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Nadia T - raniamatar.com · Tu dors debout au soleil dédoré parmi toutes ces glaces qui brouillent ton image. La mort, dis-tu, est une clef entre autres celui qui meurt marque la

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Nadia Tuéni – Liban(1935-1983)

Mon pays

Mon pays longiligne a des bras de prophète.Mon pays que limitent la haine et le soleil.Mon pays où la mer a des pièges d’orfèvre,que l’on dit villes sous-marines,que l’on dit miracle ou jardin.Mon pays où la vie est un pays lointain.Mon pays est mémoired’hommes durs comme la faim,et de guerres plus anciennesque les eaux du Jourdain.

Mon pays qui s’éveille,projette son visage sur le blanc de la terre.Mon pays vulnérable est un oiseau de lune.Mon pays empalé sur le fer des consciences.Mon pays en couleurs est un grand cerf-volant.Mon pays où les vents sont un nœud de vipères.Mon pays qui d’un trait refait le paysage.

Mon pays qui s’habille d’uniformes et de gestes,qui accuse une fleur coupable d’être fleur.Mon pays au regard de prière et de doute.Mon pays où l’on meurt quand on en a le temps.Mon pays où la loi est un soldat de plomb.Mon pays qui me dit : « Prenez-moi au sérieux »,mais qui tourne et s’affole comme un pigeon blessé.Mon pays difficile tel un très long poème.Mon pays bien plus doux que l’épaule qu’on aime.Mon pays qui ressemble à un livre d’enfant,où le canon dérange la Belle au bois dormant.

Mon pays de montagnes que chaque bruit étonne.Mon pays qui ne dure que parce qu’il faut durer.Mon pays tu ressembles aux étoiles filantes,qui traversent la nuit sans jamais prévenir.Mon pays mon visage,la haine et puis l’amournaissent à la façon dont on se tend la main.Mon pays que ta pierre soit une éternité.Mon pays mais ton ciel est un espace vide.

Mon pays que le choix ronge comme une attente.Mon pays que l’on perd un jour sur le chemin.Mon pays qui se casse comme un morceau de vague.Mon pays où l’été est un hiver certain.Mon pays qui voyage entre rêve et matin.

Nadia Tuéni, «Mon pays », Liban. 20 poèmes pour un amour,éd. Dar An-Nahar, Beyrouth, 1979.

Sous surveillance

La nuit tire sur toiavec ses vieux fusilset te frappe en plein vol.Plus d’étoiles en tes yeuxnul rêve dans ton rêve.

Tu dors deboutau soleil dédoréparmi toutes ces glacesqui brouillent ton image.

La mort, dis-tu, est une clef entre autrescelui qui meurtmarque la mesure du temps.

Tu te reflètes comme en un océantraversé d’oiseaux indiscretsaussitôtton visage devient un paysage de cartes postalesune ville ouverted’où la lumière te surveillepar un trou de serrure.

Inédit.

Nohad Salameh – Liban(1947)

L’écoute intérieure

Quelquefoisdes dieux dans la fleur de l’âgevenus de la lumière de minuitpar des chemins d’éclairss’envolent en toidans un silence de châtaigne.

Peuple sans signatureni généalogiedépourvu d’alphabetils ne sont plus personne :sinon des matelots de l’airramant vers l’infini.

Ils pénètrent dans la mesure du songetel un été tardif.De leurs voix semblables au volils t’emplissent de signesde labyrintheset de doute.

Inédit.

2008, Chekka, Liban.Deux nonnes orthodoxes du couvent de Saydet-al-Nouriyehprennent le café sur la terrasse. Ce lieu saint, propice auxmiracles, est aussi un lieu de pèlerinage et un monastèrequi abrite et des sœurs et des prêtres. Photo : Rania Matar.

¯ voix de femmes2 maghreb et moyen - orient ˘ 3

Vénus Khoury-Ghata – Liban(1937)

Orties(extrait)

C’était ailleursil y a très longtempslasse de nous appelerla mère quitta la terre pour entrer dans la terrevue d’en haut elle ressemblait à un caillouvue d’en bas à une pomme de pin écailléeil lui arrivait de pleurer en sanglots qui faisaient frémir

[le feuillagela vie lui criions-nous est une ligne droite de bruitsla mort un cercle videdehors il y a l’hiverla mort d’un moineau a noirci la neigemais rien ne la consolait

Quelle est la nuit parmi les nuits demandait-elle[à la chouette

mais la chouette ne pense pasla chouette saitnous pensions à elle tous les jourspuis une fois la semainepuis une fois l’andans une photo ses cheveux sont couleur sépiales morts vieillissent comme le papier

Ça ne pouvait être qu’ailleursla colère du soleil renversait le paysdes hommes venus du côté sourd du fleuve cognaient aux frontièresje dis hommes pour ne pas dire sauterellesje dis sauterelles pour ne pas dire fétus de paille fanes de maïs

leur sueur avait l’acidité de l’armoiseleur haleine l’amertume du cyprès

Ils arrivèrent tous les soirs de toutes les annéesleurs arbres en laisseleurs enfants plantés au pied de leurs oliviersdans son sombre réduit la mère comptait leurs pasla mère compatissaitleurs langues épaissies par le sel de la mer Morteleurs gorges emplies du vent de la Galiléeils creusèrent leurs tranchées dans nos chambresallongèrent leurs fusils entre nos drapssquattèrent nos trottoirs à longueur d’hommeà longueur de honteleur torpeur une fois morts ne les a pas suivis

Vénus Khoury-Ghata, « Orties »,Quelle est la nuit parmi les nuits,éd. Mercure de France, Paris, 2004.

Aïcha Idriss – Libye(1956)

Le corps du poème

Étroit le poème qui ne peut nous contenirIls ont dérobé mon cahier mon crayon et semé leurs

[marquesentre la blancheur des lignes et l’espace du poèmeIls n’ont même pas épargné ma petite margeIls ont dérobé la nuit qui m’offrait rêve et illusionles étoiles qui le soir berçaient mon sommeilles nuées pleines de pluiele vent qui annonce notre arrivéeles oiseaux et les comptinesles tresses du soleilles couleurs de ma mèreson parfum les perles de son collier qui s’est rompu

[entre mes doigtsla journée et même le matin qui s’étirait dans mon litma chatte et le gribouillis des enfantssur le mur de mon poèmeIl ne me reste plus rienpour t’écrire ô Patrie qui n’est plus miennepour que la terre des obsessions ne te recouvre paspour que les mères te fredonnent à leurs enfantspour que les années te chantentpour rêver rêverrêver aussi amplement que la parole ou l’illusion

[de la parolePuisque je suis pour quelques instant la maîtresse

[de cet espacej’écris cette blancheurce n’est pas l’absence qui m’écritJe te dessine avec une nostalgie éphémèrePareille aux oiseaux qui nourrissent les champsles lettres et les matricesNotre temps est mortô toi que je désire comme PatrieLa langue que nous déchiffronsla langue regorge de mensongesde signes de tabousElle ne dessine pas ta naissancel’espace du poème est insuffisant

Traduit de l’arabe par Rania Samara.

Inédit en français.

2006, Haret Hreik, banlieue sud de Beyrouth, Liban.Conséquence du conflit israélo-libanais de 2006, des famillesattendent l’effondrement de leurs propriétés sous les coupsdes engins de démolition, pour rechercher dans les décombresce qui reste de leurs objets personnels. Mais la vie continue…Photo : Rania Matar.

¯ voix de femmes4 maghreb et moyen - orient ˘ 5

Gertrude Stein – États-Unis(1874-1946)

Lifting Belly(extrait)

IIEmbrasse-moi. La bouche. Comme ça.Embrasse-moi la bouche encore comme ça.Embrasse-moi la bouche encore encore encore comme ça.J’ai des plumes.Gentils poissons.Penses-tu des abricots. Nous les trouvons très beaux.

[Il n’y a pas que leur couleur il y a leurs graines[qui nous enchantent. Ça nous change.

Monte le ventre est si étrange.Je suis venu en parler.Raisins choisis bien leurs grappes grappes sont bons.Change de nom.Question et jardin.Il pleut. N’en parle pas.Mon bébé est un beignet. J’ai quelque chose à lui dire.Bougies de cire. Nous avons acheté beaucoup de bougies

[de cire. Il y en a de décorées. Elles n’ont pas[été allumées.

Je ne parle pas de roses.Exactement.

En fait.Question et beurre.Je trouve le beurre très bon.Monte le ventre est si gentil.Monte le ventre grassement.N’est-ce pas que ça t’étonne.N’est-ce pas que tu me voulais.Dis-le encore.Fraise.Monte de côté le ventre.Monte gentiment le ventre.Dis chante-moi.Il y en a qui sont des épouses et pas des héros.Lève le ventre seulement.Dis chante-moi.Lève le ventre. Un reflet.Monte le ventre gagne plus de prix.

Qui convient à.Je suis convenue à un chapeau.Vraiment.Qu’as-tu dit pour m’excuser. Papier difficile et dispersé.

Lève le ventre est si gentil.Qu’en dis-tu. Lève le ventre est si gentil.Qu’est-ce qu’un ancien combattant.Un ancien combattant c’est quelqu’un qui a combattu.Qui est le meilleur.Le roi et la reine et la maîtresse.Personne n’a de maîtresse.Lève le ventre est si gentil.Aujourd’hui nous avons décidé de pardonner à Nelly.

N’importe qui peut décrire une robe.Comment allez-vous quoi de neuf.Monte le ventre est si gentil.Monte le ventre exactement.Le roi et le prince du Montenegro.Monte le ventre est si gentil.Monte le ventre pour me faire plaisir.Excité.Ce que tu es excitée.Je peux siffler, le train peut siffler, nous

[entendons siffler virgule, le bateau siffler.[Il n’y a pas de train aujourd’hui.[Marie siffle siffle pour deux sous.

Tu n’as pas dit que tu l’écrirais mieux.Mrs Vettie. Il faut avoir une Ford.Oui monsieur.Chère madame Vettie. Fais-moi un sourire.

Oui.Chère Mrs Vettie jamais aussi bon.Oui assurément.Monte le ventre est vraiment gentil.Qu’est-ce que j’ai dit, que j’étais un grand poète comme

[les Anglais seulement plus doux.Quand je pense à cet après-midi et au jardin, je vois ce que

[tu veux dire.Tu ne fais pas attention au plaisir.Lève le ventre encore.Qu’est-ce que je disais quand j’ai dessiné la pensée que

[pensée et pétunia commencent tous deux par p.Lève le ventre superbe.Nous avons des désirs.Disons que nous le savons.Est-ce que j’en ai parlé. Je sais comment ça s’appelle.

[Nous savons comment ça s’appelle.Lève le ventre est si gentil.[…]

Traduit de l’anglais par Alix et Jacques Roubaud.

Gertrude Stein, « Lifting Belly », Action poétique, n° 82-83, Ivry-sur-Seine, 1980.

2009, Brookline, banlieue de Boston,Massachusetts. Emma, dix-huit ans :« J’aime lire, flâner, faire de la trottinette,me promener, faire du vélo, danser, nagertoute nue, manger de la glace, câlinermes chiens, faire du yoga, regarder parla fenêtre, m’amuser, être impulsiveet faire de la poterie. »Photo : Rania Matar.

2009, Brookline, banlieue de Boston,Massachusetts. Siena, dix-sept ans : « Pendantla séance de photos, je pensais aux photosdes mannequins sur mon mur. J’ai réaliséque ce sont les personnes à qui j’aimeraisressembler. Je me demandais commenton définit la beauté ? Et où je suis surl’échelle de la beauté par rapportaux photos sur mon mur ?Est-ce que je suis assez belle ? »Photo : Rania Matar.

¯ voix de femmes6 amérique du nord et océanie ˘ 7