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« Nous sommes des vaincus » Pour le volume du centenaire préparé par Camille Riquier Cahiers d’histoire de la philosophie Paris, Le Cerf Bruno Latour, Sciences Po, Paris « Qu'est-ce donc à dire sinon qu'une grande philosophie n'est point celle qui règle les questions une fois pour toutes, mais celle qui les pose; qu'une grande philosophie n'est point celle qui prononce, mais celle qui requiert. » Pléiade t.III p. 1269 Non c’est vrai, Péguy n’a jamais été au programme de l’agrégation de philosophie. Vous dites que ce n’est pas un philosophe ? C’est pourtant bien le seul métier qu’il ait revendiqué. Vous trouvez qu’il écrit de façon bizarre et même, disons, peu philosophique ? Mais le style de Nietzche ne l’a pas empêché de devenir un grand philosophe et même d’être inscrit plusieurs fois au programme de l’agrégation. Et ne venez pas me parler de la politique quelque peu erratique de Péguy : vous trouvez que le bon Frédéric, avec ses « superbes bêtes blondes » et son Surhomme était plus recommandable ? Tant qu’à faire, j’aime mieux la petite Jeanne d’Arc et les appels à coup de clairon pour libérer l’Alsace Lorraine. Péguy n’argumenterait pas de façon assez serrée ? Alors là je ne vous suis pas du tout : pendant que Nietzsche enfile les aphorismes les plus cryptiques, notre philosophe, quand il tient un argument, il ne le lâche pas avant d’avoir mis son adversaire a quia — et s’il faut deux cent pages, eh bien, on composera au plomb deux cents pages des Cahiers de la Quinzaine — et s’il en faut trois cents... Ah, je vois ce qui vous gène : vous trouvez qu’il parle trop de lui, qu’il tempête, qu’il ferraille, qu’il se jette dans trop de batailles perdues ? Il faut croire qu’il y a longtemps que vous n’avez pas ouvert votre Gai Savoir : son auteur a-t-il jamais parlé d’autre chose que de ses humeurs ? Si Charles a son Jaurès, Frédéric a son Wagner, trainé tout aussi vivement dans la boue ? Les donquichoteries, ils les ont pratiquées tous les deux. Peut-être trouvez-vous qu’il n’y a pas chez Péguy une seule grande œuvre, un travail vraiment magistral, décisif,

Nous Sommes Des Vaincus

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Bruno Latour

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  • Nous sommes des vaincus Pour le volume du centenaire prpar par Camille Riquier

    Cahiers dhistoire de la philosophie Paris, Le Cerf

    Bruno Latour, Sciences Po, Paris

    Qu'est-ce donc dire sinon qu'une grande philosophie n'est point celle qui rgle les questions une fois

    pour toutes, mais celle qui les pose; qu'une grande philosophie n'est point celle qui prononce, mais celle qui

    requiert. Pliade t.III p. 1269

    Non cest vrai, Pguy na jamais t au programme de

    lagrgation de philosophie. Vous dites que ce nest pas un philosophe ? Cest pourtant bien le seul mtier quil ait revendiqu. Vous trouvez quil crit de faon bizarre et mme, disons, peu philosophique ? Mais le style de Nietzche ne la pas empch de devenir un grand philosophe et mme dtre inscrit plusieurs fois au programme de lagrgation. Et ne venez pas me parler de la politique quelque peu erratique de Pguy : vous trouvez que le bon Frdric, avec ses superbes btes blondes et son Surhomme tait plus recommandable ? Tant qu faire, jaime mieux la petite Jeanne dArc et les appels coup de clairon pour librer lAlsace Lorraine. Pguy nargumenterait pas de faon assez serre ? Alors l je ne vous suis pas du tout : pendant que Nietzsche enfile les aphorismes les plus cryptiques, notre philosophe, quand il tient un argument, il ne le lche pas avant davoir mis son adversaire a quia et sil faut deux cent pages, eh bien, on composera au plomb deux cents pages des Cahiers de la Quinzaine et sil en faut trois cents...

    Ah, je vois ce qui vous gne : vous trouvez quil parle trop de lui, quil tempte, quil ferraille, quil se jette dans trop de batailles perdues ? Il faut croire quil y a longtemps que vous navez pas ouvert votre Gai Savoir : son auteur a-t-il jamais parl dautre chose que de ses humeurs ? Si Charles a son Jaurs, Frdric a son Wagner, train tout aussi vivement dans la boue ? Les donquichoteries, ils les ont pratiques tous les deux. Peut-tre trouvez-vous quil ny a pas chez Pguy une seule grande uvre, un travail vraiment magistral, dcisif,

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    quil ny a pas de Zarathoustra capable de tracer dans la pense un avant et un aprs : alors, cest que vous navez pas lu Clio ou que le style du Porche de la deuxime vertu vous a empch dy voir le plus important trait de thologie depuis au fait depuis quand ? disons, depuis les Penses de Pascal (un autre philosophe, celui-l, qui ne ressemble gure un philosophe) et si je dis Pascal, cest pour ne pas choisir de nommer un pre de lglise.

    Non, dcidment, si Pguy nest pas considr comme un philosophe, cest que ses dcouvertes propres nont pas t digres, mtabolises, traduites en style philosophique. Mais, dites-moi, au fait, quel agrgatif, ouvrant par hasard et sans prparation aucune un volume de Zarathoustra, y verrait plus quune parodie obscure de religion nordique, quelque chose comme une ple imitation dOssian ? Mais voil : quand il louvre, il a lu son, ou mieux, ses Deleuze. Et donc il opre, sans mme sen apercevoir, la transmutation ncessaire entre le style extravagant de Nietzche et la pointe acre des arguments du professeur de philosophie, Gille Deleuze. Ltudiant lit les incantations dun pome et il en extrait sans trop de peine la philosophie que la facult a su parfaitement mtaboliser. Avec elle, il va pouvoir potasser lagrg.

    Pguy na pas eu ses Deleuze (sauf sur un point, il est vrai dcisif1).

    Chacun ouvre Pguy seul. Hlas non, chacun hsite louvrir parce quil faudrait lutter

    contre trop de mises en garde. Il a contre lui davoir t beaucoup trop lu politiquement, religieusement, potiquement mais jamais philosophiquement. Rien que pour commencer le lire, quelle pente il faut remonter. Nous avons tous rencontr de grands esprits qui hsitaient lire Clio parce quils taient prvenus contre leur auteur ; alors ne parlons mme pas daider ceux qui acceptent douvrir le livre ; rien que pour viter quils le referment, il faut dj mettre le paquet. Cest comme si Nietzsche tait encore la proie de sa sur abusive et de ses avatars hitlriens. Pour Pguy, le travail mticuleux de dminage, dlucidation, dinterprtation, dadsorption, de glose et de commentaire, na pas eu lieu. (Je passais lautre jour, rue de la Sorbonne, devant la Boutique des Cahiers avec deux jeunes

    1 Sur lusage par Pguy de la rptition, dans Gilles Deleuze. Diffrence

    et rptition. 1968, Paris: PUF.

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    normaliens pleins de savoirs et de talents : ils ne savaient pas que cette petite choppe verte reprsentait pour lhistoire de la pense beaucoup plus que le lac de Sils Maria pourtant si beau).

    Et voil que nous touchons dj le problme principal : ce

    travail mticuleux, Pguy nen a pas bnfici, cest vrai ; mais il est vrai aussi que cest de ce mtier dexgte, de glosateur et de commentateur dont il a dit le plus de mal. Alors quil na jamais eu dautre mtier puisquil na jamais rien fait dautre quapprendre ses lecteurs comment bien lire les uvres.2

    Il a toujours crit quil fallait lire au ras du texte , sans rien savoir, sans lire aucun commentaire, sans le bnfice daucune rudition, dans lexemplaire le moins savant, en choisissant celui qui ne disposerait daucune note de bas de page. Et qualors l seulement, pour le lecteur, le saisissement serait le plus total. Homre, Corneille, Hugo, Pascal, Bergson, tous doivent tre enfin saisis dans leur gnie propre et ce gnie est justement ce quon doit sabstenir dexpliquer en suivant le fil des causes antcdentes. Le choix du bon fil, tout Pguy est l. On se rappelle la description savoureuse du cours de Lanson sur le thtre franais :

    Enfin ctait parfait. Lhistoire du thtre franais tait connue, perce, taraude. Ctait une histoire qui se droulait comme un fil. Lvnement avait les deux bras attachs le long du corps et les jambes en long et les deux poignets bien lis et les deux chevilles bien ligotes. Il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille (). Pourquoi fallait-il qu ce seul nom de Corneille tout svanouit de ce qui avait prcd. () On essaya bien de quereller encore le Cid, en appelant au secours Guillaume de Castro. Mais tout le monde avait compris que celui qui comprend le mieux le Cid, cest celui qui prend le Cid au ras du texte ; dans labrasement du texte ; dans le drasement du sol ; et surtout celui qui ne sait pas l'histoire du thtre franais (LArgent suite)

    Ainsi, contre les commentaires et la lecture habitue , on aurait le choc de la lecture dshabitue . La philosophie de Pguy dpend toute entire de cette possibilit pour luvre dtre saisie nue, plein, dans toute sa puissance de renouvellement.

    Ah, il a t bien puni ! Le destin de son uvre est la preuve la plus parfaite quil sest tromp du tout au tout. Pour utiliser sa formule prfre depuis que le monde est monde on na jamais vu un chec aussi patent. Comme il a eu raison dcrire Nous sommes

    2 Voir Gil, Marie. Pguy au pied de la lettre : La question du littralisme dans

    l'oeuvre de Pguy Paris: Le Cerf, 2011 et son chapitre dans ce volume.

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    des vaincus ! En vomissant la glose, cest lui-mme quil risquait de rejeter dans lobscurit.

    Nietzsche aussi vomissait les glosateurs, et les universitaires, et les rdacteurs de notes, lui qui tait pourtant philologue, mais il a bnfici, pour devenir philosophe, dun sicle de glosateurs, duniversitaires, et de rdacteurs de notes sans oublier les philologues, les traducteurs, et les re-traducteurs. Mais voil, Pguy les a rejets et il semble bien que les susdits commentateurs ne soient jamais revenus sur leurs pas. Ils nont pas gard rancune Nietzsche, mais ils continuent briller par leur absence quand il sagit de transformer le gnie de Pguy en quelque chose qui ressemblerait de la philosophie. Oui, les commentateurs manquent luvre de Pguy, alors que luvre, nous lavons appris de lui, dpend de ses lecteurs totalement.

    Cest une destine merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes uvres, tant duvres de grands hommes et de si grands hommes puissent recevoir encore un accomplissement, un achvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilit pour nous. Clio3

    Cette contradiction, Pguy la installe au cur de son uvre : dun ct, on doit se passer de tout travail de mdiation pour saisir directement le sens enfin libr de toute glose ; de lautre ct, toutes ses interventions (il ny a pas vraiment de livre de Pguy, seulement des campagnes menes comme des campagnes militaires) ne sont quun immense apprentissage la bonne lecture. Jamais on na produit autant de pages de gloses pour expliquer ce que les gloses jamais ne pourront obtenir. Jamais on naura simultanment mpris les glosateurs et insist, en mme temps, sur ce que chaque lecteur doit faire ou ne doit pas faire subir aux textes quil lit. Pguy a voulu quon choisisse entre lintuition et linstitution ; entre la lecture intuitive et la lecture institue. Au risque de perdre les deux !

    Comment expliquer une telle contradiction, un tel chec, une telle dfaite ? Comment peut-on soutenir la fois que tout, absolument tout, la vie organique elle-mme, la vie matrielle, la vie intellectuelle, la vie politique, la vie religieuse, dpend de sa reprise continuelle ; et, simultanment, dans le mme mouvement, rejeter les maigres secours de ceux qui sont les seuls arms pour effectuer durablement (provisoirement) une telle reprise ? La croix de Pguy

    3 Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T III (dition prsente, tablie

    et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Plade, 1992, pp.xx.

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    la croix philosophique avant la croix religieuse est davoir tout fait pour que cette contradiction soit sans cesse avive et jamais rsolue. Entre lintuition et linstitution, il faut que la lutte soit totale et indpassable. Ici, pas de dialectique possible.

    Alors quil sait bien quil doit y avoir un lien ( dfaut dune rconciliation), au moins une articulation, entre les deux, il na fait quaviver lopposition. Entre Jeanne et Cauchon, entre Antigone et Cron, entre lAffaire Dreyfus pendant lAffaire Dreyfus et lAffaire Dreyfus aprs lAffaire Dreyfus, entre Polyeucte et la lecture de Polyeucte par Monsieur Lanson, entre le socialisme de la Cit Harmonieuse et le socialisme des radsoc, entre le Bergsonisme et le Parti Intellectuel, il ne doit y avoir aucune espce de continuit possible. Que la foudre vienne frapper au milieu de chacun de ces couples, pour y graver la plus totale, la plus radicale rupture. Et si quelquun, fut-ce un ami, fut-ce un disciple, vient introduire le moindre doute, ou propose le plus petit raccommodement entre les deux ( Cron aprs tout doit tenir compte de son peuple ? Est-ce que Jaurs, malgr tout nest pas plus utile au parlement quen imprcateur Carmeaux ? Sans les glosateurs, quand mme, aurions nous un texte dHomre lire ? , Ce Lavisse finalement, cest peut-tre un type bien ), si quelquun tentait de gommer, de mastiquer ,4 la discontinuit, alors toute la violence de Pguy se dchainera sur lui. Dressez la liste (trs longue !) de ses ennemis : ils ont tous essay par un petit coup de pouce 5 dassurer la continuit de ce qui doit rester discontinu, de prtendre faire un fil de ce qui doit tre, en chaque instant, rompu et repris. Que la foudre du ciel les rduise en cendre.

    Mais Pguy ne serait pas le grand philosophe quil est sil navait fait quaviver cette opposition. En ne sen tenant qu elle, il eut t un personnage tragique, peut-tre, mais il naurait pas t mis au rouet . Sil nen tait rest qu la premire opposition, il naurait t quun mystique et justement pas un philosophe. Or, il sait parfaitement que le contraire de cette opposition est exactement

    4 Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T III (dition prsente, tablie

    et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Pliade, 1992. pp. 835.

    5 C'est cette lgre distance, infinie par un bout, finie par l'autre, infinie donc en tout et en dfinitive, c'est cette singulire, cette acrobatique, cette mystrieuse distance trange que compre le coup de pouce fera proprement et silencieusement disparatre." Idem p. 835

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    aussi vrai. Alors quil veut une saisie immdiate, tout, absolument tout, dpend des humbles mdiations. Et cest pourquoi la deuxime opposition nest plus du tout entre lintuition et linstitution, mais entre linstitution vide de son contenu et linstitution qui sest ressaisie, qui se serait ressaisie par lintuition. Linstitution qui aurait repris son travail de reprise, cette fois-ci dans le bon sens et dont lui Pguy serait lavant-garde et presque le prophte, en tous cas lannonciateur. Linstitution qui pourrait hriter dune tradition dun fil mais sans que le fil soit continu et serve emprisonner lvnement les deux poignets bien lis et les deux chevilles bien ligotes .

    Le drame, cest que ces institutions, Pguy les contemple, les appelle de ses vux, mais il ne les a pas devant les yeux. Aussi nombreuses quelles soient, toutes, il ne peut que les rver. Cest le peuple, cest le socialisme, cest la France, cest lglise, cest la petite communaut des Cahiers ; aussi bizarre que cela nous puisse paratre, cest aussi lArme ; cest enfin la Science (quil apprcie sa juste valeur en lecteur attentif de Pierre Duhem et en ami de Jean Perrin) la Science laquelle il consacre sa thse pour quon ne vienne pas, elle aussi, la dgrader en scientisme et trahir les enseignements des sciences naturelles pour les dvoyer en sciences sociales6.

    La question devient donc celle-ci : pourquoi aucune de ces institutions nest elle capable, entre 1873 et 1914, de se renouveler de telle sorte quelles donnent Pguy le sens du progrs quil attend si passionnment ? Car Pguy est avant tout un homme de progrs ; tout tendu par lattente de lavnement de ces fameuses institutions. Le traiter d anti-moderne , cest avouer quon ne la pas lu, cest le prendre pour un homme tent par le pass, lui, lhomme par excellence du prsent. Depuis la Cit Harmonieuse de sa jeunesse jusqu ce joyeux dpart pour le front en aout 14 (ses soldats ont racont le bonheur enfantin de leur lieutenant les faire charger la baonnette : ils allaient vivre les Eparges et le Chemin des Dames !), il na cess dattendre que se ralise ce que toute son uvre dclarait pourtant impossible.

    Pour aviver encore la contradiction o il sest mis, on pourrait mme dire : en dressant contre elles aussi radicalement le pouvoir contraire de lintuition, Pguy na cess dattendre la venue dinstitutions quil privait de la seule petite chance quelles auraient

    6 Voir le chapitre de Stengers dans ce volume.

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    eu de se raliser. Comment le socialisme aurait-il pu sinstaurer sans les lourdeurs de llection ? Comment lglise aurait-elle pu retrouver sa foi sans la bureaucratie de lobissance ? Comment la mystique peut-elle advenir sans devenir politique ? Et pourtant lhomme qui a le plus fait pour lier le temporel et lternel ne voulait pas que la mystique soit lie la politique. Lhomme de la mdiation ne rvait que dimmdiatet. Voil sa croix. Pas tonnant quil aie si mal dissimul le pauvre secret selon lequel on nest pas heureux . Comment pourrait-il aspirer la russite temporelle ? Ce nest pas avec ses amis quil sobstine se brouiller, cest avec lui-mme. On sait que ses fidles, tour tour successivement dus, samusaient se classer les uns les autres en posant la question : A quelle date tes tu dsabonn des Cahiers ? . A quelle date Pguy sest-il dsabonn de lui-mme ?

    Pourquoi sest-il mis lui-mme la torture ? Parce quil a voulu

    subir jusquau bout le choc du monde o il vivait. Sil est vrai que Nietzsche sest servi de son corps comme sismographe des humeurs de son temps, cest bien plus vrai encore de Pguy qui a consacr sa vie enregistrer les glissements de cette immense tectonique des plaques quon appelle fin de sicle . Le mot parcourt les trois gros volumes de la Pliade du dbut la fin : cest ladjectif moderne . Ce qui a rendu les institutions incapables de se reprendre par lintuition, cest le monde moderne . Il doit y avoir dans ce monde quelque chose qui pervertit la racine mme de la vie commune, de la vie organique, de la vie conomique, de la vie intellectuelle, de la vie spirituelle, de la vie civique et de la vie religieuse. Rien de moins !

    La grandeur philosophique de Pguy nest pas davoir aviv la contradiction entre lintuition et linstitution ; nest pas davoir constamment aspir des institutions reprises par le souffle brulant de lintuition ; cest davoir tout tent ( donner sa vie ne serait pas de trop) pour porter le diagnostic sur cette impossible reprise dans le cur mme du modernisme. Ce dont lpoque tait la plus fire, cest l quil a vu le poison. Il nest pas le seul, mais le plus obstin et le plus cohrent puisquil a montr linfluence de ce poison sur toutes les formes de vie et pas simplement sur ces aspects partiels (lindustrialisation, lurbanisation, la presse, lindividualisme, la misre ouvrire ou la foule). Cest ce quil a de commun avec Nietzsche, mais avec une grandeur de vue et une gnrosit dont celui-ci, aveugl par sa haine des chrtiens et du peuple (et donc du

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    peuple chrtien !), na jamais t capable. Pguy naurait vu dans la solution de lternel Retour quun paganisme de pacotille, une version philosophique de Salambo.

    Il fallait une grande prescience chez Pguy qui sest tromp sur peu prs tout (et particulirement sur la guerre de trois mois quil appelait de ses vux en Aout 14 alors quelle menait vers quatre ans de bourbier et de boucherie !7), il fallait une grande prescience pour voir de quoi le monde moderne allait manquer. Cest l tout le paradoxe de son uvre : il fltrit trs injustement lavilissement gnral caus par le 19me sicle au nom dune catastrophe qui narrive vraiment quau 20me. Alors que toutes les forces en prsence font lloge du Progrs, de la Science, de la Dmocratie, il devine que lon va vers labime. Comme sil avait coll par anticipation sous les petites quarante annes de sa vie, leffroyable guerre de trente ans (1914-1945) et le non moins effrayant court vingtime sicle (1914-1989). Il ne sait rien, ne prvoit rien, mais diagnostique, en pleine explosion du modernisme (ce quon a appel la premire globalisation8) le suicide europen. Sous le stupide 19me sicle il a vu lpouvantable 20me .

    Do vient pour Pguy le vice si complet, si dfinitif, si indracinable du monde moderne ? De ce quil na pas de temps ni de lieu pour dployer ce quil prtend pourtant dvelopper. Le monde moderne na pas despace-temps vivable (ce que Bergson ne cesse de dire avec politesse, Pguy le crie sur les toits). Cest lensemble des conditions philosophiques de lcosystme des Modernes, que Pguy sattaque. Il a souhait la guerre avec lAllemagne, cest vrai, mais il a vu labime l o tous les autres attendaient lavenir radieux. LAllemagne, cest la figure (au sens de lApocalypse) dun mal qui allait tout envahir.

    Quel autre philosophe a vu cela ? Et qui dautre a sacrifi sa vie temporelle pour boire cette amre dcouverte jusqu la lie ? Tous les

    7 La phrase de Romain Rolland, lhomme au dessus de la mle

    doit tre souligne, alors que nous essayons tous, cent aprs, de comprendre les raisons de ce massacre : Sonnez clairons! Mais n'allez plus nous conter maintenant que la guerre de 14 nous a t impos contre notre volont! Soyez francs! Sachez et osez avouer (ou proclamer, selon les dieux qui parlent en vous) que toute une gnration franaise marchait au devant, joyeusement, et qu'en tte marquait le pas, Pguy, entonnant la Marseillaise de Marathon Rolland, Romain. Pguy. Paris: Albin-Michel, 1945. T. I p.246.

    8 Berger, Suzanne. Notre premire mondialisation : Leons d'un chec oubli. Paris: Le Seuil, 2003.

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    autres penseurs et militants, par comparaison, aussi critiques, aussi dsesprs, aussi lucides quils soient, apparaissent comme daimables optimistes ct de cette mise en alerte : vous les Modernes, vous nous entrainez labime parce que vous navez ni le temps ni lespace pour loger le peuple que vous prtendez moderniser. Quand mme, ce nest pas mal diagnostiqu. Cent aprs, nous ne dirions pas le contraire : trouvez-vous vraiment que lcosystme des Modernes soit devenu entre temps plus habitable ?

    Quil ny ait pas de temps, on le comprend facilement : les

    Modernes inventent une continuit temporelle impossible en lissant les discontinuits par une sorte de miracle permanent (cest tout le sujet du cahier posthume Un pote la dit, mais cest aussi le sujet de la Note conjointe et, bien sr de Clio). Cest ce miracle qui permet aux Modernes daffirmer quils ne croient plus aux miracles, quils nont pas de mtaphysique, quils ont enfin teint toutes les lumires du firmament, quils ont enfin rompu avec le pass, mais quils peuvent expliquer , grce lui, tout le reste. Cest aussi ce miracle qui permet aux scientifiques de mobiliser les causes secondes en inventant les deux sciences impossibles lhistoire et la sociologie , lesquelles se sont lances dans lexplication des consquents par les antcdents, sans se rendre compte que la discontinuit entre la cause et la consquence rendait davance impossible une telle explication .9

    Et pensez que c'est dire que le moderne, particulirement le moderne historien et sociologue requiert, demande, postule un perptuel miracle, un miracle de tous les jours, un miracle de tous les faits, un miracle de tous les dtails, puisqu'il faut qu' chaque jour, chaque fait, chaque dtail il faut que l'historien assiste et le sociologue, omniprsent, omnitemporel, coexstensible tout volume, contemporain de tout temps. Le seul monde qui ait aussi formellement ni le miracle, et non seulement l'existence, mais la possibilit mme du miracle est donc aussi celui qui ainsi en dfinitive requiert, demande, postule, exige le plus de miracle, et sans doute le plus difficile lui accorder, lui et personne. Un miracle temporel n'en est pas moins un miracle. Il en est mme plus un miracle en un certain sens. Un miracle temporel de tout le temps fait une sorte de miracle infini. Un pote l'a dit T II P. 829-830

    9 Que le sociologue se prenne pour Dieu, Bourdieu la reconnu

    explicitement bien des annes plus tard de ce point de vue rien na vraiment chang : Pguy avait Durkheim, nous nous avons Bourdieu. Mais curieusement il na jamais parl de Tarde pourtant tout prs, rue de la Sorbonne, dans lcole de Dick May ?

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    Cest aussi ce miracle, plus gravement, qui explique la puissance temporelle (terme constant chez Pguy quil faut entendre comme producteur dun certain type de temporalit ), la puissance temporelle du capitalisme. Le capitalisme annule la discontinuit du temps (fait semblant dannuler) de sorte que ce qui va se passer dans le futur est dj si entirement prvu dans le pass que lon peut dj en calculer le rendement. Cest ce que Pguy combat sans cesse : la logique temporelle (il faudrait presque dire temporante ) du livret de caisse dpargne , cest de tout faire tomber du pass vers le futur comme une boule glisse sur un plan inclin. Le business plan inclin Largent chez Pguy est un concept, mlange dtonnant de bergsonisme et de socialisme. Largent, cest le pass qui tombe sur le futur en sautant par dessus en prtendant sauter par dessus lirrductible prsence.

    Le drame, ou le crime, ou le destin des Modernes, cest davoir unifi la conduite du temps partir du pass dans tous les rgimes de vie : chaine de causes et de consquences dans le domaine physique (celle-l est lgitime) ; enchainement des causes secondes dans le domaine historique et sociologique (celui-l na dj plus aucun sens) ; rendement de la seule et unique logique du calcul capitaliste (limposture suprme). Consquence ? Il ny a pas de temps au sens dvnement, au sens de prsence. Il ny a que du pass continu par dessus le hiatus indissoluble du prsent hiatus que, pour passer par dessus sans que le fil soit rompu, il faut nier. (Clio, la vieille Clio sy connat en matire de temps qui passe et cest pourquoi elle ne cesse de se moquer de cette inconsquence des consquences). Le futur des progressistes, cest la religion du pass, la religion au pire sens du mot, cest--dire le miracle permanent de la continuit pour dissimuler le miracle permanent de la discontinuit. Et le front de modernisation va pouvoir savancer en faisant disparatre le temps davant (le temps de lAvent et le temps de lavnement, autant que le temps bergsonien) partout de la surface de la terre. Au moins, que les Modernes ne se croient pas sans Dieu, sans religion et sans mtaphysique.

    Ce qui terrifie Pguy dans le Monde moderne et dans lenthousiasme du Parti Intellectuel pour un tel monde, cest la cohrence de ce mme principe appliqu tous les rgimes dexistence. Et cest ce qui explique cette trange position donne Bergson. Contre tous les Modernes coaliss, il ny a que Bergson (compar Napolon !)

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    "Un homme vint. Et instantanment il vit o tait ce plateau de Pretzen. Instantanment, il vit o tait la clef de cette norme position, la position de cette longue bataille Il comprit qu'il fallait s'installer instantanment au cur mme et dans le secret du prsent; que l tait le secret de la clef. Et qu'ensuite il ne fallait aucun prix s'en laisser dloger () L'histoire dira un jour que la manuvre bergsonienne a t exactement la manuvre napolonienne. S'intercaler au cur de l'ennemi."10 (Note conjointe)

    Il aurait pu nommer sa note : De la situation faite Bergson et au bergsonisme contre toutes les puissances temporelles . Si le lien entre Napolon et Bergson sexplique par la bataille quil est en train de mener, il ny a pas de doute que Bergson lui permet de donner un nom au diagnostic quil porte sur le monde moderne et dentrevoir une solution possible. Les Modernes ont voulu abolir le temps en remplaant le prsent par la continuit du pass. Ils ont commis le crime inexpiable de vouloir abolir le hiatus du prsent. Le contrepoison, par consquent, cest de refonder les institutions partir de leur capacit se re-prsenter elles-mmes, se re-prendre, se re-susciter en refusant de croire au miracle temporel de la continuit en acceptant le miracle de la discontinuit. Obtenir le fil de la tradition et de lhritage sans et mme contre la continuit du fil. Oui, obtenir limprissable uniquement par le prissable. Et donc vritablement sans Dieu et sans religion contre la religion et le thisme des Modernes les tenants du miracle permanent. Pour a, oui, il faudra refaire, en effet, toute la religion et instaurer un nouveau Dieu. Non plus limprissable au dessus, avant, au dessous, aprs le prissable mais dans le prissable et surtout par lui. Toujours la Note conjointe : Cette profonde misre; et qu'il faut toujours recommencer. Ils sont dans la tranquillit, dans le contentement, dans le moderne .11

    Et cest l que lon peut comprendre lintrt, il vaudrait mieux dire la passion, de Pguy pour le christianisme, pour la reprise du christianisme passion, inutile de le souligner, qui explique en partie le retrait mprisant des commentateurs : Quoi ? Vous voulez quon commente un philosophe chrtien ? Et en plus un catholique ? Si ctait un protestant, passe encore . La pense critique peut tout absorber, mais pas quelquun qui prendrait au srieux la philosophie explore, renverse, travaille par le christianisme (ou alors il faut

    10 Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T III (dition prsente,

    tablie et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Pliade, 1992. P.xx

    11 idem p.xx.

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    quil sagisse de quelquun de trs vnrable, comme Pascal, ou de trs exotique comme Kierkegaard). Or, Pguy na rien dun philosophe catholique. Et rien non plus dun socialiste converti au catholicisme.12 Il ne sest pas converti. Il na fait que penser, comme Bergson, le mme problme partout. Peu de philosophes ont t plus cohrent que lui. Cest parce que le monde moderne est dune telle cohrence, quil lui faut, Pguy, tre lui aussi contre-cohrent.

    Or, il se trouve que la question du prsent, de la prsence, a t labore, institue, travaille, ritualise par le christianisme pendant deux mille ans (et par le judasme prophtique, la vritable patrie intellectuelle de Pguy, depuis bien plus longtemps encore). Il ny a pas chez Pguy de la philosophie et, une couche supplmentaire, acceptable, du socialisme et ensuite, une couche bien embarrassante, du catholicisme ; il y a chez Pguy du catholicisme parce quil est philosophe, et que, quand il sagit de penser au problme de la prsence, aucun prjug ne doit arrter la pense surtout pas le dchainement des anticlricaux. Sous le dogme de lIncarnation se dissimule un concept capital, le plus important de toute lhistoire (Clio dixit !), qui engendre lternel par le temporel, qui met Dieu dans la dpendance des humains (mais dune tout autre faon de ce que Voltaire et Feuerbach avaient pu imaginer !). Mais pour dgager ce concept de la gangue du dogme, il va falloir, encore une fois, dresser lglise intuitive contre lglise institue.

    Et l encore, Pguy na pas de chance. Il est n au pire moment de toute lhistoire de lglise. Sous la Troisime Rpublique et malgr le ralliement, le catholicisme est entirement dfensif, il na plus rien de cratif (quand a-t-il cess de ltre ?). Aprs avoir mis Bergson lIndex (en 14 !), les papes affols offrent aux intellectuels de se rfugier dans les bras de Thomas dAquin : arrt dfinitif de la philosophie, question renouvellement, on pouvait faire mieux ! On attendait Franois dAssise, on a eu Maritain ! Mme quand elle a mis

    12 Point soulign vivement dans Camille Riquier Ltonnant ici est

    que Pguy, retrouvant la foi catholique aprs lavoir perdu, na pas tant chang sur ce point quil ny a dcouvert loccasion dun approfondissement : avant comme aprs, il entend pour ainsi dire la rvolution socialiste comme une relve (Aufhebung) de la rvolution chrtienne. in Riquier, Camille. "Charles Pguy - Mtaphysiques de l'vnement." Philosophie des possessions. Ed. Debaise, Didier. Dijon: Les presses du Rel, 2011. 197-232. Print.

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    lIndex le modernisme, lglise institue na fait quembrasser le pire du modernisme : toujours partir du pass pour abolir la Prsence. Dcidemment, si lon se rintresse, par approfondissement, au mme problme, il va falloir refaire le christianisme contre lglise, comme il faut refaire le socialisme contre les socialistes et le travail du commentaire, contre les glosateurs. En un autre temps, Pguy eut t pour Rome un redoutable Luther (encore plus fulminant et polmique), mais sa cible tait cette autre glise, le Parti Intellectuel, cette fiction invente tout exprs pour que lentreprise des Cahiers en soit la Rforme.

    Quel avantage thorique Pguy peut-il bien retenir en allant chercher dans la tradition chrtienne la trace du problme fondamental quil avait poursuivi dans le socialisme aussi bien que dans Bergson ou dans la fondation des Cahiers ? Quelque chose qui nest pas chez Bergson et que Bergson a mme rendu encore plus inaccessible : la question de lespace. Ne pas avoir de temps de temporalit, dhistoricit cest une chose, mais ne pas avoir de lieu, de spatialit, cen est une autre tout aussi grave. Or, sil existe un hiatus indpassable dans le prsent, il existe un hiatus galement indpassable dans lappartenance un espace. Si le manque dhistoricit touffe, le manque de spatialit assassine. Le capitalisme est une religion morbide de lespace autant quune religion morbide du temps. Sil dfinit le futur par le pass en court-circuitant le hiatus irrductible du prsent, il dfinit luniversel ou plutt le global en court-circuitant le sol dappartenance. Le sol ne devient plus que ce travers quoi passe sans sy arrter le pouvoir de largent. Il ny a plus de lieux puisque aucun lieu ne fait hiatus.

    Malheureusement, il ny a pas grand monde, autour de lui, pour porter le diagnostic sur lespace des Modernes. Lutopie socialiste nest videmment daucune espce daide et son internationalisme encore moins (comment nier que Pguy ait eu raison contre Jaurs qui croyait encore, en juillet 14, au pacifisme foncier des camarades allemands ?) ; quant Bergson, son opposition entre le gomtrique et la dure pure ne peut qugarer Pguy dans la mauvaise direction. Il doit tout inventer avec ce quil a sous la main et contre tout le monde. Et il le fait dans deux directions incroyablement risques (pour un philosophe dabord, et pour un philosophe qui travaille lpoque du petit pre Combes ) : Pguy va reprendre aux traditions chrtiennes toutes les mtaphores

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    possibles de lenracinement spatial et reprendre aux traditions nationales toutes les mtaphores de lappartenance au sol. National et chrtien, voil, on ne peut pas faire pire ! Oui, tout ce quon dteste le plus chez Pguy, cest justement l o il va le plus fort et innove le plus fond : la race, la chrtient, le peuple, et surtout la France, la redescription de la France comme sol sauv, comme sol charitable (en y ajoutant, pour faire bonne mesure et pour tre sr de bien multiplier les obstacles toute comprhension facile, limage du militaire franais avec sabre, fanion et barda !).

    Pour lespace, ce nest pas le personnage conceptuel de Clio qui va porter la contradiction au monde moderne, mais celui de Jeanne. Oui Jeanne dArc ! Quoi ? La mme devant qui dfilent, chaque 1er mai, les franchouillards du Front dit, bien tort, national ? Non, justement, pas la mme du tout. Rien voir avec lidole dore de lidentit nationale. Jeanne, cest celle qui, par son dplacement de Domrmy Rouen, va servir dantidote tout ce que le monde moderne a fait de lespace, parce quelle se bat contre toutes les occupations (lAnglais comme lAllemand est une figure de la domination de lespace) et quelle renverse toutes les hirarchies (cest elle, la Pucelle qui va conduire le Roi, de mme que lternel se trouve toujours, avec Pguy, dans la dpendance du temporel). Limmense paradoxe cest de se servir des termes les plus apparemment ferms race, sol, nation, peuple pour ouvrir au maximum ce que les Modernes prtendaient avoir dfinitivement rsolu (avant de plonger pour prs dun sicle dans les folies nationales et patriotiques). On imagine avec quelle violence Pguy se serait retourn contre Bergson quand il a donn dans lhorrible pathos de la France ternelle contre la Barbarie teutonne . L encore, quel manque de chance : Jeanne avait vaccin Pguy contre tout nationalisme, et cest ce nationalisme, aprs sa mort Villeroy, quon va le rattacher en faisant de lui un patriote la Droulde.

    Contre la globalisation, la Pucelle ! Oui, cest fou. Mais a marche. Oh, a ne marche pas la faon des philosophes, non, mais la faon des potes. Pour casser la spatialit (comme il a cass la temporalit), Pguy va inventer pour parler du sol, de lappartenance, de lenracinement, un style entirement nouveau, qui le stupfait lui-mme et qui jaillit, par surprise (lami Romain Rolland la bien vu), dans un cahier ddi De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accident de la gloire temporelle , rien de moins. Trs exactement la page 727 du tome 2 de la Pliade

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    ( dition prsente, tablie et annote par Robert Burac , dition qui, par parenthse, contredit tout ce que Pguy a pu dire contre les annotateurs tant elle est excellente et mticuleuse et tant elle met en valeur le texte mme de Pguy).

    Il est heureux pour le monde moderne, qui dailleurs sen sert trs libralement, avec un aisance non affecte, il est heureux pour lui, et pour nous qui le regardons sen servir, que dautres mondes ses pres soient venus au monde avant lui, et que ces foutues btes de mondes, qui dailleurs nexistaient point, nexistent point et nont jamais exist, qui nexisteront jamais, a au moins on en est sr, puisque cest du pass, lui aient fait et laiss Notre Dame et la Sainte Chapelle, lui aient fait les admirables Invalides et lArc de triomphe, lui aient fait, mon Dieu, ce Panthon mme, et ce monument unique au monde : Paris .13

    Et partir de ce mot de Paris , Pguy dcouvre (en quarante sept pages sans le moindre rapport apparent avec le sujet du Cahier !) quil peut, par le style, par dimmenses numrations de lieux, obtenir, pour lespace terrestre, terriens et terreux , le mme effet dinsistance sur le hiatus de lexistence, quil a appris depuis longtemps dj souligner, par la rptition, pour obtenir, dans le temps, cet effet dinsistance sur le hiatus du prsent. Mais cest bien parce quil est philosophe quil va oser se saisir de linnovation de la posie pour raliser ces formidables effets denracinement contre toute la pense de son temps qui ne cesse de senvoler dans lutopie du march mondial avant de sengluer pour quatre ans dans le bourbier des tranches ; avant de senfoncer depuis prs de cent ans dans les guerres mondes.

    A partir de ce jour, Pguy ne cessera darpenter ces territoires minuscules pour Jeanne, de Domrmy Rouen ; pour lui, dOrlans Villeroy et doffrir ce pays-l en opposition, en rvolte, en rsistance, par le style, contre tous les efforts des Modernes pour occuper le terrain . Sus lenvahisseur, amalgam avec lAngleterre comme avec Allemagne. Sus aux pacifistes, ceux qui ne voient pas quun sol doit tre dfendu parce quil ne doit pas tre travers par ceux quaucun hiatus ninterrompt, ceux qui ne font que dployer les puissances de largent. Personne nest moins patriote que Pguy. Cest pourquoi dailleurs, Cahier aprs Cahier, il cherche faire connatre par la documentation de ses collaborateurs les misres de tous les peuples frapps par la colonisation, la modernisation ou larbitraire des Princes. En effet, de la petite boutique des Cahiers na

    13 Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T II (dition prsente, tablie

    et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Plade, 1988.

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    cess de sortir, au prix dun labeur crasant, toute une gopolitique parfaitement dgrise, tout fait lucide sur les bnfices du progrs et lavance des lumires. Lui se bat pour quon pense, pour quon saisisse autrement ce que cest que dtre dun pays, mais partout.14 Le penseur de la globalisation, cest lui, lhomme qui vit dans un mouchoir de poche. Car tre dun pays et dun temps, cest cela, dabord, combattre le capitalisme. Tout faire pour empcher que le mort ne tienne le vif.

    Ce qui comptait pour Pguy, ctait de prouver par la rptition et lnumration deux effets de pense dus au style ( ne pas confondre avec des effets de style ) quil est possible dhabiter un tout autre espace-temps que celui des Modernes. Et de le faire maintenant, l, en marchant, sac au dos, avec ses gros souliers. Et sil faut le faire par la posie, alors que les rgiments de quatrains se mettent en marche ; et sil faut y aller par la mivrerie, alors faites donner la mivrerie comme on fait donner la Garde ! Imaginons un instant la stupfaction peine des abonns fidles des Cahiers quand ils ont reu le pav dEve, trente-cinq mille alexandrins15 ! Et en mme temps leur blouissement : Un homme est venu , capable de tout reprendre, tout depuis Adam et Eve, en vers et contre tous (Pguy adorait ces blagues de potache). Une reprise quand mme un peu plus vaste, un peu plus radicale, un peu plus gnreuse que celle de cet autre soldat de la grande guerre, autre inassimilable (pourtant parfaitement assimil par des rgiments de commentateurs universitaires), lauteur du Tractatus dont on a fait le philosophe du 20me sicle . Ah, le 20me sicle, que de temps perdu pour la pense.

    Et nous, cent ans aprs ? Oh, cest bien simple, en cent ans, tout

    est devenu pire. Ce contre quoi luttait Pguy na fait que triompher, et les institutions sur lesquelles il comptait le plus, en esprant les rinstaurer, elles nont fait que saffaiblir davantage. Le capitalisme sauvage du 19me sicle ntait quune minuscule choppe ct du monstre quil est aujourdhui devenu. Et il est bien inutile de vouloir

    14 Cest le dlicieux mot de Courbet comment dans Clio : Ah, vous

    allez dans les Orients, dit-il. VOUS NAVEZ DONC PAS DE PAYS. Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T III (dition prsente, tablie et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Pliade, 1992. Pp. xx.

    15 En dpit de ma dvotion pour la grande aeule et pour Pguy, je fus saisi dpouvante , Tharaud, Jrome et Jean. Notre cher Pguy. Paris: Plon, 1926, t. II p. 200.

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    dresser contre lui un ersatz de socialisme Jaurs, quon nous rende au moins la voix de Jaurs ! Quant la politique, personne naurait mme lide de la lier dans la mme phrase avec le mot de mystique . Et lglise ? Elle a tellement dgnr quelle nest plus quune triste police des murs. Vers ce quelle dsigne de lIndex, personne na mme lide de diriger son regard. Et la Science ? On parle aujourdhui de la science ouverte et aventureuse dautrefois, comme on parlait, au tournant de lautre sicle, des tudes grecques ou latines. Ils vont nous sacrifier la Science, comme ils ont sacrifi, jadis, la culture antique. Oui, nous aussi, selon toute probabilit, nous sommes des vaincus . Quant la philosophie, il serait bien fou le philosophe qui prtendrait aujourdhui sattaquer, comme Pguy, avec la mme cohrence et la mme obstination, lcosystme tout entier des Modernes.

    Pguy se plaignait toujours de ntre pas n dans une bonne priode ; dfaut, il est mort une date qui rsume, elle seule toute lhistoire europenne : Aout 14. Son anniversaire, il le partage avec des millions dhumbles soldats. Mais comment ne pas trembler en crivant, pour la premire fois, une date qui finit par 14 ? Mme si lon sait que lhistoire ne se recommence pas, il y a des parallles qui font froid dans le dos et nous savons bien que la vieille Clio a plus dun tour dans son sac, elle est parfaitement capable de faire bafouiller lhistoire, en pire.

    A quoi devons-nous donc nous prparer ? Quand Pguy, en 1905, termine son terrible Notre Patrie, on comprend bien que derrire la tragicomdie de laffaire du Kaiser Tanger, cest une bien autre tragicomdie quil sent venir.

    Tout le monde, ainsi compt, tout le monde en mme temps connut que la menace dune invasion allemande est prsente, quelle tait l, que limminence tait relle. 16

    Mais on voit bien quil parle dautre chose quand il termine par cette phrase :

    Llargissement, lpanouissement de cette connaissance qui gagnait de proche en proche ntait point le dissminement poussireux discontinu des nouvelles ordinaires par communication verbales ; ctait plutt une commune reconnaissance intrieure, une connaissance sourde, profonde, un retentissement commun dun mme son ; au premier dclenchement, la premire intonation, tout homme entendait en lui, retrouvait, coutait, comme familire et connue, cette

    16 Pguy, Charles. Oeuvres en prose compltes, T II (dition prsente, tablie

    et annote par Robert Durac). Paris: Gallimard. Bibliothque de la Pliade, 1988. P. 60

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    rsonance profonde, cette voix qui ntait pas une voix du dehors, cette voix de mmoire engloutie l et comme amoncele on ne savait depuis quand ni pour quoi.17

    Nous, cent aprs, cette cette voix comme amoncele on ne savait depuis quand ni pour quoi , ce nest pas de la menace allemande quelle nous parle. Nous, ce nest pas lAlsace-Lorraine que nous avons perdue, cest la Terre. Qui se prpare la reconqurir ?

    La seule chose qui se soit amlior, en cent ans, cest que lEurope nest plus au centre du modernisme. Elle ne peut plus faire le mme mal. Elle pourrait se remettre penser. Serait-elle capable de reprendre son temps et de roccuper son espace ; de se rinstaurer ?

    17 idem p. 61.