Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Amlie Nothomb

    Mercure

    Tout contre E.

    JOURNAL DE HAZEL

    Pour habiter cette le, il faut avoir quelque chose cacher. Je suis sre que le vieux a un secret. Je n'ai aucune ide de ceque ce pourrait tre; si j'en juge d'aprs les prcautions qu'il prend, ce doit tre grave.

    Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nud pour gagner Mortes-Frontires. Les hommes du vieux attendent

    au dbarcadre; les provisions, le courrier ventuel et cette pauvre Jacqueline sont fouills. C'est cette dernire qui me l'a

    racont, avec une indignation sourde: de quoi peut-on la souponner, elle qui est au service du vieux depuis trente ans? J'aime-rais le savoir.

    Ce rafiot, je l'ai pris une seule fois, il y a bientt cinq ans. Ce fut un aller simple et il m'arrive de penser qu'il n'y aurajamais de retour.

    Quand je murmure dans ma tte, je l'appelle toujours le vieux: c'est injuste car la vieillesse est loin d'tre la caractristiqueprincipale d'Omer Loncours. Le Capitaine est l'homme le plus gnreux que j'aie rencontr; je lui dois tout, commencer par la

    vie. Et pourtant, quand ma voix intime et libre parle l'intrieur de moi, elle le nomme le vieux.Il y a une question que je me pose sans cesse: n'et-il pas mieux valu que je meure il y a cinq ans, dans ce bombardement

    qui m'a dfigure?

    Parfois, je ne puis m'empcher de le dire au vieux:Pourquoi ne m'avez-vous pas laisse crever, Capitaine? Pourquoi m'avez-vous sauve?Il s'indigne chaque fois:

    Quand on a la possibilit de ne pas mourir, c'est un devoir que de rester en vie!

    Pourquoi?

    Pour les vivants qui t'aiment!

    Ceux qui m'aimaient sont morts dans le bombardement.

    Et moi? Je t'ai aime comme un pre depuis le premier jour. Tu es ma fille depuis ces cinq annes.Il n'y a rien rpondre cela. Cependant, l'intrieur de ma tte, il y a une voix qui hurle:

    Si vous tes mon pre, comment osez-vous coucher avec moi? Et puis, vous avez plus l'ge d'tre mon grand-pre que

    mon pre!

    Jamais je n'oserai lui dire une chose pareille. Je me sens coupe en deux son gard: il y a une moiti de moi qui aime,

    respecte et admire le Capitaine, et une moiti cache qui vomit le vieux. Celle-ci serait incapable de s'exprimer tout haut.Hier, c'tait son anniversaire. Je crois que personne ne fut aussi heureux d'avoir soixante-dix-sept ans.

    1923 est un superbe millsime, a-t-il dit. Le 1er mars, j'atteins l'ge de soixante-dix-sept ans; le 31 mars, tu auras vingt-trois ans. Fabuleux mois de mars 1923, qui nous fait totaliser un sicle nous deux!

    Ce centenaire commun qui le met en joie aurait plutt tendance me consterner. Et comme je le redoutais, il est venu me

    rejoindre hier soir dans mon lit: c'tait sa manire de fter son anniversaire. J'aimerais qu'il ait cent ans: j'ai envie non pas qu'ilmeure, mais qu'il ne soit plus capable de coucher avec moi.

    Ce qui me rend folle, c'est qu'il parvienne avoir envie de moi. Quel monstre faut-il tre pour dsirer une fille dont levisage n'a plus rien d'humain? Si au moins il teignait la lumire! Or, il me mange des yeux quand il me caresse.

    Comment pouvez-vous me regarder comme a? lui ai-je demand cette nuit.

    Je ne vois que ton me et elle est si belle.Cette rponse me met hors de moi. Il ment: je sais combien mon me est laide, moi qui prouve un tel dgot envers mon

    bienfaiteur. Si mon me tait visible sur ma figure, je serais encore plus repoussante. La vrit, c'est que le vieux est pervers:

    c'est ma difformit qui lui inspire une si forte envie de moi.Voici que ma voix intrieure redevient hargneuse. Comme je suis injuste! Quand le Capitaine m'a recueillie, il y a cinq

    ans, il n'avait srement pas suppos qu'il finirait par me dsirer. J'tais un dtritus parmi des milliers de victimes de guerre quimouraient comme des mouches. Mes parents avaient t tus et je n'avais rien ni personne: c'est un miracle qu'il m'ait prise

    sous sa protection.

    Dans vingt-neuf jours, ce sera mon anniversaire. Je voudrais que ce soit dj pass. L'anne dernire, pour cette mmeoccasion, le vieux m'avait fait boire trop de Champagne; je m'tais rveille le lendemain matin, nue sur la peau de morse qui

    sert de descente mon lit, sans le moindre souvenir de la nuit. Ne pas se rappeler, c'est encore le pire. Et que m'arrivera-t-il

    pour cette abjecte clbration de notre centenaire?Il ne faut pas que j'y pense, a me rend malade. Je sens que je vais vomir nouveau.

    Le 2 mars 1923, la directrice de l'hpital de Nud manda Franoise Chavaigne, la meilleure de ses infirmires.

    Je ne sais que vous conseiller, Franoise. Ce Capitaine est un vieux maniaque. Si vous acceptez d'aller le soigner Mortes-Frontires, vous serez paye au-del de vos esprances. Mais il vous faudra accepter ses conditions: la descente dubateau, vous serez fouille. Votre trousse sera inspecte, elle aussi. Et il parat que, l-bas, d'autres instructions

    vous attendent. Je comprendrais que vous refusiez. Cela dit, je ne pense pas que le Capitaine soit dangereux.

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    J'accepte.

    Etes-vous prte partir ds cet aprs-midi? Il semble que ce soit urgent.

    J'y vais.

    Est-ce l'appt du gain qui vous pousse y aller sans rflchir?

    Il y a de cela. Il y a surtout l'ide que, sur cette le, quelqu'un a besoin de moi.

    A bord du rafiot, Jacqueline prvint Franoise:

    Vous serez fouille, ma petite. Et par des hommes.

    a m'est gal.

    a m'tonnerait. Moi, ils me fouillent chaque jour depuis trente ans. Je devrais m'y tre habitue: eh bien, a medgote toujours autant. Vous, en plus, vous tes jeune et agrable regarder, alors il ne faut pas demander ce que ces cochons

    vont vous...

    Je vous dis que a m'est gal, coupa l'infirmire.Jacqueline rejoignit ses provisions en maugrant, pendant que la jeune femme regardait l'le sans cesse plus proche. Elle se

    demandait si habiter une telle solitude tait une libert privilgie ou une prison sans espoir.

    Au dbarcadre de Mortes-Frontires, quatre hommes la fouillrent avec une froideur qui n'avait de comparable que lasienne propre, pour la plus grande dception de la vieille servante qui, elle, ronchonnait sous les mains vigilantes. Ce fut

    ensuite au tour de leurs sacs respectifs. Aprs l'inspection, Franoise remballa sa trousse de soins, Jacqueline ses lgumes.Elles marchrent jusqu'au manoir.

    Quelle belle maison, dit l'infirmire.

    Vous ne le penserez pas longtemps.

    Un majordome sans ge conduisit la jeune femme travers plusieurs pices obscures. Il lui montra une porte en expli-quant: C'est l. Puis il tourna les talons.

    Elle frappa et entendit: Entrez. Elle pntra dans une sorte de fumoir. Un vieux monsieur lui indiqua un sige o elle

    s'assit. Il lui fallut un certain temps pour s'habituer au manque de lumire et pour mieux voir le visage ravin de son hte. Lui,

    l'inverse, distingua le sien aussitt.

    Mademoiselle Franoise Chavaigne, c'est cela? demanda sa voix calme et distingue.

    En effet.

    Je vous remercie d'tre venue aussi vite. Vous ne le regretterez pas.

    Il parat que de nouvelles instructions m'attendent ici avant de vous soigner.

    C'est exact. Mais ce n'est pas pour moi que vous venez, en ralit. Si vous m'y autorisez, je prfre commencer par lesinstructions, ou plutt par l'instruction, car il n'y en a qu'une: ne pas poser de questions.

    Il n'est pas dans ma nature d'en poser.

    Je le crois, car votre figure reflte une profonde sagesse. Si je vous surprenais poser une question autre questrictement utilitaire, vous pourriez ne jamais revoir Nud. Comprenez-vous?

    Oui.

    Vous n'tes pas motive. C'est bien. Ce n'est pas le cas de la personne que vous allez soigner. Il s'agit de ma pupille,Hazel, une jeune fille que j'ai recueillie il y a cinq ans, suite un bombardement qui avait tu les siens et qui l'avait trs

    gravement blesse. Aujourd'hui, si elle a recouvr l'essentiel de sa sant physique, sa sant mentale est si prcaire qu'elle necesse de souffrir de malaises psychosomatiques. En fin de matine, je l'ai retrouve en pleines convulsions. Elle avait vomi,

    elle frissonnait.

    Question pratique: avait-elle mang un aliment particulier?

    La mme chose que moi qui me porte comme un charme. Du poisson frais, du potage... Il faut prciser qu'elle mange peine. La voir vomir alors qu'elle est si frle m'inquite beaucoup. A prs de vingt-trois ans, sa physiologie demeure celle d'une

    adolescente. Surtout ne lui parlez pas du bombardement, ni de la mort de ses parents, ni de quoi que ce soit qui puisse rveiller

    en elle ces souvenirs pouvantables. Ses nerfs sont d'une fragilit dont vous n'avez pas ide.Bien.

    Encore ceci: il faut absolument viter de commenter son aspect, si spectaculaire soit-il. Elle ne le supporte pas.Franoise gravit avec le vieil homme un escalier dont les marches poussaient chaque pas un cri supplici. Au bout d'un

    couloir, ils entrrent dans une chambre silencieuse. Le lit vide tait dfait.

    Je vous prsente Hazel, dit le matre des lieux.

    O est-elle? demanda la jeune femme.

    Devant vous, dans le lit. Elle se cache sous les draps, comme d'habitude.La nouvelle venue pensa que la malade devait en effet tre filiforme, car sa prsence sous la couette tait insouponnable.

    Il y avait quelque chose d'trange voir ce vieillard adresser la parole un lit qui semblait inoccup.

    Hazel, je te prsente mademoiselle Chavaigne, qui est la meilleure infirmire de l'hpital de Nud. Sois aimable avecelle.

    Les draps ne manifestrent aucune raction.

    Bon. J'ai l'impression qu'elle nous joue l'effarouche. Mademoiselle, je vais vous laisser seule avec ma pupille pour quevous puissiez faire sa connaissance. N'ayez crainte, elle est inoffensive. Vous me rejoindrez au fumoir quand vous aurez fini.

    Le Capitaine quitta la pice. On entendit l'escalier grincer sous ses pieds. Quand le silence fut rtabli, Franoise s'approchadu lit et tendit la main pour soulever l'dredon. Elle s'arrta au dernier instant.

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    Pardonnez-moi. Puis-je vous demander de sortir des draps? dit-elle d'une voix neutre, prfrant traiter celle qu'on luidisait malade comme une personne normale.

    Il n'y eut pas de rponse, peine un frmissement sous la couette, mais quelques secondes plus tard une tte mergea.

    Au fumoir, le vieil homme buvait du calvados qui lui brlait la gorge. Pourquoi est-il impossible de faire du bien

    quelqu'un sans lui faire de mal? Pourquoi est-il impossible d'aimer quelqu'un sans le dtruire? Pourvu que l'infirmire ne com-prenne pas... J'espre que je ne devrai pas liminer cette Mlle Chavaigne. Elle m'a l'air trs bien.

    Quand Franoise dcouvrit le visage de la jeune fille, elle ressentit un choc d'une violence extrme. Fidle aux instructions

    qu'elle avait reues, elle n'en laissa rien paratre.

    Bonjour. Je m'appelle Franoise.La figure sortie des draps la dvorait des yeux avec une curiosit effrayante.L'infirmire eut du mal conserver son air indiffrent. Elle posa sa main froide sur le front de la malade: il tait brlant.

    Comment vous sentez-vous? demanda-t-elle.Une voix frache comme une source lui rpondit:

    J'prouve une joie dont vous n'avez pas ide. Il est si rare que je rencontre quelqu'un. Ici, je vois toujours les mmesttes. Et encore, c'est peine si je les vois.

    La jeune femme ne s'attendait pas ce genre de propos. Dcontenance, elle reprit:

    Non, je veux dire, comment vous sentez-vous physiquement? Je suis venue vous soigner. Vous avez de la fivre,semble-t-il.

    Je crois, oui. J'aime a. Ce matin, je me sentais mal, trs mal: j'avais des ver tiges, je grelottais, je vomissais. En cemoment, je n'ai que les bons cts de la fivre: des visions qui me librent.

    Franoise faillit demander: Qui vous librent de quoi? Elle se rappela qu'elle tait tenue aux questions utilitaires: peut-tre la surveillait-on au travers d'une cloison. Elle prit son thermomtre et le mit dans la bouche de la patiente.

    Il faut attendre cinq minutes.Elle s'assit sur une chaise. Les cinq minutes lui parurent interminables. La jeune fille ne la quitt ait pas des yeux; on lisait

    dans son regard une soif inextinguible. L'infirmire faisait semblant de contempler les meubles pour cacher son malaise. Par

    terre, il y avait une peau de morse: Quelle drle d'ide, pensa-t-elle. a ressemble plus du caoutchouc qu' un tapis.Au terme des trois cents secondes, elle reprit le thermomtre. Elle allait ouvrir la bouche pour dire: 38. Ce n'est pas grave.

    Une aspirine et a passera quand une intuition incomprhensible l'en empcha.

    39,5. C'est srieux, mentit-elle.

    Formidable! Vous croyez que je vais mourir?Franoise rpondit avec fermet:

    Non, voyons. Et il ne faut pas vouloir mourir.

    Si je suis gravement malade, vous allez devoir revenir? interrogea Hazel d'une voix pleine d'espoir.

    Peut-tre.

    Ce serait merveilleux. Il y a si longtemps que je n'ai pas parl quelqu'un de jeune.L'infirmire alla retrouver le vieillard dans le fumoir.

    Monsieur, votre pupille est malade. Elle a beaucoup de temprature et son tat gnral est inquitant. Elle risque unepleursie si elle n'est pas soigne.

    Le visage du Capitaine se dcomposa.

    Gurissez-la, je vous en supplie.

    Il vaudrait mieux l'hospitaliser.

    Il ne faut pas y songer. Hazel doit rester ici.

    Cette jeune fille a besoin d'tre surveille de trs prs.

    Ne suffirait-il pas que vous veniez chaque jour Mortes-Frontires?Elle eut l'air de rflchir.

    Je pourrais venir tous les aprs-midi.

    Merci. Vous ne le regretterez pas. On vous l'a sans doute dit: je paierai des gages exorbitants. Il ne faudra cependantpas oublier la consigne.

    Je sais: pas de questions, sauf si elles sont utilitaires.Elle tourna les talons et remonta chez la pupille.

    C'est arrang. Je viendrai ici chaque aprs-midi pour m'occuper de vous.Hazel attrapa son oreiller et le martela de coups de poing avec un rugissement de joie.

    De retour Nud, la jeune femme se rendit chez la suprieure.

    Le Capitaine frise la pleursie. Malgr mes injonctions, il refuse d'tre hospitalis.

    Classique. Les vieux dtestent les hpitaux. Ils ont trop peur de ne plus jamais en sortir.

    Il me supplie de venir le soigner tous les aprs-midi sur son le. Je demande la permission de m'absenter chaque jour,

    de deux heures six heures du soir. Vous tes libre, Franoise. J'espre que ce monsieur gurira vite: j'ai bien besoin de vous, ici.

    Puis-je vous poser une question? En quels termes vous a-t-il formul sa demande de soins?

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    Je ne me souviens pas exactement, si ce n'est qu'il a insist sur deux points: il exigeait que ce soit une infirmire et nonun infirmier et que l'infirmire en question ne porte pas de lunettes.

    Pourquoi?

    Faut-il vous l'expliquer? Les messieurs prfrent toujours tre soigns par des dames. Et ils ont encore tendance croire que les lunettes enlaidissent. J'imagine que notre Capitaine tait ravi, quand il a vu votre beaut et que c'est l'une des

    raisons pour lesquelles il vous a supplie de revenir chaque jour.

    Il est vraiment trs malade, madame.

    Cela n'empche pas. Tchez de ne pas vous faire pouser, je vous en prie. Je ne voudrais pas perdre ma meilleure infir-mire.

    La nuit, dans son lit, Franoise eut du mal trouver le sommeil. Que pouvait-il se passer sur cette le? Il lui paraissait clair

    qu'il y avait quelque chose d'trange entre le vieillard et la jeune fille. Il n'tait pas impossible que ce lien ft de naturesexuelle, mme si l'homme semblait avoir dpass depuis longtemps l'ge de ce genre de comportement.

    Cela ne suffisait pas expliquer le mystre. Car enfin, s'ils couchaient ensemble, ce n'tait peut-tre pas du meilleur got,mais ce n'tait pas un crime: Hazel tait majeure et il n'y avait pas de consanguinit. La pupille n'avait pas non plus l'air d'avoir

    subi des violences physiques. Bref, si l'infirmire pouvait admettre que le Capitaine cacht leur ventuelle liaison, elle neparvenait pas comprendre pourquoi il lui avait adress des menaces de mort.

    Le cas de la jeune fille la surprenait: il la lui avait prsente comme une victime traumatise et souffreteuse; de fait, elles'apparentait ce genre de cas. Mais il y avait aussi en elle une tonnante gaiet, un enthousiasme enfantin qui la rjouissait et

    lui donnait envie de la revoir.Franoise se releva pour boire un verre d'eau. Par la fentre de sa chambrette, elle avait vue sur la mer nocturne. Elle

    regarda dans la direction de l'le, invisible cause de l'obscurit. Elle ressentit une motion bizarre en se rptant la phrase

    qu'elle avait dite la suprieure: Il y a quelqu'un, l-bas, qui a besoin de moi.Elle frmit en repensant au visage de Hazel.

    Le lendemain aprs-midi, la jeune fille ne s'tait pas cache sous les draps; c'est assise dans son lit qu'elle attendait l'infir -

    mire. Elle avait meilleure mine que la veille et lui lana un Bonjour! jovial.Franoise prit sa temprature. 37. Elle est gurie. Ce n'tait qu'un accs de fivre passager.

    39, dit-elle.

    Est-ce possible? Je me sens trs bien, pourtant.

    C'est souvent le cas quand on est fbrile.

    Le Capitaine m'a dit que je risquais une pleursie.

    Il n'aurait pas d vous le dire.

    Au contraire, il a bien fait! Je suis ravie de la gravit de mon tat, d'autant que je n'en souffre pas: tous les avantages dela maladie sans les inconvnients. Une visite quotidienne d'une fille aussi sympathique que vous, je ne pouvais pas rver

    mieux.

    Je ne sais pas si je suis sympathique.

    Vous tes forcment quelqu'un de bien puisque vous tes l. Ici, part mon tuteur, personne ne vient me voir. Personnen'en a le courage. Le pire, c'est que je comprends ces lches: leur place, j'aurais une peur atroce.

    La visiteuse brlait de demander pourquoi, mais elle craignait que les murs aient des oreilles.

    Vous, c'est diffrent. Dans votre mtier, vous tes habitue ce genre de spectacles.Exaspre de ne pouvoir poser de questions, la jeune femme se mit ranger ses seringues.

    J'aime que vous vous appeliez Franoise. Cela vous va merveille: c'est beau et c'est srieux.Un instant stupfaite, l'infirmire clata de rire.

    C'est vrai! Pourquoi riez-vous? Vous tes belle et srieuse.

    Ah.

    Quel ge avez-vous? Oui, je sais, je suis indiscrte. Il ne faut pas m'en vouloir, je ne connais pas les usages du monde.

    Trente ans.

    Vous tes marie?

    Clibataire et sans enfant. Vous tes bien curieuse, mademoiselle.

    Appelez-moi Hazel. Oui, je suis dvore de curiosit. Il y a de quoi. Vous n'avez pas ide de ma solitude ici, depuiscinq ans. Vous n'avez aucune ide de la joie que j'prouve vous parler. Avez-vous luLe Comte de Monte-Cristo?

    Oui.

    Je suis dans la situation d'Edmond Dants au chteau d'If. Aprs des annes sans apercevoir un visage humain, jecreuse une galerie jusqu'au cachot voisin. Vous, vous tes l'abb Faria. Je pleure du bonheur de ne plus tre seule. Nous pas-

    sons des jours nous raconter l'un l'autre, nous dire des banalits qui nous exaltent, parce que ces propos simplementhumains nous ont manqu au point de nous rendre malades.

    Vous exagrez. Il y a le Capitaine que vous voyez chaque jour.La jeune fille eut un rire nerveux avant de dire:

    Oui.La visiteuse attendit une confession qui ne vint pas.

    Qu'allez-vous me faire? Allez-vous m'ausculter? Me donner des soins particuliers?Franoise improvisa:

    Je vais vous masser.

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    Me masser? Contre un risque de pleursie?

    On sous-estime les vertus du massage. Un bon masseur peut faire refluer du corps toutes les humeurs toxiques. Tour-nez-vous sur le ventre.

    Elle appliqua ses mains sur le dos de la pupille. A travers la chemise de nuit blanche, elle sentit sa maigreur. Certes, lemassage ne servait rien d'autre qu' justifier sa prsence prolonge auprs de Hazel.

    Pouvons-nous parler pendant que vous me masserez?

    Bien sr.

    Racontez-moi votre vie.

    Il n'y a pas grand-chose en dire.

    Racontez-moi quand mme.Je suis ne Nud o j'ai toujours vcu. J'ai appris le mtier d'infirmire dans l'hpital o je travaille. Mon pre tait

    marin-pcheur, ma mre institutrice. J'aime vivre au bord de la mer. J'aime voir les bateaux arriver au port. Cela me donnel'impression de connatre le monde. Pourtant, je n'ai jamais voyag.

    C'est magnifique.

    Vous vous moquez de moi.

    Non! Quelle vie simple et belle vous avez!

    J'aime bien cette vie, en effet. J'aime mon mtier, surtout.

    Quel est votre dsir le plus cher?

    Un jour, j'aimerais prendre le train jusqu' Cherbourg. L, je monterais dans un grand paquebot qui m'emmnerait trsloin.

    C'est drle. J'ai vcu le contraire de votre rve. Quand j'avais douze ans, un grand paquebot qui venait de New York

    m'a amene Cherbourg avec mes parents. De l, nous avons pris le train pour Paris. Puis pour Varsovie.Varsovie... New York..., rpta Franoise, berlue.

    Mon pre tait polonais, il avait migr New York, o il est devenu un riche homme d'affaires. A la fin du sicledernier, il a rencontr Paris une jeune Franaise qu'il a pouse: ma mre, qui alla vivre avec lui New York o je suis ne.

    Vous avez donc trois nationalits! C'est extraordinaire.

    J'en ai deux. Il est vrai que, depuis 1918, je pourrais nouveau tre polonaise. Mais depuis un certain bombardement de1918, je ne suis plus rien.

    La visiteuse se rappela qu'il fallait viter de parler de ce bombardement fatal.

    Ma vie, pourtant courte, a t l'histoire de ma dchance perptuelle. Jusqu' mes douze ans, j'ai t Hazel Engiert,petite princesse de New York. En 1912, l'affaire de mon pre a fait faillite. Nous avons travers l'Atlantique avec le peu qui

    nous restait. Papa esprait retrouver la proprit de sa famille, non loin de Varsovie: il n'en restait plus qu'une ferme misrable.Ma mre a propos alors de retourner Paris, supposant que l'existence y serait plus facile. Elle n'y a pas trouv d'autre emploi

    que celui de blanchisseuse. Mon pre, lui, se mit boire. Et puis il y eut 1914, et mes pauvres parents comprirent qu'ils

    auraient t mieux inspirs de rester aux Etats-Unis. Comme ils manquaient de sens historique un point terrifiant, ils finirentpar prendre la dcision d'y retourner en 1918! Cette fois, ce fut en carriole que nous prmes la direction de Cherbourg. Surune route presque dserte, nous tions une proie provocante pour tout bombardement arien. Je me suis rveille orpheline, sur

    une civire.

    A Nud?

    Non, Tanches, non loin d'ici. C'est l que le Capitaine m'a trouve et recueillie. Je me demande ce qu'il me seraitadvenu s'il ne m'avait pas prise sous sa protection. Je n'avais plus rien ni personne.

    C'tait le cas de beaucoup de gens, en 1918.

    Mais vous comprenez qu'avec ce qui m'est arriv, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Mon tuteur m'a emmene Mortes-Frontires et je n'en suis plus repartie. Ce qui me frappe, dans ma vie, c'est qu'elle n'a pas cess d'aller vers lertrcissement gographique. Des perspectives immenses de New York jusqu' cette chambre que je ne quitte presque plus, la

    gradation fut rigoureuse: de la campagne polonaise au minable appartement parisien, du paquebot transatlantique au rafiot qui

    m'a apporte ici, enfin et surtout des grands espoirs de mon enfance aux horizons absents d'aujourd'hui.Mortes-Frontires, la bien-nomme.

    Et comment! En fait, ma trajectoire m'a conduite de l'le la plus cosmopolite l'le la plus ferme l'univers extrieur:de Manhattan Mortes-Frontires.

    Quand mme, quelle vie fascinante vous avez eue!

    Certes. Mais est-il normal, mon ge, de parler dj au pass? De n'avoir plus qu'un pass!

    Vous avez aussi un avenir, voyons. Votre gurison est assure.

    Je ne parle pas de ma gurison, coupa Hazel avec humeur. Je vous parle de mon aspect!

    Je ne vois pas o est le problme...

    Si, vous le voyez! Inutile de mentir, Franoise! Je ne suis pas dupe de votre gentillesse d'infirmire. Hier, j'ai bienregard votre expression quand vous avez dcouvert mon visage: vous avez eu un choc. Si professionnelle que vous soyez,

    vous n'avez pas pu le cacher. Ne croyez pas que je vous le reproche: moi, votre place, j'aurais hurl.

    Hurl!Vous trouvez cela excessif? C'est pourtant ainsi que j'ai ragi quand je me suis regarde dans un miroir, la dernire fois.

    Savez-vous quand c'tait?

    Comment le saurais-je?

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    C'tait le 31 mars 1918. Le jour de mes dix-huit ans un ge o l'on s'attend tre jolie. Le bombardement avait eulieu dbut janvier, mes blessures avaient eu le temps de cicatriser. J'tais Mortes-Frontires depuis trois mois et l'absence demiroirs, que vous avez peut-tre remarque, m'intriguait. Je m'en suis ouverte au Capitaine: il a dit qu'il avait retir toutes les

    glaces de la maison. J'ai demand pourquoi et c'est l qu'il m'a rvl ce qui m'tait encore inconnu: que j'tais dfigure.La visiteuse immobilisa ses mains sur le dos de la jeune fille.

    Je vous en prie, ne cessez pas de me masser, cela me calme. J'ai suppli mon tuteur de m'apporter un miroir: il refusaitavec obstination. Je lui disais que je voulais tre consciente de l'ampleur des dgts: il rpondait qu'il ne valait mieux pas. Lejour de mon anniversaire, j'ai pleur: n'tait-il pas normal qu'une fille de dix-huit ans veuille voir son visage? Le Capitaine a

    soupir. Il est all chercher un miroir et me l'a tendu; c'est l que j'ai dcouvert l'horreur difforme qui me tient lieu de figure.

    J'ai hurl, hurl! J'ai ordonn que l'on dtruise ce miroir qui, le dernier de son espce, avait reflt une telle monstruosit. Le

    Capitaine l'a bris: c'est l'action la plus gnreuse qu'il ait accomplie dans sa vie.La pupille se mit pleurer de rage.

    Hazel, calmez-vous, je vous en prie.

    Rassurez-vous. Je me doute bien que vous avez reu pour consigne de ne pas parler de mon aspect. Si l'on me surprenddans cet tat, je dirai la vrit, savoir que vous n'y tes pour rien et que c'est moi qui ai abord ce sujet. Autant expliquer tout

    de suite pourquoi je suis comme a et combien a me rend folle. Oui, a me rend folle!

    Ne criez pas, dit Franoise avec autorit.

    Pardonnez-moi. Savez-vous ce que je trouve particulirement injuste? C'est que ce soit arriv une jolie fille. Car sidifficile que ce soit imaginer, j'tais ravissante. Vous voyez, si avant la bombe j'avais t un laideron, je me sentirais moins

    malheureuse.

    Il ne faut pas dire a.

    De grce, laissez-moi avoir tort, si je veux. Je sais, je devrais bnir le ciel d'avoir bnfici de prs de dix-huit annes

    de joliesse. Je vous avoue que je n'y parviens pas. Les aveugles-ns, parat-il, ont meilleur caractre que ceux qui ont perdu lavue un ge dont ils se souviennent. Je comprends a: je prfrerais ignorer ce que je n'ai plus.

    Hazel...

    Ne vous en faites pas, j'ai conscience d'tre injuste. J'ai conscience de ma chance, aussi: tre arrive dans une maisonqui semblait conue pour moi, sans miroirs ni mme la moindre surface rflchissante. Avez-vous remarqu quelle hauteur

    les fentres sont places? De manire ce que l'on ne puisse se voir dans aucune vitre. Celui qui a construit cette demeuredevait tre fou: quoi bon habiter au bord de la mer si c'est pour n'avoir aucune vue sur elle? Le Capitaine ignore qui en fut

    l'architecte. Lui a choisi de vivre ici prcisment parce qu'il est dgot de la mer.

    Il et t mieux avis de s'installer au cur du Jura, dans ce cas.

    C'est ce que je lui ai dit. Il a rpondu que sa haine de la mer tait de celles qui s'apparentent l'amour: Ni avec toi nisans toi.

    L'infirmire faillit demander: Pourquoi cette haine? A la dernire seconde, elle se rappela la consigne.

    Si ce n'taient que les miroirs! Si ce n'taient que les vitres! On ne me laisse jamais prendre un bain sans en avoir trou-bl l'eau force d'huile parfume. Pas le moindre meuble en marqueterie, pas l'ombre d'un objet en laque. A table, je bois dansun verre dpoli, je mange avec des couverts en mtal corch. Le th que l'on me verse contient dj du lait. Il y aurait de quoi

    rire de ces attentions mticuleuses si elles ne soulignaient pas tant l'tendue de ma difformit. Avez-vous dj entendu parlerd'un cas pareil, dans votre mtier? D'un tre si horrible regarder qu'il fallait le protger de son propre reflet?

    Elle se mit rire comme une possde. L'infirmire lui injecta ensuite un puissant calmant qui l'endormit. Elle la borda ets'en alla.

    Au moment o elle s'apprtait quitter le manoir sans tre vue, le Capitaine l'interpella:

    Vous partez sans me dire au revoir, mademoiselle?

    Je ne voulais pas vous dranger.

    Je vous accompagne jusqu'au dbarcadre.En chemin, il lui demanda des nouvelles de la malade.

    Elle a un peu moins de fivre mais son tat demeure critique.

    Vous reviendrez chaque jour, n'est-ce pas?

    Bien sr.

    Il faut que vous la gurissiez, vous comprenez? Il le faut absolument.

    Quand Franoise Chavaigne revint Nud, elle arborait un visage qu'on ne lui avait jamais vu. Il et t difficile dedchiffrer son expression qui tenait de l'nervement extrme, de la rflexion, de la hte joyeuse et de la stupeur.

    A l'hpital, une collgue lui dit:

    Tu as l'air d'une chimiste sur le point de faire une dcouverte importante.

    C'est le cas, sourit-elle.

    Chaque soir, le tuteur et la pupille dnaient en tte tte. Autant la jeune fille tait volubile en prsence de Franoise,autant elle restait muette en prsence du vieillard. Elle se contentait de rpondre ses rares questions avec laconisme.

    Comment te sens-tu, mon enfant?

    Bien.

    Tu as pris ton mdicament?

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    Oui.

    Mange encore un peu de gratin.

    Non merci.

    Elle me parat remarquable, ton infirmire. Tu es contente d'elle?

    Oui.

    Et elle est belle, en plus, ce qui ne gte rien.

    C'est vrai.Ensuite, ils ne dirent plus rien. Cela ne drangea pas le Capitaine qui aimait ce silence. Il ne souponnait pas que sa pro-

    tge dtestait ces repas pris en commun. Elle et prfr jener dans sa chambre que d'avoir affronter cette cne. Elle has -

    sait les moments o il parlait et plus encore ceux o il se taisait: pour des raisons qu'elle ne parvenait pas analyser, lemutisme de ce vieil homme pench sur son assiette lui paraissait sinistre mourir.

    Il arrivait qu'aprs le dner le tuteur convit sa pupille le suivre au salon. Il lui montrait alors de vieux livres, des encyclo-

    pdies du sicle pass et des cartes du monde: il lui racontait ses voyages. Parfois il voquait ses combats contre des piratespatagons ou ses aventures de forceur de blocus en mer de Chine. Elle ne savait jamais trs bien si c'taient ou non des

    mensonges: peu lui importait, car ces histoires taient formidables. Il concluait par:

    Et je suis toujours vivant.Puis il lui souriait et regardait le feu sans plus rien dire. Et bizarrement, c'taient des moments qu'elle aimait beaucoup.

    Le visage de Hazel s'illumina. Il y tait inscrit: Vous voici enfin! La visiteuse songea que personne ne l'avait jamais

    accueillie avec une telle expression de bonheur.Elle lui mit le thermomtre dans la bouche. Il suffit de trois fois pour qu'un acte accde au statut de rituel; conformment

    au rite, elles attendirent donc que cinq minutes passent, chacune sa manire, l'une dvisageant l'autre qui fuyait son regard. Et

    l'infirmire mentit nouveau:39. Stationnaire.

    Parfait. Massez-moi.

    Une minute, s'il vous plat. J'aurais besoin d'une bassine. O pourrais-je me la procurer?

    Aux cuisines, je suppose.

    O sont-elles?

    Au sous-sol. Il faudra que vous demandiez au Capitaine de vous les ouvrir car elles sont fermes clef. Vous pensez:toutes ces casseroles dans lesquelles je pourrais me voir!

    Franoise alla trouver le vieillard qui parut embarrass:

    Une bassine? Pour quoi faire?

    Un lavement.

    Ma parole, il est difficile d'imaginer qu'une jeune femme aussi distingue administre des lavements. Attendez-moi ici

    quelques instants, voulez-vous?Il remonta dix minutes plus tard, l'air proccup.

    Il n'y a pas de bassine. Un tub vous conviendrait-il?

    Sans aucun doute.Soulag, il redescendit puis rapporta une cuvette en faence grossire et non vernie. Franoise remercia et retourna dans la

    chambre en pensant: Ma main couper qu'il y a des bassines dans cette maison. Mais le tub, lui, ne reflte rien.

    A quoi ce rcipient va-t-il servir? demanda Hazel.

    A un lavement.

    Non, par piti, j'ai horreur de a!La visiteuse rflchit quelques instants avant de rpondre:

    Alors, si le Capitaine vous parle de ce lavement, faites comme si je vous l'avais administr.

    D'accord.

    A prsent, puis-je utiliser votre salle de bains quelques instants?L'infirmire s'y isola. La pupille entendit couler de l'eau. Puis Franoise revint et commena masser la jeune fille.

    Savez-vous que j'y prends got, vos massages? C'est trs agrable.

    Tant mieux, car c'est excellent pour ce que vous avez.

    Que pensez-vous de ma salle d'eau?

    Rien.

    Allons! Je suis sre que vous n'en avez jamais vu une pareille. Ni lavabo, ni baignoire, ni rien qui puisse retenir l'eau.Les robinets coulent dans le vide, le sol est inclin de manire ce que l'eau s'chappe par un trou reli une gouttire. C'estd'un pratique pour se laver! Le plus souvent, je prends des douches, sauf quand on daigne me monter le bain dont je vous ai

    parl. Quant aux toilettes, qui sont les mmes dans toute la maison, le Capitaine les a achetes aux chemins de fer franais: cardans les trains, il n'y a pas d'eau au fond de la cuvette. Il fallait y penser! Hazel rit doucement.

    Ces prcautions sont idiotes: je n'ai pas la moindre envie d'affronter mon image. Il est vrai, cependant, que sans ces

    ingnieux amnagements je pourrais apercevoir mon reflet par simple distraction. Et il me serait peut-tre aussi fatal qu'il le fut Narcisse, mais pour des raisons opposes.

    Et si vous parliez d'autre chose que de ce sujet qui vous est douloureux? Une telle obsession ne peut que nuire votresant.

    Vous avez raison, Parlons de vous, qui tes belle. Avez-vous un fianc?

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    Non.

    Comment est-ce possible?

    Vous voulez tout savoir, vous!

    Oui.

    Je ne vous dirai que ce que je veux bien vous dire. J'ai eu trois fiancs. Je suis reste avec chacun d'eux environ quatremois, au terme desquels je les ai quitts.

    Ils s'taient mal conduits envers vous?

    Je m'ennuyais, avec eux. Je choisissais pourtant des garons trs diffrents, dans l'espoir que ce serait plus intressant.Hlas, il semblerait qu'au bout de quatre mois tous les hommes se mettent se ressembler. La jeune fille clata de rire.

    Racontez encore!Que puis-je vous dire? C'taient de gentils garons. Seulement, pass le charme des premiers moments, que res tait-il?

    Un brave fianc qui voulait devenir un mari. Je les aimais bien, certes; de l vivre avec eux... J'imagine que l'amour, ce doittre autre chose.

    Vous n'avez donc jamais t amoureuse?

    Non. Ce qui me parat le plus significatif, c'est que, quand j'tais en leur compagnie, je pensais mes patients de l'hpi-tal. Je n'y puis rien: mon mtier me semble beaucoup plus passionnant que ces affaires sentimentales.

    Vos fiancs taient-ils jeunes?

    A peu prs de mon ge.

    Ce que vous me dites me console. Je n'ai jamais connu de jeunes hommes et il m'arrive d'en tre dsespre. Quandj'avais seize ou dix-sept ans, il y avait des garons qui me tournaient autour. J'tais assez sotte pour les conduire. Je prfraisattendre le grand amour, au sujet duquel je nourrissais des illusions ridicules. Si j'avais su que je serais dfigure dix-huit ans,

    je n'aurais pas perdu ces prcieuses annes rver au prince charmant. Alors, quand vous racontez que les garons sontdcevants, cela me rconforte.

    La jeune femme songea que si Hazel n'y connaissait rien aux jeunes hommes, elle devait avoir une certaine exprience deleurs ans.

    Pourquoi vous arrtez-vous en si bon chemin? Dites-moi encore du mal d'eux.

    Je n'ai rien de mal vous dire leur sujet.

    Allons, faites un effort!La masseuse haussa les paules. Elle finit par dire:

    Peut-tre sont-ils un peu cousus de fil blanc.La pupille parut enchante.

    Oui, c'est comme a que je les imagine. Quand j'avais dix ans, New York, il y avait un garon de ma classe que jevoulais pouser. Matthew n'tait ni plus beau, ni plus intelligent, ni plus fort, ni plus drle que n'importe quel garon. Mais ilne disait jamais rien. Je trouvais que ce silence le rendait intressant. Et puis, la fin de l'anne, Matthew obtint la meilleure

    note en rdaction. Il dut lire son texte devant les lves: il s'agissait d'un rcit assez bavard o il racontait ses vacances auxsports d'hiver. Je perdis toute vellit de mariage avec lui et songeai qu'aucun garon n'tait vritablement mystrieux. Vospropos semblent le confirmer. Ils ont certes plus de poids dans votre bouche que dans la mienne; quand c'est moi qui le dis, on

    croirait entendre: Ils sont trop verts et bons pour les goujates. Si Matthew me voyait aujourd'hui, il serait soulag que je neveuille pas l'pouser.

    L'infirmire ne dit rien.

    A quoi pensez-vous, Franoise?

    Je pense que vous parlez beaucoup.

    Et qu'en concluez-vous?

    Que vous en avez grand besoin.

    C'est exact. Ici, je ne parle jamais. Je le pourrais si je le dsirais. Quand je suis avec vous, je sens que ma bouche est

    libre c'est le mot. Pour en revenir au Comte de Monte-Cristo, quand les deux dtenus se rencontrent aprs des annes de

    solitude, ils se mettent parler, parler. Ils sont toujours dans leur cachot, mais c'est comme s'ils taient dj moiti libres,parce qu'ils ont trouv un ami qui parler. La parole mancipe. C'est curieux, n'est-ce pas?

    Dans certains cas, c'est le contraire. Il y a des gens qui vous envahissent avec leur logorrhe: on a la pnible impressiond'tre prisonnire de leurs mots.

    Ceux-ci ne parlent pas, ils bavardent. J'espre que vous ne me rangez pas parmi eux.

    Vous, j'aime vous couter. Vos rcits sont des voyages.

    Si c'est le cas, tout le mrite vous en revient. C'est l'auditeur qui forge la confidence. Si votre oreille ne me paraissaitpas amie, elle ne m'inspirerait rien. Vous avez un talent rare, celui d'couter.

    Je ne suis pas la seule qui aimerait vous couter.

    C'est possible, mais je ne crois pas que les autres le feraient aussi bien. Quand je suis avec vous, j'ai une impression trstrange: celle d'exister. Quand vous n'tes pas l, c'est comme si je n'existais pas. Je ne parviens pas expliquer a. J'espre

    que je ne gurirai jamais. Le jour o je ne serai plus malade, vous ne me rendrez plus visite. Et je n'existerai plus jamais.

    L'infirmire, mue, ne trouva rien dire. Il y eut un trs long silence.Vous voyez: mme quand je me tais, j'ai l'impression que vous m'coutez.

    C'est le cas.

    Puis-je vous demander une faveur pour le moins bizarre, Franoise?

    Laquelle?

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    Le 31 mars, j'aurai vingt-trois ans. Vous m'offrirez un cadeau merveilleux: c'est que, cette date, je ne serai pas gurie.

    Taisez-vous, dit la jeune femme, terrifie l'ide qu'on les coute.

    J'insiste: je veux tre encore malade le jour de mon anniversaire. Nous sommes le 4 mars. Organisez-vous.

    N'insistez plus, rpondit-elle en parlant bien fort l'intention d'ventuelles oreilles.

    Franoise Chavaigne passa par la pharmacie puis retourna l'hpital. Elle resta de longues heures mditer dans sachambre. Elle se rappela que le Capitaine avait demand sa directrice de lui envoyer une infirmire sans lunettes: elle

    comprenait prsent que c'tait pour viter le reflet des verres.La nuit, dans son lit, elle pensa: J'ai bien l'intention de la gurir. Et pour cette raison, Hazel, vous serez exauce au-del

    de vos esprances.

    Chaque aprs-midi, l'infirmire revenait Mortes-Frontires. Sans se l'avouer, elle attendait ces visites avec autant d'impa-

    tience que la pupille.

    Je ne vous tonnerai pas, Franoise, en vous dclarant que vous tes ma meilleure amie. Vous pourriez considrer quecela va de soi puisque vous tes ici ma seule vritable compagnie fminine. Et pourtant, depuis mon enfance, je n'ai jamais eu

    d'amie laquelle j'aie tenu autant qu' vous.Ne sachant que dire, l'infirmire hasarda un lieu commun:

    C'est important, l'amiti.

    Quand j'tais petite, c'tait ma religion. A New York, j'avais une meilleure amie qui s'appelait Caroline. Je lui vouais unculte. Nous tions insparables. Comment expliquer un adulte la place qu'elle occupait dans ma vie? A cette poque-l,j'avais l'ambition de devenir ballerine, et elle de gagner tous les concours hippiques du monde. Pour elle, je me convertis

    l'quitation et elle, pour moi, se convertit la danse. J'avais aussi peu de dispositions pour le cheval qu'elle en avait pour les

    entrechats, mais le but du jeu consistait tre ensemble. L't, je passais mes vacances dans les Catskills et elle Cape Cod: unmois l'une sans l'autre, qui nous paraissait une torture. Nous nous crivions des lettres que les amoureux seraient incapables derdiger. Pour m'exprimer la souffrance de notre sparation, Caroline alla jusqu' s'arracher un ongle entier, celui de l'annulaire

    gauche, qu'elle colla sur sa missive.

    Pouah.

    De six douze ans, cette amiti fut mon univers. Ensuite mon pre connut son revers de fortune et il fallut quitter NewYork. Quand j'annonai la nouvelle Caroline, ce fut un drame. Elle pleura, hurla qu'elle partirait avec moi. Nous passmes

    une nuit entire nous entailler les poignets pour devenir surs de sang, faire des serments insenss. Elle supplia ses parentsde renflouer les miens en vain, bien sr. Le jour du dpart, je crus mourir. La malchance voulut que je ne meure pas. Quand

    le paquebot s'loigna du quai, le traditionnel ruban de papier nous reliait. Lorsqu'il se rompit, je ressentis dans mon corps unecassure indicible.

    Si malgr la ruine de vos parents elle vous aimait toujours, c'est que c'tait une vritable amie.

    Attendez la suite. Nous commenmes une correspondance enflamme. Nous nous disions tout. La distance n'est rienquand on s'aime aussi fort, m'crivait-elle. Et puis, peu peu, ses lettres s'affadirent. Caroline avait arrt le ballet et s'taitmise au tennis avec une certaine Gladys. Je me suis fait couper le mme tailleur que Gladys... J'ai demand au coif feur de me

    couper les cheveux comme Gladys... Mon cur se glaait quand je lisais cela. Ensuite, il y eut pire: Gladys et elle s'prirentd'un certain Brian. Le ton des lettres de Caroline en prit un coup. Des dclarations ferventes et vibrantes, elle tait passe :

    Brian a regard Gladys hier pendant au moins une minute. Je me demande ce qu'il lui trouve: elle est moche, elle a un grosderrire. J'tais gne pour elle. La merveilleuse enfant s'tait mtamorphose en une femelle hargneuse.

    C'tait la pubert.

    Sans doute. Mais moi aussi, je grandissais, et je ne devenais pas pour autant comme elle. Bientt, elle n'eut plus rien me dire. A partir de 1914, je n'ai plus reu de nouvelles d'elle. Je l'ai vcu comme un deuil.

    A Paris, vous aviez srement des amies.

    Rien de comparable. Quand une nouvelle Caroline se serait prsente moi, je n'aurais pas voulu me lier elle.Comment aurais-je pu croire encore l'amiti? Mon lue avait trahi tous nos serments.

    C'est triste. Pire que a. En se parjurant, Caroline avait effac nos six annes glorieuses. C'est comme si elles n'avaient jamais

    exist.

    Que vous tes intransigeante!

    Vous me comprendriez si vous aviez vcu cela.

    Je n'ai jamais connu une telle amiti, en effet. J'ai des amies d'enfance que je revois de temps en temps avec plaisir.Cela ne va pas plus loin.

    C'est drle: j'ai sept ans de moins que vous et, pourtant, j'ai l'impression que vous tes intacte et que je suis ravage.Enfin, peu importent les souffrances du pass puisque maintenant j'ai la meilleure des amies: vous.

    Je trouve que vous donnez facilement votre amiti.

    C'est faux! s'indigna la jeune fille.

    Je n'ai rien fait pour mriter votre amiti.

    Vous venez me soigner ici chaque jour avec dvouement.C'est mon mtier.

    Est-ce une raison pour ne pas vous en tre reconnaissante?

    En ce cas, vous auriez prouv une amiti identique pour n'importe quelle infirmire qui aurait tenu ma place.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Srement pas. Si ce n'avait pas t vous, ce n'et t que de la gratitude.Franoise se demandait si le Capitaine coutait les dclarations d'Hazel et ce qu'il en pensait.

    Ce dernier l'interrogea:

    Comment volue notre malade?

    C'est stationnaire.

    Elle a l'air d'aller mieux, cependant.

    Elle a beaucoup moins de fivre. C'est grce au traitement que je lui administre.

    En quoi consiste ce traitement?

    Je lui fais chaque jour une injection de Grabatrium, une substance puissamment pneumonarcotique. Elle prend aussides capsules de bronchodilatateurs et du Bramboran. Des lavements occasionnels permettent d'vacuer les purulences internes.

    Les massages ont un pouvoir expectorant grce auquel la pleurite ne s'tend pas.

    Vous me parlez hbreu. Y a-t-il de l'espoir?

    Il y en a. Mais cela prendra du temps et, mme en cas de gurison, il ne faudra pas arrter la thrapie: les rechutes depleursie ne pardonnent pas.

    Etes-vous toujours dispose lui prodiguer vos soins quotidiens?

    Au nom de quoi le refuserais-je?

    Trs bien. J'insiste sur un point: ne vous faites pas remplacer, mme pour un jour.

    Je n'en avais pas l'intention.

    Si vous tombiez malade, n'envoyez pas quelqu'un d'autre votre place.

    J'ai une sant de fer.

    Il se trouve que j'ai confiance en vous. Ce n'est pas dans mes habitudes. J'espre que j'ai raison.Franoise prit cong et repartit sur le rafiot. Les noms de mdicaments qu'elle avait invents lui donnaient une terrible

    envie de rire.

    Au milieu de la nuit, elle se rveilla en proie la panique: Les lavements! Si les murs ont des oreilles, alors le Capitainesait que j'ai menti sur ce point. Et c'en est fini du crdit que j'ai auprs de lui.

    Elle essaya de se raisonner: Il m'a dclar sa confiance aprs que je lui ai parl des lavements. Oui, mais peut-tre n'a-t-ilpas enregistr aussitt. Peut-tre est-il lui aussi maintenant rveill penser cela. Non, voyons, il faudrait qu'il soit

    dangereusement maniaque pour s'tre aperu de ce dtail. Par ailleurs, s'il coute nos conversations, c'est qu'il l'est vraiment.Peut-tre ne les coute-t-il pas... Comment savoir? Si j'tais sre qu'il ne nous pie pas, j'aurais des choses dire Hazel.

    Comment en tre sre? Il faut que je tende un pige cet homme.

    Elle ne parvint pas dormir cause du plan qu'elle laborait.

    Qu'avez-vous, Franoise? Vous tes ple et vous avez les traits tirs.

    J'ai eu une insomnie. Je me permets de vous renvoyer le compliment, Hazel: vous avez mauvaise mine.

    Ah.

    Et depuis que je vous l'ai dit, vous tes encore plus blme.

    Vous croyez?L'infirmire devait recourir des astuces verbales pour dguiser ses questions en affirmations:

    J'espre que vous dormez bien.

    Pas toujours.

    Voyons, Hazel! Pour gurir, il faut avoir un excellent sommeil!

    Cela ne dpend pas de mon bon vouloir, hlas. Donnez-moi des somnifres.

    Jamais: je suis contre ces drogues. Bien dormir, c'est une question de volont.

    C'est faux! La preuve, c'est que vous avez eu vous-mme une insomnie.a n'a rien voir. Je puis me le permettre: j'ai de la sant. Si j'tais malade, je ne me l'autoriserais pas.

    Je vous assure que cela ne dpend pas de moi.

    Allons! Vous manquez de volont.

    Enfin, Franoise, vous tes une femme. Il y a des choses que vous pouvez comprendre.

    Etre indispose n'est pas une raison pour ne pas dormir.

    Ce n'est pas cela, balbutia la jeune fille qui passa du blafard l'carlate.

    Je ne comprends rien ce que vous racontez.

    Si, vous comprenez!Hazel tait au bord de la crise de nerfs tandis que la visiteuse gardait un calme olympien.

    Le Capitaine... le Capitaine et moi... nous avons... il a...

    Ah bon, reprit l'infirmire avec une froideur toute professionnelle. Vous avez eu des rapports sexuels.

    C'est tout l'effet que a vous fait? demanda Hazel, berlue.Je ne vois pas o est le problme. C'est un comportement biologique ordinaire.

    Ordinaire, quand il y a cinquante-quatre annes de diffrence entre les protagonistes?

    Du moment que la physiologie le permet.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Il n'y a pas que la physiologie! Il y a la morale!

    Rien d'immoral l-dedans. Vous tes majeure et consentante.

    Consentante? Qu'est-ce que vous en savez?

    On ne trompe pas une infirmire l-dessus. Je peux vous examiner pour le vrifier.

    Non, ne faites pas cela.

    Rien que votre raction le confirme bien.

    Les choses ne sont pas si simples! s'indigna la jeune fille.

    On est consentante ou on ne l'est pas. Inutile de jouer les vierges effarouches.

    Que vous tes dure avec moi! La ralit est beaucoup plus complexe que vous le dites. On peut ne pas tre consentante

    et cependant prouver quelque chose de trs vif envers celui qui... On peut tre dgote par un corps et pourtant fascine parune me, de sorte que l'on finit par accepter le corps, malgr sa rpugnance. Cela ne vous est jamais arriv?

    Non. C'est du chinois, vos histoires.

    Vous n'avez donc jamais fait l'amour?

    J'ai couch avec mes fiancs sans m'embarrasser de vos tats d'me ridicules.

    Qu'ont-ils de ridicule?

    Vous essayez de vous persuader que l'on abuse de vous. Vous avez tellement besoin de vous idaliser, de prserver labelle image que vous avez de vous-mme...

    C'est faux!

    Ou alors, comme beaucoup de gens, vous voulez vous poser en victime. Vous aimez l'ide d'tre la martyre d'une brute.Je trouve cette attitude mprisable et indigne de vous.

    Vous n'avez rien compris! clama la pupille en pleurant. Ce n'est pas a. Ne pouvez-vous imaginer qu'un homme intel-

    ligent exerce un terrible empire sur une pauvre fille dfigure, surtout si cet homme est son bienfaiteur?Je vois seulement que c'est un homme g qui n'a pas les capacits physiques d'exercer des violences corporelles sur

    quiconque, a fortiori sur un tre jeune.

    Un tre jeune mais malade!

    Vous recommencez jouer l'agneau du sacrifice!

    Il n'y a pas que les violences corporelles. Il y a aussi les violences mentales.

    Si vous subissez des violences mentales, vous n'avez qu' partir.

    Partir d'ici? Vous tes folle! Vous savez trs bien que je ne peux montrer mon visage.

    Voil un prtexte qui vous arrange bien. Moi, je dis que vous vivez avec le Capitaine de votre plein gr. Et il n'y a riende rprhensible ce que vous couchiez ensemble.

    Vous tes mchante!

    Je dis la vrit au lieu de me complaire dans votre mauvaise foi.

    Vous avez dit que j'tais majeure. Quand cela a commenc, je ne l'tais pas. J'avais dix-huit ans.Je suis infirmire, pas inspecteur de police.

    Oseriez-vous insinuer que la mdecine et la loi n'ont rien voir l'une avec l'autre?

    Juridiquement, les mineurs sont sous la protection de leur tuteur.

    Ne trouvez-vous pas que mon tuteur m'a protge d'une tonnante manire?

    Dix-huit ans est un ge normal pour une premire exprience sexuelle.

    Vous vous fichez de moi! hurla la jeune fille entre ses sanglots.

    Voulez-vous vous calmer? dit la visiteuse avec autorit.

    Vous ne trouvez pas qu'un homme qui couche avec une fille gravement dfigure est un pervers?

    Je n'ai pas entrer dans ce genre de considrations. Chacun ses gots. Je pourrais aussi vous objecter qu'il vous aimepour votre me.

    Alors pourquoi ne se contente-t-il pas de mon me? cria Hazel.

    Il n'y a pas de quoi se mettre dans un tat pareil, dit Franoise avec fermet.Dsespre, la pupille lui jeta un regard dchirant.

    Et moi qui pensais que vous m'aimiez!

    Je vous aime bien. Ce n'est pas une raison pour entrer dans votre comdie.

    Ma comdie? Oh, partez, je vous dteste.

    Bon.La jeune femme remballa ses affaires. Au moment o elle allait quitter la pice, la petite lui demanda d'une voix

    suppliante:

    Vous reviendrez quand mme?

    Ds demain, sourit-elle.Elle descendit l'escalier, horrifie par ce qu'elle avait d dire.

    En bas, la porte du fumoir s'ouvrit.Mademoiselle, voulez-vous venir quelques instants? demanda le Capitaine.Elle entra. Son cur battait se rompre. Le vieil homme semblait boulevers.

    Je voulais vous remercier, dit-il.

    Je ne fais que mon mtier.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Je ne parle pas de vos comptences d'infirmire. Je trouve que vous tes d'une grande sagesse.

    Ah.

    Vous comprenez des choses que les jeunes femmes, en gnral, ne comprennent pas.

    Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

    Vous voyez trs bien. Vous avez analys la situation avec beaucoup de clairvoyance. L'essentiel ne vous a pas chapp:j'aime Hazel. J'ai pour elle un amour dont vous ne pouvez pas douter. Aime et fais ce que tu veux, enseigne saint Augustin.

    Monsieur, cela ne me regarde pas.

    Je sais. Mais je vous le dis quand mme, car j'ai une grande estime pour vous.

    Merci.

    C'est moi qui vous remercie. Vous tes quelqu'un d'admirable. Et de surcrot, vous tes belle. Vous ressemblez ladesse Athna: vous avez la beaut de l'intelligence.

    La visiteuse baissa les yeux comme si elle tait trouble, prit cong et fila. Hors de la maison, l'air marin l'assaillit et lalibra: elle respira enfin.

    Je sais ce que je voulais savoir, pensa-t-elle.

    Aprs ses courses la pharmacie, Franoise alla au caf. Ce n'tait pas dans ses habitudes.

    Un calvados, je vous prie.Depuis quand une femme boit-elle a? se dit le bistrotier.Les marins regardaient avec tonnement cette jolie personne l'allure si peu frivole qui semblait absorbe par des penses

    capitales.A prsent que j'en suis sre, il va falloir redoubler d'attention. Une chance qu'il n'ait pas remarqu mon histoire de lave-

    ment. A mon avis, il coute nos conversations sans avoir quitter le fumoir, qui doit tre reli la chambre de Hazel par un

    conduit. Pauvre petite, elle doit tre dans un tat! Comment lui dire que je suis son allie? Aprs ce que je lui ai sorti, aura-t-elle encore confiance en moi? J'aimerais lui crire un mot, mais c'est impossible: les sbires qui me fouillent ne laisseraientjamais passer la moindre missive. Quelques jours plus tt, elle avait surpris l'un d'eux lire la posologie d'un mdicament de

    sa trousse. Elle lui avait demand ce qu'il esprait trouver, il avait rpondu: Vous pourriez envoyer des messages cods ensoulignant certaines lettres. Elle n'y et jamais song. Que puis-je contre de tels cerbres? Je pourrais emporter du papier

    blanc et crire en prsence de Hazel, mais elle me poserait alors des questions qui seraient entendues; "Que faites-vous,Franoise? Qu'est-ce que vous notez? Pourquoi mettez-vous un doigt sur vos lvres?" C'est que je n'ai pas la partie facile, avec

    cette innocente. Non, je dois continuer suivre mon plan. Si seulement cela ne prenait pas tellement de temps!Elle alla s'installer au bar et interrogea le bistrotier:

    Qu'est-il arriv au Capitaine, avant qu'il ne s'installe Mortes-Frontires?

    Pourquoi vous intresse-t-il?

    Je le soigne, en ce moment. Un dbut de pleursie.

    Il ne doit plus tre tout jeune. La dernire fois que je l'ai vu, c'tait il y a vingt ans. Il avait dj l'air vieux.La mer, a use.

    Dans son cas, a ne doit pas tre seulement la mer.

    Que savez-vous de lui?

    Pas grand-chose. Si ce n'est qu'il s'appelle Omer Loncours: avouez que a prdispose devenir marin. Une carrireassez mouvemente, d'aprs ce qu'on m'a racont: il a mme t forceur de blocus en mer de Chine. a l'a sacrement enrichi. Il

    a pris sa retraite il y a trente ans.

    Pourquoi si tt?

    On l'ignore. En tout cas, il tait amoureux.

    De qui?

    Une femme qu'il avait ramene sur son bateau. On ne l'a jamais vue. Loncours a achet l'le et y a install sa matresse.

    C'tait il y a trente ans, vous tes sr?

    Certain.Comment se fait-il que vous n'ayez jamais vu cette femme?

    Elle ne quittait jamais Mortes-Frontires.

    Comment saviez-vous qu'elle existait, alors?

    Par Jacqueline, la cuisinire de Loncours. Elle parlait parfois d'une demoiselle.

    L'avait-elle vue?

    Je ne sais pas. Les gens du Capitaine ont pour consigne d'en raconter le moins possible, dirait-on. La demoiselle enquestion est morte il y a vingt ans.

    De quelle faon?

    Elle s'est jete dans la mer et noye.

    Comment!

    Drle d'histoire, oui. Aprs des jours et des jours, son corps s'est chou sur le rivage de Nud. Une femme tellement

    gonfle d'eau qu'on aurait dit de la mie de pain. Impossible de dire si elle tait belle ou laide. Aprs l'autopsie et l'enqute, lapolice a conclu un suicide.

    Pourquoi se serait-elle tue?

    Allez savoir.C'est bien mon intention, pensa l'infirmire qui paya et sortit.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    A l'hpital, elle consulta la plus ge de ses collgues qui avait une cinquantaine d'annes. Celle-ci ne lui apprit pas grand-chose.

    Non, je ne sais pas qui c'tait. Je ne me souviens plus.

    Comment s'appelait la noye?

    Comment l'aurions-nous su?

    Le Capitaine aurait pu le dire.

    Sans doute.

    Quelle mauvaise mmoire! N'y a-t-il pas un dtail qui vous ait frappe?

    Elle portait une belle chemise de nuit blanche.Les gots vestimentaires du Capitaine n'ont pas chang, pensa Franoise qui alla consulter les registres. Ils ne

    l'clairrent pas davantage: des dizaines de femmes taient mortes l'hpital de Nud en 1903, car c'tait une anne comme

    les autres.De toute faon, Loncours pouvait lui inventer n'importe quelle identit, puisqu'il tait le seul la connatre, se dit-elle.

    Elle se demanda o on l'avait enterre.

    Le sourire de Hazel paraissait forc.

    J'ai rflchi notre conversation d'hier.

    Ah, fit la visiteuse avec indiffrence.

    Je pense que vous aviez raison. Et cependant, je ne parviens pas tre de votre avis.

    Ce n'est pas grave.

    C'est ce que je crois: on n'est pas forc d'avoir les mmes opinions que ses amis, n'est-ce pas?

    Srement pas.

    L'amiti est une chose bizarre: on n'aime ses amis ni pour leur corps ni pour leurs ides. En ce cas, d'o cet trange sen-timent provient-il?

    Vous avez raison, c'est trs curieux.

    Peut-tre existe-t-il des liens mystrieux entre certaines personnes. Nos noms, par exemple: vous vous appelezChavaigne, n'est-ce pas?

    Oui.

    On dirait chtaigne et vos cheveux sont chtains. Or, moi, je me nomme Hazel, ce qui signifie noisetier et mescheveux sont couleur de noisette. Chtaigne, noisette, nous venons d'une famille identique.

    C'est drle, un prnom qui veut dire noisetier.

    L'autre nom du noisetier est le coudrier. Les baguettes de coudrier servaient dtecter les sources: comme si ce boistressaillait ds qu'il sentait la force et la puret d'une eau sur le point de jaillir. S'appeler Hazel, c'est s'appeler sourcire.

    Sorcire!

    J'aimerais bien tre une sorcire. Mais je n'ai aucun pouvoir.Quelle erreur, pensa l'infirmire.

    Le chtaignier, poursuivit la jeune fille, s'il n'a pas le pouvoir de dtecter les sources, est un bois particulirement rsis-tant, solide, inaltrable. Comme vous, Franoise.

    Je ne sais pas s'il faut s'attacher la signification des noms. Ils nous ont t donns la lgre.

    Moi, je crois qu'ils sont l'expression du destin. Dans Shakespeare, Juliette dit que son Romo serait aussi merveilleuxavec un autre nom. Elle est pourtant la preuve du contraire, elle dont le prnom exquis est devenu un mythe. Si Juliette s'taitappele... je ne sais pas...

    Josyane?

    Oui, si elle s'tait appele Josyane, a n'aurait pas march!Elles clatrent de rire.

    Il fait beau, dit la masseuse. Nous pourrions sortir nous promener dans l'le.La pupille blmit.

    Je suis fatigue.

    Cela vous ferait du bien de vous arer au lieu de rester enferme.

    Je n'aime pas sortir.

    Dommage. J'aimerais me promener au bord de la mer.

    Allez-y.

    Sans vous, cela ne m'amuse pas.

    N'insistez pas.Quelle sotte, enragea la visiteuse. A l'extrieur, au moins, nous pourrions parler librement.

    Je ne vous comprends pas. Il n'y a personne sur cette le. Si nous nous promenions, personne ne pourrait vous voir.Vous n'avez rien craindre.

    L n'est pas la question. Un jour, je suis sortie pour me promener. J'tais seule et pourtant je sentais une prsence. Elleme poursuivait. C'tait effrayant.

    Vous avez trop d'imagination. Chaque aprs-midi, je vais pied du dbarcadre ici et je n'ai jamais vu aucun fan -tme.

    Il ne s'agit pas de fantme. C'est une prsence. Une prsence dchirante. Je nel peux pas vous en dire plus.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    L'infirmire brlait de demander la jeune fille si elle avait entendu parler dej la prcdente matresse de Loncours. Elle

    posa sa question de manire dtourne:

    J'aime beaucoup vos chemises de nuit blanches.

    Moi aussi. C'est le Capitaine qui me les a offertes.

    Elles sont magnifiques. Quelle qualit! Je n'en ai jamais vu de telles dans le commerce.

    C'est parce qu'elles sont anciennes. Le Capitaine m'a dit qu'il les tenait de sa mre.Elle n'est au courant de rien, conclut la masseuse.

    C'est triste de possder de telles chemises de nuit quand on est dfigure. Un pareil vtement exige un visage parfait.

    Vous n'allez pas recommencer vous plaindre, Hazel!

    Je voudrais vous en offrir une. Cela vous irait si bien.Je refuse. On ne donne pas ce qu'on a reu.

    Permettez-moi au moins de vous dire ceci: vous tes belle. Trs belle. Alors faites-moi plaisir: soyez-en heureuse,jouissez-en. C'est un tel cadeau.

    Avant d'aller au dbarcadre, Franoise marcha le long du rivage. Vingt minutes suffisaient boucler le tour de l'le.

    L'infirmire n'tait pas du genre croire aux prsences mystrieuses. Elle savait qu'un tre humain s'tait noy ici, vingtans auparavant: elle n'avait donc pas besoin de recourir l'irrationnel pour trouver ces lieux angoissants.

    Contrairement ses esprances, elle ne repra aucune tombe. Suis-je sotte, aussi, de la chercher! Loncours n'allait pasprendre un tel risque. S'il fallait marquer d'une spulture chaque endroit o quelqu'un s'est tu, la terre et la mer ne seraient plus

    que cimetires.

    Cependant, sur la rive qui faisait face Nud, elle avisa une avance de pierre en forme de flche qui fendait les eaux.

    Elle la contempla longtemps et, sans qu elle ft sre de rien, son cur se serra.

    Le lendemain, son arrive sur l'le, elle croisa le Capitaine qui partait.

    Je dois aller Nud rgler quelques affaires. Exceptionnellement, le bateau effectuera un aller-retour de plus aujour-d'hui. N'ayez crainte, il sera ici l'heure pour vous ramener sur le continent. Je vous laisse seule avec notre petite malade.

    La visiteuse se dit que c'tait trop beau pour tre vrai. Elle eut peur que ce ne ft un pige et marcha une lenteur extrmejusqu'au manoir, de manire voir Loncours monter bord du rafiot. Quand ce dernier appareilla, elle referma la porte derrire

    elle et courut au fumoir.Il y avait l un secrtaire dont elle ouvrit chaque tiroir. Parmi des paperasses, elle tomba sur de vieilles photographies;

    parmi elles, un portrait dat de 1893 l'anne de ma naissance, eut-elle le temps de se dire avant de s'apercevoir qu'ilmontrait une jeune fille belle comme un ange. Un prnom tait crit au dos, l 'encre: Adle.

    L'intruse la regarda: elle semblait avoir dix-huit ans. Sa fracheur et sa grce coupaient la respiration.

    Franoise songea soudain que Loncours n'tait pas l'unique gelier de cette demeure. Elle referma les tiroirs et montarejoindre sa patiente.

    Cette dernire l'attendait, ple comme un linge.

    Vous avez dix minutes de retard.

    Est-ce une raison pour avoir une tte pareille?

    Vous ne vous rendez pas compte! Vous tes l'vnement de mes jours. Vous n'aviez jamais eu de retard auparavant.

    C'est parce que je prenais cong du Capitaine qui va passer l'aprs-midi sur le continent.

    Il partait? Il ne m'en avait pas avertie.

    Des affaires rgler, m'a-t-il dit. Il sera de retour ce soir.

    Quel dommage. J'aurais aim qu'il ne revienne pas et que vous ayez reu pour mission de me garder cette nuit.

    Je pense que vous n'avez aucun besoin d'tre garde, Hazel.

    C'est d'une amie que j'ai besoin, vous le savez. Quand j'tais petite, il n'tait pas rare que Caroline vienne dormir chezmoi. Nous restions des nuits entires nous raconter des histoires, inventer des jeux, rire. J'aimerais que a recommence.

    Ce n'est plus de notre ge.

    Rabat-joie!Pendant que la jeune fille avait le thermomtre en bouche, l'infirmire songea lui poser des questions. Hlas, elle supposa

    qu'un des sbires de Loncours le remplaait son poste d'coute. Il fallait d'ailleurs esprer qu'on ne l'avait pas vue sortir du

    fumoir.

    38.Elle passa quelques instants dans la salle d'eau, puis revint et commena le massage rituel. Elle tait sre, dsormais, que

    Hazel lui avait toujours parl librement, sans souponner la surveillance exerce par le vieillard sur leurs conversations; ellevoulait prsent sonder la jeune fille sur un autre sujet. L'infirmire prit la parole d'une voix anodine:

    J'ai pens notre conversation d'hier. Vous aviez raison: les prnoms, c'est important. Il y en a qui font rver. Quel estvotre prnom prfr, pour une fille?

    Avant, c'tait Caroline. Maintenant, c'est Franoise.

    Vous confondez vos gots avec vos amitis.Ce n'est qu'en partie vrai. Par exemple, si vous vous tiez appele Josyane, ce ne serait pas devenu mon prnom favori.

    N'y a-t-il pas des prnoms que vous aimez sans avoir rencontr personne qui les porte? continua l'ane, esprant que levalet qui les coutait ne lui reprocherait pas ces questions qui n'avaient rien de mdical.

    Je n'y ai jamais rflchi. Et vous?

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Moi, j'aime le prnom Adle. Pourtant, je n'ai jamais connu d'Adle.La pupille clata de rire; la masseuse se demanda comment elle devait l'interprter.

    Vous n'tes pas diffrente de moi! Adle, a ressemble votre manire franaise de prononcer mon prnom.

    C'est vrai, je n'y avais pas song, dit l'infirmire, stupfaite.

    Comme moi, vous tirez vos gots de vos amitis. Pour autant que je suis votre amie, ajouta-t-elle d'une voix plus grave.

    Vous savez bien que vous l'tes. Croyez-vous que Hazel et Adle aient la mme signification?

    Srement pas. Mais le son est souvent plus important que le sens. Adle: oui, c'est beau. Je n'ai jamais connu d'Adle,moi non plus.

    Elle ne ment pas, pensa la visiteuse.

    Franoise Chavaigne consulta nouveau les registres de l'hpital de Nud: aucune Adle n'y tait morte en 1903.

    Elle fit un effort de mmoire pour se rappeler quoi ressemblait l'criture de Loncours: Je me fatigue peut-tre en vain, sic'est une infirmire qui a not sous sa dicte ou si l'criture, au dos de la photographie, n'tait pas celle du Capitaine.

    Elle passa en revue tous les dcs fminins de 1903: une hcatombe ordinaire. Les hpitaux ne sont que des mouroirs,se dit-elle. Elle avait presque fini son inventaire quand, en date du 28 dcembre 1903, elle avisa:

    Dcs: A. Langlais, ne Pointe--Pitrele 17/1/1875.A., ce pouvait tre Adle, bien sr, mais aussi Anne, Amlie ou Anglique. Pourtant l'criture, d'une finesse extrme,

    voquait celle vue au verso du clich. Par ailleurs, deux lments retenaient son attention. Le bistrotier lui avait racont queLoncours avait ramen bord de son bateau cette femme qui, cependant, ne portait pas un prnom tranger: la Guadeloupe

    convenait bien cette histoire. En outre, la date de naissance concidait avec l'ge suppos de la jeune fille sur la photo.

    Enfin, la cause de la mort n'tait pas prcise: ce n'tait pas plus normal que ce prnom limit son initiale. La rgle vou-lait que les noms fussent inscrits en entier et que la maladie ou la circonstance du dcs ft indique. Quelle erreur, Capitaine!

    Le silence est plus tapageur que tout. En plus, vous auriez pu omettre le "ne ", qui pouvait rester sous-entendu et qui mesignale le sexe du cadavre. Evidemment, vous ne pouviez pas vous douter que, vingt annes aprs les faits, une curieuseviendrait mettre son nez dans vos secrets.

    Le lendemain, le Capitaine la manda au fumoir.

    Je suis du, mademoiselle. Trs du. Je m'tais tromp sur votre compte.L'infirmire blmit.

    J'avais en vous une telle confiance. Elle est dtruite jamais, prsent.

    Je n'ai pas d'excuse, monsieur. J'avais besoin d'argent: c'est pour cela que j'ai ouvert les tiroirs du secrtaire.Loncours la regarda avec stupfaction.

    Parce que en plus vous avez fouill mon secrtaire?Elle ressentit une panique terrible mais continua jouer la voleuse:

    J'esprais y trouver des espces, ou des objets prcieux que j'aurais pu revendre. Comme rien ne m'a sembl avoir de lavaleur, je n'ai rien pris. Renvoyez-moi.

    Il n'est pas question que je vous renvoie. Au contraire.

    Puisque je vous dis que je ne vous ai rien pris!

    Arrtez cette comdie. Ce n'est pas l'argent qui vous intresse. Encore heureux que je sois all Nud hier: sinon, jeserais toujours en train de me fier vous.

    Vous avez enqut sur mon compte?

    Ce ne fut mme pas ncessaire. Je passais dans une rue quand le pharmacien m'a vu: il est sorti de son officine pour medire des choses du plus grand intrt. Ainsi, il parat que vous lui achetez un thermomtre par jour.

    Et alors?

    Et alors ce brave homme s'est demand ce que vous faisiez avec ce thermomtre quotidien. Il ne pouvait pas mettre asur le compte de la maladresse. Casser un thermomtre par jour ne pouvait tre qu'intentionnel. Il en a conclu que vouscherchiez empoisonner quelqu'un au mercure.

    Elle rit:Moi, une empoisonneuse?

    Le pharmacien s'est renseign et a appris que vous me rserviez en ce moment vos soins assidus. Il a pens que voustentiez de m'assassiner. Je l'ai dtromp en lui disant de vous le plus grand bien. Malheureusement pour vous, il semble m'avoir

    cru.

    Malheureusement pour moi?

    Oui. S'il avait persist vous prendre pour une criminelle, il aurait peut-tre averti la police, qui se serait inquite devotre disparition.

    Il n'y a pas que la police. Les gens de l'hpital vont se poser des questions.Il sourit.

    Ce dtail-l est dj rgl. J'ai annonc ce matin votre suprieure que je vous pousais et que vous ne reviendriez plustravailler.

    Quoi?Et la meilleure, c'est qu'elle s'est exclame: Je m'en doutais! Quelle malchance pour moi et quelle chance pour vous!

    Une personne si bien, si belle et si droite.

    Je refuse de vous pouser.Il rit.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Vous m'amusez. Ce matin, j'ai fouill les appartements de ma pupille et dans la salle d'eau, au fond d'un placard, j'aidcouvert le pot aux ross: la bassine contenant le mercure. Je ne sais pas ce qui m'merveille le plus: votre intelligence ouvotre btise. Intelligence, car il fallait y penser: chaque jour, vous tiez fouille par mes hommes qui avaient reu pour

    consigne de ne laisser passer aucune substance rflchissante. Mais qui aurait song au mercure du thermomtre! Pas mal nonplus, le coup du tub ncessaire un prtendu lavement.

    Je ne comprends rien ce que vous racontez.

    Et que comptiez-vous en faire, de ce mercure?

    Rien. Il m'arrivait de casser un thermomtre par inadvertance et, par souci d'hygine, je rcoltais le mercure dans cettebassine.

    Trs drle. Il a fallu en briser plus de dix pour avoir tant de mercure. Et c'est ici qu'intervient votre btise ou, du moins,votre navet: votre avis, pour en avoir assez pour former une vritable pellicule rflchissante, combien de thermomtresfaudrait-il casser?

    Comment le saurais-je?

    Au moins quatre cents. Sans doute pensiez-vous que vous aviez tout votre temps, n'est-ce pas? J'imagine que vousaviez programm la gurison de ma pupille pour l'anne prochaine.

    Hazel est rellement malade.

    C'est possible. Mais elle n'a pas de fivre. J'ai vrifi moi aussi j'ai un thermomtre. Au fait, n'avez-vous pas tdsappointe de constater que, au fond de la bassine, loin de s'assembler en flaque, le mercure s'obstinait rester l'tat degouttelettes? C'est l'une de ses proprits.

    A partir d'une certaine quantit, cette proprit disparat.

    J'apprcie que vous cessiez enfin de nier les faits. En effet, cette proprit-l disparatrait, condition que vous ne met -tiez pas un an et demi remplir cette cuvette. Car le mercure a d'autres proprits. Chre mademoiselle, si je ne doute pas de

    vos talents d'infirmire, je me permets de douter de votre gnie de chimiste. Les miroitiers ont cess d'utiliser le mercuredepuis plus de vingt ans. D'abord parce qu'il n'est pas indispensable et surtout parce qu'il est trs toxique.

    Cach au fond d'un placard, il ne pouvait nuire personne.

    A personne, sauf la bassine, chre amie. Dans un mois, dans deux mois, la faence du tub aurait t attaque, librantainsi vos prcieuses rserves. Et tous vos efforts anantis. Vous auriez eu une crise de nerfs, le constater.

    Les crises de nerfs, ce n'est pas mon genre. Ensuite, vous n'tes pas absolument certain de ce que vous avancez: lacuvette aurait pu rsister. Et si le pharmacien ne vous avait pas mis la puce l'oreille, j'aurais russi mon coup.

    Aussi, fallait-il tre simplette pour croire que l'on pouvait acheter un thermomtre par jour sans attirer l'attention, etcependant plus d'une anne! Pourtant, je ne vous ai pas encore dit le plus drle. La miroiterie, je m'y connais. Vous devinez

    que j'ai eu des raisons de m'y intresser. Eh bien, ma chre, supposer que, contre toute vraisemblance, vous ayez pu acheterquatre cents thermomtres sans vous faire remarquer et que la faence ait rsist, cela n'aurait quand mme pas march.

    Pourquoi?

    Parce que, sans une pellicule de verre la surface, votre mercure n'et pas renvoy de reflet. Vous avez beau avoir desnerfs d'acier, je crois que vous auriez sanglot en vous en rendant compte. Car vous pensez bien que la fouille de mes hommesn'et jamais laiss passer une vitre.

    Je ne vous crois pas. Il y a un reflet dans le mercure.

    C'est exact. A une seule condition: il faut imprimer ce mercure un mouvement de rotation. En l'occurrence, ensecouant lgrement la bassine, ce n'et pas t difficile. Mais vous auriez obtenu une surface concave: tendre ce miroirdformant la pauvre enfant, c'et t le comble du sadisme, vous ne trouvez pas?

    Il clata de rire.

    Vous tes effectivement bien plac pour me faire une telle objection!

    Moi, c'est diffrent. J'aime Hazel, je sers ma cause. La fin justifie les moyens.

    Si vous l'aimiez, vous chercheriez plutt la rendre heureuse, non?

    C'est vrai que mademoiselle a une grande exprience de l'amour. Trois fiancs sans intrt et pour lesquels vous

    n'prouviez rien, n'est-ce pas? Et puis, Hazel est heureuse.Cette fois, ce fut elle qui ricana.

    Cela crve les yeux, cher monsieur! Evidemment, vous ne devez avoir aucune ide de ce que pourrait tre une femmeheureuse. J'imagine que la prcdente, Adle, vous paraissait trs heureuse, elle aussi. Au point qu'elle s'est suicide vingt-huit ans. Pour autant que c'tait un suicide.

    Le vieillard blmit.

    Si vous connaissez son nom, c'est que vous avez vu la photo dans le tiroir du secrtaire.

    En effet. Une beaut. Quel gchis!

    Quel gchis que son suicide, oui. Car vous ne pouvez douter que c'en ait t un.

    Je ne l'en considre pas moins comme un assassinat. Vous l'avez garde pendant dix ans dans les mmes conditions quevotre pupille. Comment ne se serait-elle pas suicide?

    Vous n'avez pas le droit de dire a! Comment aurais-je pu vouloir sa mort, moi qui l'aimais plus que tout? Selonl'expression consacre, je ne vivais que pour elle. Quand elle s'est suicide, j'ai souffert un point que vous seriez incapable de

    concevoir. Je n'ai plus exist que pour son souvenir.

    Vous ne vous tes pas demand pourquoi elle s'est donn la mort?

    Je sais, j'ai des torts. Vous n'avez aucune ide de ce qu'est l'amour: c'est une maladie qui rend mauvais. Ds que l'onaime vraiment quelqu'un, on ne peut s'empcher de lui nuire, mme et surtout si l'on veut le rendre heureux.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    On, on, on! Vous voulez dire vous! Je n'ai jamais entendu parler d'un homme qui ait rserv sa bien-aime un sortpareil.

    C'est normal. L'amour n'est pas une exprience trs courante chez les humains. Je suis sans doute le premier cas quevous rencontrez. Car j'ose vous croire assez intelligente pour comprendre que les comportements sentimentaux de vos cong-nres ne mritent pas le nom d'amour.

    Si l'amour consiste nuire, pourquoi n'tes-vous pas plus expditif? Pourquoi ne pas avoir tu Adle ds votre premirerencontre?

    Parce que ce n'est pas si simple. L'amoureux est un tre complexe qui cherche aussi rendre heureux.

    Dites-moi en quoi vous cherchez rendre Hazel heureuse. Cela m'chappe.

    Je l'ai sauve de la misre noire qui tait la sienne. Elle vit ici dans le luxe et l'insouciance.Je suis sre qu'elle prfrerait cent fois tre pauvre et libre.

    Elle est ici couverte d'attentions, de tendresse, d'adoration et d'gards. Elle est aime: elle le sait et elle le sent.

    a lui fait une belle jambe.

    Parfaitement. Vous ne savez pas ce que c'est, vous, le bonheur d'tre aime.

    Je connais, moi, le bonheur d'tre libre.Le vieillard ricana.

    Et cela vous tient chaud, la nuit, dans votre lit?

    Puisque nous en arrivons ce sujet qui vous obsde, sachez que Hazel a la hantise de ces nuits o vous la rejoignezdans sa chambre.

    C'est ce qu'elle dit, oui. Pourtant, elle aime a. Il y a des signes qui ne trompent pas, vous savez.

    Taisez-vous, vous tes ignoble!

    Pourquoi? Parce que je donne du plaisir ma bien-aime?Comment une jeune fille aurait-elle envie d'un homme aussi rpugnant que vous?

    J'en ai les preuves. Mais je doute que vous soyez bien renseigne sur la question. Le sexe, a ne m'a pas l'air d'trevotre rayon. Pour vous, le corps, c'est une chose qu'on ausculte et qu'on soigne, et non un paysage que l'on fait exulter.

    Enfin, mme si vous lui donnez du plaisir, comment pouvez-vous croire que cela sufft la rendre heureuse?

    Ecoutez, elle a le luxe, la scurit financire, elle est follement aime dans tous les sens du terme. Elle n'est pas plaindre.

    Vous vous obstinez omettre un petit dtail, n'est-ce pas? L'inimaginable imposture dans laquelle vous l'entretenezdepuis cinq annes!

    C'est un dtail, en effet.

    Un dtail! Je suppose que vous avez recouru un stratagme identique avec Adle?

    Oui, puisque c'tait pour elle, au dpart, que j'avais construit cette maison.

    N'avez-vous jamais pens que c'est cette horrible machination qui l'a pousse au suicide? Comment osez-vous dire quec'est un dtail?

    Loncours s'assombrit.

    Il me semblait que, si elle parvenait m'aimer, elle ne se soucierait plus de a.

    Vous devriez savoir, maintenant, que vous vous trompiez. La premire fois, vous aviez au moins l'excuse de l'ignorer.A prsent, malgr l'chec de votre exprience avec Adle, vous recommencez avec Hazel Vous tes un criminel! Ne voyez-vous pas qu'elle va se suicider, elle aussi? Les mmes causes produisent les mmes effets!

    Non. Je n'avais pas russi rendre Adle amoureuse: je m'y prenais mal. J'ai tir les leons de mes erreurs: Hazelm'aime.

    Vous tes d'une prtention grotesque. Comment une jeune fille dlicate pourrait-elle s'prendre d'un vieillard lubrique?Le Capitaine sourit.

    C'est curieux, n'est-ce pas? Cela m'a tonn aussi. Peut-tre les dlicates jeunes filles ont-elles une prdilection secrtepour les vieux dgotants.

    Peut-tre aussi la jeune fille en question n'avait-elle pas le choix. Ou peut-tre le vieillard se trompe-t-il quand il la croitamoureuse.

    Vous aurez dsormais tout le temps de rflchir ces conjectures sentimentales puisque, comme vous l'avez compris,vous ne quitterez plus Mortes-Frontires.

    Vous allez me tuer, ensuite?

    Je ne pense pas. Cela ne me plairait pas, car je vous aime bien. Et puis, Hazel rayonne depuis que vous vous occupezd'elle. C'est un tre fragile, mme si elle n'est pas aussi malade que vous le prtendez. Votre disparition l'affecterait en pro-fondeur. Vous continuerez donc la soigner comme si de rien n'tait. Vous avez momentanment la vie sauve, mais n'oubliez

    pas que vos conversations sont coutes: au moindre mot ambigu, je vous envoie mes hommes.

    Trs bien. Dans ce cas, je monte aussitt chez Hazel: je n'ai dj que trop tard.

    Je vous en prie, faites votre convenance, dit Loncours avec ironie.

    La pupille l'attendait, le visage dcompos.Je sais, j'ai beaucoup de retard.

    Franoise, c'est affreux: je n'ai plus de fivre.

    Le Capitaine vient de me l'annoncer: c'est une bonne nouvelle.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Je ne veux pas gurir!

    Vous tes loin d'tre gurie. La temprature n'tait qu'un symptme de votre maladie qui, elle, n'est pas prs de dloger.

    C'est vrai?

    Oui, c'est vrai. Quittez donc cette expression dsempare.

    C'est que... je gurirai un jour. Notre sparation n'est que partie remise.

    Je vous jure que non. J'ai la certitude que votre mal est chronique.

    Comment se fait-il, alors, que je me sente tellement mieux?

    C'est parce que je vous soigne. Et je ne cesserai jamais de m'occuper de vous. Si j'arrtais, vos troubles reprendraient.

    Quel bonheur!

    Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi ravi d'tre en mauvaise sant.C'est un don du ciel. Quel paradoxe: je n'ai jamais t aussi pleine de vie et d'nergie que depuis le commencement de

    la maladie.

    C'est parce que vous tiez dj souffrante auparavant, sans le savoir. A prsent, mes traitements et mes massages vousont ragaillardie.

    Hazel rit.

    Ce ne sont pas vos massages, Franoise, mme si je ne doute pas de leur qualit. C'est vous. C'est votre prsence. Celame rappelle un conte indien que j'ai lu quand j'tais petite: un puissant rajah avait une fille qu'il chrissait. Hlas, un mal

    mystrieux s'empara de la fillette: elle dprissait sans que personne comprt pourquoi. On manda les mdecins du pays entier,avec cet avertissement: Si vous parvenez gurir la princesse, vous serez couvert d'or. Si vous chouez, vous aurez la tte

    tranche, pour avoir donn un faux espoir au rajah. Dfilrent dans la chambre de l'enfant les plus grands praticiens duroyaume, qui ne changrent rien son tat et furent dcapits. Il n'y eut bientt plus un seul mdecin vivant aux Indes. Vint

    alors un jeune garon pauvre qui dclara vouloir soigner la petite. Les gens du palais lui rirent au nez: Tu n'as mme pas unmdicament ou un instrument dans ta besace! Tu cours au-devant de ta perte! On introduisit le garon dans les luxueux

    appartements de la princesse. Il s'assit au chevet de son lit et commena lui narrer des contes, des lgendes, des histoires. Ilracontait merveilleusement et le visage de la petite malade s'claira. Quelques jours plus tard, elle tait gurie: on sut que le

    mal dont elle avait souffert tait l'ennui. Le jeune garon ne la quitta jamais.

    C'est joli, mais notre cas est diffrent: c'est vous qui me racontez les belles histoires.

    Cela revient au mme: comme je vous l'ai dj dit, c'est l'interlocuteur qui suscite la conversation.

    Je vous dsennuie, en somme.

    Non. On ne peut pas dire que je m'ennuie. J'ai accs l'immense bibliothque du Capitaine et j'ai la chance d'adorerlire. C'est de solitude que je souffrais avant votre arrive.

    Que lisez-vous?

    De tout. Des romans, de la posie, du thtre, des contes. Je relis aussi; il y a des livres qui sont encore meilleurs larelecture. J'ai lu soixante-quatre foisLa Chartreuse de Parme: chaque lecture tait plus excitante que la prcdente.

    Comment peut-on vouloir lire soixante-quatre fois un roman?Si vous tiez trs amoureuse, voudriez-vous ne passer qu'une nuit avec l'objet de votre passion?

    a ne se compare pas.

    Si. Le mme texte ou le mme dsir peuvent donner lieu tant de variations. Ce serait dommage de se limiter uneseule, surtout si la soixante-quatrime est la meilleure.

    En l'coutant, l'infirmire pensa que Loncours avait peut-tre raison quand il voquait le plaisir de la jeune fille.

    Je ne suis pas aussi lettre que vous, dit la masseuse d'une voix pleine de sous-entendus.

    Deux heures plus tard, le vieil homme lui commanda de le suivre.

    Bien entendu, ma pupille ignorera tout de votre prsence ici. Vous serez recluse en vos appartements, dans l'autre ailedu manoir.

    Et quoi y passerai-je mon temps, en dehors des deux heures quotidiennes au chevet de Hazel?

    C'est votre problme. Il fallait y rflchir avant de vous lancer dans la miroiterie.Il parat que vous possdez une grande bibliothque.

    Que dsirez-vous lire?

    La Chartreuse de Parme.

    Savez-vous que Stendhal a dit: Le roman est un miroir que l'on promne le long du chemin?

    C'est bien le seul genre de miroir auquel votre pupille a droit.

    Il n'en existe pas de meilleur.Ils parvinrent dans une chambre dont les murs, les fauteuils et le lit taient tendus de velours rouge sombre.

    On l'appelle la chambre cramoisie. Je n'aime pas tant cette couleur: si je l'ai cependant choisie, c'est par amour pour cemot que la vie ne permet pas d'employer souvent. J'ai ainsi l'occasion de le prononcer. Grce vous, je devrai sans doute enuser davantage.

    Dans ma chambre de Nud, il y a de la lumire. Il y a une vraie fentre avec vue sur la mer, non une lucarne

    impossible atteindre.Si vous voulez de l'clairage, allumez les lampes.

    C'est la lumire du soleil que je veux. Aucun clairage ne peut la remplacer.

    Ici, on prfre l'ombre. Je vous laisse vous installer.

    M'installer? Je n'ai pas de bagages, monsieur.

  • 7/29/2019 Nothomb, Amelie - Mercure [FR] (v.1)

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    Je vous ai prpar quelques vtements de rechange.

    J'aurai droit moi aussi au trousseau d'Adle?

    Vous tes grande et mince, il devrait convenir. Vous avez une salle d'eau ct. Un domestique vous apportera votredner. EtLa Chartreuse de Parme,bien entendu.

    Il ferma la porte clef et s'en alla. L'infirmire entendit crier les marches de l'escalier. Bientt, il n'y eut plus que le bruit

    assourdi des vagues.

    Une heure plus tard, un valet escort d'un sbire lui porta un plateau: bisque de homard, canard l'orange, baba au rhum etLa Chartreuse de Parme.

    Quel luxe! On cherche m'en jeter plein la vue, pensa-t-elle. Mais elle n'avait pas l'habitude de manger seule et, pourcette raison, la mdiocre nourriture qu'elle partageait au rfectoire de l'hpital avec ses collgues lui parut plus apptissante.

    Aprs le repas, elle s'allongea sur le lit et commena le roman de Stendhal. Elle en lut plusieurs pages avant de le reposer:Qu'est-ce que Hazel peut aimer dans ces histoires de batailles napoloniennes et de gentilshommes italiens? Cela m'ennuie.

    C'est peut-tre parce que je n'ai pas le moral.Elle teignit la lumire et se mit penser un autre livre dont Hazel lui avait parl et qu'elle avait lu: Le Comte de Monte-

    Cristo. Chre amie, vous tiez prophtique en voquant ce roman: me voici dsormais, comme vous, prisonnire au chteaud'If.

    Elle s'attendait souffrir d'insomnie. Au contraire, elle sombra dans un sommeil comateux. Le lendemain, elle fut rveillepar Loncours qui lui tapotait la main. Elle poussa un cri et fut rassure de voir derrire lui le domestique qui troquait le plateau

    du dner contre celui du petit djeuner.

    Vous avez dormi tout habille, sans mme entrer dans le lit.

    En effet. Je ne m'attendais pas tre engloutie par un sommeil aussi foudroyant. Y avait-il une drogue dans ma

    nourriture?Non, vous avez mang comme nous.