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EHESS En guise de conclusion Author(s): Marc Raeff Source: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 34, No. 1/2, Noblesse, état et société en russie XVIe: Début du XIXe siècle (Jan. - Jun., 1993), pp. 277-283 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20170861 . Accessed: 12/06/2014 18:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe et soviétique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.72.154 on Thu, 12 Jun 2014 18:22:50 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Noblesse, état et société en russie XVIe: Début du XIXe siècle || En guise de conclusion

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EHESS

En guise de conclusionAuthor(s): Marc RaeffSource: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 34, No. 1/2, Noblesse, état et société enrussie XVIe: Début du XIXe siècle (Jan. - Jun., 1993), pp. 277-283Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20170861 .

Accessed: 12/06/2014 18:22

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MARC RAEFF

EN GUISE DE CONCLUSION

L'histoire ne conna?t pas de conclusion - du moins ici-bas. De m?me, un col

loque historique ne peut aboutir ? ? une conclusion ? ; tout au plus peut-il fournir mati?re ? un bilan provisoire de nos connaissances et m?thodes, et formuler de nou velles question ? examiner. C'est ce que nous nous efforcerons de faire ici sur la base des communications pr?sent?es au colloque* ? La noblesse russe du xvf au d?but du xixe si?cle ?, tenu ? Paris du 4 au 7 d?cembre 1991.

Il faut d'abord constater qu'un colloque sur la noblesse russe repr?sente une nou veaut? - d'autant plus qu'il a obtenu la pr?sence de coll?gues venus de Russie. En

effet, bien que des sujets se rapportant ? la noblesse europ?enne -

y compris la russe - aient ?t? trait?s dans l'historiographie occidentale, l'historiographie sovi?

tique ne s'en est occup?e que par le biais de la condition ?conomique des nobles pro pri?taires et des paysans, et des activit?s protestataires de ces derniers. Pour la pre

mi?re fois, du moins ? ma connaissance, l'aspect ?conomique de la condition noble a ?t? presque enti?rement laiss? de c?t? par les participants. On peut s'en f?liciter comme signe d'un nouveau d?part r?visionniste dans l'historiographie russe de la

question. N?anmoins, il me semble que les points de vue sovi?tiques sur les rapports ?conomiques et sociaux entre les propri?taires nobles et leurs serfs auraient besoin d'?tre soumis ? un examen critique. D'autre part, m?me si le noble russe n'a pas ?t?, dans la plupart des cas, un homo oeconomicus, beaucoup d'aspects de son r?le social et culturel ne peuvent ?tre examin?s d'une fa?on satisfaisante sans faire la part de

l'?conomique - ce qui soul?ve la probl?matique de l'?conomie agraire et servile.

Quiconque s'est occup? de la noblesse russe ? n'importe quelle p?riode de son histoire s'est heurt? ? l'absence de donn?es claires et pr?cises sur sa composition num?rique, sa d?finition juridique et sociale, et sur les liens et les rapports qui exis taient entre les membres individuels et l'ensemble des familles nobles dans la mesure

* La conclusion de Marc Raeff s'appuie ? la fois sur les textes publi?s ci-dessus et sur l'ensemble des communications et des discussions du colloque.

Cahiers du Monde russe et sovi?tique, XXXIV (1-2), janvier-juin 1993, pp. 277-284.

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278 MARC RAEFF

o? ils ont jou? un r?le dans la vie politique et culturelle du pays. C'est l? une lacune b?ante que plusieurs communications ont essay? de combler partiellement par un

relev? de sources insuffisamment exploit?es -

par exemple les obituaires et les actes

juridiques pour la p?riode moscovite - et par une exploitation critique des g?n?alo gies (D. Schakhovskoy, I. Saharov, S. Konev, S. Knjazkov). Gr?ce ? ces derni?res on

peut ?tablir objectivement le r?le jou? par les familles dans l'histoire politique et cul turelle (M. Lepehin).

Rel?guant au second plan le c?t? ?conomique des rapports entre noblesse et pay sannat servile, et s'appuyant sur les sources nouvelles mentionn?es ci-dessus, l'his

torien est presque n?cessairement conduit ? d?finir la noblesse en raison de ses obli

gations de servir le monarque (ou l'?tat). C'est aussi mettre l'accent sur sa condition subordonn?e et instable vis-?-vis du souverain. On revient donc, dans une grande

mesure, aux analyses et interpr?tations pr?-r?volutionnaires traditionnelles. Cons?

quence tant soit peu paradoxale, car la r?cente historiographie occidentale, s'ap puyant sur les sciences politiques et sociales, s'est efforc?e d'expliquer l'histoire de la noblesse europ?enne par le jeu complexe des r?les sociaux, ?conomiques et poli tiques de ses membres et de souligner la d?pendance de l'appareil gouvernemental par rapport aux int?r?ts mat?riels et aux syst?mes de valeurs des officiers, courtisans et corporations nobles.

Quoi qu'il en soit, en donnant la priorit? au r?le de service on ne peut ?chapper ? une ambigu?t? fondamentale du statut nobiliaire en Russie : tandis que service

implique subordination, noblesse implique ? la fois ?lite (politique, ?conomique et

sociale) et privil?ges h?r?ditaires. La question est donc de conna?tre la gen?se du sta tut noble et sa relation par rapport ? l'ordre politique. Mais avant d'aborder cette ques tion on doit se rappeler que pour la p?riode pr?-p?trovienne du moins, on est en pr? sence de deux groupes distincts de noblesse : les boyards et les dvorjane. On s'est

beaucoup occup? ces derniers temps de la nature du statut politico-?conomique des

boyards en Moscovie. Influenc?s par des concepts anthropologiques, les m?di?vistes am?ricains ont soulign? la p?rennit? et la pr?dominance d'un nombre r?duit de clans et de grandes familles dans la culture politique moscovite et de leur effet sur la nature du pouvoir autocratique du tsar. Ainsi ils ont ?t? amen?s ? consid?rer non seulement le r?le des boyards dans le gouvernement, mais aussi bien leur syst?me de valeurs afin de pouvoir d?crire et expliquer le m?canisme politique et socio-culturel de la Russie moscovite (par exemple les travaux de G. Alef, A. Kleimola, N. Kollmann,

l'enseignement de E. L. Keenan). Le sch?ma d'interpr?tation avanc? par ces histo riens affirme essentiellement la priorit? du politique, car c'est dans les rapports de

puivssance entre tsar et grandes familles de boyards que l'on trouve la cl? du syst?me qui a permis ? la petite principaut? d'apanage sur les bords de la Moskova de se trans former en un immense Empire multi-ethnique en moins de deux si?cles.

Les participants du colloque ont abord? le probl?me de plusieurs c?t?s. Certains

(Saharov, Knjazkov) ont montr? l'apport d'une analyse critique de sources nouvelles

(ou insuffisamment exploit?es jusqu'? pr?sent) - comme par exemple les g?n?alo

gies, les actes de proc?s - ? notre connaissance de l'histoire des familles nobles, de

leurs rapports mutuels et de leur statut vis-?-vis du souverain. Une telle recherche nous am?ne ? (r?)examiner les conceptions fondamentales qui permettaient ? l'?lite de service de prendre conscience de son identit? et du statut de ses membres, en par ticulier ? la lumi?re de leurs notions du droit, de l'honneur et de la pr?s?ance qui en

?taient les manifestations publiques (A. Berelowitch, V. Nazarov, I. Auerbach).

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EN GUISE DE CONCLUSION 279

Ainsi, par exemple, le soi-disant ? droit de libre d?part ? des boyards dans l'inter

pr?tation de H. R?ss, loin d'?tre une garantie de libert? et d'ind?pendance indivi

duelles, n'?tait en fait qu'un m?canisme d'application sp?cifique et restreint qui ser

vait ? pr?server la stabilit? du syst?me. Une stabilit? qui n'?tait pas encore

s?rieusement mise en cause au xvne si?cle, en d?pit des crises profondes qui avaient secou? la Moscovie fr?quemment au cours des xve et xvie si?cles (R. Crummey), et

que les conceptions et pratiques concernant la d?fense de l'honneur servaient ? d?fi nir et ? fortifier (A. Berelowitch). L'interd?pendance des boyards et du tsar, qui a

assur? le succ?s de Moscou, ?tait pr?cis?ment fond?e sur l'ambigu?t? du statut des nobles boyards : en tant qu'individus ils ?taient ? la merci du pouvoir souverain et ne

jouissaient d'aucun des privil?ges et des sources d'autorit? et de s?curit? qui ?taient les piliers de l'autonomie des noblesses voisines d'origine f?odale (I. Auerbach). Par

contre, en tant que clans (ou familles), les boyards formaient un r?seau serr? qui, dominant le syst?me socio-politique, maintenait la continuit? et la stabilit? de la puis sance des tsars au Kremlin. Ce que nous ne savons pas encore tr?s pr?cis?ment, c'est

le fonctionnement concret de ce m?canisme au niveau des d?cisions politiques et

?conomiques sp?cifiques, et de leur mise en pratique. Pour l'instant, les sources connues ne nous le permettent pas ; et les traits essentiels de la culture et de la pra

tique politique de Moscou, tels qu'ils ont ?t? trac?s par les ?tudiants de E. Keenan, ne

sont qu'une hypoth?se. La v?rifier ou d?couvrir une interpr?tation plus ad?quate demeure une t?che pour l'avenir.

La difficult? d'une telle t?che est d'autant plus grande qu'un facteur nouveau doit ?tre pris en consid?ration ? partir de la fin du XVe si?cle. S'il est vrai qu'une sorte de

dyarchie stable existait entre le tsar et un certain nombre de clans boyards durant la

p?riode fondatrice de la puissance de Moscou, cette dyarchie n'?tait pas sans tension

(cf. les travaux de G. Alef), ? preuve les crises sous Basile II et Ivan III. C'est pour

quoi Ivan III inaugure une nouvelle politique qui a pour but de renforcer la puissance de Moscou, en augmentant le nombre de serviteurs militaires au moyen du syst?me du pomest'e

- c'est-?-dire de l'octroi de terres (ou plus pr?cis?ment de leur revenu) ? titre viager, en retour d'un service obligatoire dans la milice arm?e, convoqu?e p?rio diquement pour la d?fense et l'expansion du territoire. Pour constituer le fonds de terres ? octroyer en pomest'e, Ivan III entreprend la conqu?te de Novgorod et y confisque de vastes terres appartenant ? l'?glise et aux ?lites marchandes. Pour assu

rer la permanence de cette confiscation, le tsar transf?re les Novgorodiens dans le centre de Moscou et installe ses propres serviteurs ? leur place. C'est ainsi, selon R. Skrynnikov, que se constitue une nouvelle noblesse militaire (dont le statut est inf?rieur ? celui des boyards et membres de la Cour du Kremlin), enti?rement d?pen dante du tsar. Les besoins militaires d'une politique expansionniste exigeaient l'aug

mentation des effectifs de cette nouvelle noblesse, ce qui, ? son tour, n?cessitait la distribution d'une quantit? de plus en plus grande de terres. Avec l'?puisement du fonds de terres octroyables ? la fin du xvie si?cle, la petite noblesse de service pr?ci pita la crise (Smuta) quasi mortelle pour l'?tat moscovite du Temps des Troubles.

Ainsi, pour Skrynnikov, la Smuta ne fut ni une r?volte populaire ni une guerre pay sanne, mais elle fut avant tout une guerre civile entre les diff?rents ?l?ments et grou pements de la classe militaire noble. Cette interpr?tation met en question toute l'his

toriographie de la Smuta depuis Platonov, mais de ce fait m?me, elle ouvre le chemin ? une orientation nouvelle de la recherche sur les r?gnes d'Ivan III et d'Ivan IV, et

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offre une hypoth?se utile pour expliquer la persistance de la subordination de la nob i esse au pouvoir de l'autocrate.

Apr?s le profond bouleversement de la Smuta et les cons?quences de la nouvelle orientation de la politique ?trang?re et religieuse des Romanov, l'?tat et la soci?t?

moscovites avaient grand besoin de se reconstituer ? la lumi?re des t?ches politiques et culturelles impos?es par la nouvelle situation de Moscou en Europe. Cette t?che, le gouvernement de Pierre le Grand l'entreprit ? l'aide d'une ? id?ologie ? et de

m?thodes emprunt?es ? l'Ouest. De ce fait Pierre introduisit de nouvelles ambigu?t?s dans le statut et dans la d?finition de la noblesse (M. Raeff). Cette fois, l'ambigu?t? ?tait essentiellement le produit d'une tension entre, d'une part, les conceptions tradi tionnelles qui assignaient ? la famille un r?le prioritaire et ? l'?tat des fonctions limi t?es ? la d?fense et ? la justice, et, d'autre part, les notions et les t?ches nouvelles assu

m?es par un gouvernement autocratique afin de ? transfigurer ? la soci?t? et la

culture russes.

Le xvme si?cle a h?rit? de cette ambigu?t? qui servait ? exacerber l'ins?curit?

socio-psychologique de la noblesse, une ins?curit? qui allait ?tre compens?e par un

statut ?conomique privil?gi? (fond? sur le servage) et un nouveau r?le culturel de caract?re quasiment h?r?ditaire. L'?laboration de ces avantages nouveaux fut un pro cessus lent et non d?nu? d'accrocs (ou m?me de retours en arri?re), comme on peut le constater encore au XIXe si?cle dans le domaine privil?gi? et circonscrit de la jus tice militaire (J. Keep). La tension existant entre les r?alit?s existentielles -

psycho logiques, ?conomiques, culturelles - de la noblesse et l'imp?ratif d'une claire d?fini tion de son statut juridique (i.e. privil?ges, droits, obligations) reste encore ?

explorer, et les cons?quences pour la vie publique et la culture russe moderne en sont encore ? ?lucider. En outre, ce qu'il ne faut ni oublier ni sous-estimer, l'ambivalence du statut noble par rapport ? l'autorit? patriarcale et patrimoniale de l'empereur (et de ses d?l?gu?s) se manifestait aussi ? tous les niveaux de la r?alit? ?conomique, sociale et juridique de la Russie p?trovienne jusqu'en 1861 et, par beaucoup de c?t?s, bien au-del?. C'est un vaste domaine de recherche qu'on n'a fait qu'aborder.

C'est pr?cis?ment cette question qu'a entam?e J. P. LeDonne avec son originale et provocante hypoth?se d'une ? classe dirigeante ? (ruling class) qui se d?finit par les relations particuli?res qui la lient ? l'?tat d'un c?t? et au reste de la soci?t? - c'est ?-dire les classes productives, en premier lieu le paysannat servile - de l'autre. Le sch?ma que propose LeDonne d?crit et dans une grande mesure explique l'organisa tion et la pratique de 1'? establishment ? imp?rial de Pierre le Grand ? Nicolas Ier. Il nous fait mieux comprendre le caract?re et la dynamique de la politique administra tive et militaire des empereurs et de leurs ministres ; et ce faisant il fournit un ?l?

ment d'explication de la long?vit? du syst?me autocratique en Russie. Mais cela ne va pas sans soulever de nouvelles questions dont d'importantes tien

nent ? la complexit? et l'h?t?rog?n?it? de cette ? classe dirigeante ?. Nous avons d?j? mentionn? que le manque d'uniformit? de la noblesse moscovite a ?t? une cause

essentielle de la Smuta, selon R. Skrynnikov du moins. Apr?s Pierre Ier la solidarit? de la classe gouvernante est min?e par deux sortes de tensions : la premi?re consiste ? savoir quelle est la part qu'on doit faire au m?rite dans le service et celle qui revient ? l'h?r?dit? ; cette tension est le produit direct de la Table des rangs et du manque de d?finitions juridiques pr?cises dans la l?gislation de Pierre le Grand et de ses suc cesseurs. La seconde tension d?rive de l'h?t?rog?n?it? ethnique, religieuse et cultu relle de la noblesse imp?riale, constitu?e, comme on le sait, par la cooptation au ser

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vice de l'autocrate des ?lites des pays et des populations conquis au cours de l'ex

pansion de l'Empire. Les difficult?s, les ambivalences et les conflits qui survenaient entre la noblesse russe proprement dite et les nouveaux venus des provinces conquises et de l'?tranger ont ?t? le sujet de plusieurs communications int?ressantes

(P. Dukes, M. Cazacu, R. Bartlett, C. Mouradian). Ces exemples du processus d'in

t?gration (et de ses d?boires) complementen! utilement la r?cente synth?se publi?e par A. Kappeier (Russland als Vielv?lkerreich -

Entstehung, Geschichte, Zerfall, Munich, 1992) qui met en vedette non seulement l'importance premi?re du pro bl?me, mais nous rappelle qu'il reste encore un grand effort de recherche ? faire. Un tel effort peut ?tre facilit? maintenant par 1'? ?clatement ? de l'Union Sovi?tique et un acc?s plus libre aux documents d'archiv? (pour lequel, cependant, il faut une com

p?tence linguistique tr?s vari?e). Ci-dessus nous avons constat? avec regret que le colloque n'avait pas pr?t? une

attention suffisante au c?t? ?conomique de l'histoire de la noblesse. Ce qui ne veut

pas dire qu'il ait ?t? totalement ignor?. Or l'aspect ?conomique remet sur le tapis le

probl?me de l'h?t?rog?n?it? de la noblesse et notre incapacit? d'en d?m?ler les ?l? ments qui expliqueraient comment les nobles prenaient conscience de leurs int?r?ts

?conomiques et politiques. Dans sa communication, R. Jones a essay? d'identifier les int?r?ts ?conomiques de diff?rents secteurs de la noblesse par le biais des prises de

position et des discussions concernant la politique ?trang?re (surtout sous le r?gne de Catherine II). Le probl?me est bien pos?, mais pour en ?tablir les ?quations et les r?soudre il nous faut non seulement une information pr?cise sur les int?r?ts mat?riels

propres ? chaque groupe de nobles, mais aussi une connaissance des priorit?s et des mentalit?s des membres de ces groupes r?gionaux, ?conomiques, culturels, etc. qui constituaient la noblesse, ainsi que des moyens ? leur disposition pour influencer les d?cisions de l'autocrate. L'historiographie sovi?tique, en d?pit de ses partis pris et de sa concentration sur le caract?re exploiteur et parasite de la pratique ?conomique des

nobles, pourrait peut-?tre nous fournir les donn?es quantitatives. Mais une analyse d?taill?e et concr?te des priorit?s et des conceptions ?conomiques resterait ? faire

pour chaque ? secteur ? de la noblesse.

La communication de M. Safonov fait ?tat de la politique financi?re et sociale de Paul Ier qui aurait pu provoquer une r?volte nobiliaire, si l'empereur n'avait ?t? assas

sin? ? temps. Pour ma part, je ne vois pas la preuve d'un lien causal entre les d?ci sions de Paul et les actions concr?tes entreprises par la noblesse. Apr?s tout, nous savons depuis longtemps gr?ce aux travaux de Michael Confino que le noble pro pri?taire moyen en Russie au xvme si?cle ?tait bien rarement un v?ritable homo oeconomicus. D'ailleurs, comme nous le savons par les travaux am?ricains et russes

r?cents, le r?le initiateur et directeur du gouvernement d'Alexandre II dans le pro cessus d'?mancipation des serfs n'a pas ?t? s?rieusement contest? par la noblesse. L'assertion de Safanov selon laquelle il y aurait eu un d?clin ?conomique et politique de la noblesse dans la premi?re moiti? du xixe si?cle exige une preuve concr?te qui, entre autres, expliquerait la faiblesse de son opposition ? l'?mancipation par contraste avec sa soi-disant contestation ?nergique au temps de Paul Ier et d'Alexandre Ier.

Toutefois l'aspect ?conomique constitue un ?l?ment essentiel d'une question cen trale qui n'a pas ?t? soulev?e au colloque : la noblesse russe a-t-elle constitu? un ?tat

(Stand) ? et si la r?ponse est n?gative (comme je le pense) il faut en trouver la raison. I. Auerbach a montr? qu'au xvie si?cle la tradition et le statut corporatif, comme les

poss?daient les ?tats nobles de l'Europe occidentale et centrale, n'existaient pas en

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Moscovie. Mais en d?pit des notions de mestniCestvo et de dest', la noblesse russe n'a

pas eu de constitution corporative avant 1785 ; et cette derni?re reste au demeurant bien faible encore au xixe si?cle. Dans un article r?cent M. Confino a ?mis l'opinion que la Russie imp?riale ?tait une soci?t? d'ordres (dans le sens donn? au terme par R. Mousnier). Cette opinion se recoupe implicitement avec l'hypoth?se ?mise par G. L. Freeze que les ?tats (St?nde) en Russie se trouvaient in statu nascendi seule ment ? partir du milieu du xixe si?cle. Faut-il donc remettre en question la caract?ri sation de la p?riode depuis l'?mancipation des serfs comme celle d'un d?veloppement

moderne - bourgeois et capitaliste ?

Dans ce cas, comme dans d'autres, le colloque aurait gagn? ? accorder une place plus grande ? la dimension comparative. L'article de M. Confino -

qui n'a pas ?t? pr? sent? ni discut? au colloque

- argumente ?nergiquement en faveur de l'identit? essen

tielle, sur le plan politique et sur celui des valeurs sociales, entre la noblesse russe

des xvme et xixe si?cles et celles de l'Europe occidentale depuis la Renaissance. Mais on peut se demander s'il ne sous-estime pas les diff?rences qui existaient du point de vue des droits et des fonctions sur le plan local entre la situation en Russie et en Occi dent. En fait, seules les interventions orales d'I. de Madariaga ont constamment attir? l'attention du colloque sur les exemples

- probants ou contraires - tir?s de l'histoire

des noblesses europ?ennes qu'elle conna?t ? fond. Elle n'a pas manqu? de souligner d'ailleurs la place importante que la tradition et le vocabulaire juridiques ont tenue

dans l'?laboration du statut des droits et des privil?ges nobles en Europe - ce qui est

en contraste ?vident avec l'exp?rience russe tout au long de la p?riode qui a fait l'ob

jet du colloque. Si la condition juridique, politique, voire sociale et ?conomique de la noblesse

russe, pr?sente une s?rie d'ambigu?t?s et de probl?mes que l'historiographie n'a pas encore suffisamment d?m?l?s, il ne peut y avoir de doute sur le r?le culturel de l'?lite noble post-p?troviemie. Avant le r?gne de Pierre le Grand la vie culturelle russe ?tait le bien commun du tsar et de ses serviteurs, de l'?glise et des ?lites populaires,

urbaines et rurales. Bien entendu, l'id?ologie et la symbolique politique, repr?sent?es par les ordres de couronnement (M. By?kova, M. K. Schaub), ainsi que les cr?ations

artistiques servant ? glorifier Dieu et le Tsar, ?taient le domaine des ?lites participant ? la vie du Kremlin (C. Ingerflom, T. Kondratieva, M. K. Schaub, M. ByCkova). Le

projet d'europ?anisation mis en marche par Pierre brisa l'unit? culturelle tradition

nelle, et c'est l'?lite noble qui se chargea d'?tre le spiritus rector, ma?tre d' uvre et

b?n?ficiaire, de la culture russe moderne. Cette culture reste en effet essentiellement nobiliaire tout au long du xvme et de

la premi?re moiti? du xixe si?cle. Les go?ts, les curiosit?s intellectuelles et les valeurs ?thiques de la noblesse occupent la premi?re place dans l'?laboration de la

litt?rature, des arts, et de la pens?e russes modernes. Ce sont aussi les critiques et les

pr?f?rences de la noblesse dans le domaine social, moral et politique qui vont servir de point de d?part au r?le historique de l'intelligentsia depuis la fin du xvme si?cle et

jusqu'? la chute de la monarchie. S. O. Schmidt en a trac? le tableau de main de ma?tre dans sa communication d'ouverture du colloque qui a mis en vedette les

conceptions morales de la noblesse dans l' uvre de Karamzin et de la g?n?ration des d?cembristes et de PuSkin.

Le r?le de la noblesse dans la culture russe moderne a toujours ?t? tacitement reconnu - et il a ?t? solidement document? pour de nombreux ?pisodes de l'histoire intellectuelle russe. Par contre, sa fonction de m?c?ne et de ? consommateur ? de

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EN GUISE DE CONCLUSION 283

cr?ations artistiques, litt?raires et intellectuelles aurait besoin d'?tre ?tudi?e ? fond.

Reprenant le fil amorc? par les recherches de U. G. Ivask, V. P. Semennikov, N. K. Piksanov publi?es dans les revues pr?-r?volutionnaires (Starye gody, Russkij bibliofil, Stolica i usad'by), les communications de A. Zajceva, V. Somov, G. TiSkin, portant sur des aspects de l'histoire du livre et des id?es, ont mis en valeur les r?sul tats de la recherche sur le r?le de la noblesse dans la formation et la circulation des id?es et des go?ts en Russie ? la fin du xvme et au d?but du xixe si?cle.

La culture moderne en Russie est avant tout le r?sultat de l'europ?anisation lan c?e par Pierre le Grand (certes, il y avait des pr?c?dents au xvif si?cle, mais ils n'avaient pas la force dynamique acquise depuis lors). Les contacts personnels entre

Europ?ens et Russes, et plus particuli?rement la contribution des voyageurs en Rus sie et des Russes ? l'?tranger, y ont jou? un r?le de premier ordre. Les r?cits, comptes rendus et souvenirs de voyage font aujourd'hui l'objet de recherches et d'analyses par les historiens, critiques litt?raires et anthropologues dans tous les pays d'Europe et

d'Am?rique. Leurs m?thodes et leurs conclusions peuvent ?tre utilement appliqu?es au cas russe. Les premiers pas ont ?t? faits au cours des derni?res d?cennies - voir les travaux du cercle d'E. Winter, de A. G. Cross et du groupe des dix-huiti?mistes russes aux ?tats-Unis et en Grande-Bretagne, les livres de A. Lortholary, M. Cadot. Les communications de W. Berelowitch et I. Karacuba en donnent des illustrations

suppl?mentaires et qui sugg?rent aussi des directions et des sources nouvelles pour

guider les recherches ? venir. Dans quelle mesure la culture ? l'europ?enne de la noblesse a p?n?tr? dans les dif

f?rentes couches de la population ? C'est une question essentielle pour r?soudre le conflit intellectuel entre Slavophiles et occidentaux, mais n?cessaire aussi pour

mieux comprendre la dynamique de la vie intellectuelle russe ? la veille de la Grande Guerre. Le r?gne de Pierre fut-il en v?rit? le point de d?part d'une rupture radicale entre la culture de l'?lite et celle du peuple ? et si rupture il y a eu, n'en voit-on pas la soudure dans la seconde moiti? du xixe si?cle ? Nous revenons de nouveau, mais sous un angle diff?rent, aux rapports entre la noblesse et les autres classes sociales.

Rapports qui ont un c?t? ?conomique tout autant que socio-psychologique, culturel

religieux et socio-politique. De vastes recherches sont ? entreprendre pour en d?m? ler tous les ?l?ments et en ?clairer tous les aspects.

Les contributions au colloque ont bien montr? non seulement la complexit? et les

ambigu?t?s de l'histoire de la noblesse russe, mais aussi le fait que pour arriver ? des r?sultats valables l'historien doit faire appel ? des outils multiples et ? une m?thodo

logie syncr?tique qui tire son inspiration de nombreuses disciplines diff?rentes (y compris le quantitatif et la statistique). Ses efforts aboutiront toujours ? des synth?ses provisoires dont chacune r?v?le de nouveaux probl?mes, des sources neuves ?

exploiter et de nouvelles approches des sources traditionnelles, diff?rents outils et m?thodes ? d?velopper. Mais, ce faisant, il faut bien que l'historien se r?signe ? ce

que les conclusions derni?res aillent en s'?loignant dans la p?nombre de l'avenir. ?coutons donc l'avertissement de Fustel de Coulanges : ? L'Histoire ne r?sout pas les

questions ; elle nous apprend ? les examiner ?.

C'est bien le r?sultat, et on peut le dire sans fausse modestie, auquel a abouti le

colloque sur la noblesse russe tenu ? Paris en d?cembre 1991.

Tenafly, N.J., 1992.

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