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HENRI LEVY-BRUHL Professeur ~ la Facultd de Droit de Paris OBJET ET METHODE DE LA SCIENCE JURIDIQUE Dans ce colloque international consacrd fl la s6m~iologie, je m'ex- cuse d'apporter un dl4ment un peu diff4rent, mais je ne crois pas m'4loigner beaucoup de l'esprit qui anime notre association, toujours pr4-occupde de l'union des sciences, en vous parlant de la science juri- dique et de ses m6thodes. Plusieurs d'entre vous s'4tonneront peut-~tre de m'entendre parler de la science du droit. Le droit est, en g4n4ral, consu comme une technique, et m4me comme une technique assez 4sotdrique, sans grand contact avec les autres disciplines sociales. C'est l~t une mani~re de voir que je voudrais combattre. Sans doute il subsiste encore beau- coup de pr4jug4s et de malentendus. Le regrett4 Bougl6 comparait juristes et sociologues ~t deux 6quipes de terrassiers qui creusent un tunnel et dont les galeries convergentes sont prhs de se rencontrer. Mais il est encore rare de rencontrer une conception tr4s nette de la science juridique, et l'on trouve encore quelque confession sur ce sujet dans le dernier ouvrage, d'ailleurs fort intdressant, de mon col- lhgue M.G. Gurvitch, intitul4 ,,Eldments de sociologie juridique" paru en 1949. I1 peut y avoir une science du droit, j'entends une discipline qui poss6de les deux caracteristiques indispensables suivants: 4tre ~t la lois syst6matique et d4sint4ress4e. Tout d'abord il est possible d'41aborer une 6tude syst4matique des ph4nom6nes juridiques. Cette assertion ne sera pas admise par tout le monde: elle rencontre des objections de la part de deux sortes d'adversaires. Tout d'abord les spiritualistes all4gueront que les faits juridiques ne sont pas des faits comme les autres. Le droit a pour objet l'4tablis- sement de rhgles imp6ratives, de normes, c'est une science normative. Nous sommes ici darts le domaine du SoUen, et non du Sein, et les 209

Objet et methode de la science juridique

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H E N R I L E V Y - B R U H L

Professeur ~ la Facultd de Droit de Paris

O B J E T E T M E T H O D E DE L A S C I E N C E

J U R I D I Q U E

Dans ce colloque international consacrd fl la s6m~iologie, je m'ex- cuse d 'apporter un dl4ment un peu diff4rent, mais je ne crois pas m'4loigner beaucoup de l'esprit qui anime notre association, toujours pr4-occupde de l 'union des sciences, en vous parlant de la science juri- dique et de ses m6thodes.

Plusieurs d 'entre vous s '4tonneront peut-~tre de m'entendre parler de la science du droit. Le droit est, en g4n4ral, consu comme une technique, et m4me comme une technique assez 4sotdrique, sans grand contact avec les autres disciplines sociales. C'est l~t une mani~re de voir que je voudrais combattre. Sans doute il subsiste encore beau- coup de pr4jug4s et de malentendus. Le regrett4 Bougl6 comparait juristes et sociologues ~t deux 6quipes de terrassiers qui creusent un tunnel et dont les galeries convergentes sont prhs de se rencontrer. Mais il est encore rare de rencontrer une conception tr4s nette de la science juridique, et l 'on trouve encore quelque confession sur ce sujet dans le dernier ouvrage, d'ailleurs fort intdressant, de mon col- lhgue M.G. Gurvitch, intitul4 ,,Eldments de sociologie jur id ique" paru en 1949.

I1 peut y avoir une science du droit, j 'entends une discipline qui poss6de les deux caracteristiques indispensables suivants: 4tre ~t la lois syst6matique et d4sint4ress4e.

T o u t d 'abord il est possible d'41aborer une 6tude syst4matique des ph4nom6nes juridiques.

Cette assertion ne sera pas admise par tout le monde: elle rencontre des objections de la part de deux sortes d'adversaires.

T o u t d 'abord les spiritualistes all4gueront que les faits juridiques ne sont pas des faits comme les autres. Le droit a pour objet l'4tablis- sement de rhgles imp6ratives, de normes, c'est une science normative. Nous sommes ici darts le domaine du SoUen, et non du Sein, et les

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juristes de la science positive ne sauraient s 'appliquer ~ de pareilles mati&res; ce n'est pas une science positive, mais une science normative. I1 y a 15 un malentu: la science du droit ne se propose pas d'&ablir des r~gles, mais d 'dtudier ces r&gles considdrdes comme des faits soci- aux observables comme d'autres faits. On proc&de couramment de cette mani~re pour l 'dtude des l~gislations anciennes, il n 'y a aucune raison d'agir autrement pour le droit actuel. Nous verrons tout 5 l 'heure que la diffdrence entre le prdsent et le passd n'a pas aux yeux du savant la portde qu 'on lui accorde gdndralement. Par ailleurs per- sonne ne contestera, qu'il puisse se constituer une science des reli- gions. Or la religion jouit, aux yeux de ses adeptes, d 'un prestige supdrieur encore aux r&gles juridiques. Enfin la nation m~me de science normative me paralt impliquer une contradiction dans les termes.

Les ,,positivistes" ou du moins certains d'entre eux, comme le grand juriste frangais Duguit, contesteront, eux aussi, la possibilitd d 'une science jur idique en raison de ce que, pour eux les r&gles juridiques expriment uniquement des volontds individuelles et plus ou moins capricieuses, celle du legislateur, celle des gouvernants s'imposant aux gouvernds, etc. Ils ne se sont pas assimild cette notion fondamentale ddcouverte et ddmontrde par le fondateur de l'dcole sociologique frangaise F. Durkheim, 5 savoir le caract~re spdcifique du fait social, irrdductible aux fairs et comfortements des individus qui composent le groupe. Si l 'on s'attache ~ cette notion, on com- prendra vite que le droit est une rdalitd objective, et par l~t m~me susceptible d'investigation scientifique.

Pour mdriter le nom de ,,science" le droit doit ~tre aussi d&int~- ress& Ici les rdsistances viendront peut-~tre des juristes. Pour la plu- part d'entre eux le droit se propose l 'dlaboration de rbgles impdratives, leur interpr&ation, lenr application. S'il en 6tait ainsi, le droit serait une technique, et non pas une science, I1 y a l~t une distinction qui me parait absolument ndcessaire. Si le technicien, inspir6 par le d6sir de rendre service ~ ses semblables est gnid6 par l'utilit6, le savant, en tant que tel, se ddsint6resse des consequences bonnes ou mauvaises que peuvent avoir ses recherches: il est au service de la seule v6rit6. Toute autre pr6occupation doit lui rester 6trang6re. Sans doute cette distinction entre la science pure et ses applications est particuli~rement difficile h observer dans les sciences humaines, oh le chercheur est sollicit~ d 'un c6tg ou d 'un autre par son milieu, sa formation intellectuetle, ses convictions politiques ou religieuses: l'objectivit6 n'en dolt pas moins demeurer sa r&gle fondamentale.

Pour marqner ce caract6re autonome de la science du droit et la

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distinguer davantage de la technique juridique, avec laquelle on est trop souvent tent6 de la confondre, je proposerais de la d&igner par un nora, comme le sont la plupart des sciences. Celui qui me parait pouvoir 6tre adopt6 est la ,,juristique", mot facile ~t comprendre, et moins p6dant que ,,nomologie" ou ,,thdmistologie", auxquels on pourrai t aussi songer.

II. La juristique 6tant une science sociale -- puisque les r~gles de droit expr iment les volont& des groupes humains -- sa rndthode sera la m6thode employ6e commundment dans les sciences sociales. Pour- tant il est permis d 'apporter sur ce point quelques pr6cisions.

T o u t d 'abord l 'objet de la recherche entreprise par le juristicien sera moins souvent le ,,syst6me jur idique" comme le droit franqais, anglais, allemand, etc. que telle ou telle institution.

Lorsque l 'on se place au point de vue de l 'utilitd pratique, il va de soi que l '6tude du syst~me juridique national s'impose. Mais pour le savant, sauf exception, ce cadre reste artificiel, et l '6tude des institutions est beaucoup plus fructueuse.

De plus il faut souligner que les institutions en vigueur ne doivent jouir d 'aucun privil6ge: celles qui sont pdrim~es sont pour le juristi- cien aussi importante que les autres: Le fief, l'esclavage ont autant d'int6r~t scientifique que les soci6t& par actions. D'une mani6re plus gdndrale le savant en cette mati6re ne distinguera pas le pr6sent du pass6. Du reste l 'ethnologie est l~t pour nous montrer la vanitd de cette distinction: les peuplades qu'observe l 'ethnographe sont actuelles puisqu'elles vivent sous nos yeux, et pourtant elles nous reportent souvent aux temps les plus rdvolus de l 'hurnanit& Un voyage dans l'espace est un voyage dans le temps.

Pourtant les proc6d~s d'investigation, par la force m~me des choses diff6rents suivants qu'il s'agit d'institutions juridiques r6volues ou d'institutions prdsenternent observables.

S'il s'agit des premieres, les procdd& ~ employer seront, d 'une rnani6re g6nfirale, ceux dont se servent les historiens, c'est ~t dire les textes interprdt6s selon les mdthodes rigoureuses de la critique. Je dois noter pour tant que la juristique, science sociale, n 'aura pas toujours les m~mes pr6occupations que l'histoire traditionelle. Pour ne citer qu 'un exemple, elle accordera autant et souvent plus d'impor- tance ~ ce qui a 6t6 cru vrai qu'~t ce qui s'est pass6 en r~alit6. Le droit repose sur des croyances et parfois sur de fausses croyances: ,,Error communis facit jus" dit un adage c61bbre et significatif.

Pour les institutions contemporaines ou accessibles par l'obser- vation directe, sans doute la principale source sera encore ici les

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textes et leur correcte interpretation, mais il s'y ajoute d'autres pro- c6d6s parmi lesquels je citerai l 'enqu~te et la cartographie.

L'enqu~te, proc~d6 pr6conis6 vers 1860 p a r Le Play et tomb6 en discr6dit, est revenue en honneur et est tr~s f r~quemment employ~ dans les sciences sociales, surtout aux Etats-Unis. Elle peut et dolt ~tre largement utilis6e en matibre juridique, et aboutit normalement

des donne6s statistiques dont il serait pu6ril de souligner l 'impor- tance primordiale.

La cartographie enfin, bien qu'il en soit peut-~tre fair ~ l 'heure actuelle un emploi un peu abusif, est souvent tr~s pr6cieux en r6v~- lant des localisations tout ~t fait inattendues, dont il convient de re- chercher la cause, et qui peuvent elles-m~mes 6clairer sur la nature de telle ou telle institution ]uridique.