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COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 1 SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 5 ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA LITTÉRATURE LATINE Édité par Frédérique B Daniel V

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COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 1

SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 5

ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA LITTÉRATURE LATINE

Édité parFrédérique B Daniel V

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MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE – JEAN POUILLOUX

(Université Lumière-Lyon 2 – CNRS)

Publications dirigées par Jean-Baptiste YON

Dans la même collection, Série linguistique et philologique

CMO 7, Ling. 1 L. BASSET, Les emplois périphrastiques du verbe grec µ!""#$%, 1979, 245 p.

CMO 20, Ling. 2 L. BASSET, La syntaxe de l’imaginaire. Étude des modes et des négations dans l’Iliade et l’Odyssée, 1989, 264 p.

(ISBN 2-903264-12-0)

CMO 32, Ling. 3 L. BASSET, L’imaginer et le dire. Scripta minora, 2004, 366 p. (ISBN 2-903264-25-2)

CMO 33, Ling. 4 L. BASSET et F. BIVILLE (dir.), Les jeux et les ruses de l’ambiguïté volontaire dans les textes grecs et latins, 2005, 248 p.

(ISBN 2-903264-26-0)

Onomastique et intertextualité dans la littérature latine. Actes de la journée d’étude organisée le 14 mars 2005 à l’Université Lumière-Lyon 2 / Frédérique BIVILLE et Daniel VALLAT (éds). – Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2009. – 236 p., 24 cm. (Collection de la Maison de l’Orient ; 41).

Mots-clés : onomastique, intertextualité, poésie, théâtre, genre littéraire, commentaires antiques, érudition, bilinguisme, étymologie, réécriture, métaphore, religion, persona, cryptogramme.

ISSN 0184-1785ISBN 978-2-35668-006-8

© 2009 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 Rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07

Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente :à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 Rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07

www.mom.fr/Service-des-publications – [email protected] chez de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, F-75006 Paris

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COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 41SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 5

ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA LITTÉRATURE LATINE

Actes de la journée d’étude tenue à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux

le 14 mars 2005

édités par

Frédérique BIVILLE et Daniel VALLAT

Ouvrage publié avec le concours de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée et de l’UMR 5189, HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques)

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SOMMAIRE

PRÉSENTATION

Frédérique BIVILLE....................................................................................................... 9

INTRODUCTION

Daniel VALLAT ........................................................................................................... 15

PREMIÈRE PARTIE : Approches transversales

Frédérique BIVILLE (Université Lumière-Lyon 2)Onomastique et intertextualité .................................................................................. 25

Daniel VALLAT (Université Lumière-Lyon 2)La métaphore onomastique de Plaute à Juvénal ....................................................... 43

DEUXIÈME PARTIE : Théâtre et poésie classique

Matías LÓPEZ LÓPEZ (Universitat de Lleida, Espagne)Étymologies ouvertes chez Plaute ............................................................................ 69

Jean-Christophe JOLIVET (Université Charles de Gaulle-Lille 3)Questions d’onomastique homérique dans la poésie augustéenne ........................... 79

Emmanuel PLANTADE (Université Lumière-Lyon 2)Heu... Theseu ! Le nom propre et son double(Catulle 64, 50-250 et Ovide Her. 10) ...................................................................... 95

Christian NICOLAS (Université Jean Moulin-Lyon 3)La signature masquée du poète des Héroïdes ......................................................... 109

Olivier THÉVENAZ (Université de Lausanne, Suisse)Auctoris nomina Sapphus : noms et création d’une personalittéraire dans l’Héroïde XV ovidienne ................................................................... 121

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8 SOMMAIRE

Daniel VALLAT (Université Lumière-Lyon 2)L’onomastique du genre bucolique ......................................................................... 143

TROISIÈME PARTIE : Érudition tardo-antique

Michèle BÉJUIS-VALLAT

Servius, interpres nominum Vergilianorum (ad Aen. 1) ......................................... 165

Marie-Karine LHOMMÉ (Université Lumière-Lyon 2)De Mutinus Titinus à Priape : la métamorphose d’un dieu mineur ......................... 195

Index des auteurs et textes cités .............................................................................. 223Index latin des noms propres littéraires .................................................................. 231

Listes des contributeurs (mars 2009) ...................................................................... 235

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ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA LITTÉRATURE LATINE. PERSPECTIVES

Frédérique BIVILLE

Université Lumière-Lyon 2RÉSUMÉ

En raison du lien privilégié qu’ils entretiennent avec l’Histoire, les noms propres jouent un rôle fondamental dans l’élaboration et la reconnaissance des relations d’intertextualité. Nous étudions ces relations dans une approche à la fois onomasiologique et sémasiologique des noms propres, en les replaçant dans une échelle de notoriété et d’intertextualité, et en nous fondant sur l’analyse d’exemples et de témoignages empruntés à la littérature latine.

ABSTRACT

Because of their privileged relationship with History, proper names play a fundamental role in the elaboration and recognition of intertextual relations. We study these relations in an onomatological as well as a semasiological approach to proper names, placing them on a scale of notoriety and intertextuality, basing our study on examples and evidence taken from Latin literature.

L’intertextualité est à l’origine et au cœur de la tradition littéraire de langue latine, elle en constitue l’essence. Issue de l’imitation et de l’adaptation de modèles grecs, la littérature latine n’a jamais cessé de se référer à ses sources grecques et aux prédécesseurs latins, dans un constant va-et-vient d’évocation, de reproduction et d’imitation (imitatio), d’écart et de variation (uariatio), de référence explicite ou implicite à un savoir partagé et à un univers culturel commun, qui n’excluent pas les créations et les recréations. Dans ce dispositif complexe d’échos, de réseaux de significations et d’évocations entre les textes grecs et latins et, à l’intérieur du patrimoine littéraire latin, entre des textes d’époques, d’horizons culturels et d’appartenances génériques multiples, les noms propres 1 occupent une place stratégique, ils sont au cœur même du système, c’est sur eux que repose une grande partie du système de référence.

1. Dans cette étude, le nom propre sera essentiellement assimilé au nom propre anthroponymique.

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Le nom propre, support d’intertextualité

La stabilité référentielle des noms propres, qui leur assure une autosuffisance, les rend aptes à désigner et à évoquer, par-delà les barrières des langues et des cultures, de l’espace et du temps. Leur dimension historique fait que tout nom propre est à la fois une entité originale et unique, inscrite dans une civilisation, une langue, une culture nationales, et par conséquent un signe linguistique fortement identitaire, chargé d’un lourd potentiel référentiel, mais en même temps un signe linguistique universel, susceptible de transcender les frontières du temps, de l’espace, et de la diversité des langues. Les noms de Caesar, Cicero et Pompeius, quelles que soient les formes exactes qu’ils revêtent dans les différentes langues, anciennes et modernes, évoquent immédiatement, par eux-mêmes, de grandes figures politiques et intellectuelles de la fin de la République romaine, auxquelles se trouve attaché tout un ensemble de données historiques et littéraires, tout comme Aristote et Platon sont immédiatement référés à la Grèce classique, Hannibal à Carthage et à la civilisation punique, les Ptolémées à l’Égypte, et Zénobie à Palmyre. Ils n’ont nul besoin d’être actualisés dans un discours pour se doter d’un pouvoir évocateur ; ils n’ont pas davantage besoin d’être introduits et déterminés pour s’intégrer dans un énoncé. Autosuffisants, ils assurent par eux-mêmes leur référence, et ils ont le privilège de survivre à l’érosion des civilisations et des langues. L’Empire romain a sombré dans les invasions barbares, la langue latine s’est métamorphosée en langues romanes, mais les noms de César et de Cicéron sont restés inscrits dans le patrimoine culturel de l’Humanité. La stabilité de leur référence et la relative stabilité de leur forme sont les garants de leur survie et de leur universalité.

La tradition savante donne Livius Andronicus, au IIIe s. av. J.-C., comme le premier auteur de langue latine. Le nom même de cet esclave affranchi, mi-grec (Andronicus) mi-latin (Liuius), est révélateur de l’ambiguïté de son statut identitaire et du rôle de médiateur et de transfert qu’il a joué entre les deux cultures. Son adaptation de l’Odyssée d’Homère, dont il ne reste que des fragments, est à l’origine de toute une tradition littéraire qui vient se greffer sur une tradition orale plus ancienne, révélée par la forme même du nom latin d’Ulysse, Vlixes, face au grec et au nom de l’œuvre homérique ( > latin Odyssea (-ia), Odissia) 2. Le nom et le personnage d’Ulysse jalonnent ensuite toute la littérature latine, en évocations propres ou détournées qui, sous la stabilité du nom propre Vlixes, enrichissent le personnage de connotations variées et lui font subir toutes sortes de métamorphoses. Ces avatars

2. Voir Biville 1986. Dans le même ordre d’idée, il est également intéressant de constater que l’un des tout premiers documents écrits découverts en Italie, la célèbre Coupe de Nestor trouvée à Pithécusses, et datée des environs de 725 av. J.-C. : [ ] : [ ] : … « De Nestor je suis la coupe au bon breuvage… », porte trois vers grecs qui prennent sens par leur mise en relation avec le chant XI de l’Iliade (v. 632-637), et c’est précisément le nom propre Nestor qui est le support de cette intertextualité. Sur cette coupe, voir, entre autres, Dubois 1995, p. 22-28.

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apportent leur touche à la vision traditionnelle du héros, ou au contraire en cassent l’image et lui font perdre son identité, en le ramenant à un comparant culturel, un simple élément conceptuel, fragmenté en plusieurs traits de personnalité, et susceptible de s’incarner dans toutes sortes d’individualités, historiques ou littéraires : nam illo si ueneris tam Vlixes, cognosces tuorum neminem (Cic., Fam. 1, 10), « Si tu rentres aussi Ulysse », c’est-à-dire si tu tardes tant à rentrer chez toi (avec un usage hardi, devant le référent mythologique, de l’adverbe intensif tam normalement réservé à la quantification d’adverbes ou d’adjectifs), « tu ne reconnaîtras plus les tiens », écrit Cicéron à L. Valerius, depuis longtemps retenu en poste en Cilicie 3. Chez Pétrone, c’est dans la personne du jeune et roué Giton, agrippé aux sangles du lit sous lequel il se cache, que se métamorphose Ulysse : remota etiam culcita, uidet Vlixem, cui uel esuriens Cyclops potuisset parcere (Pétr., 98, 5), « Soulevant alors le matelas, il voit Ulysse dont le Cyclope, même affamé, n’aurait pu qu’avoir pitié » 4. Avec Caligula, toujours prompt à dénigrer les siens, c’est son identité masculine que perd Ulysse : Liuiam Augustam proauiam « Vlixem stolatum » identidem appelans (Suét., Cal. 23, 3), « Quant à Livia Augusta, son arrière-grand-mère, il ne cessait de l’appeler “un Ulysse en jupon” », vraisemblablement en raison de sa fourberie (cf. fallax Vlixes). Varron avait donné à l’une de ses Ménippées le titre de Sesquiulixes (var. Sescu-), « Un Ulysse et demi », encore plus fourbe qu’Ulysse. Ultime avatar, le nom propre Vlixes perd toute dimension mythique et sa relation à l’univers héroïque de l’épopée grecque, pour se trouver réduit à un modèle de formule onomastique quadrimembre à la romaine, parfaitement artificielle, chez le grammairien Diomède, au IVe s. apr. J.-C. : est Vlixi agnomen Polytlas ; nam praenomen est, ut ait Ibycus, Olixes, nomen Arsaciades (« descendant d’Arsaces »), cognomen Odyseus, et ordinantur sic : Olixes Arsaciades Odyseus Polytlas (Diom., GL 1, 321, 29-31), son prénom est, comme le dit Ibycus, Olixes, son nom Arsaciades, son surnom Odyseus, et ils s’emploient dans cet ordre : Olixes Arsaciades Odyseus Polytlas (« qui a beaucoup souffert »).

Le nom de Médée (grec , latin Medea) cristallise sur lui l’un des plus grands mythes littéraires de la culture occidentale : la légende de Médée la magicienne, la Colchidienne (Colchis), et la conquête de la Toison d’Or par les Argonautes 5. Né en Grèce, le mythe a d’abord été mis en scène dans la tragédie homonyme d’Euripide, composée en 431 av. J.-C. On le retrouve ensuite au IIIe s. av. J.-C. dans la poésie

3. Le thème du retour d’Ulysse est aussi exploité, mais sous la forme d’une comparaison implicite, et non d’un transfert métaphorique, par Apulée (Apologie 57, 4), qui met en parallèle Ulysse et Crassus, faux-témoin à la solde de son accusateur : Vlixes fumum terra sua emergentem compluribus annis e littore prospectans frustra captauit. Crassus in paruis quibus afuit mensibus, eundem fumum sine labore in taberna uinaria sedens conspexit.

4. Le transfert métaphorique, par référence à la façon dont Ulysse a pu sortir de l’antre du Cyclope en s’agrippant sous un mouton (Homère, Od. 9, 428-435), a été préparé par Pétrone en 97, 4 par le recours à la comparaison ac sic ut olim Vlixes, « et tel autrefois Ulysse ».

5. Moreau 1994.

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alexandrine, au cœur des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Dans la littérature latine, il a été, dans la tradition d’Euripide, l’un des premiers et des principaux thèmes à être exploité par le théâtre latin : il a inspiré la trilogie des auteurs archaïques Ennius (Medea) 6, Pacuvius (Medus, qui met en scène le fils de Médée) et Accius (Medea siue Argonautae) 7, dont il ne reste que des fragments, puis Ovide (la version théâtrale la plus célèbre du mythe, mais dont le texte est perdu), et surtout Sénèque (Medea, la seule pièce qui soit intégralement conservée 8). La légende de Médée a également beaucoup été exploitée par les poètes romains, dans la tradition épique d’Apollonios : Varron d’Atax (Argonautiques), Ovide (Métamorphoses VII, Héroïdes XII et VI), Lucain (d’après une biographie du poète). La vogue se poursuit sous l’Empire : omne tempus modo circa Medeam… consumas, « tu consacres tout ton temps à Médée », reproche Tacite à Curiatius Maternus, dans le Dialogue des Orateurs 3, 4 ; Colchida quid scribis ?, « À quoi bon écrire sur la Colchidienne ? » (Martial 5, 53, 1). Tertullien (Praescr. 39) conserve le souvenir de la tragédie Medea d’Hosidius Géta (462 vers conservés), et à la fin du Ve siècle, le poète Dracontius reprend encore le thème dans l’un de ses Poèmes profanes. Mais c’est essentiellement la tragédie de Sénèque qui a assuré l’extraordinaire survie du mythe et de l’héroïne dans la culture 9.

Histoire des signes, histoire des référents

Lié par une relation en principe exclusive avec son référent, le nom propre tend à s’identifier avec l’individu qu’il dénomme. L’histoire des signes (les noms propres anthroponymiques) se confond avec celle des référents, les porteurs du nom. Dans la perspective de l’intertextualité, l’étude des noms propres peut être abordée d’un point de vue tout autant onomasiologique (des individus aux noms) que sémasiologique (des noms aux individus dénommés). La première démarche part du référent extra-linguistique, l’individu, pour s’interroger sur les signes linguistiques, un ou multiples, qui servent à le dénommer dans ses différentes apparitions textuelles ; elle s’intéresse aux cas de reprise du nom propre, aux phénomènes de dénomination multiple, et aux liens qu’entretiennent entre elles ces diverses dénominations. La seconde suit

6. De la Médée d’Ennius, dont il subsiste dix-sept fragments, dépend toute la tradition théâtrale ultérieure. Cicéron, dans le De Finibus (1, 4), cite la tragédie d’Ennius (Ennii Medeam) comme exemple de pièce latine fidèlement imitée, jusque dans l’expression, de l’original grec d’Euripide : fabellas Latinas ad uerbum e Graecis expressas, et s’en prend à ses compatriotes latins qui snobent les adaptations latines et préfèrent les pièces originales d’Euripide (isdem Euripidis fabulis delectari).

7. Dangel (éd.) 1995, p. 202-206 et 349-352.

8. Arcellaschi 1990 ; Guittard 1997.

9. Tragédie de Corneille (Médée, 1635), opéras de Marc-Antoine Charpentier (Médée, 1693) et de Cherubini (Medea, 1797), tableaux de Delacroix (Médée furieuse, 1838) et de Gustave Moreau (Jason, 1863), film de Pasolini (Médée, 1969), pour ne citer que quelques œuvres, parmi les plus célèbres.

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l’histoire des attestations du signe linguistique, le nom propre, dans ses variations formelles et ses applications référentielles, dans ses emplois premiers (dénomination d’un individu X) et ses emplois dérivés (attribution du nom de X à un ou plusieurs autres individus présentant une ou plusieurs propriétés en commun avec X), et elle cherche à expliciter ces variations et ces transferts.

Notoriété et intertextualité

L’intertextualité onomastique va de pair avec la notoriété, historique ou littéraire, des individus dénommés. Tous les noms propres ne sont pas aptes à figurer dans une œuvre littéraire, ni à être, de surcroît, repris par la suite. L’intertextualité agit comme un révélateur de notoriété, et l’on peut établir une échelle de notoriété comprise entre deux bornes, qui va de l’attestation unique jusqu’aux grandes figures emblématiques de la civilisation gréco-latine, omniprésentes dans les textes. Dans la Correspondance de Cicéron se manifestent, ponctuellement, bon nombre de personnages que l’on a du mal à individualiser et à caractériser, parce qu’ils n’ont pas joué dans l’histoire politique ou culturelle de leur époque un rôle suffisamment important pour avoir pu surmonter l’épreuve du temps. Ils ne sont souvent pour nous que des noms (qui leur ont toutefois permis d’être sauvés de l’oubli) : Caluae testamentum cognoui, hominis turpis et sordidi […] Tabula Demonici quod tibi curae est gratum (Cic., Att. 15, 3, 1), « j’ai pris connaissance du testament de Calva, un individu infâme et grossier […] Pour ce qui est de la vente aux enchères de Démonicus, merci de bien vouloir t’en occuper ». Il arrive même que nous ne soyons pas assurés de la forme exacte que doit prendre le nom : de Catilio (ou C. Atilio ?) nescio quid ad me scripsisti ... (Cic., Fam. 5, 10a, 1), « au sujet de Catilius (ou G(aius) Atilius ?), tu m’as écrit je ne sais quoi… ». Plus un nom propre est cité et repris dans les textes et les documents épigraphiques, plus il a de chances de s’enrichir de traits dénotatifs et connotatifs, et d’enrichir le portrait de l’individu dénommé.

À l’autre extrémité de l’échelle de notoriété figurent les grandes figures fondatrices de la culture gréco-latine, des personnages mythiques tels qu’Ulysse et Médée, évoqués au début de cette étude, des personnalités historiques comme Aristote et Platon, mais aussi de grands noms emblématiques de l’histoire romaine et du patrimoine littéraire latin, comme Romulus, Énée, Cicéron ou Virgile. Bon nombre d’entre eux tendent à être érigés en types, à s’écarter de leur référent primitif pour se démultiplier en toutes sortes d’individus qui présentent avec eux une ou plusieurs propriétés communes : un Achille, un Caton, un Cicéron, un Crésus, un Hercule, un Phalaris, et autres. Parallèlement à leur emploi primitif de noms propres, à fonction d’identification, ces noms sont utilisés comme comparants, ils figurent dans des expressions proverbiales 10, ils sont exploités comme exemples scolaires : Croeso diuitior licet fuissem / Iro pauperior forem (Mart. 5, 39, 8-9), « Même si j’avais été plus riche que Crésus, je

10. A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Römer, Leipzig, 1890.

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serais aujourd’hui plus pauvre qu’Irus ». Dans les écoles de rhétorique, le nom de Cicéron est utilisé pour servir d’exemple à la figure de l’antonomase : « Romanae eloquentiae principem » pro « Cicerone » (Quint., I. O. 8, 6, 29-30), « “Le prince de l’éloquence romaine” au lieu de “Cicéron” ». Le nom propre peut ainsi finir par devenir une abstraction. Ce n’est plus alors à l’homme Cicéron qu’il renvoie, mais à l’une de ses qualités les plus saillantes, celle qui a fait sa réputation et qui lui a assuré l’éternité : Cicero iam non hominis nomen sed eloquentiae (Quint., I.O. 10, 1, 112), « Cicéron n’est plus le nom d’un homme, mais celui de l’éloquence ».

La démarche onomasiologique : les individus dénommés

Cicéron (106-43 av. J.-C.), officiellement M(arcus) Tullius M. f. Cor(nelia) Cicero, « Marcus Tullius Cicero, fils de Tullius, de la tribu Cornelia », selon la formule onomastique complexe en usage dans le monde romain, est resté dans l’Histoire sous le nom de Cicero (grec ancien , français Cicéron, italien Cicerone, etc.), comme il l’avait lui-même souhaité, et comme il n’a cessé de le proclamer dans ses écrits, en particulier dans sa Correspondance 11. Les seules variations autorisées par la manipulation et la réduction de la formule onomastique entraînent déjà une pluralité de dénominations, officielles : M. Tullius M. f. Cicero (en-tête de la lettre Fam. 5, 7), M. Tullius Cicero (Suét., Aug. 5, 1), M. Tullius (Sall., Cat. 51, 2), M. Cicero (Cic, Fam. 12, 13), ou familières : Marcus, le prénom (Cic., Fam. 16, 16, 1), utilisé dans le cercle des intimes. Ces variations répondent à la diversité des situations de communication et des contextes énonciatifs dans lesquels Cicéron peut être amené à figurer ou à se mettre lui-même en scène. Mais à côté de ces appellations officielles, qui reflètent la hiérarchie sociale et les cercles de connaissances, se rencontrent des dénominations variées et occasionnelles, lourdes de sens, de charge idéologique ou d’engagement politique : Arpinas, « l’Arpinate », hic nouus Arpinas (Iuu. 8, 237), « l’homme nouveau d’Arpinum », Romulus Arpinas (Ps. Sall., In Cic., 7), « Romulus d’Arpinum » ; (Plut., Cic. 5, 2), D.C. 46, 18, 1), « le Grec » 12 ; ou des « usurpations d’identité » telles que aliquem… Nestorem (Cic., Fam. 9, 14, 2), transfert métaphorique et référence culturelle par lesquels Cicéron s’auto-désigne, lorsqu’il propose ses services à Dolabella-Agamemnon, qui est devenu l’homme fort du pouvoir 13 ; ou encore, pour affirmer sa relation d’amitié avec Atticus : me faciam

11. Auctoritate … nominis nostri (Cic., Fam. 2, 10, 2), « le pouvoir de notre nom » ; memoria nominis mei (Cic, Fam. 2, 16, 5), « le souvenir de notre nom » (mais Cicéron ne dit pas expressément s’il s’agit du seul cognomen Cicero).

12. Biville 2005a.

13. Cic., Fam. 9, 14, 2 : Et tamen non alienum est dignitate tua quod ipsi Agamemnoni, regum regi, fuit honestum, habere aliquem in consiliis capiendis Nestorem, « D’ailleurs, en quoi pourrait nuire à ta dignité ce qui a été un honneur pour Agamemnon, le Roi des rois en personne : avoir près de soi un Nestor, quand il y a des décisions à prendre ? ». Voir Biville 2006.

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Laelium et te Atticum (Cic., Att. 2, 20, 5), « Je serai Laelius, et tu seras Atticus », par référence à son traité Laelius ou De amicitia.

Les désignations multiples d’un même individu donnent lieu à un réseau crypté de références implicites, historiques et culturelles, qui appellent les lecteurs, parfaitement au fait de l’actualité politique, et nourris par ailleurs de la même culture gréco-latine, à se livrer de leur côté à un jeu intellectuel de décodage dont ils deviennent complices. Le sulfureux couple fraternel formé par P. Claudius Pulcher, le tribun de la plèbe Clodius, et sa sœur Claudia (Clodia) suscite, dans la littérature de la fin de la République, tout un paradigme de désignations indépendantes ou associées, qui évoque l’ampleur des scandales qui secouaient l’aristocratie romaine et la polémique qu’ils pouvaient déchaîner 14. Le personnage historique de Claudia (Clodia), la grande dame hautaine, l’aristocratique épouse du consul Metellus, égale de Junon (Héra) , « la déesse aux grands yeux » 15, se cache, dans les poèmes de Catulle, sous le nom poétique de Lesbia, la femme aimée et la muse élégiaque, avant de tomber, une fois l’amour trahi, au rang de vile prostituée qui se vend pour un quart d’as, Quadrantaria, et d’être accusée de meurtre, Quadrantariam Clytaemestram (Cic., Cael. 62) 16, « la Clytemnestre de quatre sous », Palatinam Medeam (Cic., Cael. 18), « la Médée du Palatin ». De son côté P. Claudius Pulcher, Clodius, voit son cognomen Pulcher réinterprété par Cicéron, dans sa correspondance des années 60-59, en Pulchellus, « le beau mignon » 17, tandis que Catulle ose former sur le féminin Lesbia, en inversant le sens de la dérivation anthroponymique (cf. Tullius & Tullia), le néologisme insultant Lesbius, « celui de Lesbia » 18, qui révèle la nature du lien incestueux qui unit le frère et la sœur : Lesbius est pulcher ; quid ni ? quem Lesbia malit… (Catulle 79, 1), « Lesbius est beau / c’est Pulcher ; comment ne le serait-il pas, lui que Lesbia préfère… ». Replacé dans ce réseau intertextuel de diffamation onomastique, l’épithète homérique d’Héra, , « la déesse aux grands yeux », se charge d’un sens implicite injurieux, puisqu’Héra (Junon) était à la fois la sœur et l’épouse de Zeus (Jupiter). Ainsi se construit, à la croisée de ces différents textes contemporains, mais d’appartenance générique diverses, un personnage à la fois historique et littéraire, qui emprunte ses référents culturels à la littérature grecque ( , Lesbia, Clytemestra, Medea) et recourt aux ressources de la langue latine (Quadrantaria, Pulchellus, Lesbius) pour créer ses dénominations injurieuses.

14. Voir Moreau 1982.

15. Entre avril et août 59 av. J.-C., Cicéron emploie cinq fois l’épithète homérique d’Héra comme cryptonyme de Clodia (Cic., Att. 2, 9, 1. 12, 2. 14, 1. 22, 5. 23, 3).

16. L’expression est reprise par Quintilien, I.O. 8, 6, 53 et par Plutarque, Cic. 29, 5.

17. Cic., Att. 2, 1, 4. 2, 18, 3. 2, 22, 1 (Pulchellus). 1, 16, 10 (pulchellus puer).

18. Cicéron (Att. 15, 22) désigne de même Antoine par noster Cytherius, « notre Cythérien », en jouant à la fois sur la référence culturelle à Vénus, la déesse de Cythère, et sur le nom de sa maîtresse, l’actrice de mimes Cythéris.

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La démarche sémasiologique : histoire des signes

En inversant la perspective et en adoptant une démarche de type sémasiologique, qui part du signe linguistique, le nom propre, pour viser ses référents, les individus dénommés, nous sommes amenés à suivre l’histoire du mot dans ses modifications formelles et référentielles, et dans ses réemplois à travers les textes latins. Cette démarche suppose que l’on prenne comme élément de référence un emploi premier (ou un ensemble d’emplois précédents) par rapport auquel se définissent un ou des emploi(s) second(s). L’approche se fait donc en termes de norme (l’emploi de référence), d’évolution diachronique et d’écart, tant sur le plan de la forme du nom que sur celui des référents et des signifiés qui lui sont attachés.

Les variations formelles répondent aux variations langagières, diachroniques, diatopiques, diastratiques ou diaphasiques, qui structurent toute langue, et qui opposent la langue archaïque à la langue classique ou tardive, la langue soutenue à la langue relâchée, la langue orale à la langue écrite, la langue savante à la langue d’usage courant. Le nom propre, au référent par nature stable, ne devrait pas connaître de variations formelles au sein d’une même langue. La stabilité de sa forme doit aller de pair avec l’unicité de son référent, l’intégrité que constitue tout individu, et qui se manifeste dans le respect de l’intégrité qui est due à son nom 19. Toute manipulation formelle sur le nom propre, toute déformation, involontaire ou intentionnelle, peut être considérée comme insultante. L’individu et son nom ne faisant qu’un, la méconnaissance de la forme exacte du nom ou toute attaque polémique visant le nom propre, atteint l’individu qui le porte. C’est ainsi que l’empereur Tibère, Tiberius Claudius Nero, voyait son nom déformé en Biberius Caldius Mero par ses soldats (Suét., Tib 42, 2). Le nom mythique de Ganymède, enlevé par Jupiter en raison de sa beauté, pour servir d’échanson à la table des dieux, offre un bel exemple d’intertextualité tout autant littéraire qu’historique. Le nom grec a été transmis aux Romains par une double voie 20 : par la médiation de son représentant étrusque Catmite, attesté sur un miroir de bronze de la fin du IVe siècle av. J.-C. trouvé à Tarquinia, où il sert de légende à une représentation figurée de l’enlèvement de Ganymède par l’aigle, le nom apparaît sous la forme Catamitus, qu’emploie Plaute (Men. 144). Cette variante archaïque du nom est confirmée par la tradition lexicographique tardive : dicebatur ab antiquis… pro Ganymede Catamitus (PF 7, 8L). L’emprunt direct au grec apparaît d’abord sur une coupe falisque du IVe siècle (CIL 1, 454), sous la forme Canumede, encore influencée par l’étrusque. C’est ensuite la transcription hellénisante Ganymedes qui s’impose dans les textes classiques (ainsi Cic., Tusc. 1, 65) pour désigner l’échanson divin. La variante archaïque Catamitus n’en disparaît pas moins pour autant. Libérée de sa fonction référentielle primitive, mais toujours empreinte de son contenu culturel et de ses connotations originelles de puer delicatus, « mignon », d’amasius,

19. Sur cet aspect, voir Biville 1998b.

20. Sur l’histoire du mot en latin, voir, entre autres, Thomas 1960 et Flobert 1976.

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« amant », elle peut être exploitée pour des transferts métaphoriques, ce que ne se prive pas de faire Cicéron, pour attaquer Antoine : ergo ut te Catamitum, necopinato cum te ostendisses, praeter spem mulier adspiceret, idcirco urbem terrore nocturno… perturbasti (Cic., Phil. 2, 77), « Ainsi donc, c’est pour faire le joli cœur, pour faire une surprise à ta femme en arrivant sans prévenir, que tu as, en pleine nuit, déclenché la panique à Rome » 21. Ainsi s’opère une distribution entre les deux emplois latins du nom grec primitif, entre le nom propre Ganymède (Ganymedes) et l’appellatif métaphorique « un ganymède » (catamitus), également attesté comme cognomen d’affranchi dans une inscription (CIL 6, 19519), jusqu’à ce que, par un retour aux sources de la littérature latine, des écrivains archaïsants comme Apulée reprennent à partir du IIe s. apr. J.-C., pour désigner à nouveau l’échanson divin, la forme archaïque Catamitus, enrichie des connotations de puer delicatus dont l’ont investie entre temps ses emplois comme appellatif 22.

L’évolution formelle et sémantique de Catamitus / Ganymedes montre bien comment un nom propre mythique, bien ancré dans l’univers culturel, tout autant littéraire que figuré, des Romains, peut voir sa référence se déplacer de l’unique au multiple, du nom propre individuel au référent démultiplié, érigé en type. La littérature latine est pleine de ces transferts métaphoriques qui reposent sur une culture largement nourrie aux sources grecques, mais qui sait aussi s’en écarter, en pervertissant la fonction première des noms propres dans une optique de création littéraire, ou dans une perspective de parodie, ludique ou polémique. Andromaque, la fidèle épouse d’Hector qui, au chant III de l’Énéide (vers 297 sq.), suscite notre estime et notre compassion par la profondeur de sa souffrance et la noblesse de son comportement, devient dans l’univers de la satire un comparant, dont on ne retient plus que la grande taille 23 : Andromachen a fronte uidebis ; / post, minor est, credas aliam (Iuu. 6, 503), « Vue de face, on la prendrait pour Andromaque ; de dos, elle est plus petite, on croirait que c’est une autre ».

Le procédé est aussi à l’origine de la création de types littéraires : Psecas (variante Psacas), « La goutte d’eau », emprunté au grec , parcourt la littérature latine comme nom d’esclave préposée à la toilette de sa maîtresse, en particulier comme coiffeuse : psacade natus (Cic., Fam. 8, 15, 2), « fils d’une femme de chambre ». Chez Ovide, le nom de Psecas retrouve une certaine noblesse et une authenticité culturelle,

21. On trouve aussi la forme Ganymedes dans cet emploi : nudo cum Ganymede iaces (Mart. 11, 22, 2), « tu couches avec un Ganymède nu ».

22. Apulée, Met. 11, 8, 4 : Catamiti pastoris specie, « sous l’apparence du berger Ganymède » (il s’agit d’un singe déguisé en Ganymède) ; Macr., Sat. 6, 16, 11 : propter Catamiti paelicatum, « à cause d’un mignon débauché » (il est question du rôle joué par Pâris dans le jugement rendu entre les trois déesses), etc.

23. Ovide, A.A. 2, 615-616 : Omnibus Andromache uisa est spatiosior aequo ; / Vnus qui modicam diceret, Hector erat, « Pour tous Andromaque était d’une taille bien supérieure à la normale. Il n’y avait qu’Hector pour la trouver de taille moyenne ».

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en étant utilisé pour dénommer l’une des nymphes préposées à la toilette de la déesse Diane, en compagnie de Nephele et Rhanis (« Le nuage », « La goutte d’eau »), Hyale et Phiale (« Le vase de verre ») : Excipiunt laticem Nepheleque Hyaleque Rhanisque / Et Psecas et Phiale funduntque capacibus urnis (Ov., Met. 3, 171-172), « Néphélé, Hyalé, Rhanis, Psécas et Phialé puisent l’eau à la source et la répandent de leurs urnes largement remplies ». Le symbolisme onomastique a été préparé, quelques vers plus haut, par la mention du bain de la déesse : Hic dea siluarum uenatu fessa solebat / Virgineos artus liquido perfundere rore (v. 163-164), « C’est là que la déesse, fatiguée par la chasse, avait coutume de répandre une rosée limpide sur son corps virginal ». Chez Juvénal (6, 490-495), la référence est de nouveau pervertie, pour désigner une malheureuse coiffeuse victime de la tyrannie et de la cruauté de sa maîtresse.

Une échelle d’intertextualité

En matière d’onomastique, l’intertextualité peut se comprendre comme une simple mention ou reprise de nom propre, à visée communicative et informative. Elle peut aussi être envisagée comme une construction littéraire, délibérée, autour du nom propre, qui engage un processus de continuité ou de rupture entre textes antérieurs et postérieurs, entre textes relevant du même genre ou de genres littéraires différents. L’intertextualité peut aussi se comprendre dans une extension plus ou moins large. On peut ainsi établir une échelle d’intertextualité, en fonction de l’écart chronologique, linguistique, ou générique, qui sépare les différentes manifestations d’un même nom propre. L’intertextualité peut se limiter au contexte immédiat, comme elle peut engager l’ensemble de la latinité, voire de la littérature grecque et latine, ou les ensembles intermédiaires que représentent le texte, l’œuvre, la production d’un auteur, l’époque ou le genre. Dans tous les cas, il s’agit d’étudier la façon dont les noms propres sont introduits et repris dans le discours, et les raisons pour lesquelles ils le sont 24.

Le contexte immédiat

En contexte immédiat ou proche, le procédé minimaliste et économique de reprise consiste à employer une simple forme verbale à désinence personnelle, ou une forme pronominale telle que hic, iste, ille ou idem, qui réfèrent à l’individu précédemment nommé : Discedens mandat proagoro Sopatro […] ut demoliatur ; cum recusaret, uehementer minatur […] Defert rem ille ad senatum […] Iterum iste ad illos aliquanto post uenit, quaerit continuo de signo (Cic., Verr. 2, 4 = De Signis 85), « En partant, il [Verres] demande au proagore Sopater de déboulonner la statue ; comme il [Sopater] refusait d’obéir, il [Verres] profère de violentes menaces. L’autre [Sopater] fait un rapport au Sénat. Lui [Verres] revient les voir peu de temps après, il s’informe

24. Voir Biville 2004.

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immédiatement de la statue ». Dans le cas où l’individu a été introduit dans le discours sous ses tria nomina de citoyen romain, le nom propre est ensuite généralement limité au seul nom d’usage. Réduit à l’unité, il peut alors recevoir une détermination, hic ou ipse, par exemple, ce qui n’était pas possible avec le nom complexe, porteur par nature d’une autodétermination interne : Caecilius, auunculus tuus […] agere cœpit cum eius fratre A. Caninio Satyro [...] Rogauit me Caecilius ut adessem contra Satyrum. Dies fere nullus est quin hic Satyrus domum meam uentitet [...] Sane sum perturbatus cum ipsius Satyri familiaritate tum Domiti (Cic., Att. 1, 1, 3-4), « Cécilius, ton oncle, a cité en justice son cousin A. Caninius Satyrus… Cécilius m’a demandé de l’assister en justice contre Satyrus. Il ne se passe pour ainsi dire pas de jour sans que le Satyrus en question vienne chez moi. Je me suis donc trouvé très gêné par les relations que j’entretiens précisément avec Satyrus, mais aussi avec Domitius ».

Un cas intéressant de double détermination, dans le cadre d’une intertextualité plus large, est fourni par une lettre de Cicéron à Atticus : Puto enim, in senatu si quando praeclare pro re publica dixero, Tartessium istum tuum mihi exeunti… (Cic., Att. 7, 3, 11), « Je m’imagine en effet, après un beau discours patriotique au sénat, être abordé à la sortie par ton ami, l’homme de Tartessos ». La double détermination istum tuum s’explique par le fait que, non seulement Cicéron répond sur un point traité dans la lettre de son interlocuteur, mais surtout qu’il reprend vraisemblablement une appellation ironique d’Atticus : c’est lui qui a dû désigner par Tartessius, « l’homme de Tartessos », ville d’Espagne dont il était originaire, le césarien L. Cornelius Balbus. Le double déterminant istum tuum renvoie à un propos (épistolaire ou oral) qui n’a pas été directement conservé, mais dont on peut supposer l’existence par l’écho qu’il trouve dans la lettre envoyée par Cicéron.

Le cadre de l’œuvre

Dans les œuvres qui se présentent sous la forme de recueils regroupant un ensemble de pièces, lettres ou poèmes, l’intertextualité onomastique peut se manifester sous la forme de cycles. Chez Catulle, le cycle de Mamurra alias Mentula, « Laverge », et de Caesar, cinaedus Romulus, « Romulus inverti » (c. 29, 57, 93, 94, 105, 114, 115), est bien dans le ton des invectives qui caractérisent la vie politique de la fin de la République : la brutalité des attaques proférées et la crudité des termes employés visent, par leur violence, à dénoncer les abus de pouvoir des deux chefs, et à imposer un point de vue. La construction intellectuelle est plus complexe et plus subtile dans le cycle que Cicéron consacre à C. Matius « le Chauve », un ami de longue date, mais un césarien convaincu, qui ne partage pas les idées de Cicéron sur la crise politique, et qui ne croit pas que Brutus puisse représenter un espoir de sauvegarder la paix. Ce cycle se déploie sur sept lettres adressées à Atticus au cours du mois d’avril 44 av. J.-C. 25. Cicéron y manie l’implicite, en recourant d’abord au pronom anonyme

25. Cic., Att. 14, 1, 1-2. 2, 2. 3 ,1. 4 ,1. 5, 1. 9, 3. 15, 2, 3. Ce sont les lettres 720, 721, 722, 723, 724, 728 et 748 de la Correspondance de Cicéron, cf. Beaujeu (éd.) 1988.

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ille et à la périphrase narrative : illum de quo tecum mane, « celui dont je t’ai parlé ce matin », ille ad quem deuerti, « celui chez qui je suis descendu (Cic, Att. 14, 1, 1-2). Puis commence, en Att. 14, 2, 2-3, le jeu de la métaphore filée sur la calvitie (que nous ne pouvons que supposer) du personnage, métaphore qui a manifestement été initiée par l’hellénophone Atticus : Duas a te accepi epistulas heri […] Altera epistula de Madaro scripta, apud quem nullum < > , ut putas […] Habes igitur

inimicissimum oti, id est Bruti (Cic, Att. 14, 2, 1-3), « J’ai reçu hier deux lettres de toi […] La deuxième concernait « le Chauve », chez qui je n’ai pas connu la douceur du sommeil [?], comme tu peux le penser […] Tu connais donc Crâne chauve, ennemi juré de la paix civile, c’est-à-dire de Brutus ». Atticus a dû employer le nom grec crypté , « chauve », et Cicéron surenchérit en jouant, par antiphrase, sur l’homonymie entre le grec « le (doux) sommeil », référence homérique, et

(d’où le latin coma), « la (douce) chevelure », puis en recourant au synonyme grec , « crâne chauve ». Matius retrouve son vrai nom dans les lettres suivantes (Att. 14, 5, 1 et 14, 9, 3 puis 15, 2, 3), mais, entre temps, Cicéron aura encore complété le jeu paradigmatique en faisant appel, en Att. 14, 5, 1 et 14, 9, 3, au nom latin Caluenna, dérivé de caluus, « chauve ». Ce petit jeu d’énigmes aura permis de discréditer l’adversaire et de dédramatiser une situation tendue.

Chez Pétrone, le nom de Trimalcion 26 varie selon les circonstances dans lesquelles il se trouve énoncé et les locuteurs qui l’emploient. Si le nom unique d’usage, Trimalchio, rappelle les origines syriennes et serviles du personnage, c’est sous la formule onomastique trimembre ou quadrimembre du citoyen romain affranchi, C. Pompeius Trimalchio (Maecenatianus), qu’il apparaît dans des contextes officiels, de dédicace ou d’épitaphe : … in quo erat scriptum : « C. Pompeio Trimalchioni, seuiro Augustali, Cinnamus dispensator » (Pétr. 30, 2), « … sur lequel était inscrit : “À Gaius Pompeius Trimalchio, sévir augustal, Cinnamus, son intendant” » ; « C. Pompeius Trimalchio Maecenatianus hic requiescit » (Pétr. 71, 12), « Ici repose Gaius Pompeius Trimalchio Maenenatianus ». Mais dans le langage de ses esclaves et de ses coaffranchis, c’est par son prénom Gaius (ou Gaius noster, « notre maître Gaius ») qu’il se trouve désigné : familia… « Gaio feliciter ! » conclamauit (Pétr. 50, 1), « toute la valetaille s’écria en chœur : “Bravo Gaius !” » 27 ; sed narra mihi, Gai, rogo, Fortunata quare non recumbit ? (Pétr. 67, 1, Habinnas à Trimalcion), « mais au fait, Gaius, raconte moi, Fortunata, pourquoi elle n’est pas à table ? ».

Le contexte historique et littéraire

Chacun des éléments de la formule onomastique de Trimalcion s’inscrit dans une intertextualité encore plus large, à la fois historique et littéraire. Le nom de Trimalcion est à la fois réel et fictif : il renvoie à deux grandes figures de la fin de la République

26. Sur le nom de Trimalcion, voir Veyne 1962, Bremmer 1981 et Marblestone 1985.

27. Voir encore 30, 3. 53, 3. 74, 7 pour le langage servile, et 75, 2 pour le langage des coaffranchis.

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et du Principat, Pompée et Mécène, et à la réalité sociale du Haut-Empire et de ses riches affranchis syriens. Si le composé Tri-malchio, « le triple Malchio », « le très grand roi », est bien le fruit d’une création littéraire originale, il trouve un écho textuel chez Martial et un fondement historique dans l’épigraphie funéraire romaine. Dans l’épigramme 3, 82, Martial met en scène, en trentre-trois vers, l’affranchi Zoilus, aussi putidus que le héros de la Cena de Pétrone dans ses invitations à dîner et son comportement à table à l’égard de ses invités. Ce comportement lui vaut d’être qualifié de Malchio improbus, de « dégoûtant Malchion », dans l’avant-dernier vers de l’épigramme 28, ce qui prouve que le nom propre Malchio devait servir à désigner un type particulièrement riche et « puant » d’affranchi syrien parvenu. L’ancrage de ce cognomen dans la réalité historique de l’Empire gréco-romain est prouvé par ses attestations dans l’épigraphie funéraire : on le trouve en Italie même à Pompéi, dans des listes d’affranchis trouvées à Minturnes dans le Latium, et dans les inscriptions du port d’Ostie 29, et les autres attestations de ce nom, tant dans la littérature grecque d’époque romaine que dans les textes latins, montrent que les Romains devaient bien interpréter ce radical Malch- comme l’hellénisation d’un radical sémitique MLK signifiant « roi », synonyme du latin rex 30. Pline l’Ancien (n.h. 6, 120) et Ammien Marcellin (24, 2, 7 et 24, 6, 1) analysent bien le nom du canal mésopotamien Na(a)rmalcha comme « fleuve royal » (ou « des rois »), puisqu’ils le glosent par regium flumen et fluiuus regum. Trimalchio est donc un roi, rex, comme il le dit lui-même : sic amicus uester, qui fuit rana, nunc est rex (Pétr. 77, 6), « c’est ainsi que votre ami, qui n’était qu’une grenouille, est devenu un roi ». Il règne en tyran (nos libertatem sine tyranno nacti, Pétr. 41, 9) sur son banquet et sur son monde d’esclaves et d’affranchis. Outre le témoignage de Martial sur Zoilus-Malchio, une évocation de Juvénal laisse entendre que le mot Malchio et son équivalent latin rex devaient être couramment utilisés comme termes d’adresse flatteurs dans les milieux de la restauration syrienne : obuius adsiduo Syrophœnix unctus amomo currit […], hospitis adfectu dominum regemque salutat (Iuu. 8, 159-161), « Un Syrophénicien luisant d’amome accourt immédiatement au-devant de lui et le salue, avec la cordialité d’un hôte, des noms de “maître” et de “roi” ». La création du nom propre Trimalchio s’inscrit donc dans un double réseau d’intertextualité : l’une historique et romaine, qui renvoie au type du riche affranchi syrien parvenu, devenu un type littéraire ; l’autre essentiellement littéraire, et d’origine grecque, qui renvoie à toute une série de composés intensifs à préfixe / tri- : Trinummus, « L’homme aux trois écus » (Plaute), trifurcifer,

28. Martial 3, 82 : Conuiua quisquis Zoili potest esse… (v. 1), « Que tous ceux qui ont le courage d’accepter les invitations de Zoïlus… » ; Hos Malchionis patimur inprobi fastus (v. 32), « Telles sont les insolences que nous avons à endurer de la part de ce dégoûtant Malchion ».

29. Voir Veyne 1962, p. 1618. Solin 1996 cite, entre le IIe s. av. J.-C. et le IIe s. apr. J.-C., 32 attestations du nom gréco-sémitique Malchio (III, p. 603) et 12 attestations du nom grec Zoilus (II, p. 438). L’Année Épigraphique 1990, n° 180 (Pompéi, tombeau de la porte de Nocera) : Blaesiae | C. l. Nicae | Malchio l. M. Blaesius | l. Malchio Blaesiae | L. Quartae.

30. Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 28. Porphyre, Vie de Plotin, 17, etc.

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« triple pendard » (Plt., Aul. 326. Rud. 734), Triphallus, « au triple phallus », épithète du dieu Priape (Priap. 83, 9), et bien sûr Hermes Trismegistus.

L’intertextualité joue donc tout autant « verticalement », chronologiquement, en mettant en relation des attestations antérieures et des attestations postérieures, des modèles et des imitations, des emplois premiers et des emplois seconds, que transversalement. L’onomastique agit comme un dénominateur commun : elle permet de mettre en relation des textes d’époques, d’inspiration, de contenu, et de genres différents ; en elle se rejoignent les textes littéraires et les documents épigraphiques, comme nous l’avons vu à propos de Malchio, et comme on pourrait encore le montrer, entre autres, à propos du nom d’Encolpius, le héros narrateur du Satyricon, ou d’Erotion, la petite esclave aimée, dont Martial fait l’éloge funèbre (5, 34 et 37). Dans ce va-et-vient entre l’onomastique historique et l’onomastique littéraire, entre le mythe et la réalité, il n’est pas toujours facile de dire dans quel sens s’est fait le transfert, et de savoir si la création littéraire s’est appuyée sur la réalité historique, ou si l’histoire a emprunté au patrimoine littéraire, comme dans le cas du snob, décrit par Martial, qui a appelé son cuisinier Mistyllos (Mart. 1, 50, 1) par référence à l’Iliade 1, 465.

L’intertextualité générique

Il existe aussi une intertextualité intra-générique, littéraire et savante, qui recourt à des réseaux onomastiques spécifiques. Le nom de Chremes évoque, à soi seul, le type du senex, le père sévère et ronchon de la comédie nouvelle grecque (Aristophane, Eccl. 477, etc.) et de la palliata latine (Plt., As. 866 ; Tér., Andr., Heaut., Phorm.), qu’évoque Horace dans son Art Poétique : Interdum tamen et uocem comœdia tollit, / iratusque Chremes tumido delitigat ore (Hor., A.P. 93-94), « Il arrive toutefois que la comédie, elle aussi, hausse le ton, et que Chremes, quand il est en colère, s’emporte en enflant la voix ». Les grammairiens latins tardifs prennent volontiers le nom de Chremes comme exemple de grammaire, en particulier pour illustrer la double flexion, en latin, des mots grecs en - , ainsi Priscien, dans ses Institutions Grammaticales, (GL 2, 244, 5-9) : « Chremes Cremetis et Cremis. Terentius in Andria : “etiam puerum inde abiens conueni Chremis”. Idem in eadem : “egomet continuo ad Chremem », « [le mot grec] Chremes Chremetos [fait en latin] Cremes Cremetis et Cremis. Térence dans l’Andrienne (v. 368) : “de plus, en partant de là, j’ai rencontré un esclave de chez Chremes”. Le même [auteur] dans la même [pièce] (v. 361) : “je cours aussitôt chez Chremes” ». Le nom propre, devenu le symbole du type théâtral et du genre comique, assure la continuité et la transmission du patrimoine littéraire, de la Grèce à Rome, et de la latinité archaïque à la latinité tardive.

L’intertextualité intra-générique peut aussi se manifester sous la forme de paradigmes onomastiques. Les poètes élégiaques latins recourent à une matrice métaphorique qui sublime le nom de la femme aimée dans la réalité (ou supposée telle), en lui substituant un nom de muse élégiaque emprunté à la tradition poétique grecque. Dans son Apologie, Apulée se défend d’avoir eu recours à des pseudonymes, en évoquant le précédent des poètes élégiaques : accusent C. Catullum quod Lesbiam

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ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ 39

pro Clodia nominarit, et Ticidam similiter quod quae Metella erat Perillam scripserit, et Propertium qui Cunthiam dicat, Hostiam dissimulet, et Tibullum quod ei sit Plania in animo, Delia in uorsu (Apul., Apol. 10, 3), « Qu’ils accusent Catulle d’avoir employé le nom de Lesbia pour celui de Clodia, et de même Ticidas d’avoir écrit Périlla au lieu de Métella, Properce de dire Cynthia pour ne pas dire Hostia, et Tibulle d’avoir dans l’esprit Plania, quand dans ses vers il dit Délia ». Ce catalogue, visiblement d’origine scolaire, vient compléter le paradigme que déclinait déjà, mais plus discrètement, Ovide dans l’Art d’aimer : Nomen habet Nemesis, Cynthia nomen habet ; / Vesper et Eoae nouere Lycorida terrae, / Et multi, quae sit nostra Corinna, rogant (Ov., A.A. 3, 536-538), « Le nom de Némésis [Tibulle] est célèbre ; celui de Cynthie [Properce] est célèbre. L’Étoile du soir et les terres d’Orient connaissent Lycoris [Gallus], et souvent on demande qui est Corinne, que j’ai chantée ».

Dans ce catalogue onomastique convergent différentes formes d’intertextualité, qui donnent à la tradition littéraire latine son identité. La poésie élégiaque, et de manière plus générale l’ensemble de la littérature latine, ne peut renier ses racines grecques. Loin de vouloir les occulter, elle se plaît au contraire à les réaffirmer, en recourant massivement à une onomastique qui affirme clairement son appartenance à la langue grecque 31. En reproduisant systématiquement, dans son système de dénomination par pseudonyme, la matrice métaphorique de la muse inspiratrice du poète, la poésie élégiaque affirme tout aussi clairement l’unité et la continuité de ce genre littéraire dans le temps. Mais le système de représentation onomastique qu’elle met en place sait aussi sortir du cadre générique, littéraire, dans lequel il s’est particulièrement illustré. Transmise par le système scolaire diffusé dans l’Empire romain, la culture littéraire grecque et latine offre à ceux qui la possèdent (utraque lingua eruditi) des modèles et des précédents auxquels ils peuvent se référer pour faire face aux nécessités de l’existence. Apulée y a trouvé matière pour se défendre devant ses juges, et il a fait ainsi entrer le genre élégiaque dans l’éloquence judiciaire. Comprise dans son extension la plus large et ses manifestations les plus variées, l’intertextualité constitue un système complexe, qui repose sur divers types de transferts formels et thématiques, mais qui témoignent tous de l’unité culturelle du monde gréco-romain. Dans ce système de référence, les noms propres jouent un rôle fondamental et essentiel.

31. Dans le cadre de cet arrière-plan grec, nous n’avons pas cru nécessaire d’évoquer ici les divers types de transferts linguistiques qui permettent aux noms propres étrangers, en particulier grecs, d’être intégrés dans la langue et les textes latins (cf. Biville 2005b). Nous avons également laissé de côté les jeux onomastiques bilingues, particulièrement intéressants, dont la littérature latine offre de si nombreux exemples. Voir, entre autres, Biville 1998a et 2000.

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En littérature latine, il manquait aux phénomènes d’intertextualité, désormais bien identifiés et analysés, une étude sur leur exploitation en onomastique gréco-latine.Le présent recueil comble ce manque en proposant dix contributions qui croisent ces deux axes de recherche et en explorent les différentes problématiques : rhétoriques, poétiques, érudites, bilingues.Sont ainsi abordés l’exploitation du nom propre dans les différentes œuvres d’un même auteur, son devenir entre différents auteurs à l’intérieur d’un même genre littéraire, ou d’un genre à l’autre, d’une langue à l’autre, les rapports entre persona, type littéraire et construction onomastique, ou encore ses enjeux en terme d’érudition, d’axiologie ou de manipulation.

© 2009 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux7 rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07

ISSN 0184-1785ISBN 978-2-35668-006-8

Prix : 27 €9 782356 680068