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U NIVERSITÉ P ARIS I P ANTHÉON -S ORBONNE Écoles doctorales de Droit public & droit fiscal et de Droit comparé URISDOCTORIA Revue doctorale de droit public comparé et de théorie juridique LE POUVOIR EN EUROPE sous le parrainage du Professeur Laurence B URGORGUE -L ARSEN CÉLINE COUDERT : Caractère démocratique de l’Union européenne et pouvoir du peuple XAVIER SOUVIGNET : Le modèle politique de la Cour européenne des droits de l’homme : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet BENOÎT DE CALAN : Le pouvoir du commissaire européen CORALIE MAYEUR : Le pouvoir des États membres en matière de sécurité et défense commune dans l’Union européenne KAMEL ATARI: Le pouvoir fiscal des régions et l’interdiction des aides d’États ACTUALITÉ : Privatisation des prisons et habilitation constitutionnelle des personnes publiques. L’apport du juge constitutionnel israélien DÉCEMBRE 2010 J J D N UMÉRO 5

NUMERO 5 Jurisdictia

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UNIVERSITÉ PARIS I – PANTHÉON-SORBONNE

Écoles doctorales de Droit public & droit fiscal et de Droit comparé

U R I S D O C T O R I A Revue doctorale de droit public comparé et de théorie juridique

L E P O U V O I R E N E U R O P E

sous le pa rrai nage du P r of e s s e u r L au r e n ce B U R G O R G U E -L A R S E N

CÉLINE COUDERT : Caractère démocratique de l’Union européenne et pouvoir du peuple

XAVIER SOUVIGNET : Le modèle politique de la Cour européenne des droits de l’homme : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet

BENOÎT DE CALAN : Le pouvoir du commissaire européen

CORALIE MAYEUR : Le pouvoir des États membres en matière de sécurité et défense commune dans l’Union européenne

KAMEL ATARI: Le pouvoir fiscal des régions et l’interdiction des aides d’États

ACTUALITÉ : Privatisation des prisons et habilitation constitutionnelle des personnes publiques. L’apport du juge constitutionnel israélien

DÉCEMBRE 2010

J

J D

NUMÉRO 5

ISSN : 1760-6225 © Jurisdoctoria n° 5, 2010

Jurisdoctoria Revue doctorale de droit public comparé et de théorie juridique

DIRECTEUR :

Jean-Philippe DEROSIER

COM ITÉ DE RÉDACTION :

Vanessa BARBÉ

Jean-Philippe DEROSIER

Amélie FORT-BESNARD

Thales MORAIS DA COSTA

Anne-Thida NORODOM

Julien THOMAS

Anapaula TRINDADE MARINHO

PARRAIN DU NUM ÉRO :

Professeur Laurence BURGORGUE-LARSEN

ASSISTANTES DE RÉDACTION :

Chloé CATY-JOUAN Laura REBOURS-SIMILOWSKI

CONTACTS :

http://www.jurisdoctoria.net

[email protected]

© Jurisdoctoria n° 5, 2010

Jurisdoctoria n° 5, 2010

« L e p ou voir en E u rop e »

Sous le parrainage du

Professeur Laurence BURGORGUE-LARSEN

© Jurisdoctoria n° 5, 2010

T H E P O W E R I N E U R O P E Under the supervision of Professor Laurence BURGORGUE-LARSEN

Summary

Éditorial ................................................................................................................... p. 7

Presentation of the fifth issue on The power in Europe, by Laurence BURGORGUE-LARSEN ...................................................................... p. 11

ARTICLES

Democratic nature of the European Union and the power of the people, by Céline COUDERT .............................................................................................. p. 21

The political model of the European Court of human rights: from the power of the people to the sovereignty of the subject, by Xavier SOUVIGNET ................ p. 41

The European Commissioner’s power, by Benoît DE CALAN ............................... p. 61

The power of member States in matters of security and common defence of the European Union, by Coralie MAYEUR ........................................................... p. 87

The taxing power of regions and the prohibition of state aid, by Kamel ATARI .................................................................................................. p. 113

NEWS

Prisons’ privatisation and constitutional entitlement of public corporations. The Israeli constitutional judge’s contribution, by Marie GREN ........................ p. 153

© Jurisdoctoria n° 5, 2010

L E P O U V O I R E N E U R O P E Sous le parrainage du Professeur Laurence BURGORGUE-LARSEN

Sommaire

Editorial ................................................................................................................... p. 7

Présentation du cinquième numéro sur Le pouvoir en Europe, par Laurence BURGORGUE-LARSEN ..................................................................... p. 11

ARTICLES

Caractère démocratique de l’Union européenne et pouvoir du peuple, par Céline COUDERT ............................................................................................ p. 21

Le modèle politique de la Cour européenne des droits de l’homme : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet, par Xavier SOUVIGNET ........... p. 41

Le pouvoir du commissaire européen, par Benoît DE CALAN ............................... p. 61

Le pouvoir des États membres en matière de sécurité et défense commune dans l’Union européenne, par Coralie MAYEUR .................................................. p. 87

Le pouvoir fiscal des régions et l’interdiction des aides d’État, par Kamel ATARI ................................................................................................ p. 113

ACTUALITÉ

Privatisation des prisons et habilitation constitutionnelle des personnes publiques. L’apport du juge constitutionnel israélien, par Marie GREN ............. p. 153

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Éditorial

a liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »… Combien de fois avons-nous rencontré cette citation de l’article 4 de

la Déclaration de 1789 ? Le moteur de recherche Google n’indique pas moins de 56 700 sites français sur Internet où cette citation exacte peut être retrouvée (accès le 25 mars 2011). Les sites contenant la citation correcte sont certes plus nombreux, mais pas plus que cinq fois (293 000 au total). L’erreur de citation témoigne d’un oubli trop fréquent pour être négligé, d’autant plus qu’il concerne un aspect essentiel de la liberté : le « pouvoir ». La liberté consiste non pas à faire, mais à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Le verbe « pouvoir » exerce, dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un rôle fondamental : il renvoie au choix à être opéré entre faire et ne pas faire quelque chose.

C’est ce qu’illustrent les résultats du premier tour des élections cantonales du 20 mars 2011 en France : plus de 55 % des électeurs inscrits sur les listes électorales ne se sont pas présentés pour exercer leur droit de vote. Il s’agit du plus fort taux d’abstention jamais enregistré sous la Ve République pour des élections locales ou nationales : il dépasse de plus de dix points le précédent « record », également détenu par les élections cantonales (second tour des élections de 1998, avec une abstention de 44,96 %) et seules les élections européennes mobilisent encore moins les électeurs avec des taux d’abstention dépassant régulièrement les 50 % (59,35 % en 2009 et 57,21 % en 2004) ou les referenda avec les taux d’abstention les plus élevés (69,81 % lors du referendum sur le quinquennat, le 24 septembre 2000 et 63,11 % lors du referendum sur le Statut de la Nouvelle Calédonie, le 6 novembre 1988). On connaît les enjeux de l’absentéisme pour les élections présidentielles en 2012. Le risque qu’un parti en sorte surreprésenté du fait d’un fort taux d’abstention devrait rappeler chacun à ses responsabilités. On dira avec raison que, dans la Déclaration de 1789, la citoyenneté est conçue non seulement comme un ensemble de droits mais aussi de devoirs (cf. Simone Goyard-Fabre, « La déclaration des droits ou le

« L

8 Éditorial

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devoir d’humanité : une philosophie de l’espérance », in Droits, Revue française de théorie juridique, n° 8, 1988, pp. 41-54) et qu’en ce sens, le droit de vote est aussi un devoir civique.

On pourra également argumenter que, dans de nombreux pays, le régime juridique du vote en fait une véritable obligation. C’est le cas, par exemple, au Brésil, où tout Brésilien est obligé de s’inscrire sur les listes électorales avant l’accomplissement de sa dix-neuvième année, sous peine d’une amende pouvant aller de R$ 1,05 (l’équivalent de 0,45 €) à R$ 35,14 (l’équivalent de 15 €) selon la condition sociale et économique de chaque personne (article 367, I, et § 2, du code électoral). La même amende est appliquée pour chaque abstention non justifiée à une élection. Outre l’imposition de cette amende, le fait de ne pas être à jour de ses obligations électorales est un obstacle à la réalisation de nombreux actes de la vie civile (par exemple, l’émission d’un passeport), de la vie professionnelle (par exemple, l’inscription à de nombreux concours administratifs) et de la vie politique (par exemple, l’impossibilité de se porter candidat lors de l’élection suivante).

Il n’empêche que le droit de vote demeure, en France, une liberté et que, en l’absence de toute sanction, chacun dispose du pouvoir de choisir entre voter et ne pas voter. La seule « sanction », si l’on peut dire, de l’absentéisme consisterait à devoir accepter la décision prise par la majorité des votants. En ce sens, nous ne pouvons que souligner la contradiction des discours lorsque l’on refuse de prendre part à un vote pour ensuite en contester les résultats. De même, n’est-ce pas contradictoire de refuser de prendre part à la vie cit-oyenne d’une cité tout en se prévalant, ensuite, des droits qu’elle garantit ? De nombreuses autres contradictions pourraient être soulignées dans ces discours qui revendiquent des droits toujours plus nombreux sans accepter les contraintes qui en sont le corollaire nécessaire.

Mais ce débat, si passionnant soit-il, échappe des propos qui sont les nôtres car, s’il lui arrive de rimer avec « devoir » dans certains cas, le « pouvoir » ne rime pas avec obligation, du strict point de vue juridique, encore moins avec oppression. Au contraire, il est une composante de la définition même de la liberté. Sans le verbe « pouvoir », la liberté définie par la Déclaration de 1789 cesserait d’être une liberté et deviendrait une obligation. L’individu n’aurait alors aucun choix à réaliser, il ne pourrait que faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Or, concevoir la liberté comme une obligation reviendrait à mettre les hommes et les femmes sur un pied d’égalité avec d’autres êtres vivants qui, eux, ne peuvent que suivre leur instinct. Le pouvoir de choisir est en effet l’une des facultés qui distingue l’être humain des autres êtres vivants présents sur cette planète. C’est dans leur capacité de prendre une décision guidée par leur seule volonté que les hommes et les femmes affirment leur caractère fondamentalement humain. Penser le pouvoir, c’est penser l’humain !

Éditorial 9

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Dans la société contemporaine, où l’argument scientifique est souvent instrumentalisé dans des débats essentiellement moraux sur la manière dont chacun peut ou ne peut pas vivre, sur ce que chacun peut ou ne peut pas manger, boire, voir ou écouter ; où la force des considérations scientifiques et/ou morales en matière de protection de l’environnement entraîne la confusion de priorités entre les êtres humains et la nature ; où la ferveur des conceptions morales dans tant de domaines (avortement, sadomasochisme, travail) limite le pouvoir de choisir en brouillant la distinction entre ce qui nuit et ce qui ne nuit pas à autrui ; où il arrive que la nomination des hommes « techniques » à des fonctions politiques soit considérée plus « neutre » que celle des hommes politiques ; où le poids des expertises semble contraindre le juge judiciaire à une seule décision possible ; où le juge constitutionnel, en France et ailleurs, fait parfois appel à l’ « état des connaissances scientifiques » pour se prononcer sur la conformité de la délibération du parlement à la décision du constituant ; où le déterminisme scientifique et/ou moral met en cause le pouvoir de la volonté humaine ; bref, où le fait s’affirme devant la volonté, il semble qu’il ne soit pas dénué d’intérêt de consacrer un numéro de cette revue au thème du « pouvoir ». Mais cela, comme toujours, c’est vous qui en jugerez.

Il n’y a plus qu’à vous souhaiter une agréable lecture et une bonne navigation !

Thales Morais da Costa

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Revue Jurisdoctoria :

Présentation du cinquième numéro consacré au Pouvoir en Europe

LAURENCE BURGORGUE-LARSEN

Parrain du Numéro

Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Université Paris I

’étude du pouvoir en Europe induit presque mécaniquement celle du pouvoir de l’Europe. Ce cinquième numéro de la revue Jurisdoctoria –

dont le dynamisme est à saluer – met bien en lumière ce glissement subreptice de la problématique des manifestations du pouvoir en Europe vers la légitimité du pouvoir de l’Europe. Le lecteur – au gré d’une ballade doctrinale enrichissante – découvrira des aspects très précis des lieux du pouvoir1, des effets de celui-ci sur les systèmes internes de répartition des compétences2, des difficultés à mettre en place un pouvoir effectif et efficace dans un domaine où les sensibilités nationales restent prégnantes3 et, last but not least, de la sempiternelle interrogation relative au caractère démocratique de l’Union européenne4. De cette mosaïque d’analyses sectorielles, des problématiques fondamentales surgissent. Je n’en mentionnerai que deux, celles qui se sont imposées comme une évidence (mais il y en a assurément d’autres). La première est d’ordre méthodologique et répond à la question de savoir comment il faut penser le pouvoir quand il se manifeste en Europe ; la seconde est d’ordre organique et s’attache à examiner les conséquences de l’exercice de ce pouvoir en Europe quand il provient d’acteurs multiples parmi lesquels le juge…

Comment penser le pouvoir alors qu’il a, depuis la fin de la première guerre mondiale, débordé les frontières de l’État-nation westphalien ? Le continent

1 Voir les communications relatives à la politique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme et au pouvoir du Commissaire européen. 2 Voir la communication relative au pouvoir fiscal des régions et l’interdiction des aides d’États. 3 Voir la communication sur le pouvoir des États membres en matière de PESD. 4 Il s’agit de la première communication.

L

12 Laurence Burgorgue-Larsen

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européen est celui qui cristallise de façon paroxystique cette interrogation5 ; elle hante le cercle des penseurs et se présente comme une constante méthodologique dès qu’il s’agit de mettre en mot le processus d’intégration. La tension épistémologique est connue. Elle pourrait se résumer ainsi : le sens des concepts forgés à l’heure où le pouvoir s’incarnait exclusivement à travers la structure étatique est-il celui qui doit ne varietur être utilisé quand l’analyse se déplace vers des structures supranationales à l’instar de l’Union européenne ? Le classicisme conceptuel est-il de mise pour appréhender la novation institutionnelle ? La problématique est d’autant plus complexe quand ces mêmes « structures » se réapproprient les principes inhérents aux États de droit afin (entre autres choses) d’asseoir leur « autorité » pour ne pas dire leur « légitimité ». S’il est acquis aujourd’hui que la puissance mystique du fédéralisme européen a vécu ; s’il est avéré qu’il n’existe point d’État fédéral européen (et ce en dépit de la force d’attraction initiale du fonctionnalisme), il n’en est pas moins vrai que l’intégration européenne a engendré une forme originale d’exercice du pouvoir qui a permis la naissance d’une forme inédite d’organisation politique. La doctrine – celle qui considère qu’il est nécessaire de sortir des « sentiers battus » de l’orthodoxie conceptuelle – a mis en action « les forces imaginantes du droit »6 pour penser ce pouvoir politique européen inédit. Ainsi, d’aucuns lui prêtent l’architecture philosophique de l’Union cosmopolitique7, la figure politico-institutionnelle de la Fédération8 ou encore l’approche normative du pluralisme constitutionnel9. La variété de ces sentiers épistémologiques démontre qu’il est fondamental d’innover. L’objet politique qu’est l’Union européenne est à ce point hors normes qu’il n’est pas possible de le considérer à l’aune du sens classique attaché aux 5 En réalité, elle prend corps à l’échelle de tous les types de pouvoirs transnationaux, v. à ce sujet H. RUIZ-FABRI, M. ROSENFELD (dir.), Repenser le constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la privatisation, Paris, SLC, Coll. de l’UMR de droit comparé de Paris, n° 23, 2011, 452 p. 6 Pour reprendre la célèbre formule de Mireille Delmas-Marty. 7 J.-M. FERRY, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000 ; du même auteur, L’Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité post-nationale, Paris, Éd. du Cerf, 2005. 8 O. BEAUD, Théorie de la Fédération, Paris, PUF, 2007, 433 p. Du même auteur, pour une explication des raisons qui ont conduit à l’écriture de son livre et pour une présentation « pédagogique » de celui-ci, v. « Peut-on penser l’Union européenne comme une Fédération ? », in F. ESPOSITO, N. LEVRAT (dir.), Europe : de l’intégration à la Fédération Université de Genève, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, pp. 71-103. 9 Les théories du pluralisme constitutionnel sont innombrables. Leurs représentants emblématiques – avec des variables non négligeables – sont par exemple A. Von Bogdandy, I. Pernice, M. Poiares Maduro, N. Walker, M. Kumm dans le champ de l’étude du droit européen ; M. Rosenfeld dans un champ plus théorique. Pour une excellente présentation en français des différents courants pluralistes appliqués à la question européenne, on se reportera avec profit à J.-V. LOUIS, « La primauté du droit de l’Union, un concept dépassé ? », Chemins d’Europe. Mélanges en l’honneur de J.-P. Jacqué, Paris, Dalloz, 2010, pp. 443-461. Pour un intéressant état des lieux « généraliste » relatif aux thèses pluralistes, v. L. FONTAINE (dir), Droit et pluralisme, Bruxelles, Bruylant, 2007, 398 p.

Présentation du cinquième numéro 13

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principes structurants des États nations (souveraineté, séparation des pouvoirs, démocratie représentative et/ou directe, peuple…)10. L’aporie sera systématiquement au rendez-vous. Tous ne partagent pas cette optique ; les approches classiques perdurent y compris chez les jeunes chercheurs tant la domination de l’État – historiquement et conceptuellement – est imposante pour ne pas dire écrasante. Le lecteur en aura une démonstration éclatante en découvrant la teneur de la première des contributions proposée dans ce numéro. Cela démontre tout à la fois la puissance légitimante des théories classiques comme l’extrême difficulté de faire bouger les lignes ; de renouveler les modes de pensée, d’éviter le conditionnement doctrinal qui découle entre autres (et personne n’y échappe) de la formation reçue comme de la branche du droit objet d’étude du chercheur. Le pas à franchir est d’autant plus difficile et complexe que le « statomorphisme » est en grande partie au cœur de la formation de la res publica europea. Le traité de Lisbonne – et avant lui le traité établissant une Constitution pour l’Europe – a consacré bon nombre des principes inhérents aux États de droit : démocratie (représentative et participative), citoyenneté, subsidiarité, droits fondamentaux, etc… Le processus qui a conduit à cette appropriation des principes et des droits – que l’on assimilera ici rapidement à l’idée de « valeurs » nationales11 – n’est pas linéaire et répond, pour chacune d’entre elles à des logiques et à des moments temporels différents. Il n’est pas le lieu ici de retracer ce mouvement d’importation/assimilation. Il est simplement important de rappeler que cela explique (en partie) que d’aucuns s’engouffrent dans une analyse classique de ces principes appliqués à la Chose européenne. Oui, mais voilà… Cette Chose n’est pas un État ; il convient de le garder constamment à l’esprit pour comprendre comment lesdits principes évoluent de façon originale, différente, décalée dans le cadre d’une organisation politique complexe. L’Union européenne, c’est l’éloge de la complexité. Si l’Union est complexe – dans le sens premier du terme – car elle est d’une appréhension difficile confinant parfois à l’hermétisme, elle l’est également et surtout dans la mesure où elle constitue un système politique « composé » où États membres et institutions européennes sont connectées, reliées, imbriquées, irrémédiablement enchevêtrées ;

10 La même nécessité s’impose quand il est question d’analyser les rapports de systèmes. Le monisme et le dualisme sont, pour A. Von Bogdandy, des « zombies » d’une autre époque qui devraient être laissés en paix ou « déconstruits », v. sa communication intitulée « Pluralisme, effet direct et une ultime remarque sur les relations en droit international et droit constitutionnel interne », in H. RUIZ-FABRI, M. ROSENFELD (dir.), Repenser le constitutionnalisme à l’âge de la mondialisation et de la privatisation, op. cit., p. 78. 11 Il suffit de se référer à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne tel que révisé à Lisbonne pour prendre la mesure de ce processus. Il se lit ainsi : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits de personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

14 Laurence Burgorgue-Larsen

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bref, en interaction (institutionnelle, normative, judiciaire et donc politique) récurrente. Cette imbrication n’induit point (bien au contraire) l’effacement des États et l’absence d’autonomie des institutions européennes. La « pluralité constitutive de l’Union européenne »12 est une réalité au point qu’un courant doctrinal en est arrivé à réfléchir sur le point de savoir si les États membres de l’Union européenne (« États intégrés ») étaient titulaires de « droits fondamentaux »13... C’est à l’aune de cette complexe originalité qu’il convient, à mon sens, d’appréhender l’analyse du pouvoir politique de l’Union. Il s’agit là d’un point de vue. On peut le partager, le discuter, le contrecarrer ; il était néanmoins important de le présenter afin que le lecteur de ce numéro prenne la mesure de la variété pour ne pas dire de l’hétérogénéité des angles d’attaque dès que l’Europe est en jeu et de leur impact sur les modes de pensée et d’analyse. À lui, ensuite, de choisir l’approche qu’il estime être la plus pertinente.

Après l’interrogation relative à la manière de penser le pouvoir de l’Europe (et plus spécifiquement de l’Union européenne) surgit celle de son exercice. Le pouvoir en Europe n’est pas unipolaire, il est multidimensionnel ; en un mot, les lieux du pouvoir sont variés et ne se matérialisent pas exclusivement au sein de l’enceinte qui propose (Commission européenne) ou qui adopte in fine le droit (Parlement européen et Conseil de l’Union en synergie avec les pouvoirs exécutifs et législatifs nationaux). Il n’est évidemment pas question de remettre en cause leur puissance ; ces lieux du decision making process sont évidemment majeurs. Les luttes d’influence qu’ils portent au grand jour témoignent de ce qu’est, au fond, la politique : la bataille pour arriver à une position commune (relativement consensuelle) sur des sujets divers. Ces jeux d’influence existent au sein d’une même institution (la communication sur le pouvoir du Commissaire le démontre parfaitement), mais évidemment entre plusieurs d’entre elles (l’exemple de la mise en œuvre de la PESC/PESD est à cet égard symptomatique). Toutefois, ces différents fora n’incarnent plus l’intégralité des lieux du pouvoir en Europe. Le juge, les juges – nationaux et européens – sont devenus des acteurs du jeu politique – comme les diplomates ou les parlementaires. La littérature sur ces questions est foisonnante et constitue à elle seule un révélateur de

12 Selon l’heureuse formule de l’avocat général M. Poiares Maduro utilisée dans ses conclusions sous l’affaire CJCE, 15 mars 2005, Espagne c. Eurojust, aff. C-160/03, Rec. p. I-2077, point 35. 13 Il faut prendre connaissance des analyses initiées par J.-D. Mouton (J.-D. MOUTON, « Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États dans le système communautaire », in Les dynamiques du droit européen en début de siècle. Études en l’honneur de J.-C. Gautron, Paris, Pedone, 2004, pp. 473-476) et qui a donné lieu récemment à un ouvrage qui met en scène une « proposition doctrinale » non exempte d’objections théoriques fortes mais néanmoins très stimulante, v. J.-C. BARBATO, J.-D. MOUTON (dir.), Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États membres de l’Union européenne ? Réflexions à partir des notions d’identité et de solidarité, Bruxelles, Bruylant, 2010, 332 p.

Présentation du cinquième numéro 15

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l’importance de la métamorphose contemporaine des rapports au droit. Le juge est devenu le régulateur des équilibres économiques, sociaux, humains au cœur de la Cité européenne. Il est plus particulièrement question dans ce numéro du rôle de la Cour de justice de l’Union européenne – dont on sait l’importance dans l’édification et la pérennisation d’un droit commun14 – et de la Cour européenne des droits de l’homme dont la juridiction couvre quarante-sept États et qui participe à métamorphoser bon nombre d’ordonnancements juridiques en les rénovant, le plus souvent, de fond en comble. La communication relative au pouvoir fiscal des régions met en scène la formidable révolution orchestrée par la Cour de Luxembourg qui prend en considération l’autonomie régionale dans la détermination de la notion d’aide d’État. Le changement de cap est magistral. Ce bouleversement prétorien est une des manifestations de l’irruption de la notion d’ « identité constitutionnelle »15 qui – alors qu’elle est avancée par certaines Cours constitutionnelles comme élément défensif – se voit absorbée par la juridiction de l’Union qui désamorce ainsi sa portée conflictuelle16. La Cour de justice est entrée dans une ère où elle ne peut pas ignorer le libellé de l’article 4 § 2 du Traité sur l’Union européenne tel que révisé à Lisbonne17 ou encore le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union

14 Au point que les politistes (en collaboration avec les juristes) s’emparent avec intérêt de son office pour en faire un objet d’étude de premier ordre, v. P. MBONGO, A. VAUCHEZ (dir.), Dans la fabrique du droit européen. Scènes, acteurs et publics de la Cour de justice des Communautés européennes, Bruxelles, Bruylant, 2009, 258 p. 15 Même s’il n’en a pas été question comme tel dans l’analyse technique et pointue que le lecteur découvrira dans ce numéro. Il convient de remarquer toutefois qu’un arrêt analysé par l’auteur (UGT Rioja) est souvent cité comme mettant en scène cette montée en puissance de la notion d’identité constitutionnelle dans les conclusions des avocats généraux et dans les arrêts de la Cour. 16 On se reportera à cet égard avec profit à l’analyse de D. RITLENG, « Le droit au respect de l’identité constitutionnelle nationale », in J.-C. BARBATO, J.-D. MOUTON (dir.), Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États membres de l’Union européenne ?, op. cit., pp. 21-47, spéc. p. 33, et à celle de D. SIMON, « L’identité constitutionnelle dans la jurisprudence communautaire », in L. BURGORGUE-LARSEN (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Paris, Journée d’étude du Centre de Recherche sur l’Union européenne du 3 décembre 2010, (à paraître aux éditions Pedone en 2011). 17 « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Pour une formule récente de la Cour qui témoigne de l’importance de cette disposition, il faut se reporter au point 92 de l’arrêt du 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, aff. C-208/09 : « Il convient également de rappeler que, conformément à l’article 4 § 2 TUE, l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la forme républicaine de l’État ».

16 Laurence Burgorgue-Larsen

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européenne18. Bel exemple d’interaction puissante entre les systèmes qui induit une interaction qui milite (encore et toujours) pour une approche analytique qui ne peut qu’intégrer la logique pluraliste dès que le droit de l’Union est à l’oeuvre. L’autre juge dont il est question est l’incontournable Cour européenne des droits de l’homme à travers une analyse (très) critique et (assez) fine de sa jurisprudence qui aurait développé une conception particulière de la démocratie où l’individu aurait pris le pas sur le citoyen. Le lecteur découvrira une approche engagée qui dénonce l’option « hyper-individualiste » de la Cour qui déboucherait sur une « privatisation de la démocratie ». Ce n’est pas le lieu ici de discuter au sens noble du terme cette thèse19 ; ce qui est sûr, c’est qu’elle démontre (ô combien) que l’activité de la Cour européenne « intrigue, dérange et divise »20. Autant d’éléments qui démontrent qu’il est tout sauf aisé d’accepter, sans la contester, l’interprétation des droits délivrée par une Cour internationale qui dispose d’un texte de référence, la Convention, qui utilise une terminologie spécifique et pour qui la « société démocratique » et la « prééminence du droit » sont des curseurs qui, s’il sont « comparables » à ceux qui ont été à l’origine de la naissance et du développement des États, ne sont pas forcément « identiques ».

Ce numéro sur le pouvoir en Europe, on l’aura compris, est passionnant et suscitera la curiosité, l’intérêt, l’approbation ou le désaccord du lecteur qui ne pourra rester indifférent aux différentes problématiques qui y sont abordées.

18 « L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe, ainsi que de l’identité nationale des États membres et de l’organisation de leurs pouvoirs publics au niveau national, régional et local ». 19 On ne fera que mentionner un ouvrage récent qui développe une autre vision, Y. LÉCUYER, L’européanisation des standards démocratiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. L’Univers des normes, 2011, 210 p. 20 Selon la célèbre formule de R. Kovar imaginée à propos des directives : R. KOVAR, « Observations sur l’intensité normative des directives », in Liber amicorum Pierre Pescatore, Baden-Baden-Nomos Verlag, 1987, p. 359.

ARTICLES

© Jurisdoctoria n° 5, 2010

Caractère démocratique de l’Union européenne et pouvoir du peuple

CÉLINE COUDERT

Doctorante à l’Université d’Auvergne

’Union européenne est une association volontaire d’États qui ont choisi d’exercer en commun certains de leurs domaines de compétences. La

spécificité de l’Union européenne est qu’elle induit une intégration de ses États membres, c’est-à-dire que la décision européenne se substitue à celle des États souverains. En d’autres termes, la construction européenne remet en question le principe de la souveraineté de l’État. La souveraineté de l’État peut être définie selon deux acceptations. D’une part, elle correspond à un pouvoir suprême, inaliénable, qui s’exprime notamment dans la production de normes applicables à l’ensemble de la société. La souveraineté étatique réside alors en un monopole, celui qualifié par Max Weber de : « monopole de la contrainte organisée ». D’autre part, au sein d’un régime représentatif, la souveraineté renvoie à la qualité de l’être au nom duquel la souveraineté s’exerce. Les gouvernants exercent un pouvoir qu’ils ne tiennent pas d’eux-mêmes, ils ne sont que des mandataires.

Il ne s’agit pas ici de nous interroger sur une possible disparition de l’État en raison de la perte de sa souveraineté, exprimée par exemple par le Professeur Dominique Turpin : « il n’y a plus de monopole, donc plus de souveraineté, donc, au bout du compte, plus d’État, sinon fictivement »21, mais de nous questionner sur le titulaire de cette souveraineté nouvelle qui échappe à l’entité étatique, à savoir quel est le titulaire réel du pouvoir au sein de l’Union européenne.

Le terme de pouvoir peut être appréhendé selon trois approches proposées par Philippe Braud : « dans une première perspective le pouvoir est […] synonyme de gouvernants […], dans une seconde perspective, toute différente de la première, le pouvoir est une sorte d’essence, de substance ou, mieux, de capital au sens économique du terme […], dans une troisième perspective enfin, le mot pouvoir

21 D. TURPIN, Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2003, p. 21.

L

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renvoie à une relation entre deux ou plusieurs personnes »22. Il s’agit pour nous d’aborder la notion de pouvoir selon une dynamique d’interaction entre deux éléments que sont l’Union européenne et le peuple. Le pouvoir est la capacité d’un élément d’obtenir de l’autre qu’il fasse une action à laquelle le second ne se serait pas résolu. En d’autres termes, cela revient à s’interroger sur la capacité du peuple à influencer la prise de décisions au sein des institutions de l’Union européenne.

Pour répondre à ce questionnement, il nous faut nous placer dans le cadre du débat sur la légitimité. De manière moderne, la légitimité de la prise de décision politique repose sur le principe démocratique, c’est-à-dire sur la participation du peuple qui, comme le relève Bertrand Mathieu, peut s’exprimer par « le choix des représentants » ou dans « la prise de décision »23. Cependant, il n’existe pas de définition communément admise de ce qu’est la démocratie. Présentée par Abraham Lincoln comme : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », formule célèbre reprise à l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, le sens moderne de la démocratie correspond à la réunion d’une pluralité d’éléments. Ces derniers sont, par exemple, synthétisés par Jean et Jean-Éric Gicquel, à partir d’un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 23 octobre 1952, définissant l’ordre démocratique comme celui : « du pouvoir d’un État de droit, fondé sur l’autodétermination du peuple selon la volonté de la majorité, sur la liberté et l’égalité, à l’exclusion de tout pouvoir violent et arbitraire »24. Il s’agit pour nous d’aborder la démocratie comme un mode de légitimation du pouvoir, en déterminant si le peuple, entendu comme l’ensemble des citoyens de l’Union européenne, participe de manière effective à la prise de décision européenne, fondant ainsi la légitimité de l’Union.

Cette question revêt un intérêt particulier dans la mesure où, dès les premières lignes de son préambule, le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, énonce les valeurs constitutives de la construction européenne parmi lesquelles nous retrouvons la démocratie : « s’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit »25. Pour Bertrand Mathieu, l’attrait de l’Union européenne pour la démocratie repose sur le

22 Ph. BRAUD, Sociologie politique, Paris, LGDJ, 5ème édition, 2000, p. 21. 23 B. MATHIEU, « Présentation du quatrième numéro consacré aux techniques de participation démocratique », Jurisdoctoria, n° 4, avril 2010, p. 11. 24 J. GICQUEL, J.-É. GICQUEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchrestien Lextenso éditions, 22ème édition, 2008, p. 202. 25 Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

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constat selon lequel : « il n’y a d’ordre juridique légitime que démocratique, l’Union européenne se doit d’être démocratique afin d’être légitime »26.

Cependant, si le modèle démocratique peut se prévaloir de « connotations fortement valorisantes »27, il n’en demeure pas moins que la réalité de la démocratie repose sur un paradoxe explicité par Philippe Braud : « la grande majorité des États proclame la souveraineté du peuple. Or, si l’on s’en tient à la stricte étymologie : gouvernement du peuple par le peuple, aucun régime politique ne l’est à strictement parler »28. Autrement dit, si la « participation est au cœur de la démocratie »29, cette participation repose essentiellement sur des mécanismes de délégation du pouvoir notamment par le biais de la désignation de représentants. Par conséquent, la conception moderne de la démocratie s’incarne dans le principe représentatif, « la démocratie libérale est donc non directe mais représentative »30. Cette approche du système démocratique repose sur un double constat. D’une part, l’exercice de la démocratie directe ne peut matériellement être réalisé. Jean-Jacques Rousseau lui-même, théoricien du concept de souveraineté populaire, reconnaissait qu’ « il n’a jamais existé de véritable Démocratie, et il n’en existera jamais »31. D’autre part, la conception étymologique de la notion soit : « le pouvoir du peuple » peut constituer un danger pour la liberté, en ce qu’elle peut conduire à un dictat de la majorité annihilant les droits et libertés des minorités. Malgré son succès, le modèle de démocratie représentative caractérisant l’ensemble des États membres de l’Union et dont la structure européenne, notamment par le biais du Parlement européen, s’est inspirée par une sorte de « mimétisme »32, connaît une crise. Cette dernière s’incarne dans une érosion des croyances politiques en ce que les représentants élus par le peuple incarnent et agissent au nom de l’intérêt général. Pour Pierre Rosanvallon, cette remise en question de « l’idéal démocratique » constitue « le grand problème politique de notre temps »33.

Pour tenter de résoudre le paradoxe selon lequel il ne peut y avoir d’ordre juridique légitime que démocratique et la remise en question du modèle de démocratie représentative, l’Union européenne a fait le choix d’une diversification

26 B. MATHIEU, « Le Parlement européen face aux défis de la démocratie », LPA, n° 116, 11 juin 2009, p. 16. 27 Ph. BRAUD, Sociologie politique, op. cit., p. 193. 28 Ibidem. 29 B. MATHIEU, « Présentation du quatrième numéro consacré aux techniques de participation démocratique », op. cit., p. 11. 30 D. TURPIN, Droit constitutionnel, op. cit., p. 198. 31 J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social, Paris, Larousse, 1953, p. 64. 32 B. MATHIEU, « Le Parlement européen face aux défis de la démocratie », op. cit., p. 16. 33 P. ROSANVALLON, La contre-démocratie, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 9.

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des formes démocratiques. D’une part, le Traité de Lisbonne consacre, aux côtés de la démocratie représentative incarnée par le Parlement, la notion de démocratie participative dont le principe est « d’associer le « public » aux décisions publiques »34 et qui repose sur de nouvelles formes d’interaction entre les citoyens et les institutions européennes comme le droit d’initiative citoyenne consacré à l’article 8 b, alinéa 4 du Traité de Lisbonne. D’autre part, le développement du concept de démocratie juridique traduit ce renouvellement de l’idéal démocratique qui s’exprime désormais selon une pluralité de formes. La démocratie juridique implique une rénovation des moyens d’expression du souverain. Le temps dévolu aux choix des citoyens n’est plus réduit aux périodes électorales. Les possibilités de recours devant les juridictions deviennent, dans ce nouveau cadre démocratique, des processus d’interactions entre les citoyens et les institutions de l’Union européenne. Ce concept permet à la structure de renforcer son efficacité tant symbolique que pragmatique. D’un point de vue symbolique, la démocratie juridique permet à l’Union européenne de s’inscrire dans un renforcement de la notion substantielle d’État de droit qui induit l’existence simultanée de la liberté de suffrage et de la protection des droits fondamentaux. L’expression du peuple en termes de choix politiques n’est plus prépondérante, elle est une composante à part entière mais non suffisante à la matérialisation de l’État de droit, entendu comme la soumission des organes institutionnels et en particulier étatiques au respect de la règle juridique. D’un point de vue pratique, la démocratie juridique permet à l’Union européenne d’améliorer son efficacité puisqu’au nom du respect des droits fondamentaux, elle va pouvoir imposer sa volonté aux États membres.

L’objet de notre étude est ainsi de nous attacher à comprendre sur quels fondements repose le caractère démocratique de l’Union européenne, c’est-à-dire de déterminer s’il existe une légitimation du pouvoir de l’Union par le peuple, entendu qu’il ne peut y avoir de démocratie sans « participation politique […] ouverte au plus grand nombre »35.

Pour tenter de répondre à cette interrogation et déterminer si le peuple peut être reconnu comme le titulaire du pouvoir souverain au sein de l’Union européenne, nous étudierons, dans un premier temps, en quoi la structure européenne apparaît comme une démocratie représentative imparfaite (I) avant de constater, dans un second temps, que l’Union européenne implique une redéfinition du paradigme démocratique (II).

34 Y. JÉGOUZO, « De la « participation du public » à la « démocratie participative » ? », AJDA 2006, p. 2314. 35 M. ROUYER, « La démocratie n’est plus ce qu’elle n’était pas », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, n° 1, 2004, p. 93.

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I – L’UNION EUROPÉENNE :

UNE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE IMPARFAITE

L’Union européenne entretient avec la notion de démocratie des relations ambiguës. En effet, si parmi les critères définis à Copenhague en 1993, la démocratie apparaît comme une condition indispensable à tout pays souhaitant entrer dans l’Union, il n’en demeure pas moins qu’il est délicat de qualifier cette dernière de structure démocratique. Cette carence tient principalement au fonctionnement de l’Union européenne qui ne correspond pas à la vision classique du jeu démocratique qui, né « dans le cadre de la cité, puis de l’État »36, se caractérise essentiellement par « l’affrontement entre une majorité et une opposition »37. Or, l’Union, de par sa composition multinationale, repose sur une logique consensuelle de prise de décision. Aussi, il nous faut étudier les différentes lacunes structurelles ayant ralenti le développement démocratique de l’Union européenne (1), avant de voir comment la structure de cette dernière tente de pallier ces difficultés pour affirmer la légitimité de son action (2).

1) Un déficit démocratique structurel

À l’origine, la construction européenne repose sur un ensemble d’accords interétatiques à vocation économique. Dans ce cadre, une réflexion sur une approche européenne de la démocratie ne se pose pas. Il est d’ailleurs topique de noter qu’en 1957, le Parlement européen est une assemblée n’ayant aucun pouvoir et composée de membres des parlements nationaux. La structure communautaire n’a alors qu’un objet exclusivement économique comme le confirme l’article 2 du Traité de Rome signé en avril 1957 : « La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des États membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie, et des relations plus étroites entre les États qu’elle réunit »38. La légitimité de l’Union européenne se pose uniquement en termes d’efficacité économique.

Pourtant au fur et à mesure de son développement, la question du caractère démocratique de l’Union européenne se pose avec de plus en plus d’acuité. Le transfert de nombreuses compétences à l’Union, par exemple le passage à la monnaie unique avec la perte pour les États membres d’une compétence ayant

36 B. MATHIEU, « Le Parlement européen face aux défis de la démocratie », op. cit., p. 16. 37 J.-P. JACQUÉ, « Le Traité de Lisbonne : une vue cavalière », RTDE 2008, p. 439. 38 Traité instituant la Communauté économique européenne.

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directement et historiquement trait à leur souveraineté qu’est celle de battre monnaie, a renforcé l’exigence pour l’Union européenne de s’assurer d’une plus grande légitimité. Le concept de légitimité peut être défini comme exprimant « l’adéquation d’un pouvoir à une valeur ou à un ensemble de valeurs normatives, supérieures au droit positif, qui sont la justification de son existence et de son caractère impératif »39. En d’autres termes, le défi de l’Union est de réussir à développer sa capacité à engendrer la croyance selon laquelle les institutions européennes sont les plus appropriées pour la société. Malgré une intégration de plus en plus poussée, les instances de l’Union européenne demeurent des structures éloignées du citoyen. Elles conservent un caractère international qui rend malaisée l’expression d’une relation directe entre le citoyen et le pouvoir de l’Union. La composition intergouvernementale du Conseil européen ne lui confère qu’une légitimité démocratique « par ricochet ». Il en est de même pour la Commission dont les membres sont nommés par le Conseil européen après approbation du Parlement. De surcroît, le caractère très technocratique de la Commission et l’influence des groupes d’intérêts nuisent encore davantage à l’identification des citoyens à l’Union européenne.

De cette absence de prise en compte originaire de la démocratie découle un déficit démocratique persistant. Les autorités européennes reconnaissent et dénoncent l’existence de ce déficit démocratique, elles le présentent d’ailleurs comme « principalement invoqué[e] pour faire valoir que l’Union européenne et ses instances souffrent d’un manque de légitimité démocratique et qu’elles semblent inaccessibles au citoyen du fait de la complexité de leur fonctionnement »40. Pour tenter de pallier cette absence du citoyen au cœur du processus décisionnel européen et donner un sens à son action, l’Union a pris l’initiative de s’affirmer comme une structure démocratique. Pour ce faire, elle a notamment essayé de reproduire à l’échelle européenne les mécanismes de la démocratie représentative, modèle existant dans les États membres. La démarche de l’Union européenne en la matière répond à une double exigence. D’une part, l’uniformité du modèle démocratique représentatif au sein des États membres facilite sa transposition au niveau européen. D’autre part, l’Union européenne fonde son développement démocratique en mettant en relief son attachement aux traditions constitutionnelles des États qui la composent.

39A. BAR CEDÓN, « La légitimité de l’Union européenne après le Conseil européen d’Amsterdam », accessible en ligne : http://aei.pitt.edu/852/01/Scop97_2_4.pdf. 40 Glossaire accessible en ligne : http://europa.eu/scadplus/glossary/democratic_deficit_fr.htm.

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2) Une volonté de l’Union européenne de s’affirmer en tant que structure démocratique

Afin de s’affirmer en tant que structure démocratique, l’Union européenne va tenter de transposer, au niveau européen, les mécanismes nationaux du modèle démocratique représentatif. Parmi ces éléments, l’Union européenne développe la notion de citoyenneté européenne et elle renforce les pouvoirs de décision du Parlement européen.

La citoyenneté européenne est consacrée par le Traité de Maastricht en 1992. La création de ce concept met en exergue la volonté de l’Union de transcender son caractère international pour se rapprocher du modèle fédératif. La notion de citoyenneté fait expressément renvoi à la participation de l’individu à la vie de la Cité, entendue comme la communauté politique. Bien que la citoyenneté européenne ne soit qu’une « citoyenneté de superposition »41 qui n’a pas vocation à se substituer aux citoyennetés nationales, elle marque un véritable « changement de cap de la construction européenne désormais moins exclusivement économique pour être davantage et résolument politique »42. Dans la version consolidée du Traité sur l’Union européenne, la notion de citoyenneté européenne est consacrée à l’article 9, premier article du Titre II relatif aux principes démocratiques. L’unique condition d’accès à la citoyenneté européenne est exprimée dans l’article précité qui énonce qu’ « est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre »43. Le caractère démocratique de l’Union s’exprime par l’octroi d’une citoyenneté mais cette dernière est spécifique en ce qu’elle repose sur une condition d’octroi externe au droit de l’Union qu’est la citoyenneté nationale. Or, la détermination des citoyennetés nationales ne relève pas de la compétence des institutions européennes. Chaque État pose ses conditions propres pour accéder à la citoyenneté. Ainsi, en France, la citoyenneté française est liée à la condition de nationalité qui peut, par exemple, être acquise par naturalisation après un délai de résidence d’au moins cinq ans. En Belgique, le lien entre nationalité et citoyenneté est également présent, mais le délai de résidence imparti pour obtenir la nationalité belge est plus court que pour l’exemple français, puisqu’il est ramené à trois ans de résidence sur le territoire. La citoyenneté européenne est atypique en ce qu’elle rompt le lien entre citoyenneté et nationalité en permettant à un étranger d’un pays membre de l’Union de posséder le droit de vote et d’éligibilité aux élections

41 C. WIHTOL DE WENDEN, La citoyenneté européenne, Paris, Presses de Science Po, coll. Bibliothèque du citoyen, 1997, p. 29. 42 A. GRUBER, « La citoyenneté européenne : sa fonction dans le fonctionnement des institutions », LPA, n° 135, 8 juillet 2005, p. 4. 43 Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

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municipales dans tout État membre. De plus, comme le relève Pierre-Yves Chicot44, la citoyenneté européenne est apparue tout d’abord dans les faits avec la mise en place de l’élection au suffrage universel du Parlement européen en 1979, avant d’être expressément reconnue et consacrée dans le texte du Traité de Maastricht en 1992. Cependant, si la citoyenneté européenne « a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États-membres »45, cet anachronisme dans la conceptualisation de la citoyenneté européenne implique que celle-ci ne correspond qu’imparfaitement à la manifestation d’une identité commune que traduit la notion de citoyenneté dans le cadre national.

L’analogie avec le modèle national de démocratie représentative s’exprime également par la représentation des citoyens au niveau de l’Union par le Parlement européen. La version consolidée du Traité sur l’Union européenne précise expressément que : « le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative »46. Élu au suffrage universel, le Parlement européen est l’institution majeure du modèle de démocratie représentative à l’échelle européenne. Il incarne la volonté autonome de l’Union européenne, dans la mesure où, une fois élus, les parlementaires européens exercent leur mandat de façon indépendante. Symbole de cette rupture de principe avec leur circonscription nationale, les parlementaires se regroupent par affinités politiques et non en fonction de leur nationalité. Bien que le Conseil européen soit devenu depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne une institution à part entière, il n’en demeure pas moins que les membres de celui-ci, notamment les chefs d’État ou de gouvernement des États membres, représentent avant toute chose leurs intérêts nationaux. Ici, le caractère démocratique de l’Union européenne n’est que subsidiaire par rapport aux enjeux des démocraties nationales. Les pouvoirs du Parlement européen se sont progressivement accrus jusqu’à atteindre le niveau de prérogatives des parlements nationaux. Devenu « un colégislateur à part entière »47, il exerce des compétences en matière budgétaire ainsi qu’un pouvoir de contrôle important sur les activités de l’Union européenne. Malgré l’importance croissante du rôle du Parlement, son rôle de représentant des citoyens européens reste amoindri par une abstention croissante lors des élections européennes : « depuis la première élection des députés européens au suffrage universel, il y a trente ans, la participation moyenne dans l’Union européenne subit à chaque échéance une inexorable érosion, passant de 63 % en 1979 à 43,4 % en 44P.-Y. CHICOT, « La citoyenneté entre conquête de droits et droits à conquérir », RDP, n° 1, 20 mai 2005, p. 213. 45 Ibidem. 46 Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 47 F. CHALTIEL, « Le Traité de Lisbonne devant la Cour constitutionnelle allemande : conformité et démocratie européenne, (À propos de la décision du 30 juin 2009) », LPA, n° 146, 23 juillet 2009, p. 4.

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2009 »48. Ainsi, il existe un paradoxe entre la volonté affichée de l’Union de renforcer son caractère démocratique et la concrétisation de cette notion : « un contraste ne peut manquer de s’observer entre le chemin parcouru dans l’intégration européenne et l’augmentation des pouvoirs du Parlement européen d’une part, et le manque de mobilisation des citoyens européens d’autre part »49.

Les efforts et les évolutions récentes de la structure européenne ne suffisent à convaincre de la conversion effective de l’Union en une démocratie. La décision de la Cour constitutionnelle allemande du 30 juin 2009 relative à l’examen du Traité de Lisbonne illustre la persistance de cette distance entre les conceptions européenne et nationale de ce que doit être la démocratie. La Cour constitutionnelle allemande établit un constat selon lequel : « d’une part, l’Union dispose de prérogatives proches de celles d’un État fédéral et d’autre part, le principe démocratique se réalise essentiellement dans le cadre étatique faute de l’existence vérifiée d’un peuple européen »50. L’Union européenne est face à un défi majeur, peut être le plus délicat à relever, celui consistant à identifier l’entité exacte qu’elle a vocation à représenter. Ce défi avait été celui des révolutionnaires de 1789 qui avaient fait le choix du concept de Nation, entité abstraite animée par un vouloir vivre en commun. Mais avec 27 États membres, 4 pays candidats à une adhésion et des perspectives d’élargissement sans cesse renouvelées, l’Union a des difficultés à se créer un souverain, ce qui permet au Tribunal de Karlsruhe de poser comme principe que : « la responsabilité fondamentale de l’intégration réside dans les corps constitués nationaux qui agissent au nom de chacun des peuples […], que, compte tenu des transferts massifs de compétences des États vers l’Union, il importe de garder le contrôle national sur des domaines entiers de la vie publique, au premier rang desquels le principe démocratique, qui doit s’exercer par les institutions nationales au nom de chaque peuple »51.

Ainsi, l’Union européenne n’a pas véritablement réussi à affirmer son caractère démocratique au sein du modèle des démocraties représentatives. Face à cette réalité, et consciente que le caractère démocratique des institutions est désormais l’unique source de légitimité acceptable, l’Union s’est lancée dans une politique active visant à renouveler l’approche de ce que peut être une démocratie, 48 Ph. CHRIQUI et P. CHRISTIAN, « Une abstention record qui ne discrédite pourtant pas l’Europe », accessible en ligne sur Le Monde.fr : http://www.lemonde.fr/elections-europeennes/article/2009/06/07/une-abstention-record-qui-ne-discredite-pourtant-pas-l-europe_1203610_1168667.html. 49 F. CHALTIEL, « Les élections européennes, ou la naissance d’un nouveau corps politique », LPA, n° 116, 11 juin 2009, p. 6. 50 Ibidem. 51 F. CHALTIEL, « Le Traité de Lisbonne devant la Cour constitutionnelle allemande : conformité et démocratie européenne, (À propos de la décision du 30 juin 2009) », op. cit., p. 4.

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notamment en favorisant la participation des citoyens à la prise de décision publique par des moyens plus directs que celui de la désignation des membres du Parlement52.

II – L’UNION EUROPÉENNE :

UNE REFONTE DU PARADIGME DÉMOCRATIQUE

Le modèle classique de la démocratie représentative n’est pas suffisant pour répondre à la volonté de l’Union européenne de développer la participation des citoyens dans le cadre européen. Cet axiome repose sur deux éléments. D’une part, la démocratie représentative est en crise dans la mesure où de nombreux observateurs, à l’instar de Philippe Braud, dénoncent une perte de confiance des citoyens dans les institutions détentrices du pouvoir politique institutionnalisé53. D’autre part, outre cette crise, la structure européenne ne paraît pas adaptée au modèle démocratique représentatif puisque l’Union européenne ne connaît pas de peuple souverain en raison de son caractère international, donc nécessairement pluriel : « la diversité nationale et culturelle de l’Union remet en effet en cause la définition même du peuple comme sujet central et homogène de la démocratie »54. Par conséquent, pour contourner ce double obstacle et pouvoir renforcer son caractère démocratique, l’Union européenne a fait le choix de faire évoluer le paradigme démocratique par une rénovation des modes d’expression démocratiques dévolus aux citoyens. Pour ce faire, elle a choisi de diversifier les formes de légitimation démocratique (1) et de renforcer la notion de démocratie juridique par une protection européenne accrue des droits fondamentaux (2).

1) Une diversification des modes de légitimation démocratique

Le phénomène de rupture entre le citoyen et les phases électorales, qui se traduit par l’accroissement de l’abstention, c’est-à-dire par l’absence de la participation des citoyens électeurs aux scrutins légalement organisés, ne signifie pas pour autant que le citoyen ne s’implique plus dans la gestion des affaires publiques : « les citoyens ont ainsi beaucoup d’autres moyens que le vote pour exprimer leurs griefs ou leurs doléances. Le phénomène de l’abstention et du déclin de la confiance doit pour cela être restitué dans une analyse élargie des mutations des formes de l’activité démocratique »55. Pour prendre en compte cette évolution des modes de 52 É. DEBAETS, « Protection des droits fondamentaux et participation de l’individu aux décisions publiques », Jurisdoctoria, n° 4, avril 2010, p. 155. 53 « Les causes avouées de cette désaffection sont variées : d’un côté le sentiment qu’il y a des abus de pouvoir, de l’autre le scepticisme sur leur efficacité » : cf. Ph. BRAUD, Sociologie politique, op. cit., p. 148. 54 M. ROUYER, « La démocratie n’est plus ce qu’elle n’était pas », op. cit., p. 102. 55 P. ROSANVALLON, La contre démocratie, op. cit., p. 25.

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participation démocratique, l’Union européenne a fait le choix de développer un système démocratique diversifié. Cette diversification repose sur la combinaison de deux modes d’expression démocratique répartis sur deux échelles participatives. En d’autres termes, le caractère démocratique de l’Union se veut à la fois représentatif et participatif et, de plus, il s’exerce tant au niveau de l’Union européenne qu’au niveau national. Ces principes démocratiques sont distincts par leurs mécanismes mais complémentaires dans leurs effets. Ils permettent notamment à l’Union de trouver pour chacune de ses actions un mode de légitimation démocratique différencié. Cette combinaison d’éléments peut être considérée comme propre à la démocratie européenne : « la démocratie européenne se réalise par des principes de démocratie représentative, de démocratie participative et enfin par l’intermédiaire des Parlements nationaux »56.

Ainsi, les éléments liés à la notion de démocratie représentative au niveau européen permettent à l’Union d’assurer une représentation des peuples la composant sous le signe de l’unité. Outre le renforcement des pouvoirs du Parlement par les traités successifs, l’existence d’une institution élue au suffrage universel direct par les citoyens de 27 États membres est le marqueur de la réussite politique de l’Union, au-delà de sa stricte et réductrice dimension économique. La résolution du Parlement européen du 22 octobre 2009 met en exergue l’apport de cette forme de participation à la construction d’un espace européen utile aux citoyens : « considérant qu’au sein de l’Union, l’intégration réussie des droits politiques, sociaux et économiques dans la conception générale de la démocratie a largement contribué à assurer la stabilité et la prospérité, de manière inédite dans l’histoire de l’humanité »57. Nous avons, en l’espèce, une illustration du processus de légitimation des institutions de l’Union européenne, en ce qu’elles tentent de susciter chez les citoyens la croyance du caractère indispensable de l’action européenne.

Les éléments liés à la notion de démocratie représentative au niveau national permettent, en application du principe de subsidiarité, de légitimer l’action de l’ensemble des institutions européennes en associant plus étroitement les autorités nationales à la prise de décision au sein de l’Union. Le principe de subsidiarité « vise à assurer une prise de décision la plus proche possible du citoyen en vérifiant que l’action à entreprendre au niveau communautaire est justifiée par rapport aux possibilités qu’offre l’échelon national, régional ou local »58. Il renforce le rôle des parlements nationaux dans le cadre de l’application des politiques européennes en les rendant décisionnaires dans un certain nombre de domaines. Les parlements

56 F. CHALTIEL, « Le Traité de Lisbonne : les droits fondamentaux », LPA, n° 73,10 avril 2008, p. 10. 57 Résolution du Parlement européen du 22 octobre 2009 sur le renforcement de la démocratie dans les relations extérieures de l’UE. 58 Glossaire, accessible en ligne : http://europa.eu/scadplus/glossary/subsidiarity_fr.htm.

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nationaux deviennent responsables de l’efficacité de l’action de l’Union. L’association au processus décisionnel européen des acteurs politiques nationaux bénéficiant d’une légitimité démocratique permet à l’Union européenne de renforcer sa légitimité en ce que le principe de subsidiarité suppose l’adhésion des organes nationaux élus aux volontés de l’Union européenne, réduisant la distinction entre les niveaux européen et national. Il en va de même pour les membres du Conseil européen qui, élus dans leur pays respectif, sont responsables politiquement de leurs choix en matière européenne dans le cadre national. La Commission, pour sa part, bénéficie d’une légitimité démocratique par ricochet dans la mesure où ses membres sont désignés par le Conseil européen. La démocratie, telle qu’elle est envisagée dans la démocratie représentative dans le cadre européen, correspond davantage à une surveillance du peuple en aval des décisions plutôt qu’à un véritable pouvoir de prise de décision.

La participation des citoyens au processus décisionnel européen s’exprime également à travers la voix d’organes non institutionnels. Il s’agit ici d’une rénovation des modes d’expression démocratique, puisque les représentants des citoyens ne sont plus uniquement les acteurs bénéficiant d’une légitimité élective. L’article 1159 de la version consolidée du Traité sur l’Union européenne prévoit la prise en compte de la voix du citoyen dans le processus décisionnel européen par un dialogue entre la société civile et les instances de l’Union. La démocratie participative est donc une démocratie de concertation qui envisage le citoyen dans sa dimension collective. Elle demeure, par conséquent, une démocratie majoritairement représentative car seul l’alinéa 4 dudit article prend en considération le citoyen individuellement en lui reconnaissant un droit d’initiative citoyenne tandis que les alinéas 1, 2 et 3 prévoient la possibilité de concertations entre les organes de l’Union européenne et les associations appropriées. Toutefois, le droit d’initiative citoyenne doit être exercé en nombre, un million au moins de citoyens doivent se regrouper pour faire entendre leur voix. La démocratie participative a vocation à encourager le développement d’une société civile

59 « Article 11 1. Les institutions donnent, par les voies appropriées, aux citoyens et aux associations représentatives la possibilité de faire connaître et d’échanger publiquement leurs opinions dans tous les domaines d’action de l’Union. 2. Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile. 3. En vue d’assurer la cohérence et la transparence des actions de l’Union, la Commission européenne procède à de larges consultations des parties concernées. 4. Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission européenne, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application des Traités. Les procédures et conditions requises pour la présentation d’une telle initiative sont fixées conformément à l’article 24, premier alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » : cf. la version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

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européenne. L’avantage de ce type de participation est qu’il permet à l’Union européenne de pallier l’impossibilité actuelle d’appuyer la légitimité de son action sur un peuple unique, constitué autour d’éléments objectifs tels que la langue ou l’histoire commune, pour privilégier la prise en compte d’éléments pluriels liés par une vue commune sur un problème donné. Toutefois, le terme de concertation, s’il traduit l’idée d’une communauté de vue et de projet, ne résout pas la question du souverain, dans la mesure où la société civile est une entité difficile à cerner et incertaine. Si des citoyens partagent une opinion commune sur un objet donné, celle-ci peut être distincte dans une autre matière, ce qui fragilise la portée de la voix du souverain. Si les citoyens européens peuvent faire entendre leur voix dans le cadre du processus décisionnel européen, cette dernière n’apparaît donc pas prépondérante. L’Union européenne est basée sur un mode de fonctionnement consensuel que la notion de démocratie participative tente de systématiser au niveau des citoyens et non plus uniquement à l’échelle des rapports interinstitutionnels. Toutefois, bien que la démocratie soit la voie d’un dialogue dans le processus de prise de décision politique, il n’en demeure pas moins qu’une fois que cette décision est institutionnellement entérinée, elle incarne la volonté générale et non la volonté de chacun.

Face aux limites de la notion de démocratie participative qui induit une prise en compte des aspirations particulières de la société civile et des groupes d’intérêts qui la structurent, l’Union européenne, dans un souci de recherche d’unité, a renforcé progressivement sa capacité à protéger les droits fondamentaux, favorisant l’émergence d’un nouveau mode d’expression démocratique, la démocratie juridique.

2) La protection par l’Union européenne des droits fondamentaux, élément d’une démocratie juridique

Le caractère démocratique de l’Union européenne est pluridimensionnel. Il se matérialise sous la forme de plusieurs modes de participation des citoyens aux affaires publiques et notamment à la détermination du sens des règles juridiques. Dans le cadre de la démocratie représentative, en fonction du choix de la majorité élue par les citoyens, le sens du droit va être orienté en amont par un présupposé idéologique. Dans le cadre de la démocratie juridique, l’interaction entre les citoyens et les décisionnaires institutionnels est inversée, puisque c’est par l’introduction de recours juridictionnels que le citoyen va tenter d’annihiler ou de modifier la portée d’une règle juridique, au motif que cette dernière est à ses yeux illégitime, c’est-à-dire qu’elle ne correspond pas à l’ensemble des valeurs auxquelles le citoyen-requérant adhère.

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L’avantage majeur de ce mode démocratique pour l’Union européenne est qu’il évacue la difficulté de l’identification d’un souverain unique. La démocratie juridique se fonde principalement sur la capacité des citoyens à faire valoir leurs droits, à garantir leur sphère d’autonomie vis-à-vis du pouvoir institutionnalisé : « les droits de l’individu, garantis par des autorités supranationales (telle l’Union européenne) sont une traduction possible de l’idéal démocratique en ce qu’ils permettent d’assurer à l’individu une autonomie quelle que soit son appartenance nationale »60. Elle repose sur le postulat du libéralisme qui tend à réduire les actions positives de l’État au profit d’une marge de liberté plus grande laissée aux personnes, tant physiques que morales. Cette capacité d’action se concrétise, sous la forme juridique, donc contraignante, par la reconnaissance de l’existence de droits fondamentaux au profit de ces différentes personnes. En d’autres termes, la notion de démocratie juridique ne repose pas sur le concept de peuple souverain mais sur celui de titulaires de droit.

La démocratie juridique repose également sur un critère représentatif puisque les citoyens ne s’expriment pas directement sur la scène publique. Toutefois, le sens de la notion de représentation n’est pas le même que celui évoqué s’agissant de la démocratie représentative appréhendée au sens strict. Dans le cadre de la démocratie juridique, les représentants des citoyens sont des juges comme en témoigne la mention : « au nom du peuple français », présente dans les décisions des juridictions françaises. Mais la légitimité des juges n’est pas élective mais libérale, au sens où l’action des juridictions a pour fondement la protection les droits et libertés des citoyens, notamment contre les agissements de l’État. Cette source de légitimation est également présente pour les juges à la Cour de justice de l’Union européenne, désignés d’un commun accord par les gouvernements des États membres.

Le développement de la protection des droits fondamentaux par l’Union européenne, dont la reconnaissance de la valeur contraignante de la Charte des droits fondamentaux par le Traité de Lisbonne est la manifestation la plus récente, est un moyen qui concourt à la réalisation progressive de la démocratie juridique. En effet, cette dernière s’inscrit dans une démarche de définition substantielle de l’État de droit. Bien que très souvent les expressions d’État de droit et de démocratie soient employées de manière synonyme, la substance de l’État de droit dépasse l’idée d’une prise de décision dans le respect de la volonté du peuple souverain. L’État de droit « implique une certaine conception de la démocratie »61 dont le principal composant est le respect par les élus des règles juridiques. L’Union dispose des moyens juridiques de contraindre au respect du droit européen, elle s’inscrit donc sans

60 M. ROUYER, « La démocratie n’est plus ce qu’elle n’était pas », op. cit., p. 102. 61 J.-J. CHEVALLIER, L’État de droit, Paris, Montchrestien, Lextenso éditions, 5ème édition, 2010, p. 54.

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difficulté dans le schéma de l’État de droit et de la démocratie juridique qui en découle.

L’évolution de la structure de l’Union européenne en tant que démocratie juridique a été amorcée sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui, dès 1969 dans son arrêt du 12 novembre dit Erich Stauder, a affirmé sa pleine compétence à assurer le respect des droits fondamentaux de la personne par le biais des principes généraux du droit de l’Union. La perspective la plus récente du développement de l’Union en tant que démocratie juridique est la prochaine adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévue par l’article 6, alinéa 2 de la version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne62. Cette adhésion, avec nomination à la Cour de Strasbourg d’un juge représentant l’Union, devrait permettre à la structure européenne de bénéficier des avantages d’un recours individuel sans surcharger sa propre juridiction. Ainsi, les individus pourraient attaquer devant la Cour de Strasbourg tous les actes émanant des institutions de l’Union selon des modalités restant à définir. Ce recours individuel rapprocherait encore un peu plus l’Union européenne du modèle d’une démocratie juridique efficiente.

La protection des droits fondamentaux au niveau européen est une source de légitimité pour l’Union, car elle crée un facteur d’unité favorisant l’émergence d’une communauté de valeurs. Les droits fondamentaux peuvent être appréhendés comme la traduction juridique de valeurs idéologiques ou philosophiques. Ils peuvent ainsi être entendus comme les fondements d’une structure institutionnelle donnée. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne insiste sur cet élément constitutif d’une vision unitaire en organisant sa protection des droits fondamentaux sur la base des traditions constitutionnelles communes des États membres comme l’illustre cet extrait de l’arrêt dit Internationale Handelsgesellschaft : « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect […], la sauvegarde de ces droits, tout en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté »63. La Cour de justice de l’Union européenne utilise la protection des droits fondamentaux, élément de convergence substantielle entre les différents États membres, pour asseoir la 62 « 2. L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les Traités » : Article 6, extrait de la Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 63 CJUE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH / Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, Rec. 1970, p. 1125.

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primauté du droit de l’Union européenne et son autonomie. Le caractère démocratique découle de ce que les peuples des différents États membres ont placé dans leurs textes constitutionnels respectifs la protection des droits fondamentaux comme élément constitutionnel central. Par conséquent, lorsque la Cour du Luxembourg protège les droits fondamentaux, elle assure dans sa sphère de compétences une protection de valeurs identifiées en amont par les différents peuples comme constituant les fondements de leurs régimes politiques. L’établissement d’un lien entre démocratie et droits fondamentaux, piliers de l’État de droit, permet d’assigner un objectif à l’expression démocratique du pouvoir, celui de la protection des libertés de la personne. Cette approche est celle proclamée à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme »64.

Or, dans le cadre de cette conception du pouvoir politique en tant qu’instrument de protection des droits de la personne, la question de la dévolution du pouvoir perd de son importance. En effet, l’objectif de la préservation des libertés devient prioritaire par rapport aux modes d’expression démocratique liés au droit de suffrage. En d’autres termes, le droit de suffrage ne devient qu’un droit à protéger parmi les autres et non le droit source de tous les autres. Ce renversement de perspective entraîne une refonte du paradigme de la légitimité démocratique qui ne repose plus sur l’exclusivité de l’élection mais sur l’effectivité de l’autonomie du citoyen.

La démocratie européenne se caractérise par une distance entre le rôle qui est dévolu au peuple par les textes et la réalité de ce dernier dans la prise de décision au sein de l’Union. Ainsi, bien que le traité consolidé énonce en son article 10 alinéa 1 que « le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative »65, les liens entre les citoyens et les institutions de l’Union européenne apparaissent pour le moins distendus. Ce constat repose sur le fait que, malgré des efforts constants, l’Union demeure une structure confuse et éloignée des citoyens. De surcroît, les élargissements successifs complexifient la création d’un peuple unique. L’Union européenne doit composer avec ses peuples mais il apparaît un antagonisme entre la pluralité de ces derniers et l’unité de la représentation. La démocratie représentative repose sur le postulat selon lequel le représentant est un mandataire au sens de l’article 1984 du Code civil66. Il existe ainsi une relation particulière et personnelle

64 Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789. 65 Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 66 Article 1984 du Code civil, créé par la loi n° 1804-03-10 promulguée le 20 mars 1804 : « Le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom. Le contrat ne se forme que par l’acceptation du mandataire ».

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entre le mandant et son mandataire. Dans le cadre européen, cet axiome de la démocratie représentative est mis à mal par la permanence d’une pluralité de souverains incarnés par l’utilisation du substantif « peuples » au pluriel, par exemple à l’article 1er de la version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne67. Certes, le modèle français offre un exemple concret de réussite de contournement de cette contradiction par la création de la notion de « Nation ». Cependant, ce chemin ne semble pas être celui qu’a choisi l’Union européenne. Si la structure européenne tend à devenir un modèle fédéral, elle doit à terme trouver en quelle entité s’incarne son souverain. Le modèle fédéral n’induit pas une pluralité de souverainetés. Si plusieurs niveaux de citoyenneté sont possibles, le souverain est unique. L’une des problématiques de la démocratie représentative est que, pour être viable, ce modèle repose sur l’institutionnalisation des choix d’un souverain. Or, en maintenant la reconnaissance d’une pluralité de peuples en son sein, l’Union ménage les sensibilités nationales sans pour autant réussir à s’affirmer comme une démocratie au sens classique du terme.

C’est dans le souci d’accroître et de pérenniser sa légitimité que l’Union européenne renouvelle sans cesse la compréhension de son caractère démocratique. De la première élection au suffrage universel des parlementaires en 1979 à l’élaboration de moyens démocratiques participatifs en passant par la reconnaissance de la citoyenneté européenne, l’Union n’a eu de cesse de renforcer sa dimension démocratique à défaut de pouvoir s’affirmer comme un régime démocratique. Dans le cadre de ce renforcement, l’Union européenne a pris en compte les deux pans de la démocratie moderne que sont la prise en compte de la voix des citoyens ainsi que la protection des droits fondamentaux. C’est dans cette deuxième matière qu’il nous semble que l’Union a le mieux réussi, au sens où elle tend à devenir une véritable démocratie juridique.

67 Article 1er, alinéa 2 : « Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens » : Version consolidée du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

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RÉSUMÉ :

L’Union européenne n’était pas, à l’origine, une structure ayant un lien évident avec la notion de démocratie. Pourtant, au fur et à mesure de la construction européenne, le renforcement du caractère démocratique est devenu une priorité de l’Union européenne. Le développement de la dimension politique de l’Union, au-delà d’une stricte approche économique des relations entre les États membres, a conditionné une recherche de légitimité des organes européens. Après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui renforce la démocratie dans l’Union, il nous a paru opportun de nous intéresser aux caractéristiques de la démocratie européenne. Calquée sur le modèle représentatif de la démocratie qui est majoritaire au sein des États membres, la démocratie européenne se distingue en ce qu’elle a la particularité de ne pas reposer sur un seul mode d’expression démocratique. À la fois représentative avec l’élection au suffrage universel du Parlement et participative par le droit d’initiative citoyenne européenne ou juridique avec la protection des droits fondamentaux, la démocratie au sein de l’Union européenne ne correspond à aucun autre modèle théorique lié au régime démocratique. Face à cette pluralité, nous avons choisi de nous interroger sur la question de la place occupée par le peuple, titulaire du pouvoir souverain dans le cadre démocratique, au sein de la démocratie européenne.

SUMMARY:

The European Union had originally only loose structural links with the concept of democracy. Reinforcing democracy yet became a priority during further stages of the European Union’s construction. The union developed a political dimension beyond its initial economical vision of the relationships between member states. It thus became necessary for the various European bodies to seek democratic legitimacy. The entry into force of the Lisbon Treaty that strengthens democracy within the Union makes it appropriate to scrutinise the features of the European democracy. Although it derives from the representative model that prevails among member states, the European Union democratic model is original in that it does not rely on a single expression of democracy. Indeed, it does not fit any of the established theoretical models of democracy. It is both representative (through universal suffrage elections to the Parliament), participatory (through the possibility of citizens’ initiatives), and juridical (through the protection of fundamental rights). Given this diversity, we focused our work on the role of the people, democratically sovereign by nature, within the European democracy.

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Le modèle politique de la Cour européenne des droits de l’homme : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet

XAVIER SOUVIGNET

Doctorant à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

« Dans la culture du Sujet-Roi, de l’individu mini-État, chacun est à soi-même une secte, et la société une super-secte gérant l’absurde »1

Pierre Legendre

vant d’être un régime politique ou un système de valeurs, la démocratie apparaît en Occident comme une forme de gouvernement, déterminée par le

règne du plus grand nombre. Dans sa conception la plus classique, transmise aux Modernes par la médiation de J.-J. Rousseau, la démocratie repose sur la souveraineté du peuple, ce que résume assez efficacement la formule lincolnienne « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Le principe de la souveraineté populaire implique ensuite l’existence d’un certain nombre de droits politiques, lesquels concourent à sa mise en œuvre technique ; le premier d’entre ces droits étant le droit de participation politique.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’influence pour les droits et les structures constitutionnelles des États européens va croissant2, exprime une toute autre conception : non seulement la démocratie ne se

1 P. LEGENDRE, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Paris, Fayard, 1983, p. 345. 2 L. BURGOGUE-LARSSEN, « L’autonomie constitutionnelle aux prises avec la Convention européenne des droits de l’homme », RDCB 2001, pp. 301 et s. ; « Les occupants du territoire constitutionnel », RDCB 2003, pp. 69 et s. ; J.-F. FLAUSS, « La contribution de la jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l’homme à la formation d’un droit constitutionnel européen »,

A

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réduit pas au droit de participer au processus électoral, mais ce droit spécifiquement politique, proclamé par la « clause politique » de l’article 3 du Protocole n° 13, demeure le parent pauvre des droits politiques4.

En effet si la Cour européenne entend faire de la démocratie « le seul régime compatible avec la Convention »5, elle admet pourtant, conformément à une idéologie du pluralisme, une certaine forme de diversité démocratique entre les différents États européens. Cet aspect fonde la large marge d’appréciation des États en matière de limitation des droits garantis par la « clause politique »6. Ainsi la Cour est amenée à porter son contrôle à un niveau particulièrement peu élevé. Elle se dégage des critères applicables aux droits-autonomie des articles 8 à 117 : ces critères sont ceux de la « nécessité dans une société démocratique » et du « besoin social impérieux ». La Cour européenne se contente alors de contrôler d’une part la recherche d’arbitraire ou le manque de proportionnalité, d’autre part la préservation de la libre expression du peuple8. L’appréciation nationale est encore plus large et le contrôle européen encore plus restreint, en ce qui concerne le volet « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole n° 1, à savoir le droit de se présenter à une élection ; la Cour se limitant dans ce cas à apprécier l’absence d’arbitraire de l’État dans l’ingérence du droit garanti9.

La jurisprudence de la Cour relative au contentieux de la « clause politique » apparaît alors relativement laxiste, et l’on a pu voir, pour énumérer quelques

RUDH 1995, pp. 373 et s. ; « Droit constitutionnel et Convention européenne des droits de l’homme, le droit constitutionnel national devant la Cour européenne des droits de l’homme », RFDC 2000, pp. 843 et s. 3 Article 3 Protocole n° 1 : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». 4 On peut considérer que les libertés d’opinion (article 9), d’expression (article 10), de réunion (article 11), ainsi que la prohibition de toute discrimination (article 14), ont une coloration éminemment politique. 5 CEDH (GC), 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et al. c. Turquie, Rec. 1998-I, § 45. 6 CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, Rec. 2006-IV, § 103 : « Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie ». 7 L’article 8 proclame le droit au respect de la vie privée et familiale ; pour les articles 9 à 11, voir note 2. 8 CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, op. cit., § 115. 9 Néanmoins la jurisprudence européenne a quelque peu relativisé cette distinction entre volet actif et passif : dans la mesure où le droit de se présenter à une élection pouvant « avoir un effet secondaire sur la manière dont les électeurs exercent leur droit de vote » (CEDH (GC), 27 avril 2010, Tanase c. Moldova, req. n° 7/08, § 155), la Cour opère, à partir de l’arrêt du 24 juin 2008, Adamsons c. Lettonie, req. n° 3669/03, un contrôle quasi normal de l’ingérence étatique dans le droit de se présenter à une élection, notamment avec l’intervention du principe de confiance légitime.

Le modèle politique de la CEDH : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet 43

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exemples fameux, les juges européens admettre la restriction du droit de suffrage en Nouvelle-Calédonie10, l’inéligibilité d’une représentante de la minorité russophone en Lettonie du seul fait de son passé politique11, ou encore un seuil électoral de 10 % pour des élections législatives en Turquie12. On peut certes à bien des égards comprendre cette position. D’abord on doit admettre que les droits politiques touchent à l’identité constitutionnelle13 des États. Leur mise en œuvre ne saurait alors être comprise sans l’appréhension d’un certain contexte historique et politique national14 excluant la possibilité même de tout consensus européen. De plus il n’est certainement pas dans les attributions d’une cour internationale, après qu’elle ait posé le standard de « démocratie véritable »15, de s’engager dans une définition technique de la démocratie. Tout cela milite pour la reconnaissance au profit des États d’une large marge d’appréciation et d’une grande retenue du juge international.

Mais une autre interprétation de cette jurisprudence doit être envisagée selon nous. Si le contrôle restreint en matière de contentieux de la « clause politique » demeure compatible avec la promotion de la démocratie, c’est que, pour la Cour, la question démocratique se joue moins au sein de l’ « État démocratique »16 que de la « société démocratique ». La « démocratie véritable » au sens de la jurisprudence

10 CEDH, 11 janvier 2005, Py c. France, Rec. 2005-I. 11 CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, op. cit. La requérante, ancienne membre du parti communiste ne s’était pourtant pas rendue coupable d’activités illégales. Le problème fondamental de cette décision, développé notamment par M. le Juge Zupancic dans son opinion dissidente, est qu’elle aboutit à affecter la représentation politique de l’importante minorité russophone en Lettonie. 12 CEDH (GC), 8 juillet 2008, Yumak et Sadak c. Turquie, req. n° 10126/03. En réalité la chambre estime bien que le seuil électoral en question est excessif, mais ne conclut pas pour autant à une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 : « la Cour estime que d’une manière générale, un seuil électoral de 10 % apparaît excessif. À cet égard, elle souscrit aux considérations des organes du Conseil de l’Europe qui soulignent le caractère exceptionnel et élevé du seuil litigieux et en préconisent l’abaissement […]. Ce seuil contraint les partis politiques à recourir à des stratagèmes qui ne contribuent pas à la transparence du processus électoral. En l’espèce, toutefois, la Cour n’est pas convaincue que, considéré dans le contexte politique propre aux élections en question et assorti des correctifs et autres garanties qui en ont circonscrit les effets en pratique, il a eu pour effet d’entraver dans leur substance les droits des requérants garantis par l’article 3 du Protocole no 1 » (§ 147). 13 La notion d’ « identité constitutionnelle », que nous empruntons au Conseil constitutionnel français (Décision DC, 27 juin 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, Rec. p. 88), est inconnue du droit de la Convention européenne. 14 J.-F. FLAUSS, « L’Histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH 2006, pp. 5 et s. 15 Alinéa 3 du Préambule du Statut du Conseil de l’Europe de 1949. 16 La formule d’ « État démocratique » est de manière significative assez peu employée : CEDH (GC), 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni, Rec. 2005IX, § 59 ; (GC) 27 avril 2010, Tanase c. Moldova, op. cit., § 166.

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strasbourgeoise apparaît en effet totalement immergée dans la « société démocratique »17, là où la marge nationale d’appréciation est la plus faible. À la démocratie du peuple souverain, la Cour dessine les contours d’une autre démocratie, plus socialisée, plus soucieuse du sort des minorités, du pluralisme et du dialogue sociétal. La démocratie de la Cour européenne, dépouillée de sa « charge politique »18 se fonde moins sur les droits du corps électoral mais sur l’idée d’une « société ouverte »19 au sein de laquelle doivent pouvoir s’exprimer toutes les opinions, les préférences et les intérêts, sans discrimination. La Cour a défini sa profession de foi démocratique, à l’occasion du célèbre arrêt Handyside, dans le fameux triptyque « pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture »20.

La prééminence du droit21 apparaît comme le fondement22 et le principe régulateur d’inspiration « libérale et anglo-saxonne »23 de cette société démocratique. Cette conception de la démocratie est bien définie par M. Sudre, pour lequel « l’idée de droit qui se dégage de l’analyse [des décisions de la Cour 17 La « société démocratique », qui renferme les valeurs essentielles de l’ « ordre public européen », compte au nombre des concepts fondamentaux de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le standard de la « nécessité dans une société démocratique » constitue en outre l’étalon au regard duquel la Cour européenne évalue l’ingérence de l’État dans les droits-autonomie des individus (§ 2 des articles 8 à 11). Cf. J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, « L’État et la société démocratique dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Liberté, Justice, Tolérance : Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonathan, vol. 1, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 59 et s. ; F. JACQUEMOT, Le standard européen de société démocratique, Montpellier, Éditions de la Faculté de droit de Montpellier, 2006. 18 J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, « Une force qui va ? Tendances générales de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en 2003 », Cahiers de droit européen 2004, p. 406. 19 P. WACHSMANN, « La prééminence du droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Recueil d’études à la mémoire de Jacques Schwob, Le droit des organisations internationales, Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 260. 20 CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, A. 24, § 49. 21 La prééminence du droit, contenue dans le Préambule de la Convention, a connu un formidable développement depuis la décision fondatrice de la CEDH du 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, A. 18, au point d’être devenue l’un des principes matriciels et essentiels de la jurisprudence strasbourgeoise. 22 CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas, A. 33 : au § 39, la Cour évoque une société démocratique qui « adhère » à la prééminence du droit. D’autres arrêts évoquent l’idée d’une « société démocratique fondée sur la prééminence du droit » (CEDH, 27 mars 2008, Touriki Enosi Xanthis et al. c. Grèce, req. n° 26698/05, § 56) ; ou celle d’une « société démocratique attachée à la prééminence du droit » (CEDH (GC), 10 février 2009, Sergueï Zolotouchine c. Russie, req. n° 14939/03, § 56) ; d’autres enfin évoquent « une société démocratique régie par la prééminence du droit » (CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, op. cit., § 103). 23 J. BAUDOUIN, « Citoyenneté et souveraineté : la contribution d’Habermas », in G. KOUBI (dir.), De la citoyenneté, Paris, Litec, 1995, p. 26. L’auteur oppose une vision continentale qui place « la souveraineté du peuple au centre du principe d’une société démocratique », à une vision libérale et anglo-saxonne » fondée sur « la pluralité des opinions et des intérêts et plus encore la limitation et le contrôle des gouvernants ».

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européenne des droits de l’Homme] est celle d’une société pluraliste soumise à la prééminence du droit et garantissant à l’individu des droits concrets »24.

Ces multiples tensions et dialogies à l’œuvre dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme débouchent naturellement sur une interrogation quant à un possible dépassement de la démocratie en tant que forme politique.

On pourrait assez grossièrement retrouver la dialectique des deux « frères ennemis » – libéralisme et démocratie25 – dans la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg, à travers les outils de « prééminence du droit » (élément libéral) et de « société démocratique » (élément démocratique). Mais cette dichotomie a priori extrêmement confortable n’a en réalité pas de sens, puisque la « société démocratique » au sens de la jurisprudence de la Cour n’est pas réductible à l’acception traditionnelle de « démocratie », à savoir le règne du plus grand nombre. C’est la Magna Carta européenne elle-même, dans sa totalité et son indivisibilité qui puise son principe dans une tradition et une philosophie libérale.

Par ailleurs, si libéralisme et démocratie constituent deux principes politiques bien différents, il faut admettre qu’un certain libéralisme politique précisément, héritier du jus naturalisme rationaliste, a réussi à les faire cohabiter au sein d’une subtile dialectique. Les révolutionnaires de 1789 n’opposent en effet aucunement Droit et Loi, démocratie et libéralisme : au contraire la Loi des révolutionnaires n’a de signification que comme médiation, comme positivation des droits naturels. En d’autres termes, la loi faite par le peuple ou la nation souveraine26 est la garantie de la liberté. Ce lien consubstantiel entre Loi et Droits fondamentaux est exprimé en particulier dans la Déclaration des droits de 1789, aux articles 4, 5, 9, 10, 11, 17, et particulièrement à l’article 6.

Il faut toutefois se garder d’une représentation trop fantasmée de ce modèle juridico-politique. D’abord on doit considérer qu’il s’agit là d’une spécificité de la pensée juridique française, qui la distingue radicalement des autres grands modèles des droits fondamentaux, anglais, américains ou allemands27. Ensuite, en France même, la dimension politico-démocratique de la loi (expression de la volonté 24 F. SUDRE, « Les libertés protégées par la Cour européenne des droits de l’homme », in D. ROUSSEAU et F. SUDRE (dir.), Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme : droit et libertés en Europe, Paris, STH, coll. « Les grands colloques », 1990, p. 19. 25 N. BOBBIO, Libéralisme et démocratie, trad. de l’italien, Paris, Cerf, 1996, p. 116. On trouve surtout une exposition de cette contradiction dans l’œuvre de C. SCHMITT, en particulier dans la Théorie de la Constitution, trad. française, Paris, PUF, « Quadrige », 1ère éd., 2008. Cf. également J. HABERMAS, Droit et Démocratie, trad. française, Paris, Gallimard, 1997. 26 L’objet de ces développements ne consiste pas à entrer dans la distinction et l’opposition entre Peuple et Nation, souveraineté populaire et nationale. 27 Cf. sur cette question G. PECES-BARBA MARTINEZ, Théorie des droits fondamentaux, trad. de l’espagnol, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 2004, pp. 133 et s.

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générale) a tendu à éclipser, en théorie comme en pratique, sa dimension proprement libérale (garantie de la liberté)28. Enfin le triomphe progressif du constitutionnalisme, notamment depuis 1971, a singulièrement réactivé l’irréductible opposition entre libéralisme et démocratie, autour de la question du contrôle de constitutionnalité des lois et du pouvoir des juges29.

Pourtant le modèle politique promu par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme pose la question de la tension entre droits fondamentaux, droit et démocratie sous un angle particulier. À cet égard, les notions de « prééminence du droit » et de « société démocratique » occupent une place fondamentale et décisive dans la conception strasbourgeoise de la démocratie : par l’autonomisation du droit par rapport au politique qu’implique la « prééminence du droit » et celle de la société par rapport à l’État qu’implique la « société démocratique », le modèle politique de la Cour européenne de Strasbourg tend à un dépassement, voire à un effacement, des concepts sans lesquels on ne pouvait jusqu’à présent penser la démocratie : « le peuple » (I) et le « citoyen » (II).

I – LA DÉMOCRATIE SANS LE PEUPLE

Conformément à l’esprit libéral, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme témoigne d’une certaine méfiance envers le peuple (1), même si le principe de prééminence du droit implique une exigence minimale d’un consentement des destinataires de la règle de droit (2).

1) La méfiance envers le peuple

Si la démocratie est, sans doute pas uniquement mais aussi, une forme de gouvernement, alors cette dernière conduit inévitablement à une interrogation sur le Pouvoir. Depuis l’époque moderne les juristes ont pensé, dessiné, moulé le pouvoir dans la souveraineté, « principes des principes du droit public »30. Or, comme le montre le Professeur O. Beaud, la notion de souveraineté, qui se situe au carrefour des discours juridiques et philosophico-politiques, renvoie certes à un acte juridique, mais également à un auteur31. Comme principe juridique, mais également comme 28 Cf. l’œuvre de R. CARRÉ DE MALBERG, La loi expression de la volonté générale, Paris, Sirey, 1931. 29 Les ouvrages et articles sur la question étant innombrables, nous nous contenterons de renvoyer en priorité à l’œuvre de M. TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, et de Ph. RAYNAUD, Le juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2009, p. 114. 30 O. BEAUD, La puissance de l’État, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 12. 31Ibid., pp. 20-25. En prenant en compte l’aspect normatif de la souveraineté, l’auteur entend réinscrire celle-ci dans un discours proprement juridique ; mais, en refusant d’éluder la question de l’auteur de l’acte, O. Beaud se détache franchement du normativisme kelsénien.

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principe de légitimité32, la souveraineté présuppose l’existence d’un titulaire, d’un Souverain. Si la notion moderne de souveraineté renvoie au monopole de l’État dans l’édiction du droit positif33, derrière la personne juridique-État se cache le principe dans lequel repose toute légitimité : Dieu, le Prince, la Nation, le Peuple,…

Or, on peine à identifier un tel Souverain dans le modèle de la « société démocratique régie par la prééminence du droit »34 qui refuse de voir dans la démocratie la « suprématie constante de l’opinion d’une majorité »35. La « Nation » est absente du vocabulaire européen des droits de l’homme. Quant au peuple, la Cour européenne de Strasbourg fait montre, sinon d’une méfiance à son égard, du moins d’une représentation assez relative de son rôle dans une démocratie.

Dans sa décision de section du 31 juillet 2001, confirmée en Grande chambre36, relative au Parti turc de la prospérité, la Cour, déclarant la dissolution par la Cour constitutionnelle turque du parti islamiste vainqueur aux élections législatives37 compatible avec l’article 11 de la Convention, affirme curieusement « que la démocratie suppose de donner un rôle au peuple »38. M. Lebreton, dans un réquisitoire d’une grande violence, estime que « cette incroyable définition de la démocratie est révélatrice de [la] volonté [de la Cour] de nier la souveraineté du peuple, puisqu’à la place de celle-ci elle ne reconnaît au peuple qu’un simple « rôle », qu’au surplus il ne s’attribue pas lui-même mais qu’on lui « donne »… »39. Sans aller comme l’auteur jusqu’à invoquer une « trahison à l’égard de l’État de droit et de la démocratie »40, force est de constater que la Cour dresse un tableau de 32 M. FOESSEL, « La souveraineté ou la part de l’irréductible », Esprit, n° 1, 2002, p. 156 : « Le concept de souveraineté est travaillé de l’intérieur par la question de la légitimité ». 33 O. BEAUD, La puissance de l’État, op. cit., p. 130. 34 CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, op. cit., § 103 ; (GC) 8 juillet 2008, Yumak et Sadak c. Turquie, op. cit., § 105 ; CEDH (GC) 27 avril 2010, Tanase c. Moldova, op. cit., § 154. 35 CEDH (GC), 29 avril 1999, Chassagnou et al. c. France, Rec. 1999-III, § 112. 36 CEDH (GC), 13 février 2003, Refah Partisi et al. c. Turquie, Rec. 2003-II. 37 Le parti de la Prospérité, dissout, prendra sa revanche à travers une nouvelle formation politique, l’AKP, qui remportera les élections en 2007. 38 CEDH (GC), 31 juillet 2001, Refah Partisi et al. c. Turquie, req. n° 41340/98, § 43. 39 G. LEBRETON, « L’islam devant la Cour européenne des droits de l’homme », RDP, n° 5, 2002, p. 1509. 40Ibid. Cette « trahison » paraît curieuse puisque l’auteur admet plus tard qu’entre la démocratie et l’État de droit, la Cour européenne a finalement opté pour ce dernier (p. 1510). De plus M. Lebreton estime que la Cour viole le principe de prééminence du droit – assimilé ici à l’État de droit – dans la mesure où la dissolution du parti ne pouvait passer pour « prévisible » au regard de la loi turque sur les partis politiques, laquelle avait été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême turque, sept jours avant la décision prononçant la dissolution du parti (p. 1507). Il faut noter qu’une minorité de trois juges a exprimé ses doute sur le respect de cette exigence de prévisibilité (en l’occurrence les juges Fuhrmann, Loucaides et Bratza).

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la démocratie dans laquelle le peuple n’occupe qu’une place bien relative. M. Lebreton désigne le coupable de cette dérive : « une prétendue « prééminence du droit » »41, à laquelle la Cour voudrait soumettre la démocratie.

Dans son article consacré à la « souveraineté »42, P. Bouretz retrace l’évolution historique du titulaire de la souveraineté en Occident depuis l’époque moderne. De la souveraineté du Roi à celle d’une collectivité abstraite, la « Nation »43, l’auteur montre une désincorporation progressive vers une « souveraineté du droit ». Le principe de la prééminence du droit, au sens du droit européen, exprime selon nous parfaitement cette transformation à l’œuvre dans bien des systèmes juridiques. La déclaration de P.-H. Teitgen devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en août 1949 témoigne de l’avènement de cette nouvelle souveraineté :

« Je pense qu’unanimement nous pouvons dresser face à la raison d’État la seule souveraineté qui vaille la peine qu’on meure pour elle, qui vaille la peine d’être, en toute hypothèse, défendue, respectée, sauvegardée : la souveraineté de la morale et du droit »44.

Indiscutablement la prééminence du droit débouche sur une objectivité voire une idéalité du droit, ainsi que sur l’idée d’antériorité, de primauté de rang45 de celui-ci sur le pouvoir, fût-il démocratique. Mais là où le libéralisme politique issu de la Révolution française faisait de la Loi démocratique la garantie naturelle des droits naturels, le modèle de la prééminence du droit tend à révoquer ce statut. On doit remarquer en effet que le droit de la Convention européenne ne pose aucun lien nécessaire entre garantie de la liberté et loi démocratique. En aucun cas la Convention ou la Cour n’exigent une obligation de consentement démocratique à la loi. La « loi » conforme à la prééminence du droit est simplement une loi de qualité, « accessible » et « prévisible »46, soit une loi au sens matériel ou une règle de droit47. Par

41Ibid., p. 1510. 42 P. BOURETZ, « Souveraineté », in O. DUHAMEL et Y. MÉNY (dir.), Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, pp. 989 et s. 43 La formule de F.-W. Maitland est particulièrement illustrative : « la nation vint à chausser les bottes du prince », cité par P. BOURETZ, « Souveraineté », in O. DUHAMEL et Y. MÉNY (dir.), Dictionnaire constitutionnel, ibid., p. 990. 44 Déclaration de P.-H. TEITGEN, in M. DE SALVIA, Compendium de la CEDH : les principes directeurs de la jurisprudence relative à la Convention européenne des droits de l’homme, Kehl (RFA), N. P. Engel Verlag, 2003, vol. 1, p. V. 45 C’est le sens même du terme « prééminence ». 46 Au sein d’une abondante jurisprudence, cf. en particulier les arrêts CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France, A. 176-A, § 30 ; et Huvig c. France, A. 176-B, § 29. 47 Pour la doctrine allemande emmenée par P. Laband une « règle du droit » est une règle dotée de certaines qualités portant essentiellement sur la situation juridique des particuliers. Dans sa critique de

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ailleurs, si l’article 3 du Protocole n° 1 reconnaît un droit d’élire un organe législatif, la Cour européenne n’a jamais opéré de relation entre ce droit politique et les conditions de restriction des droits fondamentaux.

On cherche alors désespérément quel pourrait être le rôle du peuple, entendu comme corps des citoyens, dans cette nouvelle démocratie, puisque la Cour n’entend pas renoncer à ce label.

2) Une exigence minimale d’un consentement des destinataires de la règle de droit

M. Lécuyer témoigne dans sa thèse d’un certain optimiste. Pour cet auteur, « démocratie » et « prééminence du droit » ne s’opposeraient point ; en témoignerait notamment le fait que, outre un engagement indiscutable de la Cour pour la défense de l’ « ordre démocratique », les valeurs de démocratie et de prééminence du droit sont proclamées sans hiérarchie apparente dans le texte de la Convention48. Cet argument ne saurait nous convaincre en particulier parce que la Cour a bel et bien subverti l’horizontalité apparente du texte conventionnel en évoquant l’idée d’une « véritable démocratie régie par la prééminence du droit »49. Surtout il faudrait encore déterminer de quelle « démocratie » il est question. Si la démocratie est « non le règne du nombre mais le règne des lois », ainsi que l’a affirmé par exemple la Commission des questions politiques relatives aux restrictions concernant les partis politiques dans les États membres du Conseil de l’Europe50, on admettra effectivement qu’il ne saurait avoir de contradiction, ni même de différence entre démocratie et prééminence du droit.

Il est vrai que la prééminence du droit ne signifie pas pour autant dictature du droit. Le juge Walsh, dans son opinion partiellement dissidente à l’arrêt Dudgeon relatif à la pénalisation des relations homosexuelles, exprime l’idée selon laquelle la prééminence du droit « dépend d’un consensus moral de la société et dans une démocratie, la loi ne peut faire abstraction de ce consensus ». Le juge irlandais

l’État de droit ou de l’État libéral « bourgeois », C. Schmitt distingue la conception libérale de la loi (la loi comme règle de droit) de sa conception politique (la loi comme décision) : cf. C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, op. cit., pp. 278 et 284. Ainsi la conception de la « loi » que se fait la Cour européenne des droits de l’homme puise incontestablement ses racines dans une tradition politico-juridique libérale. 48 Y. LÉCUYER, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009, p. 383. 49 CEDH (GC), 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, op. cit., § 103 ; CEDH (GC) 8 juillet 2008, Yumak et Sadak c. Turquie, op. cit., § 105 ; CEDH (GC) 27 avril 2010, Tanase c. Moldova, op. cit., § 154. 50 La Commission reprend en l’occurrence une définition donnée par G. Gurvitch, in Assemblée parlementaire, Rapport Commission des questions politiques relatives aux restrictions concernant les partis politiques dans les États membres du Conseil de l’Europe, 17 juillet 2002, doc. 9526.

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ajoute que « si la loi est sans rapport avec lui, en étant soit beaucoup trop en deçà, soit beaucoup trop au-delà, elle est traitée par le mépris »51.

Dans le même arrêt de section Refah Partisi, décidément fondamental, la Cour énonce dans le même paragraphe précité, et sans risque de contradiction avec ses propos précédents, qu’ « il n’y a pas de démocratie lorsque la population d’un État, même majoritaire, renonce à ses pouvoirs législatifs et judiciaires au profit d’une entité qui n’est pas responsable devant le peuple qu’elle gouverne, que cette entité soit laïque ou religieuse »52. On notera au passage, dans la première proposition de la phrase, et bien qu’elle n’ait aucune portée particulière en anglais53, une préférence pour la notion sociologique de « population », à la notion proprement juridique de « peuple ». Surtout, plus loin, les juges européens se livrent à une sorte de doctrine des rapports entre libéralisme et démocratie :

« Il existe un lien très étroit entre la prééminence du droit et la démocratie. La loi [written law] ayant pour fonction d’établir des distinctions sur la base de différences pertinentes, il ne saurait y avoir de réelle prééminence du droit sur une longue période si les personnes soumises aux mêmes lois n’ont pas le dernier mot au sujet de leur contenu et de leur mise en œuvre »54.

Voilà qui aurait de quoi rassurer les partisans d’une compatibilité entre prééminence du droit et démocratie, et plus largement entre libéralisme et démocratie. Néanmoins cet attachement témoigné à la démocratie doit être relativisé ; la Cour parle ici de « lois » et non de « droit », et même plus précisément de « lois écrites », comme l’atteste la version anglaise, or la jurisprudence européenne n’a jamais assimilé le droit à la loi écrite55 : les juges européens de Strasbourg ne disent donc rien de plus que l’idée selon laquelle les destinataires de la norme juridique édictée doivent, au moins en dernier ressort, pouvoir y consentir. En aucun cas nous ne pouvons induire de cet énoncé une conception démocratique du droit, selon laquelle le peuple serait la source de tout droit ; d’autant plus qu’il convient d’admettre que le libéralisme politique n’a jamais exclu la possibilité pour les sujets de droit de consentir, voire dans une certaine mesure, de participer à l’élaboration des normes juridiques56. Surtout la nécessité de reconnaître un rôle aux

51 Opinion partiellement dissidente de M. le Juge Walsh, CEDH, 22 octobre 1981, Dudgeon c. Royaume-Uni, A. 45. 52 CEDH, 31 juillet 2001, Refah Partisi et al. c. Turquie, op. cit., § 43. 53 En anglais, people renvoie indistinctement à « peuple » ou « population ». 54 CEDH, 31 juillet 2001, Refah Partisi et al. c. Turquie, op. cit., § 43. 55 CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni, A. 30 : « la Cour constate que dans "prévue par la loi" le mot "loi" englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit ». 56 À ce titre l’ouvrage de H. KELSEN, La démocratie, sa nature, sa valeur, trad. française, Paris, Dalloz, 2004, constitue un remarquable exercice de conciliation entre démocratie et libéralisme.

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sujets de droit dans l’élaboration de la loi n’est pas fondée, selon la Cour, sur une transcendante souveraineté du peuple, mais bien précisément sur la prééminence du droit57.

Par ailleurs, la célèbre décision Open Door, par laquelle est déclarée inconventionnelle une disposition de la Constitution irlandaise adoptée par référendum populaire, affirme que « si les autorités nationales ont en principe la faculté de choisir les mesures qu’elles jugent nécessaires au respect de la prééminence du droit ou pour donner effet à des droits constitutionnels, elles doivent en user d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci »58. Cette affirmation tend à faire du peuple non plus la source ultime de tout droit mais un agent éventuel, éminent pourquoi pas, de l’aménagement technique de la prééminence du droit, sous l’œil toujours vigilant du juge national, puis en dernière instance du juge européen des droits de l’homme.

La question ne réside donc pas, selon notre analyse, en la possibilité d’une compatibilité entre démocratie et prééminence du droit, mais plutôt dans l’idée selon laquelle la prééminence du droit implique, dans une certaine mesure, un mode de gouvernement démocratique. Après tout, l’éthique du pluralisme et de la tolérance, dont la Cour se fait l’apôtre, s’oppose naturellement à l’imposition « d’une vision déterminée du monde »59.

Si le modèle politique développé par la Cour européenne n’est pas fondé sur la transcendance du peuple souverain, ce n’est pas parce qu’il est anti-démocratique, mais plutôt parce qu’il est précisément anti-politique. Cette conception est sous-tendue par une représentation anthropologique qui refoule logiquement le citoyen derrière le nouveau souverain : la personne.

II – LA PERSONNE AU-DELÀ DU CITOYEN

Comme le note M. Gauchet, à la capacité des corps politiques de se gouverner eux-mêmes, la démocratie tend à désigner désormais la garantie des libertés personnelles. De la souveraineté du peuple, « l’accent s’est déporté vers la souveraineté de l’individu […]. Le moins de pouvoir social possible pour le plus de liberté personnelle possible : tel est le nouvel idéal. Il s’est codifié dans une vision du fonctionnement de la démocratie qui se ramène à la coexistence procédurale des

57 Un peu comme en common law, le principe de la souveraineté du parlement repose sur la rule of law et non sur une souveraineté du peuple britannique. 58 CEDH, 29 octobre 1992, Open Door and Dublin Well Woman c. Irlande, A. 246-A, § 69. 59 CEDH, 18 février 1999, Buscarini et a. c. Saint Marin, Rec. 1999-I, § 39.

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libertés »60. Sans doute ce déplacement de la problématique de la liberté n’est pas nouveau : il est la révolution même du contractualisme moderne ; et A. de Tocqueville en a prophétisé les dangers, notamment cet individualisme, « qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables »61.

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est à bien des égards une héritière de cette tradition libérale62. Mais alors que la liberté des Révolutionnaires de 1789 impliquait pour sa défense et sa sauvegarde une mobilisation constante de la vertu citoyenne, voire du patriotisme63, on ne décèle en aucun cas une telle confiance dans le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Au citoyen, c’est-à-dire le membre du Souverain, la jurisprudence européenne tend à lui préférer la personne, c’est-à-dire non seulement un faisceau de droits subjectifs, mais un « corps » et une « âme » singulière64, tournée non plus vers la Cité mais vers elle-même. Cette révolution est fondée dans la jurisprudence strasbourgeoise sur la logique hyper-individualiste (2) de l’autonomie personnelle (1).

1) Le développement de l’autonomie personnelle

Timide envers les droits économiques et sociaux65, peu généreuse avec les droits du corps électoral, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dresse le portrait d’un individu seul,

60 M. GAUCHET, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, pp. 538-541. 61 A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, 1835, Paris, UGE, coll. « 10-18 », 1963, p. 269. 62 On distingue l’influence de cette tradition en particulier au travers les droits-libertés consacrés par les articles 8 à 11, ainsi que le droit de propriété de l’article 1er du Protocole n° 1. 63 Dans la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion de 1716, C.-L. de Montesquieu identifie la « vertu » comme un attachement indéfectible à la patrie. Dans son Discours sur l’équité (1725) il la définit plus généralement comme « une affection générale pour le genre humain » (cf. C.-L. DE MONTESQUIEU, Œuvres complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiades », 1949, p. 480). 64 A. LEFEBVRE-TEILLARD, « Personne », in D. ALLAND et S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, « Quadrige », 1ère éd., 2003, p. 1152 : « La personne en elle-même, corps et âme, prend place petit à petit : elle n’est plus seulement envisagée comme acteur de la vie juridique, mais aussi dans ce qui fait son être, son individualité ». 65 Même si le dynamisme interprétatif de la Cour, depuis son arrêt du 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, A. 32, révèle une « perméabilité » croissante des juges européens aux droits sociaux : cf. F. SUDRE, « La protection des droits sociaux par la Cour européenne des droits de l’homme : un exercice de « jurisprudence fonction » ? », RTDH 2003, p. 755 ; cf. également J.-P. COSTA, « La Cour européenne des droits de l’homme et la protections des droits sociaux », RTDH, n° 82, 2010, pp. 207 et s.

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rationnel, égoïste, égocentrique et possédant66, guettant l’ordre social et politique d’un œil inquiet et sévère, le suspectant constamment de vouloir rogner sur ses libertés naturelles et sa propriété. Seul en mesure de définir ce qui pourra être tenu « pour utile à la conservation de son être »67, le sujet de la Convention vit dans un univers de valeurs subjectives et relatives. Ainsi toute intervention de l’État dans la détermination de cet objectif ne saurait être autre chose qu’un diktat social, ou plutôt une « ingérence »68, ainsi que l’affirme elle-même la Convention, toujours sommée de devoir se justifier.

Se situant a priori à un niveau infra-politique, les problématiques du sexe et des relations des individus avec leur propre corps constituent souvent un indice éclatant de la manière dont sont appréhendées les questions du rapport entre l’individu, la société et le pouvoir par un ordre juridique et politique69. Dans ce domaine, et dans d’autres, la Cour a progressivement développé un principe totalement novateur, l’ « autonomie personnelle », même si l’on peut identifier une origine allemande70. L’ « autonomie » personnelle est une notion absente du texte de la Convention de Rome, et a été reconnue par les juges européens à l’occasion du célèbre arrêt Pretty71.

Dans cette affaire relative à la question de l’euthanasie, ou de suicide assisté, la Cour déclare : « bien qu’il n’ait pas été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 »72. Or celle-là implique pour la Cour « le droit d’opérer des choix concernant son propre corps »73. Trois ans plus tard, à l’occasion d’une affaire relative à la répression pénale du sadomasochisme, la Cour estime que « le droit d’entretenir des relations sexuelles

66 Rappelons tout de même que le droit de propriété n’est pas un droit originel de la Convention européenne ; sa consécration, à la faveur du Protocole n° 1, date de 1952. 67 M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, « Quadrige », 1ère éd. 2006, p. 578. 68 Voir les formulations des § 2 des articles 8 à 11. 69 C’est notamment le sens de l’œuvre de M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976-1984. 70 La Cour constitutionnelle allemande, sur le fondement de l’article 2, alinéa 1 de la Loi fondamentale de 1949, selon lequel « chacun a le droit au libre épanouissement de sa personnalité », a développé les « droits de la personnalité ». Cf. R. ARNOLD, « La contribution de la Cour constitutionnelle fédérale allemande au développement des droits de la personnalité », in L. VOGEL (dir.), Des droits au droit. Les droits de la personne, fondement du droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2006, pp. 25-40. 71 J. MARSHALL, « A right to personnal autonomy at the European Court of human rights », European Human Rights Law Review 2008, pp. 337 et s., et M. LEVINET, « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Droits, n° 49, 2009, pp. 8 et s. 72 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, Rec. 2002-III, § 61. 73 Ibid.

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découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle »74.

L’article 8 de la Convention et le droit au respect de la vie privée demeurent assez logiquement les terrains originels et privilégiés de manifestation de l’autonomie personnelle, comme le montrent les affaires relatives à l’avortement75, au recours à la procréation artificielle76, au refus d’agrément pour une adoption77. Mais l’autonomie personnelle est, à présent, en passe de « jouer un rôle de principe matriciel dans la Convention »78. En témoigne non seulement son invocation pour des affaires ne relevant pas à proprement parler de la problématique du choix de l’individu concernant son propre corps ; ainsi de l’arrêt Christine Goodwin, au terme duquel l’autonomie personnelle permet de reconnaître « le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain »79. Mais surtout l’autonomie personnelle a été exportée par la Cour vers des stipulations qui n’entretiennent a priori absolument aucun rapport, non seulement avec les problématiques de l’intime, du corps et du sexe, mais même avec la vie privée. Ainsi cette déambulation contestée80 s’est opérée en direction de l’article 11 de la Convention, relatif au droit d’association81, vers l’article 2 du Protocole n° 1, relatif au droit à l’instruction82, et même vers

74 CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, req. n° 42758/98, § 84. 75 CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c. Pologne, req. n° 5410/03, § 107. 76 CEDH (GC), 10 avril 2007, Evans c. Royaume-Uni, req. n° 6339/05, § 71 ; 4 décembre 2007, Dickson c. Royaume-Uni, req. n° 44362/04, § 66. 77 CEDH, 22 janvier 2008, E.B. c. France, req. n° 43546/02, § 43. 78 F. SUDRE, « Chronique », JCP G, n° 10, 2006, I, 164. 79 CEDH (GC), 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, Rec. 2002-VI, § 90. En l’espèce le droit invoqué par la requérante était celui de la rectification de la mention du sexe à l’état civil et non le droit à une conversion sexuelle. Il s’agit donc, comme le remarque J.-P. MARGUÉNAUD, d’une question relative non au droit à l’autonomie, mais au développement personnel : in F. SUDRE et autres, GACEDH, Paris, PUF, coll. « Thémis », 5ème éd., 2009, n° 44, p. 479. 80 F. SUDRE et autres, GACEDH, ibid., n° 62, p. 671. 81 CEDH (GC), 11 janvier 2006, Sorensen et Rasmussen c. Danemark, Rec. 2006-I, § 54. En l’espèce la Cour déclare que l’autonomie personnelle implique pour l’individu un droit négatif d’association. CEDH, 27 mars 2008, Touriki Enosi Xanthis et al. c. Grèce, op. cit., § 56. Dans cette affaire le droit de chacun « d’exprimer […] ses convictions sur son identité ethnique » est rattaché à la notion d’autonomie personnelle. 82 CEDH, 9 octobre 2007, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, req. n° 1448/04, § 55 : « L’enseignement constitue l’un des procédés par lesquels l’école s’efforce d’atteindre le but pour lequel on l’a créée, y compris le développement et le façonnement du caractère et de l’esprit des élèves ainsi que de leur autonomie personnelle ».

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l’article 6-183. À ce titre la Cour considère que l’autonomie personnelle « reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de la Convention »84.

2) Le triomphe d’une logique hyper-individualiste

Il est difficile d’interpréter cette évolution. Ces approximations témoignent-t-elles d’un développement fulgurant encore « mal maîtrisé par le juge »85 ? Ou convient-il de considérer que l’autonomie personnelle ne se réduit tout simplement pas au « droit d’opérer des choix sur son propre corps », mais implique plus largement le droit pour l’individu « de mener sa vie comme il l’entend »86 ?

Au-delà des approximations de la jurisprudence, il nous semble que l’autonomie personnelle signifie le « droit de décider pour soi-même »87, et plus fondamentalement, le droit pour le sujet « de poser sa propre norme »88. Malgré les apparences que la Cour européenne se plaît à entretenir, ce n’est pas un simple principe d’interprétation que celle-là a reconnu mais un véritable droit89, placé sous le double signe de la dignité humaine et de la liberté individuelle90. Nous sommes bien en présence d’un droit subjectif impliquant un titulaire (l’individu), un contenu (la possibilité d’opérer des choix sur soi-même), et une opposabilité (l’État). Cette dimension tend à renverser le sens de l’idée même de liberté, puisqu’à l’inverse d’une abstention de l’État, ce « droit à l’autorisation-institution du sujet »91 implique la

83 CEDH, 27 mars 2008, Chtoukatourov c. Russie, req. n° 4409/05. Ici l’autonomie personnelle implique la possibilité pour un malade mental d’être entendu au cours d’une procédure le concernant. 84 CEDH (GC), 11 janvier 2006, Sorensen et Rasmussen c. Danemark, op. cit., § 54. 85 Pour ce point de vue, cf. M. LEVINET, « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., pp. 8 et s., et J.-P. MARGUÉNAUD, in F. SUDRE et autres, GACEDH, op. cit., p. 482. 86 Selon la formule de la Cour elle-même, CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, op. cit., § 62. 87 M. FABRE-MAGNAN, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme (CEDH, K.A. et A.D. c. Belgique, 17 février 2005) », D. 2005, p. 2974. 88 D. ROMAN, « « Le corps a-t-il des droits que le droit ne connaît pas » ? La liberté sexuelle et ses juges : étude de droit français et comparé », D. 2005, p. 1509. 89 Les arrêts CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c. Pologne, op. cit., § 107, et 10 avril 2007, Evans c. Royaume-Uni, op. cit., § 71, évoquent clairement un « droit à l’autonomie personnelle », lequel est englobé dans la « notion de vie privée ». 90 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, op. cit., § 65.

91 P. WACHSMANN et A. MARIENBURG-WACHSMANN, « La folie dans la loi. Considérations critiques sur

la nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de transsexualisme »,

RTDH 2003, p. 1157, pp. 1174-1175.

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reconnaissance au profit de celui-ci d’une créance92 à l’encontre de l’État et de la société, sommés de ratifier les désirs de ce sujet. Il n’est donc pas singulier de constater l’exportation de l’autonomie personnelle vers un droit de nature politique, tel que la liberté d’association garantie par l’article 11.

Cette évolution, qui associe l’autonomie personnelle au standard de la « société démocratique », illustre ainsi parfaitement la dimension éminemment politique de ce principe révolutionnaire. Dans l’affaire Touriki Enosi Xanthis relative à la dissolution par les autorités grecques d’une association culturelle turque, les juges européens dessinent le visage de cette nouvelle démocratie fondée non plus sur la volonté de tous sur tous93, mais sur le respect de la volonté de chacun portant sur soi-même :

« Le droit d’exprimer ses vues à travers la liberté d’association […] et la notion de l’autonomie personnelle […] sous-entendent le droit de chacun d’exprimer, dans le cadre de la légalité, ses convictions sur son identité ethnique […]. Dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit, les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable de s’exprimer à travers l’exercice de la liberté d’association […]. Ainsi le veulent les valeurs intrinsèques à un système démocratique, telles que le pluralisme, la tolérance et la cohésion sociale […] »94.

Si la liberté d’association intéresse certainement la démocratie, y compris au sens moderne et libéral du terme95, l’irruption de l’autonomie personnelle dans le champ de la « société démocratique fondée sur la prééminence du droit » est particulièrement remarquable : elle emporte d’une part une sorte de privatisation de la démocratie – cette dernière ne se laisse plus appréhender par les droits d’un corps politique mais par « le droit de chacun » –, et d’autre part une sorte de politisation de la sphère privée – la définition des rapports que j’entretiens avec moi-même est une question politique.

Mais l’aspect très novateur de ce nouveau droit ne consiste pas, selon nous, en son fondement individualiste, selon lequel l’autonomie personnelle ne serait qu’une manifestation particulière des principes généraux de dignité humaine et de liberté individuelle. La spécificité de l’autonomie individuelle est de se situer au contraire

92 Dans l’arrêt CEDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, le droit à la liberté sexuelle se transforme en obligation positive pour l’État : « l’État défendeur ne peut plus invoquer sa marge d’appréciation […] sauf pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour assurer la reconnaissance du droit protégé par la Convention » (§ 93). 93 Pour J.-J. Rousseau, la volonté générale « doit partir de tous pour s’appliquer à tous »: (J.-J. ROUSSEAU, Contrat social, Livre II, Chapitre IV). 94 CEDH, 27 mars 2008, Touriki Enosi Xanthis et al. c. Grèce, op. cit. § 56. 95 Cf. notre introduction : le contractualisme moderne puis le constitutionnalisme contemporain ont introduit puis réaffirmé une dimension libérale de la démocratie.

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dans une logique hyper-individualiste, ruinant précisément les exigences de dignité humaine, pervertissant la liberté, pourtant « l’essence de la Convention »96. Ainsi dans l’arrêt K.A et A.D., relatif à une affaire de pratiques sadomasochistes, la Cour, en affirmant que « le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle »97, considère que les pratiques sexuelles les plus dangereuses et les plus cruelles ne doivent avoir pour mesure que le seul consentement de la victime98. Il s’agit ici d’une approche « contractualiste »99 du corps, qui, à l’opposé du principe d’indisponibilité, ignore qu’en général « ce sont les faibles qui consentent »100, et entérine « un droit de frapper et de blesser autrui dans un but de jouissance sexuelle », au nom d’une « liberté sexuelle [qui] primerait donc désormais tous les autres droits de l’homme »101. Certes, on peut admettre que la dignité « a elle aussi plusieurs visages »102. Mais on doit surtout constater que si le principe de dignité humaine, d’ailleurs absent de l’argumentation de la Cour, implique l’idée d’autodétermination, ce principe ne saurait lui-même faire l’objet de renoncement par le sujet103. En d’autres termes, la possibilité de s’autodéterminer ne saurait impliquer un « droit à se déposséder »104.

96 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, op. cit. 97 CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, op. cit., § 83. 98 Ce consentement de la « victime » faisait bel et bien défaut en l’espèce. 99 M. LEVINET, « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., p. 14. 100 M. FABRE-MAGNAN, « Le domaine de l’autonomie personnelle. Indisponibilité du corps humain et justice sociale », D. 2008, p. 32. 101 M. FABRE-MAGNAN, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme (CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique) », op. cit., p. 2975. 102 J.-P. MARGUÉNAUD, in F. SUDRE et autres, GACEDH, op. cit., p. 481. Ces deux visages peuvent transparaître dans l’étude de D. DE BÉCHILLON, « Voile intégral : éloge du Conseil d’État en théoricien des droits fondamentaux », RFDA 2010, pp. 467 et 468 : le premier visage de la dignité « postule que l’être humain digne est « celui qui disposant de soi, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de son propre corps, ne contrevient pas à un modèle de comportement socialement prédéterminé comme acceptable » (Rapport du Comité « Weil » de réflexion sur le préambule de la Constitution, Redécouvrir le préambule de la Constitution, La Documentation française, 2009, p. 93) et requiert que la société – c’est-à-dire l’État – se considère légitime à définir la hauteur de cette condition humaine à laquelle chacun doit se hisser ». Le second visage de la dignité est celui « qui suppose le droit de chacun de ne se voir imposer aucun modèle de comportement qui ne serait soit librement consenti soit imposé par la loi pour assurer l’égale protection des droits et libertés d’autrui ». 103 J-P. MARGUÉNAUD, in F. SUDRE et autres, GACEDH, op. cit., p. 481. Pour une approche différente de celle développée ici, voir du même auteur, « Liberté sexuelle et droit de disposer de son corps », Droits, n° 49, 2009, p. 19. 104 M. FABRE-MAGNAN, « Le domaine de l’autonomie personnelle. Indisponibilité du corps humain et justice sociale », op. cit.

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Certes l’idée libérale selon laquelle « l’homme est lui-même source des normes qui dictent sa conduite »105 n’est pas nouvelle. Mais l’« homme » dont parlaient les libéraux est l’individu rationnel. L’individualisme, notamment l’individualisme kantien reconnaît la volonté individuelle comme source du droit, non parce qu’elle est individuelle, mais parce qu’elle est « immédiatement rationnelle »106. Or la conception hyper-individualiste de l’autonomie personnelle raccroche le droit à la remorque des discours narcissiques et « paranoïaques »107 les plus irrationnels de l’individu. Cette évolution constitue sans nul doute une dérive sadienne de l’individualisme originel de la Convention, qui ne peut aboutir qu’au « suicide du droit »108 comme « morale », ainsi que l’entendait P.-H. Teitgen109. Elle ne saurait également aboutir qu’au suicide de la démocratie libérale, car l’asservissement à ses propres fantasmes et pulsions est encore un asservissement.

105 É. DESMONS, Droit et devoir de résistance en droit interne. Contribution à une théorie du droit positif, Paris, LGDJ, 1999, p. 38. 106 B. BOURGEOIS, La raison moderne et le droit politique, Paris, J. Vrin, 2000, p. 167. 107P. WACHSMANN et A. MARIENBURG-WACHSMANN, « La folie dans la loi. Considérations critiques sur la nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de transsexualisme », op. cit. 108 B. EDELMAN, « Naissance de l’homme sadien », Droits, n° 49, 2009, p. 119. 109 Cf. supra.

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RÉSUMÉ :

La jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg considère la démocratie comme le seul régime compatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Mais l’idée que la Cour se fait de la démocratie est bien éloignée de la conception classique, telle qu’elle peut être exprimée par l’adage lincolnien : « gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple ». À travers les notions de « prééminence du droit » et de « société démocratique », la jurisprudence européenne a déplacé la problématique de la démocratie vers la garantie des droits et libertés individuelles. Cette conception matérielle de la démocratie n’est pas nouvelle. Elle est celle du libéralisme moderne s’exprimant dans les théories du contrat social. Mais, bien qu’héritière de cette tradition, la jurisprudence de la Cour semble aller beaucoup plus loin. En effet alors que le contractualisme moderne exprimait une certaine foi dans le pouvoir du peuple et dans la vertu citoyenne pour sauvegarder les libertés, la Cour européenne de Strasbourg semble s’engager vers une dissolution de ces concepts. La notion d’ « autonomie personnelle » consacre désormais la « personne » comme le nouveau souverain. Cette révolution de la source du pouvoir légitime nous apparaît dictée par une logique hyper-individualiste, dangereuse pour les valeurs qui constituent l’essence même de la Convention : la dignité et la liberté humaine.

SUMMARY:

The European Court of Human rights considers democracy as the only political model compatible with the European Convention for human rights and fundamental liberties. However, the Court’s idea of democracy as it transpires from its ruling pattern appears quite far from the Lincolnian ideal of “government of the people, by the people, for the people”. Through notions like “rule of law” and “democratic society” the European Court has focused the concept of democracy toward the matter of the guarantee of individual rights and freedoms. This substantive conception of democracy is not new; it belongs to the modern liberalism that is reflected in the “social contract” theories. Although the Court’s precedents root themselves in this liberal tradition, European judges have built a new doctrine. Indeed, even though the social contract modern theories trusted the power of the people and the virtue of the citizens to protect freedom, the European Court tends to progressively revoke these conceptions. The notion of “personal autonomy” establishes the sovereignty of the “person”. This revolutionises the definition of what actually is the source of the legitimate power, that now appears dictated by a “hyper-individualistic” logic. Such logic can threaten the values that constitute the very essence of the European Convention: human dignity and human freedom.

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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

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- VOGEL L. (dir.), Des droits au droit. Les droits de la personne, fondement du droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2006, pp. 25-40

- Voir également l’ensemble des contributions dans la revue Droits. La liberté du consentement. Le sujet, les droits de l’homme et la fin des « bonnes mœurs » ? 2/, n° 49, 2009

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Le pouvoir du commissaire européen

BENOÎT DE CALAN

Doctorant à l’Université de Montpellier I

ne thèse de 1972 sur les Commissaires et juges dans les Communautés européennes constatait que les premiers, « ni politiciens, ni fonctionnaires européens,

ni diplomates, [...] se relient par certains traits à la fois à ces trois catégories. En tant que dépositaires de l’intérêt communautaire, ils sont dotés de moyens d’action véritable, sont responsables de la réalisation des objectifs fixés par les Traités, disposent d’une grande latitude quant à leur intervention dans le domaine qui est celui des Communautés... »1. La formulation de cette citation révèle toute l’ambiguïté de l’exercice du pouvoir par le Commissaire européen : si le pluriel est utilisé, l’auteur compare les commissaires européens à des personnes ayant des pouvoirs individuels.

La simple lecture des traités met en avant le principe de collégialité2, qui écarte apparemment l’existence d’un pouvoir individuel de celui-ci. Le principe de collégialité encadre la vie publique du Commissaire européen de sa nomination à la fin de ses fonctions. L’objectif des initiateurs de la construction européenne était d’ailleurs d’instituer « un collège d’hommes indépendants ayant pour mission de ‘‘présider à une certaine orientation du marché’’ »3. D’ailleurs, pour la Commission elle-même, « faute d’une élection directe des commissaires européens au suffrage universel direct, c’est à travers ‘‘la procédure de nomination de la Commission, mais également son fonctionnement collégial’’ que ‘‘sa légitimité et sa cohérence’’ devaient être assurées »4.

1 N. CONDORELLI BRAUN, Commissaires et juges dans les Communautés européennes, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque du Droit international, 1972, Tome LXVIII, p. 2. 2 Ce principe, qui résultait implicitement du statut des membres et du fonctionnement de la Commission, a été consacré par l’actuel article 17, § 6 b) du Traité sur l’Union européenne (art. 17, § 6 c) TUE). 3 A. COHEN, « Le Plan Schuman de Paul Reuter entre Communauté nationale et fédération européenne », Revue française de Sciences politiques 1998, p. 647. 4 Communication de la Commission à la conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions en date du 22 novembre 2000, COM (2000) 771 final, spéc. pt. 4, p. 3.

U

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Aujourd’hui, après désignation du président de la Commission et adoption de la liste des commissaires par le Conseil5, le « président, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et les autres membres de la Commission sont soumis, en tant que collège, à un vote d’approbation du Parlement européen »6. Dès que ce vote a eu lieu, il revient au président de la Commission de répartir les domaines de compétences de la Commission entre les commissaires, de manière à assurer notamment la collégialité de l’action de la Commission7.

Quels que soient les pouvoirs du Commissaire à l’intérieur de son secteur, ses compétences individuelles sont extrêmement limitées quand il s’agit de prendre des décisions qui ont des conséquences à l’échelle de la Communauté8. Comme l’a rappelé, en 1965, le président Wallstein, « seules la préparation et l’application des décisions de la Commission sont réparties entre ses membres »9. En pratique, le recours au vote, lors des réunions hebdomadaires10, est très rare11, suivant en cela la règle qu’avait posé Jean Monnet, alors président de la Haute Autorité, selon laquelle « aucune décision importante ne serait acquise dans des conditions de conflit »12. Généralement, la Commission adopte ses décisions par consensus13 ; ce qui constitue une « première manifestation de la collégialité »14.

Or, pour Karel van Miert, « qui dit délibération selon le principe de la collégialité dit responsabilité collégiale »15. Aux prémisses de la construction européenne, la responsabilité des décisions prises ne pesait pas sur la seule Commission, les membres de la Haute Autorité, puis de la Commission étant

5 V. Art. 17, § 7, al. 1 et 2 TUE. 6 Art. 17, § 7 al. 3 TUE. Nous soulignons. 7 V. Art. 17, § 6 c) TUE. 8 V. le discours du président Barroso à l’issu de sa nomination, dans lequel il rappelle l’importance capitale du principe de collégialité et son rejet de l’idée d’un « super-commissaire » disposant de pouvoirs étendus (Parlement européen, communiqué et SPEECH/04/375 du 22 juillet 2004). V. également « Commission : M. Durão Barroso, nouveau président de la Commission », Europe, août-septembre 2004, Alerte 18. 9 Conférence à l’Université de Kiel du 19 février 1965 cité dans : C. ZORGBIBE, Histoire de l’Union européenne, Paris, Albin Michel, coll. Fondation Robert Schuman, 2005, p. 89. 10 V. art. 5, § 2 du Règlement intérieur de la Commission. 11 V. C. ZORGBIBE, Histoire de l’Union européenne, op. cit., p. 89. 12 J. MONNET, Mémoires, Paris, Fayard, coll. Le livre de poche, 1976, p. 569. 13 V. Communication de la Commission à la conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions, op. cit., pt 5, p. 3. 14 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », RTDE 2003, pp. 247-266, spéc. p. 249. 15 K. VAN MIERT, « La répartition des portefeuilles au sein de la Commission et le problème de la collégialité », in Mélanges Fernand Dehousse, vol. 2, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor, 1979, p. 175.

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considérés comme de simples gestionnaires des domaines de compétences qui leur étaient confiés16.

Cependant, les raisons de cohérence et d’efficacité voulues par le Traité lui-même ont conduit à l’apparition progressive d’un pouvoir individuel du Commissaire européen, à travers l’habilitation lui permettant de prendre des décisions au nom de la Commission. De plus, il a semblé nécessaire « d’attribuer une plus grande marge de manœuvre aux commissaires dans la préparation, l’exécution, voire même la prise de décision, en contrepartie de l’obligation de respecter les directives présidentielles et de répondre personnellement de toutes les erreurs commises dans leur domaine »17.

Déjà, en 1965, la France regrettait l’influence croissante de la Commission due aux « usages qui se sont installés progressivement et qui ne sont pas prévus par le Traité sans être pourtant en contradiction avec lui »18. Pour lutter contre cette tendance, elle proposait de « s’en prendre seulement aux hommes actuellement en place parce que ceux-ci sont en grande partie responsables des dérèglements »19. En effet, les membres de la Commission se sont rapidement appropriés les domaines de compétence dont ils avaient la charge. Ainsi, un Commissaire européen a confié que son mandat de Commissaire européen lui avait apporté « toutes les satisfactions que l’on peut espérer d’une activité créatrice. [Il avait eu] le sentiment de construire quelque chose et de contribuer à modifier le paysage européen dans le sens [qu’il avait] toujours souhaité »20. Plus récemment, un autre soutenait que « la fonction de commissaire permet de faire prévaloir ce que l’on croit juste »21.

Cette appropriation a été facilitée par les procédures simplifiées de prise de décision de la Commission : la procédure écrite22 et l’habilitation23. En effet, « il est souvent difficile pour le collège de modifier sensiblement la position arrêtée par le membre compétent ou de revenir sur ses options. La règle non écrite, et bien

16 Lors de la Conférence sur la création de la CECA, Hallstein avait affirmé que « les garanties [de l’absence de travers politique de l’Organisation] vous les trouverez dans la qualité des hommes qui gérerons la Communauté » : V. J. MONNET, Mémoires, op. cit., p. 474. 17 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 266. 18 Note du Ministère des Affaires étrangères du 9 novembre 1965 intitulée « La Commission du Marché commun, son pouvoir et son rôle », citée dans B. BRUNETEAU, Histoire de l’idée européenne au second XXème siècle à travers les textes, Paris, Armand Colin, collection U, 2008, p. 194. 19 Ibidem, spéc. p. 193. 20 R. MARJOLIN, Le travail d’une vie, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 304. 21 É. CRESSON, Innover ou subir, Paris, Flammarion, 1998, p. 13. 22 V. Art. 12, § 1 du Règlement intérieur. 23 V. Art. 13, § 1 du Règlement intérieur.

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naturelle, est qu’il faut faire confiance au collègue compétent »24. D’ailleurs pour le Tribunal, il suffit que « les éléments sur lesquels la Commission fonde ses décisions [soient] disponibles pour tous les membres du collège » pour que le principe de collégialité soit respecté25.

Cet état de fait est d’ailleurs pris en compte par le Parlement européen, depuis les auditions aux commissaires-candidats de 1999. À cette occasion, il contrôle leurs compétences et leur « allégeance » à l’Union européenne. Ainsi, l’audition du candidat néerlandais, « arrivé à Bruxelles précédé d’une solide réputation d’ « eurosceptique »26, fut difficile car « plusieurs groupes lui ont diagnostiqué un très net manque d’enthousiasme pour la partie de son dossier consacrée à la poursuite de la délicate harmonisation fiscale », qui faisait prédire qu’il ne semblait « guère devoir aller au-delà d’un rôle de gestionnaire terne »27. L’autonomie du Commissaire européen est telle que l’on constate, depuis les années 1990, « une dilution de la collégialité » qui « résulte des velléités des commissaires de concurrencer le président dans leur domaine de compétence »28. À tel point que depuis « le Traité de Nice le leadership [est devenu] bicéphale puisque, outre l’avis autorisé du commissaire compétent, la délibération [doit] respecter les directives présidentielles »29.

L’un des membres de la Commission dont le pouvoir personnel est incontestable, et fut même organisé institutionnellement, est le président de la Commission. En effet, dès le début de la construction européenne, le « Président de la Commission n’a pas pris la responsabilité d’un domaine particulier, se réservant un droit de regard général »30. Mais, « à l’origine de nature essentiellement administrative et protocolaire, le rôle du Président de la Commission a acquis, en raison du charisme indéniable des personnalités qui ont assumé cette fonction, une

24 É. NOËL, Les problèmes institutionnels de la Communauté élargie, Conférence prononcée à la Socièta Italiana per la Organizzazione Internationale, Rome, 9 mars 1972, p. 7 (texte polycopié). 25 TPICE, 15 mars 2000, Cimenteries CBR SA e.a. c/ Commission, aff. jtes T-25, 26, 30, 31, 32, 35, 36, 37, 38, 39, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 68, 69, 70, 71, 87, 88, 103 et 104/95, Rec. p. II-491, pt. 760. 26 P. BOCEV, « Grand oral réussi pour la ‘‘squadra Prodi’’ », Le Figaro, n° 17129, 8 septembre 1999, p. 4. 27 Ibidem. 28 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 248. 29 Ibidem, p. 266. 30 É. NOËL, « Témoignage : l’administration de la Communauté européenne dans la rétrospective d’un ancien haut fonctionnaire », in Die Anfäge der Verwaltung der Europäischen Gemeinschaft, Baden-Baden, Jahrbuch für europäische Verwaltunggesichte, n° 4, 1992, Nomos Verlagsgesellschaft, p. 147.

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dimension fondamentalement politique »31. Ainsi, il est communément admis que si, entre 1970 et 1985, la Commission a été marginalisée, l’arrivée « à la tête de la Commission, en janvier 1985, de Jacques Delors [...] a [conduit à] une relance de la construction européenne », puis, après son départ, en 1993, la Commission fut tenue à l’écart des progrès de l’intégration32. Ce pouvoir d’influence du président de la Commission sur le poids de la Commission et, plus largement, sur l’évolution de la construction européenne n’est pas nouveau. Lorsque Jean Monnet a décidé de ne pas demander le renouvellement de son mandat de président de la Haute Autorité, Konrad Adenauer a « craint que la politique européenne ne supporte le contrecoup de la décision »33.

Très tôt, le président de la Commission a défendu la construction européenne, contre les États membres34 ou devant les autres interlocuteurs internationaux, au point de devenir, semble-t-il, l’incarnation au plan international de la Communauté européenne35. En ce sens, juste après la création de la Haute Autorité, Jean Monnet reçut une communication de Londres lui disant : « Le gouvernement de Sa Majesté […] est prêt à engager à tout moment des conversations avec le président de la Haute Autorité en vue de leurs relations réciproques »36.

La meilleure preuve du pouvoir du président de la Commission vient du contenu et de l’ampleur des débats, des discussions et des affrontements autour de sa désignation37. L’investiture du président de la Commission a débouché « sur la naissance d’un vrai ‘‘patron politique’’ de la Commission »38. Pour plus de clarté, certains auteurs proposent donc de concentrer sur lui le pouvoir politique au dépend

31 R. MEHDI, « Article 217 », in J. RIDEAU (dir.), Union européenne – Commentaire des traités modifiés par le traité de Nice du 26 février 2001, Paris, LGDJ, CEDORE, IDPD - Université de Nice-Sophia Antipolis, 2001, p. 306. 32 V. C. HEN, « La Commission européenne, principal organe communautaire, est une institution atypique », in M. DEHOVE (dir.), Le nouvel état de l’Europe – idées fortes pour comprendre les nouveaux enjeux de l’Union, Paris, La Découverte, 2004, p. 56. 33 D. SPIERENBURG, R. POIDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier – Une expérience supranationale, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 310. 34 Ainsi, l’affrontement entre le président Wallstein et le général de Gaulle est célèbre. V. par ex. D. V. P. LEWIS, The road to Europe – History, Institution and Prospects of European Integration 1945-1995, New York, Peter Lang Publishing Inc., 1993, spéc. p. 198. 35 V. J.-L. QUERMONNE, « Les institutions européennes et leur réforme », in D. DAMAMME (dir.), La démocratie en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. Cahiers politiques, Actes de l’Université européenne d’été de l’Université Paris IX-Dauphine en collaboration avec la Fondation pour une Civilisation européenne (22-24 septembre 2002), 2004, p. 189. 36 J. MONNET, Mémoires, op. cit., p. 552. 37 V. J. DELORS, L’unité d’un homme – Entretiens avec Dominique Wolton, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 305. 38 D. ROMAND, Jacques Santer ou l’Europe de l’an 2000, Paris, Jacques Grancher, 1998, spéc. p. 100.

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des commissaires européens, qui centreraient leurs efforts sur des missions technocratiques39.

D’ailleurs, dans les faits, à « l’origine primus inter pares, le président de la Commission est progressivement devenu l’équivalent d’un chef de gouvernement »40. Certains auteurs avancent que le Traité de Nice a conforté « singulièrement le statut de chef d’une équipe »41. Néanmoins, le pouvoir du président de la Commission est limité. Le président de la Commission doit composer avec le Parlement européen et les États membres42. Au sein même de la Commission, le président de la Commission doit obtenir la coopération des commissaires européens43. En effet, si le président définit les lignes de travail, les décisions sont prises à la majorité des membres de la Commission44. Le président dispose toutefois d’une autorité sur les commissaires dans la mesure où il lui revient de désigner les candidats-commissaires45, de répartir les domaines de compétences entre eux46 et dans la mesure où il peut exiger la démission de l’un des commissaires47. En fait, la « prééminence du président, par rapport aux autres commissaires […] garantit la cohérence de la Commission »48. Afin de renforcer cet état de fait, il a même été proposé de « donner au président les moyens de sa fonction et de ses ambitions en examinant notamment l’opportunité de lui confier le pouvoir d’émettre des directives à l’égard de commissaires qui seront plus ouvertement ses subordonnés »49. L’intérêt étant de mettre « l’accent sur le rôle de

39 V. S. BRACQ, « La Commission européenne entre fonctions d’arbitrage et rôle politique », RMCUE, n° 480, juillet-août 2004, p. 448. 40 J.-P. JACQUÉ, « Les réformes institutionnelles introduites par le traité de Lisbonne », in E. BROSSET, C. CHEVALLIER-GOVERS, V. EDJAHARIAN, C. SCHNEIDER (dir.), Le traité de Lisbonne – Reconfiguration ou déconstitutionnalisation de l’Union européenne ?, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 63. 41 R. MEHDI, « Article 217 », op. cit., p. 307. 42 V. P. GERBET, La construction de l’Europe, Paris, Armand Colin, 4ème éd., 2004, p. 506. 43 A. GARCIA-URETA, « La Commission européenne », in J.-B. AUBY, J. DUTHEIL DE LA ROCHÉRE (dir.), Droit administratif européen, Bruxelles, Bruylant, 2007, p.83. 44 V. art. 219, § 1 TCE, repris à l’art. 8, § 3 du Règlement intérieur. La règle de la majorité existe depuis 1951, car selon Jean Monnet, elle est « le moyen le plus sûr de favoriser l’accord unanime parce qu’elle [conduit] à la décision et que cette perspective portait la minorité à la sagesse » : cf. J. MONNET, Mémoires, op. cit., p. 570. 45 V. Art. 7, § 2 TUE. 46 V. Art. 6, § 1 b) TUE. 47 V. Art 6, § 2 TUE. 48 A. GARCIA-URETA, « La Commission européenne », op. cit., p. 82. 49 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., pp. 252-253.

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coordinateur du président »50. La collégialité serait alors conçue « comme potentiellement autoritaire […] et non plus en termes d’égalité des commissaires »51.

La mise en œuvre de cette proposition permettrait au président de la Commission « de mieux lutter contre les prétentions hégémoniques de ses commissaires »52. Car, comme nous l’avons vu, ses prétentions et les nécessités de fonctionnement de la Commission européenne ont conduit à l’apparition d’un pouvoir personnel du Commissaire européen. Plus qu’un pouvoir d’influence, nécessaire à l’exercice efficace du mandat de Commissaire européen (I), est apparu un véritable pouvoir décisionnel du Commissaire européen (II).

I – UN POUVOIR D’INFLUENCE INHÉRENT AUX FONCTIONS EXERCÉES

Afin d’exercer au mieux leurs fonctions, les titulaires du mandat de Commissaire européen ont développé un pouvoir d’influence à l’égard principalement des États (1), mais également d’autres acteurs du jeu communautaire (2).

1) Les délicates relations avec les États

À chacune des grandes étapes de la construction européenne, les commissaires européens ont dû exercer de réelles capacités de diplomatie pour défendre les politiques dont ils avaient la charge. Ce fut particulièrement le cas du Commissaire Mansholt et de la Politique agricole commune, à partir de 195753, ou du Commissaire Brittan et de la politique de la concurrence, de 1988 à 199254. C’est en prévision des difficultés rencontrées que Jean Monnet, lors de la rédaction du projet de traité CECA, a donné « quelques précisions sur la Haute Autorité dont les membres devront pouvoir prendre des mesures et s’élever au-dessus du cadre national »55. Car, les membres de la Haute Autorité ont eu à résister contre les « menaces à peines voilées » des gouvernements afin de leur imposer « des décisions respectant la lettre et l’esprit du Traité »56. Cette pression est telle que les

50 Ibidem, p. 258. 51 Ibidem. 52 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 248. 53 V. également R. MARJOLIN, Le travail d’une vie, op. cit., p. 319. 54 V. L. BRITTAN, L’Europe qu’il nous faut, Paris, Plon, 1994, p. 13. 55 D. SPIERENBURG, R. POIDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier – Une expérience supranationale, op. cit., p. 13. 56 Ibidem, p. 74.

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candidats-commissaires cherchent aujourd’hui à rassurer le Parlement européen sur le rapport avec les États membres. Ainsi, lors des auditions, un candidat a tenu à préciser qu’il « ne craignait pas du tout de dire ‘‘non’’, même à de grands États membres »57.

Les liens qu’il entretient avec son État d’origine peuvent lui servir58. Ainsi, aux yeux de Jean Monnet, l’un des candidats allemands avait « le double avantage d’avoir un accès direct au chancelier et d’être un homme en vue de la CDU, le parti au pouvoir »59. Plus récemment, le Commissaire de nationalité allemande en charge de l’Élargissement a pu bénéficier du soutien de l’Allemagne pour l’intégration de la Turquie60. Dans ce sens, la facilité pour un commissaire d’ « expliquer la réalité de son pays aux autres commissaires, réalité difficilement appréhendable de l’extérieur », a été mise en avant61.

Le pouvoir d’influence du Commissaire européen se traduit également par les efforts que les États membres fournissent à placer le candidat de leur nationalité aux postes clés62 et les difficultés qu’ils ont à admettre que la Commission puisse compter moins de commissaires qu’il y a d’États membres. Il a ainsi pu être regretté que les « petits pays considèrent leur présence visible à la Commission comme plus importante que l’efficacité de l’Institution »63. Le poids d’un Commissaire dans le développement de son domaine de compétence se traduit également par la création de portefeuilles particuliers. Ceci n’aurait pas lieu s’il se cantonnait à un simple rôle de gestion64.

57 Audition de Viviane Reding par la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen le 12 janvier 2010, p. 21. 58 Ainsi, la nomination de Pierre-Olivier Lapie et de Fritz Hellwig a été bien accueillie car elle permettait de mettre fin à la « prépondérance bénéluxienne » : cf. D. SPIERENBURG, R. POIDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier – Une expérience supranationale, op. cit., p. 519. 59 Ibidem, p. 66. 60 V. S. GOULARD, Le Grand Turc et la République de Venise, Paris, Fayard, 2005, p. 75. 61 M. OREJA, « Interview de M. Marcelino Oreja, Commissaire européen », LPA, n° 33, 17 mars 1997, p. 25. 62 V. les débats sur la nomination de Michel Barnier au portefeuille du Marché intérieur. Également, v. par ex. J. QUATREMER, « La France exige le poste de commissaire chargé du marché intérieur », Libération.fr, Coulisses de Bruxelles, 25 mai 2009. 63 J.-F. DREVET, L’élargissement de l’Union européenne, jusqu’où ?, Paris, L’Harmattan, 2ème éd. revue et corrigée, préface de E. Landaburu, 2004, p. 231. 64 Ainsi, Pierre Kociusko-Morizet, président de l’Acsel (Association du commerce et des services en ligne), dans sa lettre aux candidats aux élections européennes, proposa la création d’un Commissaire à l’économie numérique. V. N. RAULINS, « Pierre-Kociusko-Morizet : « Chaque pays joue perso » – Le président de l’Acsel appelle à une vraie politique européenne pour le secteur du numérique », Métro, 14 mai 2009.

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Le Commissaire européen peut également faire jouer son influence à l’égard des États tiers. En pratique, il arrive que le Commissaire européen assure seul la représentation de la Communauté européenne pour son domaine de compétence. C’est le cas du commissaire européen au Commerce à qui il revient habituellement de défendre les positions européennes à l’OMC. Déjà, en 1962 et 1963, le commissaire aux questions financières et monétaires accompagna le président Hallstein et le commissaire aux Relations extérieurs, lors de leurs visites au président Kennedy, concernant un éventuel dollar gap65. Mais le commissaire doit alors s’en tenir strictement au mandat confié par le Conseil à la Commission au risque de provoquer les foudres d’un État membre66. Les relations internationales de l’Union européenne sont aujourd’hui exercées par le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique extérieure. C’est l’importance de ce rôle qui explique les nombreux débats sur le choix du titulaire de ce poste67.

2) Les subtils rapports avec les autres acteurs du jeu communautaire

Les rapports du Commissaire européen et du Parlement européen sont un mélange de coopération et d’opposition. Ainsi, le Commissaire européen peut recourir au Parlement pour mettre en place des avancées dans le cadre de son portefeuille. Ce fut le cas du Commissaire aux Affaires économiques et financières qui s’est appuyé sur le sous-comité monétaire de la commission des affaires économiques du Parlement, pour promouvoir la monnaie unique68. De même, lors de leur audition, les commissaires-candidats n’hésitent pas à solliciter le Parlement européen pour faire avancer un texte bloqué par le Conseil69.

S’il coopère avec le Parlement européen, le Commissaire peut néanmoins s’opposer à lui. Ainsi, en 2004, le Commissaire à l’Élargissement n’a pas donné suite à la demande d’étude d’impact de l’intégration de la Turquie émanant du Parlement européen70.

C’est en prévision de ces rapports que, depuis 1999, avant de valider le collège de commissaires, le Parlement européen procède aux auditions des commissaires européens. Chaque audition est réalisée par la commission du Parlement européen 65 V. R. MARJOLIN, Le travail d’une vie, op. cit., p. 337. 66 V. les reproches que la France fit à Peter Mandelson lors des négociations à l’OMC. 67 V. « Ashton doit gagner la considération des dirigeants européens » in http://www.euractiv.com/fr/priorites/ashton-doit-gagner-considration-dirigeants-europens/article-188486 ; « Catherine Ashton, très étrangère aux affaires diplomatiques », Libération, 26 janvier 2010. 68 Relevé par J. JOANA, A. SMITH, Les Commissaires européens, Paris, Presses de Sciences-Po, 2002, p. 185. 69 V. Audition de Viviane Reding, op. cit., p. 7. 70 V. Le Monde, 25 septembre 2004 ; cité dans S. GOULARD, Le Grand Turc et la République de Venise, op. cit., p. 149.

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correspondant aux futures attributions du candidat. Les auditions permettent de « jauger, en plus de leurs compétences, leurs véritables motivations »71, de savoir si les candidats-commissaires « sont aptes à occuper leur poste »72. Pour cela, les compétences techniques autant que les qualités politiques sont appréciées par les députés européens73.

Les efforts des députés européens se justifient par leur coopération permanente avec les commissaires européens. Ainsi, le Commissaire européen, en tant que membre de la Commission, « peut assister à toutes les séances » du Parlement européen et est entendu à la demande de celui-ci74. En plus d’ « assister aux séances de l’Assemblée », le Commissaire européen peut « participer aux travaux des commissions » parlementaires, « participer aux réunions du bureau élargi qui arrêtent l’ordre du jour des séances plénières à l’invitation du Président » du Parlement européen, voire « demander l’urgence d’une discussion »75. De plus, afin de suivre les travaux du Parlement européen, « chaque commissaire nomme un attaché parlementaire parmi les membres de son cabinet [...] »76. Ainsi, le Commissaire européen peut influer sur le traitement réservé à une de ses propositions de texte.

Dans ce sens, le Commissaire européen peut tirer partie du contrôle que le Parlement européen exerce sur lui. D’une part, le Parlement européen, comme pour un parlement national envers un gouvernement77, peut poser des questions à la Commission78. Ces questions peuvent être de trois types : écrites, orales sans débat,

71 D. ROMAND, Jacques Santer ou l’Europe de l’an 2000, op. cit., p. 96. Nous soulignons. 72 S. GOULARD, Le Coq et la Perle, Paris, éd. du Seuil, 2007, p. 77. Nous soulignons. 73 V. les différentes appréciations des parlementaires européens sur les candidats à la Commission de 1999, in P. BOCEV, « Grand oral réussi pour la ‘‘squadra Prodi’’ », op. cit. 74 Art. 230 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (art. 230 TFUE). 75 V. CONSTANTINESCO, « Article 140 », in V. CONSTANTINESCO, R. KOVAR, J.-P. JACQUÉ, D. SIMON (dir.), Traité instituant la CEE – Commentaire article par article, Paris, Economica, 1992, p. 828. 76 É. NOËL, in V. CONSTANTINESCO, R. KOVAR, J.-P. JACQUÉ, D. SIMON (dir.), Traité instituant la CEE – Commentaire article par article, ibidem, p. 829. 77 Il s’agit en effet d’une pratique courante dans les systèmes nationaux européens (V. C. GREWE, H. RUIZ-FABRI, Droits constitutionnels européens, Paris, PUF, 1995, § 452, pp. 561-563). V. par ex. l’art. 48 de la Constitution française qui prévoit qu’ « une séance par semaine au moins est réservée par priorité aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement » ; et l’art. 74 de la Constitution de la République d’Estonie du 28 juin 1992 qui dispose que « les membres du Riigikogu (Parlement estonien) ont le droit de demander des explications au Gouvernement de la République et à ses membres […]. Il doit être répondu lors d’une session du Riigikogu ». 78 V. art. 230, § 2 TFUE et art. 108 à 110 du Règlement intérieur du Parlement européen (Décision 2005/684/CE, 28 septembre 2005, Euratom, portant adoption du statut des députés européens, JOUE n° L 262 du 7 octobre 2005, pp. 1-140, dans sa 16ème édition de février 2006).

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ou orales avec débat79. Les questions écrites font l’objet d’une réponse écrite publiée au Journal officiel de l’Union européenne80. Il semble que lorsqu’une question concerne un domaine de compétence précis, ce soit au Commissaire européen compétent de répondre, et que lorsqu’il s’agit d’une question concernant la politique générale de la Commission, c’est alors le président de la Commission qui répond81. Les questions orales sans débat se déroulent en deux temps : « Selon le règlement intérieur du Parlement, l’auteur lit sa question et il en parle pendant dix minutes au maximum. Un membre de l’institution interrogée répond succinctement. S’il s’agit [d’un commissaire], l’auteur de la question peut poser une ou deux questions complémentaires auxquelles il est également succinctement répondu »82. Dans le cas des questions orales avec débat, « le débat voit intervenir, après le ou les auteur(s) de la question et le membre de l’institution interrogée qui répond, les autres parlementaires pour une durée maximum de cinq minutes »83.

Le Parlement européen peut, d’autre part, solliciter la présentation de tous les documents qu’il estime nécessaire, de même qu’il peut à tout moment émettre des observations sur l’exécution du budget par chacun des Commissaires84. Le Commissaire européen doit alors tout mettre en œuvre pour donner suite à ces observations85. S’ils l’estiment nécessaire, le Parlement ou le Conseil peuvent même exiger du Commissaire qu’il leur fasse « rapport sur les mesures prises à la lumière de ces observations et commentaires »86. Exceptionnellement, le Parlement européen peut décider de la mise en place d’une commission temporaire d’enquête87, comme celle qui a conduit à la démission collective de la Commission Santer en 1999.

Le Commissaire européen peut utiliser ce pouvoir de contrôle pour s’assurer une certaine légitimité. Ainsi, quatre commissaires européens ont décidé, à l’automne 1998, d’échapper aux soupçons de fraudes qui pesaient sur les membres

79 En France, ces questions ne sont explicitement prévues que par le Règlement intérieur du Sénat (art. 82), mais l’Assemblée nationale y recourt quand elle l’estime nécessaire. 80 Art. 110, § 5 du Règlement intérieur du Parlement. 81 L’art. 108, § 5, du Règlement intérieur du Parlement européen prévoit qu’ « (u)n membre de l’institution intéressée répond ». 82 V. CONSTANTINESCO, « Article 140 », in V. CONSTANTINESCO, R. KOVAR, J.-P. JACQUÉ, D. SIMON (dir.), Traité instituant la CEE – Commentaire article par article, op. cit., p. 831. 83 Ibidem. 84 V. art. 319, § 2 TUE. 85 V. art. 319, § 3 TUE. 86 Art. 319, § 3 al. 2 TUE. 87 V. art. 226 TFUE.

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de la Commission en demandant eux-mêmes à être entendus par la COCOBU suite à des soupçons de détournements de fonds communautaires88.

C’est également pour prévenir de tels soupçons, et s’assurer de l’intégrité et de la compétence des commissaires européens, que le Parlement européen a décidé de prendre les devants lors de l’investiture de la Commission Santer, en 1999. Il a alors, pour la première fois, fait précéder celle-ci de l’audition particulière de chaque candidat comprenant autant des questions intéressant leur futur portefeuille que des questions plus générales89, aboutissant à des discussions portant sur les compétences et les convictions européennes de chaque futur Commissaire90.

Ainsi, lors de son audition en 1999, un des candidats français a dû s’expliquer sur « la réduction de sanction qu’il avait obtenue en faveur d’une entreprise de l’Orne coupable d’avoir détourné des fonds européens » alors qu’il était encore directeur de Cabinet du président Delors91. De même, lors des dernières auditions, le candidat finlandais a eu répondre à une question sur ses relations avec les lobbies92.

A posteriori, on peut s’étonner de la déclaration du Commissaire de nationalité britannique de la Commission Ortoli, première Commission unique, dans laquelle il annonce que « c’est avant tout en qualité de membre du parti travailliste [...] que j’envisage ma tâche »93. Les jeux d’influences entre le Commissaire européen et les lobbies sont très subtils.

Déjà en 1985, un député européen s’était inquiété du « développement du nombre des lobbies dans les institutions communautaires »94. C’est pour répondre à ces inquiétudes qu’en 1993, la Commission a fini par adopter une communication concernant ses relations avec les groupes d’intérêt dans laquelle elle confirme être « très accessible » à ceux-ci, mais affirme que cela est dans « son intérêt propre, car les groupes d’intérêt peuvent alimenter les services en informations techniques et en

88 Il s’agit d’Anita Gradin, Erkki Liikanen Manuel Marin et Emma Bonino concernant des projets d’aide humanitaire en ex-Yougoslavie et dans la région des Grands Lacs en Afrique. V. M. PAOLINI, « Une fraude à l’aide humanitaire embarrasse Bruxelles », La Tribune, mardi 15 septembre 1998. 89 V. Agence Europe, n° 6391, 5 janvier 1995, p. 2, et n° 6396, 12 janvier 1995, p. 2 ; v. également Europe Documents, n° 1919, 18 janvier 1995. 90 V. Europe, février 1995, comm. 35. 91 B. BOLLAERT, « Bachotage intense à Bruxelles », Le Figaro, n° 17117, mercredi 25 août 1999, p. 30. 92 Audition d’Olli Rehn par la commission de l’économie et des affaires monétaires du Parlement européen, 11 janvier 2010, p. 11. 93 N. CONDORELLI-BRAUN, « La Commission des neuf », Revue du Marché Commun 1973, pp. 134-140. 94 Question écrite n° 2325/84 du 18 mars 1985 de M. Jens-Peter Bonde (ARC-DK) à la Commission des Communautés européennes sur les « lobbies communautaires », JOCE, n° C 228, du 9 septembre 1985, p. 14.

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avis consultatifs »95. À ses yeux, les avantages excèdent les inconvénients96. Ce point de vue existe depuis la création des communautés. En effet, il a pu être dit qu’avec « l’émergence de la Commission européenne […], les relations entre les groupes d’intérêt et la dynamique communautaire […] deviennent l’un des fondements théoriques et pratiques de la doctrine politique communautaire »97.

Des rapports étroits avec les groupes d’intérêt peuvent concourir au succès de la construction européenne. Ainsi, Jean Monnet choisit comme membre de la Haute Autorité un syndicaliste belge en tant que « représentant éminent de ces forces vives dont [il] voulait s’assurer le concours »98. Plus récemment, la politique fiscale européenne menée par le Commissaire concerné s’est faite en collaboration avec l’organisation des employeurs au niveau européen (UNICE)99.

Le Commissaire européen est ainsi ouvertement soumis aux pressions des groupes d’intérêt, contre lesquels il lui appartient de résister. Le principe étant l’autorégulation du Commissaire comme des groupes d’intérêt100... L’idée sous-jacente est qu’ « aucun lobbying sérieux ne peut faire reposer sa stratégie et la défense de ses intérêts […] en présumant de [son] autorité individuelle »101. Car même « dans l’animation de la politique communautaire du secteur d’activité qui [lui] a été confié [son] poids est relatif tant les décisions sont collégiales »102.

Cependant, cette dernière affirmation n’est vraie que pour les décisions les plus importantes. Car, pour des raisons d’efficacité, le Commissaire européen dispose d’un certain pouvoir de décision, par le biais du système d’habilitation.

95 Communication n° 93/C/63/02 de la Commission relative à un dialogue ouvert et structuré entre la Commission et les groupes d’intérêt, JOCE, n° C 63, du 5 mars 1993, pp. 2-5 (V. Europe, mai 1993, n° 189). V. aussi l’interview de Monsieur Siim Kallas, Commissaire en charge de l’administration, de l’audit et de la lutte antifraude dans la Commission Barroso : S. KALLAS, « Lobbies : l’ère du soupçon », Le Figaro magazine, n° 19161, samedi 11 mars 2006, Cahier n° 3, p. 50. 96 V. G. LAMARQUE, Le lobbying, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 895, 1994, p. 121. 97 G. COURTY, « Les groupes d’intérêt sont de longue date considérés comme des partenaires légitimes des institutions », in M. DEHOVE (dir.), Le nouvel état de l’Europe – idées fortes pour comprendre les nouveaux enjeux de l’Union, op. cit., p. 66. 98 D. SPIERENBURG, R. POIDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier – Une expérience supranationale, op. cit., p. 69. 99 V. J. JOANA, A. SMITH, Les Commissaires européens, op. cit., p. 92. 100 V. La réponse du président Santer à la question écrite n° 440/99 posée le 3 mars 1999 par Glyn Ford (PSE) à la Commission sur la « Réglementation du lobbying », JOCE, n° C 348, du 4 décembre 1999, pp. 69-70. V. également la question orale n° 81 posée à la Commission de Ulf Holm du 14 mai 1997 sur les « Lobbyistes à la Commission », Débats du Parlement européen, n° 500, p. 213. 101 G. LAMARQUE, Le lobbying, op. cit., p. 94. 102 Ibidem.

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II – UN POUVOIR DE DÉCISION RÉSULTANT

DE L’EXERCICE DES FONCTIONS

Le système d’habilitation, renforcé par le pouvoir d’influence du Commissaire, est à l’origine d’un véritable pouvoir de décision (1). Or, comme il ne saurait y avoir de pouvoir sans responsabilité, une responsabilité individuelle du Commissaire européen a émergé au fur et à mesure de la construction européenne (2).

1) La nécessité d’un système d’habilitation

En 1986, la Cour de justice des Communautés européennes a admis qu’un Commissaire européen puisse être habilité par la Commission à agir en son nom103. Le règlement intérieur de la Commission a repris cette jurisprudence en limitant l’utilisation de la « procédure d’habilitation » aux « mesures de gestion ou d’administration »104 et, en accord avec le président de la Commission, à l’adoption du « texte définitif d’un acte ou d’une proposition à soumettre aux autres institutions » dont la « substance » a été définie lors des délibérations105. Cette procédure apparaît « autant comme ‘‘une procédure d’aide à la décision’’ que comme une technique permettant au collège de se décharger de la finalisation de décisions d’intérêt mineur »106. Mais, aux yeux de la Cour, la notion de ‘‘mesure de gestion ou d’administration’’ est une notion fonctionnelle. Peu importe « l’ampleur de la modification que va consentir un commissaire chargé de négocier […] dès lors [qu’elle] porte principalement sur un aspect […] de nature technique »107. Ainsi, la Cour a admis que le seul fait qu’un acte comporte de graves répercussions pour une personne ne le fait pas sortir de la catégorie des « mesures de gestion ou d’administration »108, et donc n’entraîne pas l’incompétence du Commissaire en cause.

Ce pouvoir d’habilitation se justifie par le fait que le Commissaire européen est le responsable du domaine de compétence qui lui a été confié. Il en est le porte-parole, voire en assure la défense. Ainsi, le commissaire à la Concurrence a

103 V. CJCE, 23 septembre 1986, AKZO Chemie BV et AKZO Chemie UK Ltd c/ Commission des Communautés européennes, aff. 5/85, Rec. pp. 2585-2617, concl. C. O. LENZ. 104 Art. 13, § 1 du Règlement intérieur. 105 V. Art. 13, § 2 du Règlement intérieur. 106 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 254. 107 Ibidem, p. 257. 108 CJCE, 5 octobre 1999, Azienda Agricola "Le Canne" Srl c/ Commission des Communautés européennes, aff. C-10/98 P, Rec. pp. I-6831-6880, pt. 27, concl. G. COSMAS ; TPICE, 12 mars 2003, Maja Srl c/ Commission des Communautés européennes, aff. T-254/99, Rec. pp. II-757-787.

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réagi aux « propos acides contre la Commission européenne qui ont été tenus par certaines personnalités politiques et médiatiques françaises à l’occasion de l’affaire Alstom »109. Déjà en 1959, le Commissaire compétent avait exposé la politique sociale de la Communauté économique européenne110.

Un plein investissement du Commissaire européen et l’utilisation la plus poussée possible de l’habilitation permet à celui-ci de procéder à de réelles avancées dans le domaine de compétence qui lui est confié. Ainsi, en 2003, le commissaire au Budget déclarait que depuis sa nomination en 1999, son équipe et lui avait « réussi à renforcer le combat contre la fraude et la corruption », et qu’ils travaillaient « sur des mesures législatives destinées à améliorer la transparence et la responsabilité financière »111.

En tant que responsable d’un portefeuille communautaire, le Commissaire européen porte la responsabilité des textes qu’il soutient. Ainsi, il a pu être reproché au président Barroso d’avoir participé à la dégradation du projet européen en défendant avec « obstination » la directive Bolkestein112.

Car le Commissaire européen peut être véritablement le père d’un acte communautaire à valeur obligatoire, comme un règlement ou une directive. Lors de son audition, la future commissaire à la Justice, aux Droits fondamentaux et à la Citoyenneté indiqua aux parlementaires que le président Barroso lui avait confié la responsabilité des très puissantes directives anti-discrimination113. Le pouvoir d’initiative est à tel point normalisé que les parlementaires européens lui ont demandé de s’engager sur le dépôt, en cas de validation de la candidature, d’un texte précis, comme une directive pour lutter contre la violence faite aux femmes114.

Mais investissement ne veut pas dire reconnaissance. Il peut arriver qu’un commissaire s’investisse sur un projet, que celui-ci aboutisse, mais que son nom ne soit pas lié à ce projet. Ce fut le cas pour Lord Cockfield, qui rédigea le Livre blanc sur l’ « objectif 1992 », qui fut adopté en décembre 1985. En fait, son travail est passé au second plan, car le président Delors s’est énormément investi auprès des

109 S. BRACQ, « La Commission européenne entre fonctions d’arbitrage et rôle politique », RMCUE, n° 480, juillet-août 2004, p. 440. 110 V. B. ROCHARD, L’Europe des Commissaires – Réflexions sur l’identité européenne des traités de Rome au traité d’Amsterdam, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 46. 111 M.-L. BONAVITA, « Un entretien avec Michaele Schreyer, commissaire au Budget – ‘‘Les détournements criminels restent stables’’ », Le Figaro économie, n° 18192, lundi 3 février 2003, p. 6. 112 Réception de M. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, devant l’Assemblée nationale, le mardi 24 janvier 2006, in http://www.assemblee-nationale.fr/international/20060910.asp. 113 V. Audition de Viviane Reding, op. cit., p. 26. 114 Ibidem.

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États membres pour que ceux-ci ne fassent pas obstacle à l’adoption de la législation nécessaire à la mise en œuvre de l’ « objectif 1992 »115.

Grâce à leur délégation, les commissaires européens peuvent s’entendre entre eux pour élaborer un texte qui touche à leur portefeuille respectif, sans passer par le collège des commissaires116. De plus, en tant que représentant de la Commission, le Commissaire européen peut être amené à poursuivre un État devant la Cour de Justice, comme le fit le Commissaire à la Société de l’information et aux Médias contre le Royaume-Uni lorsque celui-ci utilisa des données personnelles sans leur consentement117.

Afin de permettre au Commissaire d’exercer dans les meilleures conditions et dans toute l’étendue son pouvoir, le Commissaire est assisté d’un cabinet et dirige une administration. Dans le respect de ces impératifs quantitatifs et de plurinationalité, le commissaire européen compose librement son cabinet de personnes dans lesquelles il a toute confiance. Il est une « émanation » du Commissaire européen118, composé des « collaborateur[s] de confiance du Commissaire pour lui faciliter la gestion de son portefeuille ; l’aider dans son travail politique personnel, le Commissaire se faisant représenter par lui [notamment en ce qui concerne sa politique externe]119 quand il l’estime possible ; assurer au Commissaire une bonne connaissance des secteurs d’activités confiés à ses collègues, de manière à lui permettre de participer aux responsabilités collégiales »120.

Le Commissaire européen dirige une ou plusieurs directions générales, ou services, correspondant aux secteurs dont il détient le portefeuille communautaire. Cette administration ne doit pas être négligée. C’est elle qui met en œuvre et conseille le Commissaire. Car le processus décisionnel de la Commission « s’initie effectivement dans les directions générales pour s’achever devant le collège des commissaires »121.

115 V. J. DELORS, L’unité d’un homme – Entretiens avec Dominique Wolton, op. cit., p. 222. 116 Ainsi Viviane Reding affirma que sur ce point : elle « aura à s’entendre avec Cecilia Malmström, parce qu’elle est le Commissaire nommé pour lutter contre la fraude et la contrefaçon », v. Audition de Viviane Reding, op. cit., p. 24. 117 Ibidem, p. 13. 118 V. art. 2. 2. intitulé « Le cabinet, émanation du membre de la Commission », Code de conduite des commissaires, SEC (2004) 1487/2, p. 7. 119 V. art. 2. 2. (4) du Code de conduite des commissaires, p. 8. 120 « Proposition de réforme de la Commission des Communautés européennes et de ses services », Rapport établi à la demande de la Commission par cinq personnalités indépendantes placées sous la présidence de Monsieur Dirk, Spirenburg, 24 septembre 1979 (« Rapport Spirenburg »), § 57, p. 20, (relevé dans B. CAREMIER, « ‘‘L’eurocratie’’ : une fonction publique à la croisée du politique et de l’administratif », Revue de la recherche juridique – Droit prospectif 1997, p. 254). 121 A. GARCIA-URETA, « La Commission européenne », op. cit., p. 84.

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Afin de prendre ses décisions de la manière la plus consciente possible, le Commissaire européen peut exiger des fonctionnaires de lui transmettre tout élément d’appréciation, comme un projet de discours ou une note de briefing, qui pourrait lui être nécessaire pour prendre ses décisions politiques individuelles122.

En plus des fonctionnaires communautaires, le Commissaire européen, sur proposition de la Commission, peut faire appel aux services de « conseillers spéciaux »123, choisis ponctuellement et de façon discrétionnaire par le Commissaire européen. C’est ainsi qu’Édith Cresson put recruter un de ses amis pour un emploi fictif124 et conduire ainsi, partiellement, à la démission de la Commission Santer125.

La responsabilité du Commissaire dans la mise en œuvre de son portefeuille l’oblige à bien organiser son travail. En ce qui concerne les « questions politiques » et les « questions de gestion courante », le Commissaire européen, « s’inspirant [également] des principes de simplification et de responsabilisation », peut déléguer les « réponses de routine, c’est-à-dire portant sur une position connue et établie de la direction générale », au membre de cabinet concerné126. En revanche, lorsqu’il s’agit de « réponses impliquant la détermination d’une position nouvelle ou une modification de position, ainsi que celles portant sur des thèmes réputés sensibles », seul le Commissaire européen est autorisé en principe à y répondre127. De même, le lancement de toute initiative nouvelle, hors gestion courante, doit faire l’objet de l’accord du Commissaire européen128.

Un Commissaire ne peut se réfugier derrière l’ignorance des fraudes qui se déroulaient dans son administration pour écarter sa responsabilité. Au contraire, une telle ignorance constitue une circonstance aggravante129… Pour pallier une telle ignorance, le Commissaire européen doit assister au minimum à une « réunion stratégique » avec sa direction générale toutes les deux semaines, et organiser une réunion « sur le suivi des travaux d’audit et de contrôle interne » deux fois par an130.

122 V. art. 2.3. (2) du Code de conduite des commissaires, p. 8. 123 Art. 1, 5, 123 et 124 du Régime applicable aux autres agents des Communautés européennes. 124 V. P. BOCEV, « Édith Cresson soupçonnée de faux en écriture », Le Figaro, n° 17122, mardi 31 août 1999, p. 2. 125 V. point 8.1.35 du rapport du Comité d’experts indépendants du 15 mars 1999. 126 Art. 2.4.1.2., al. 4, pt. 3, du Code de conduite des commissaires, p. 10. 127 Idem. Il est néanmoins prévu que le Chef de cabinet puisse répondre, « le cas échéant ». 128 V. Art. 2.4.1.3., al. 1, du Code de conduite des commissaires, p. 11. 129 V. points 9.2.1. à 9.2.3. du 1er rapport du Comité d’experts indépendants chargé d’enquêter sur les allégations de fraude, de mauvaise gestion ou de népotisme au sein de la Commission européenne, 15 mars 1999 (accessible en ligne : http://www.europarl.europa.eu/experts/default_fr.htm). 130 Code de conduite des commissaires, pt. 1, p. 10.

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Les causes de la démission de la Commission Santer ont conduit la Commission à « améliorer les informations fournies aux membres du Collège […] pour mettre l’accent sur la responsabilité politique du Commissaire » et à la rédaction d’un code de conduite.

L’obligation d’information du Commissaire est capitale car, « directement liée à cette information, se trouve la possible mise en cause de sa responsabilité »131.

2) L’émergence d’une responsabilité individuelle

La possibilité de déléguer certaines des prérogatives de gestion courante de son portefeuille ne doit pas conduire le Commissaire à ignorer ses responsabilités. C’est un tel comportement que dénonça le comité d’experts indépendants lorsqu’il regretta que « le sens de la responsabilité est dilué dans la chaîne hiérarchique »132. En effet, le Commissaire européen personnalise son portefeuille. Ainsi, « même si le rapport de la Commission (sur l’intégration de la Turquie) devait être avalisé par le collège des commissaires, qui comptait trente membres, le commissaire Verheugen, chef de file pour l’élargissement, a joué un rôle déterminant »133. À tel point que, lors de son voyage à Ankara en février 2004, le chancelier Schröder a confirmé le soutien de l’Allemagne pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et précisé que « si Günter Verheugen demande notre opinion, nous allons la lui donner et elle sera positive »134. Il fut à ce point responsable de son portefeuille que suite à l’entrée de Chypre dans l’Union européenne, il a pu se reconnaître « berné » par la partie grecque à propos du référendum qui s’est tenu dans l’île en avril 2004135.

En principe, la combinaison du principe de collégialité et du principe d’indépendance du Commissaire européen a pour conséquence qu’un acte pris, régulièrement ou non, sur délégation, engage la responsabilité de la Commission dans son ensemble, et non celle du Commissaire européen individuellement136.

Mais tout manquement aux devoirs d’indépendance et de délicatesse, la commission d’une « faute grave », ou plus largement le fait que le Commissaire européen « ne rempli[sse] plus les conditions nécessaires à l’exercice de ses

131 G. VANDERSANDEN, L. LÉVI, « La réforme administrative de la Commission – Quelques considérations générales », Cahiers de droit européen 2005, p. 292. 132 C. ZORGBIBE, Histoire de l’Union européenne, op. cit., p. 157. 133 S. GOULARD, Le Grand Turc et la République de Venise, op. cit., p. 75. 134 Ibidem. 135 Ibidem, p. 104. 136 V. CJCE, 15 juin 1994, Commission des Communautés européennes c/ BASF AG e.a., aff. C-137/92 P, Rec. p. I-2555-2654, concl. W. VAN GERVEN.

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fonctions »137, permet à la Cour de justice, saisie par le Conseil des ministres à la majorité simple ou par la Commission138, de le sanctionner en le déclarant démissionnaire d’office139. C’est notamment pour éviter une telle situation que le principe d’information implique que le Commissaire européen soit prévenu de « toute information sensible susceptible de mettre en cause sa responsabilité ou celle du Collège »140 et « des situations graves relevées précédemment et qui n’ont pas encore été complètement redressées »141. Ainsi, il semble que « sur six affaires passées au crible [par le comité des sages en 1999], quatre remontaient à la Commission précédente, présidée par Jacques Delors, et deux seulement concernaient » la Commission Santer142.

S’il vient à prendre connaissance d’une irrégularité, le Commissaire européen doit réagir rapidement et formellement par écrit. Il doit notamment élaborer un plan d’action dont la mise en œuvre fera l’objet « de dispositions spécifiques de suivi convenues entre les services et le membre de la Commission »143. Rien n’est plus mal perçu qu’un commissaire informé de dysfonctionnements, mais qui n’aurait pas pris les mesures nécessaires. C’est pourquoi Édith Cresson a soutenu que selon elle, « quelqu’un a voulu faire croire que j’étais prévenue très longtemps à l’avance des dysfonctionnements et que je voulais tromper le Parlement européen »144.

L’obligation de « bonne administration » implique évidemment que le Commissaire européen ne commette pas de fraudes. Dans ce sens, il peut avoir à faire à une commission temporaire d’enquête créée par le Parlement européen « pour examiner [...] les allégations d’infraction ou de mauvaise administration dans l’application du droit de l’Union »145.

Le problème est que la menace de la motion de censure peut être utilisée par le Parlement européen pour inciter un Commissaire à démissionner. C’est le résultat 137 Art. 247 TFUE. 138 V. Art. 245, § 2 in fine et art. 247 TFUE. 139 Une telle possibilité n’existe pas en droit français. Seule la responsabilité pénale du Ministre peut être engagée, et cela devant une juridiction créée ponctuellement à cet effet. 140 Pt. 2.4.1.3. al. 2 du Code de conduite des commissaires. 141 G. VANDERSANDEN, L. LÉVI, « La réforme administrative de la Commission – Quelques considérations générales », op. cit., p. 292. 142 P. BOCEV, « Commission européenne : Prodi promet une ‘‘révolution’’ », Le Figaro, n° 17088, jeudi 22 juillet 1999, p. 6. 143 Code de conduite des commissaires, al. 2., pts. 1 et 2. 144 Cité dans « Édith Cresson se défend et règle ses comptes », Le Figaro, n° 16980, mercredi 17 mars 1999, p. 1. 145 Art. 226 TUE mis en oeuvre par la décision du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, du 19 avril 1995, Euratom, CECA, portant modalités d’exercice du droit d’enquête du Parlement européen, n° 95/167/CE, JOCE, n° L 113, du 19 mai 1995, pp. 2-4.

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qui était d’ailleurs recherché par le Parlement européen en 1999. Il est en effet admis que le développement et le dénouement de la crise de 1999, ayant abouti à la démission de la Commission Santer, « s’expliquent notamment par le refus des commissaires les plus directement mis en cause de présenter leur démission volontaire et par l’impossibilité pour les autres membres du collège de les contraindre à démissionner »146.

Car, si la motion de censure concerne en principe le collège des Commissaires européens147, il se trouve que, ces dernières années, la menace de son utilisation visait généralement un Commissaire européen en particulier.

En 1999, « l’entêtement du commissaire en cause n’a fait qu’ ‘‘accentuer la pression sur le collège’’, car ‘‘si celui-ci ne comprend pas qu’il doit s’en aller, tout risque de sauter’’ »148. Or, d’après Jacques Santer, Édith Cresson n’avait pas de « prédispositions à tirer les conclusions politiques » des reproches qui lui étaient faits149.

La procédure de la motion de censure apparut dans ce cas comme une une « sanction excessive »150. À cet égard, il est intéressant de noter que les Pays-Bas avaient fait une proposition, lors des négociations pour le Traité de Maastricht, pour l’adjonction d’une procédure de censure visant un membre de la Commission ; mais que celle-ci avait été écartée au nom du principe de collégialité151.

C’est pourquoi, si le Traité de Rome ne prévoyait pas que le Parlement européen puisse « s’en prendre à un seul commissaire »152, le président Prodi, président de la Commission suite à la démission collective de la Commission Santer, a exigé l’engagement des membres de la Commission qu’il présidait, dès leur entrée en fonction, de démissionner à sa simple demande, notamment si une majorité du Parlement européen le lui demandait instamment153. Cet engagement a été confirmé 146 J. PERTEK, « Les institutions communautaires – La Commission – Organisation et fonctionnement », Jurisclasseur Europe Traité, mise à jour septembre 2003, Fasc. 230, § 158, p. 19. 147 Ex : la motion de censure déposée en 1976 par les conservateurs contre l’incorporation de lait en poudre écrémé dans les nourritures d’animaux, ou le 23 mars 1977 par le groupe gaulliste et les communistes français après la décision de la Commission d’arrêter les ventes d’exédents de beurre à l’URSS, relevé dans : C. ZORGBIBE, Histoire de l’Union européenne, op. cit., p. 99. 148 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 262. 149 V. P. BOCEV, « Commission européenne : Prodi promet une ‘‘révolution’’ », op. cit. 150 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 262. 151 V. Y. DUTRIAUX, Le traité sur l’Union européenne, Paris, Armand Colin, 1992, p. 182. 152 D. VIGNES, « La chute », Revue du Marché Commun de l’Union Européenne, n° 427, avril 1999, p. 223. 153 V. Discours du 7 novembre 1999 devant la conférence des présidents du Parlement européen. Sur les défis à relever de la Commission Prodi, v. S. RODRIGUES, « La nouvelle Commission Prodi face à ses

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dans l’accord-cadre sur les relations entre le Parlement européen et la Commission qui prévoit que « la Commission accepte que, dans les cas où le Parlement européen refuse sa confiance à un commissaire (sous réserve du soutien politique sur le fond et la forme d’un tel point de vue), le président de la Commission examine sérieusement l’opportunité de demander à ce commissaire de démissionner »154.

Le Traité de Nice a ensuite consacré ce pouvoir du président de la Commission en prévoyant qu’ « un membre de la Commission présente sa démission si le président le lui demande »155.

Le risque est qu’ « une démission sanctionnerait alors moins une indélicatesse personnelle qu’une divergence de vue politique suffisamment grave pour hypothéquer le fonctionnement normal de l’institution »156. Au contraire, certains auteurs se réjouissent de cet instrument qui permet au président de la Commission « d’imposer aux membres de la Commission, éventuellement rétifs, le respect des orientations politiques qu’il a lui-même définies et d’assurer ainsi la cohérence, l’efficacité et la collégialité de l’institution à la tête de laquelle il se trouve placé »157. L’intérêt est précisément de lutter contre le pouvoir que les commissaires européens exercent grâce à l’appropriation qu’ils ont faite de leur portefeuille158.

La responsabilité du Commissaire européen le poursuit après la cessation de ses fonctions159, révélant ainsi le pouvoir de décision qu’il possédait et d’influence qu’il possède encore. À l’approche de l’expiration de son mandat, le Commissaire européen doit informer la Commission des activités professionnelles qu’il envisage d’exercer l’année qui suivra la cessation de ses fonctions160. S’il s’avère que les engagements : Est-ce la fin de la crise ? », Revue du Marché Commun de l’Union Européenne, n° 433, novembre-décembre 1999, pp. 678-682. 154 Pt. 10, annexe V du Règlement intérieur du Parlement européen. 155 Aujourd’hui art. 17, § 6 al. 2 TUE ; repris à l’art. 1.2.1. du Code de conduite des commissaires intitulé « Démission des Commissaires », p. 4. En ce qui concerne le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, le président ne peut que lui demander de présenter sa démission au Conseil européen, qui est seul habilité à la prononcer (art. 17, § 6 al. 2 in fine TUE). 156 L. COUTRON, « Le principe de collégialité au sein de la Commission européenne après le Traité de Nice », op. cit., p. 264. 157 R. MEHDI, « Article 217 », op. cit., pp. 308-309. 158 Ibidem. 159 V. article 245, § 2 TUE. Ainsi, Monsieur Bangeman, Commissaire démissionnaire responsable du secteur « Affaires industrielles, Technologie de l’information et télécommunication » (sur la composition de la Commission Santer, v. Europe, février 1995, comm. 35), ne pouvait pas immédiatement rejoindre la société espagnole Telefonica, spécialisée dans le secteur des télécommunications ; V. Décision du Conseil du 9 juillet 1999, CECA, Euratom, relative à une saisine de la Cour de justice du cas de M. Bangeman, n° 1999/494/CE, JOCE, n° L 192, du 24 juillet 1999, p. 55 (v. M. PIETRI, Europe, octobre 1999, comm. 321). 160 V. Code de conduite des commissaires, 1.1.1. « Activités extérieures », alinéa 11, p. 3.

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activités envisagées sont en relation avec le contenu de son portefeuille communautaire, un comité d’éthique est alors établi par la Commission161. L’appréciation du comité d’éthique sera confrontée au devoir d’honnêteté et de délicatesse du Commissaire européen162, et donc déterminera de fait la possibilité pour lui d’exercer la profession projetée163.

Il est en effet évident que le fait d’avoir exercé des fonctions dans une instance de contrôle est un avantage déterminant dans l’obtention d’un poste dans le privé164.

161 Ibidem. 162 Ibidem. 163 Un exemple d’encadrement des activités post-Commission nous est fourni par le « cas Bangeman ». Dans sa décision n° 2000/44 du 17 décembre 1999, le Conseil a décidé que « M. Bangeman ne sera pas membre du conseil d’administration et n’acceptera aucune fonction, au sein de Telefonica jusqu’au 1er juillet 2000, ne représentera aucun tiers y compris Telefonica, jusqu’au 31 décembre 2001 et s’engage à protéger les informations confidentielles dont il avait eu connaissance en sa qualité de membre de la Commission » : cf. D. SIMON, « Obligations de délicatesse des membres de la Commission », Europe, n° 3, mars 2000, comm. n° 63, p. 10. 164 Ainsi, Robert Marjolin a reconnu que « Shell et I.B.M. venant après [son] expérience à l’O.E.C.E. et au Marché commun [lui] ouvrirent beaucoup de porte ». On peut néanmoins rester sceptique sur la prudence affichée le conduisant à prendre « comme règle de n’accepter que les offres émanant de sociétés anciennes, solidement établies dans leur secteur et dont l’intégralité était au-dessus de tout soupçon » : cf. R. MARJOLIN, Le travail d’une vie, op. cit., p. 383.

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RÉSUMÉ :

Malgré le principe de collégialité et le poids croissant du Président de la Commission, il est aujourd’hui incontestable que le Commissaire européen dispose d’un pouvoir propre. D’une part, un pouvoir d’influence, autant dans ses relations avec son État d’origine qu’avec les autres acteurs du jeu communautaire. Dans les deux cas, le Commissaire européen doit savoir se fonder sur eux, sans se laisser corrompre. D’autre part, un pouvoir de décision, qu’il tient principalement du système d’habilitation. À travers celui-ci, le Commissaire européen peut exploiter tous les moyens dont il dispose pour maîtriser son domaine de compétence. La principale preuve de ce pouvoir vient de l’accroissement de sa responsabilité individuelle. De la simple sanction de la violation de ses obligations statutaires, la responsabilité du Commissaire européen est devenue une véritable responsabilité politique.

SUMMARY:

Despite the President of the European Commission’s growing importance and the principle of corporatism, it is now incontestable that the European Commissioner has a specific power. Firstly, a power of influence that is shown through his relations, both with his State of origin and with other members of the Community; and secondly, a power to make decisions, mostly provided by the system of capacitation. The power of influence must, however, not be allowed to corrupt his position. The power to make decisions allows him to use all the resources at his disposal to master his field of competence. The main proof of this power comes from the increasing of his individual liability. From the simple sanction of the violation of his statutory obligations, the liability of the European Commissioner has become a real political liability.

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Le pouvoir des États membres en matière de sécurité et défense commune dans l’Union européenne

CORALIE MAYEUR

Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté

e Haut représentant pour la politique étrangère de sécurité commune (PESC) n’existe plus. Il a été remplacé par le Haut représentant de

l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité qui est également le vice-président de la Commission1 et responsable des relations extérieures. Désormais, en matière de politique étrangère et de sécurité et défense commune, les détenteurs du pouvoir sont disparates. Leur accumulation ajoute à la confusion de sorte que le traité de Lisbonne n’a fait œuvre ni de transparence ni de simplification dans ce domaine.

L’article 24-1 du traité sur l’Union européenne affirme pourtant que : « La compétence de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union, y compris la définition progressive d’une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune ». La compétence reconnue à l’Union se distingue néanmoins du pouvoir dans ce domaine. Celui-ci n’est pas pleinement reconnu aux institutions, il est encore détenu par les États membres. Il faut admettre que la compétence désigne le domaine matériel de l’action alors que le pouvoir représente son sens organique2. Il doit conduire à désigner le titulaire des compétences. Le traité de Lisbonne n’a pas précisé cet 1 L’article 18 du traité sur l’Union européenne énonce que le Haut représentant, nommé par le Conseil européen, conduit la politique étrangère de sécurité commune de l’Union, préside le Conseil des affaires étrangères et est l’un des vice-présidents de la Commission. 2 Voir V. CONSTANTINESCO, Compétences et pouvoirs dans les Communautés européennes. Contribution à l’étude de la nature juridique des Communautés, Paris, LGDJ, 1974, pp. 68 et s. ; au sujet des compétences dans l’Union, voir V. MICHEL, Recherches sur les compétences de la Communauté, Paris, L’Harmattan, 2003 ; et concernant le pouvoir, voir A. BOUVERESSE, Le pouvoir discrétionnaire dans l’ordre juridique communautaire, Bruxelles, Bruylant, 2010.

L

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aspect. La PESC continue d’ailleurs d’être soumise à des règles et procédures spécifiques. L’unanimité demeure la règle de vote3 et la compétence de la Cour de justice est toujours très limitée, voire inexistante4 pour statuer au sujet des actes adoptés dans ce domaine.

La PESC était dans une situation spécifique en raison de la sensibilité des domaines en cause et de la réticence des États membres à admettre un transfert de compétence dans ces matières. Le caractère intergouvernemental de la PESC n’est pas tout à fait remis en cause par le traité de Lisbonne, la suppression des piliers5 n’a pas eu cet effet6. La PESC demeure un titre du traité sur l’Union européenne7 et ne fait pas l’objet d’une insertion dans le traité sur le fonctionnement de l’Union à l’instar de l’ancien troisième pilier. Il faut considérer que le traité de Lisbonne a

3 Article 24-1 al 1 du TUE. 4 Le traité de Lisbonne continue de rappeler l’exclusion de la compétence de la Cour pour statuer sur ces dispositions : deux exceptions sont néanmoins inscrites dans le traité à l’article 275 du traité FUE ; elles portent sur l’article 40 du traité UE d’une part, qui rappelle le principe de non affectation des dispositions de la PESC au détriment des autres dispositions, et d’autre part, sur l’ouverture du recours en annulation prévu à l’article 263 du traité FUE afin de contrôler « la légalité des dispositions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre des personnes physiques ou morales adoptées par le Conseil sur la base du titre V, chapitre 2 du traité sur l’Union européenne ». 5 Le traité de Maastricht a donné naissance à l’Union européenne, fondée sur les Communautés et les formes de coopération, constituées par les titres V et VI du traité, désignées sous le nom de deuxième et troisième pilier du traité, en référence au premier pilier, qui représente le cadre communautaire. Le deuxième pilier, relatif à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), fait l’objet du titre V du traité. Son objectif est de donner un fondement aux actions menées en matière de politique étrangère et de défense. Sa présence dans le traité sur l’Union traduit la volonté de réaliser un espace de paix et de sécurité. Le troisième pilier concerne la mise en place d’un espace de liberté et de justice. Il était désigné par le traité de Maastricht comme portant sur la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures (CJAI). Le traité d’Amsterdam l’a partiellement communautarisé, les matières ont été scindées entre le titre IV du traité CE et le titre VI du traité UE. Cette communautarisation a eu pour effet d’insérer, dans le pilier communautaire, un titre IV, intitulé : « Visas, asile, immigration et des autres politiques liées à la libre circulation des personnes » et de prévoir dans le troisième pilier non communautarisé les « dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale » (CPJP) qui font l’objet du titre VI du traité sur l’Union. 6 Différentes procédures demeurent en effet dans les traités, tant sur le fondement du traité sur l’Union européenne que sur celui du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui remplace le traité CE. La suppression des piliers, si elle existe, ne s’est pas traduite par une confusion des procédures. Elle n’a pas non plus donné lieu à une insertion de l’ensemble des politiques de l’Union dans le traité sur le fonctionnement de l’Union car la politique étrangère de sécurité et de défense commune n’est présente que dans le traité sur l’Union européenne. 7 Le titre V du traité sur l’Union européenne tel qu’il a été modifié par le traité de Lisbonne concerne la politique étrangère de sécurité commune de l’Union. Cette place est celle occupée par cette matière depuis le traité d’Amsterdam.

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procédé à la suppression d’un seul des deux piliers, le troisième8, et au maintien de l’autre.

Les détenteurs du pouvoir décisionnel sont alors toujours et essentiellement les États membres sur le fondement de ce titre. Le nouveau traité contribue pourtant à une reconnaissance du pouvoir des institutions dans ce domaine. Celles-ci sont en effet dotées de certains pouvoirs indispensables à la mise en œuvre des politiques retenues sur ce fondement. Il ne s’agit pas d’un transfert de pouvoir qui est inenvisageable9 en raison de la matière en cause mais il peut s’agir d’une limitation du pouvoir étatique, destinée à permettre l’exercice de compétences par les institutions de l’Union. En ce sens, le pouvoir des États membres en matière de politique étrangère et de sécurité commune est désormais limité.

En outre, le traité a doté l’Union européenne de la personnalité juridique10 de sorte que sur la scène internationale, les institutions représentent désormais officiellement11 l’Union lorsqu’elles agissent dans ces domaines.

La lecture fréquente du traité de Lisbonne selon laquelle les États membres de l’Union en sont les vainqueurs12 doit être nuancée pour ce qui concerne les anciens piliers intergouvernementaux. Dans ces domaines, les États ont perdu certains pouvoirs qu’ils détenaient sur le fondement des traités antérieurs.

En matière de PESC, malgré son maintien dans le traité sur l’Union uniquement, les institutions sont de plus en plus présentes. En outre, le traité de Lisbonne offre une véritable possibilité de rapprochement avec la méthode intégrée, il se détache progressivement de la coopération dans cette matière, en permettant à

8 D’un point de vue formel seulement, en raison de son insertion dans le traité sur le fonctionnement de l’Union. Ce n’est pas tout à fait le cas d’un point de vue matériel dès lors que certaines dispositions bénéficient encore de dérogations au droit commun. 9 En considérant, comme l’explique O. Beaud, que « les transferts de pouvoirs sont prohibés parce qu’ils touchent à l’essentiel de la puissance de l’État, tandis que les limitations ou délégations de la puissance publique sont autorisées parce qu’elles affectent des éléments secondaires – on n’ose pas dire accidentels ou contingents – de la puissance publique » : O. BEAUD, « La souveraineté de l’État, le pouvoir constituant et le traité de Maastricht », RFDA 1993, p. 1045. 10 L’article 47 du TUE énonce désormais : « L’Union a la personnalité juridique ». 11 Il faut toutefois considérer qu’en matière de politique étrangère de sécurité commune et, en particulier, lorsque des opérations militaires ont dû être menées, l’Union a agi comme si elle détenait la personnalité juridique, notamment parce que le traité d’Amsterdam lui avait reconnu de manière officieuse en la dotant de la faculté de conclure des accords internationaux avec des pays tiers sur le fondement des articles 24 et 38 du traité UE ancien. 12 Voir par exemple A. BERRAMDANE, « Le traité de Lisbonne et le retour des États », JCP G 2008, p. 122, ou encore J. FUSEAU, « Le traité de Lisbonne, reflet de l’emprise des États membres sur l’Union européenne », in A. BERRAMDANE, W. CREMER et A. PUTTLER (dir.), Quel avenir pour l’intégration européenne, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2010, p. 125.

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la Commission et au Parlement européen de s’insérer dans le processus décisionnel et en admettant que la Cour de justice de l’Union exerce un contrôle sur certains des actes adoptés sur son fondement.

Le rôle particulier du Haut représentant en est le révélateur. Étant à la fois vice-président de la Commission, responsable des relations extérieures et Haut représentant pour la PESC, ses différentes missions seront influencées par ses différents rôles.

Quant au Parlement européen, en tant que détenteur du pouvoir en matière budgétaire dans l’Union européenne, il participe à la mise en œuvre des actions de la PESC. Ce pouvoir n’est pas nouveau mais il s’ajoute désormais à la faculté offerte au Haut représentant de le consulter, et au débat qu’il mène deux fois par an au sujet des progrès réalisés en matière de sécurité et de défense commune13.

De plus, le nouveau traité inscrit la politique de sécurité et de défense commune dans l’ensemble plus général des relations extérieures14. Ce faisant, il affirme la nécessité d’une cohérence en matière de relations extérieures de sorte qu’un contrôle doit pouvoir être envisageable afin de s’assurer du respect de cette exigence.

La Cour de justice devrait alors exercer ce contrôle. Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, elle l’a fait au sujet de l’empiètement des matières du deuxième et du troisième pilier sur le pilier communautaire sur le fondement de l’article 47 du traité UE ancien15. Elle avait, de cette manière, affirmé son rôle dans la construction de l’Union et la protection des traités.

La Cour de justice de l’Union vérifiera désormais cette cohérence. Elle procédera probablement à un contrôle du respect de la cohérence qui s’ajoutera à celui de l’absence d’empiètement qui n’a pas disparu. Ces deux types de contrôle devraient d’ailleurs être plus étendus que celui qui existait avant l’entrée en vigueur

13 L’article 36 TUE prévoit la consultation régulière du Parlement européen par le Haut représentant et ajoute à l’alinéa suivant que le Parlement peut poser des questions ou formuler des recommandations au Conseil et au Haut représentant, et qu’il procède deux fois par an à un débat sur les progrès réalisés dans la mise en œuvre de la PESC et de la politique de sécurité et de défense commune. 14 Le titre V du traité sur l’Union s’intitule désormais « Dispositions générales relatives à l’action extérieure de l’Union et dispositions spéciales concernant la politique étrangère de sécurité commune ». Il comporte deux chapitres, le premier consacré aux dispositions générales (articles 21 et 22) et le second consacré aux dispositions spécifiques, relatif à la politique étrangère de sécurité commune (articles 23 à 41 et articles 42 à 46 qui portent sur la politique de sécurité et de défense commune). 15 L’ancien article 47 énonçait que les dispositions du traité sur l’Union européenne ne devaient pas affecter celles du traité instituant les Communautés européennes. La disposition est remplacée par l’article 40 du traité UE nouveau qui concerne essentiellement les aspects procéduraux pour indiquer que la mise en œuvre de la PESC ne peut affecter les attributions des institutions pour l’exercice des compétences de l’Union.

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du traité de Lisbonne car ils portent sur l’ensemble des relations extérieures pour le premier et sur l’ensemble des procédures pour le second.

En outre, la Cour vérifie que les États ont répondu à leurs obligations dans ce domaine dans le respect des règles imposées par le traité.

Les États membres de l’Union, en raison de leur qualité de membres de l’Union ont accepté, malgré leurs réticences, de limiter leurs pouvoirs au profit des institutions de l’Union. En matière de sécurité et de défense commune, le pouvoir n’a pas été transféré aux institutions et en raison du maintien de la règle de l’unanimité applicable au processus décisionnel, le pouvoir demeure celui des États même s’il est exprimé au sein des institutions et par les institutions le cas échéant. D’un point de vue matériel toutefois, et non plus organique, les compétences sont exercées en commun. Les institutions de l’Union ne sont donc pas absentes de la PESC et jouent en effet un rôle de plus en plus important. Elles détiennent certains pouvoirs dans la réalisation et la mise en œuvre des actions votées sur le fondement du titre V qui désigne désormais « l’action extérieure de l’Union » et les « dispositions spécifiques concernant la politique étrangère et de sécurité commune ». Malgré l’ambigüité du traité au sujet des détenteurs du pouvoir en matière de sécurité et de défense commune, le pouvoir des États membres dans ce domaine, sans être encore remis en cause, est de plus en plus encadré (I) et les acteurs dans ce domaine sont de plus en plus nombreux (II).

I – L’ENCADREMENT DU POUVOIR DES ÉTATS MEMBRES

L’absence d’insertion de la PESC au titre des politiques de l’Union inscrites dans le traité sur le fonctionnement de l’Union tend à montrer que les États membres demeurent les détenteurs du pouvoir en matière de PESC. Pourtant l’exercice de leur pouvoir est très encadré. Le contrôle n’est pas un contrôle juridictionnel sur les actes adoptés car le traité de Lisbonne n’est pas véritablement revenu sur l’exclusion de la compétence de la Cour de justice pour connaître du titre V du traité UE. Le comportement des États membres est, toutefois, contrôlé car en agissant au sein du Conseil et du Conseil européen, ils doivent en effet toujours tenir compte du traité de sorte que leur pouvoir dans le domaine de la sécurité et de la défense (1) est limité par certaines contraintes et obligations (2).

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1) Les États membres détenteurs contraints du pouvoir en matière de sécurité et défense commune

En se soumettant au traité16, les États ont accepté de limiter leurs compétences dans certains domaines. Ce n’est pas le cas en matière de politique étrangère car les États estiment qu’ils n’ont pas transféré de compétences à l’Union européenne (a) de sorte que la politique menée sur le fondement du titre V du traité sur l’Union semble être celle de l’ensemble des États (b).

a) L’exercice des compétences en matière de PESC

Les États membres considèrent qu’ils sont seuls détenteurs du pouvoir en matière de politique étrangère tant dans un cadre interne que dans celui de l’Union européenne17. Pour éviter que les décisions en matière de sécurité et de défense s’imposent à eux sans leur consentement, les États ont exigé le maintien de certaines spécificités. Ce sont les procédures qui traduisent que la compétence n’a pas été transférée à l’Union même si le pouvoir des États s’exprime au sein de ses institutions.

Le vote à l’unanimité correspond en particulier au refus de transférer un pouvoir de décision dans le domaine de la sécurité et de la défense. Le processus décisionnel est alors un révélateur de la fonction endossée par les acteurs dans ce domaine.

Les compétences exercées par les États en matière de politique étrangère et de sécurité et défense commune peuvent être désignées18 comme étant des compétences retenues des États membres qui, dans certains domaines, sont des compétences conjointes de l’Union à dominante nationale. En outre, le traité de Lisbonne permet de dire désormais que certaines d’entre elles sont également des compétences à dominante de l’Union chaque fois qu’elles concernent les relations extérieures ou

16 Le traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, est entré en vigueur le 1er décembre 2009, un mois après la ratification par l’ensemble des États membres. 17 Les réactions des États membres à ce sujet sont très précises dans les affaires qui ont été portées devant la Cour de justice dans ces matières, chaque fois qu’ils sont intervenus ou qu’ils ont fait connaître leurs arguments. Ils ont parfois fait connaître leur position unanime transmise par le Conseil : cf. notamment, dans l’affaire C-91/05 au sujet des armes de petit calibre : « Le Conseil, soutenu à cet égard par l’ensemble des gouvernements des États membres intervenants […] », CJCE, 20 mai 2008, Commission c/ Conseil, point 45 de l’arrêt. 18 En se fondant sur la démonstration faite par V. Michel pour présenter la coexistence des compétences communautaires et nationales ; l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne n’empêchant pas l’application de sa démonstration. Voir V. MICHEL, Recherches sur les compétences de la Communauté, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 189-192.

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portent sur une matière qui relevait du premier pilier avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.

La lecture du traité, qui conduit à penser que les décisions sur le fondement du titre V du traité sur l’Union européenne sont celles des seuls États et non de l’Union, doit être nuancée par l’étude des actes. Leur signature traduit d’abord quels sont les détenteurs du pouvoir dans ce domaine. La base juridique montre par ailleurs que la politique étrangère ne peut pas être dissociée de l’ensemble des décisions adoptées sur le fondement du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Ainsi, l’accord entre l’Union européenne et la Principauté de Liechtenstein19 sur les procédures de sécurité pour l’échange d’informations classifiées a été conclu le 14 juin 2010 sur le fondement d’une double base juridique relevant des deux parties du traité. Il est signé par le Conseil. Les États membres avaient voté deux ans auparavant l’autorisation de le conclure sur le fondement de l’article 24 de sorte que la décision comporte un article qui dispose que l’accord est approuvé au nom de l’Union. Sur le fondement de cette disposition qui disposait que les accords conclus par l’Union lient les institutions de l’Union20, différents accords externes ont été conclus par les institutions alors même que l’Union n’était pas dotée de la personnalité juridique21. Quant à l’accord lui-même, signé par le Conseil, il comporte une disposition qui énonce que l’acte engage l’Union européenne22.

19 Décision du Conseil du 14 juin 2010, relative à la signature et à la conclusion de l’accord entre l’Union européenne et la Principauté de Liechtenstein sur les procédures de sécurité pour l’échange d’informations classifiées, 2010/404/PESC, JOUE, L, 2010, p. 187. 20 L’article 24 alinéa 6 du traité UE tel qu’il avait été modifié par le traité de Nice énonçait : « Les accords conclus selon les conditions fixées par le présent article lient les institutions de l’Union ». Certains ont vu dans cette disposition l’affirmation d’une personnalité juridique de l’Union : voir, par exemple, L. GRARD, « La condition internationale de l’Union européenne après Nice », RAE 2000, pp. 375 et 377 ; d’autres n’ont pas partagé cette interprétation : voir, par exemple, le commentaire de F. ANTON, in Ph. LÉGER (dir.), Traité CE-UE commenté articles par articles, Paris, Dalloz, p. 51, § 34, ou encore, J. CHARPENTIER, « De la personnalité juridique de l’Union européenne », in J.-M. GALABERT et M.-R. TERCINET (dir.), Mélanges en l’honneur du professeur Gustave Peiser, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1995, p. 102. 21 Il semble toutefois qu’il serait difficile de considérer qu’elle pouvait être acquise par la pratique ou qu’il existait une sorte de coutume selon laquelle l’Union devait être reconnue comme étant dotée de la personnalité juridique en se fondant sur l’utilisation de l’article 24 du traité UE précité. Au sujet de la coutume et des organisations internationales, voir G. CAHIN, Les organisations internationales et la coutume internationale, l’incidence de la dimension institutionnelle sur le processus coutumier, Paris, Pédone, 1999. 22 L’article 2 de l’accord du 14 juin 2010, associé à la décision PESC précitée, dispose : « Le président du Conseil est autorisé à désigner la ou les personnes habilitée(s) à signer l’accord à l’effet d’engager l’Union ».

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Les décisions adoptées par l’Organisation des Nations Unies qui portent sur l’inscription des personnes qualifiées de terroristes et qui font l’objet d’une transposition dans le bloc de légalité de l’Union donnent, elles aussi, un exemple confirmant que le pouvoir dans ce domaine est désormais celui de l’Union européenne. En juillet 2010, le Conseil a pris une décision au sujet des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran23 dont l’objet est de mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’acte adopté par le Conseil est fondé sur l’article 29 du traité sur l’Union afin de transposer la résolution onusienne dans le bloc de légalité de l’Union. Les États membres sont mentionnés dans cette décision en tant que membres des Nations Unies et sont représentés par le Conseil agissant au nom de l’Union. En outre, la décision reprend une déclaration du Conseil européen de sorte que l’auteur véritable de la décision peut être considéré comme étant l’ensemble des États membres. En raison désormais de la qualité d’institution du Conseil européen, et de la reconnaissance d’une personnalité juridique à l’Union, l’acte, s’il devait être conclu depuis l’entrée vigueur du traité de Lisbonne, engagerait l’Union européenne.

L’étude des actes trahit alors que la politique étrangère de sécurité et de défense commune relève progressivement de la compétence de l’Union partagée avec les États membres qui expriment leurs volontés au sein du Conseil européen et au sein du Conseil.

b) L’expression apparente de l’ensemble des volontés étatiques

Dans l’affaire AETR24, la Cour de justice affirmait que la décision adoptée par les représentants des États membres au sein du Conseil était une décision des Communautés lorsqu’elle relevait d’un domaine de compétence attribué par les États membres aux institutions communautaires. Toutefois, le juge admettait que le Conseil pouvait être une instance de représentants des États membres et qu’il exprime la volonté de l’ensemble des États au sein des Communautés et non la volonté communautaire25.

23 Décision du Conseil du 26 juillet 2010, concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant la position commune 2007/140/PESC, 2010/413/PESC, JOUE, L 195, du 27 juillet 2010, pp. 39-73. 24 CJCE, 31 mars 1971, Commission c./Conseil, affaire AETR, 22/70, Rec. p. 263. 25 Voir en particulier, les points 52 et 53 de l’arrêt selon lesquels : « la délibération du Conseil a porté sur un objet qui relève de la compétence de la Communauté et que, dès lors, les États membres ne pouvaient agir hors du cadre des institutions communes ; qu’il apparaît ainsi, pour ce qui est de l’objectif de négociation défini par le Conseil, que la délibération du 20 mars 1970 n’a pu être simplement l’expression ou la constatation d’une coordination volontaire, mais a eu pour objet de fixer une ligne de conduite obligatoire pour les institutions comme pour les États membres, destinée à se répercuter ultérieurement sur la teneur du règlement ».

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Depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, qui a renforcé la politique étrangère de sécurité commune dans l’Union, la question se pose de savoir si les États membres réunis au sein du Conseil adoptent sur le fondement du titre V du traité sur l’Union européenne une décision supranationale ou une décision qui représente leur volonté à chacun. L’élément fondamental qui permet de distinguer les décisions supranationales des décisions intergouvernementales est l’existence « d’un organe de propulsion autonome et indépendant en mesure d’orienter les choix et l’action du Conseil […] »26.

Un travail portant sur le pouvoir de décision tel qu’il était confié aux institutions dans les traités dix ans après leur entrée en vigueur montrait que la particularité du Conseil, même s’il dispose de l’essentiel du pouvoir, est qu’il ne l’exerce ni seul ni arbitrairement27. L’auteur de l’étude reconnaissait que c’est « l’importance du rôle joué par la Commission dans l’exercice de ses propres pouvoirs »28 qui a permis de faire prévaloir les solutions communautaires chaque fois qu’il y a eu des divergences sérieuses entre les gouvernements29.

Ce contrepoids n’existe pas encore en matière de politique étrangère et de sécurité commune car les États ne l’ont pas souhaité. Ils ont demandé que le pouvoir de décision soit exercé au sein du Conseil en limitant la participation des autres institutions.

Dans une telle situation, le Conseil n’est pas réuni en tant que représentant des États agissant dans l’intérêt de l’Union. Il est réuni afin que les représentants des États membres établissent en commun une politique de sécurité et de défense sur leur territoire. La qualité du Conseil agissant en matière de politique étrangère demeure ambiguë. Cette imprécision est probablement encouragée par les États membres.

Le traité de Lisbonne a d’ailleurs renforcé cette particularité car c’est le Conseil européen, désormais doté du statut d’institution de l’Union, qui « identifie les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union […] et à l’unanimité sur recommandation du Conseil »30. Il nomme, à la majorité qualifiée et avec l’accord du président de la Commission, le Haut représentant de l’Union31. Cette nouvelle

26 L’affirmation, toujours actuelle, était faite au sujet du traité d’Amsterdam par G. VERDERAME, « Le traité d’Amsterdam et ses suites : instruments de réalisation d’une identité européenne dans le domaine de la politique extérieure », Revue du Marché Unique Européen, 1/1999, p. 20. 27 Selon M. LAGRANGE, «Le pouvoir de décision dans les Communautés européennes : théorie et réalité », RTDE 1967, p. 18. 28 Ibidem, p. 26. 29 Ibidem. 30 Selon l’article 22 du traité UE. 31 Selon l’article 28 du traité UE.

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institution, composée des chefs d’États et de gouvernement, est dépendante et associée au Conseil. Elle n’est pas un organe de propulsion pour orienter le Conseil dans un sens qui serait favorable à la méthode supranationale. En retenant cet aspect, le traité de Lisbonne peut alors être considéré comme renforçant de cette manière le caractère intergouvernemental de la politique étrangère de sécurité et de défense commune.

Pourtant le traité affirme désormais que l’Union est dotée de la personnalité juridique ce qui signifie que l’Union européenne, sur la scène internationale, représente une voix unique. Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, ses agissements traduisaient ceux de la Communauté ainsi que ceux de la somme des États membres. L’affirmation de la personnalité juridique tend à montrer que les États membres partagent nécessairement avec l’Union européenne leur pouvoir en matière de sécurité et de défense. Dans une affaire relative à l’aide humanitaire octroyée d’urgence au Bengladesh, en 199332, la Cour de justice avait estimé que la décision adoptée au sein du Conseil ne pouvait pas être considérée comme étant un acte communautaire susceptible de faire l’objet d’un recours juridictionnel. Elle qualifiait l’acte en cause comme étant celui des représentants des États membres réunis au sein du Conseil notamment parce qu’il portait sur une matière, l’aide humanitaire, qui n’avait pas fait l’objet d’un transfert de compétences aux Communautés dans le traité. Cette affaire, si elle devait être jugée aujourd’hui, serait probablement tranchée de manière différente33 car l’Union est désormais dotée d’une compétence en matière d’aide humanitaire34 ainsi que de la personnalité juridique.

32 CJCE, 30 juin 1993, Parlement européen c./ Conseil, aff. C-181/91, note V. CONSTANTINESCO, JDI 1994, p. 467. 33 La Cour de justice n’a pas été saisie récemment d’une affaire similaire ; toutefois dans un arrêt portant sur les armes de petit calibre, elle a statué en faveur de la compétence communautaire au sujet du contentieux de la base juridique de l’acte adopté : sur cette décision voir infra ; et voir la note de E. NEFRAMI, « Renforcement des obligations des États membres dans le domaine des relations extérieures », RTDE 2010, p. 619. 34 Le traité de Lisbonne énonce à l’article 4-4 que « dans les domaines de la coopération au développement et de l’aide humanitaire, l’Union dispose d’une compétence pour mener des actions d’une politique commune, sans que l’exercice de cette compétence ne puisse avoir pour effet d’empêcher les États membres d’exercer la leur ». L’article 214 du traité FUE précise que « les actions de l’Union et des États membres se complètent et se renforcent mutuellement » dans ce domaine. La lecture combinée des deux dispositions laisse penser qu’une réunion du Conseil à ce sujet serait considérée comme relevant de la compétence de l’Union. L’ensemble des actions relevant de la PESC tel que l’énonce l’article 21 du traité UE ne bénéficie pas de cette double base juridique sur le fondement des deux traités.

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Si une ambigüité peut parfois demeurer pour déterminer l’auteur des actes adoptés35, la Cour a toujours rappelé les obligations imposées aux États membres dans ces domaines.

2) Les obligations des États membres en matière de politique étrangère et de sécurité et de défense commune

Les États membres ne sont plus libres de leurs décisions. La Cour a eu l’occasion de préciser que, « bien qu’il appartienne aux États membres d’arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, il n’en résulte pas pour autant que de telles mesures échappent totalement à l’application du droit communautaire »36. Le juge de l’Union avait déjà pu indiquer que les domaines qui ne relèvent pas de la compétence de l’Union ne sont pas exclus du champ d’application du droit de l’Union. Tel est le cas notamment en matière de sécurité publique37.

a) Le pouvoir étatique soumis au droit de l’Union

L’État « ne peut plus être considéré indépendamment de son statut de membre de l’Union »38, en raison notamment de l’application du devoir de loyauté qui est une source d’encadrement de son action, même lorsqu’elle se veut ou pourrait être autonome. Selon l’auteur, ce devoir donne lieu à une altération du statut de l’État39. Il apparaît que la soumission de l’État membre aux Communautés, et désormais à l’Union, oblige à vérifier toutes les actions étatiques à travers le prisme des traités sans avoir à rechercher si les compétences en cause sont attribuées à l’Union et sans avoir à connaître leur nature.

35 Toutefois, selon I. Bosse-Platière, cela ne fait aucun doute : voir I. BOSSE-PLATIÈRE, « La contribution de la Cour de justice des Communautés européennes à la cohérence de l’Union européenne », RTDE 2009, p. 581. Selon l’auteur : « l’imputabilité à l’Union des actes pris par le Conseil, telles les actions communes et leurs décisions de mise en œuvre, ne prête guère à discussion […] ». 36 Voir CJCE, 15 décembre 2009, Commission c. Suède, Italie, Danemark, Allemagne et Grèce, aff. jointes C-294 ; 372 ; 387; 409 ; 461/05 et CJUE, 4 mars 2010, Commission c. Portugal, aff. C-38/06, points 62 à 64. 37 Voir les décisions précitées ; la Cour l’avait déjà indiqué au sujet de l’armée, dans l’affaire Alexandre Dory du 11 mars 2003, C-186/01, en énonçant que les décisions des États membres relatives « à l’organisation de leurs forces armées ne sauraient échapper totalement à l’application du droit communautaire ». 38 Selon E. NEFRAMI, « Renforcement des obligations des États membres dans le domaine des relations extérieures », op. cit., p. 619. 39 Cette affirmation est celle de E. Neframi : cf. E. NEFRAMI, « Renforcement des obligations des États membres dans le domaine des relations extérieures », ibid., et les références citées note 62. Le professeur H. Gaudin l’avait affirmé également en énonçant que les États membres sont sous tutelle juridictionnelle communautaire, voir : H. GAUDIN, « Chronique de jurisprudence communautaire 2003 », RTDE, 5/2004, p. 1417.

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Pourtant la position des États membres est bien différente. Selon eux, la législation en matière militaire relève uniquement de leur souveraineté et n’a pas à tenir compte pour son élaboration d’éléments extérieurs. La lecture de la loi de programmation militaire française et les textes qui y sont associés le confirment. Dans le projet de loi, l’Union européenne n’est jamais mentionnée40. Néanmoins, si la loi s’avèrait contraire au droit de l’Union, elle devrait être modifiée. En Allemagne, la loi fondamentale interdisait aux femmes d’accomplir un service armé ; leur présence était acceptée uniquement au sein des services de santé et de formation de musique militaires. Cette disposition, contraire au droit communautaire, a dû faire l’objet d’une modification41.

D’autres exemples confirment que les États membres de l’Union européenne ne disposent plus que d’un pouvoir encadré même lorsqu’ils agissent dans des domaines qui n’ont, en principe, pas fait l’objet d’une attribution de compétence à l’Union.

Le contentieux douanier permet de l’affirmer au sujet de la qualification de bien à usage militaire ou civil. Cette détermination ne relève pas de l’État membre mais bien de la compétence des institutions. La Commission vérifie en particulier que l’État membre répond à ses obligations communautaires sans bénéficier notamment de manière injustifiée de suspensions de droits de douane. Le contentieux douanier a montré que les États membres doivent, même en matière d’équipements militaires, s’acquitter des droits. Chaque fois que la Cour a été saisie d’une affaire similaire, elle a constaté le manquement des États à leurs obligations communautaires. Le dernier cas42 concernait le Portugal au sujet de l’importation d’équipements à usage spécifiquement militaire. La Cour a jugé que l’État ne pouvait pas se prévaloir de la dérogation prévue par le traité43 et par le règlement du Conseil relatif à la suspension

40 Voir le Projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense, Ministère de la défense, DEFX0824148L/Bleue-1Projet de loi : http://www.defense.gouv.fr/portail-defense/enjeux2/politique-de-defense/loi-de-programmation-militaire-lpm. 41 À la suite de l’arrêt de la Cour de justice du 11 janvier 2000 dans l’affaire Tanja Kreil, aff. C-285/98. En France, l’arrêt a fait l’objet d’inquiétudes au sujet de la compatibilité avec le droit communautaire de l’exclusion des femmes à certains postes en raison des conditions d’exercice difficiles et de la particularité de certaines missions. Cependant, certaines dérogations d’emploi à bord des sous-marins militaires ont été maintenues. Ces spécificités sont toutefois conformes à la jurisprudence et à l’exigence d’interopérabilité affirmée par la Cour : voir en particulier CJCE, 26 octobre 1999, Maria Sirdar, aff. C-273/97. 42 CJCE, 4 mars 2010, Commission c. Portugal, aff. C-38/06. 43 La dérogation est prévue par les articles 296 et 297 du traité CE qui ont été repris dans le traité de Lisbonne parmi les dispositions finales aux articles 346 et 347 du traité FUE sans avoir fait l’objet de modification.

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des droits de douane sur certains armements et équipements militaires44. D’ailleurs, quelques mois auparavant, la Cour avait déjà condamné la Suède pour manquement à ses obligations communautaires, constatant qu’elle avait omis de déclarer et de payer les droits de douane liés à l’importation de biens et équipements militaires et de biens à double usage45. L’Allemagne, la Finlande et le Danemark soutenaient la Suède46 dans cette affaire en demandant également l’application de l’article 296 du traité CE, devenu l’article 346 du traité FUE47, au sujet d’importations des biens à usage militaire. La Cour s’est réunie en grande chambre pour constater le manquement et rappeler48 que la disposition, d’interprétation stricte, n’est pas applicable afin de déroger au paiement des droits à l’importation de ces biens.

b) Le pouvoir étatique encadré par le respect du principe de coopération loyale

Dans les différentes affaires relatives à l’application de l’article 296 du traité CE, la Cour indiquait que les États membres doivent faciliter l’accomplissement du traité. Elle se réfère à l’article 10 du traité CE devenu l’article 4-3 du nouveau traité sur l’Union européenne.

De façon générale, les États membres sont soumis aux obligations qui leurs sont imposées par les traités. Cette exigence de soumission au droit de l’Union résulte du principe de coopération loyale et de la nécessité de garantir une application uniforme du traité. Ces contraintes sont inscrites à l’article 4-3 du traité sur l’Union européenne selon lequel : « En vertu du principe de coopération loyale, l’Union et

44 Règlement du Conseil du 21 janvier 2003, portant suspension des droits de douane sur certains armements et équipements militaires, n° 150/2003, JOCE, L 25, p. 1, fondé sur l’article 26 du traité CE. 45 CJCE, 15 décembre 2009, Commission c. Suède, aff. C-294/05. 46 La Suède indique qu’elle a agit de façon à protéger les intérêts essentiels de sa sécurité (pts 35 à 39) et ajoute en particulier que : « la perception des droits de douane lors de l’importation d’équipements militaires rendrait plus onéreuse l’acquisition desdits équipements et réduirait, par conséquent, la capacité opérationnelle de son armée. La charge supplémentaire directe pour le budget de la défense nationale, occasionnée par les droits de douane en cause, porterait atteinte à la liberté d’agir du Royaume de Suède dans le domaine des acquisitions de matériel de défense (point 36). 47 Selon ces dispositions et en particulier le point b, « tout État membre peut prendre les dispositions qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre ; ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché intérieur en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires ». 48 Voir en particulier CJCE, 16 septembre 1999, Commission c. Espagne, aff. 414/97, au sujet de la demande de l’exonération de TVA à l’importation et à l’achat de biens exclusivement militaires ; voir également la décision TPICE, 30 septembre 2003, Fiocchi m unizioni Spa, aff. T-26/01 ; ou encore CJCE, 8 avril 2008, Commission c. Italie, aff. C-337/05.

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les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Les États prennent toute mesure propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union. Les États membres facilitent l’accomplissement par l’Union de sa mission et s’abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril les objectifs de l’Union ». La rédaction de cette disposition est nouvelle mais les obligations qu’elle énonce ne le sont pas. Les traités antérieurs étaient toutefois moins précis mais le principe de coopération loyale était déjà applicable à l’ensemble des actions menées par les États membres. Désormais, l’inscription du principe dans le traité sur l’Union européenne lève les doutes à ce sujet.

En matière de politique étrangère et de sécurité commune, la Cour n’a toutefois pas eu l’occasion d’affirmer l’application du principe de coopération loyale mais elle a pu préciser49, dans des affaires portant sur la lutte contre le terrorisme, que le principe est d’application générale. Le tribunal a retenu lui aussi cette interprétation50. Aussi, il nous semble que la Cour de justice, si elle en avait l’occasion, énoncerait l’application du principe en matière de politique de sécurité et de défense commune.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le principe est applicable au sujet de la politique de sécurité et de défense sur le fondement de l’article 24, § 3 du traité UE même s’il ne le mentionne pas expressément. Il prône une obligation d’abstention de toute action contraire aux intérêts de l’Union. La compétence de la Cour étant toujours exclue pour contrôler l’application de l’ensemble de ces dispositions51, le juge vérifiera nécessairement le respect du principe de coopération loyale et il aura plus de difficultés à sanctionner l’obligation d’abstention. Ainsi, la Cour continuera d’agir comme elle le faisait avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en exerçant un contrôle indirect sur ces matières52.

49 CJCE, 16 juin 2005, Maria Pupino, aff. C-105/03, point 42 ; ou encore, CJCE, 27 février 2007, Gestoras pro Amnistia, aff. 354/04, point 52 ; il s’agissait de l’application du principe au titre VI du traité relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale. 50 TPICE, 4 décembre 2008, People’s Mojahedin Organization of Iran c. Conseil , aff. T-284/08, point 52 ; il s’agissait en l’espèce de lutte contre le terrorisme sur le fondement de la coopération policière et judiciaire en matière pénale relevant du titre VI du traité UE ; voir également TPICE, 11 juillet 2007, Sison, aff. T-47/03, point 169 : le tribunal se fondait sur le même principe. 51 L’article 24, § 1 du traité sur l’Union, associé à l’article 275 du traité FUE, rappelle l’incompétence de la Cour pour statuer sur les dispositions adoptées en matière de politique étrangère et de sécurité commune, à l’exception de la vérification de l’absence d’empiètement de la PESC sur les autres compétences de l’Union selon l’article 40 du traité UE, ainsi que pour vérifier la légalité des mesures restrictives adoptées à l’encontre de personnes physiques ou morales sur le fondement du titre V du traité UE. 52 Voir C. MAYEUR-CARPENTIER, Le contrôle juridictionnel des actes de l’Union européenne dans le cadre du deuxième et du troisième pilier, thèse dactyl. Université Paris-Descartes, 2007.

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Pour ce qui concerne la politique étrangère en matière de sécurité et de défense commune, le pouvoir d’agir individuellement des États membres est non seulement encadré par les traités et par le contrôle de la Cour mais il s’accompagne de surcroît de celui des organes et institutions de l’Union qui jouent progressivement un rôle dans ce domaine, en particulier pour sa mise en œuvre.

II – LA RECONNAISSANCE PROGRESSIVE D’UN POUVOIR

AUX INSTITUTIONS ET ORGANES DE L’UNION

Les principaux acteurs en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense commune sont le Conseil européen et le Conseil. La politique est donc relativement peu intégrée et les progrès réalisés par le traité de Lisbonne peuvent paraître finalement assez mineurs. Pourtant la lecture de l’ensemble du traité impose de nuancer cette première interprétation. Les institutions sont en effet de plus en plus sollicitées et elles influencent les acteurs dans ce domaine. En outre, elles sont accompagnées par des services et organes dont le pouvoir est consacré par le traité. La pratique permettra de dire si les acteurs institutionnels de l’Union ont favorisé un rapprochement avec les méthodes du droit de l’intégration. Les institutions ont néanmoins déjà la possibilité de jouer un rôle non négligeable dans la réalisation de la sécurité et de la défense commune.

1) Les institutions de l’Union, acteurs d’influence en matière de sécurité et de défense

Le traité de Lisbonne a érigé le Conseil européen au rang d’institution. C’est lui qui est à l’initiative des orientations suivies dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune. Le pouvoir est néanmoins partagé avec les autres institutions et avec certains organes de l’Union. En outre, les missions confiées au Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, qui traduisent véritablement la volonté de supprimer le deuxième pilier en tant que politique intergouvernementale dans le traité, demeurent complexes en raison des différents rôles qui lui sont confiés en tant que vice-président de la Commission, chargé des relations extérieures et Haut représentant.

a) Le Conseil européen, une institution dotée du pouvoir de décision en matière de sécurité et de défense commune

La bonne entente entre le Haut représentant et le président du Conseil européen sera le gage d’une politique efficace et transparente. Le traité sur l’Union européenne prévoit que le Haut représentant participe aux travaux du Conseil

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européen53. Le Haut représentant, dont la fonction existe depuis le 1er décembre 2009 et est exercée par Catherine Ashton, prononce ses déclarations au nom de l’Union européenne.

Le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a précisé que l’opposition entre la Commission et les États membres était un mauvais service à rendre à l’Union54. Lui ne s’exprime pas au nom de l’Union européenne mais rappelle la volonté des représentants des États membres. Pourtant, lorsqu’il adopte des décisions, ces dernières « sont signées par son président et par le secrétariat général du Conseil »55. Les actes ne comportent donc pas la signature de l’ensemble des représentants des États membres. Le traité précise que « le président du Conseil européen assure à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune »56. Sa mission paraît donc équivalente à celle du Haut représentant dont les interlocuteurs sont les ministres alors que le Conseil européen est chargé de traiter avec les chefs d’États et de gouvernement. En tant qu’institution, le Conseil européen est soumis au contrôle juridictionnel de ses actes. Toutefois, le traité de Lisbonne exclut toujours la compétence de la Cour de justice pour connaitre des actes adoptés sur le fondement du titre V du traité sur l’Union européenne.

En dehors des recours formés à l’encontre des actes qu’il adoptera, le Conseil européen pourrait faire l’objet d’un recours en carence s’il n’a pas rempli la mission qui lui est impartie. Il faudrait alors que le demandeur à l’instance démontre l’inaction du Conseil européen. Une telle situation est théorique car le Conseil européen n’est pas tenu par une obligation de faire et si tel était le cas, il se conformerait certainement à la demande qui lui est faite d’agir dans un délai de deux mois57. En matière de politique étrangère et de sécurité commune, son comportement pourrait être sanctionné notamment à la demande d’une autre institution chaque fois qu’il empiètera sur sa compétence ou à la demande de la Commission en tant que gardienne des traités chaque fois que le Conseil européen ne respectera pas l’équilibre institutionnel. La base juridique de l’acte adopté leur permettra de contester le comportement du Conseil européen devant la Cour.

53 Article 15-2 TUE. 54 Discours du président du Conseil européen devant le Parlement européen, prononcé le 23 juin 2010, publié sur le site internet du Conseil européen : http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/fr/ec/115538.pdf. 55 Article 12 du règlement intérieur du Conseil européen, décision du Conseil européen du 1er décembre 2009, n° 2009/882/UE, JOUE, L 315, du 2 décembre 2009, p. 51. 56 Article 15, § 6 d. du traité UE. 57 Selon la procédure de l’article 232 ancien du traité CE reprise à l’article 265 du traité FUE qui ajoute le Conseil européen.

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Le Conseil européen garde son rôle de détermination des orientations stratégiques de l’Union58. Il adopte à l’unanimité les décisions qu’il estime nécessaire à celle-ci59. Il définit et élabore la politique étrangère de sécurité commune60 qui est exécutée par le Haut représentant et par les États membres61. Cette affirmation traduit combien, en matière de sécurité et de défense de l’Union, le pouvoir est partagé entre le Conseil, le Conseil européen et la Commission par la voix de son vice-président, agissant en qualité de Haut représentant pour l’Union. La qualité d’institution reconnue au Conseil et les pouvoirs de son président montrent que progressivement, en matière de PESC, le pouvoir échappe aux États membres.

b) La Commission, un acteur désormais fondamental en matière de sécurité et de défense commune

La Commission est sûrement l’acteur fondamental de la politique étrangère de sécurité et de défense commune de l’Union car c’est à elle que revient le rôle de contrepoids face au Conseil62. Les traités ne l’empêchent pas d’exercer cette fonction même si elle ne dispose pas seule de l’initiative dans le processus décisionnel, à l’inverse du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le traité de Lisbonne a pourtant modifié cette disposition en partageant l’initiative entre les États membres et le Haut représentant pour l’Union agissant seul ou avec le soutien de la Commission63. La pratique seule permettra de dire si la voix de la Commission est renforcée par cette nouvelle disposition. Mais, paradoxalement, la Commission devient, en raison de sa mission et en raison de la qualité de son vice-président, un détenteur indirect de pouvoir en matière d’élaboration de la politique de sécurité et de défense commune.

58 Ce rôle était inscrit dans le traité sur l’Union européenne à l’article 13. Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il énonçait que le Conseil européen définit les principes et les orientations générales de la politique étrangère et au point 2, que le Conseil européen décide des stratégies communes. Ces dernières ont toutefois disparu dans le traité de Lisbonne. 59 Article 26, § 1 du traité UE. 60 Article 26, § 2 du traité UE. 61 Article 26, § 3 du traité UE. Ce dernier paragraphe a pour objet d’exclure le Conseil européen de l’exécution des décisions dans ce domaine mais il ajoute un élément de confusion en plaçant le Haut représentant et les États membres à égalité pour exécuter la politique étrangère de sécurité commune. 62 Le Conseil vote à l’unanimité, en matière de sécurité et de défense, sur proposition du Haut représentant de l’Union ou d’un État membre, selon l’article 42, § 4 du traité UE. De façon générale, au sujet de la PESC, les décisions sont adoptées par le Conseil européen et le Conseil à l’unanimité, voir l’article 24, § 1 du traité UE. 63 Selon l’article 30 du traité UE. La Commission a alors la possibilité d’intervenir de deux manières même si sa voix est toujours indirecte. Dans les traités antérieurs, l’article 22 prévoyait une initiative partagée entre la Commission et les États membres.

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Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la Commission pouvait déjà rappeler le Conseil à l’ordre si elle estimait qu’il ne respectait pas le traité. En tant que gardienne des traités, la Commission a pour rôle de vérifier que le traité fait l’objet d’une application adéquate tant de la part des États que de la part des institutions64. Elle y procède en engageant des poursuites à l’encontre des États membres défaillants. S’agissant du comportement du Conseil, la Commission peut former un recours en annulation devant la Cour de justice si elle estime qu’un acte a été adopté sur le fondement du titre V alors qu’il relevait d’une autre base juridique communautaire, inscrite désormais dans le traité sur le fonctionnement de l’Union. Son pouvoir était néanmoins toujours limité à des actions postérieures à l’entrée en vigueur de l’acte. La difficulté pour la Commission était de ne pas pouvoir agir en amont du processus décisionnel. Le nouveau traité lui en donne désormais la possibilité.

La véritable nouveauté inscrite dans le traité de Lisbonne réside certainement dans la création du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Ce poste jumelle deux fonctions qui existaient déjà : celle de Haut représentant pour la PESC qui était assumée par Javier Solana depuis sa création en 1999 et celle du responsable de la direction générale chargée des relations extérieures au sein de la Commission. Le traité de Lisbonne affirme ainsi sa volonté de supprimer la séparation qui existait entre le premier pilier et les piliers intergouvernementaux. Malgré le maintien de la politique étrangère de sécurité commune au sein du seul traité sur l’Union, le traité consacre formellement ses liens avec la Commission.

Ce pouvoir donné à la Commission par l’institution du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères devrait épuiser, au moins pour ce qui la concerne, le contentieux de la base juridique car les discussions auront lieu avant la prise de décision ou l’engagement des États. Par ailleurs, au sujet de la conclusion des conventions internationales, la Commission, en raison de sa présence au sein du Conseil européen, pourra empêcher l’ouverture de pourparlers dans un domaine qui ne relève pas de la compétence de l’Union.

C’est la relation entre le Haut représentant et le président du Conseil européen qui sera la condition d’une politique de sécurité et de défense menée de façon cohérente par l’Union sur le fondement des deux parties du nouveau traité.

64 Article 17 du traité UE.

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2) Les organes et agences de l’Union, au service de la réalisation de la sécurité et de la défense commune

Pour l’exécution et la réalisation de la politique de sécurité et de défense commune de l’Union, différentes agences ont été créées, le plus souvent sur le fondement d’une action ou d’une position commune. Trois d’entre elles jouent un rôle important auprès des institutions. En outre, des organes ou services ont pu être créés afin d’assister le Conseil et la Commission dans leur tâche. Ils sont tous au service de la réalisation d’une politique inscrite dans le traité afin d’en garantir l’efficacité.

a) Les agences et organes de la sécurité et de la défense de l’Union

L’agence européenne de défense a été créée en juillet 200465. Son rôle est d’assister le Conseil et les États membres pour gérer les crises et soutenir les réalisations en matière de défense commune. Elle est dirigée par Catherine Ashton en tant que Haut représentant depuis le 1er décembre 2009. L’ensemble des États membres, à l’exception du Danemark66, sont membres de l’agence. L’objectif de l’agence est d’améliorer les capacités militaires des États membres et de favoriser leur coopération en ce sens. L’article 42, § 3 du traité sur l’Union déclare que l’agence devrait permettre la mise en place d’une réelle industrie de l’armement. Elle encourage le développement des dépenses en matière d’armement.

Les décisions de l’agence sont adoptées par un Comité composé d’un représentant de chaque État membre et d’un représentant de la Commission. L’agence est dotée de la personnalité juridique mais elle agit sous l’autorité et le contrôle du Conseil67. Elle devrait permettre d’identifier plus précisément les cas dans lesquels les États membres peuvent se prévaloir des dérogations et exonérations prévues aux articles 346 et 347 du traité sur le fonctionnement de l’Union. Pour ce faire, la Commission a fait connaître sa position au sujet des marchés en matière de défense. Elle a publié un livre vert sur les marchés publics de la défense68, de façon, notamment, à éviter l’habitude des États membres qui se fondaient de manière injustifiée sur l’article 296 du traité CE. Elle a également été à l’initiative de la

65 Action commune du 12 juillet 2004, n° 2004/551/PESC, JOUE, L 245, du 17 juillet 2004. La décision du Conseil du 18 septembre 2007 concerne les aspects financiers de l’agence : voir décision n° 2007/643/PESC, JOUE, L 269, du 12 octobre 2007. 66 Selon l’article 6 du protocole associé au traité portant sur l’Union européenne par le traité d’Amsterdam, le Danemark n’est pas concerné par les décisions qui ont des implications en matière de défense, il ne participe pas au financement des missions engagées mais ne s’y oppose pas. 67 Voir l’article 45 du traité UE. 68 Livre vert sur les marchés publics de la défense, COM (2004) 608.

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directive 2009/81/CE69 sur les marchés publics de la défense et de la sécurité70. L’agence européenne de défense devra tenir compte de ces travaux et exercera donc sa mission aussi bien sur le fondement du traité sur l’Union qu’en tenant compte du traité sur le fonctionnement de l’Union.

Les États membres ne seront pas libres dans ce domaine. L’agence71 n’est pas au service de la mise en place d’une défense de l’ensemble des États mais elle agit au service de la réalisation d’une défense commune de l’Union.

Le traité de Lisbonne énonce, par ailleurs, que pour accomplir sa mission, le Haut représentant s’appuie sur un service européen pour l’action extérieure72. Ce service traduit la conception que les États membres ont retenue de la nature de leur pouvoir en matière de sécurité et de défense dans l’Union. Étant placé sous l’autorité du Haut représentant, il a pour mission d’assurer la cohésion dans l’action extérieure de l’Union. Il est composé de membres de la Commission et du Conseil auxquels s’associent des diplomates des États membres. Certains s’interrogent sur la possibilité de voir émerger une « culture diplomatique commune »73 grâce à son action. Le service se met en place de façon progressive selon un processus qui devrait s’achever en 2012 et être examiné à nouveau en 201474. Le rôle de coordinateur de l’action extérieure de l’Union et les diverses questions relatives notamment au financement du service et à sa composition ont été approuvés par le Conseil européen avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne75.

69 Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009, relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services dans les domaines de la défense et de la sécurité, JOUE, L 216, du 20 août 2009, p. 76. 70 À la directive portant sur les marchés publics de la défense, il faut ajouter la directive 2009/43/CE du Parlement et du Conseil du 6 mai 2009 sur la simplification des conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté, JOUE, L 146, du 10 juin 2009. 71 Le Centre satellitaire et l’Institut d’études et de sécurité sont deux autres organes qui ont le statut d’agences de la PESC. Les missions du premier, créé en 1991, portent sur l’observation spatiale et la gestion des crises par l’utilisation de ces images. Le second, créé en 2002, est un institut de recherche et d’analyses. 72 Article 27-3 du Traité UE. 73 Selon Ch. HILLION et M. LEFEBVRE, « Le service européen pour l’action extérieure : vers une diplomatie commune ? », in Fondation Robert Schuman, Question d’Europe, n° 169, 17 mai 2010, p. 2. 74 Voir J.-P. JACQUÉ, « Chronique des institutions de l’Union. Juillet-décembre 2009 », RTDE 2009, p. 110. 75 Document 14930/09 du Conseil européen, du 23 octobre 2009, publié par le site internet du Conseil européen, voir : http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/09/st14/st14930.fr09.pdf.

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b) La réalisation d’une sécurité et d’une défense commune efficace

L’ensemble des services et organes a pour objet d’offrir une défense efficace et compétitive. Cela exige d’avoir une vision supranationale, le plus souvent en ayant recours aux dispositions du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne après que les décisions aient été votées sur le fondement du traité sur l’Union. Le pouvoir en matière de sécurité et de défense dans l’Union est donc un pouvoir conjoint, partagé entre les États et les institutions qui en permettent la réalisation.

Le financement des missions est le révélateur de ce travail nécessairement commun et de l’équilibre fragile que représente le partage institutionnel du pouvoir. Les dépenses administratives de la PESC sont prévues par le budget de l’Union ainsi que les dépenses nécessaires aux opérations civiles. Seul le financement des opérations militaires est à la charge des États membres. Le traité de Lisbonne prévoit une procédure spécifique afin de financer en urgence les activités préparatoires des missions envisagées76.

Les missions sont préparées et proposées par le Comité politique et de sécurité77 qui définit les politiques de sécurité et de défense et émet des avis à l’intention du Conseil. Ce comité a le même rôle que le Coreper qui agit en matière de relations extérieures sur le fondement du traité sur le fonctionnement de l’Union. Le Conseil s’appuie également sur les travaux du Comité militaire.

Le traité de Lisbonne doit favoriser la coordination des politiques nationales afin d’éviter les divergences de voix entre les États membres. Le souvenir de la crise irakienne oblige à admettre que la création et la présence d’organes ou agences de l’Union ne peut pas remplacer une orientation cohérente suivie par l’ensemble des États membres. La menace d’une telle situation sera écartée si la sécurité et la défense de l’Union sont intégrées dans le traité sur le fonctionnement de l’Union et sont soumises au contrôle du juge de l’Union. Ce n’est toujours pas le cas sur le fondement du traité de Lisbonne. Les actions menées récemment ont pourtant heureusement montré l’efficacité de l’Union pour agir dans ces domaines.

L’Union européenne est à l’initiative d’une vingtaine de missions dans différents États tiers de l’Union. Elle a engagé sept opérations militaires et seize opérations civiles78. Le Conseil est toujours l’unique signataire des actes adoptés pour

76 Selon l’article 42 du traité UE. La spécificité insérée dans cette disposition est la création d’un fonds de lancement pour financer, au moyen des contributions des États membres, les missions et activités pour préparer les opérations non prises en charge par le budget de l’Union. 77 Créé par la décision du Conseil du 22 janvier 2001, n° 2001/78/PESC, JOUE, L 27, du 30 janvier 2001. 78 Selon le site du Conseil de l’Union, à la date du 1er janvier 2011, dix opérations civiles et trois opérations militaires sont en cours d’exécution, voir : http://www.consilium.europa.eu et en particulier : http://www.consilium.europa.eu/showPage.aspx?id=268&lang=FR.

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mettre en œuvre les missions menées. Les actes d’engagement des actions sont fondés sur une action commune du titre V du traité ou sur une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans les deux cas, le Conseil agit au nom de l’Union européenne. Cette dernière bénéficie donc d’une attribution de compétence de la part des États membres.

*

Il faut souhaiter que l’application du traité de Lisbonne lève les ambigüités au sujet des détenteurs du pouvoir en matière de sécurité et de défense en reconnaissant que les États membres ne sont plus les principaux acteurs de la politique étrangère de sécurité et de défense dans l’Union. Progressivement, cette politique de l’Union trouvera une place au sein des traités et deviendra une politique à part entière émancipée du traité sur l’Union européenne et génèrera un droit intégré. Le traité de Lisbonne est probablement un élément de ce processus.

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RÉSUMÉ :

Le pouvoir en matière de sécurité et de défense commune dans l’Union n’est pas détenu par les seuls États membres. Ils le partagent avec les institutions de l’Union et avec des organes destinés à permettre la réalisation d’une politique efficace.

Les États estiment ne pas avoir transféré de compétences à l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune dans l’Union. Ils ont décidé d’ailleurs de ne pas inscrire la politique de sécurité et de défense de l’Union parmi les politiques figurant dans le traité sur le fonctionnement de l’Union. Pourtant, les institutions jouent un rôle de plus en plus important dans la détermination et la mise en place d’une défense européenne.

La Commission par la voix de son Haut représentant, personnage particulier créé par le traité de Lisbonne, pourra jouer un rôle important dans la mise en place de la sécurité et de la défense de l’Union. Le Parlement européen en est un acteur fondamental en raison de son pouvoir budgétaire. La Cour de justice en principe incompétente exerce néanmoins un contrôle.

Le Conseil et le Conseil européen, érigé en institution, demeurent des acteurs essentiels de la réalisation de la politique de sécurité et défense commune.

Le pouvoir des États membres est désormais de plus en plus partagé et encadré.

SUMMARY:

The power in matters of security and common defence of the Union is not only held by the member states. It is shared with the institutions of the Union and with other entities to enable efficient policy.

States consider they have not transferred competences to the Union in matters of foreign policy and common security within the Union. They decided not to list security and defence policy of the Union among the policies appearing in the treaty on the functioning of the Union. Nevertheless, institutions play an increasingly significant role in the definition and implementation of a European defence.

The Commission by the voice of its high representative, a specific position created by the Treaty of Lisbon, will be able to play an important role in the implementation of Union security and defence policy. The European Parliament is also a major stakeholder given its budgetary power. And even though not competent theoretically, the Court of justice exercises nevertheless control.

The Council and the European council, now set up as an institution, remain essential actors of the realization of the safety policy and common defence.

Henceforth, the power of member states are more and more shared and framed.

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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

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Le pouvoir fiscal des régions et l’interdiction des aides d’État

Essai de rapprochement entre coresponsabilité fiscale et sélectivité régionale

KAMEL ATARI

Étudiant en Master II Professionnel Droit européen à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

oncluant dans l’affaire Vodafone, du 8 juin 2010, l’Avocat Général M. Poiares Maduro commençait par rappeler que « l’exercice d’un

contrôle sur les actes de l’Union est important pour garantir une responsabilité politique au sein des États [parce que l’Union affecte l’équilibre de leurs pouvoirs internes] et la répartition appropriée de cette responsabilité politique entre l’Union et les États [de façon à ce que les citoyens sachent qui est vraiment responsable et de quoi] »1. Ces termes donnent à voir que des actes des plus quotidiens, comme la détermination du prix des communications téléphoniques, peuvent intéresser la répartition des compétences au sein de l’Union. Inversement, des actes des plus importants de la vie d’une Nation ne peuvent échapper à ce constat. Ainsi en est-il de la norme par laquelle le contribuable est tenu. La réflexion relative à la responsabilité politique interpelle autant par sa simplicité que l’ambition affichée : « Que les citoyens sachent qui est vraiment responsable et de quoi », tout un programme ! L’exigence ainsi formulée correspond à l’un des aspects, bien connu en droit espagnol, de la coresponsabilité fiscale qui devra être rapprochée des critères d’application de l’aide d’État aux régions.

La notion d’aide d’État s’entend des interventions qui, sous des formes diverses, participent à la diminution des charges qui grèvent, en principe, le revenu des entreprises. Ainsi, toute forme d’appui accordée par les pouvoirs publics, sous certaines conditions restrictives, peut constituer une aide d’État. Les critères

1 L’affaire C-58/08 a trait à la fixation de prix. Elle avait suscité une argumentation des parties dans le sens d’une incompétence de l’Union : le prix au détail aurait dû être le fait des États membres au contraire du prix en gros (relative à la limitation des prix au détail des services d’itinérance de la téléphonie mobile, accessible en ligne à l’adresse suivante : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:62008C0058:FR:HTML).

C

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d’identification de la notion d’aide d’État semblent faire l’objet d’une discussion en ce sens qu’il n’y aurait pas vraiment d’ordre2 de présentation. Cependant, dans l’arrêt Altmark, la CJCE indique que ne tombent sous le coup de l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après TFUE) que (i) les aides étatiques, au sens d’intervention de l’État ou au moyen de ressources d’État, en faveur de certaines entreprises ou de certaines productions (ii) bénéficiant ainsi d’un avantage économique qu’elles n’auraient pas obtenu dans des conditions normales de marché ; et enfin (iii) ces interventions doivent être susceptibles d’affecter les échanges3 entre États membres et uniquement dans la mesure où ces aides sont de (iv) nature à octroyer un avantage au bénéficiaire sans contrepartie, et qui « fausse ou menace de fausser la concurrence ». La mise en œuvre de ces critères dans le cadre des régions conduit pour l’essentiel à la question du territoire pertinent. Celui-ci sert de cadre de référence préalable à l’analyse de la sélectivité d’une aide publique. Dans le cas où un régime d’autonomie fiscale ne répond pas aux trois exigences d’autonomie (institutionnelle, procédurale et économique ou financière), le cadre de référence de l’analyse sera le territoire national, par opposition au régional, et sera systématiquement considéré comme une aide d’État en raison de la sélectivité territoriale dans l’État membre en cause. Inversement, le statut fiscal de la région qui obéit à ces conditions ne peut entraîner en soi une telle qualification en raison du défaut de sélectivité géographique.

Les aides fiscales régionale et étatique obéissent à des analyses différenciées du point de vue du territoire de référence : une décision fiscale nationale, décidée pour une région particulière, est susceptible de tomber directement sous le coup de l’article 107 TFUE, du fait de sa sélectivité territoriale. Au contraire, la décision fiscale de la région ne peut être validée qu’en analysant au préalable le statut de l’autorité régionale. Si ce dernier ne répond pas aux standards énoncés, le territoire

2 Cf. « Les aides d’État sous forme fiscale. - Compte rendu du colloque organisé par l’université Paris 12 les 25 et 26 septembre 2008 », Droit fiscal, n° 48, 27 novembre 2008, p. 595 : « Le professeur Dibout a [notamment] regretté que la démarche suivie par la Cour, malgré les précisions apportées lors de la décision Altmark, manque trop souvent de rigueur, en particulier en ce qui concerne l’ordre d’examen des quatre critères. Qui plus est, les difficultés d’appréhension de la notion sont accrues par le fait que les critères retenus par la Commission dans une communication en date du 10 décembre 1998 pour l’identification d’une aide fiscale ne correspondent pas exactement à ceux que la Cour utilise, la Commission confondant d’une part l’affectation des échanges et les distorsions de concurrence, et concentrant d’autre part en pratique son attention sur le critère de la sélectivité. Par suite, ce dernier tend à devenir le seul critère d’une « aide d’État sous forme fiscale », les autres critères étant le plus souvent présumés être remplis », pt. 3, § 3 de la communication. 3 CJCE, 24 juillet 2003, Altmark, affaire C-280/00, Rec. 2003, I-7747 ; CJCE, 17 septembre 1980, Philip Morris c. Commission, affaire 730/79, Rec. 1980, p. 2671 ; CJCE, Royaume des Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek BV, affaires jointes 296 et 318/82 ; CJCE, 14 novembre 1984, Intermills c. Commission, aff. 323/82, Rec. 1984, p. 3809.

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pertinent sera le territoire national et partant la mesure pourra recevoir le même sort que la première.

L’état de la jurisprudence relative aux aides d’État octroyées par des régions sous forme fiscale résulte de plusieurs décisions. D’abord, l’arrêt Commission c. Portugal de 20064 a modifié la pratique décisionnelle de la Commission assimilant systématiquement l’aide régionale à un caractère sélectif. Cet arrêt a, ensuite, été confirmé en 20085 avec une application du Tribunal6. En 2009, enfin, un arrêt confirmatif a été rendu sur renvoi préjudiciel de la Cour constitutionnelle italienne7. Ces arrêts marquent une cristallisation du droit en la matière. Le dernier arrêt d’application a été rendu par la grande chambre dans un dossier renvoyé par une juridiction constitutionnelle, qui refusait de le faire jusqu’à présent, et qui concerne également la libre prestation de services alors que les autres sont exclusivement consacrés à l’aide d’État sous forme fiscale. Dans son dernier arrêt relatif à la Sardaigne, la Cour se réfère au test de la sélectivité régionale en rappelant son premier arrêt de 2006 et l’arrêt UGT Rioja de 2008. Après avoir énoncé que les entreprises locales et non résidentes étaient dans des situations comparables, elle retient la qualification d’aide d’État8 dès lors que la taxe est due (i) en raison de l’escale dans les ports et aéroports de Sardaigne, et non de la situation financière des contribuables, et (ii) indépendamment du lieu de résidence. Toutes les sociétés étant alors dans une situation comparable.

Dans le cadre de la décentralisation politique, les capitales des États complexes9 concédèrent constamment davantage de pouvoir fiscal à leurs périphéries. En Espagne, l’on distingue deux régimes fiscaux : d’une part (i) le régime commun des communautés et villes autonomes ; et d’autre part (ii) le régime fiscal des territoires 4 CJCE, 6 septembre 2006, Portugal c/ Commission, affaire C-88/03, Rec. 2006, I, p. 7115, Europe 2006, comm. 325. V. également, pour une autre application, dans le contexte basque : CJCE, 11 septembre 2008, Unión General de Trabajadores de La Rioja (UGT-Rioja) c/ Juntas Generales del Territorio Historico de Vizcaya, affaires jointes C-428/06 à C-434/06, Europe 2008, comm. 378. 5 CJCE, 3ème ch., 11 septembre 2008, affaires C-428/06 à C-434/06 précitées ; « Aides d’État : les mesures spécifiques adoptées par une entité infra étatique ne sont pas sélectives si cette entité est autonome », Droit fiscal, n° 38, 18 septembre 2008, act. 272. 6 TPICE, 18 décembre 2008, Gouvernement of Gibraltar, affaires T-211/04 et T-15/04, note L. IDOT, « Appréciation de la sélectivité d’un régime fiscal adopté par une autorité infra étatique », Europe, n° 2, février 2009, comm. 87. 7 CJCE, 17 novembre 2009, Presidente del Consiglio dei Ministri c. Regione sardegna, affaire C-169/08, note F. ZAMPINI, Droit fiscal, n° 4, 28 janvier 2010, comm. 97 (premier renvoi préjudiciel de la Cour constitutionnelle italienne pour laquelle l’euro compatibilité est alors un paramètre de contrôle de constitutionnalité). 8 Points 36 et 37, aff. C-169/08, v. note 7. 9 Par États complexes (ou régionaux), l’on entend une organisation étatique combinant une structure centrale et fédérale à la fois (Belgique, Espagne, Italie).

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historiques du Pays basque et de la Navarre investis de prérogatives exorbitantes. Alors que le premier faisait l’objet d’une négociation quinquennale entre l’ensemble des communautés du régime commun et l’État, le second est régi par des accords bilatéraux entre l’État et les collectivités concernées. Ainsi, le modèle de financement des régions autonomes du régime commun de 1996 mit un accent particulier sur la coresponsabilité fiscale10. Du point de vue normatif, ce principe a été développé pour les régions de droit commun. Toutefois, par extension il peut servir de grille d’analyse aux régimes d’exception11. Il est ainsi symptomatique de voir que si l’idée abstraite de coresponsabilité n’est pas totalement absente dans les arrêts rendus par le juge administratif basque, en application de l’arrêt UGT Rioja de 200812, il n’évoque à un aucun moment le terme de corresponsabilidad.

Depuis les années 1990 tout le débat sur le financement des autonomies espagnoles doit compter avec cet objectif que l’on souhaiterait voir effectif. Atteindre un certain degré de coresponsabilité devient ainsi une dynamique toujours d’actualité. Si le terme a pu sortir du cercle clos de la doctrine espagnole, à tel point qu’il figure parmi les plus employés dans le vocabulaire politico-gouvernemental, il en va autrement en France. Ainsi, à défaut d’une définition juridique claire, le lecteur peut légitimement estimer le terme énigmatique. En tout état de cause, il ne s’entend pas dans le cas présent de la solidarité de contribuables face à l’administration fiscale. L’évolution poursuivie en Espagne a été de hausser les ressources financières de nature fiscale dans le budget des autonomies. Un degré élevé de coresponsabilité serait de parvenir à un état dans lequel les régions autonomes puissent couvrir l’entièreté de leurs dépenses par des recettes fiscales 10 Un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2000 énonce en effet que le modèle de financement autonomique en vigueur durant la période 1997-2001 se base sur le principe de coresponsabilité fiscale, moins dépendant des transferts financiers de l’État. Ce concept « non seulement constitue l’idée fondamentale du modèle, sinon qu’en plus il s’érige en objectif à atteindre dans les futurs modèles de financement » : Tribunal Constitutionnel, 30 novembre 2000, Gobierno nacional C. Comunidad Autónoma de las Islas Baleares (CAIB), Pleno, sentencia 289/2000, (limites a la potestad tributaria autonómica, anulidad, impuesto sobre instalaciones que incidan en el medio ambiente). Selon le pt. 3 de cet arrêt : « le concept de « coresponsabilité fiscale » constitue non seulement l’idée fondamentale dudit modèle mais aussi un objectif à atteindre dans les futurs modèles de financement. En ce sens, l’exposé des motifs de la loi 14/1996 précitée proclame que « désormais, le principe de coresponsabilité fiscale effective présidera une nouvelle étape dans l’évolution historique du régime de transfert d’impôts d’Etat aux communautés autonomes » », sentence accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.tribunalconstitucional.es/es/jurisprudencia/Paginas/Sentencia.aspx?cod=7464. 11 Régimes foraux et de la Catalogne (statut de 2006, sous réserve de modifications qui pourraient résulter de l’arrêt du Tribunal Constitutionnel du 28 juin 2010, Pleno, sentencia 31/2010, accessible en ligne : http://www.tribunalconstitucional.es/fr/jurisprudencia/Pages/Sentencia.aspx?cod=9873. 12 V. par exemple : Tribunal Superior de justicia del país vasco, 22 décembre 2008, Rioja c. Bizkaia, n° 889/08, p. 13 : « Le pouvoir infraétatique est celui qui assume la décision, la responsabilité et les effets réels de la mesure ».

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propres. Cela suppose la suppression définitive des subventions étatiques comme ressources habituelles de leur budget13. La notion renvoie donc à la faculté dont dispose une entité de décider elle-même du niveau de ses revenus fiscaux. Un tel objectif implique l’instauration de prélèvements obligatoires autonomes. Du point de vue de la décision normative, les régions autonomes doivent pouvoir décider autant de l’assiette, du niveau de taxation, de sa liquidation voire même de la manière dont elles devront rendre compte des dépenses qui seront réalisées. Le contribuable doit percevoir ce qu’il reçoit en termes de biens et services publics en échange de sa participation contributive obligatoire. À défaut d’être simple d’accès, la lecture du lien entre la contribution et sa dépense doit être facilitée. La logique tient donc de la responsabilisation d’un ensemble d’acteurs : l’État central, l’entité autonomique et le citoyen. Au stade actuel, l’individu ne semble visé qu’en tant que destinataire des simplifications escomptées afin qu’il exerce sa citoyenneté en connaissance de cause (contrôle démocratique). En théorie il est impliqué en tant que partie prenante et responsable à ce processus. Ce principe peut donc être d’un appui secourable aux principes démocratique et du consentement à l’impôt. Le citoyen opère en effet une délégation d’autorité dont il devrait pleinement contrôler l’usage. Sa mise en œuvre est variable : l’on peut estimer que l’État espagnol, le Pays basque et la Navarre disposent d’une réelle (ou d’un degré élevé) de coresponsabilité fiscale. Cependant, il est certain que l’on ne peut pas adopter le même avis quant aux quinze autres collectivités. La raison principale en est que l’État et les régimes d’exception se financent par des recettes fiscales propres, sur lesquelles elles disposent d’une plénitude de compétence.

Au regard de la définition de l’objectif de coresponsabilité fiscale, il semble que la notion bien connue d’autonomie fiscale ne reflète qu’imparfaitement les relations que peut entretenir un État central avec son entité politiquement décentralisée au XXIème siècle. Désormais, on ne met plus l’accent sur l’autonomie de la périphérie, qui semble acquise, mais sur la responsabilité partagée entre les entités territoriales de l’État espagnol. Autrement dit, l’affirmation selon laquelle « l’État n’est plus seulement à Madrid, mais également dans les capitales autonomiques » trouve ici toute sa force. La responsabilité en dernière instance ne doit plus être le fait du seul gouvernement central mais aussi de l’entité décentralisée. Par ce moyen, on cherche non seulement à responsabiliser l’infranational mais également à accroître la responsabilité collective des autorités. En lieu et place de l’autonomie fiscale, il pourrait sembler plus approprié d’utiliser le terme de coresponsabilité. En effet, ce dernier fait bien davantage écho au test de la sélectivité régionale et plus spécifiquement au critère d’autonomie économique. Alors que la notion

13 V. pour le débat initial sur la coresponsabilité fiscale : F. TORRES CABO, « La corresponsabilidad fiscal y la financiacion autonomica », Hacienda publica espanola 1993, p. 119.

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d’autonomie fiscale correspondrait aux premières exigences de l’autonomie (institutionnelle et procédurale), la coresponsabilité, en tant que stade avancé de la décentralisation fiscale, inclut également l’autonomie économique exigée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Lorsqu’il est exigé d’une collectivité qu’elle finance elle-même une mesure fiscale exonératoire sans recourir à des subventions, l’objectif de coresponsabilité fiscale se retrouve conforté.

Du point de vue interactionnel, la mise en œuvre de l’autonomie fiscale régionale se confronta assez tôt à la problématique de sa compatibilité avec le droit européen. Le droit matériel de l’Union dans son ensemble remit en cause certaines règles régionales. Cette problématique majeure pour la structure des États membres fut l’objet d’un examen doctrinal démontrant toute l’importance des contraintes que le droit de l’Union exerce sur l’attribution et l’exercice de compétences fiscales des entités infranationales. Edoardo Traversa14 nous apprend ainsi que ces contraintes peuvent résulter à la fois du droit de l’Union en général ou d’actions sectorielles telles que : (i) la mise en œuvre des quatre grandes libertés fondamentales (marchandises, personnes, capitaux et établissement) ; (ii) le processus d’harmonisation15 ; (iii) le rapprochement normatif entre les États membres ; (iv) pour lutter contre la concurrence dommageable16, et enfin (v) le contrôle des aides d’État accordées aux entreprises. Cette dernière contrainte sera examinée à la lumière de la jurisprudence récente.

Les entités infranationales représentent un enjeu non négligeable d’application du droit de l’Union. Elles sont tenues de l’appliquer directement sans médiation systématique de l’État central17. L’arrêt Horvath18, relatif à l’autonomie normative d’une région, vient confirmer la place qu’elles sont appelées à prendre dans le contentieux du droit de l’Union.

Par entité infranationale, on entendra dans la plupart des cas l’entité régionale19. Cependant, les provinces infrarégionales basques, en tant que titulaires

14 E. TRAVERSA, L’autonomie fiscale des Régions et des collectivités locales face au droit communautaire, analyse et réflexion à la lumière des expériences belge et italienne, Bruxelles, Larcier, coll. Fondements du droit fiscal, 1ère éd., 2010. 15 Anciens articles 93 pour la fiscalité indirecte et 94 en tant que clause de compétence générale au titre du marché intérieur. 16 Code de bonne conduite de 1997 de lutte contre l’évasion fiscale et la concurrence fiscale déloyale. 17 CJCE, 22 juin 1989, Fratelli Costanzo c. Commune di Milano, aff. 103/88, Rec. p. 1839. 18 CJCE, 16 juillet 2009, Horvath, aff. C-429/07 (Règlement qui prévoit des mesures d’application des États. Les règles anglaises sont conformes, bien qu’elles soient moins favorables que celles adoptées par les autorités régionales de l’Écosse, de l’Irlande du Nord, et du Pays de Galle). 19 Fédérée ou encore « autonomique » dans le cas espagnol.

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des prérogatives normatives fiscales, en coordination avec la Communauté Autonome basque, seront incluses dans la définition.

S’agissant du champ comparatif, l’Espagne constituera l’État de référence pour les besoins de cette étude. La Belgique et l’Italie ayant fait l’objet d’un examen approfondi en 2007, il n’y sera fait référence qu’en tant que de besoin. Le modèle espagnol semble en tout état de cause suffisant pour tirer des enseignements valables pour tout autre État à forte décentralisation fiscale ou envisageant une telle voie.

Ce champ semble relever d’un certain intérêt pour deux raisons : (i) D’abord, quant à l’équilibre des « pouvoirs » entre l’Union et les États membres. Il concerne, en effet, l’articulation de la compétence fiscale entre les entités composantes des États membres, selon le degré d’autonomie que leur reconnaît leur ordre constitutionnel interne, et l’Union. Le défi majeur consiste dans l’identification par le citoyen de l’autorité auteur de la norme et dans le contrôle démocratique des actions des pouvoirs publics. Le caractère diffus de ce pouvoir n’en facilite en effet guère la lecture et le contrôle par le citoyen-contribuable. Il faut ajouter, s’agissant du thème retenu « le pouvoir en Europe », que l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne a renforcé la position des régions dans le cadre de la procédure d’alerte précoce sur l’application du principe de subsidiarité20. Concrétisant l’article 6921 du TFUE, l’article 622 du protocole n° 2 annexé au traité de Lisbonne prévoit la faculté de consulter les législateurs régionaux. Ces nouveautés doivent indubitablement participer de la protection des compétences régionales. (ii) Ensuite, ce champ comparatif est justifié au regard d’une production française déficitaire à la fois en

20 Principe que les représentants des régions ne manquent pas de rappeler, ainsi que leur pouvoir croissant en Europe. V. la Résolution du Comité des régions sur « Une plus grande participation des collectivités locales et régionales à la stratégie Europe 2020 », selon laquelle : « pas plus que la stratégie de Lisbonne, la stratégie Europe 2020 qui est proposée ne prend correctement en compte le rôle et la contribution des régions et des villes en tant que pouvoirs infranationaux des 27 États membres qui, de par les compétences législatives qui leurs sont conférées au niveau national, sont susceptibles d’apporter une réelle valeur ajoutée s’agissant d’atteindre les objectifs fixés en matière de développement économique et social, d’éducation, de changement climatique, de recherche et d’innovation, d’inclusion sociale et de lutte contre la pauvreté » : Résolution 2010/C 267/0, accessible en ligne à l’adresse suivante : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2010:267:0004:0005:FR:PDF. 21 Article 69 : « Les parlements nationaux veillent, à l’égard des propositions et initiatives législatives présentées dans le cadre des chapitres 4 et 5, au respect du principe de subsidiarité, conformément au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité ». 22 « Il appartient à chaque parlement national ou à chaque chambre d’un parlement national de consulter, le cas échéant, les parlements régionaux possédant des pouvoirs législatifs ». L’article 8.2 du même texte précise que « Conformément aux modalités prévues audit article, de tels recours peuvent aussi être formés par le Comité des régions contre des actes législatifs pour l’adoption desquels le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit sa consultation ».

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droit fiscal comparé23 et dans l’examen des rapports entre la structure des États membres face au droit de l’Union24. En dépit des nouveautés sur le fait régional, l’exercice du pouvoir fiscal des régions reste inchangé dans son rapport au droit européen et notamment des aides d’État.

Aussi, le test exigeant25 de la sélectivité régionale ou territoriale doit compter avec une position de la Cour qui n’est pas indifférente aux préoccupations des autorités régionales. Partant de ce constat, cette étude sera axée sur cette ambivalence en recherchant, par-delà le principe d’autonomie reconnu, dans quelle mesure l’article 10726 du TFUE limite l’exercice de la compétence fiscale infranationale tout en la confortant.

À cet égard, la jurisprudence de la Cour a retenu des critères « coresponsables », davantage en phase avec la répartition interne des compétences (I), favorables, non seulement, à la décentralisation fiscale mais pouvant aussi permettre de façonner pour l’avenir une articulation intelligible et intelligente entre autonomie fiscale et droit de l’Union (II).

I – LES EXIGENCES DE L’AUTONOMIE FISCALE

Depuis 2006, la position de la Cour se caractérise par une relative stabilité qui résulte des trois critères de contrôle des aides fiscales décidées par les autorités locales (1). Le droit de l’Union, en dépit de son indifférence affichée, semble ici apporter une onction supplémentaire à l’autonomie fiscale telle que consacrée par le droit interne (2).

1) Le test de la sélectivité régionale

Concluant sur l’affaire UGT-Rioja de 2008, l’avocat général Kokott distinguait (i) l’autonomie constitutive formelle (ii) de l’autonomie constitutive matérielle. Cette distinction semble procéder d’une lecture duale du critère de l’autonomie procédurale. L’autonomie formelle désignerait l’impossibilité pour l’État central d’intervenir directement dans la procédure décisionnelle en exerçant un droit de 23 P. BELTRAME, « La place du droit comparé dans la doctrine fiscale française », Droit fiscal, n° 24, 2006. 24 V. « La limitation de l’autonomie fiscale par la structure des compétences en matière fiscale », in J. ZILLER, « Mondialisation et interventions publiques dans le marché », Revue internationale de droit économique, 2002/2-3, t. XVI, pp. 313-328 et spéc. pp. 323-324. 25 Et non pas aveugle comme l’affirme F. ZAMPINI,v. note n° 7 sous A. 3 : « la réalité infra étatique peut être traitée avec asymétrie et cécité relative par le droit de l’Union » ; pour une autre opinion notamment sur les arrêts Horvath, UGT Rioja et Açores, v. note repère de J.-B. AUBY, « Pluralisme territorial et droit communautaire », Droit Administratif, n° 12, décembre 2009, repère 11. 26 Ancien article 87 du TCE.

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veto, d’approbation ou d’évocation27, tandis que l’autonomie matérielle conférerait aux collectivités infra étatiques une marge d’appréciation suffisante dans la définition de leurs objectifs de politique économique et fiscale28. La jurisprudence en est cependant restée aux traditionnels critères définis par l’avocat général Geelhoed29. Celui-ci a proposé trois critères de qualification d’une mesure sélective qui ont été consacrés par la Cour dans l’arrêt Açores du 6 septembre 2006 et confirmés en 200830 : la collectivité infra étatique doit être autonome d’un point de vue institutionnel, procédural, financier et économique31. C’est à la condition que le statut d’autonomie fiscale réponde à ces critères que l’exercice qui en résulterait sera potentiellement euro-compatible.

a) Les trois étapes du test de la sélectivité régionale

i) L’autonomie institutionnelle

L’autonomie institutionnelle implique que les décisions soient prises par une autorité régionale ou locale dotée sur le plan constitutionnel d’un statut politique et administratif distinct de celui du gouvernement central. Cette première condition ne pose généralement aucune difficulté pour les États fédéraux et régionaux32. Elle pourrait se révéler beaucoup plus problématique pour les États centralisés comme la France.

Au contraire, la Constitution espagnole reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent, elle détermine la répartition des compétences entre l’État et les communautés autonomes et assure leur autonomie financière. Et dans le cas précis du Pays basque, l’autonomie fiscale

27 J. KOKOTT, concl. sur CJCE, 11 septembre 2008, UGT-Rioja, op. cit., pt. 85. 28 Ibidem, pt. 89. 29 L. A. GEELHOED, concl. sur CJCE, 6 septembre 2006, Portugal c/ Commission, op. cit., pt. 54. 30 CJCE, 11 septembre 2008, UGT-Rioja, op. cit., pt. 51. 31 Ce triptyque ressort du pt. 67 de l’arrêt de 2006 en ces termes : « Pour qu’une décision prise en pareilles circonstances puisse être considérée comme ayant été adoptée dans l’exercice de pouvoirs suffisamment autonomes, il faut tout d’abord, comme M. l’avocat général l’a relevé au pt. 54 de ses conclusions, que cette décision ait été prise par une autorité régionale ou locale dotée, sur le plan constitutionnel, d’un statut politique et administratif distinct de celui du gouvernement central. Ensuite, elle doit avoir été adoptée sans que le gouvernement central puisse intervenir directement sur son contenu. Enfin, les conséquences financières d’une réduction du taux d’imposition national applicable aux entreprises présentes dans la région ne doivent pas être compensées par des concours ou subventions en provenance des autres régions ou du gouvernement central ». 32 À l’instar de la juridiction de renvoi et du gouvernement espagnol, la Cour de justice estime que « des entités infra étatiques telles que les Territoires historiques et la Communauté autonome du Pays basque [...] satisfont au critère de l’autonomie institutionnelle ».

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est constitutionnellement garantie non pas par la loi organique que sont les statuts d’autonomie mais par la troisième disposition additionnelle de la Constitution33.

Dans l’hypothèse où les trois conditions seraient remplies, le juge de renvoi devrait encore s’assurer que « les normes adoptées [l’ont été] dans les limites des compétences qui sont octroyées à ces entités infra étatiques par la Constitution et les autres dispositions du droit espagnol »34 et que « la constatation d’une violation des limites de ces compétences pourrait [...] mettre en cause le résultat de l’analyse effectuée sur le fondement de l’article 87, § 1 TCE, dès lors que le cadre de référence pour apprécier le caractère sélectif de la norme d’application générale dans l’entité infra étatique ne serait plus nécessairement constitué par les Territoires Historiques et la Communauté autonome du Pays basque, mais pourrait, le cas échéant, être étendu à l’ensemble du territoire espagnol »35.

ii) L’autonomie procédurale

L’autonomie procédurale suppose que la norme fiscale ait été adoptée sans que le gouvernement central puisse intervenir dans le contenu qu’entend en donner la collectivité infra étatique36. Dans ses conclusions sous l’arrêt Açores, l’avocat général Geelhoed nous fournissait une définition très large de l’autonomie procédurale impliquant d’abord (i) l’absence de pouvoir d’intervention de l’État dans la procédure décisionnelle, et ensuite (ii) la possibilité pour les collectivités infra étatiques de ne pas tenir compte des intérêts nationaux.

Or, la Cour ne semble pas accorder le même intérêt aux deux aspects de l’autonomie procédurale. Elle affirme, d’une part, que « le critère essentiel pour juger de l’existence d’une autonomie procédurale est non pas l’amplitude de la compétence reconnue à l’entité infra étatique, mais la possibilité [...] d’adopter une décision de manière indépendante »37 et, d’autre part, que l’obligation « de prendre en considération l’intérêt de l’État [...] ne constitue pas, en principe, un élément portant atteinte à l’autonomie procédurale »38.

La Cour se borne à relever que si les institutions du Pays basque sont appelées à prendre en compte les principes de solidarité et d’égalité posés par la norme

33 La jurisprudence a jugé que c’était aussi le cas de Gibraltar. Pareillement, « les Açores constituent une région autonome dotée d’un statut politico-administratif et d’organes de gouvernement propres, lesquels ont le pouvoir d’exercer leurs propres compétences fiscales et d’adapter la fiscalité nationale aux spécificités régionales » : pt. 70 de l’arrêt Açores, v. note 4. 34 Point 144 de l’arrêt UGT Rioja, v. note 5. 35 Point 143 de l’arrêt UGT Rioja, op. cit. 36 Point 67 de l’arrêt relatif aux Azores, v. note 4. 37 Point 107 de l’arrêt UGT Rioja, op. cit. 38 Point 108 de l’arrêt UGT Rioja, op. cit.

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suprême espagnole, l’État ne peut pas intervenir directement dans le processus d’élaboration d’une norme fiscale pour en imposer le respect. La Commission de coordination et d’évaluation chargée d’examiner les projets de normes fiscales ne serait ainsi qu’un organe de conciliation tentant d’éliminer, par la négociation, d’éventuelles divergences avec la réglementation fiscale applicable dans le reste du territoire national. Toutefois, la Cour renvoie au juge national le soin de vérifier si le critère de l’autonomie procédurale est rempli dans les affaires au principal.

Dans l’examen du statut de Gibraltar, le Tribunal a estimé cette condition également remplie et a rejeté l’argumentation de la Commission qui faisait valoir que le Gouverneur avait un pouvoir résiduel, notamment en ce qui concerne les matières liées à la stabilité financière et économique, compétence de l’État central.

iii) L’autonomie économique

L’autonomie économique concerne les conséquences financières. Ces dernières ne doivent pas être compensées par des concours ou subventions en provenance du gouvernement central. Cela exige que la collectivité infra étatique supporte elle-même les conséquences politiques et financières des mesures qui lui sont imputables. Les réductions d’impôts décidées par une entité infra étatique ne doivent pas être compensées par des dotations de l’État ou des subventions croisées entre les régions.

Pour considérer cette troisième condition non remplie, la Commission relevait dans l’affaire Gibraltar l’existence du fonds de sécurité sociale et diverses aides au développement, ainsi que la subvention de l’exploitation de l’aéroport. Ces transferts financiers sont d’ordre général et non corrélés à la dépense fiscale décidée par l’entité autonome. Le Tribunal fait une lecture restrictive de cette troisième condition qui, interprétée largement, conduirait à retenir en toutes circonstances l’existence de la sélectivité territoriale.

La juridiction estime nécessaire l’existence d’un lien de cause à effet entre la mesure fiscale litigieuse adoptée par la collectivité et les soutiens financiers des autres régions. En l’occurrence ce lien de causalité est inexistant s’agissant des mesures avancées par la Commission. Ces transferts financiers doivent avoir un lien avec les mesures fiscales prises par les collectivités infra étatiques. Il s’agit essentiellement de vérifier si le montant et la variation des recettes fiscales déterminent le calcul des transferts financiers. Ce qui pourrait être assez largement le cas dans les régimes généraux des systèmes de financement qui sont en vérité étroitement imbriqués et interdépendants. Cela est notamment le cas de l’impôt sur les revenus des personnes physiques qui, en Belgique comme en Espagne, est corrélé aux conditions de rendements fiscaux régionaux alors que les régions disposent d’une certaine capacité normative pouvant influer sur ce rendement, voire à terme obtenir une

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compensation nationale. Toutefois, la seule existence de transferts financiers entre l’État et les collectivités infra étatiques ne suffit pas à établir leur absence d’autonomie économique et financière.

Si la Cour retient le territoire portugais pour cadre de référence, c’est parce qu’elle estime que la mesure fiscale prise par la région autonome des Açores n’est pas l’expression d’une politique fiscale régionale décidée en toute autonomie à l’égard de l’État central. C’est une loi-cadre votée par l’Assemblée législative de l’État central qui autorisait la région autonome des Açores à adapter la fiscalité nationale aux spécificités régionales en réduisant jusqu’à 30 % les impôts nationaux prélevés sur son territoire.

Le pouvoir accordé aux autorités régionales de pratiquer une fiscalité plus favorable dans l’archipel des Açores s’inscrivait dans des choix de politique nationale visant à réaliser l’objectif de solidarité nationale prévu par la Constitution portugaise. Ces baisses d’impôts, encadrées et compensées par l’État, devaient permettre aux autorités régionales de corriger les inégalités de développement découlant de l’insularité, du climat difficile et de la dépendance économique des Açores vis-à-vis d’un nombre réduit de produits39. À défaut de la pleine autonomie économique et financière, la région des Açores ne pouvait pas servir de cadre territorial référent afin d’apprécier la spécificité de la mesure en cause.

Pour le reste, la Cour apporte peu de précisions laissant au juge de renvoi le soin d’apprécier si les institutions du Pays basque assument les conséquences politiques et financières des mesures fiscales adoptées dans l’exercice de leurs attributions. Le Tribunal Superior de justicia del pais vasco (TSJPV) a scrupuleusement repris l’arrêt de la Cour dans sa décision rendue le 22 décembre 200840.

b) Des critères simples pour des « États complexes »

Les autonomies et les régions fédérées procèdent d’une tradition de lutte identitaire, et de préservation d’un patrimoine historique dont fait partie le régime fiscal basque des fueros. Cette spécificité est reconnue par le droit interne et le droit européen prend appui sur elle.

En apparence, les critères européens de l’autonomie fiscale ne s’accommodent pas de l’hétérogénéité des structures de décentralisation. Dans l’affaire relative aux

39 J. KOKOTT, conclusions précitées, pt. 28. 40 TSJPV, Secc. 1, 22 décembre 2008, Rioja c. Pais-Vasco, resolución n° 889/2008, recurso contencio-administrativo n° 1335/05 ; V. également les autres recours rejetés pour refus de retenir la qualification d’aide d’État : n° de recours : 857/2005 ; 1266/2005 ; 182/2006 ; 186/2006 ; 910/2005 ; 56/2006 et 1265/2005 (devant le même tribunal supérieur de justice du Pays basque), accessibles en ligne : http://www.poderjudicial.es/search/indexAN.jsp.

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Açores, disposant d’un statut dérogatoire, l’avocat général41 rejeta la prise en compte de la distinction entre décentralisation symétrique et asymétrique.

L’application des conditions d’autonomie ne distingue pas selon le type de décentralisation. Le point de départ de l’analyse étant les critères énoncés, la forme étatique n’est qu’une conséquence (i). Une telle application, combinée avec le droit interne peut sembler théoriquement ambivalente dans la mesure où cela peut faire apparaître un risque de recentralisation de la compétence fiscale territoriale (ii).

i) La mise en œuvre des critères européens de l’autonomie fiscale

Si l’exigence d’un rôle fondamental dans l’environnement économique vise la décentralisation économique et des formes d’État complexes, on ne peut dans l’absolu exclure l’application du test en fonction de la forme étatique. Il est certain qu’en pratique les États régionaux ou fédéraux seront ceux-là même où l’on rencontre des collectivités territoriales qui jouent un rôle déterminant dans leur environnement économique territorial42.

Toutefois, du point de vue précis de l’autonomie économique, cela n’exclut aucunement un État fortement centralisé qui pourrait connaître un fort degré d’autonomie fiscale, comme c’est le cas de certains des États scandinaves qui connaissent un très fort degré de coresponsabilité fiscale de l’échelon local. Les communes des pays du Nord sont en effet réputées pour assumer elles-mêmes leurs charges financières, sans recourir aux subventions de l’État43. Ainsi, alors qu’économiquement elles pourraient être éligibles, du point de vue de l’autonomie institutionnelle et procédurale elles ne pourront prétendre à être un cadre de référence pertinent. L’analyse formelle du cadre juridique des relations entre l’État central et les collectivités territoriales pourrait étonner au regard d’une analyse européenne de plus en plus articulée autour des effets.

Il est donc vrai que les trois critères ne seront jamais applicables en l’état actuel à des États unitaires comme la France. Il en est tout autrement pour les collectivités

41 Point 70 de ses conclusions. 42 V. J.-Ph. KOVAR, « La prise en compte des autonomies locales dans la qualification d’aide d’État », Droit Administratif, n° 12, décembre 2008, comm. 161 : « la Cour adapte la discipline des aides d’État à la décentralisation de la politique économique au sein des États membres, le critère de l’autonomie institutionnelle, procédurale et économique s’avère extrêmement contraignant et difficilement applicable ». 43 V. A. M. CAYON GALLIARDO, A. HERRERO ALCADE (coord.), Corresponsabilidad fiscal y financiación de los servicios públicos fundamentales, 2006 ; M. JOSE-SALVATOR, « Décentralisation, corresponsabilité et responsabilité fiscales : études de dix-huit États européens », Cahiers économiques de Bruxelles, n° 160, 1998, pp. 389-425.

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à statut spécial et qui sont dotées d’une autonomie fiscale susceptible de satisfaire à ces critères.

Dominique Lucie Boquet fait remarquer au sujet de l’obligation de résidence fiscale de cinq ans à Saint-Martin44, imposée par le législateur comme préalable à la soumission à la fiscalité locale, qu’elle pourrait « constituer une aide d’État déguisée, puisque son application devra nécessairement entraîner une compensation par l’État des pertes de recettes dues à la barrière des cinq ans de résidence »45. Étant donné l’existence de flux financiers dans les relations État/Saint Martin, la condition particulière selon laquelle il ne faudrait pas qu’existe un flux particulier, qui vienne compenser directement la mesure de dépense fiscale en cause, sera de nature à mettre en doute son euro compatibilité. Encore faut-il mettre en évidence le lien direct entre le moyen de l’État et la dépense fiscale avantageuse pour une entreprise. Si ces mécanismes de transfert sont répandus dans les régimes fiscaux de droit commun, ils demeurent quasiment absents pour des collectivités à statut spécial.

En pratique, cette jurisprudence s’avère adaptée aux régimes avancés d’autonomies ou exceptionnels. Elle s’applique de manière favorable à des États complexes comme l’Espagne et la Belgique, mais sans être toutefois une règle générale car en réalité tout dépendra de l’espèce particulière et de la mise en œuvre détaillée du critère de l’autonomie économique et financière. Il est évident que les régimes semblables à celui du Pays basque et de Gibraltar paraissent globalement pouvoir être des cadres pertinents de référence pour l’appréciation de la spécificité d’une mesure fiscale. Il pourrait ainsi s’appliquer sans difficulté à l’Écosse, aux îles Åland voire de façon variable à la Flandre pour laquelle l’exigence d’autonomie procédurale pourrait être soumise à un examen minutieux en raison de sa soumission à des obligations procédurales de concertation avec d’autres collectivités. Cependant, dans l’arrêt UGT Rioja, la Cour indique que l’existence d’une commission de coordination et d’évaluation n’avait pas dans ce cas précis d’impact sur l’autonomie dès lors qu’elle ne visait qu’à empêcher d’éventuelles divergences avec la réglementation nationale. Les mécanismes financiers « concertationnels » de solidarité existants dans les régimes de droit commun ne signifient pas l’automaticité de l’application de l’aide d’État, il faudra donc identifier un lien direct entre la mesure fiscale et la distribution de ces ressources. Dès lors qu’il ne sera pas établi de lien causal entre les deux, la qualification d’aide d’État ne pourra pas s’appliquer. Ainsi, des liens trop indirects

44 Loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’Outre-mer. 45 D. L. BOQUET, « Collectivité territoriale de Saint-Martin : l’obligation de résidence fiscale de cinq ans a regard de la législation européenne », Gazette du Palais, n° 261, 18 septembre 2007 ; v. pour une hypothèse proche : M. A. CAAMAÑO ANIDO, « La reducción del tipo de gravamen en el IRPF por parte de la Comunidad de Madrid : una medida posiblemente contraria el derecho comunitario », Impuestos : revista de doctrina, legislación y jurisprudencia, 11/2007, pp. 10-19.

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ne justifient pas l’application de l’article 107 TFUE. Au plan des rapports entre le droit interne et le droit européen, la notion d’aide d’État pourrait paraître ambivalente au regard du risque existant de reprise d’une compétence territoriale.

ii) Le risque de recentralisation des compétences territoriales

Les collectivités locales sont tenues, dans le cadre de leur intervention, de respecter le droit européen qui crée incontestablement des interférences46. La France n’est pas en dehors de ce mouvement47.

En apparence, ces critères pourraient s’avérer favorables à une forme de recentralisation des compétences en ce que l’État central peut apparaître plus conforme au principe d’une applicabilité uniforme de la norme commune. Il semblerait, en effet, que « la multiplication des centres locaux de décision et d’action accroît le risque de méconnaissance du droit communautaire »48.

Dès lors se poserait la question des orientations de recentralisation européenne par la notion d’aides d’État et d’approfondissement de la régionalisation. Le renforcement de l’autonomie fiscale, tel qu’évoqué dans le cadre d’une éventuelle confédéralisation de la Belgique, ne ferait que conforter leur autonomie fiscale face au test de la sélectivité régionale.

Inversement, une recentralisation de certaines compétences est possible. La contradiction majeure de cette architecture réside dans ce potentiel effet recentralisateur. En effet, la compétence d’harmonisation « unionière » peut servir à l’État central de titre de compétence de reprise de certaines compétences régionales49. Ainsi en est-il de l’article 19. 2 de la LOFCA50 introduit en 1996 pour l’harmonisation fiscale. Cette disposition se retrouve également dans d’autres États membres.

46 E. BELLIARD, C. DE SALINS, Collectivités territoriales et droit communautaire : étude adoptée le 23 octobre 2003 par l’assemblée générale du Conseil d’État, Rapport, La Documentation française, 2004, p. 7. 47 Comm. CE, 12 juillet 2000, concernant l’aide mise en exécution par la France en faveur de Scott Paper SA c/ Kimberly Clark, n° 2000/14/CE, JOCE, L 12, du 15 janvier 2002 (obligation de récupérer des aides illégales versés par des collectivités territoriales). 48, E. BELLIARD, C. DE SALINS, Collectivités territoriales et droit communautaire : étude adoptée le 23 octobre 2003 par l’assemblée générale du Conseil d’État, op. cit., p. 13. 49 Alors même que la jurisprudence constitutionnelle a estimé que l’application du droit communautaire ne constitue pas un titre de compétence pour l’État : sentence 102/1995, FJ 14. 50 Loi organique 8/1980, du 22 septembre 1980, de financement des communautés autonomes (plusieurs fois modifiée, dont pour la dernière fois par la Loi organique 3/2009, du 18 décembre 2009, de modification de la Loi organique 8/1980 de financement des communautés autonomes). La loi prévoit que « Les compétences attribuées aux Communautés autonomes en matière d’impôts cédés seront exercées par l’État lorsque cela s’avère nécessaire pour l’application des normes d’harmonisation fiscale de l’Union européenne ».

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Cette faculté de reprise de compétence peut s’exercer au détriment de l’autonomie régionale et en particulier de la coresponsabilité fiscale. Son exercice (ou sa simple existence ?) constitue une négation de l’autonomie reconnue, et, de ce fait, contraste avec le test de la sélectivité régionale exigeant cette autonomie : alors qu’une autonomie institutionnelle interne est exigée, le droit interne participe à l’invalidation de cette autonomie institutionnelle et procédurale au nom du même droit de l’Union. Fort heureusement, les dispositions de l’article 19. 2 de la LOFCA51 ne visent que le domaine de l’harmonisation et non les aides d’État ou le droit de l’Union en général. La question demeure vis-à-vis de la compétence de reprise générale52, qui peut être appliquée en cas de violation de l’interdiction des aides d’État.

Hormis ce potentiel conflit particulier entre diverses normes vues dans leur ensemble, l’autonomie fiscale et le droit de l’Union semblent appelés à une articulation constructive. En effet, de la dérive d’une application sans égard aux principes constitutionnels de répartition des compétences, le droit de l’Union est passé à une position, certes plus conciliante, mais néanmoins très exigeante en termes de standards d’autonomie. Cela étant, ces critères participent d’une exigence de démocratie locale ou régionale. Ils peuvent contraindre les décideurs publics à assumer financièrement leur politique générale, qui n’est pas empêchée par le test de la sélectivité territoriale. Le contrôle de l’exigence de l’autonomie économique peut en ce cas jouer un rôle complémentaire au contrôle démocratique. En vertu de l’autonomie économique, la juridiction européenne censurera la dépense fiscale constitutive d’une aide compensée directement par une ressource publique exogène, de sorte que la collectivité ne pourra décider de dépenses fiscales financées par d’autres collectivités.

En effet, le critère de l’autonomie économique contraint les décideurs publics à assumer devant leur électorat leur propre politique de réduction fiscale, et non pas à requérir des subventions étatiques. Cette responsabilisation peut également

51 Loi organique de financement des communautés autonomes, ibid. Cette loi a été prise dans le cadre du processus « statutaire » en vue de mettre en œuvre l’autonomie fiscale des régions. 52 L’article 155 de la Constitution prévoit que : « 1. Si une communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution et la loi lui imposent ou si elle agit d’une façon qui nuit gravement à l’intérêt général de l’Espagne, le gouvernement, après une mise en demeure au président de la communauté autonome et, dans le cas où il n’en serait pas tenu compte, avec l’accord de la majorité absolue du Sénat, peut prendre les mesures nécessaires pour obliger cette communauté à l’exécution forcée de ses obligations ou pour protéger l’intérêt général mentionné. 2. Pour l’exécution des mesures envisagées au paragraphe précédent, le gouvernement peut donner des instructions à toutes les autorités des communautés autonomes ».

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permettre de participer à la lutte contre la concurrence fiscale dommageable53 ainsi que très paradoxalement au mouvement de l’intégration régionale européenne.

2) L’exigence d’une gouvernance fiscale coresponsable

L’examen du rôle de la sélectivité géographique (a) permet de constater qu’elle pourrait participer à une fiscalité régionale coresponsable en Europe (b).

a) Le rôle de la sélectivité territoriale

En vertu de l’article 107 du TFUE, le régime de faveur accordé à certaines entreprises ou productions est qualifiable d’aide d’État. Ce caractère spécifique sert à faire la distinction entre les mesures sélectives constitutives d’une aide d’État et les mesures générales qui se rattachent à une politique publique applicable à l’ensemble de l’économie. Toutefois, la pratique d’une différence de traitement d’un État ou d’une collectivité n’est pas automatiquement une aide d’État, ainsi en est-il de la mesure fiscale lorsque la différenciation est le résultat de la nature ou de l’économie du système fiscal pertinent54. La démonstration d’une telle justification incombera alors à l’État qui l’invoque55. Il n’y a ainsi rien de contradictoire à ce qu’une mesure, en apparence sélective56, garde de sa généralité dès l’instant où la différence de traitement est justifiée par des objectifs rattachables à la nature et à l’économie du système fiscal. La logique redistributive de l’impôt, principe fiscal commun aux États européens, fait partie de cette justification.

Le droit de l’Union s’attache à analyser les éventuelles situations qui peuvent déboucher sur des discriminations entre des entreprises placées dans une situation factuelle et juridique similaire. D’où la nécessité pour la qualification d’aide d’État de commencer par identifier la condition préalable que constitue le cadre de 53 La responsabilisation fiscale des régions autonomes étant induite dans le cadre du contrôle des aides d’État, une certaine limitation de leur pouvoir fiscal, en termes notamment de réduction des taux d’imposition, contribue à réduire la concurrence fiscale entre régions. Le code de bonne conduite de 1997 relatif à la lutte contre l’évasion fiscale, et la concurrence fiscale déloyale, de nature non juridique, pourrait trouver appui sur les dispositions de l’article 107 TFUE. 54 CJCE, 2 juillet 1974, Italie c. Commission, aff. 173-73, Rec. 1974, p. 709 ; CJCE, 29 avril 2004, GIL Insurance, aff. C-308/01, Rec. 2004, I, p. 4777, pt. 72 ; CJCE, 14 avril 2005, AEM et AEM Torino, aff. C-128/03, Rec. 2005, I, p. 2861 ; CJCE, 15 décembre 2005, Unicredito Italiano, aff. C-148/04, Rec. 2005, I, p. 11137. 55 CJCE, 29 avril 2004, Pays-Bas c. Commission, aff. C-159/01, Rec. 2004, I, p. 4461. 56 Car favorisant « certaines entreprises ou certaines productions par rapport à d’autres, qui se trouveraient, au regard de l’objectif poursuivi [...] dans une situation factuelle et juridique comparable », CJCE, 8 novembre 2001, Adria-Wien Pieline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerken, aff. C-143/99, Rec. 2001, I, p. 8365. CJCE, 29 avril 2004, GIL Insurance, op. cit. ; CJCE, 3 mars 2005, Heiser, aff. C-172/03, Rec. 2005, I, p. 1627.

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référence territorial au sein duquel la mesure sera examinée sous l’angle de la spécificité.

À ce stade intervient la problématique déterminante du cadre de référence dans les frontières de l’État membre : doit-il être fixé de manière unitaire ou alors pourrait-on le faire seulement pour une partie du territoire de ce dernier ? La réponse à la question répond en même temps à celle de savoir si l’on peut mener des politiques différenciées sur un même territoire d’un État membre57.

Les enjeux sont simples à saisir mais considérables du fait de leurs implications : si l’on fixe le champ de référence à l’ensemble du territoire d’un État membre, alors une quelconque mesure prise par une autorité territoriale sera nécessairement et automatiquement sélective, et partant, eu égard aux autres critères avec lesquels cette condition fait corps, elle sera qualifiable d’aide d’État potentiellement sanctionnable.

A contrario, admettre la possibilité de fixer ce champ géographique à l’échelle d’une région d’un État suppose l’absence d’automaticité entre la norme fiscale d’une collectivité et la notion d’aide d’État. Il faudra alors poursuivre le test sous l’angle de la sélectivité matérielle voire des exemptions admissibles. En tout état de cause, le défaut de compensation d’une dépense fiscale par des flux financiers en provenance d’autres autorités fait écho à l’exigence de définir une fiscalité coresponsable, au regard en particulier de la relation État/entité territoriale58.

b) Les principes d’autonomie économique et de coresponsabilité fiscale

L’exigence d’autonomie économique d’une région, telle que mise en œuvre par la jurisprudence, trouve une accointance particulière avec le principe de coresponsabilité fiscale. Celle-ci est induite dans l’argumentation développée par la jurisprudence sans se référer au concept.

Le critère de l’autonomie économique est restrictivement interprété par la jurisprudence puisque celle-ci exige une relation de cause à effet59 entre la dépense fiscale, l’exonération décidée, et le flux financier qui la compenserait. Ainsi, il ne se confond pas entièrement avec la coresponsabilité fiscale. Il n’en est qu’une composante qui pourrait se révéler utile dans le cas où la jurisprudence déciderait

57 V. J.-B. AUBY, « Pluralisme territorial et droit communautaire », op. cit., note 25. 58 Ainsi qu’avancé en introduction, la coresponsabilité fiscale trouve à se concrétiser dans deux sens complémentaires : (i) vis-à-vis des citoyens qui doivent pouvoir contrôler la décision fiscale sans que les autorités compétentes ne puissent se renvoyer la responsabilité de la décision fiscale ; et (ii) dans le rapport entre collectivités qui doit faire ressortir que chaque entité finance ses dépenses économiques par ses propres recettes fiscales. 59 Arrêt Rioja c. Bizkaia, n°889/08, p. 9 (arrêt appliquant l’arrêt préjudiciel UGT Rioja de 2008). V. note 40.

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d’élargir sa conception de cette condition de sorte à retenir d’autres éléments que le lien de cause à effet entre une renonciation à un droit fiscal et son financement. C’est en ce cas seulement que cette étape pourrait alors se confondre avec une évaluation économique du degré de coresponsabilité fiscale (part des dépenses financées par des revenus fiscaux propres), bien connu dans les théories du fédéralisme fiscal. Cela n’est toutefois pas la démarche de la jurisprudence.

En ce sens, la Cour retient dans l’affaire UGT Rioja que « le système fiscal des Territorios Históricos est fondé sur les deux piliers que constituent, d’une part, l’autonomie fiscale ainsi que la responsabilité et, d’autre part, le principe de risque unilatéral »60 : la collectivité qui décide de renoncer à une recette fiscale doit unilatéralement en supporter les coûts. Le Tribunal supérieur de justice du Pays basque, dans ses arrêts du 22 décembre 200861, explicite l’autonomie économique en mettant en avant que le Pays basque est pleinement responsable de ses dépenses sans devoir faire appel à des subventions.

Il est vrai que du point de vue interne espagnol, le concept même de coresponsabilité a été surtout juridiquement appliqué aux régions du territoire commun, mais il s’y appliquera dans une conception large du fédéralisme fiscal. Le juge administratif basque reprend d’ailleurs les termes européens de responsabilité unilatérale des dépenses fiscales que les autorités forales décident de consentir.

Le but serait de permettre le respect des compétences internes alors que la Commission militait pour une interprétation large, en essayant notamment de faire admettre, dans l’affaire relative à Gibraltar, le rôle fondamental dans l’environnement économique et politique comme quatrième étape du test. Ce critère a été considéré comme la conséquence de la sélectivité : le rôle fondamental dans l’environnement économique et politique découle ainsi des trois conditions de l’autonomie. Le tribunal s’en tient strictement aux trois conditions retenues par la Cour.

S’il n’est pas de doute que les provinces basques atteignent un degré élevé de coresponsabilité fiscale du point de vue de leur relation avec l’État central, il faudrait alors que ce même résultat soit vérifié au niveau de leur relation avec les

60 Point 113. 61 V. note 40, arrêt du 22 décembre 2008, Rioja c. Bizkaia, n° 889/08, p. 9: « Le bloc normatif pertinent prévoit une situation d’autonomie financière et budgétaire, dans laquelle le pays basque est fiscalement responsable de ses politiques fiscales, assumant ainsi les répercussions d’une baisse des recettes fiscales pouvant entraîner une limitation des dépenses publiques dans les services de la Communauté Autonome et des infrastructures relevant de sa compétence, sans qu’existent des dispositions normatives spécifiques dans le système légal selon lesquelles l’éventuel déficit fiscal susceptible de faire suite à des recettes fiscales mineures soit supporté ou subventionné par les pouvoirs publics centraux ou par les régions ». Il s’agit de l’un des recours présentés, l’ensemble des arrêts reprenant, à peu de choses près, la même solution. Pour un autre exemple, v. les arrêts de la même juridiction n° 884/2008 (UGT Rioja) et n° 883/2008 (Castilla leon c. Guipúzcoa).

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contribuables basques. Ces derniers doivent être en mesure d’identifier la collectivité auteur de la décision fiscale62 voire d’établir le lien nécessaire entre la contribution obligatoire qu’ils versent et les services publics reçus en retour. Cette dimension ne figure pas parmi les critères d’appréciation jurisprudentielle. Toutefois, l’idée n’est pas totalement absente des conclusions de l’avocat général Geelhoed lorsqu’il explique que les choix de politique fiscale ont un impact certain sur le niveau des services publics. Une fiscalité baissière faisant apparaître un faible niveau d’investissements et de qualité des services63 ne doit pas, à notre sens, être assumée par le gouvernement central. Cet argumentaire est repris et formalisé par la Cour d’une manière particulièrement résonnante avec la coresponsabilité fiscale64.

Ce principe de coresponsabilisation des collectivités territoriales se concrétise dans le cas présent par le principe de transparence fiscale et de contrôle démocratique. Sans employer le terme de coresponsabilité fiscale, la Cour identifie les deux versants de ce principe à savoir l’autonomie et la responsabilité dans (i) les relations avec la tutelle étatique centrale65 et (ii) la relation avec les contribuables électeurs qui doivent pouvoir contrôler les dépenses publiques et fiscales66.

Pourtant, malgré son fort degré de correspondance à une certaine réalité régionale, la condition relative à l’autonomie économique paraît moins exigeante que l’objectif, moins circonscrit et nécessairement quelque peu tentaculaire, de 62 Cette exigence apparaît d’autant plus importante au Pays basque que la compétence fiscale revient, non pas aux Communautés Autonomes, mais aux communautés forales historiques, qui se situent à un échelon infrarégional. 63 Il énonce que « dans ce cas, les décisions portant sur les modalités et le quantum de l’impôt sont au cœur des prérogatives politiques du gouvernement régional. Ces décisions auront un impact direct sur les dépenses du gouvernement en matière, par exemple, de services publics et d’infrastructures. Le gouvernement régional pourrait, par exemple, préférer une approche du type « recettes – dépenses », c’est-à-dire augmenter les impôts pour investir plus dans les services publics ou bien choisir de baisser les impôts et avoir un secteur public moins important. Lorsque les réductions fiscales ne sont pas compensées par un financement du gouvernement central, cette décision politique affecte l’infrastructure et l’environnement commercial des entreprises présentes dans la région. Les entreprises établies dans et hors de la région opèrent donc dans des cadres économiques et juridiques différents qui ne peuvent être comparés » : L. A. GEELHOED, concl. sur CJCE, 6 septembre 2006, Rép. Portugaise c/ Commission, op. cit., pt. 54 in fine. 64 En reprenant le pt. 68 de l’arrêt de 2006, elle affirme « qu’une autonomie politique et fiscale par rapport au gouvernement central qui est suffisante en ce qui concerne l’application des règles communautaires relatives aux aides d’État suppose non seulement que l’entité infra étatique dispose de la compétence pour adopter, sur le territoire qui relève de sa compétence, des mesures de réduction du taux d’imposition indépendamment de toute considération liée au comportement de l’État central, mais également qu’elle assume, en outre, les conséquences politiques et financières d’une telle mesure », pt. 52 de l’arrêt Portugal c/ Commission, dans l’affaire relative aux Açores. 65 Indépendamment de toute considération liée au comportement de l’État central (pt. 48 de l’arrêt). 66 « Mais également qu’elle assume […] les conséquences politiques et financières d’une telle mesure ».

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coresponsabilité fiscale qui comprend cette dernière sans s’y cantonner. En effet, face à l’idée de la libre détermination de la politique fiscale par la collectivité régionale, il pourrait être soutenu qu’en vérité l’impact de celle-ci sur les infrastructures évoquées pourrait ne pas se vérifier, et ainsi participer de l’altération de l’objectif de coresponsabilité dans le cas où la collectivité disposerait de ces infrastructures financées par l’État central. Songeons un instant à l’hypothèse où la collectivité décentralisée décide, dans le cadre de ses compétences, d’édicter des mesures d’exonération générale pour certains secteurs. Ces exonérations ne peuvent, eu égard à leur généralité et à l’absence de compensation directe par une subvention, être qualifiées d’aides d’État illégales. Toutefois, imaginons que l’absence de ces exonérations eut pu permettre de financer des besoins en infrastructures qui seront finalement réalisés avec des subventions d’autres collectivités. L’on aurait ainsi, de la part de l’entité subventionnée, une baisse des prélèvements obligatoires sans pouvoir en assumer les conséquences du point de vue du financement de celles-ci et du bien-être régional. En conséquence, le choix qu’opérerait cette dernière, entre la baisse des impôts, synonyme d’attractivité fiscale au détriment de la qualité des services publics, n’ira pas dans le sens d’une responsabilisation de la collectivité. Ainsi, ne conviendrait-il pas de convoquer la notion de coresponsabilité fiscale aux fins d’évaluation de la pertinence de l’autonomie économique et financière en lieu et place d’une interprétation restrictive en vigueur. À coup sûr, une telle démarche pourrait utilement être mise à contribution dans les futures problématiques d’application de l’article 107 du TFUE aux régions, de sorte à rendre l’appréciation du critère d’autonomie économique moins restrictive sans toutefois décourager les transferts financiers nécessaires entre collectivités.

II – LA CONVERGENCE ENTRE LES POUVOIRS

INFRA ET SUPRANATIONAL

La mise en œuvre des dispositions relatives aux aides d’État à l’autonomie fiscale fait apparaître une double convergence : l’on peut d’abord noter un certain effet positif exercé sur l’autonomie fiscale (1) et, ensuite, l’on peut observer que l’intégration et la décentralisation pourraient avantageusement trouver à s’influencer mutuellement (2).

1) La reconnaissance de l’autonomie fiscale territoriale par le droit de l’Union

Le droit de l’Union joue un rôle ambivalent à l’égard de l’autonomie fiscale, il la limite mais il n’est pas moins sûr qu’il y ait des cas où il la cautionne.

L’on pourrait probablement retrouver ces prises en considération dans l’ensemble du droit de l’Union et en particulier dans le domaine fiscal des aides

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régionales qui contiennent expressément ou implicitement des signes de reconnaissance. En effet, le régime des aides est, selon Edoardo Traversa, le domaine principal dans lequel elles se retrouvent.

La première reconnaissance est contenue dans le droit originaire issu du TCE, qui apporte une protection pour les régions ultrapériphériques. A priori, il met à l’abri leurs compétences fiscales alors même que la Commission avait tendance à confondre régime spécial et aides d’État67.

Dans certains cas la CJUE peut même jouer un rôle dans la résolution de contentieux qui ont trait à la concurrence fiscale interterritoriale. Ainsi en est-il des autonomies fiscales des Communautés autonomes de Castilla Léon et de la Rioja qui souffrent de la concurrence que leur livre leur puissant voisin du nord basque. Le droit de l’Union protège ainsi contre la politique fiscale agressive menée par une autre collectivité. Force est de constater cependant que, dans le contentieux de 2008 relatif à l’impôt basque sur les sociétés, la collectivité perçue comme agressive a pu maintenir sa fiscalité au niveau qu’elle a défini. La protection contre une autre collectivité autonome fiscale semble relative. Il faut également mentionner les correctifs apportés par la Cour à la pratique décisionnelle de la Commission qui révèle aussi l’effet, non plus contraignant, mais réconfortant de l’autonomie fiscale.

a) Les confluences entre le droit des aides d’État et l’autonomie fiscale

Le droit européen est censé, au nom du principe de l’autonomie institutionnelle et procédurale des États membres, être neutre quant à la répartition interne des compétences. Si le principe est reconnu par la jurisprudence, il n’est pas vérifié systématiquement. Contrairement aux régimes fiscaux d’exception (régimes asymétriques), les compétences fiscales locales dites « symétriques »68 peuvent s’avérer problématiques de manière marginale et appeler une certaine protection.

67 L’article 299 TCE (devenu article 349 TFUE) prévoit que les régions relevant d’une « situation économique et sociale structurelle […], qui est aggravée par leur éloignement, l’insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d’un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement », peuvent se voir appliquer le droit de l’Union de manière spécifique. Cf. la communication du 12 décembre 2006 de la Commission au Conseil, en application de l’article 19, § 1 de la directive 2003/96/CE du Conseil (dérogations régionales), COM (2006) 795, ainsi que la décision n° 2006/323/CE de la Commission du 7 décembre 2005, concernant l’exonération du droit d’accise sur les Huiles minérales utilisées comme combustible pour la production d’alumine dans la région de Gardanne, dans la région du Shannon et en Sardaigne, mise en œuvre respectivement par la France, l’Irlande et l’Italie, JOUE, L 119, du 4 mai 2006, pp. 12-28. 68 Même si de plus en plus de régions comme la Catalogne tentent de sortir du modèle commun, ce sont des compétences homogènes dans la mesure où elles sont édictées par une norme de répartition commune, la LOFCA pour les quinze régions de droit commun.

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Les effets produits par le droit européen peuvent concerner l’État (i) ou une autre collectivité de même rang (ii).

i) L’effet protecteur contre les normes de l’État central

Ainsi, en cas d’extension du champ d’application personnel des compétences fiscales que peuvent opérer les exonérations instituées par une norme nationale de l’État central par laquelle est tenue la région69 : dans cette hypothèse, l’autonomie fiscale est protégée contre l’État central. En cas d’incompatibilités reconnues de normes nationales liant la compétence fiscale régionale, les exonérations condamnées peuvent recevoir la qualité d’aide d’État illégalement allouées. De ce constat s’évince une obligation de restitution et de « ré-assujettissement » aux impositions des collectivités territoriales qui étaient précédemment tenues d’exonérer en vertu de la norme nationale étatique devenue euro-incompatible. Dans cette hypothèse, le droit de l’Union joue un rôle de garant de l’autonomie fiscale territoriale contre la norme nationale. Un tel effet peut s’exercer contre une collectivité de même niveau.

ii) L’attitude conciliante vis-à-vis de l’autonomie des territoires communs

Par ailleurs, l’abus d’exercice de compétences fiscales exorbitantes du régime commun (Pays basque) est susceptible de recevoir une sanction qui vient protéger ces mêmes autonomies du territoire commun70. Dans les États connaissant des régimes fiscaux d’exception, le droit de l’Union dispose ainsi, dans certains cas, d’un rôle dans la protection de l’autonomie fiscale des territoires communs contre la souveraineté fiscale étatique et les régimes fiscaux exorbitants.

On pourrait donc soutenir que le droit de l’Union en général peut, dans une certaine mesure, réguler l’espace interne. Ainsi en est-il de la concurrence fiscale dommageable, du principe de libre circulation des marchandises et des capitaux et des principes d’harmonisation infranationale voire infrarégionale pour les provinces basques qui sont souvent assignées collectivement pour leurs normes fiscales similaires, adoptées par des autorités infranationales distinctes.

69 Arrêt Banco Exterior de España, C-387/92, pt. 3. 70 V. l’affaire concernant l’aide d’État mise en œuvre par l’Espagne en faveur de Ramondin SA et Ramondin capsulas SA, du 22 décembre 1999, Ramondin, Commission 2000/795/CE, JOUE, L. 318, du 16 décembre 2000, p. 36, art. 2 ; v. également le recours contre la décision formelle de lancer une procédure : TPICE, Territorio Historico de Alava, Diputacion Foral de Alava, Territorio Historico de Guiposcoa, Diputacion foral de Guipuscoa, Territorio Historico de Vizcaya, Diputacion Foral de Vizcaya c. Commission, affaires jointes T-346/99, T-347/99, T-348/99, décisions d’incompatibilités. CP, 11 juillet 2001, n° OP/01/981.

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Le droit interne ne peut cependant venir réglementer la concurrence fiscale dans sa situation « normale » en tant qu’elle s’exerce dans le cadre des compétences conférées au pouvoir infranational. Une certaine concurrence fiscale interne admise entre régions peut trouver son expression dans des exonérations générales non excessives. Les Communautés forales espagnoles ont pu légalement fixer leur impôt sur les sociétés à 32,5 % pendant que le reste du territoire espagnol appliquait un taux général de 35 %, et sans compter le traitement favorable de certains investissements. Or, un arrêt du Tribunal Supremo du 9 décembre 200471 déclarait que les principes constitutionnels (égalité de traitement, unité de l’État, solidarité) « n’excluaient pas toutes les mesures fiscales des territoires historiques s’écartant du régime fiscal général de l’État »72. Il retenait ainsi que les limites constitutionnelles imposées à l’autonomie fiscale basque étaient outrepassées au motif que les dispositions de l’actuel article 107 TFUE exigeaient de notifier certains des mécanismes fiscaux en cause. La notion d’aide d’État sert dans ce contexte d’appui aux règles constitutionnelles.

Il existe plusieurs degrés d’autonomie en Europe. Aussi, la Cour analyse en détail la nature des compétences dont dispose une région. On aurait ainsi une conception variable de l’autonomie fiscale selon que l’État membre considéré ait mis en place des autonomies fiscales globalement homogènes ou bien qu’il ait, comme l’Espagne, entendu mettre en place un régime de droit commun et un autre d’exception.

Les normes fiscales prises sur le fondement d’un régime commun ne seront que très rarement contraires à l’application du droit de l’Union en raison de leur faible approfondissement. Or il se trouve que les régions de l’UE sont organisées selon le modèle d’un régime de droit commun, ainsi en est-il des quinze Communautés et villes autonomes espagnoles, des régions belges, et de la plupart des États complexes. L’Italie dispose de quelques régimes d’exception similaires, sans atteindre un degré d’autonomie identique aux régions forales. Comme en témoigne l’état de la jurisprudence sur les aides d’État sous forme fiscale édictées par une collectivité, le problème se pose souvent avec une collectivité de régime dérogatoire.

Les institutions européennes et notamment la Commission ont adopté une attitude bien conciliante à l’égard des collectivités du régime général, car le fédéralisme homogène ne représente guère de risque. Ainsi, dans sa décision Açores de 2002, la Commission exclut de son champ d’analyse les « mécanisme[s] permettant à l’ensemble des collectivités locales d’un certain niveau (régions,

71 N° de pourvoi 7893/1999. 72 Conclusions J. KOKOTT précitées, aff. C-428/06-434/06, pt. 25.

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communes ou autres) d’instituer et de percevoir des impôts locaux n’ayant aucun rapport avec la fiscalité nationale »73.

Ce cas est exclu du champ d’application de l’article 107 car il relève de l’usage normal de compétences fiscales locales. Ainsi, lorsque la pratique de la Commission vise directement le système de répartition des compétences, elle affirme par exemple que les décentralisations homogènes, telles la régionalisation des accises des carburants et la TIPP, ne constituent pas une aide d’État.

Mais en précisant que cela ne préjuge aucunement d’une éventuelle mise en œuvre de la qualification d’aide d’État dans la phase de mise en œuvre de cette décentralisation, elle affirme que cela ne concerne pas les compétences en tant que telles. Une mesure fiscale prise sur la base d’une compétence attribuée uniformément à toutes les collectivités territoriales manque, a priori, de fondement sélectif74.

La pratique de la Commission excluait de cette notion les normes fiscales territoriales qui trouvent leur fondement dans l’autonomie conférée égalitairement par rapport à d’autres de même niveau dans le même État membre. 73 Décision Açores, 2002/443/CE, pt. 31. Dans la décision Gibraltar, la Commission précise que « la présente décision ne porte pas sur un mécanisme qui permettrait à toutes les autorités locales d’un certain niveau (régions territoires ou autres) d’introduire ou de prélever des impôts locaux », (décision 2005/261/CE de la Commission du 30 mars 2004 relative au régime d’aides que le Royaume-Uni envisage de mettre à exécution concernant la réforme de l’impôt sur les sociétés par le gouvernement de Gibraltar, JOUE, L 085, du 2 avril 2005, pp. 1-26, pt. 115). Une telle expression semble exclure la possibilité de prévoir une différenciation fiscale entre régions ayant trait à des impôts qui sont en partie nationaux, comme par exemple le pouvoir de déterminer certains éléments de l’impôt ou de prévoir des impôts additionnels à un impôt national. Une telle interprétation est cependant contredite par la pratique la plus récente de la Commission. « Dans la situation envisagée en premier lieu, le gouvernement central décide unilatéralement d’appliquer dans une zone géographique déterminée un taux d’imposition plus faible que le taux applicable au niveau national. La deuxième situation correspond à un modèle de répartition des compétences fiscales dans lequel toutes les autorités locales d’un même niveau (régions, communes ou autres) disposent du pouvoir de décider librement, dans la limite des compétences dont elles sont dotées, du taux de l’impôt applicable dans le territoire qui relève de leur compétence. La Commission a reconnu, à l’instar des gouvernements portugais et du Royaume-Uni, qu’une mesure prise par une autorité locale dans cette deuxième situation n’est pas sélective, car il n’est pas possible de déterminer un niveau d’imposition normal, susceptible de constituer le paramètre de référence » : CJCE., Acores, affaire C-88/03. Une telle situation n’exclut cependant pas que certaines des collectivités territoriales n’assument pas pleinement la responsabilité financière des mesures fiscales qu’elles adoptent, vu la possibilité d’organiser des transferts en vertu d’un mécanisme de péréquation générale ou en vertu de programmes particuliers. 74 Cette position concorde avec celle soutenue par l’avocat général Geelhoed : « Lorsqu’une autorité locale prend une décision de manière réellement autonome […] par rapport au gouvernement central, il n’y a aucune raison logique ou doctrinale de faire une distinction entre la décentralisation « symétrique » des compétences fiscales » : v. L. A. GEELHOED, conclusions présentées le 20 octobre 2005 dans l’arrêt CJCE., 6 septembre 2006, République portugaise c. Commission, affaire C-88/03, pt. 60.

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Aujourd’hui, la pratique d’une différenciation fiscale entre régions de statut ordinaire pourrait recevoir la qualification d’aide d’État dès lors que l’approfondissement des compétences régionales appelle de toute évidence une décentralisation fiscale encore plus accrue. Dès lors qu’une telle répartition est généralement issue des normes de valeurs constitutionnelles, pourrait-on invoquer la « nature et l’économie du système fiscal » pour justifier d’éventuels écarts avec l’article 107 TFUE ?

Les régimes dérogatoires espagnols constitutionnellement consacrés font-ils partie de cette exemption ? La réponse doit demeurer négative sous peine de faire reculer l’effectivité du droit européen. En revanche, la Commission retient la justification tenant aux « différences objectives entre les contribuables »75, ce qui « n’inclut pas les pouvoirs taxateurs »76 à l’inverse de la résidence régionale, beaucoup plus favorable à la lutte fiscale entre collectivités.

b) L’effet protecteur de la Jurisprudence

La CJUE veille au maintien de l’autonomie fiscale ou financière des entités territoriales. Ceci est particulièrement visible dans les critères du test de la sélectivité régionale, mais aussi en admettant le principe de non-rétroactivité des arrêts rendus sur renvoi préjudiciel lorsqu’un impôt est déclaré incompatible. L’effet immédiat d’une telle décision est l’impossibilité de continuer à percevoir l’impôt déclaré incompatible. La suite logique de cette situation se traduit par l’obligation de répéter l’indu pour la collectivité responsable de l’imposition. Or, la Cour limite les effets dans le temps de ladite incompatibilité de manière à sauvegarder l’équilibre financier de la collectivité lorsqu’il pourrait être mis en péril par l’arrêt rendu ou sur le point d’être rendu. Elle l’a notamment fait dans l’affaire du régime de l’octroi de mer77. Ces aménagements visent à protéger in fine l’autonomie fiscale.

En protégeant l’autonomie financière territoriale, la Cour protège l’autonomie fiscale. Elle assure ainsi implicitement un exercice illégal passé d’une onction européenne, compte tenu de l’impératif de sauvegarde des finances territoriales, et préserve son autonomie financière en empêchant de mettre la collectivité concernée en difficulté. Dans le cas contraire, elle pourrait appeler l’État en renfort. Une telle situation pourrait remettre en cause des équilibres structurels, voire augmenter la dépendance envers son « centre ». Ce cercle nuisible est évité en prenant en compte l’autonomie financière des collectivités.

75 Conclusions L. A. GEELHOED dans l’affaire Açores, C-88/03, pt. 35. 76 Décision 2005/261/CE, op. cit., pt. 110. 77 CJCE, 16 juillet 1992, Legros, affaire C-163/90, Rec. 1992, p. 4625, pt. 34 ; 9 mars 2000, EKW, affaire C-437/97, Rec. 2000, p. I-1157, pt. 57 et 59 (conséquences de l’arrêt sur les finances des collectivités territoriales autrichiennes).

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Fondamentalement l’autonomie fiscale en tant que telle n’exerce pas d’influence sur le droit de l’Union. Présentée comme tel et du point de vue de la jurisprudence, cela est évident. La raison en est que le droit de l’Union n’a nullement pour objet d’apporter une telle garantie. À l’inverse, l’action législative et coordinatrice européenne est plus tranchante, alors même que le droit de l’Union se considère en ce domaine comme apparemment neutre, sous réserve de cohérence avec ce à quoi la norme constitutionnelle interne s’est engagée à respecter : les acquis de l’intégration dans leur totalité.

L’État membre, État central en droit interne, ne peut être mis hors de cause dans l’application du droit de l’Union par les régions, il s’agit d’une position constante justifiée, et ne peut conduire à détacher la collectivité pour la raccorder au droit de l’Union en reconnaissant une « responsabilité européenne » des régions.

La relation décrite est ainsi ambigüe : (i) Alors que le droit européen est censé être indifférent aux compétences internes, il influence l’exercice de ces compétences internes ; (ii) La Cour reconnait l’autonomie fiscale des collectivités territoriales, lesquelles sont par ailleurs tenues de mettre en œuvre le droit européen ; et enfin (iii) nous verrons que le renforcement de l’autonomie fiscale nécessite une action similaire à l’échelle de l’Union. Aussi, les logiques d’intégration et de décentralisation pourraient être avantageusement coordonnées de façon à les rendre plus intelligibles.

2) La convergence entre l’infra et le supranational

Les décentralisations fiscales mises en œuvre dans les États complexes présentent quelques points d’entente juridique autant dans le droit positif que prospectif.

a) Quelques points de rencontre entre le droit de l’Union et l’autonomie fiscale

Des similitudes peuvent apparaître dans l’articulation existante entre le droit de l’Union et les collectivités territoriales. Ainsi, alors que la Cour de justice semble avoir adopté une position variable sur l’autonomie locale, certains impôts à l’image de l’impôt sur les sociétés favoriseraient sans aucun doute l’intégration européenne. L’harmonisation de celui-ci doit alors être ajoutée au développement d’une compétence fiscale européenne autant que, paradoxalement, au renforcement des régimes d’autonomies fiscales78.

78 V. infra « L’Union politique européenne ».

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i) La territorialisation fiscale

En 2005 l’IFA79 s’interrogeait : « La territorialité de l’impôt sur les sociétés doit-elle ou non être réformée en conséquence de la construction européenne et, plus précisément, de l’effet conjugué de la jurisprudence de la Cour de Justice et de la concurrence fiscale entre les États membres ? »80. De toute évidence, cette construction européenne impacte la « territorialité de l’impôt » et de surcroit le droit de l’Union a déjà présidé à l’attribution ou non de compétences fiscales. La réforme souhaitée pourrait consister en une harmonisation de l’impôt sur les sociétés et qui pourrait résoudre la question de la concurrence fiscale dommageable entre régions et États membres.

Au moment où sont envisagés de nouveaux transferts de compétences fiscales en Belgique, suite aux élections régionales de juin 200981 et législatives de juin 2010, la responsabilisation grandissante des collectivités peut améliorer l’efficacité de la gestion transparente des deniers publics. Le concept de coresponsabilité doit pour cela être clairement défini dans les textes normatifs pour pouvoir bénéficier d’une réelle assise juridique à l’échelle des États européens.

Il faut rappeler à cette occasion que l’adoption libre de normes n’est pas indissociable de la responsabilité. Aussi, la mise en œuvre de ce principe tant dans l’édiction de normes fiscales que dans la répartition des compétences doit attirer une attention toute particulière et « éviter l’émergence d’une concurrence fiscale ou sociale dommageable pour les entités fédérale et fédérées »82.

À cet égard, l’impôt sur les sociétés (IS) est particulièrement propice à la concurrence fiscale entre les régions, d’autant qu’il peut être cautionné par le droit de l’Union, d’où l’urgence qu’il y aurait à l’harmoniser.

À titre de comparaison matérielle, s’agissant de la TVA, impôt harmonisé, la décentralisation ne pourra qu’être déconseillée, en ce que, sans être expressément interdite, cela irait dans un sens opposé à l’intégration fiscale européenne. Mais au-delà des aspects nationaux il faudra une prise de conscience des impératifs dictés par le droit de l’Union lors de l’élaboration de normes attributives de compétences ainsi qu’à l’occasion de leur exercice.

79 Association fiscale internationale. 80 « Territorialité fiscale et compétitivité européenne. - Compte rendu de la soirée d’étude de l’IFA du 19 octobre 2004 », Droit fiscal, n° 42, 20 octobre 2005, p. 36. 81 Partition de la sécurité sociale, régionalisation partielle ou totale de la TVA, IS, IPP, réforme des finances en Espagne, réflexions et projets de refonte de la carte des collectivités territoriales françaises et de leurs finances. 82 B. BEYENET et. alii., « Le financement des entités fédérées : état des lieux à la veille d’une future réforme ? », Reflets et perspectives de la vie économique, 2009/1-2, Tome XLVIII, pp. 67-86, V. spéc. p. 85.

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L’on a ainsi pu voir que si les facteurs d’homogénéité sont une marque d’euro compatibilité, cela ne résulte, a priori, que d’une pratique bien conciliante de la Commission, qui a dû réaliser une révision de ses critères d’analyse des mesures fiscales régionales potentiellement contraires à l’article 107 du TFUE.

ii) Une position variable de la Cour sur l’autonomie fiscale

Selon Edoardo Traversa, la logique de la Cour serait marquée par une certaine ambigüité selon que soient en cause des libertés de circulation dans le marché intérieur ou des aides d’État.

Lorsque des normes de marché intérieur sont en conflit avec les compétences fiscales la Cour ferait prévaloir l’intégration quitte à forcer le trait pour faire entrer dans le champ du droit de l’Union des situations purement internes83. Au contraire, en matière d’harmonisation84, ou dans les arrêts récents comme nous l’avons vu en matière d’aide d’État, l’intention de la Cour serait respectueuse de l’ordre de répartition interne.

La jurisprudence de 2006 semble se diriger vers la différenciation mettant en avant le principe de l’autonomie institutionnelle et procédurale des États et partant dans un sens opposé à l’objectif d’intégration d’une communauté de droit. Était-ce un signe avant coureur destiné à rassurer les États qui s’émeuvent chaque fois que l’on frôle leur pré carré ? Il ne semblerait pas au regard de l’exigence du test qui répond à une analyse pragmatique. Mais le formalisme des critères de degré d’autonomie, qui influence la qualification, constitue un beau contraste au regard de la sanction et du contrôle des aides d’État, lequel est davantage porté sur le caractère européen examinant les effets des mesures nationales sur la concurrence et les échanges au sein du marché intérieur85.

Le droit de l’Union poursuit des objectifs d’intégration, mais il ne saurait toutefois être indifférent au régime de la répartition interne des compétences. Cependant, l’importance qu’il semble donner à cette répartition interne ne se ferait-elle pas au mépris de la sécurité juridique résultant de l’uniformité et de la confiance légitime tirée du droit de l’Union ?

83CJCE, 8 novembre 2005, Jersey Produce Marketing Organization Ltd c. States of Jersey et Jersey Potato Export Marketing Board, aff. C-293/02, Rec. p. I-9543, pt. 35 ; arrêt Carbonati Apuani, C-72/03, v. également les conclusions de l’avocat général Léger du 5 octobre 2006 dans l’affaire Commission c. Italie, affaire C-173/05, accessible en ligne : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:62005C0173:FR:HTML. La tendance est moins affirmée en ce qui concerne les autres libertés de circulation. V. néanmoins : CJCE,

16 janvier 2003, Commission c. Italie, aff. C-388/0, Rec. p. I-721. 84 CJCE, arrêts Banca popolare di Cremona, C-475/03, et Hermann, C-491/03, op. cit. 85 CJCE, 24 juillet 2003, Altmark, aff. C-280/00, Rec. p. I-7747.

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Il est des cas où le juge est amené à faire prévaloir par exemple le maintien de l’équilibre financier d’une collectivité sur ces principes, mais est-ce que ce ne sont pas les intérêts publics structurels qui exigent qu’il en soit ainsi ?

b) Les rapports entre les ordres internes et l’émergence d’une union politique européenne

Les rapports entre les ordres juridiques interne et européen peuvent en réalité s’avérer plus qu’interdépendants dans leur progression vers de meilleurs horizons.

i) L’impertinence de l’opposition entre l’intégration et la décentralisation fiscale

À terme, l’opposition entre la décentralisation et l’intégration ne serait-elle pas amenée à perdre de son sens ? Les deux phénomènes sembleraient subir des influences réciproques et s’inscrire dans un même mouvement, malgré la circonstance selon laquelle l’approfondissement du droit de l’Union exige une recentralisation de certaines compétences. Ils pourraient trouver un espace dans lequel les deux logiques s’articuleraient de manière plus intelligible. En effet, décentraliser signifie parfois meilleure intégration. L’expérience même de la construction européenne enseigne que l’Europe se fait par des réalisations concrètes, par la proximité avec les citoyens. Aussi, décentraliser, donner plus de responsabilités aux régions, est aussi un gage d’intégration. L’exemple typique est le principe sur lequel s’est construite la Communauté européenne : la subsidiarité qui crée un cadre favorable au principe de coresponsabilité fiscale. Ce retour aux sources autorise un enrichissement de la structure européenne comme gage de préservation de l’autonomie fiscale.

À ce titre, plus que le sujet en lui-même, l’examen des compétences fiscales territoriales et le droit de l’Union nous renseignent sur la nature des rapports entre la Communauté et les ordres nationaux. L’Union européenne est une entité en construction, qui mobilise pour ce faire la notion de marché intérieur. Le fonctionnalisme de ses compétences les rend, à la lumière de la construction jurisprudentielle, extensibles à la condition de ne pas mettre en cause les bases juridiques applicables.

Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, le renforcement de l’intégration n’est pas synonyme de danger pour l’autonomie fiscale des régions, bien au contraire. Un accroissement de la compétence fiscale européenne pourrait être un élément de garantie certain pour le maintien voire l’émergence des compétences fiscales régionales autonomisées. Cette idée prend appui sur l’actuelle déconnexion entre compétence fiscale et budget de l’Union.

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En effet, la compétence fiscale de l’Union n’a pas pour but d’alimenter un budget européen en vue de mener à bien des politiques européennes comme c’est le cas dans les États membres. L’attribution et l’exercice de cette compétence fiscale ne trouvent pas de justifications autres que la réalisation d’un marché unique et/ou d’autres principes de droit matériel.

Il s’agit donc d’une fiscalité au service de la réalisation d’objectifs européens qui sont concrétisés par la CJUE au moyen d’une interprétation téléologique qui fait du droit matériel un facteur incroyablement extensible. Cette circonstance facilite l’exercice d’une contrainte indéterminée sur l’attribution ou l’exercice d’une compétence fiscale autonome des régions. C’est cette indétermination qui pourrait changer si la compétence fiscale de l’Union se voyait assigner la mission d’alimenter un futur budget de l’Union Européenne, ce qui est à l’heure actuelle en débat. Parvenir à une rationalisation davantage en phase avec l’idéal de transparence est l’un des buts recherchés.

Ce faisant, la déconnexion avec la notion indéterminée de marché unique pour un rattachement à une fonction budgétaire du droit fiscal européen pourrait amener à un amoindrissement de la pression européenne sur la compétence fiscale régionale.

Ainsi, au-delà de cette étude, il faut renvoyer aux conclusions d’Edoardo Traversa qui relève la contradiction fondamentale de l’Union à laquelle on évite une responsabilité politique, financière et fiscale, tant que son action fiscale ne se raccroche pas à l’alimentation d’un budget européen visible pour le citoyen. Sans cela il menacerait également l’autonomie fiscale territoriale, car son emprise est importante. D’où la solution proposée : pour renforcer l’autonomie territoriale, il faut renforcer la propre autonomie fiscale de l’Union. Aussi, ce que l’on pourrait penser comme une contradiction ne l’est pas en vérité car l’on aurait des missions précises et en ce cas la répartition des compétences avec l’Union Européenne serait à l’image de ce qui existe dans les États complexes. Un exemple typique en est donné par le Professeur Ziller86 lorsqu’il relève l’évidence de certains liens entre l’État membre/l’Union et le régime fiscal des diputaciones forales du Pays basque/État central. Dans les deux cas l’on retrouve un système de versements financiers dans un sens ascendant : du niveau infranational vers l’État (Cupo) et de l’État vers l’Union. D’ailleurs, ce fédéralisme fiscal à trois niveaux justifierait un développement de la mise en œuvre du principe de coresponsabilité fiscale qui aiderait à éclaircir le financement des politiques publiques. À la constitution financière (Finanzverfassung) s’ajouterait ainsi une constitution fiscale impliquant une prise en compte des droits fondamentaux des contribuables qui sont de plus en plus nombreux à invoquer la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDHLF).

86 V. J. ZILLER, « Mondialisation et interventions publiques dans le marché », op. cit.

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Dans ces conditions l’indétermination relative de la contrainte européenne sur l’autonomie fiscale peut muter en renouvelant sa compréhension dans le cadre d’une coresponsabilité multi-niveaux.

ii) L’objectif de coresponsabilité fiscale dans le droit budgétaire de l’Union

Le droit de l’Union ne fait pas expressément référence au concept de coresponsabilité fiscale. Et pour cause : l’Union ne dispose pas de compétences suffisantes pour établir son propre système de financement. Lorsqu’existent des ressources propres, elles demeurent étroitement encadrées. Cette propriété est loin de créer un cadre favorable au principe en cause.

Dès lors celui-ci demeure impropre pour la lecture du budget européen. Ainsi, la tâche est ardue pour celui qui souhaite examiner la question de savoir si l’Union est une entité dépendante d’une autre collectivité et si elle est transparente vis-à-vis des contribuables européens, afin de faciliter le contrôle démocratique (il s’agit des deux aspects de la coresponsabilité fiscale).

Malgré cette absence formelle, si l’on adopte une démarche extensive de la coresponsabilité fiscale, eu égard notamment à la progression des ressources propres par rapport au système des contributions étatiques, il est tout à fait possible de mettre à l’épreuve les finances européennes en utilisant ce principe mais en ayant conscience de ce qu’il est juridiquement inopérant. La conclusion pourrait alors être lapidaire : le degré de coresponsabilité de l’Union est extrêmement bas. La part des ressources propres et de nature fiscale demeure faible.

En effet, d’une part, elle est très dépendante des États et, d’autre part, le système de financement établi n’étant pas des plus simples à analyser, il est alors un obstacle à la transparence et au contrôle des électeurs qui doivent pouvoir percevoir le coût que représente le financement des politiques européennes et des services dont elle est à l’origine. Or personne ne contestera qu’il est pratiquement impossible de corréler la participation financière européenne à un objet déterminé et un impôt en particulier versé à son État. Le lien est extrêmement ténu.

Toutefois, le principe en lui-même n’est pas totalement absent des réflexions européennes. C’est ainsi que sur la base d’un ensemble de documents préparatoires du budget européen, Antonio Miguel Cayón Galiardo et María Amparo Grau-Ruiz87 en déduisent qu’il « semble être pris en considération par les institutions et organes

87 A.-C. GALIARDO et M.-A. GRAU-RUIZ ANTONIO, « Corresponsabilidad fiscal en la Unión europea », in A.-C. GALIARDO (dir.), Corresponsabilidad fiscal y financiación de los servicios públicos fundamentales, Madrid, Consejo económico y social, 2006, pp. 76-87.

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communautaires tant dans l’examen du système de financement en vigueur que dans les propositions qui ont été formulées pour sa réforme »88.

Dans le même sens, il pourrait être envisagé de créer une administration fiscale européenne, indépendante de celle des États membres, qui serait chargée de la gestion des prélèvements relevant de la compétence de l’Union Européenne. Les convaincus de l’intégration européenne trouveront assez étrange que certaines régions européennes89 disposent de leur propre administration fiscale alors que la Communauté, chargée de la gestion des intérêts communs, et de loin importants, en soit privée. L’alignement sur ce modèle irait alors dans le sens d’une plus grande concordance entre la décentralisation fiscale et l’intégration européenne.

Ainsi, outre le raccordement déjà indiqué et souhaité d’une véritable compétence fiscale de l’Union européenne à un budget alimenté par des ressources propres, une prise en compte du principe de coresponsabilité fiscale peut participer à l’amélioration de la transparence des finances européennes en même temps qu’elle pourrait rendre plus claire ses relations avec les autres collectivités. À cet égard, la proposition du commissaire au Budget, Janusz Lewandowski envisageant une possible création d’un impôt européen90 semble aller dans le bon sens, à condition toutefois d’appeler dans les jours à venir à davantage de clarifications.

*

Dans ces conditions, à l’approche traditionnelle fonctionnaliste du financement des actions de l’Union, se substituerait avantageusement une méthode associant la citoyenneté européenne via un prélèvement obligatoire européen, par une administration européenne et pour les européens. Ces nouvelles lignes de partage pourraient alors concilier les différents paramètres en présence : un renforcement de l’intégration qui pourrait induire à terme une réelle stabilité des finances européennes et des relations entre le droit de l’Union avec les collectivités territoriales composantes (États et régions) de la fédération européenne en construction…

88 Ibid., p. 79 (libre traduction). 89 Pays basque, statut de la Catalogne de 2006, etc. 90 Transactions financières ou taxe sur le transport aérien, mais l’hypothèse d’un versement à l’Union européenne des recettes de la vente des certificats d’émission de gaz à effet de serre, pour le moment collectées par les États, ne parait pas aller dans le sens d’une fiscalité coresponsable. V. « Bruxelles à la recherche de nouvelles sources de recettes fiscales », Les Échos, 10 août 2010, p. 5.

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RÉSUMÉ :

Depuis 2006, la norme fiscale infranationale a fait l’objet d’une série d’arrêts qui fixent le cadre géographique dans lequel doit s’apprécier la mise en œuvre de l’actuel article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

L’enjeu essentiel est de déterminer le champ territorial dans lequel doivent s’apprécier les aides fiscales accordées par les régions : s’étend-il à l’ensemble du territoire national ou doit-il être limité au seul territoire régional ?

Alors que la Commission, hostile à bon nombre de régimes fiscaux spéciaux, avait développé une pratique décisionnelle assimilant toute aide fiscale régionale à une aide d’État, la Cour a dû réformer cette pratique pour consacrer un régime plus respectueux des autonomies locales.

L’examen de cette question particulière, mise en relation avec le fonctionnement de l’Union européenne nous offre l’occasion de voir, à travers l’examen de l’étendue possible du principe de coresponsabilité fiscale notamment, comment les phénomènes d’intégration et de décentralisation peuvent, sur des questions précises, se compléter voire s’enrichir mutuellement.

SUMMARY:

Since 2006, the subnational tax norm has been generating a series of precedents that define the geographical scope within which article 107 of the Treaty on the Functioning of the European Union (TFEU) must be enforced.

The main issue is to determine the territorial field within which fiscal subventions granted by local authorities must be evaluated. Can it be extended to the whole national territory, or should it to be restricted to the local territories?

While the Commission, hostile to many special tax systems, had developed a pattern of decision assimilating any local fiscal aid to a State’s one, the Court has had to reform this practice to grant more respect to local self-governments.

Respective to the functioning of the European Union, the examination of this particular issue offers an opportunity to see how the phenomena of integration and decentralisation may, on specific issues, complement, even enrich each other. This study will have to rely on the examination of the possible scope of the « shared-tax liability » principle (corresponsabilité fiscale).

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- URREA CORRES M., « El ejercicio de la competencia del país vasco en materia fiscal y su compatibilidad con el derecho comunitario europeo », Revista de derecho comunitario europeo, n° 12, v. 6, pp. 525-545

- VILLAR EZCURRA M., « Competencias normativas de las comunidades autónomas en el proceso de armonización fiscal de la Unión europea, Estudios financieros », Revista de contabilidad y tributación : Comentarios, casos prácticos, nº 195/1999, pp. 131-172

ACTUALITÉ

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Privatisation des prisons et habilitation constitutionnelle des personnes publiques

L’apport du juge constitutionnel israélien

MARIE GREN1

1 Doctorante contractuelle à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

« L’annulation d’une loi, adoptée par les représentants du peuple, n’est jamais une mince affaire. Il y a toujours présomption de constitutionnalité.

Pourtant, il est des cas où le juge n’aura pas le choix. Il lui faudra annuler une loi qui porte atteinte [aux] droits [fondamentaux]. Dans ces hypothèses, le juge […] fait respecter la démocratie au sens le plus noble du terme, telle qu’elle s’est exprimée par la majorité constituante »2

A. BARAK

haron Barak, juge à la Cour suprême israélienne de 1978 à 2006, est à l’origine de la « révolution constitutionnelle »3 israélienne qui aboutit à

l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois en l’absence de constitution écrite.

1 Je tiens à remercier Yishai Mishor qui a grandement facilité l’accès aux sources nécessaires à cet article. 2 A. BARAK, « La révolution constitutionnelle », Pouvoirs, n° 72, 1995, p. 35. 3 Pour un parallèle avec la possible révolution constitutionnelle au Royaume-Uni, voir : H. W. R. WADE, « Sovereignty - revolution or evolution ? », Law Quarterly Review 1996, p. 568.

A

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Dans un arrêt United Mizrachi Bank Ltd. v. Migdal Cooperative Village4, la Cour, présidée par A. Barak et suivant sa décision5, déclara en effet que l’adoption par le Parlement de deux lois fondamentales, portant, d’une part, sur la dignité et la liberté de l’individu et, d’autre part, sur la liberté professionnelle, avait fait entrer Israël dans une ère constitutionnelle nouvelle. Il était ainsi dorénavant admis que certains principes fondamentaux avaient une valeur normative supérieure à la loi ordinaire, et que leur respect serait assuré par un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois6. Cette première audace jurisprudentielle7 qui fut implicitement approuvée par la Knesset8, le Parlement israélien agissant aussi bien en matière législative ordinaire qu’en matière constitutionnelle9, et largement acceptée par la doctrine10, fut suivie

4 CA, 6821/93, United Mizrachi Bank Ltd. v. Migdal Cooperative Village, 49 (4) PD 221. 5 Cet arrêt est surtout retenu et étudié par les constitutionnalistes et les comparatistes pour l’opinion du juge Barak qui a été considérée comme structurant la décision elle-même. 6 Ce qui a valu au raisonnement du juge Barak d’être comparé aussi bien à celui du juge Marshall dans la décision Marbury v. Madison de 1803 qu’à celui de Kelsen en ce qu’il pose la suprématie de la Constitution sur la loi ordinaire. Voir : M. TROPER, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », in É. ZOLLER (dir), Marbury v. Madison : 1803-2003. Un dialogue franco-américain, Paris, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2003, pp. 215-228. 7 Or, il n’est pas clair d’où la Cour tire ce pouvoir de décider ainsi du sens des lois fondamentales en cause. S’il existe bien un fondement textuel à l’autorité de la Cour suprême à trancher des litiges, rien n’est dit dans ce texte de sa compétence de juge constitutionnel et encore moins de sa capacité à doter Israël d’une constitution. Voir pourtant : S. NAVOT, The constitutional law of Israel, Alphen aan den Rijn, Kluwer law International, 2007, p. 58 : « L’article 20 de la loi fondamentale portant sur l’autorité judiciaire […] a permis à la Cour suprême de créer de règles constitutionnelles ». 8 A. JUSSIAUME, « La Cour suprême et la Constitution en Israël : Entre activisme et prudence judiciaire », accessible en ligne : http://www.juspoliticum.com/La-Cour-supreme-et-la-Constitution.html. 9 Le pouvoir de la Knesset d’édicter une constitution est l’un des nombreux paradoxes du droit constitutionnel israélien. En effet, en raison de la guerre déclarée immédiatement après l’indépendance, l’Assemblée constituante ne fut élue que le 25 janvier 1949. Celle-ci, renommée « première Knesset », décida le 13 juin 1950 dans une décision connue comme « la résolution Hararie » de différer, à une période de stabilité ultérieure, la rédaction du texte constitutionnel qui devait être constitué par des Lois fondamentales distinctes sous formes de chapitres qui pourraient le moment venu constituer la Constitution de l’État. Il s’agissait donc d’une Constitution différée, élaborée de manière graduelle, mais il n’y avait par ailleurs aucune indication quant à la date, la substance, la limitation sur le contenu et la procédure. Or cette « résolution après délibération de la Knesset, […] n’est ni une loi, ni une ordonnance, ni un règlement. Elle ne correspond pas à une catégorie juridique, et on ignore sa position précise dans la hiérarchie des normes. Sa force qu’elle soit législative ou autre n’est pas définie par le texte, ni par la pratique qui a suivi » (R. AMIT, Les paradoxes constitutionnels, le cas de la constitution israélienne, Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2007, p. 83). La possibilité pour l’assemblée dite « constituante » de transmettre son pouvoir d’édicter une constitution n’étant pas claire, la reconnaissance de cette compétence aux Knessets successives pose donc problème. En 1995, le juge Barak a considéré que « De son pouvoir constituant, la Knesset octroie une Constitution à Israël », la Knesset était donc à la fois un organe ayant des compétences en matière législative et constitutionnelle qui pouvait dès lors s’autolimiter. Cette position est aujourd’hui très largement adoptée par la doctrine, qui considère qu’Israël est ainsi

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d’une utilisation parcimonieuse11 de cette compétence nouvelle. Dès lors, le récent arrêt Human Rights Sector v. Minister of Finance12, invalidant une loi portant contrat de construction, gestion et contrôle d’une prison par des entreprises privées, en tant qu’il confirme l’usage de la censure constitutionnelle13 dans un domaine particulièrement controversé, mérite une attention particulière.

La privatisation des prisons, qu’il s’agisse d’un transfert partiel14 ou total15 de la maîtrise des lieux de confinement d’individus y étant judiciairement assignés, est en effet un sujet sensible de l’actualité aussi bien américaine16 qu’européenne17, et aujourd’hui doté d’une constitution formelle. Voir une analyse de ce processus de rigidification de la norme constitutionnelle : D. BARAK-EREZ, « From an Unwritten to a Written Constitution : The Israeli Challenge In American Perspective », 26 Colum., Human Rights Law Review, 1995, 309. On admettra ici simplement que, dans la mesure où la Knesset israélienne était fondée sur le modèle du Parlement britannique, le principe constitutionnel de la souveraineté parlementaire permettait à la première Knesset de transmettre son pouvoir législateur et constituant aux Knessets successives. Le vrai problème eu égard à cette doctrine est donc celui de l’éventuelle autolimitation du souverain intervenue en 1992, et, si révolution il y a eu, c’est en effet sur ce point qu’elle porte. Le parallèle avec le Royaume-Uni est d’autant plus frappant que la question d’une constitution formelle se pose aujourd’hui avec force dans la doctrine. Voir notamment : J. BEATSON, « Reforming an unwritten constitution », Law Quarterly Review, 126 (Jan), 2010, pp. 48-71 ; N. W. BARBER, « Against a written constitution », Public Law 2008, Spr., pp. 11-18. Sur l’idée d’un pouvoir constituant qui « opère en amont de la constitution et donc avant que le droit positif n’existe (ou, plus exactement, que le droit positif de l’ordre juridique constitué par cette constitution n’existe) » (J.-Ph. DEROSIER, Les limites constitutionnelles à l’intégration européenne étude comparée : Allemagne, France, Italie, Thèse, p. 19, version non publiée). Voir : O. PFERSMANN, « La révision constitutionnelle en Autriche et en Allemagne fédérale, théorie, pratique, limites », in Association française des constitutionnalistes, La révision de la Constitution. Journées d’études des 20 mars et 16 décembre 1992, Aix-en-Provence, PUAM, Paris, Economica, coll. Droit public positif, 1993, p. 14 ; ainsi que O. BEAUD, « Maastricht et la théorie constitutionnelle (1ère partie). La nécessaire et inévitable distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir de révision constitutionnelle », LPA, n° 39, 31 mars 1993, p. 15. 10 Néanmoins pour une approche critique voir : R. GABIZON, « The constitutional revolution : description of reality or a self fulfilling prophecy ? », Mishpatim 1997, vol. 28. 11 Notamment : HCJ, 1715/97, Lishkat Menahalei Haskaot in Israel v. Minister of Treasury, 51 (4) PD 364 (1997) ; HCJ, 6055/95, Tzemach v. Minister of Defence, 53 (5) PD 241 (1999) ; HCJ, 1030/99, MK Oron v. Chairman of Knesset, 56 (3) PD 640 (2002) ; HCJ, 1661/05, Hamoeza Haezurit Hof Aza v. Israeli Knesset, 59 (2) PD 481 (2005) ; HCJ, 8276/05, Adalah-The Legal Center for Arab Minority Rights in Israel v. Minister of Defence, (2006). 12 HCJ, 2605/05, 19 novembre 2009, Human Rights Sector v Minister of Finance. 13 La Cour reconnaît que la censure d’une loi issue du processus démocratique est ardue, mais elle réitère son rôle de garant des droits. 14 En général il s’agit alors du transfert de la construction, de la conception, du financement, et de la sous-traitance de services non correctionnels comme c’est le cas en France depuis 1987. 15 L’exploitation intégrale des prisons existe notamment aux États-Unis, en Australie, au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, au Canada et en Afrique du Sud. 16 MM. Ciavarella et Cohahan, deux anciens magistrats de Pennsylvanie ont reconnu avoir touché plus de 2,6 millions de dollars de la part d’entreprises privées gérant des établissements pénitentiaires pour

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provoque des critiques multiples. Les auteurs de doctrine tendent ainsi à démontrer le manque d’efficience économique18 de ce transfert de compétences autant que son absence de base juridique – conventionnelle19 ou constitutionnelle20. La décision de la Cour suprême israélienne, sous la présidence de Madame le juge Dorit Beinish, vient par conséquent apporter des éléments nouveaux à ce débat, en déclarant en substance que la délégation de la mission de privation de liberté à des personnes privées, animées de motifs purement lucratifs, est une violation des principes constitutionnels de dignité humaine et de liberté – ici sans doute la liberté d’aller et venir21 –protégés par les articles 222 et 523 de la Loi Fondamentale s’y rapportant. La Cour affirme l’inconstitutionnalité du transfert de compétences en établissant un lien entre les notions de privation de liberté, de dignité humaine et d’État, sans pour

envoyer en détention des délinquants mineurs qui ne méritaient pas une telle peine. Le juge A. Richard Caputo a jugé qu’ils bénéficiaient de l’immunité juridictionnelle liée à leurs fonctions. Voir notamment : J. CONNAN, « USA : des juges ripoux au service de prisons privées », Le Figaro (lefigaro.fr), 17 février 2009. 17 Le partenariat public-privé est appliqué dans un nombre croissant d’États européens malgré les oppositions suscitées, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, pays le plus avancé dans le processus de privatisation, ou en France où l’inauguration en janvier 2009 de la prison de Roanne a fait scandale du fait des malfaçons dans la construction issue d’un partenariat public-privé. Voir : R. VERKAIK, « Private prisons’ performing worse than state-run jails », The Independent (independent.co.uk), 29 juin 2009 ; AFP, « La nouvelle prison modèle de Roanne ne serait pas en mesure d’accueillir des détenus », Le Monde (lemonde.fr), 19 janvier 2009. 18 Voir par example D. WECHT, « Breaking the Code of Deference : Judicial Review of Private Prisons », The Yale Law Journal, vol. 96, n° 4, mars 1987, p. 82. L’auteur considère que la logique expansionniste du marché et la maximisation des profits risqueraient « d’influencer la demande » en encourageant des politiques pénales répressives, favorables à l’usage de l’incarcération. 19 I. P. ROBBINS, « Privatisation of Corrections : a violation of U.S. domestic law, international human rights, and good sense », in K. DE FEYTER et F. GOMEZ (dir.), Privatisation and Human Rights in the age of Globalisation, Intersentia, 2005. 20Voir : C. P. GILLETTE, P. B. STEPHAN, « Constitutional Limitations on Privatization », American Journal of Comparative Law, Supp. 1998, 481 ; X. DELGRANGE et L. DETROUX, « Les limites constitutionnelles à la privatisation », in B. LOMBAERT (dir.), Les partenariats public-privé (P.P.P.) : un défi pour le droit des services publics, Bruxelles, La Charte, 2005, p. 37. 21 La loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté ne se limite sans doute pas à cette liberté puisque l’article 1 de la loi fondamentale dispose que « L’objet de cette loi fondamentale est de protéger la dignité humaine et la liberté, en vue d’établir dans une loi fondamentale les valeurs de l’État d’Israël comme État juif et démocratique ». Cette disposition semble donc être la source de toutes les libertés, l’article 5 et les articles 6 et 7 (mentionnant la liberté d’entrée et de sortie du territoire) n’étant que des exemples concrets et non une liste exhaustive. 22 Cet article dispose « Il ne saurait y avoir d’atteintes à la vie, à l’intégrité physique ou à la dignité de toute personne ». 23 Cet article dispose « Il ne saurait y avoir de privation ou de restriction de la liberté d’une personne par emprisonnement, arrestation, extradition ou autrement ».

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autant donner de définition a posteriori de ces concepts. Ceci est d’autant plus problématique que le droit national emprunte une « terminologie chargée de connotations extra-juridiques, à l’aide de laquelle il est lui-même formulé »24 ; ce phénomène combiné à la difficulté inhérente à la traduction rend nécessaire la clarification des postulats linguistiques adoptés dans ce commentaire, en précisant préalablement le ou les sens retenus pour certaines des expressions clés utilisées par la Cour suprême.

En premier lieu l’expression « privation de liberté » peut être considérée comme désignant la limitation juridiquement organisée et judiciairement autorisée de certains droits fondamentaux, ces derniers étant des normes de permission de rang constitutionnel permettant à l’individu de saisir une autorité juridictionnelle de leur violation25. Cette notion doit être distinguée de celle de « dignité humaine », bien que le lien entre dignité humaine et droits fondamentaux soit un élément théorique important. Considérant uniquement la définition de cet ensemble de mots, on adoptera la proposition négative issue de l’article 2 de la loi fondamentale israélienne. Cette disposition distingue en effet cette notion de celles d’atteinte à la vie et d’atteinte à l’intégrité physique, revêtant ainsi la dignité d’une dimension immatérielle.

On ne peut en revanche se fonder sur une disposition particulière pour déterminer le sens du mot « État » que l’on peut assimiler au système juridique26. On considérera donc que cette notion désigne en réalité l’ensemble des personnes de 24 O. PFERSMANN, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », Revue internationale de droit comparé, vol. 53, n° 2, 2001, p. 287. 25 Cette définition est inspirée des travaux du Professeur O. Pfersmann : selon ce dernier en effet on peut considérer qu’un système a comprend des droits fondamentaux « si et seulement s’il existe des rapports normatifs satisfaisant aux quatre conditions suivantes : 1) il existe des permissions […] au bénéfice de toutes les personnes (relevant du système) en règle générale, et au bénéfice des classes les plus générales de personnes à titre exceptionnel (les « bénéficiaires ») ; 2) les normes législatives et les normes infra-législatives, ainsi que les actes de même contenu qui ne sont pas encore des normes valides, abolissant ces permissions ou les limitant dans une mesure allant au-delà d’un certain minimum déterminé par la compréhension habituelle du concept du comportement en question, sont considérées comme fautives ; 3) il existe un organe juridictionnel de contrôle habilité à annuler des normes fautives au sens de la condition 2) ou d’empêcher que des actes ayant une telle signification puissent devenir des normes du système ; 4) il existe des organes habilités à saisir l’organe juridictionnel de contrôle en cas de violation (les « titulaires ») », voir : O. PFERSMANN, « Esquisse d’une théorie des droits fondamentaux en tant qu’objets juridiques », in L. FAVOREU (dir.), Droits des libertés fondamentales, Paris, Précis Dalloz, 2009, p. 90. 26 Selon Kelsen, l’État est le système juridique, dès lors ce mot est quelque peu vidé de son sens, c’est pourquoi une définition plus précise est proposée :« Dès lors que l’on reconnaît que l’État est un ordre juridique, tout État est un État de droit, et ce terme d’État de droit représente un pléonasme » (H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann de la 2ème édition, Vienne, 1960, Paris, LGDJ, Bruylant, 1999, p. 304).

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droit public, et est donc définie comme regroupant les entités juridiques soumises à des exigences normatives déterminant leurs compétences et limitant leur liberté de choix. On précisera que ces entités juridiques sont mentionnées par des normes de rang constitutionnel qui forment l’ensemble « Constitution », cette dernière étant entendue « comme l’ensemble des normes de production de normes générales et abstraites »27. En ce sens, il semblerait que la dignité humaine et la liberté puissent être considérées comme des normes constitutionnelles depuis la décision Bank Mizrachi puisqu’elles fixent les conditions déterminant la conformité des normes inférieures28. En effet une loi contraire aux exigences posées par la clause limitative de la loi fondamentale29 sera « annulable »30 par la Cour suprême, auto-proclamée juge constitutionnel. On admettra que c’est à ce titre que ces normes sont analysées par la Cour suprême israélienne – dans son rôle de juridiction constitutionnelle31 – dans la décision exposée ici, ce qui n’est donc pas en soi une innovation par rapport à l’interprétation révolutionnaire de 1995. L’élément novateur est donc principalement la réutilisation audacieuse de la jurisprudence Bank Mizrachi, puisque

27 Voir O. PFERSMANN, « La notion moderne de Constitution », in L. FAVOREU (dir.), Droit constitutionnel, op. cit., p. 69. Cette définition, tirée des travaux de Kelsen, correspond à la définition normativiste de la Constitution. Voir notamment : H. KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit. 28 La non-conformité d’une norme inférieure à la norme supérieure signifie qu’ « une élimination ou limitation excessive de la permission constitutionnelle (ou conventionnelle) par une norme législative ou infra-législative (ou un acte quelconque imputable à l’État) est constitutive d’un défaut de cette norme (ou de cet acte) et, partant, de la possibilité de sa destruction juridictionnelle (ou de l’interdiction de sa production, si l’acte n’est pas encore une norme valide, ou enfin de l’imposition d’une obligation internationale de réparation) ». Cette approche est liée au « paradoxe de la concrétisation » qui explique que « s’il n’existait qu’une hiérarchie selon l’ordre de la production, les normes inférieures pourraient par conséquent comporter toutes sortes de défauts, elles ne s’en appliqueraient pas moins aux actions qu’elles concernent, rendant ineffectives toutes les prescriptions contenues dans les normes supérieures non relatives à la validité ». Voir : O. PFERSMANN, « Hiérarchie des normes », in D. ALLAND, S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 781. 29 Article 8 : « Toute atteinte aux droits définis dans la présente loi fondamentale ne pourra dériver que d’une loi qui est conforme aux valeurs de l’État d’Israël, qui intervient dans un but approprié et dans une mesure qui est nécessaire ». 30 En effet « si l’on veut donner à l’expression « loi inconstitutionnelle », dont use couramment la doctrine traditionnelle, un sens juridique acceptable, il ne faut pas la prendre à la lettre. Il faut l’entendre comme signifiant que, selon la Constitution, la loi en question peut être abrogée (ou annulée) […] en vertu [d’] une procédure particulière prévue par la Constitution » (H. KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., p. 267). Le cas israélien pose néanmoins problème au vu de la définition de Kelsen puisque la procédure d’annulation est ici fixée non par le pouvoir constituant – qui n’avait pas prévu de « procédure particulière » mais par le juge. La Constitution a en effet été modifiée – de façon non-conforme – par la Cour suprême, ce qui justifie d’ailleurs sans doute la qualification de révolution constitutionnelle attribuée à cette décision de 1995. 31 La Cour suprême israélienne fonctionne en effet comme son homologue américaine, puisqu’elle traite indistinctement de tout le contentieux.

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les auteurs de cette interprétation judiciaire considèrent, après une analyse de droit comparé relativement approfondie32, qu’il n’existe aucun précédent juridictionnel sur la question de la constitutionnalité de la privatisation des prisons malgré le nombre croissant de pays qui y recourent ou l’envisagent. Cette assertion semble alors suggérer que la relation mise à jour par la Cour entre privation de liberté et monopole étatique, pourrait – ou devrait – avoir une portée dépassant largement l’analyse en droit national. Cette position n’est cependant fondée que si l’on adopte une réflexion de nature philosophique. Il est en effet envisageable de démontrer que l’impératif catégorique de Kant33 est, en tout temps et tout lieu, contraire à la création de structures tirant leurs profits de la privation de liberté des individus, ou que les contrats sociaux à l’origine des constitutions démocratiques impliquent un monopole étatique de l’emprisonnement. Cet argumentaire ne peut servir à démontrer, dans une perspective normativiste34, l’inconstitutionnalité universelle de la privatisation des prisons du fait même de la diversité des normes constitutionnelles nationales. En revanche, il est parfaitement concevable de considérer que les postulats sous-tendant le raisonnement de la Cour suprême méritent d’être exposés car ces hypothèses sont en effet révélatrices de la problématique de l’habilitation constitutionnelle à emprisonner les individus et à limiter ainsi leurs droits, question à laquelle tout système juridique prévoyant un service pénitentiaire se voit confronté.

Il convient donc d’examiner, dans un premier temps, l’analyse in concreto de la décision passablement byzantine de la Cour suprême israélienne, pour mettre à jour, dans un second temps, les prémisses théoriques fondant son raisonnement, ce qui pourrait permettre in fine son évaluation par la doctrine étrangère.

32 HCJ, 2605/05, Human Rights Sector v Minister of Finance, pp. 52-53. 33 Selon Kant, « celui qui viole les droits de l’homme est résolu à ne se servir de leur personne que comme d’un moyen, sans prendre garde que, en leur qualité d’êtres raisonnables, il faut toujours les considérer comme des fins » : E. KANT, Critique de la Raison pratique précédée des fondements de la métaphysique des mœurs, traduit de l’allemand par J. Barni, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1848, p. 72. 34 Le normativisme a été initialement élaboré par Kelsen, notamment dans ses ouvrages Théorie pure du droit et Théorie générale du droit et de l’État. On peut définir le normativisme comme étant la « théorie qui considère le droit comme une catégorie spécifique de système normatif et qui s’intéresse uniquement à des normes possédant, quant à leur formulation, un support empirique en général linguistique, identifiable dans un comportement humain susceptible d’avoir pour signification le fait qu’un autre comportement humain soit obligatoire, permis ou interdit » : O. PFERSMANN, « Prolègomènes pour une théorie normativiste de l’ « État de droit » », in O. JOUANJAN (dir.), Figures de l’État de droit, Le Rechstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 54.

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I – UNE AFFIRMATION AMBIGUË DU MONOPOLE ÉTATIQUE

DE PRIVATION DE LIBERTÉ

La loi attaquée35 – et déjà appliquée puisque la construction de la prison était terminée lors du procès36 – avait pour objet le transfert à une entreprise privée de la construction et de la direction d’un établissement pénitentiaire37, moyennant une rémunération en fonction du total des places disponibles38. Le directeur de cette prison privée, à l’instar de ceux des établissements gérés par le service public pénitentiaire, aurait été en mesure d’ordonner des mesures telles que les fouilles corporelles, l’emploi de la force physique, ou la mise à l’isolement pour un maximum de 48 heures consécutives. De même les gardes de la prison privée auraient eu les mêmes prérogatives d’usage de la force et du port d’armes que les gardiens d’établissements gérés par des personnes publiques.

Les requérants – un prisonnier et une organisation non gouvernementale – saisirent la Cour de la question de constitutionnalité de ce transfert, au regard d’une part de la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté et d’autre part de la loi fondamentale portant sur le gouvernement. Ils invoquèrent en outre l’irrespect des dispositions du droit pénitentiaire garantissant un niveau de vie décent aux prisonniers ainsi qu’une procédure spécifique avant la prise de sanctions par le directeur de la prison.

Les représentants du gouvernement insistèrent, au contraire, sur le fait que la privatisation n’aboutirait pas à un retrait de l’État car des critères de contrôle très stricts seraient appliqués pour vérifier la conformité de la gestion et de la direction de la prison aux exigences constitutionnelles. En outre, le transfert de ces compétences particulières ne pouvait être considéré comme ayant un impact sur la structure fondamentale du régime démocratique, le gouvernement pouvant exercer son autorité selon des modalités diverses. L’entreprise privée en charge de la future prison ajouta que la privatisation ne porterait en aucune façon atteinte à la liberté ou à la dignité humaine des prisonniers, mais qu’au contraire elle améliorerait leur situation en raison des exigences très élevées posées par le gouvernement. Or, la décision de la Cour suprême semble avoir été rendue infra petita car le grief

35Loi portant amendement de l’Ordonnance pénitentiaire, 2004, n° 28. 36 La Cour dut donc faire injonction afin d’éviter que la prison soit mise en service. Voir : http://www.jpost.com/Israel/Article.aspx?id=160940. 37 Ce qui incluait aussi bien la garde des prisonniers que leur réinsertion sociale ou encore la mise à disposition de soins médicaux. 38 Ce qui diffère du cas américain, où les personnes privées gérant et dirigeant la prison sont rémunérées en fonction du nombre de prisonniers, ce qui provoque de nombreuses critiques. Les auteurs soulignent en effet la pression officieuse du secteur privé sur la politique pénale américaine à l’origine de la surpopulation carcérale américaine.

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d’inconstitutionnalité relatif à la loi fondamentale portant sur le gouvernement n’a pas été examiné, au motif que la conclusion selon laquelle les atteintes portées à la liberté et à la dignité humaine étaient contraires aux exigences de proportionnalité était suffisante pour établir l’inconstitutionnalité de la privatisation.

Cette analyse est contestable aussi bien en raison de l’évaluation byzantine de la proportionnalité des atteintes portées à la dignité humaine et à la liberté (1) qu’au regard du refus d’examiner le non-respect de l’exigence formelle de révision39 de l’article 44 de la loi fondamentale portant sur le gouvernement. En effet une lecture approfondie du raisonnement de Madame le juge Beinish démontre que l’analyse du rôle du gouvernement irrigue l’ensemble de son analyse, ce qui laisse à penser que le second grief a été examiné de façon détournée (2).

1) Une analyse contestable de la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté

Jusqu’en 1992, les droits fondamentaux étaient essentiellement d’origine jurisprudentielle40, et c’est donc l’adoption par la Knesset de deux lois fondamentales – portant sur la dignité et la liberté ainsi que sur la liberté professionnelle – qui contenaient des clauses limitatives quant à leur modification, qui permit à la Cour suprême de considérer en 1995 que « les droits de l’homme en Israël […] cessent d’être des droits qui ne figurent pas au recueil des lois, ils jouissent maintenant d’un statut juridique préférentiel [car ils] sont désormais statutaires »41.

La clause contenue dans la loi fondamentale portant sur la dignité et la liberté de l’individu dispose ainsi que « toute atteinte aux droits définis dans la présente loi fondamentale ne pourra dériver que d’une loi qui est conforme aux valeurs de l’État d’Israël, qui intervient dans un but approprié et dans une mesure qui est nécessaire »42. Cette limitation matérielle43 intègre au droit positif la nécessité de la

39 Une majorité d’au moins 61 parlementaires sur 120 doit être obtenue pour réviser la loi fondamentale portant sur le gouvernement. Un transfert de compétences relevant jusque là de l’administration publique semble pouvoir être assimilé à une modification des pouvoirs du gouvernement qui doit, dès lors, respecter les conditions de procédure de l’article 44. 40 Car la Cour suprême avait admis leur protection à la lumière du caractère démocratique de l’État. Voir notamment, sur la liberté de la presse, la décision de 1953 HCJ, 73/53, Kol Haam c. Ministère de l’intérieur, 7 PD 871. 41 A. BARAK, « La révolution constitutionnelle », op. cit., p. 20. 42 Article 8 de la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté. Une clause similaire se trouve à l’article 4 de la loi fondamentale portant sur la liberté professionnelle : « aucune limite à cette liberté ne sera valide, si elle n’est l’œuvre d’une loi, adoptée dans un but approprié et pour des motifs d’intérêt général ». 43 Les clauses limitatives des deux lois ne sont pas de même nature, car seule la loi fondamentale portant sur la liberté professionnelle a été rigidifiée par l’exigence formelle d’une modification adoptée à la majorité absolue de 61 parlementaires. En effet l’article 8 de la loi fondamentale sur la liberté

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proportionnalité de l’atteinte44 et indique en outre le test permettant de déterminer la constitutionnalité de la loi au regard de cette exigence. Dès lors, à condition d’admettre à l’instar de la Cour suprême que cette clause s’adresse directement au juge, celui-ci sera contraint de vérifier successivement les différentes étapes qu’elle prévoit. Ainsi il faudra que la violation provienne d’une norme de rang législatif45, que celle-ci soit conforme « aux valeurs de l’État d’Israël », que son objectif soit approprié et que les moyens employés pour l’atteindre soient adaptés. Le test imposé par la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté ne semble pourtant pas avoir été interprété de façon scrupuleuse par Madame le juge Beinish.

Elle constate ainsi en premier lieu que la loi attaquée transfère à une entité privée des compétences liées à l’emprisonnement, sanction qui, de par sa nature, entraîne une atteinte constante et sévère aux droits fondamentaux. Par conséquent, la première étape du test de proportionnalité consistant à prouver la violation d’un droit, la Cour aurait dû conclure à l’existence d’une atteinte à la liberté et à la dignité humaine distincte de celle résultant de la privation de liberté. Or, Madame le juge Beinish ne démontre pas d’atteinte intrinsèque à la privatisation, et procède, en lieu et place, à l’analyse de l’objectif de la loi. L’atteinte est donc simplement supposée et déduite du but inapproprié de la loi de privatisation. Les motifs de l’emprisonnement sont, selon la présidente Beinish, la protection du public, la dissuasion, la réhabilitation, ou encore la punition des individus ayant commis les

professionnelle précise : « la disposition d’une loi violant la liberté professionnelle, pourra prendre effet, même si elle contrevient à l’article 4 de la présente loi fondamentale, si elle est contenue dans une loi adoptée à la majorité des membres de la Knesset, qui dispose expressément qu’elle devra prendre effet malgré les dispositions de la présente loi fondamentale ; une telle loi sera abrogée dans un délai de quatre ans en l’absence de période inférieure expressément indiquée ». En revanche la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté de l’individu ne pose qu’une limitation substantielle indiquée à l’article 8, aucune procédure particulière n’est exigée pour passer outre les exigences de cette disposition. Dès lors cette distinction entre les modes de révision du droit pose le problème du « polymorphisme constitutionnel » du fait des modes de révision hétérogènes de révisions des normes constitutionnelles rigides et non rigides. Voir notamment : O. PFERSMANN, « Unconstitutional constitutional amendments : a normativist approach », Israel Law Review 2011 (à paraître). 44 Le fait de devoir « sanctionner le législateur qui n’aurait pas choisi l’ensemble « le plus favorable à la liberté » […] n’est nullement une en soi une norme de droit positif [car] la définition des droits fondamentaux adoptée […] n’exclut nullement une telle possibilité mais ne l’implique pas non plus comme une composante constitutive » (O. PFERSMANN, « Esquisse d’une théorie des droits fondamentaux en tant qu’objets juridiques », op. cit.). En l’espèce, la proportionnalité est donc bien une exigence normative du système israélien et non pas un simple instrument entre les mains du juge. 45Ce qui ressemble à la conception germanique des droits fondamentaux. Voir ainsi la décision du 14 mars 1972 du Bunderverfassungsgericht (19BVerfGE 33, 1 vom 14 mai 1972), dans laquelle le Tribunal affirme que les droits fondamentaux des prisonniers ne peuvent être restreints que par une loi ou en vertu d’une loi, et que la limitation de ces droits n’est justifiée que si elle est indispensable pour protéger une valeur constitutionnelle.

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infractions, et ces objectifs sont modifiés lorsqu’intervient la délégation à une personne privée. La privation de liberté dessert alors un objectif essentiellement économique, étranger aux visées de la justice pénale et du service pénitentiaire en charge de l’application de la loi pénale. En outre, ce transfert de compétences est marqué par l’absence de responsabilité étatique lors de la prise en charge des détenus. Madame le juge Bienish conclut donc à une absence de légitimité de la personne privée à participer à la concrétisation de l’emprisonnement, ce qui entraîne une violation « supplémentaire » s’ajoutant à la violation « normale » résultant de l’emprisonnement dans les prisons gérées par des personnes publiques46. En d’autres termes, lorsque l’autorité chargée de concrétiser la privation de liberté est une personne privée, la sanction devient illégitime et l’atteinte à la liberté et à la dignité humaine est plus importante que lorsque la direction de l’établissement pénitentiaire est assurée par une personne publique. Il en résulte que la privatisation n’est pas une mesure répondant aux exigences de proportionnalité. La violation des exigences constitutionnelles en cause est en outre considérée comme avérée, même dans l’hypothèse où aucune atteinte concrète et nouvelle à la liberté des détenus de la prison privée ne peut être prouvée. Le test de proportionnalité n’a donc aucun sens ici puisque la comparaison se fait entre deux mesures d’emprisonnement possiblement identiques dans les faits47.

Cette absence de « violations concrètes » supplémentaires explique pour partie la position du juge minoritaire Edmond Lévy qui suggère que le test de proportionnalité adopté par la majorité n’est pas approprié. Il affirme en effet que les autres juges ont évalué les conséquences négatives de la privatisation sur la liberté et la dignité humaine au regard de la volonté d’économie des deniers publics et de la volonté lucrative des entrepreneurs privés. Or, selon lui, l’objectif réel de la loi attaquée n’était pas de limiter les dépenses publiques mais d’améliorer les conditions de vie des prisonniers qui – selon de nombreux rapports – étaient déplorables et pouvaient être améliorées par le recours à la privatisation. Par conséquent il fallait mesurer les limitations apportées à liberté et à la dignité humaine à l’aune de la volonté de modernisation des conditions de vie carcérales et de minoration des atteintes à la dignité humaine des prisonniers. Il affirme donc que le transfert des compétences liées à l’emprisonnement n’est pas en lui-même une violation de la dignité humaine et que seule une analyse concrète des conditions d’incarcération au sein de cette prison privée permettrait d’évaluer si les atteintes à la dignité humaine sont telles qu’elles annulent le bénéfice tiré des mesures prises pour créer des conditions

46 HCJ, 2605/05, Human Rights Sector v Minister of Finance, pp. 30 et 33. 47 Il faut donc sans doute admettre que si atteinte il y a, elle est davantage due à une atteinte « aux valeurs de l’État d’Israël » qu’à une disproportion entre l’objectif et les moyens. Aucune loi n’ayant été jusque lors annulée sur ce fondement, il est probable que la présidente Beinish ait voulu éviter une telle décision.

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d’incarcération plus respectueuses de cette même dignité. La Cour ne peut donc se prononcer dès à présent. Le juge Lévy déclare ainsi « l’essence de mon jugement est la suivante : seul l’avenir nous le dira »48. Contrairement aux autres membres de la Cour, le juge Lévy refuse donc une approche théorique et non contextuelle du principe constitutionnel de dignité, et opte pour une évaluation concrète et temporelle de l’atteinte. On notera que si la majorité avait fondé l’inconstitutionnalité de la privatisation sur la loi fondamentale portant sur le gouvernement, en affirmant que l’emprisonnement était nécessairement géré par des personnes publiques, l’évaluation pragmatique du juge Lévy n’aurait pas été de mise.

Ceci aurait néanmoins requis de faire montre d’audace jurisprudentielle car si en 1995 le juge Barak impose clairement l’idée selon laquelle l’irrespect de la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté entraîne annulation d’une loi contraire, une telle conclusion ne s’est pas vérifiée, en jurisprudence, pour la loi sur le gouvernement. En effet depuis 199549 aucune décision d’annulation d’une loi contraire à une loi fondamentale n’a été prise sur un autre fondement que la loi fondamentale portant sur la liberté et la dignité humaine et la loi fondamentale portant sur la liberté professionnelle, constitutionnalisées par la décision Bank Mizrachi. Par conséquent une décision d’annulation fondée sur l’article 1er de la loi portant sur le gouvernement requerrait de trancher un point controversé du droit constitutionnel israélien dans un cas litigieux lui-même délicat. En outre une analyse de cette seconde loi fondamentale aurait requis de procéder à un test de proportionnalité non prescrit par la norme elle-même – contrairement à la loi fondamentale portant sur la liberté et la dignité humaine qui indique les étapes de celui-ci – et donc d’aller au-delà de la simple interprétation50 en appliquant un test d’origine jurisprudentielle.

48 Paragraphe 11 de la décision du juge Lévy. 49 Il faut préciser néanmoins qu’en 1969 l’arrêt Bergman semblait marquer une première tentative de limitation de la souveraineté du Parlement. Le juge avait en effet alors décidé que les dispositions rigides des Lois fondamentales – ici la section 4 de la Loi fondamentale relative à la Knesset – imposaient au législateur de respecter les conditions de majorité requises. La Knesset avait donc selon la Cour le pouvoir de créer des dispositions s’imposant aux lois ordinaires ce qui permettait à la Cour d’invalider pour la première fois une loi de la Knesset. Cependant cette décision était restée sans suite pendant un certain temps laissant irrésolue la question du contrôle de constitutionnalité pour les autres dispositions des autres lois fondamentales, et en 1990, dans l’arrêt Le’or Movement, le juge Barak avait d’ailleurs indiqué que l’opinion israélienne n’était pas encore prête à voir se développer un contrôle de constitutionnalité. Voir : Bergman v Minister of Finance, (1969) 23 (1) PD 693 et Le’or Movement v. Chairman of the Knesset, (1990) 44 (3) PD 529. 50 Sur les différents sens de l’interprétation, voir : O. PFERSMANN, « Le sophisme onomastique. À propos de l’interprétation de la constitution », in F. M. SOUCRAMAMIEN (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2005, pp. 33-60.

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Si ceci explique le choix, fait par Madame le juge Beinish pour la censure d’une loi politiquement controversée, d’ignorer le grief relatif à la loi portant sur le gouvernement son analyse se fonde pourtant sur la conception particulière d’un gouvernement seul légitime à emprisonner les individus présents sur son territoire, ce qui revient à examiner de façon détournée le grief d’inconstitutionnalité relatif à la loi fondamentale portant sur le gouvernement.

2) Une analyse détournée de la loi fondamentale portant sur le gouvernement

Les débuts de la décision semblent indiquer la nécessité d’un monopole du gouvernement, puisque la présidente Beinish déclare en substance que le transfert des compétences particulières liées à l’emprisonnement apporte un changement substantiel à la conception israélienne du régime démocratique de gouvernement51. L’application de la loi pénale et la protection du public sont en effet, affirme-t-elle, les éléments essentiels de l’État moderne issu de la philosophie du contrat social, tel qu’envisagé par Hobbes et Locke52. La question essentielle est dès lors de déterminer quel organe doit être habilité à concrétiser la privation de liberté dans le but d’assurer le respect de la loi pénale et de protéger la sécurité publique. Peut-on alors, s’interroge-t-elle, attribuer cette fonction au « capitaliste intéressé » ?

Cette question demeure néanmoins en suspend puisque Madame le juge Beinish affirme que l’examen des griefs d’inconstitutionnalité relatifs à la loi fondamentale portant sur la dignité humaine et la liberté suffisent à établir l’annulabilité de la loi et qu’il n’y a donc pas lieu d’examiner ceux relatifs à la violation de la loi portant sur le gouvernement.

Pourtant, force est de constater que la démonstration des atteintes portées à la dignité humaine et à la liberté est presque exclusivement fondée sur la différence d’objectifs entre le service public et le secteur privé. La volonté lucrative des personnes privées étant, selon la Cour suprême, la cause même de l’inconstitutionnalité de la loi, une confusion entre les exigences constitutionnelles de respect de la dignité humaine et de la liberté et celles de maintien des compétences essentielles du gouvernement semble avoir eu lieu. Si la nature privée ou publique de la personne chargée du service est déterminante, c’est certainement que l’inconstitutionnalité doit être fondée sur la loi fondamentale portant sur le gouvernement.

C’est ainsi la position adoptée notamment par C. Iliya53, auteur d’un article paru peu avant la décision, selon qui, malgré l’absence d’interdiction explicite de la

51 HCJ, 2605/05, Human Rights Sector v Minister of Finance, p. 10. 52 HCJ, 2605/05, Human Rights Sector v Minister of Finance, p. 23. 53 C. ILIYA, « Constitutional or not Constitutional ? », 33 Eretz Acheret 2006.

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privatisation par les lois fondamentales d’Israël, ce transfert est inconstitutionnel au regard de l’article 1er de la loi fondamentale portant sur le gouvernement qui dispose : « le gouvernement est l’autorité exécutive de l’État ». Si cet article semble ne poser qu’une vague déclaration de principe, le juge Cheshin dans une décision récente54 soutient que l’article 1er formait l’essence du gouvernement car « l’État avait l’obligation de traiter les affaires étatiques », obligation dont le gouvernement ne pouvait se défaire, cette disposition étant dès lors une norme effective. Néanmoins, C. Iliya admet que toute privatisation ne porte pas atteinte à « l’obligation de traiter les affaires étatiques », et dans un régime démocratique fondé sur la séparation des pouvoirs, seul le transfert des fonctions gouvernementales essentielles constitue une violation de cette exigence constitutionnelle. La définition de ce noyau dur est ardue et il est fréquent d’examiner alors la jurisprudence des cours constitutionnelles étrangères pour y parvenir. Or seule la Cour du Costa Rica55 s’est prononcée sur ce point, la privatisation en cause n’étant qu’une privatisation partielle différente du cas israélien de transfert total des compétences liées à l’emprisonnement. À titre d’exemple, la Cour costaricienne avait insisté sur l’absence d’usage de la force par les employés du contractant privé alors même que cette possibilité existait dans le contrat public israélien.

C. Iliya déclare alors qu’en l’absence de références jurisprudentielles étrangères, il faut simplement admettre que l’article 1er de la loi fondamentale portant sur le gouvernement interdit le transfert des compétences liées à l’emprisonnement à des personnes privées, car cette privatisation porte atteinte à l’essence même du gouvernement. L’argument avancé est assez peu juridique56 puisque l’auteur affirme simplement que si l’on admet cette privatisation, rien n’empêchera ensuite le transfert de compétences liées au maintien de l’ordre et de la sécurité ou au système judiciaire. L’exemple américain de délégation de missions de

54 HCJ, 11163/03. Il s’agissait d’un arrêt relatif à l’inégalité de traitement économique des zones peuplées de Juifs ou d’Arabes. 55La Cour du Costa Rica, saisie de la question de la constitutionnalité de la privatisation, a rejeté le grief d’inconstitutionnalité (5 juges contre 2). Voir : chambre constitutionnelle de la Cour Suprême du Costa Rica, arrêt nº 2004-10492 du 28 septembre 2004, correspondant au dossier nº 02-08633-0007-CO. Action d’inconstitutionnalité [équivalent d’une QPC], affaire José Manuel Echandi Meza, Défenseur des Habitants, contre le Contrat de Marché Public international n° 02-2001 et l’acte d’adjudication de la concession de travaux publics pour la conception, construction, financement, mise en oeuvre et maintenance du Centre pénitentiaire de Pococí, à la société « Management and Training de Costa Rica, Société à responsabilité limité ». 56 L’auteur ajoute deux arguments supplémentaires en faveur de l’annulation de cette loi mais qui ne sont pas directement liés à l’article 1er de la Loi fondamentale qui nous intéresse ici. Il ajoute ainsi qu’ayant ratifié une Convention de l’Organisation Internationale du Travail interdisant le travail forcé en prison, Israël ne respecterait pas ses engagements internationaux. Enfin, dernier argument, les prisonniers étant une catégorie de citoyens juridiquement faibles – notamment du fait de l’absence de syndicats ou de représentants – la loi devrait être annulée comme portant atteinte à un groupe minoritaire.

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service public dans des domaines aussi sensibles que l’armée57 devrait selon lui alerter le législateur-constituant israélien. Ce transfert portera donc atteinte aux fondements même du contrat social.

Force est de constater que l’argumentaire, permettant d’inclure l’emprisonnement parmi les compétences inhérentes aux fonctions gouvernementales, est assez peu convaincant, d’autant que la délimitation des compétences consubstantielles à la puissance publique est parmi les plus problématiques qui soient. Ainsi on soulignera qu’aux États-Unis, si la doctrine ou les autorités publiques58 mentionnent l’existence de sovereign powers, et même parfois de inherent sovereign powers exercés par les pouvoirs publics, d’autres critiquent cette classification en expliquant que la volonté de fonder un concept de souveraineté pourrait être « une tentative insidieuse d’expliquer que certaines activités soient plus dépendantes que d’autres à la présence gouvernementale »59. De même les auteurs français proposent une liste des « fonctions régaliennes classiques de tout État »60 telles que la gestion de la police et de la justice, sans pour autant identifier précisément les fondements juridiques de cette classification. Similairement les juges constitutionnels américains61 ou encore le Conseil constitutionnel français n’en ont donné ni liste, ni définition précises. Les juges de la rue de Montpensier ont en effet bien affirmé l’existence de principe de services publics dits constitutionnels dans une

57 Voir notamment : « Military Outsourcing as a Case Study in the Accountability and Responsibility of Power », D. THÜRER et M. MACLAREN, The Law of International Relations, Eleven International Publishing, 2007, pp. 347 et s. 58 Voir notamment : Bureau américain du management et du budget (U.S. Office of Management and Budget), circulaire n° A-76 dans laquelle l’autorité administrative donne une définition des inherently governmental activities, c’est-à-dire des activités intrinsèquement gouvernementales : (1) Contraindre les États-Unis à faire ou ne pas faire une certaine action par contrat, programme d'action, règlement, habilitation, décret, ou par tout autre moyen. (2) Déterminer, protéger et faire avancer les intérêts économiques, politiques, territoriales et de propriété ou tout autre intérêt par action militaire ou diplomatique, par action civile ou pénale, par procédure judiciaire, contrat de gestion ou par tout autre moyen. (3) Affecter significativement la vie, la liberté ou la propriété des personnes privées. (4) Exercer un contrôle final sur l’acquisition, l’usage ou la disposition de la propriété des États-Unis (réelle ou personnelle, intangible) y compris la détermination des programmes d'action ou des procédures pour la collecte, le contrôle ou le décaissement des fonds appropriés et autres fond fédéraux. 59 R. S. GLIMOUR, « Reinventing Government Accountability : Public Functions, Privatization and the Meaning of « State Action » », Public Administration Review, vol. 58, 1997. 60 P. ESPUGLAS, « Les apports du Conseil constitutionnel au service public », in Service public et construction européenne : entre l’intérêt général et le marché, Colloque CEDECE, La Documentation française, 1998, tome 2, pp. 39-47. 61 Selon la Cour Suprême des États-Unis dans une décision de 1961, où il s’agissait d’identifier la responsabilité de l’État dans une discrimination raciale commise par l’un de ses cocontractants, cette délimitation des compétences régaliennes est d’ailleurs « une tâche impossible ». Voir : Burton v. Wilmington Parking Authority, 365 U.S. 715 (1961), 722.

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décision de 198662 sans jamais avoir reconnu leur existence concrète. Leur identification serait donc sans doute « impossible » et leur régime « improbable »63.

Si donc cette délimitation des « services intrinsèquement publics » est ardue, la piste suggérée par C. Iliya mérite d’être plus attentivement examinée, puisque que comme l’affirme le professeur J. J. Didulio cité par Madame le juge Beinish, l’application de la loi pénale par les autorités publiques est l’une des fonctions historiquement les plus centrales de la plupart des États libéraux, voire leur raison d’être64. Aussi, si la majorité évite formellement l’analyse juridique de ces éléments, le juge Lévy y consacre un développement mais qui n’est que philosophique puisqu’il examine tour à tour Rousseau, Locke et Hobbes pour tenter de comprendre en quoi leur vision du contrat social peut s’opposer à la privatisation. Il ajoute en outre que selon lui l’idée même du contrat social est à double tranchant puisqu’elle peut aussi être un argument en faveur des pouvoirs du législateur – en ce qu’il exprime la volonté générale – et donc une raison pour ne pas appliquer de contrôle de constitutionnalité à la loi.

Il apparaît donc qu’intuitivement tous s’accordent sur l’importance du débat concernant les fonctions étatiques essentielles mais aucun ne parvient à dégager d’arguments juridiques forts validant la possibilité ou l’interdiction du transfert des compétences liées à l’emprisonnement. Les arguments non-juridiques avancés sont pourtant tous fondés sur une prémisse qui est elle juridique : celle de l’habilitation constitutionnelle des personnes publiques à priver les individus de leur liberté et à porter atteinte à leur dignité. Cette hypothèse qui n’est pas universellement vraie puisqu’elle dépend du système constitutionnel examiné est pourtant probablement valide dans un certain nombre de pays dans la mesure où elle est la traduction en droit positif des exigences philosophiques du contrat social. C’est donc à ce titre qu’elle mérite d’être examinée.

62 Décision n° 86-207 DC, des 25-26 juin 1986, Privatisations. 63 R. DE BELLESCIZE, Les services publics constitutionnels, Paris, LGDJ, 2005 64 Voici l’extrait cité dans l’arrêt : « Au minimum, on peut considérer, aussi bien en théorie qu’en pratique, que la détermination et l’application des lois pénales par des autorités publiques reconnues est l’une des fonctions les plus essentielles et historiques de l’État libéral; en effet dans certains cas il s’agit de la raison d’être de l’État libéral... Il n’est donc pas déraisonnable de suggérer que « l’emploi de la force de la Communauté » par un management pénal privé affecte le fondement moral de l’action de la Communauté elle-même » (J. J. DIIULIO, « The Duty to Govern : A critical Perspective on the Private Management of Prisons and Jails », in D. C. MCDONALD (dir.), Private Prisons and the Public Interest, Rutgers, University Press, 1990, pp. 175-176).

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II – L’ORIGINE IMPLICITE DU MONOPOLE ÉTATIQUE

DE PRIVATION DE LIBERTÉ

La présidente Beinish analyse de façon identique les atteintes aux exigences constitutionnelles de respect de la liberté et de la dignité humaine, alors même qu’intuitivement elles semblent relever d’une logique différente. L’hypothèse d’une habilitation des personnes publiques à priver les individus de leur liberté (1) n’aboutit en effet pas nécessairement à la conclusion que la nature publique de l’autorité chargée de la privation de liberté est une garantie du respect de la dignité humaine. L’habilitation des personnes publiques à porter atteinte aux droits fondamentaux – dont la dignité humaine pourrait faire partie – doit donc être distinguée de cette première permission65 à agir (2).

1) L’habilitation des personnes publiques à priver les individus de leur liberté

Le raisonnement du juge israélien est le révélateur d’un aspect peu traité par la doctrine pénitentiaire – si ce n’est envisagé de façon radicale par sa frange contestataire66 – qui est celui de l’habilitation des personnes publiques à priver les individus de leur liberté. L’affirmation selon laquelle une atteinte supplémentaire est portée à la liberté si l’autorité gestionnaire est une personne privée semble en effet reposer sur la prémisse selon laquelle les personnes publiques peuvent, quant à elles, limiter la liberté. Une hypothèse contraire aboutirait ainsi à nier la possibilité de l’emprisonnement en toutes circonstances, et donc à considérer cette sanction comme étant elle-même non conforme aux exigences du système juridique, ce qui n’est pas la position adoptée par la Cour suprême. Le juge israélien semble en effet se reposer sur la première prémisse, qui se fonde elle-même sur l’existence de la prison dite « moderne », celle dont la mission principale est de participer à la sanction pénale, souvent présentée comme « le symbole de la puissance de l’État mais aussi comme le résultat matériel du contrat social que tous les citoyens ont conclu pour parvenir à garantir le respect de l’ordre public »67. Or, cette définition, qui rappelle la pensée wébérienne68, présume clairement, dans une perspective

65 Les normes d’habilitation sont des normes de permission. Voir : H. VON WRIGHT, « Principle of Permission : Any given act is either itself permitted or its negation is permitted », in H. VON WRIGHT, « Deontic Logic », Mind, vol. 60, n° 237, 1951, p. 9). 66 Voir :T. LÉVY, Nos têtes sont plus dures que les murs des prisons, Paris, Grasset, 2006. L’approche de Thierry Lévy consiste en une remise en cause radicale de l’utilisation de l’emprisonnement, d’autres sanctions pouvant lui être substituées telles que le bracelet électronique. 67 É. PÉCHILLON, Sécurité et droit du service pénitentiaire, Paris, LGDJ, 1998, p. 110. 68 Weber affirme en effet dans Le Savant et le Politique que « Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme par l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » (M. WEBER, Le Savant et le Politique, Paris, La Découverte, 2003).

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sociologique et politique, que les citoyens autorisent leurs représentants à les sanctionner par la privation de liberté au nom de la garantie de leur sécurité69. Et telle semble être la vision de la présidente Beinish lorsqu’elle affirme que la liberté et la dignité humaine sont plus affectées lorsque la prison est dirigée par une personne privée que par une personne publique.

Pour autant, le juge israélien ne justifie pas cette argumentation de façon juridique, laissant donc planer un doute sur la réelle inconstitutionnalité de la privatisation. La traduction en droit de cette prémisse sociologique n’est en effet réalisée que si le système constitutionnel examiné a intégré les exigences de l’ « État de droit », c’est-à-dire la théorie politique selon laquelle toute compétence d’une personne publique doit être exercée en vertu d’une habilitation à agir. Plus particulièrement « s’il est impossible d’établir en soi une distinction entre « droit public » et « droit privé » aucune norme n’étant en tant que telle intrinsèquement « publique » ou « privée », la théorie politique de l’État de droit fort exige […] une nette distinction entre la catégorie de ceux qui bénéficieront d’un large éventail de choix et même d’un maximum de choix compossibles [les personnes privées] et celle de ceux qui devront appliquer des règles construites de telle manière qu’elles n’accordent à l’inverse que le minimum de choix possibles »70. La distinction entre ces deux catégories se fonde donc sur la nécessité d’une habilitation à agir d’une part et sur la permission – dans un système libéral – de faire tout ce qui n’est pas interdit d’autre part.

Appliqué au cas particulier de l’emprisonnement, cela signifie que si la règle de l’habilitation à agir est prévue par le système juridique, il faudra nécessairement une habilitation de la personne publique à exercer la compétence coercitive de privation de liberté71. Cette exigence est fondée en droit israélien sur le principe

69 Si cette prémisse peut sembler évidente, elle mérite pourtant d’être rappelée car une analyse historique montre que la prison moderne en tant qu’elle constitue une sanction n’a pas toujours existé. On peut à ce titre citer Ulpien (ULPIEN, Dig. 48, 19, F8 §9, cité in L. NÉGRIER-DORMONT, Criminologie et Droit pénitentiaire, Les Cours de droit, 1990, p. 171). Ulpien, juriste de l’Antiquité romaine, déclarait que la prison ne pouvait servir qu’à retenir les hommes et non à les punir, car l’enfermement en tant que peine principale n’existait pas et servait d’autres objectifs juridiques. Cette citation montre que la recherche menée ici, si elle analyse uniquement le droit positif actuel, n’en est pas moins le prolongement d’un débat de philosophie juridique très ancien. 70 O. PFERSMANN, « Prolègomènes pour une théorie normativiste de l’ « État de droit » », in O. JOUANJAN (dir.), Figures de l’État de droit, Le Rechstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, op. cit., p. 72. 71 Ce qui pourrait se concrétiser notamment par l’inscription au budget de l’État de dépenses liées à l’emprisonnement comme c’est le cas en France. Ainsi, en 2008, l’action « Garde et contrôle des personnes placées sous main de justice » représentait 62, 88 % des autorisations d’engagements demandées pour 2008 pour le programme « Administration pénitentiaire » (source : Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État).

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jurisprudentiel de légalité administrative72, selon lequel, comme le souligne le professeur Bracha, une autorité administrative ne peut agir qu’en vertu d’une norme valide l’y autorisant, car « la loi est la génitrice de l’autorité administrative »73, ses pouvoirs étant strictement délimités par elle. La Cour suprême israélienne en déclarant que la liberté ne peut être restreinte par une personne privée mais peut, en revanche, être limitée par une personne de droit public, se fonde donc sur la prémisse que cette dernière a nécessairement une habilitation à agir en ce sens, et que cette habilitation est exclusive, les personnes publiques étant ainsi les seules destinataires de cette norme de permission. Pourtant cette hypothèse n’est pas explicitée, ce qui rend assez faible le raisonnement suivi.

Or, cette tendance à ne pas exposer la prémisse initiale se retrouve dans de nombreux écrits de la doctrine considérant la privatisation comme inconstitutionnelle, les auteurs tenant pour acquis la constitutionnalité de l’emprisonnement public. Il semble pourtant souhaitable de démontrer l’existence de cette habilitation dans chacun des pays concernés car si politiquement l’emprisonnement peut – pour certains – aller de soi, tel n’est pas le cas en droit. Et ce plus encore lorsque la peine privative de liberté aboutit aussi à des limitations des droits des prisonniers. Car quand bien même une habilitation à priver les individus de leur liberté existerait, elle n’inclurait pas nécessairement la possibilité de porter atteinte à la dignité humaine, ces deux atteintes étant juridiquement distinctes et ne découlant pas impérativement l’une de l’autre. Cette seconde prémisse mérite donc d’être examinée à son tour car elle n’est en rien évidente et fonde pourtant la décision d’inconstitutionnalité de la loi portant contrat de privatisation.

2) L’habilitation des personnes publiques à limiter les droits fondamentaux

La présidente Beinish a affirmé, contrairement au juge Lévy, que la privatisation constituait en elle-même une violation de la dignité humaine protégée par la loi fondamentale, en raison des motifs purement lucratifs animant les destinataires de ce transfert de compétences qui aboutissaient à la réification des prisonniers. La Cour n’a pourtant pas arrêté son raisonnement à cet argument de poids, en affirmant que cette violation de la dignité humaine était incontestable y compris lorsque l’atteinte ne différait pas de celle existant dans les prisons privées. Autrement dit, la présidente Beinish semble aboutir à la conclusion que la nature publique de l’autorité chargée de la privation de liberté est une garantie du meilleur respect de la dignité humaine ce qui sous-entend l’existence en droit d’une habilitation des

72 Voir notamment : HCJ, 5394/92, Hopert v. Yad Vashem the Authority of commemorating the Holocaust, PDI 48 (3) 353. 73 B. BRACHA, Droit administratif, 1987, p. 35 (en hébreu).

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personnes publiques à porter atteinte à la dignité humaine. Si tel n’était pas le cas, le système juridique israélien renverrait en effet à la théorie défendue par la doctrine administrativiste allemande du début du XXème siècle74 qui supposait qu’en certaines circonstances – dont celles de l’emprisonnement –, les autorités publiques pouvaient, sans habilitation spécifique préalable, limiter les droits de certaines catégories de citoyens. Selon la doctrine allemande et notamment le professeur Mayer75, des rapports particuliers d’autorité76 étaient établis entre l’État et certains de ses citoyens, détenus dans les prisons et hôpitaux psychiatriques de l’État ou engagés dans la police ou dans l’armée. Les individus qui se trouvaient dans ces situations juridiques particulières voyaient leurs droits limités et n’étaient pas fondés à en demander réparation, car ils étaient considérés comme « partie intégrante » de l’État et non de la société civile, ce qui les obligeait à abandonner certaines de leurs prérogatives. Il en résultait que les organes administratifs, tels que le directeur de prison, pouvaient régler les relations au sein de leur administration par le biais de directives internes, sans qu’une base légale préalable soit nécessaire à la restriction des droits fondamentaux de l’individu. En droit positif allemand, le concept de rapports particuliers d’autorité fut abandonné, suite à la décision de la Cour de Karslruhe du 14 mars 197277, concernant le cas d’un prisonnier dont la correspondance avait été lue et retenue par le directeur d’une prison en raison des allégations contre le service pénitentiaire qu’elle contenait. La Cour déclara alors que les rapports particuliers d’autorité ne pouvaient plus être une justification à l’égard de ce qui, dans une situation juridique différente, aurait été considéré comme une violation de l’article 10 de la Loi fondamentale allemande78. La Cour constitutionnelle fédérale en conclut alors que les droits fondamentaux des prisonniers ne pouvaient être restreints que par une loi ou en vertu d’une loi, et que la limitation de ces droits n’était justifiée que si elle était indispensable pour protéger un principe à valeur constitutionnelle. Depuis cette décision, il est admis en droit allemand qu’une

74 Voir notamment P. Kahn sur les « rapports particuliers d’autorité dans le droit public » : P. KAHN, Das besondere Gewaltverhältnis im öffentlichen Recht, Heidelberg, Dissertation, 1912 ; O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht, Band I, 3. Edition, 1924. 75 O. MAYER, Deutsches Verwaltungsrecht, op. cit., p. 101. 76 Qualifiés de besondere gewaltverhältnis. 77 Bunderverfassungsgericht, 33, 1 vom 14 mai 1972. 78 Article 10 [Secret de la correspondance, de la poste et des télécommunications] : (1) Le secret de la correspondance ainsi que le secret de la poste et des télécommunications sont inviolables. (2) 1 Des restrictions ne peuvent y être apportées qu’en vertu d’une loi. 2 Si la restriction est destinée à défendre l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou l’existence ou la sécurité de la Fédération ou d’un Land, la loi peut disposer que l’intéressé n’en sera pas informé et que le recours juridictionnel est remplacé par le contrôle d’organes et d’organes auxiliaires désignés par la représentation du peuple.

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personne publique ne peut limiter les droits fondamentaux d’un fonctionnaire79, d’un militaire, d’un prisonnier, d’un juge, d’un écolier ou toute autre personne dans une situation « d’allégeance renforcée » vis-à-vis de l’État, sans base légale préalable.

Il pourrait donc être admis que le législateur constitutionnel israélien en spécifiant que « toute atteinte aux droits définis dans la […] loi fondamentale [portant sur la liberté et la dignité humaine] ne pourra dériver que d’une loi […] »80, exclut les situations de rapports particuliers d’autorité et exige donc une habilitation législative des personnes publiques à porter atteinte à ceux-ci. La question est alors de savoir si la dignité humaine est l’un de ces droits, une matrice de ces droits ou encore une borne posée à la limitation des droits. La Cour suprême israélienne semble avoir tranché en faveur de la première ou de la deuxième hypothèse, car en voulant rester dans une logique de proportionnalité, Madame le juge Beinish s’est contrainte à comparer l’atteinte à la dignité humaine dans la future prison privée et dans les prisons publiques81, envisageant la possibilité d’une violation « constitutionnelle » de la dignité humaine dans les prisons gérées par le service public. Ceci semble dès lors impliquer que la dignité humaine est un droit fondamental dont la garantie doit être assurée82 mais qui, en certaines circonstances, peut être limité par les personnes publiques. Cette position est partagée par certains auteurs, tels que le professeur Dupré, qui analyse la dignité comme permettant une approche globale des droits de l’homme qui tiendrait compte de toute la gamme des émotions humaines et non plus seulement des cas d’extrêmes souffrances83. Cette conception de la dignité comme un droit ou comme une matrice des droits, semble

79 Des restrictions de droits peuvent être imposées aux fonctionnaires statutaires, en vertu de l’article 33 alinéa 4 de la loi fondamentale allemande, qui dispose : « en règle générale, l’exercice de pouvoirs de puissance publique doit être confié à titre permanent à des membres de la fonction publique placés dans un rapport de service et de fidélité de droit public ». 80 Article 8. 81 Ce qui pourrait corroborer la théorie du professeur McCrudden, selon lequel la dignité est principalement un instrument entre les mains du juge. Voir : C. MCCRUDDEN, « Human dignity and judicial interpretation of human rights », European Journal of International Law, 2008, pp. 655-724. 82 Une vision très pragmatique de la dignité humaine des prisonniers est ainsi défendue par le professeur Coyle. Voir : A. COYLE, A human rights approach to Prison Management, International Centre for Prison Studies, 2009, p. 39 : « Il y a certains besoins physiques essentiels qui doivent être satisfaits afin de considérer que l’État remplit son obligation de respect de la dignité humaine et son obligation de prise en charge. Ceci inclut aussi bien la mise à disposition d’un lieu d’habitation adéquat que des conditions d’hygiène, des vêtements, de la literie, des aliments solides et liquides appropriés ainsi que de la possibilité de faire de l’exercice ». 83 Le professeur Dupré propose une approche holistique des droits de l’homme « qui engloberait une plus large gamme d’émotions et de sentiments humains, et non pas seulement les plus extrêmes et douloureux généralement infligés dans un contexte pénal » (C. DUPRÉ, « Unlocking human dignity : towards a theory for the 21st century », European Human Rights Law Review, 2009, p. 195).

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être en opposition avec la vision du constituant allemand d’après-guerre qui proclame que « la dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger »84. L’intangibilité soulignée par ce texte – et renforcée par la « clause d’éternité » de l’article 79 alinéa 3 de la Loi fondamentale allemande85 – semble en effet contraire à l’idée même de limitation. C’est aussi, dans le cadre du droit français, la position du professeur Mathieu qui considère que la dignité humaine appartiendrait à la catégorie des principes matriciels86, qui n’auraient pas, contrairement aux autres principes constitutionnels, à être conciliés avec d’autres. En ce cas, il semble que ni les personnes publiques, ni les personnes privées n’auraient de permission à limiter le principe absolu de dignité humaine. La décision de la Cour suprême israélienne, au contraire, envisage une habilitation des personnes publiques à limiter ce droit fondamental ou ce droit matriciel.

Cette décision apporte donc des éléments de réflexions nouveaux quant à la notion d’habilitation des personnes publiques à priver les individus de leur liberté et à limiter l’exercice de leurs droits, car le phénomène de privatisation est le révélateur d’un débat théorique concernant une propriété particulière des systèmes juridiques ayant intégré en droit positif certaines théories morales et politiques. Les postulats posés implicitement par la Cour suprême israélienne pourront donc utilement être examinés dans le cadre d’autres systèmes juridiques, sans pour autant que l’on puisse affirmer avec certitude quelle est la portée de cette affirmation du monopole étatique de privation de liberté.

84 Article 1er, alinéa 1er de la Loi fondamentale allemande de 1949. 85 « Toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite ». 86 Selon Bertrand Mathieu : « Ainsi le droit à la dignité semble être un principe (le seul ?) de caractère absolu » (B. MATHIEU, « Pour une reconnaissance de « principes matriciels » en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », Dalloz 1995, p. 211). Il est critiqué sur ce point par Martine Herzog-Evans qui considère que « l’on ne peut le suivre sur ce point ; la dignité de la personne humaine peut souffrir des atteintes et limitations du fait de l’ordre public notamment sanitaire et pénal. Car enfin, à défaut, il conduirait à invalider les lois permettant la privation de liberté, la rétention, la garde à vue, et naturellement, les fouilles corporelles. C’est pourquoi il faut plus vraisemblablement le concilier, comme tout principe constitutionnel, avec d’autres » (M. HERZOG-EVANS, « Fouilles corporelles et dignité de l’homme », Revue de science criminelle 1998, p. 735).

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CONCLUSION : LA PORTÉE INTERNATIONALE INCERTAINE DE

L’AFFIRMATION DU MONOPOLE ÉTATIQUE DE PRIVATION DE LIBERTÉ

La présidente Beinish, interrogée sur cette décision, a affirmé que si la question de la conventionalité d’un tel système de privatisation était posée dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, elle ne doutait pas d’une réponse similaire de la Cour européenne des droits de l’homme87. Si l’on ne peut reprendre cette affirmation avec la même certitude, force est de constater que l’hypothèse d’une habilitation conventionnelle des personnes publiques à limiter les droits fondamentaux est une prémisse vérifiable dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Il faut considérer en effet que la marge d’appréciation reconnue aux États membres dans le cadre de la restriction des droits conventionnellement protégés des détenus n’est possible qu’en admettant la prémisse initiale d’une habilitation, par la Convention européenne, du service pénitentiaire à restreindre ces droits conventionnellement protégés. À titre d’exemple, on peut citer la décision de 2001 Keenan c. Royaume-Uni88, dans laquelle la Cour a estimé que le suicide d’un détenu, diagnostiqué comme psychotique, après que sa détention fut prolongée à titre de sanction, constituait une atteinte à l’article 3 de la Convention. Néanmoins, eu égard à l’atteinte au droit au recours prévu par l’article 13, la Cour a affirmé que « les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition ». Par conséquent, la Cour reconnaît aux États membres la possibilité de limiter un droit au recours conventionnellement protégé, signifiant par là l’existence d’une habilitation conventionnelle des personnes publiques à restreindre les droits de la Convention, permission à agir qui n’est sans doute pas reconnu aux personnes privées.

Est-ce à dire que la Cour européenne tirera de cette prémisse commune une conclusion identique à celle de la Cour suprême israélienne ? Nul ne peut le prédire.

87 Voir par exemple : http://www.haaretz.com/hasen/spages/1129514.html. 88 CEDH, 27229/95, 3 avril 2001, Keenan c. Royaume-Uni.

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RÉSUMÉ :

La récente décision de la Cour suprême israélienne déclarant l’inconstitutionnalité de la privatisation des prisons au regard des principes constitutionnels de dignité humaine et de liberté vient rompre le silence des juridictions constitutionnelles sur ce phénomène, ce qui laisse à croire que la relation mise au jour par la Cour entre privation de liberté et monopole étatique pourrait avoir une portée théorique dépassant l’analyse en droit national.

L’inconstitutionnalité est en effet fondée sur la différence d’objectifs des secteurs public et privé, la volonté lucrative des personnes privées étant à l’origine d’une violation « supplémentaire » des principes de dignité humaine et de liberté s’ajoutant à la violation « normale » résultant de l’emprisonnement dans les prisons gérées par des personnes publiques.

Aussi, refusant de procéder directement à la délimitation des compétences consubstantielles à la puissance publique, la Cour semble pourtant fonder son argumentation sur la prémisse d’une habilitation constitutionnelle des personnes publiques à priver les individus de leur liberté et à porter atteinte à leur dignité. Cette hypothèse, qui pourrait être avérée dans d’autres systèmes juridiques devra donc être examinée avec une attention toute particulière.

SUMMARY:

The recent judgment of the Israeli Supreme Court holding the unconstitutionality of prison privatisation regarding the constitutional principles of human dignity and liberty is breaking the silence of the constitutional jurisdictions on this phenomenon so far. It thus suggests that the relationship between deprivation of liberty and State monopoly unearthed by the Court may have a theoretical impact beyond the mere conclusions driven from analysis of national law.

The unconstitutionality is indeed grounded on the difference of aims of the public and the private sector, as the profit intention of private contractors is the cause of an “additional” violation of human dignity and liberty that is superimposed on the “normal” violation resulting from imprisonment in publicly run prisons.

Thus, refusing to directly define the scope of the powers inherently devolve to the public authority, the Court seems to ground its argumentation on the premise of a constitutional capacitation of public authorities to deprive the individuals from their liberty and to harm their dignity. This hypothesis, which could be proven in other legal systems, should therefore be closely examined.

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J U R I S D O C T O R I A N ° 6

Les quest ions pré judicie l les en quest ion

s o u s l e p a r r a i n a g e d u P r o f e s s e u r D o m i n i q u e R O U S S E A U

Expression d’un raffinement procédural dont seuls les juristes peuvent se prévaloir de saisir l’esthétique, trait particulier de la complexité des systèmes juridictionnels, ou bien encore mécanisme opportun de l’édifice moderne de garantie des droits et libertés, la question préjudicielle peut être appréhendée comme une simple modalité de la pratique juridique ou à l’inverse comme la cheville ouvrière d’un réseau de normes et de juridictions. Choisir de consacrer un numéro de Jurisdoctoria à ce thème, en mettant en question, voire en soumettant à la question, les « questions préjudicielles », suppose, si ce n’est d’opter catégoriquement pour une de ces solutions, du moins de considérer qu’il y a là un réel champ d’étude. Afin de le découvrir, on peut suggérer des interrogations simples.

Pourquoi ? La raison d’être de la question préjudicielle : Définir la question préjudicielle, c’est tout d’abord déterminer son principe et préciser les conditions de sa mise en œuvre, qu’il s’agisse de l’initiative du renvoi, de son déroulement ou de ses effets. C’est ensuite distinguer la question préjudicielle de méthodes comparables, ce qui suppose d’une part d’opérer des rapprochements entre procédures (question préjudicielle / question préalable / question diplomatique / question prioritaire, etc.), puis de désigner des points saillants susceptibles d’écarter toute confusion. Dans quelles circonstances procédurales voit-on le plus souvent apparaître l’option de ce renvoi ? L’existence de juridictions aux compétences exclusives sous-tend le recours au renvoi préjudiciel. Ceci invite d’une part à étudier le cadre de ces compétences, qu’elles se présentent dans un État au sein d’un ordre juridictionnel unique, du fait de l’existence d’ordres juridictionnels distincts, ou en raison de l’appartenance à une organisation régionale. De telles observations peuvent amener d’autre part à interroger le bien-fondé de la spécialisation des juridictions et de la multiplication de celles-ci : la question préjudicielle peut alors devenir le révélateur de failles, ou au contraire de qualités propres aux systèmes juridictionnels complexes.

Comment ? L’usage de la question préjudicielle : Au-delà de la raison d’être du procédé étudié, les auteurs pourront utilement sonder son usage. La question préjudicielle s’offre à voir sous des jours connus, qu’il s’agisse du cadre français des rapports entre ordres de juridiction, ou des relations entre les juridictions des États membres de l’Union européenne et la Cour de justice. Mais le thème proposé invite aussi à s’intéresser à la « question préjudicielle » comme catégorie, et non plus comme procédé spécifique. Des contributions retenant cette option peuvent s’ouvrir à la « question diplomatique », posée en France afin de concilier la part d’appréciation politique propre à l’article 55 de la Constitution et ses effets sur l’autorité des conventions internationales. De même, les comités et commissions susceptibles d’intervenir dans le cadre des sanctions fiscales, incitent à appréhender la frontière entre l’avis et la décision, rendues en marge du procès.

Les articles sont à envoyer pour le 10 avril 2011

DÉCEMBRE 2010

J D