière et la paysanne sont opprimées par le capi-tal, et par surcroît, même dans les républiques bourgeoises les plus démo-cratiques, premièrement, elles ne jouissent pas de tous les droits, car la loine leur confère pas l’égalité avec les hommes ; deuxièmement, et c’est làl’essentiel, elles restent confinées dans l’« esclavage domestique », ellessont des « esclaves du foyer » accablées par les travaux ménagers, les plusmesquins, ingrats, durs et abrutissants, et en général par les tâches domes-tiques et familiales individuelles.La révolution bolchevique, soviétique, coupe les racines de l’oppression et del’inégalité des femmes de façon extrêmement profonde, comme aucun partiet aucune révolution du monde n’ont osé les couper. Chez nous, en Russiesoviétique, il ne subsiste pas trace de l’inégalité des femmes par rapportaux hommes, au regard de la loi. Le régime des Soviets a totalement abolil’inégalité odieuse, basse, hypocrite dans le droit matrimonial et familial,l’inégalité touchant l’enfant.Ce n’est là que le premier pas vers l’émancipation de la femme. Aucun despays bourgeois, même parmi les républiques les plus démocratiques, n’a oséfaire ce premier pas. On n’a pas osé, par crainte de la « sacro-sainte pro-priété privée ».Le deuxième pas et le principal a été l’abolition de la propriété privée de laterre, des fabriques et des usines. C’est cela et cela seul qui fraye la voie del’émancipation complète et véritable de la femme, l’abolition de l’« esclavagedomestique » grâce à la substitution de la grande économie collective à l’éco-nomie domestique individuelle.Cette transition est difficile ; il s’agit de refondre l’« ordre de choses » leplus enraciné, coutumier, routinier, endurci (à la vérité, c’est plutôt unemonstruosité, une barbarie). Mais cette transition est entreprise, l’impul-sion est donnée, nous sommes engagés dans la nouvelle voie.En cette journée internationale des ouvrières, on entendra dans les innom-brables réunions des ouvrières de tous les pays du monde, saluer la Rus-sie soviétique qui a amorcé une œuvre incroyablement dure et difficile,une grande œuvre universelle de libération véritable.

Lénine, « La journée internationale des travailleuses », 8 mars 1921,

Œuvres complètes, tome 32, Éditions sociales, Paris,

Éditions du progrès, Moscou, 1960, p. 168 169.

l’émaNCiPatioN des femmesL’hostilité au combat des femmes ne se retrouve pas seulement dans les milieux réac-tionnaires ; il concerne aussi une partie des mouvements ouvriers et socialistes. La luttepour l’émancipation des femmes a souvent été perçue comme secondaire ou, pire, commeune diversion susceptible de faire oublier le combat contre le capital. Pour Lénine, il n’enest rien. Contre les conceptions bourgeoises du féminisme ou une vision étroite de la luttedes classes, il considère que l’émancipation des femmes, « la moitié de l’espèce humaine »,est un combat à part entière qui doit nécessairement s’inscrire dans la perspective d’undépassement du capitalisme qui surexploite les femmes.

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hérités de siècles – voire de millénaires –de domination patriarcale. Les trans-formations juridiques et économiques,pour importantes qu’elles soient, n’im-pliquent pas que l’homme se mette àconsidérer la femme comme son égal.C’est dans les campagnes que le poidsdes traditions se fait le plus sentir. « Onmesure l’hostilité des paysans à l’éman-cipation politique et sociale des femmesaux deux incidents suivants, parmi biend’autres rapportés par la presse del’époque. Ayant appris que sa femmevenait d’être proposée par les autori-tés pour siéger au soviet, son mari l’en-ferma dans une bania2 pendant deuxsemaines, afin qu’elle ne pût assisteraux réunions et fût rayée de la liste pour’’absentéisme et passivité’’. Lorsque lesfemmes siégeaient au soviet, leshommes leur faisaient laver le plan-cher de la salle de réunion, puis lescongédiaient et commençaient, entreeux, les délibérations3.»Lénine est parfaitement conscient dela persistance des vieilles coutumes quin’épargnent personne, y compris lescommunistes. Il n’a jamais prétenduque le dépassement du capitalismelibérerait du même coup les femmes.L’oppression économique est la sourceprincipale de l’oppression des femmes,dans une société capitaliste, mais ellen’explique pas tout. Néanmoins et mal-gré tout, proclamer partout l’égalité,mettre en œuvre des politiques en cesens, ne pouvait manquer de produiredes effets positifs, y compris dans lesconsciences. n

1. Lénine, « Les tâches dumouvement ouvrier féminin dans la république des soviets », 23 septembre 1919.

2. Une sorte de sauna, souventpublic, parfois intégré auxmaisons.

3. Nicolas Werth, La Vie quotidiennedes paysans russes de la révolutionà la collectivisation (1917-1939),Hachette, 1984, p. 106.

mariage, le libérant ainsi du poids del’institution et des traditions religieuses.Il modifie le droit familial en garantis-sant l’égalité des droits entre l’épouxet l’épouse. Enfin, il abolit la distinc-tion entre enfants légitimes et enfantsillégitimes. Le 19 décembre 1917, unsecond décret autorise le divorce.L’abolition de la discrimination légaleest un premier pas. Mais il ne suffitpas. Demeure, en effet, le problème del’exploitation capitaliste des femmes,qui est toujours une surexploitation.Ce problème ne peut se résoudre quepar le dépassement du capitalisme, quepar « la suppression de la propriété pri-vée sur la terre et les usines ».Demeure aussi le problème de l’escla-vage domestique. Tant que la femmereste opprimée dans le ménage, enétant soumise aux tâches ménagères– cuisine, repassage, nettoyage – ou àl’éducation des enfants, elle ne peutpas être réellement émancipée. Il fautdonc permettre aux femmes de se libé-rer de l’économie domestique afinqu’elles puissent participer au travailproductif commun, condition fonda-mentale pour « qu’elle soit vraimentl’égale de l’homme » (Lénine, « Lesobjectifs généraux du mouvementféminin », 1919). D’où la nécessité decréer des cantines, des crèches, desmaternités, des écoles et des blanchis-series prenant en charge collective-ment ce qui était autrefois imposé à lafemme au sein du ménage.Le pouvoir des soviets s’attachera ainsià réaliser les conditions juridiques etéconomiques de l’émancipation inté-grale des femmes. L’égalité des droits,la fin de l’exploitation capitaliste et lamise en place d’institutions suppri-mant l’esclavage domestique sont desconditions nécessaires à l’émancipa-tion des femmes, mais elles ne sont passuffisantes. Si l’émancipation a desconditions objectives, elle a aussi sesconditions subjectives.

CoNditioNs suBJeCtiVes de l’émaNCiPatioNLénine a parfaitement conscience queles mentalités n’évoluent que très len-tement en raison du poids des mœurs

tion, fondre le savon, plonger la chan-delle et brasser la bière. À côté de cela,là où la situation le permettait, il luiincombait encore les travaux d’agri-culture, le jardinage, le soin des bes-tiaux et de la volaille. Bref, elle était unesimple Cendrillon, et sa seule distrac-tion consistait à aller à l’église ledimanche ».Le développement de l’industrie com-mence à alléger le travail domestiquede la femme, même si, en ce début deXXe, siècle les biens d’équipement sontencore peu nombreux. Mais surtout,le salaire perçu donne aux femmes undébut d’indépendance économique.Il faut donc être capable de reconnaî-tre à la fois la dureté de la condition desfemmes dans le capitalisme et le pro-grès que ce travail constitue malgrétout par rapport à l’époque féodale.

la femme oPPrimée Par l’HommeMais les femmes ne sont pas seulementopprimées en tant que travailleusespar le capitalisme, elles le sont aussi entant que femmes par les hommes. Etce, de deux manières.Lénine rappelle d’abord qu’à la mêmeépoque, « dans les plus démocratiquesdes républiques bourgeoises, [lesfemmes] restent devant la loi des êtresinférieurs à l’homme ». Elles n’ont pasles mêmes droits que les hommes, etpartout où l’on trouve l’égalité, il a fallul’arracher de haute lutte. En France, lesuffrage « universel » proclamé en 1848ne concerne toujours pas les femmes.Elles ont encore moins le droit d’êtreélues. De nombreuses positions leurétaient fermées : des échelons de l’en-seignement, des professions, etc. EnFrance, jusqu’en 1907, elles ne dispo-sent pas librement de leur salaire, etc.À cette discrimination légale, s’ajoute« l’esclavage domestique ». La femmesupporte l’essentiel du « travail mes-quin, ingrat, dur, abrutissant de la cui-sine et du ménage ». « Labeur extrême-ment mesquin qui n’a rien qui puissecontribuer à l’évolution intellectuellede la femme1. »

CoNditioNs oBJeCtiVes de l’émaNCiPatioNLa Révolution d’Octobre a changé radi-calement la condition des femmes enRussie. Et indirectement, comme défilancé aux autres pays, elle a contribuéà améliorer le sort des femmes à tra-vers le monde.Ce processus d’émancipation estd’abord passé par la loi. Dès le18 décembre 1917, un décret modifietotalement le code de la famille qui per-pétuait l’inégalité au sein du couple etde la famille. Ce décret, signé par Lénine,introduit d’abord la laïcisation du

décidée en 1910, la première Journée internationale des femmes a lieule 19 mars 1911. « Ceci a certainement été, se souvient alexandra Kollon-taï, la première démonstration de militantisme de la femme ouvrière. àcette occasion, les hommes sont restés à la maison avec leurs enfants,et leurs femmes, les femmes au foyer prisonnières, sont allées aux mee-tings ». à saint-Pétersbourg en russie, le 8 mars 1917 (23 février dans lecalendrier julien), la révolution russe débute par une manifestation defemmes réclamant du pain et la paix. en 1921, en souvenir de ces événe-ments, lénine fixe au 8 mars la Journée internationale des femmes.

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X ...... ex. o N°20 : ART ET CULTURE, les sentiers de l’émancipation • octobre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°21 : Habiter LA VILLE • novembre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°22 : NOUVEAUX ADHÉRENTS Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Faut-il les garder ? • décembre 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°23 : Vive LE PROGRÈS • janvier 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°24 : LES MOTS PIÈGÉS • février 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°25 : Bien NOURRIR LA PLANÈTE • mars 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°26 : À la conquête d’une nouvelle CONSCIENCE DE CLASSE • avril 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°27 : NATIONALISATIONS: l’intérêt général • mai 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°28 : LA RETRAITE : une bataille capitale • juin 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°29 : COMMUN(ism)E et municipales • septembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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X ...... ex. o N°35 : Pour en finir avec LA DROITISATION • mars 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°36 : Sous les pavés, L’EUROPE • avril 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°37 : Enseignement supérieur et recherche SAVOIRS où aller ? • mai 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°38 : LE CORPS • juin 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°39 : La fabrique de L’ASSISTANAT • septembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°40 : FAB-LAB du bidouillage informatique à l’invention sociale • octobre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°41 : LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE • novembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°42 : COMMUNISME de nouvelle génération • décembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°43 : LIBERTÉ ! • janvier 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°44 : MÉDIA Besoin d’oxygène • février 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°45 : FÉMINISME au cœur des luttes révolutionnaires • mars 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°46 : NATION, une voie vers l’émancipation • avril 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°47 : MUSULMANS: dépasser les idées reçues • mai 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Convention nationale du PCF sur l’INDUSTRIE • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex. o N°48 : LES MOTS GLISSANTS • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°49 : Non ! Il n’y a pas de GUERRE DES CIVILISATIONS • septembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°50 : 4 essais sur LA GAUCHE • octobre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°51 : CLIMAT, le temps des choix politiques • novembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°52 : LAÏCITÉ, outil d’émancipation • décembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°53 : ÉDUCATION, état d’urgence • janvier 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°54 : POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE: de la guerre à la paix • février 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°55 : LOGEMENT, le droit au bien-être • mars 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°56 : (ANTI-)PRODUCTIVISME? De quoi parle-t-on • avril 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°57 : Nouvelles vagues en MÉDITERRANÉE • mai 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°58 : LE BONHEUR • juin 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°59 : JEUNESSE sacrifiée ? ou engagée ! • septembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°60: COMMUN ET/OU COMMUNISME ? • octobre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°61 : LE TRAVAIL dans tous ses états • novembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°62 : JUSTICE pour qui et pourquoi ? • décembre 2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°63 : De NOUVEAUX DROITS dès maintenant ! • janvier 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°64 : Quelle politique (VRAIMENT) ANTITERRORISTE ? • février 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.o N°65 : ÉVASION FISCALE, mettre fin au grand hold-up • mars 2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex.

TOTAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ......... ex. = .............. €

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Igor Martinache

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Directeur

Davy CastelRédacteur en chef

Frédo CoyèreMise en page et graphisme

Hélène Bidard

Noëlle MansouxSecrétaire

de rédaction

Claudine PérillaudRelecture

Vincent BordasRelecture

Marine Roussillon

Benjamin SozziVidéo

Sébastien ThomasseyMise en page

Camille DucrotCritiques� Lire

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Saliha BoussedraFéminisme

Étienne ChossonRegard

Pierre CrépelSciences

Fanny ChartierStatistiques

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Léo PurguetteTravail

de secteurs

Alexandre FleuretLectrices & lecteurs

Mickaël BoualiHistoire

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Séverine Charret Production de territoires

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Aurélien AraminiDans le texte

Florian GulliDans le texte

Michaël OrandStatistiques

Jean QuétierRédacteur en chef

Gérard StreiffRédacteur en chefCombat d’idées

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