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Louis et Lucienne Souvenirs d’agriculteurs Nos racines paysannes Pierrick Bourgault

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Louis et LucienneSouvenirs d’agriculteurs

Nos racines paysannes

Pierrick Bourgault

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12 NOS RACINES PAYSANNES

Louis se souvient « des chants tristes de 1870 » sur l’Alsace-Lorraine perdue, tels « Ils ont brisé mon violon » ou « La ferme aux fraises » :

Plus tard, le cœur plein d’espérance,J’y revins par un doux matinLa ferme n’était plus en FranceUn poteau barrait le chemin.

Louis insiste : — Non, ce n’était pas mieux avant ! Certes, à notre époque, il n’y avait plus

de famines, mais des mauvaises années pour le blé, ou pour les vaches lorsque l’herbe manquait. À la fi n de l’année, on aurait voulu acheter une pièce de drap, mais on s’en passait ; le tombereau, on ne le renouvelait pas. Les gamins du certifi cat partaient ouvriers agricoles, au lieu de poursuivre des études ou un apprentissage. Le paysan sait qu’il va, au fi nal, faire avec, c’est-à-dire s’adapter, céder.

Les écrivains nostalgiques d’un monde qu’ils n’ont pas connu, car ils n’ont jamais travaillé à la ferme, agacent nos retraités. Même Hugo et Giono en prennent pour leur grade :

— Lorsque Victor Hugo montre des enfants qui tètent une vache, c’est émouvant. Décrire la terre qui fume, le matin, c’est esthétique, moi aussi j’ai admiré la scène, et on peut l’évoquer, bien sûr – mais le paysan ne gagne pas sa vie avec.

Louis étrille certains auteurs qui dépeignent des paysans bretons pauvres piétinant la terre, pieds nus, pour la tasser et y battre le blé, au rythme des chants de travail :

— Ils dansaient, ils chantaient, donc ils étaient heureux, c’était bien ce temps-là – mais non, c’était de l’esclavage ! Comment des gens, qui n’ont jamais travaillé dans l’agriculture et qui ont été payés toute leur vie par l’État, peuvent-ils écrire des choses pareilles ?

De même, Catherine Paysan, née dans la Sarthe, à Aulaines où vivaient les ancêtres de Louis :

— Elle a vu des enfants de fermiers sur les bancs de l’école, elle a conservé des racines et elle les chante ; on ne peut pas dire qu’elle ait travaillé à la campagne. Les écrivains paysans sont trop souvent fi ls ou petits-fi ls d’agri-culteurs, qui ont fait leur carrière ailleurs et, à la retraite, la nostalgie les prenant, qui commencent à écrire. Les vrais paysans, ce sont leurs parents qui se sont saignés aux quatre veines pour payer leurs études.

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13ANTINOSTALGIE

Les grands-parents de Louis, vers 1914. © Lebourdais.

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Le génie des outils

« J’ai encore dans l’oreille le son de cette faux-là, ça ronfl ait quand elle coupait, tout doux, tout doux… »

Sur des milliers de mètres carrés, l’hypermarché du bricolage aligne ses rayons remplis d’outils électriques aux couleurs vives, véritables jouets pour grands enfants, ses présentoirs d’accessoires « connectés » et « intelligents ». Du haut de notre XXIe siècle, la hache semble aussi grossière que le langage des charretiers et des charrons. Or bédane, chèvre, godendart, rifl ard, varlope ne sont pas des insultes, mais des outils d’acier et de bois à l’utilisation pré-cise et au nom expressif, quasiment poétique, que de rares artisans savent encore manipuler. Leur qualité ne réside pas dans les boutons et options, mais dans la forme du manche, la trempe de l’acier et l’habileté de la main.

À l’époque où la retraite n’existait pas, le grand-père de Louis jardinait chez des voisins, à la journée. L’un de ses clients, un bourgeois qui habitait le presbytère d’Aulaines, possédait un vaste jardin de curé et des outils tout neufs qu’il ne savait guère manipuler. En particulier, une faux extraordinaire. Certes, elle ne tranchait pas l’herbe toute seule, mais presque… Le grand-père y songeait la nuit, comme un violoniste rêve aux stradivarius, ces instruments mythiques fabriqués à Crémone entre le xviie et le XVIIIe siècle. Comment peut-on rêver d’une faux ? Louis se souvient…

— Le propriétaire s’appelait Bredoul, en patois Berdoul et mon grand-père disait : « Ah, comme il a une bonne faux ! » Je l’entends encore, j’ai encore dans l’oreille le son de cette faux-là, ça ronfl ait quand elle coupait, tout doux, tout doux, on n’avait presque pas besoin de l’aff ûter. Des mau-vaises, on disait : « Elle ne tient point l’aff ût. »

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87LE GÉNIE DES OUTILS

Les faux étaient aiguisées avec une pierre spéciale, mais d’abord battues au marteau, « din, din, din… » chante Louis, sur une petite enclume que le faucheur gardait entre ses jambes. Économes, les paysans voulaient affi -ner la lame sans perdre une once de métal, mais il est délicat de frapper le fer sans le fendre. Chaque outil artisanal est unique. Certains faucheurs commandaient au charron une trempe douce, d’autres une plus dure, au risque de casser le métal durant l’eff ort. Louis cite un proverbe d’époque : « On choisit moins facilement une faux qu’une femme ! »

— Il y avait des marchands spécialisés dans les faux, d’autres pour les serpes. Certaines coupaient, c’était une merveille ! Comme la Berdoul, dont mon grand-père avait constaté la qualité en la battant. Il a tellement tanné le bonhomme qu’il a fi ni par la lui vendre…

Et de père en fi ls, jusqu’à Louis et son fi ls Gérard, les Lebourdais se transmettent la Berdoul comme on hérite d’un violon précieux. Une faux virtuose, qui n’était pas mise à contribution tous les jours pour couper la ration des vaches : pour le trèfl e sur un sol pierreux, une autre était sacrifi ée. Louis évoque des outils forgés au Mans par l’entreprise Passe :

— Les meilleurs… J’avais une de leurs serpes, à la fois légère et coupante, qui chantait lorsqu’on ébranche.

Toujours en quête de beaux et bons outils, le grand-père de Louis décou-vrit une meule de pierre dans des ateliers de poterie abandonnés, en forêt de Bonnétable. Cette vaste roue d’un mètre de diamètre aff ûtait les haches qui débitaient le bois destiné à chauff er les fours des potiers. Grand-père, père et fi ls Lebourdais la hissent dans la carriole, réparent son bâti de bois et le somptueux disque oublié reprend du service. Louis l’avait même emporté à La Celle-Guenand, lors de leur déménagement en Touraine.

Certains outils sont plus humbles, mais tout aussi précieux. Vers la Toussaint, dès que la viorne avait gelé, le père de Louis récupérait, épluchait et tressait cette liane qui grimpe aux arbres, et qui devenait un berceau, ou un panier utilisé tous les jours. Un travail de grand-père ou d’hiver, dont Lucienne se souvient :

— Le père de Louis en a fabriqué un pour chacun de nos enfants.Parfois, l’outil est modeste mais sa manipulation subtile. Un simple

anneau pour calibrer la paille, une aiguille épaisse pour glisser la ronce et voilà Alphonse occupé à tresser des paillons, un autre style de paniers confectionnés avec des boudins de paille et l’épine récupérée en taillant les

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88 NOS RACINES PAYSANNES

haies, dont il ôtait les piquants. Tout se transforme, rien ne se perd. Légers, souples et résistants, les paillons d’un mètre et davantage servaient pour porter à manger aux bêtes, voire de berceaux.

— C’est inépuisable, car on les fait avec de la paille et des ronces qu’on coupe et qui repoussent l’année d’après. J’ai vu mon père en fabriquer et j’en ai fait deux ou trois avant qu’on soit installés. Ensuite, je n’ai plus eu le temps, on avait les papiers, la comptabilité, les enfants…

— Et on lisait. Une amie nous passait Nous deux, rappelle Lucienne.

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89LE GÉNIE DES OUTILS

La meule sauvée par le grand-père de Louis. © Lebourdais.

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104 NOS RACINES PAYSANNES

grainetiers les ont achetés. Les paysans les ont livrés à la gare et des wagons entiers de navets partaient vers les gens des villes – tant pis pour les vaches !

Durant l’hiver 1943-1944, le dernier que les Allemands aient passé « à la maison », Louis a 20 ans. Il est réquisitionné à Saint-Nazaire pour bâtir le Mur de l’Atlantique, stratégique chantier nazi.

— J’avais des copains qui partaient, ils étaient persuadés que cela faisait revenir des prisonniers. Quand deux frères se suivaient de près, l’un y allait pour libérer l’autre. Ils appelaient cela « la relève ». Mais ceux qui ont vu comment ça se passait ont fui à la faveur de bombardements ou d’une permission.

À la gare de Prévelles, Louis monte comme prévu dans le train du Mans, mais s’échappe en tramway vers Neuville-sur-Sarthe. Un hiver qu’il évoque souvent.

— Je suis allé me camoufl er chez des gens qu’une tante de Tuff é connais-sait. La dame était seule, son mari prisonnier, elle cachait des réfractaires qui travaillaient pour elle.

Louis se souvient d’un caporal allemand qui venait chasser et laissait son vélo dans la cour.

— Il avait certainement observé que les commis changeaient souvent… Mais comme sa garnison était bien tranquille au château de Blandan, s’il avait fait du zèle, il serait monté en grade et aurait risqué une mutation sur le front russe. Dans l’armée, il faut savoir se taire !

Après le débarquement de 1944 et la libération progressive du territoire, Louis est appelé pour son service militaire dans une France toujours en guerre. Il se retrouve vêtu d’un uniforme britannique, avec des maquisards de Château-du-Loir intégrés à un régiment d’infanterie vers « la poche de Saint-Nazaire » encore occupée.

— Les francs-tireurs cherchaient le contact avec les Allemands. Leur but était de leur rentrer dedans, de tuer. Ils avaient la haine, ils étaient féroces. Leur famille, leurs amis avaient été déportés, torturés ; on ne s’en remet pas, de ces choses-là.

Le simple appelé du contingent ne partage pas leur motivation :— Le gars de 20 ans qui fait son service militaire, il veut rester vivant.

Notre idéal se bornait au bout du champ, de ne pas trop se faire voir quand on avait des démêlés avec les Allemands. On se cachait comme des animaux. C’est pourquoi les maquisards nous surnommaient « les enc... de la classe 43 ».

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105SECONDE GUERRE MONDIALE

Le 20 mai 1945, Louis soldat à La Baule. © Lebourdais.

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Arsenic pour tous

« Ce serait maintenant, on crierait au scandale de faire tuer les doryphores par des écoliers. »

Louis et Lucienne ont consacré leur vie à cultiver la terre, pratiquer l’éle-vage et lutter contre les prédateurs :

— Mes parents avaient des arbres fruitiers qui ont été tués par les vers blancs du hanneton, qu’on appelle teux ou tures. Ces insectes-là ne volent pas la nuit et se posent sur les arbres. Alors les gens allaient chercher des draps de lit qu’ils étalaient à terre. Ils secouaient les branches le soir, les han-netons tombaient et on les brûlait dans un grand feu. Bien sûr, il en restait.

Se défendre contre la nature et l’appétit des autres espèces est un travail sans fi n. Certes, les insectes pollinisent les plantes, mais ils les croquent aussi et certains se révèlent singulièrement voraces. Louis cite les doryphores de l’entre-deux-guerres :

— Par malchance, aucun animal, aucun oiseau ne les mangeait ; même les poules n’en voulaient pas. J’ai vu mon grand-père passer des journées entières dans les champs de pommes de terre à éclater les larves, clic, clic, clic. Les enfants étaient réquisitionnés, j’en ai ramassé au lieu d’aller en classe. On avançait un rang à la fois, on les écrasait entre le pouce et l’index, on avait les mains toutes rouges.

Lucienne s’amuse :— Ce serait maintenant, on crierait au scandale de faire tuer les

doryphores par des écoliers…Louis en a gardé un joyeux souvenir.

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121ARSENIC POUR TOUS

— On n’était pas malheureux, on nous donnait le coup de cidre au bout du champ. Ou une routie, c’est rudement bon : du pain grillé, du sucre et du cidre, ou du vin.

Lucienne a raison. Demander aux écoliers d’écraser des larves dans des champs à perte de vue et les régaler de boissons alcoolisées ne serait plus permis en 2021. Ni de les embarquer dans une opération de rébellion et de résistance, car le slogan « Mort aux doryphores » désignait l’occupant allemand, grand amateur de patates et qui les réquisitionnait. Hélas, cette mobilisation écologique et scolaire ne suffi sait pas :

— Une mère doryphore passait pondre et, une semaine plus tard, c’était pareil, il n’y avait plus une seule feuille sur nos pieds de pommes de terre…

Un produit s’avère cependant effi cace : le Vert de Paris ou acéto-arsénite de cuivre, pulvérisé avec une machine à dos, sans gants. Louis évoque la règle impitoyable :

— Le revenu du paysan est le nombre de quintaux obtenus, multiplié par le prix du quintal. Quand on a le choix du remède, on réfl échit. Mais là, on devait sauver la récolte, on ne pensait même pas à la gravité du poison qui reste dans le sol.

Si le technicien, le vendeur, le ministère de l’Agriculture, le voisin et les copains du syndicat recommandent ce pesticide, comment le refuser ? Lucienne poursuit :

— Il faut gagner sa croûte, payer le loyer de la ferme, l’emprunt… C’est la faiblesse des revenus qui nous a fait partir de la Sarthe, sinon les enfants n’auraient pas pu poursuivre leurs études.

Louis approuve :— Les premiers à utiliser ces produits ont le mieux réussi économique-

ment. On n’était pas parmi eux.Contre les taupes ravageant les champs, les souris grignotant le blé des

greniers, les gros rats gris festoyant dans l’auge des porcs, la laiterie et jusque dans votre cuisine et les jeux de vos enfants, même solution radicale : l’arse-nic. Car on ne change pas un produit qui gagne.

— J’en mettais au grenier, ça foudroyait les rats. Dix minutes plus tard, on les entendait tomber, raides morts, et on les ramassait. Bien sûr, ça tuait aussi les chats qui les touchaient. On se défendait comme on pouvait, avec la Taupicine à l’arsenic, le Raticide Chauvin, très effi caces. Des femmes ont même empoisonné leur mari avec une petite dose tous les jours, ou l’inverse…

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122 NOS RACINES PAYSANNES

L’arsenic est redoutable. Aux risques immédiats s’ajoute l’accumulation dans le sol et les aliments, la pollution de la nappe phréatique et la toxicité chronique que les fabricants cachaient aux agriculteurs. Mais au lende-main de la guerre, on savait bien que les armes tuent et on les appréciait à mesure de leur effi cacité contre l’ennemi. Les manipuler est le métier, la responsabilité du soldat.

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123ARSENIC POUR TOUS

Les enfants de Georgette, sœur de Louis. © Lebourdais.

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De saison

« En réalité, on mangeait presque pareil toute l’année. »

En ce début de XXIe siècle, le mot est à la mode : fruits et légumes de saison, cuisine, recettes de saison avec des produits frais, locaux et de saison. C’est le credo nécessairement récité par les chefs à chaque interview, bredouillé par le serveur qui prend votre commande. Les technologies de conservation, la congélation, le transport routier, maritime et aérien off rent la possibilité de consommer tout, toute l’année, partout sur la planète. Ce « retour aux saisons » exprime-t-il un désir de naturel, de retrouver ses racines rurales, l’authenticité d’antan ? Comme souvent, l’avis de Lucienne est précieux pour démonter les clichés :

— En réalité, on mangeait presque pareil toute l’année. Du pain, des pommes de terre, des poireaux, du chou, des carottes, des graines tels que haricots secs et pois. Des rillettes et de la viande fraîche, du fromage plus ou moins affi né qu’on faisait à la laiterie, des conserves…

Il n’y avait guère que les légumes du jardin – melon, haricots verts, tomates – et les fruits du verger pour apporter leurs couleurs et leur fraî-cheur durant l’été et l’automne. Cueillies vertes, les dernières tomates s’alignaient sur la fenêtre de la maison et devenaient confi ture.

Louis précise :— On jouait sur les variétés des poires, des pommes précoces ou tardives.

On était trois mois sans fruits, les fraises ne duraient qu’une quinzaine de jours, mais il y avait les cerises, les guignes, les prunes, les pêches, les noix, les noisettes…

Paradoxalement, le menu du troupeau laitier évolue davantage selon la saison : foin et betteraves en hiver, libre pâturage dès le printemps.

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205DE SAISON

Louis, Lucienne, leurs trois premiers enfants et la grand-mère de Bonnétable, vers 1958. © Lebourdais.

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206 NOS RACINES PAYSANNES

L’arrivée dans l’herbe nouvelle est une réjouissance pour les vaches, elles caracolent comme des folles.

Pour les paysans et leurs chevaux qui travaillent à l’extérieur, les sai-sons importent surtout car la météo détermine les occupations, « et on la connaissait deux ou trois jours à l’avance », précise Louis, grâce aux dictons, intuitions et observations, en écoutant les cloches des églises dont l’inten-sité relative révèle le sens du vent et les intempéries à venir.

— Pour celui qui n’a pas vécu cette époque, c’est diffi cile de mettre une cohérence dans ce que je raconte. En réalité, les jours s’enchaînaient : c’était la saison de faire tel travail, certains outils allaient servir, donc les artisans auraient telle demande la semaine prochaine. Ils se préparaient d’avance, c’était une suite. Celui qui anticipait d’une semaine sur l’autre, qui savait ce que les gens feraient, il gagnait bien sa vie. Les bons artisans étaient toujours prêts pour ce qu’on leur demandait.

Peut-on dire que Louis et Lucienne ont connu l’âge du faire, car ce verbe correspond à leur vie ? Louis corrige :

— Plutôt faire avec. S’il y a du soleil demain je ferai ceci, s’il pleut ce sera autre chose, mais on est préparés. Mon père aurait aimé devenir charron, mais comme son papa était décédé, il a dû prendre la suite de la ferme. Il était habile pour travailler le bois. Les jours de pluie, il réparait les portes, il fabriquait des barrières, mais pas les brouettes car il n’avait pas assez de temps. Le soir, à la veillée, il tressait des paillons, ces paniers en paille et en ronce. On apprend tout jeune à faire avec. Aujourd’hui, je peux te parler, mais il y a des jours où je suis trop fatigué.

Louis a appris à s’organiser :— Il y a toujours un objet qui peut attendre pour être réparé, quand il

fera mauvais. Celui qui n’a pas le sens de l’organisation est surpris par tout ce qui survient, alors qu’il aurait pu prévoir deux ou trois jours avant, et celui qui est surpris paie le prix fort et embête les autres.

À la belle saison, Lucienne préparait des conserves de porc cuites au four, avec tomates et aromates. Vers 1970, un nouveau système pour garder les nourritures se généralise : le congélateur, dont Louis raconte les débuts :

— Les premiers furent collectifs, à cases. Quelqu’un donnait quelques mètres carrés, on construisait une petite maison – chez les paysans, main-tenant, tout le monde sait travailler le ciment – et chacun disposait d’une case. Ensuite, les congélateurs individuels sont arrivés.

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Bistrots, cafés et cabarets

Les cafés-restaurants de campagne accueillaient banquets de mariage et repas d’enterrement.

Au recensement de 1926, Prévelles comptait 431 habitants et deux cafés-restaurants. Louis ne les fréquentait guère mais se souvient. Il en poussait la porte pour acheter la liste des « commissions » demandées par sa mère.

— Il y avait des gens attablés. La patronne les faisait attendre tandis qu’elle nous mesurait un litre d’huile, du café en grains. Ensuite, elle s’es-suyait les mains à son tablier et retournait vers ses clients pour leur servir à boire.

Les artisans tenaient aussi café, plus modestement, par exemple le maréchal-ferrant :

— C’était l’occasion de se donner des nouvelles en attendant la répara-tion. Les gens n’habitaient qu’à un kilomètre les uns des autres à travers champs, davantage par la route. Ils se voyaient peu, car certains étaient attirés vers d’autres communes voisines, Bonnétable ou Tuff é. À Prévelles, on parlait des choses de la commune. Certains ne pouvaient pas descendre au bourg sans aller au bistrot, rencontrer n’importe qui, et « Tiens viens donc prendre un café ! » en hiver, ou une bière l’été. Et ils discutaient de tout et de rien.

À l’époque, le dimanche était le jour le plus animé pour les bistrots des villages. Entre messes et vêpres, tous les habitants s’y retrouvaient et, pour ne mécontenter aucun, on s’offrait des tournées dans les différents estaminets, selon l’itinéraire habituel. Certains cafés étaient davantage fréquentés par des groupes de femmes, d’autres par les hommes. Malheureusement, après

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est paradoxale, car ce sont justement des retraités qui nous alertent sur les dépendances qui nous menacent. Dans son Utopia of Rules1, l’anthropologue David Graeber analyse l’évolution bureaucratique et administrative du monde, aussi bien des entreprises privées que des États. Il se demande si un paysan sous Louis XIV n’était pas plus autonome que le citoyen-consom-mateur contemporain. Bien sûr, l’eau courante et les anesthésiques sont appréciables, mais notre siècle n’est pas sans guerres, ni contraintes, ni détresses, comme la pandémie actuelle le prouve.

1. Th e Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, David Graeber, 2016.

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213TENTATIVES D’AUTONOMIE

Sur le puits, la pompe à eau a remplacé le seau et la corde. © Lebourdais.

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Table des matières

Prologue

Anti-nostalgieComment faire avec peuUne vie de gagne-petitDes bêtes bien soignéesCheval, mon associéFroids d’autrefoisLa guerre de 1870Médecins, guérisseurs et rebouteuxBoireMoissons à l’anciennePuits, mare, rivière et robinetBon comme le painFaire naître le petit veauHistoires cochonnes« La lumière électrique »

7

1115182226293236

40434750545659

5367707477808386909497100103107111116120124

CaniculeL’apprentissage du chevalBonne de fermeMaître-domestiqueAmis animauxÉnergies et mobilitéL’amour du boisLe génie des outilsLa guerre de 14Voyage au villageLe premier téléphoneLes talents du chanvreSeconde Guerre mondialeRecettes d’antanUn amour durableJeunes enfantsArsenic pour tousCarences

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L’engrenage de l’engraisDes oiseauxMon premier tracteurÉlargir l’horizonMarchand de bestiauxÀ table !Une foiLabourerLa belle mortCompter le tempsMigrantsChasse, pêche et mystifi cationProgrès agronomiquesAdolescentsLucienneLe sens de l’observationLes paradoxes du patoisL’agriculture aujourd’hui

127131135139143146150153157160164168172176180184187190

194197201204207210215

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Bio et vente directeLa retraite, seconde vieLes livres de LouisDe saisonBistrots, cafés et cabaretsTentatives d’autonomieLe secret de Lucienne

Remerciements

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Éditions OUEST-FRANCERennes

Éditeur Matthieu BiberonCoordination éditoriale Alice Ertaud

Conception graphique et mise en pageStudio graphique des Éditions Ouest-France

Photogravure Graph&Ti, Rennes (35)Impression Sepec, Péronnas (01)

© 2021, Éditions Ouest-FranceÉdilarge SA, Rennes

ISBN : 978-2-7373-8533-9Dépôt légal : juin 2021

N° d’éditeur : 10628.01.3,5.06.21

Imprimé en Franceeditions.ouest-france.fr

Image de couverture : Dans les environs de Commana (Finistère), années 1950. Photo J. Boulas / coll. Ch. Le Corre.

Retrouvez Pierrick Bourgault sur sa page www.monbar.net

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