Notion de Souillure Chez Douglas

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Mary Douglas(1921-2007)De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (1966)

1Mary Douglas tait une des figures les plus notoires de lanthropologie sociale britannique. Son parcours intellectuel ressemble un sans-faute: dans les annes 1950, son travail dethnographe sur les Lele du Congo lui vaut lestime de la profession et un poste Oxford. Dans les annes 1960, son livre sur les interdits du Lvitique, De la souillure, la fait entrer dans le cercle des auteurs dont on ne cite pas seulement les matriaux mais les ides: avant elle, nul navait fait connatre un texte biblique les rigueurs de lanalyse structurale. Son livre est devenu trs vite un classique, mais elle a su sinvestir aussi dans des domaines diffrents de lanthropologie, et notamment dans ceux de lconomie et des institutions.2Quil sagisse des socits occidentales ou de celles dites primitives, louvrageDe la souilluremontre que les rapports la salet et au dsordre sont fondamentalement symboliques. Les notions de pollution et de puret permettent de faire face au dsordre et au malheur. Au dbut des annes 1950, une jeune anthropologue britannique, Mary Douglas, entame un travail de terrain dans lex-Congo belge et tudie les Leles du Kasai. Demble, elle est frappe par les lourdes rgles dittiques qui rgissent leur alimentation et ne peut manquer de faire le rapprochement avec le Lvitique qui, dans lAncien Testament, interdit la consommation de certaines espces dites abominables. Quel est le sens de ces interdictions?3M.Douglas refuse dy voir une justification immdiate de type utilitariste lie des rgles dhygine plus ou moins pertinentes aujourdhui. Notre exprience quotidienne de la salet ressemble plus que nous le croyons la souillure dans les socits dites primitives. Linterprtation qui consiste expliquer linterdiction de manger du porc dans le Lvitique par des considrations mdicales (aliment nfaste pour la sant, conditions de conservation prcaires, etc.) ne convainc pas lanthropologue. Les interdits alimentaires ne sont pas une mdecine qui navouerait pas son nom. Car comment expliquer que les Isralites puissent manger du buf, du mouton et du cerf mais surtout pas du livre ou du chameau? Pourquoi chez les Leles, certains animaux sont-ils bons pour les hommes mais nfastes pour les femmes? Ces interdits alimentaires qui divisent les animaux en purs et impurs rvlent les catgories de pense propre une culture. Ils sont la mtaphore de la structure dune socit, le terme de structure tant compris ici dans son acception fonctionnaliste comme un systme social empirique qui pourrait expliquer les croyances, les rites et les mythes dune communaut et en contrler les contradictions par des systmes de pollution, dinterdits et daccusation. La salet est-elle sacre?4Chaque socit est traverse de valeurs conflictuelles quil sagit dintgrer et daccepter. Que le systme soit plus ou moins structur, il apparat des vnements contradictoires, voire incomprhensibles, la mort tant lultime dentre eux. Par son lien intrinsque avec lordre et le dsordre, les notions de pollution sont mme de rvler les valeurs les plus profondes dune socit: La rflexion sur la salet implique la rflexion sur le rapport de lordre au dsordre, de ltre au non-tre, de la forme au manque de forme, de la vie la mort. Partout o les notions de salet sont hautement structures, on dcouvre, en les analysant, quelles mettent en jeu ces thmes profonds. Cest pourquoi la connaissance des rgles relatives la puret est une bonne faon dentrer dans ltude compare des religions. Mais pour en arriver cette conclusion, lanalyse du concept de pollution dans les socits traditionnelles doit saccompagner dun regard introspectif sur notre propre culture occidentale. Il sagit de comprendre les notions de pollution dans le cadre de la structure densemble dune socit donne.5M.Douglas part dun constat fort simple: que fait-on lorsque nous nettoyons la salet? Nous ne rangeons pas seulement pour des questions dhygine; nous mettons de lordre dans notre milieu. Sa rflexion repose en fait sur un triptyque conceptuel: lordre, la forme et la structure sopposent au dsordre, au manque de forme et aux marges. Cest partir de l que les confusions dordre linguistique et smiotique sinstallent. la suite de James G.Frazer, les anthropologues sont persuads que la pense primitive confond la salet (qui est une notion sculire) et la souillure qui renvoie au sacr. Les notions de salet sont-elles hyginiques alors que les leurs sont symboliques?, sinterroge M.Douglas. Elle carte demble cette analyse mdicale des faits et replace nos cultures occidentales dans une perspective symbolique et politique. Notre connaissance des organismes pathognes obscurcit notre comprhension de la pollution. Si la peur des microbes et de leur prolifration peut expliquer nos actes mnagers, elle ne peut donner du sens nos rpulsions ou notre plus ou moins grande tolrance face au dsordre. Dautre part, associer la salet un raisonnement rationnel et sculier et la pollution une pense religieuse savre pour M.Douglas une impasse mthodologique. Pour chapper une division simpliste entre sacr et profane, elle dfinit la salet par rapport un systme ordonn. Ainsi, la salet ou le dsordre, cest quelque chose qui nest pas sa place. Du symbolisme au politique6Limpuret, quelle soit salet ou pollution rituelle, appartient donc au domaine de la marge. M.Douglas analyse le concept de pollution la lumire de la sorcellerie et en cela poursuit une rflexion qui occupe le champ de lanthropologie religieuse, de J.-G.Frazer Alfred R.Radcliffe-Brown. Pour cela, elle sappuie sur les travaux dEdward E.Evans-Pritchard dansSorcellerie, oracles et magie chez les Azand.7M.Douglas analyse la sorcellerie, ou magie malfique, comme le lieu de limmondice, de la souillure et de la transgression. Cette zone obscure est redoute parce que contagieuse, elle en acquiert de ce fait un certain pouvoir qui, de la destruction de lordre peut devenir puissance cratrice. Cest E. Evans-Pritchard qui la met sur la voie dune analyse politique: Il dcouvrit que lon pouvait faire une analyse politique dune socit dpourvue dorganes centraux de gouvernement et au sein de laquelle le poids de lautorit et la tension inhrente au fonctionnement du systme politique taient disperss dans la structure politique globale.8M.Douglas commence par se poser des questions essentielles: comment faire pour vivre ensemble? Comment une socit fait-elle face limprvu et lanomalie? Avec ou sans pouvoir coercitif, comment faire pour que les valeurs dune socit ne se dissolvent pas face aux contradictions internes? De toute vidence, la pollution associe au dsordre et la marge reprsente un danger pour lordre social.9Ainsi laccusation et les actes de sorcellerie volontaires et involontaires peuvent maner du pouvoir en place et rguler des jalousies latentes.10Dans ce cadre, la pollution est une mtaphore inverse de lorganisation sociale et politique. Elle rvle les forces destructrices internes chacune des socits tout autant quelles les protgent contre elles. Prenons quelques exemples. Chez les Isralites du Lvitique dont lexistence a sans cesse t remise en cause par dautres peuples, le rejet exacerb des scrtions du corps parle dune frontire corporelle - mais aussi spatiale et politique - quil sagit de protger et de garder dans toute son intgrit. La peau est une mtaphore des limites du monde cr par Dieu et la perte des fluides corporels (sang et sperme principalement) est une menace pour lintgrit du peuple.11M.Douglas va plus loin dans son analyse des interdits alimentaires du Lvitique. Les animaux y sont classs en purs et impurs selon des critres anatomiques. Par exemple, seuls parmi les ruminants ceux qui ont le sabot fendu sont propres la consommation et au sacrifice. Pour lanthropologue, cette classification en apparence arbitraire est une rflexion quotidienne sur la saintet. Des menaces constantes de pollution sexuelle12Chez les Leles du Congo, la pollution suscite la dsapprobation morale lorsque celle-ci fait dfaut. Comme la sexualit nest pas rglemente par une srie dinterdits moraux et rituels, la pollution devient le signe dun comportement moral rprouv. Ainsi des menaces constantes de pollution sexuelle planent sur les femmes vues comme des tratresses capables de fourberies et de manigances.13Elle dnote ainsi la difficult quont les hommes grer une situation o les femmes sont tout autant une monnaie que des personnes socialement puissantes.14La pollution exprime ce que la socit et le pouvoir en place ne contrlent pas, vitant, par des procds daccusation, une dliquescence de la communaut. Elle rvle aussi les situations contradictoires quelle permet de grer par le rite de purification. Par exemple, chez les Bembas, aucun individu ne pense que ladultre engendre des consquences mortelles. Mais lassociation pollution (qui rvle ladultre) et rite de purification (qui lave la faute) permet de dpasser la contradiction entre la crainte de la sexualit et le plaisir quelle procure.15Dpassant la relation entre prescriptions morales et lexistence dune police et dune mdecine dans les socits traditionnelles, M.Douglas rvle donc la fonction symbolique de linterdit et de la pollution. Les deux systmes peuvent ne pas se recouvrir et la pollution peut pallier le manque dinterdits. Dans des systmes comme le Lvitique, les deux correspondent mais dans ce cas, la pollution vient renforcer et mtaphoriser une rflexion plus gnrale sur lessence de la religion isralite.16Si le symbolique est partout dans les interprtations de la souillure travers le monde, quest-ce qui diffrencie les socits dites primitives des ntres? Pour J.-G.Frazer et Lucien Lvy-Bruhl, les diffrences touchaient aux mcanismes de la pense: les primitifs nauraient pas les moyens intellectuels de distinguer les causes physiques dun malheur ou dune maladie de leur symbolisme social. Pour M.Douglas, il nen est rien et nous-mmes inventons des interdits fort peu rationnels pour nous protger du danger. Ce qui nous distinguerait de ces cultures serait le degr de complexit de nos institutions induit par le progrs conomique ainsi que notre fort niveau de diffrenciation, qui entrane une qualit rflexive propre donner naissance des sciences comme lanthropologie et la sociologie. Le primitif nest pas un naf17Dans tous les cas, le primitif nest pas un pantin naf effectuant des rites incomprhensibles. Ses valeurs ne sarrtent pas un matrialisme pragmatique. Les interdits sur la pollution et la souillure rvlent et renforcent la cohrence de sa socit, dnonant l o le pouvoir nagit pas clairement. Mais il y a plus. Car une socit ne peut vivre dans la perptuation dun ordre sans saveugler sur les tensions qui pourraient faire clater sa structure interne. Ainsi, comment continuer faire croire quun rite de pluie est efficace quand celle-ci narrive pas?18Ou mieux, comment expliquer la mort foudroyante et imprvisible dun membre de la communaut? Pourquoi moi? Pourquoi lui? Pourquoi maintenant?, rappelle simplement M.Douglas.19Face linexplicable, la pollution, la salet et la souillure ont leur rle crateur. Celui de raffirmer la puissance de la structure. Par des rites de renouvellement qui utilisent scrtions et rejets, lhomme accepte volontairement le danger pour mieux viter lclatement de sa socit. En acceptant volontairement et consciemment la souillure dans le cadre prcis dun rituel, la socit simmunise contre sa puissance destructrice.20Finalement, si la diffrence entre les socits traditionnelles et les ntres ne se mesure quen termes dune plus grande complexification, il reste clair que nous-mmes avons besoin de rintroduire du symbolique pour expliquer les dangers qui nous assaillent. Si le XIXesicle et le dbut du XXeont vu spanouir une confiance aveugle dans le dveloppement de la technologie, il arriva un moment o celle-ci commena faire peur. partir de cette analyse de la pollution comme une catgorie du danger, M.Douglas dveloppera, aux tats-Unis, une rflexion sur les risques environnementaux. L encore, ceux-ci ne peuvent se comprendre par le simple enchanement de causes effets rationnels et scientifiques. Il sagit toujours de rintroduire du symbolique pour donner du sens et trouver une solution lintrieur dun consensus social. Une analyse efficace21De la souillureest devenu un ouvrage de rfrence de lanthropologie grce au rexamen que fait son auteure des rites, quils soient ou non religieux, la lumire des catgories de souillure et de pollution. Si lanthropologue refait le procs en rgle de J.-G.Frazer, l nest bien sr pas le mrite principal de louvrage puisque la critique de J.-G.Frazer est dj depuis longtemps, pour reprendre la formule de Luc de Heusch, un rite intellectuel typiquement britannique.22Ce qui explique bien davantage le succs que connut la parution du livreDe la souillureen 1967, cest lefficacit et lconomie de moyens de son analyse. Si on peut bien sr inscrire M.Douglas dans lcole fonctionnaliste au sens o la structure joue dans son essai un rle prpondrant, son analyse symbolique en termes de catgories dopposition (pur/impur; ordre/dsordre) la rapproche aussi du structuralisme. En dpit du succs de cet ouvrage, M.Douglas na pas hsit, il y a quelques annes, critiquer son propre travail dans son livreLAnthropologue et la Bible(1999): selon elle, en effet,De la souillurerend compte par exemple de la fonction des interdictions du Lvitique, mais ne justifie pas pourquoi tel aliment est interdit plutt que tel autre. De la souillure aura en tout cas contribu rexplorer lanalyse des rites et des interdits au sein de lanthropologie religieuse grce une nouvelle cl dentre: le concept de pollutionComment pensent les institutions (1986)23Compos en 1986 partir dune srie de confrences aux tats-Unis,How Institutions thinka t traduit une premire fois en 1989, puis perdu dans la faillite de son diteur et entirement rvis pour cette nouvelle sortie en 1999. M.Douglas revient sur cet objet premier de la curiosit sociologique quest le lien social. Quels sont sa nature, ses effets, son contenu? Les questions sont anciennes, et ses sources dinspiration non moins classiques: mile Durkheim, Max Weber, Ludwik Fleck et le fonctionnalisme. Mais, l rside la surprise, M.Douglas ne rveille pas les vieux matres pour leur faire rciter la leon, mais pour les confronter ce que, depuis, on a fait de mieux contre leurs ides: la thorie de lacteur rationnel et lindividualisme mthodologique. videmment, lissue du combat est prvue: victoire au point de Durkheim et dune certaine forme de holisme modernis. Mais le droul du match est passionnant.24Au dpart, donc, la thorie sociologique est convoite par deux camps. Dun ct, lexplication par lindividu, de prfrence rationnel, qui choue comprendre bien des aspects dsintresss ou compulsifs de la vie sociale. De lautre, la raison holiste, qui attribue aux collectifs humains des proprits de pense et dintention quasi anthropomorphiques: les socits auraient un cerveau qui gouverne celui de ses membres. Cette dernire thse est souvent celle que, pour simplifier, on attribue Durkheim.25Avant toute chose, M.Douglas fait le mnage du ct individualiste: on ne peut pas, comme le fait Mancur Olson, scinder les socits humaines en deux cercles, ou deux genres, dont lun serait affectif (et holiste) et lautre rationnel (et individualiste). Tous les acteurs humains ont, explique M.Douglas, la fois un rapport calcul au bien commun et une certaine ide apparemment arbitraire de ce qui est vrai.26Tous les groupes humains qui intressent la sociologie sont donc des collectifs lgitimes, cest--dire ce quelle nomme des institutions.27Deuxime claircissement: lanalyse fonctionnelle nest pas une pure tautologie. Elle nest pas inapplicable, comme laffirme le philosophe Jon Elster, et ne se rsume pas largument indigent selon lequel les socits produisent de la cohrence: elle peut rendre compte du fait que des causalits caches font tomber les individus dans des piges et les engagent dans des voies quils nont pas prvues. Cest le cas des effets de composition de Robert Merton. M.Douglas convient que Durkheim a ici pris un raccourci: en donnant au social un effecteur trop simple (la participation mystique induite par les rituels), il a oubli que, souvent, les individus sont contraints par ce quils croient vrai et non par ce dont ils jouissent.28M.Douglas passe ensuite par le Durkheim des classifications primitives pour dvelopper largument principal de son essai: les socits ne sont pas des collectifs lis de prfrence par des affects mais par des cadres de pense communs. Il convient donc de chercher une bonne description des effets cognitifs des institutions, cest--dire une thorie des savoirs lgitimes. Linstitution, cest de la mmoire29Comment tablit-on quune connaissance est une construction sociale? La dmonstration de M.Douglas comprend plusieurs volets, qui exposent chacun une proprit sociale des savoirs sociaux: leur slectivit, leur fonctionnalit et leur lgitimit. Pourquoi les Nuer du Soudan oublient-ils leurs anctres au bout de la cinquime gnration? Chez eux, toutes les dettes de btail sont comprises dans cet intervalle gnalogique: pour bien se marier, il est utile de se rappeler les liens que lon y entretient, et sans doute pas plus. Les anctres, leur connaissance et leur oubli, apparaissent alors comme les causes apparentes dun systme dont les consquences sont humaines et sociales. Or, les bouviers soudanais ne sont pas les seuls oublier leurs anctres. Dans une institution moderne, la science, o la dcouverte est un bien si prcieux, il est tonnant de constater que certaines ides ou thories ont dj t formules: le thorme de Condorcet, par exemple, retrouv dans les annes 1950 par lconomiste Kenneth Arrow. Pour tre prises pour vraies, les ides doivent avoir quelque intrt pour la socit qui les reoit: la veille de la Rvolution franaise, le temps ntait pas mr pour une vision froide et mathmatique du suffrage dmocratique. Bref, en soulignant ainsi les liens fonctionnels qui peuvent exister entre le monde des ides et celui des intrts sociaux, M.Douglas montre quil y a un sens vouloir placer la force des institutions humaines dans les savoirs qui encadrent les jugements de chacun. Linstitution, cest de la mmoire, une information qui permet chacun dexercer sa rationalit dindividu.30Deuxime point important: ces savoirs collectifs sont robustes parce quils ne sont pas transparents. Quest-ce dire? On peut se demander, rappelle M.Douglas, pourquoi les Nuer traduisent leurs dettes en termes danctres et non en contrats individuels. Pourquoi les peuples ne se contentent-ils pas dinstaurer des conventions explicites gouvernant laccs au bien commun? Toutes les socits possdent la fois des conventions et ce quon peut appeler des croyances opaques. Mais le dfaut des conventions est dtre fragiles: elles sont rompues par le simple fait que certains ne les suivent pas (si trop de gens brlent les feux rouges, alors plus personne ne les respectera).31On fait donc reposer le respect des conventions soit sur la coercition (le policier), soit sur quelque chose de plus fondamental, de lordre de la conception du monde. Pour ce faire, on les relie par des analogies aux savoirs concernant le monde extrieur. Il y a bien sr les anctres, Dieu ou les anges, mais aussi, dans un monde qui nous est proche, des savoirs plus ou moins assurs qui mnent des carrires dautant plus longues quils ont un usage institutionnel: lhrdit des facults mentales, les dgts de la vie urbaine, etc. Ce ne sont pas tant des thories que des cadres de pense lmentaires, lis la faon dont nous classons les objets, les personnes, les actes. Ces catgories interviennent, crit M.Douglas, comme supports de stratgies individuelles dans la cration dun bien collectif.32Toutefois, ces considrations ont un talon dAchille bien connu: si les savoirs sont aussi bien visss aux socits qui les portent, comment expliquer quils puissent changer? Question que les ethnologues, souvent persuads davoir affaire des traditions, ne prennent pas la peine de soulever. Mais M.Douglas, elle, ny renonce pas: elle ne fait quesquisser une solution, mais elle est moderne. Lide est la suivante: les ides changent parce que les institutions ne sont pas Big Brother, et que les socits se composent de collectifs qui tendent la diversification et la concurrence. un certain moment, la pense institue devient incapable de rendre compte de la complexit nouvelle: elle se brise, et fait place une autre. Le processus ressemble fort celui que Thomas S.Kuhn a dcrit pour les paradigmes scientifiques. Une synthse entre individualisme et holisme33De ce livre, M.Douglas regrette, dans sa prface, de ne pas lavoir crit avant tous les autres: cest la thorie quelle aurait rv davoir dj sous le coude avant daller voir les Lele du Congo. Mais il est clair quen 1950 personne ntait en mesure de faire une synthse aussi fine de la thorie du choix rationnel et de la sociologie holiste. Pour le lecteur franais, cest un texte doublement intressant. Dabord, parce que sy manifeste une bonne connaissance de ltat de lart: la distance dont lauteur fait constamment preuve (Durkheim lui-mme, dont les thses sont raffirmes, serait aussi un produit de son temps) rejoint les manires de faire des plus rcentes approches en histoire des sciences, surtout en Grande-Bretagne.34Leur base commune est un empirisme puis dans la tradition universitaire anglaise, dont la rencontre avec la sociologie continentale produit une forme incisive de pense, la fois ambitieuse, sceptique et de bon sens. Ensuite, parce que son essai opre la rencontre de ce quen France, on vit sur le mode de lignorance mutuelle: comme on peut le vrifier tous les jours, individualisme (mthodologique) et holisme svitent soigneusement, convaincus quils nont rien partager, rien confronter. Mme sil est clair que, pour M.Douglas, Durkheim lemporte sur Vilfredo Pareto, sa rflexion lui permet daffirmer que les savoirs sont la fois institus collectivement et utiliss de manire rationnelle par les individus.35Tout juste peut-on sinquiter du risque de vertige qui guette parfois le lecteur: entran dans un lan de rflexivit, lauteur finit par suggrer que ses propres thses pourraient bien elles aussi procder dun effet institutionnel. Pour analyser cet effet, le lecteur a le choix entre lhumour oxfordien ou bien labme de la rgression infinie des causes... Plutt que de sengager dans cette spirale, on aura peut-tre avantage se demander si la vieille distinction entre le lgitime en valeur et le vrai en raison ne devrait pas ici donner lieu quelque nouvel examen, plus approfondi, dont on trouvera les outils chez, par exemple, un philosophe comme Jon Elster (Le Laboureur et ses enfants, 1987). Mais cela nirait pas sans gratigner le brin dironie qui nous plat tant chez Mary Douglas.