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Sociologie du travail 56 (2014) 64–82 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Observer, consigner, tracer. Les usages d’un cahier électronique controversé en établissement pénitentiaire pour mineurs Observing, recording, tracing. The uses of a controversial electronic logbook in a Prison for Minors Nicolas Sallée a,, Gilles Chantraine b a Faculté des arts et des sciences, département de sociologie, université de Montréal, CP 6128, succursale Centre-ville, Montréal, Québec, Canada H3C 3J7 b Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE, UMR CNRS 8019), faculté des sciences économiques et sociales, université de Lille 1, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex, France Disponible sur Internet le 25 janvier 2014 Résumé Cette contribution, fondée sur une recherche menée au sein d’un établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM), propose une analyse des usages, par les surveillants, d’un dispositif informatisé : le « cahier élec- tronique de liaison » (CEL), qui vise à assurer l’enregistrement et la circulation de diverses « observations » effectuées quotidiennement sur les détenus. Tout en permettant d’identifier conceptuellement le type de surveillance déployé en EPM, l’analyse de ces usages, pris entre des tentatives de « profilage » des détenus et la production simultanée de « traces » de l’activité de surveillance, donne à voir la complexité croissante du travail des surveillants pénitentiaires, jusqu’ici principalement étudié sous l’angle de l’informalité des trames interactionnelles en détention. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Pratiques d’écriture ; Établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM) ; Surveillants pénitentiaires ; Surveillance souveraine ; Gestion des risques ; Profilage ; Trac ¸abilité Abstract This contribution, based on research conducted within a Prison for Minors, provides an analysis of the guards’ use of a software application: the “electronic observation logbook”, designed to record and disseminate various day-to-day “observations” about prisoners. The analysis of the use of this system which simultaneously attempts to “profile” prisoners and “track” surveillance activity not only helps Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (N. Sallée), [email protected] (G. Chantraine). 0038-0296/$ see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.021

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Sociologie du travail 56 (2014) 64–82

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Observer, consigner, tracer. Les usages d’un cahierélectronique controversé en établissement

pénitentiaire pour mineurs

Observing, recording, tracing. The uses of a controversial electroniclogbook in a Prison for Minors

Nicolas Sallée a,∗, Gilles Chantraine b

a Faculté des arts et des sciences, département de sociologie, université de Montréal, CP 6128, succursale Centre-ville,Montréal, Québec, Canada H3C 3J7

b Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE, UMR CNRS 8019), faculté dessciences économiques et sociales, université de Lille 1, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex, France

Disponible sur Internet le 25 janvier 2014

Résumé

Cette contribution, fondée sur une recherche menée au sein d’un établissement pénitentiaire pour mineurs(EPM), propose une analyse des usages, par les surveillants, d’un dispositif informatisé : le « cahier élec-tronique de liaison » (CEL), qui vise à assurer l’enregistrement et la circulation de diverses « observations »effectuées quotidiennement sur les détenus. Tout en permettant d’identifier conceptuellement le type desurveillance déployé en EPM, l’analyse de ces usages, pris entre des tentatives de « profilage » des détenuset la production simultanée de « traces » de l’activité de surveillance, donne à voir la complexité croissantedu travail des surveillants pénitentiaires, jusqu’ici principalement étudié sous l’angle de l’informalité destrames interactionnelles en détention.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Pratiques d’écriture ; Établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM) ; Surveillants pénitentiaires ;Surveillance souveraine ; Gestion des risques ; Profilage ; Tracabilité

Abstract

This contribution, based on research conducted within a Prison for Minors, provides an analysis ofthe guards’ use of a software application: the “electronic observation logbook”, designed to record anddisseminate various day-to-day “observations” about prisoners. The analysis of the use of this system— which simultaneously attempts to “profile” prisoners and “track” surveillance activity — not only helps

∗ Auteur correspondant.Adresses e-mail : [email protected] (N. Sallée), [email protected] (G. Chantraine).

0038-0296/$ – see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.021

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conceptually identify the type of surveillance employed in a Prison for Minors, it also reveals the growingcomplexity of the work of prison guards, previously studied primarily in terms of the informality of theinteractional frameworks in prison.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Writing practices; Youth Detention Center; Prison guards; Sovereign surveillance; Risk management; Profiling;Traceability

Un regard sur les principales études sociologiques consacrées au travail des surveillants deprison et à leur participation au gouvernement des conduites en détention conduit à dégager troisaxes qui structurent le cœur de leur activité. Bien que ces axes soient intimement entrelacésdans la pratique des surveillants, leur identification permet de synthétiser l’étendue des tâchesquotidiennes de ces travailleurs. Le premier axe est composé du triptyque « surveiller, séparer,isoler », au sein duquel l’activité de surveillance et de gestion des « mouvements », cadrée parl’architecture spécifique de chaque établissement (Johnston, 2000 ; Mbanzoulou, 2011 ; Hancocket Jewkes, 2011 ; Simon et al., 2012), s’organise au sein d’un espace pénitentiaire fragmenté(Demonchy, 2004 ; Milhaud, 2009), où chaque sous-espace — couloirs de circulation, cellule,pôle médical, etc. — est soumis à une épreuve de visibilité et à des enjeux sécuritaires spécifiques.

Le deuxième axe est composé du triptyque « négocier, dialoguer, punir ». Sur ce point, larecherche a amplement décrit les manières d’agir du personnel pénitentiaire qui consistent princi-palement à tenter de prévenir les incidents et de réduire les désordres internes par la mobilisationde différentes compétences relationnelles informelles (Chauvenet et al., 1994 ; Chauvenet, 1996 ;Liebling, 2000 ; Liebling et Price, 2001 ; Crewe, 2009), dans un effort toujours renouvelé de gestiondes individus, des groupes et des « climats » en détention1. Ces pratiques informelles impliquent,de la part des surveillants, une capacité à dialoguer et à négocier, capacité qui s’apparente autantà un art périlleux du réconfort et du soutien psychologique dans un cadre institutionnel anxiogènequ’à un jeu subtil de la carotte (micro-récompense) et du bâton (sanction infradisciplinaire). Cespratiques prennent cependant des formes diverses selon les établissements et les contextes natio-naux, au gré notamment de la promotion et de l’effectivité — ou non — de la défense de certainsdroits dont bénéficient les détenus, de la réglementation formelle du régime disciplinaire, de lapromotion — ou non — de la « communication » (McCleery, 1960) et, plus généralement, de la« sécurité active »2 comme élément stabilisateur du système et/ou comme outil participant à la« réinsertion ».

Le troisième axe est constitué du triptyque « observer, consigner, tracer ». L’analyse del’articulation de cet axe avec les deux autres, au cours de l’activité quotidienne du surveillant,constitue l’enjeu principal de cette contribution3. Pour ce faire, il convient tout d’abord de sai-sir l’importance croissante de l’activité d’écriture en prison, au point de rencontre d’une double

1 À la fin des années 1950, Gresham Sykes, l’un des pères fondateurs de la sociologie de la prison américaine, avaitdéjà percu l’enjeu : confrontés à la nécessité de minimiser les problèmes en détention, les surveillants cherchent d’abordà « lâcher du lest », dans les failles du règlement, plutôt que d’user excessivement de la force physique (Sykes, 1999[1958]).

2 La sécurité active (autrement appelée « sécurité dynamique »), vise à « prendre en compte le rôle actif des relationssociales dans la pacification des mœurs » (Chauvenet et al., 2008, p. 152-153).

3 L’importance prise, dans le travail des surveillants, par la mise sous forme écrite et tracable des observations menéesen détention, faisait ainsi récemment dire à un surveillant britannique interviewé par Ben Crewe (2011) : « All we’ve gotis the power of the pen » (« on n’a plus que le pouvoir du stylo », notre traduction).

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évolution historique. D’un côté, l’émergence de nouvelles modalités de gestion des risques etde la dangerosité en détention implique, de la part des surveillants, de s’engager dans la quêted’informations sur les détenus, dès lors soumis à une évaluation diffuse, placée sous le signe dela « pluridisciplinarité » (Le Bianic, 2011). Cette évaluation, diffuse mais prégnante, engendre unrecours croissant, pour les agents pénitentiaires, aux pratiques d’écriture dans les dossiers desdétenus (Cliquennois, 2012). D’un autre côté, l’administration pénitentiaire est sommée, pourrépondre à la critique générale des institutions disciplinaires4, d’incorporer au fonctionnementde l’institution carcérale le langage et le discours de la promotion et de la défense des droits etde la dignité des détenus (Bérard et Chantraine, 2013). Dans ce cadre, l’écriture et la tracabilitépeuvent être présentées non pas tant comme le symbole de nouvelles formes de gouvernement desdétenus, mais plutôt comme le moyen d’un contrôle de l’institution et des pratiques de ses agents,ou comme un moyen de mettre l’institution en conformité avec les standards européens en lamatière (nous y reviendrons). Dès lors, la nécessité croissante, pour les surveillants, de consignerleurs observations quotidiennes en détention, constitue autant un révélateur des transformationsdu métier de surveillant qu’un symptôme des contradictions auxquelles la prison doit faire face,bon gré mal gré — transformant ainsi, au moins à la marge, ses finalités sociales et ses objectifspénologiques.

Ces évolutions générales prennent cependant une tournure spécifique au sein des nouveauxétablissements pénitentiaires pour mineurs (EPM). En effet, les exigences en matière de gestiondes risques y sont doublées de l’objectif proclamé d’une « socialisation » des jeunes détenus ;la nécessité de respecter les droits et la dignité des détenus se voit quant à elle renforcée parles intenses controverses qui entourent le projet même d’incarcérer des mineurs. Pour répondreà ce double impératif, les EPM, aujourd’hui au nombre de six en France, et dont le processusd’ouverture a commencé au cours de l’année 2007, cherchent à placer au cœur de leur fonc-tionnement l’idée d’une « prise en charge globale » des détenus. Sont ainsi enjoints à collaborer,quotidiennement et avec une intensité inédite, des surveillants pénitentiaires, des éducateurs de laProtection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des professeurs de l’Éducation nationale et du personnelde soin, membre des unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), statutairement nonsoumis à l’administration pénitentiaire et rattaché au ministère de la Santé.

Dans ce cadre, l’observation des usages, en EPM, d’un dispositif d’écriture singulier, for-mellement pluridisciplinaire — le « cahier électronique de liaison » (CEL), initialement appelé« cahier de suivi comportemental » —, ouvre non seulement à l’analyse de la manière spécifiquedont les surveillants de ces établissements se saisissent des injonctions qui leur sont faites d’écrireet de « tracer », mais également à l’étude des modalités spécifiques de la surveillance auprès dedétenus mineurs5. Créé en 2009 par trois surveillants pénitentiaires, le CEL est une applicationinformatique qui, par la consignation permanente et la circulation intensive d’informations rela-tives au déroulement des journées en détention, produit quotidiennement des formes d’évaluationdu comportement des détenus dont la spécificité est de reposer sur un fondement interactionnel.Arguant du fait que la mise en œuvre du CEL, en tant que dispositif d’individualisation de la priseen charge des personnes détenues, participe de la mise en conformité des prisons francaises avec

4 Une critique initiée dès les années 1970, non seulement par la recherche critique (et notamment par Foucault, 1975)mais aussi par divers mouvements de détenus (voir Bérard, 2013).

5 Pour des raisons pragmatiques relatives à la taille de l’article, nous laisserons de côté, dans le cadre de cette contribution,les usages du CEL par les administrations « partenaires » des surveillants en EPM. Nous retrouverons ces administrationsquand il s’agira d’évoquer les modalités pluridisciplinaires de la réception des observations contenues dans le CEL, envue de la discussion autour de la construction des trajectoires individuelles des détenus.

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les préconisations formulées dans les règles pénitentiaires européennes (RPE), l’administrationpénitentiaire cherche aujourd’hui à en généraliser l’usage6.

MéthodologiePour mener à bien notre analyse, nous avons considéré l’écriture, dans lecadre d’une « anthropologie pragmatique de l’écrit » (Fraenkel, 2007, p. 108),comme partie prenante d’un « cours d’action »7. En cela, faisant nôtre l’idéed’une indissociabilité entre, d’un côté, « le déchiffrement des écritures » et, del’autre, « l’observation ethnographique et [la] connaissance approfondie dumilieu dans lequel elles se réalisent » (Laé, 2008, p. 25), il conviendra de nousintéresser à ce qui se noue autour du CEL pour comprendre ce qui se jouededans. Le travail de terrain, mené au sein d’un EPM (Chantraine et al., 2011),a consisté à articuler observations directes (sur une durée de 5 mois), entre-tiens semi-directifs (n = 55), discussions informelles et analyse documentaire.Dans ce cadre général, nous avons développé au sein des guides d’entretiensun volet spécifique sur les différents outils de travail utilisés par les profession-nels, dont le CEL. Un entretien supplémentaire a été mené avec un surveillanten charge du « bureau de gestion de la détention » (BGD), au cours duquelnous discutions, devant l’écran de l’ordinateur, du fonctionnement concretdu logiciel : ses usages généraux, sa souplesse relative, ainsi que la diversitédes « entrées » qu’il rend possible. Ces entrées multiples permettent aux lec-teurs du CEL de se focaliser non seulement sur les écrits d’une ou plusieursjournées de détention, mais également sur ceux qui concernent un détenuspécifique, voire un « problème » particulier (les différents « problèmes » cor-respondent à différents onglets pré-codés parmi lesquels les scripteurs ontà choisir dès qu’ils entrent une observation dans le logiciel : « comportementd’un détenu », « ambiance générale », « suivi de prévention du suicide », etc.).Nous avons ensuite collecté, en les imprimant, des écrits contenus dans le CEL,selon deux entrées distinctes propres au logiciel : une entrée « détention » etune entrée « détenus ». La première entrée nous donne accès à l’ensemble desobservations qui, sur une période donnée, concernent l’ensemble des déte-nus ; nous avons recueilli l’ensemble de ces observations sur un mois completde détention (367 écrits). La seconde entrée nous donne accès, quant à elle,aux écrits concernant tel ou tel détenu, offrant une vue sur sa trajectoire sin-gulière en détention telle qu’elle est construite, traduite, mise en forme etdonnée à voir dans le CEL, au fil des observations consignées ; nous avonsrecueilli l’ensemble des informations concernant neuf détenus, pour un total

6 Pour une enquête sur la mise en œuvre, dans les prisons francaises, des règles pénitentiaires européennes, et sur ce queces règles impliquent en matière d’individualisation et de tracabilité, nous renvoyons à la lecture d’un rapport d’AntoinetteChauvenet et Cécile Rambourg, récemment remis à la direction de l’administration pénitentiaire (Chauvenet et Rambourg,2010).

7 C’est également ce que souligne Jean-Francois Laé quand il avance qu’« hors du temps de l’action, [les écritures autravail] perdent toute consistance » (Laé, 2008, p. 14).

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de 324 écrits. Le nombre d’écrits par jeune varie, assez logiquement, selon letemps passé en détention (de 13, pour un jeune détenu depuis un mois, à 112,pour un jeune détenu depuis 10 mois).

Dans un premier temps, nous décrirons le continuum d’observations qui, des écrits de typeinformatif aux écrits de type interprétatif, permet de caractériser les modes d’écriture des sur-veillants en EPM ; dans ce cadre, nous montrerons comment le CEL joue le rôle d’un dispositif deformation des surveillants, par leur hiérarchie, à la « bonne observation », promesse d’une inter-prétation « pertinente » du comportement des détenus. Dans un second temps, nous montreronscomment cette injonction à la « bonne observation » participe de la mise en œuvre de deux desobjectifs majeurs du « projet EPM » : d’une part, le « profilage » des détenus, en vue de la cons-truction et de la stabilisation — formellement pluridisciplinaires — de leur trajectoire individuelleen EPM ; d’autre part, la gestion des risques en détention, et notamment la gestion des risquessuicidaires, organisée autour d’un double impératif de protection juridique des professionnels etde protection des jeunes détenus.

1. Les écritures des surveillants en EPM. Une injonction à l’interprétation

Sur les 367 observations consignées et diffusées au sein du CEL entre le 1er avril et le30 avril 2010, 328 (soit 89,4 % du total des observations) l’ont été par des surveillants. Parmiles 39 observations restantes (10,6 % du corpus), 21 ont été consignées par le personnel soignant,7 par les professeurs de l’Éducation nationale8 et 11 par des éducateurs de la PJJ. Se conformantaux injonctions de la direction pénitentiaire, les surveillants cherchent à écrire au moins une foispar jour au sein du CEL. Cette activité d’écriture, ponctuelle et solitaire, vient alors s’articuleraux tâches les plus visibles et les plus traditionnelles des surveillants, relatives à la gestion, enface à face ou en coulisses, des multiples interactions — avec leurs collègues ainsi qu’avec lesdétenus — qui rythment la vie en détention. La trace laissée par les observations consignéesdans le CEL et validées au fil de l’eau par les membres de la hiérarchie pénitentiaire9 fait decette tâche d’écriture une préoccupation quotidienne pour les agents pénitentiaires qui cherchent,autant qu’ils le peuvent, à soigner leurs écrits et à en mesurer la pertinence supposée. Dans lemême temps, les surveillants tendent progressivement à s’approprier le logiciel comme un dispo-sitif participant à la continuité du travail de surveillance10. De nombreux surveillants, en prenantleur poste, consacrent ainsi quelques minutes à la lecture d’observations consignées par leurscollègues, considérées comme un utile complément aux transmissions orales qui accompagnentles relais entre équipes de surveillants.

8 Ce chiffre sous-évalue cependant l’usage du CEL par les enseignants. En effet, du 1er avril au 30 avril, les détenusfurent en « vacances scolaires » durant 15 jours, les professeurs ayant ainsi été absents deux semaines sur les quatre quecouvrent nos extraits.

9 Il est à noter que, pour cette activité de « validation », la directrice pénitentiaire de l’EPM, sa directrice adjointe et lestrois lieutenants de l’établissement (dont un chef de détention), se répartissent aléatoirement les observations consignées.Le contenu des observations n’influe donc pas sur l’identité ou la fonction de la personne chargée, dans un second temps,de les « valider ».10 Le CEL est un dispositif récent en EPM, mais également à l’échelle de l’administration pénitentiaire. À moyen terme,

les processus d’appropriation du logiciel, en détention ou dans les organes de formation, pourraient ainsi être de nature àen transformer progressivement les usages, fut-ce marginalement. Circonscrite dans le temps, notre enquête ne disposecependant pas des éléments empiriques qui permettraient d’analyser pleinement ce phénomène.

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Cet usage majoritaire du CEL par les surveillants pénitentiaires, au regard de l’usage restreintqui en est fait par les autres catégories de personnel, est doublé par l’usage extensif qu’ils fontdu logiciel. Ainsi les surveillants s’autorisent-ils à utiliser l’ensemble des onglets pré-codés àpartir desquels ils consignent leurs écrits. Si une large majorité d’écrits (231 observations, soit70,4 % des écrits de surveillants) est rentrée sous l’onglet « comportement d’un détenu », lessurveillants utilisent également les onglets « comportement au pôle scolaire » (23 observations),« ambiance générale » (20 observations), « fiche de transmission d’information » (17), « divers »(8), « anomalie constatée » (5), « sécurité » (4), « suivi violence » (4), « suivi de prévention dusuicide » (4), « demande d’un détenu » (4), « risque grave constaté » (3), « UCSA11 » (2), « hygièneet propreté des locaux » (2), « fiche journalière » (2), « suivi de formation professionnelle » (1).Si les onglets semblent parfois utilisés de manière aléatoire, dans le sens où le contenu desobservations ne saurait s’y résumer12, cet usage extensif du logiciel apparaît comme une métaphorede la présence des surveillants, personnel central dans la gestion intra-muros de l’établissement,dans tous les espaces de la détention.

1.1. De l’information à l’interprétation. Quand les écrits saisissent des séquencesinteractionnelles

Une première analyse du contenu des observations consignées par les surveillants dans leCEL nous conduit à mettre en avant trois idéaux-types d’observations, que nous nommerons« informatif », « narratif » et « interprétatif ». L’identification et l’objectivation de ces idéaux-types éclairent la diversité des formes d’écriture possibles dans le CEL, témoignant des margesde manœuvre relatives dont dispose le scripteur malgré le caractère contraignant du dispositif(onglets prédéfinis, etc.).

Les observations de type « informatif » ne proposent a priori aucun récit ni aucune inter-prétation. Il s’agit seulement, pour le scripteur, de transmettre une information simple, un fait« f. »13 :

Le 01/04/2010Objet : fiche de transmission d’informations — (14h26)Validation le 08/04/2010 à 10h57 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : ce mineur reste confiné jusqu’au 1er avril compris, ordre du lieutenant G

Ici, le maintien du confinement d’un jeune jusqu’à une date donnée est certes, de fait, connectéà d’autres événements connus en détention (et notamment l’incident qui a conduit à la décisionde confinement par le lieutenant pénitentiaire), mais l’écrit ne porte pas formellement la traceexplicite de cette connexion. L’étendue des observations de type informatif est vaste : tel détenua dérangé un cours, tel autre a refusé de participer à une activité, etc.

11 L’acronyme UCSA (unité de consultations et de soins ambulatoires) est ici utilisé pour désigner un type d’observationd’ordre médical.12 Ainsi les nombreux écrits relatifs au suicide sont-ils principalement entrés sous l’onglet « comportement d’un détenu »,

de même que de nombreuses observations entrées sous les onglets « ambiance générale », « sécurité » ou « suivi violence »ressemblent à s’y tromper à celles qui sont entrées sous l’onglet « comportement d’un détenu ».13 Afin de rester le plus fidèle possible au contenu réel du CEL, tel qu’observable par quiconque souhaite s’y plonger, les

extraits que nous utilisons ici sont retranscrits tels qu’ils apparaissent sur leurs supports originaux. Les fautes d’orthographequi peuvent s’y rencontrer sont dues à cette « copie conforme ». Seuls les prénoms et noms de famille ont été anonymisés.

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Le 19/04/2010Objet : comportement d’un détenu — (17h29)Validation le 20/04/2010 à 10h57 par . . . (Directrice pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : ce jour, le mineur a refusé de se rendre au gymnase prétextant qu’il préfère resterregarder la télé, gradé avisé

Le second type correspond aux observations « narratives ». Dans de tels cas, les scripteurss’adonnent au récit d’un événement ou d’une succession d’interactions en détention, dans lesquelsils peuvent être impliqués, ne serait-ce qu’à titre d’observateur passif. Il ne s’agit pas ici de donnerune information sur un fait « f. », mais d’organiser narrativement des liens cohérents de cause àeffet entre différentes faits (« f.1 + f.2 + f.3 + f.n ») afin de restituer une trame interactionnelle etévénementielle singulière :

Le 02/04/2010Objet : comportement d’un détenu — (18h30)Validation le 08/04/2010 à 12h53 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireCe jour, pendant les activités au gymnase à 17h40, le mineur N. a essayé de forcer le passageavec une résistance physique vers la salle de musculation en me portant un coup vers mapersonne et qui a frôlé mon visage, j’ai repoussé le mineur afin de fermer la porte et d’éviterun regroupement des mineurs des deux unités différentes. Le PCI a vu l’incident sur lacaméra numéro 37.

L’observation peut s’apparenter, lorsqu’elle s’inscrit dans ce second type, à une forme deconstat policier. Dans cet extrait, l’effet de vérité voulu par le surveillant s’effectue au croise-ment de trois dimensions qui sous-tendent la rédaction. Il s’agit tout d’abord de décrire, selonl’expression consacrée, « les faits, rien que les faits ». C’est précisément là la spécificité de cetype d’observation : aucune interprétation ne doit venir parasiter l’objectivité d’une successionlogique de faits bruts. Ici, l’absence totale de remarque du surveillant sur ses propres états d’âmes(a-t-il eu peur ou pas lorsque l’interaction devenait physique ?) vient par ailleurs suggérer, encreux, son professionnalisme et sa pleine capacité à gérer ce type de situations, selon un modèle« action–réaction » conforme aux usages de la profession en matière sécuritaire (Chauvenet et al.,1994). L’effet de vérité est ensuite renforcé par la capacité du surveillant à être minutieux danssa description — jusque dans le numéro de la caméra grâce à laquelle un collègue a été témoinde l’interaction —, témoignant d’une conscience aiguë de la situation, qui renforce l’image dubon professionnel et sa capacité à restituer pleinement la scène une fois le calme revenu. Enfin,l’effet de vérité est précisément démultiplié par cette potentialité de corroboration des dires dusurveillant par un collègue. Certes, la caméra n’a pas enregistré l’incident ; mais le surveillanten charge du PCI était bel et bien derrière son écran à ce moment-là, et l’affirmation « Le PCI avu l’incident sur la caméra numéro 37 » suggère par ailleurs que le scripteur en question a prissoin de vérifier qu’un collègue a réellement été témoin, à distance, de la scène, comme pour seprotéger par avance, via une mise en accord narrative, de toute contradiction possible.

On le percoit d’emblée : si, sous la forme épurée telle que définie par l’idéal-type, les obser-vations narratives ne portent pas la marque d’interprétations, elles sont déjà plus que de la pureinformation. Elles peuvent par ailleurs s’ouvrir subtilement à un travail interprétatif. Dans l’extraitsuivant, le simple usage de la ponctuation — les trois petits points — fait basculer le sens de l’écrit :

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Le 01/04/2010Objet : comportement d’un détenu — (14h02)Validation le 12/04/2010 à 14h23 par . . . (Directrice pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : ce jour, lors de la distribution du repas de midi, le détenu T. a refusé son repasprétextant qu’il ne voulait pas manger de la merde. . .

Sans ces trois petits points, nous serions ici en face d’une observation de type narratif simple :« f.1 » (distribution du repas) + « f.2 » (refus de manger) + « f.3 » (explicitation par le jeune du refusde manger). La présence des points de suspension change néanmoins le sens de l’observation, etsuggère que le surveillant en question « n’en pense pas moins », sans pour autant formuler le fondde sa pensée. En l’occurrence, trois orientations de sens au moins sont possibles, et il est vraisem-blable que chaque lecteur, en fonction de son statut (directeur ? éducateur ? pair surveillant ?) etde sa proximité avec le jeune (affectation ou non dans la même unité) et avec la scène en question(présence ou non lors de l’incident), se fera son opinion. La première interprétation serait que,bien que la narration soit minimale (se limitant à une phrase constituant à peine plus qu’un énoncéde type informatif), celle-ci vient en réalité s’additionner à une série d’observations similaires oud’interactions problématiques concernant ce jeune-là. Les points de suspension signifient alors :« T. fait encore des siennes ». La seconde interprétation est celle, classique chez certains sur-veillants véhiculant et reproduisant une culture anti-détenu, d’un effort de délégitimation de touteforme de revendication des détenus, au nom, précisément, de leur statut de détenus. Les points desuspension signifient alors : « il est en prison, c’est un détenu, de quel droit se plaint-il de la qualitéde la nourriture ? ». La troisième interprétation, tout aussi plausible, témoignerait au contraire de lacompréhension du geste du jeune ; les points de suspension signifieraient ici : « effectivement, vu“la merde” qu’on nous sert, on ne peut que comprendre l’attitude de T. ». Mais précisément, danscette manière de suggérer l’interprétation, à la manière d’un « no comment » toujours paradoxalqui commente sans commenter par un effet de proximité supposée avec le lecteur, le surveillantmontre, à l’aide d’une forme scripturale minimale, qu’il juge et interprète l’information, sans pourautant expliciter le fond de sa pensée.

Lorsque cette pensée est formellement explicitée, les observations correspondent alors autroisième type, dit interprétatif. Là, les scripteurs ne se contentent pas de narrer un événement (typenarratif), moins encore de reporter un fait simple (type informatif), mais cherchent à comprendrele comportement d’un mineur, son état général, et à faire part de leur propre sentiment sur cecomportement et cet état. Il s’agit alors de croiser des informations et le récit de successiond’événements afin de percer le jeune, son caractère, ses pulsions secrètes :

Le 05/04/2010Objet : comportement d’un détenu — (16h43)Validation le 08/04/2010 à 12h52 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : détenu respectueux de l’adulte pour le moment. . . il participe pleinement aux acti-vités qui lui sont proposées. Ce détenu participe aux différentes discussions lors des tempscollectifs mais sait rester en retrait par rapport au groupe lorsque les débats deviennentprovocatrices.

Ici, le surveillant fait part de sa volonté de comprendre et d’analyser le comportement d’undétenu et son attitude dans le collectif de l’unité. Tout en évoquant le climat de l’unité — les« discussions » et les « débats » qui en agitent le quotidien —, le surveillant fait état des capacités

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de ce jeune qui « sait rester en retrait », soulignant par là la « bonne attitude » d’un « détenurespectueux de l’adulte ». L’ajout de la mention « pour le moment. . . » est une manière de montrerqu’il reste néanmoins vigilant, les surveillants devant toujours rester sur le qui-vive pour anticipertout débordement. Il arrive également que les surveillants tentent de plus amples montées engénéralité sur l’état général d’un détenu — comme ici, à propos de ce détenu réputé « difficile »dont le surveillant tente de comprendre une attitude « enfantine » :

Le 06/04/2010Objet : comportement d’un détenu — (14h31)Validation le 08/04/2010 à 12h53 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : depuis quelques temps déjà j’ai noté une nette dégradation du comportement de cedétenu, qui mobilise beaucoup, a chaque occasion. En l’observant, je remarque toutefoisqu’il agit en « enfant », et me donne l’impression qu’il souhaite avoir une attention parti-culière. Il m’a demandé, à plusieurs reprises la semaine passée, que je reste avec lui. Cematin, il a réitéré sa demande puisque lors d’un mouvement pour le scolaire, il a insistépour que je fasse le mouvement avec lui alors que plusieurs agents étaient présents et queje me dirigeais vers un autre mouvement.

Ces observations de type interprétatif, où les interprétations, analyses et prises de positionsont davantage explicites, sont aussi les plus fréquentes au sein du CEL14. De fait, la hiérarchiepénitentiaire, en se servant du CEL comme dispositif de contrôle et de formation des agentspénitentiaires, cherche à former les surveillants à la « bonne observation », en vue de multiplierla production des « bons jugements » sur les détenus.

1.2. Le CEL comme dispositif de formation et de contrôle des agents pénitentiaires

L’une des questions centrales posées par l’étude de la construction sociale des actes d’écritureconcerne le degré de publicité de ce qui est écrit (Lahanier-Reuter, 2010). Ainsi, la forme et lecontenu d’un écrit dépendent en partie de l’anticipation de sa lecture, et donc de la nature, dustatut et de l’autorité du ou des destinataires. Certes, plusieurs études montrent que les lecteursdes écrits au travail se limitent souvent à un nombre particulièrement réduit, l’écriture et sessupports variés délimitant alors un « espace protégé de l’entre nous professionnel » (Laé, 2008,p. 18)15. Cependant, la nature informatique du CEL, qui rend possible sa lecture à tout endroitde l’espace de travail et qui en autorise l’impression sur papier par tout acteur de l’EPM, nousengage à nous intéresser à la diversité des lectorats du CEL qui, réels ou potentiels, peuvent pesersur les pratiques d’écriture.

En particulier, si chaque professionnel, au sein de l’EPM, peut avoir accès au contenu duCEL en entrant, dans l’un des postes informatiques de l’établissement, son login et son motde passe personnels, l’accès au logiciel apparaît institutionnellement segmenté. En effet, quandune session du CEL est ouverte par le login d’un agent de terrain, et ce quelle que soit son

14 Nous montrerons néanmoins infra que ces observations de type interprétatif sont principalement condensées durantla première semaine d’incarcération d’un jeune, visant à construire et à cerner son « profil » spécifique.15 Évoquant les écrits du travail dits « réels », qui servent à accompagner la réalisation de l’activité de travail — ces

« traces de connaissances non reconnues, non officielles mais sans lesquelles le travail ne pourrait pas être effectué sansincidents permanents » —, Josiane Boutet souligne même la fréquente impossibilité d’en distinguer l’auteur et le lecteur,« ces textes n’étant pas destinés à être lus par d’autres que l’auteur lui-même » (Boutet, 1993, p. 24).

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administration d’appartenance, les nom et prénom de l’auteur d’une note n’apparaissent pas,seules étant conservées les informations relatives au grade et à l’administration d’appartenancede l’auteur de la note. Quand, au contraire, une session du CEL est ouverte par le login d’un membrede la hiérarchie de l’EPM, et ce, à nouveau, quelle que soit son administration d’appartenance,alors la note apparaît signée par le nom et le prénom de celui qui en est l’auteur16. L’usage duCEL peut, en conséquence, être détourné de sa fonction première de production et de circulationde l’information sur les jeunes détenus, pour devenir, à l’instar des pratiques d’écriture des gradéspénitentiaires en maison pour peine (Cliquennois, 2012), un outil de contrôle, voire de formation,des différents professionnels de terrain. De fait, le CEL est utilisé comme un outil essentielde régulation des rapports professionnels internes à l’administration pénitentiaire, la hiérarchiepénitentiaire utilisant le logiciel pour avoir une visibilité sur le travail de ses agents, commel’explique la directrice pénitentiaire de l’EPM :

« Quand on procède à l’évaluation des stagiaires ou à la notation des surveillants, on regarde,on sort toutes leurs observations. Et c’est vraiment un critère d’appréciation de la manièrede s’en servir. Donc combien d’observations, la qualité de l’observation. Qu’ils fassent desfautes d’orthographe, ca m’est assez égal. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment la pertinencede l’observation » (Directrice pénitentiaire).

Le CEL permet dès lors à la hiérarchie pénitentiaire d’inculquer aux surveillants de terrainune certaine manière de regarder les détenus et de les catégoriser. Ainsi le chef de détentionde l’EPM a-t-il rédigé une fiche synthétique afin d’améliorer l’usage du CEL. Cette fiche estdistribuée à chaque nouveau surveillant de l’unité « arrivants » de l’EPM, unité où, durant unesemaine, les nouveaux détenus sont tout particulièrement observés et évalués par l’ensemble desprofessionnels, avant leur affectation dans l’une des autres unités qui composent la détention.Cette fiche liste un certain nombre d’adjectifs dont les surveillants peuvent — ou doivent — faireusage pour qualifier, de facon « pertinente », le comportement des détenus :

« Nous, on s’en sert aussi pour voir comment s’en servent les agents. . . Quelqu’un qui dittout et n’importe quoi, ce n’est pas utile, mais quelqu’un qui ne dit rien non plus, ce n’estpas utile. Il faut un juste milieu.— Il y en a qui disent tout et n’importe quoi ?— Oui parce qu’il y a des observations qui ne sont pas pertinentes. Alors ce que j’aifait sur le quartier arrivants, c’est que j’ai mis un. . . [. . .] Je leur ai donné des exemples dethèmes sur le comportement, les habitudes, les relations, le courrier, les parloirs, situation defamille, situation/évolution, les relations avec le personnel, avec ses codétenus, les incidents,les réactions, les attitudes, les activités, l’assiduité que ce soit aux activités, au scolaire,etc., l’apparence, l’hygiène, les cantines. Et en face, des suggestions de qualificatifs. Donc“correct”, “poli”, “obséquieux”, “incorrect”. . . Donc savoir parler, avoir des idées, faire desphrases et avoir des observations pertinentes. Je leur ai bien dit que je ne voulais pas voirde RAS. Parce qu’au départ, on avait des observations avec “RAS”. J’en ai rien à foutre,moi, des RAS. Donc là, ca leur donne un peu une trame. Et en fonction de ca, ils peuventavoir des thèmes d’observation. Après, il suffit de mettre les qualificatifs qui vont en face.C’est pas exhaustif, il y en a certainement d’autres, hein » (Chef de détention).

16 Ce jeu autour de l’identification des auteurs des observations contenues dans le CEL souligne l’importance de la« fonction d’assignation » remplie par les écrits au travail qui visent un objectif de « tracabilité » (Fraenkel, 1993, p.35-36).

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Disponible dans le bureau des surveillants du « quartier arrivants » de l’EPM, la fiche suggèrediverses oppositions symboliques (correct/incorrect, poli/impoli, patient/impulsif, se prend enmain/se laisse aller, etc.), qui visent à former les surveillants à la « bonne observation », autrementdit à l’observation compatible avec le « projet EPM » lui-même et sa manière spécifique de régulerles conduites tout en gérant les risques en détention.

2. Surveillance par l’écrit, surveillance de l’écrit

Signe de l’effectivité — sinon de l’efficacité — de cette fiche d’utilisation auprès des sur-veillants de l’unité « arrivants », l’observation du contenu du logiciel non plus suivant l’entrée« détention » mais suivant l’entrée « détenus » met au jour l’omniprésence des observations detype interprétatif durant la première semaine d’incarcération des jeunes. Ces observations visentà circonscrire, pour reprendre un terme régulièrement employé par les agents pénitentiaires, leur« profil » spécifique, profil qui sera par la suite confirmé et affiné ou, plus rarement, infirmé, toutau long de leur parcours en détention. Les profils ainsi constitués servent alors de support cognitifet argumentatif pour guider l’orientation des détenus. Mais dans le même temps, précisémentparce qu’elles s’accumulent et laissent des traces, les informations ainsi consignées constituentautant d’épreuves relatives à la qualité du travail effectué. Outil de surveillance des détenus parl’écrit, le CEL tend dès lors à se muer en un outil de gestion des risques professionnels.

2.1. Profiler et orienter : la mise en forme des trajectoires carcérales

L’observation des pratiques décisionnelles qui président au « tri » et à l’affectation des détenusdans les divers « régimes de détention » des prisons pour adultes (Cliquennois, 2009) montreque les critères retenus par les agents pénitentiaires reposent sur l’articulation de « jugementsà distance », essentiellement fondés sur le profil pénal et le passé pénitentiaire des détenus,et de « jugements en interaction », soit des jugements produits « en face-à-face, à partir del’observation des conduites, des codes langagiers, corporels, émotionnels et vestimentaires desdétenus » (Cliquennois, 2012, p. 133-136). L’introduction du CEL dans les prisons — ultérieureà l’enquête ici évoquée, comme l’auteur le signale d’ailleurs lui-même (Ibid., p. 139) — vientprécisément accroître la prégnance de ce second type de jugements, dans le cadre d’un processuscontinu d’invidualisation de la construction des trajectoires en détention.

2.1.1. Profiler le détenu arrivantL’établissement progressif d’un « profil » de détenu se construit, au sein du CEL, selon un sys-

tème informel de catégorisation des jeunes incarcérés, lui-même fondé sur une série d’oppositionssymboliques structurantes dont on donnera ici trois exemples. Une première opposition distingueles jeunes « fragiles » et les jeunes « à l’aise ». Témoin d’une représentation de l’EPM comme unestructure protectrice pour certains détenus qui se feraient « marcher dessus », l’un des objectifs estde repérer les éventuelles « faiblesses » des jeunes incarcérés. Est alors traqué un éventuel « chocde l’incarcération » :

Le 12/03/2010Objet : comportement d’un détenu — (23h48)Validation le 12/03/2010 à 23:52 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaire

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Détail : les modalités d’écrou se sont déroulées correctement. Détenu primo-incarcéré, nesemble pas avoir le choc de l’incarcération. À l’écrou, il était calme et poli [. . .].

Dans ce cadre, les jugements pénitentiaires sur les détenus épousent une ligne de crête. S’ilest en effet bien vu que le jeune ne soit pas trop « perdu », il convient également qu’il « montreses émotions ». En témoignent les deux extraits suivants, séparés par un intervalle d’une heure,concernant un jeune incarcéré pour homicide qui n’avait jamais eu affaire à la justice auparavantet qui était a priori considéré, dès son arrivée, comme un jeune « fragile, à surveiller ».

Le 17/03/2009Objet : comportement d’un détenu — (18h27)Validation le 24/03/2009 à 14:37 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : premier contact avec le jeune. Lors de l’ouverture de la cellule j’ai pu constaterqu’il n’avait pas touché au repas du soir et qu’il avait dormi avec ses affaires au-dessus desdraps. Ambiance très calme au petit déjeuner. Le jeune semble perdu, parle très peu et nemange pas. [. . .] Au repas du midi, F. a mangé sans chercher à discuter avec les adultes.Lors de l’activité de l’après-midi, son visage s’est ouvert un peu et on a pu voir son sourireentre deux balles de baby-foot. Lors du repas du soir, l’ambiance était à la rigolade grâceaux discussions farfelues de l’éducateur.

Le 17/03/2009Objet : comportement d’un détenu — (19h27)Validation le 24/03/2009 à 14:37 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : quelque chose me dérange dans l’attitude du jeune. Il semble qu’il comprend bienle pourquoi de son incarcération, mais que par la froideur des émotions qu’il fait ressortirou l’absence même d’émotion, cela m’interroge sur le fait qu’il réalise pas encore ou trèsmal l’acte commis et ses conséquences. . .

À suivre.

Une seconde opposition distingue les jeunes « primo-incarcérés » et les jeunes « multi-récidivistes ». Certains jeunes, même quand ils paraissent « polis » et « matures », doivent toujoursfaire l’objet d’une attention particulière s’ils sont trop acclimatés, à force de retours réguliers,aux réalités pénitentiaires. Une vigilance particulière s’exerce ainsi à l’arrivée d’un jeune dont lepassé pénitentiaire laisse présager un comportement perturbateur — en cas de transfert discipli-naire, notamment. C’est ce dont rend compte l’observation suivante, à propos d’un détenu arrivé àl’EPM après 17 mois d’incarcération au sein d’une maison d’arrêt. L’usage des expressions « pourle moment » et « quand même », dans le cours de l’écrit, nous renseigne sur la prudence affichéeà propos de jeunes qui connaissent par trop le fonctionnement du système carcéral.

Le 25/03/2010Objet : comportement d’un détenu — (19h36)Validation le 26/03/2009 à 15:02 par . . . (Lieutenant pénitentiaire)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : ce détenu est arrivé sur l’unité plus détendu qu’au greffe.Il était dans de bonnes conditions d’écoute et favorable à l’échange. Il a accepté pour lemoment toutes nos explications sur le déroulement et le fonctionnement de l’établissement.

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Il s’est montré très agréable et courtois envers les professionnels, mais à surveiller quandmême.

Une troisième opposition distingue les jeunes « sympas » des jeunes « casse-pieds » (ou « casse-couilles », c’est selon), notamment ces jeunes « qui demandent beaucoup » au personnel de l’EPM.Si certains détenus sont rapidement catalogués comme « dans une bonne dynamique » et sont pré-sentés comme des « leaders positifs », et d’autres comme des détenus qui « poseront des problèmesà coup sûr », le jugement est parfois plus complexe à stabiliser. Dans ces cas, le passé pénitentiairedes jeunes est souvent mobilisé, parmi d’autres éléments, pour évoquer un éventuel basculementde représentation. En particulier ce jeune, considéré à son arrivée, lors d’une observation réaliséeà 10h27 par un surveillant, comme « à l’aise », « étant donné qu’il a déjà été incarcéré au sein del’EPM », et qui « a priori ne va pas poser de soucis de gestion », était cependant percu, lors d’uneobservation consignée le même jour à 18h15 par le même surveillant, comme un détenu qui « al’air d’être à l’affût d’un mauvais coup » :

Le 31/05/2009Objet : comportement d’un détenu — (18h15)Validation le 02/06/2009 à 14:37 par . . . (Chef de détention)Rédacteur : surveillant pénitentiaireDétail : détenu qui souhaite passer plus de temps en cellule pour regarder la télé, j’ai duinsister plusieurs fois pour qu’il aille en promenade, sachant que ce matin il avait refuséson activité.Son comportement sur l’unité ne pose pas de soucis, il s’acquitte des tâches qui lui incombentet obéit aux demandes qui lui sont faites. Il ne comprend pas tout de suite, il faut luire-expliquer les choses, est-ce qu’il fait exprès ou pas ????????Il a l’air d’être à l’affût d’un mauvais coup, il a essayé de négocier mais en vain certaineschoses (jus en cellule, promenade en salle de détente. . .).Il faut rester prudent à son encontre et ne pas hésiter à le reprendre.

Les observations consignées par les surveillants portent donc la marque d’une volonté deconnaître en profondeur les jeunes détenus. En scrutant les intentions et en percant les masques,en interprétant les indices et en accumulant les informations, les surveillants produisent des tracessusceptibles de participer à l’orientation des détenus et à la construction des trajectoires carcérales.

2.1.2. Orienter : le CEL comme support cognitif et argumentatifFonctionnant sur un système de différenciation des unités de vie qui composent la détention17,

l’un des enjeux de la construction des trajectoires carcérales consiste à affecter les détenus dansces différentes unités. Ces affectations se décident — en principe au moins — au sein de réunionsappelées « CPU », pour « commissions pluridisciplinaires uniques », où se côtoient des surveillantspénitentiaires, des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des enseignants del’Éducation nationale et, de facon cependant plus aléatoire selon les effectifs en présence, dupersonnel de soin. Si ces réunions donnent l’occasion aux différents « partenaires » de présen-ter et de défendre leur propre représentation des détenus, elles sont également le lieu où sontrendus visibles les usages du CEL, ici non plus considéré comme un dispositif d’écriture mais

17 Les unités « ordinaires » y côtoient une unité « renforcée », pour les détenus les plus difficiles à gérer, et une unité« libérale », pour ceux qui apparaissent comme les plus « méritants ».

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comme un dispositif de lecture, objet d’une appropriation contextualisée dans le cadre d’un « coursd’action »18.

Il est ainsi fréquent que les personnels pénitentiaires viennent en commission pluridiscipli-naire unique (CPU) après avoir imprimé, depuis le CEL, l’ensemble des observations — et nonseulement les leurs — concernant les jeunes dont il est prévu de parler. Bien que ces observationspuissent être mises en controverse, par le truchement des longues discussions qui entourent lasituation des jeunes dont le cas est présenté, le CEL peut servir à rappeler certains « faits mar-quants » qui assurent la stabilisation de la représentation d’un jeune, offrant un cadre cognitifpermettant d’orienter la suite des débats. En d’autres termes, l’oral peut servir à apporter desprécisions et des éclaircissements sur l’écrit, et permettre aux acteurs de livrer un contexte quitransformera partiellement les conditions d’interprétation de l’écrit (Grosjean et Lacoste, 1999,p. 449-450) ; mais en retour, l’écrit, par la trace qu’il laisse, limite la redéfinition de l’identitédu « cas » discuté à l’oral. L’écrit, via le CEL, devient ici l’opérateur et le rouage effectif d’unprocessus de stigmatisation. En témoigne cet extrait d’une CPU durant laquelle fut discuté le casd’un jeune dont la psychologue de l’UCSA reconnaissait qu’il était « difficile à cerner ». C’estalors l’un des chefs de service de la PJJ qui, en s’appuyant sur le contenu du logiciel, en vint àemporter l’adhésion des participants à la CPU sur le « profil » du jeune « discuté » ce jour-là.

À propos de M., incarcéré pour des faits de vol avec séquestration. Selon l’éducatrice quiprésentait le jeune, ce dernier « reconnaît la gravité mais avec froideur, sans émotion, pfff. . .

c’est bizarre ». Cette dernière estimait alors, à partir de ses premières observations du jeuneen collectif, que celui-ci ne lui laissait « que trop peu de choses à voir pour qu’on puissedire dès maintenant s’il a le profil d’un leader ou d’un suiveur ». Après avoir évoqué sascolarité avec le professeur présent, l’éducatrice revient sur cette question du « profil » dujeune, nécessaire à cerner pour définir son affectation en unité. Le chef de service de la PJJ,en lisant des observations sur le CEL, avance alors qu’« il a plus l’allure d’un leader qued’un suiveur ». La surveillante, puis la psychologue, abondent alors dans ce sens (Journalde terrain).

Il convient néanmoins de ne pas généraliser ce rôle d’opérateur du CEL, qui deviendrait, danstous les cas, acteur dans le processus de construction, de fixation et de stigmatisation des identitéscarcérales. Il arrive parfois qu’il ne soit que le traducteur de représentations qui lui préexistent.Cette remarque nous amène à considérer les usages du CEL en les replacant dans un cours d’actionplus large, dont les caractéristiques singulières peuvent nous éclairer sur le rôle concret du logiciel.Dans les cas où la représentation du « profil » des détenus est relativement partagée et stabilisée,le CEL ne fait alors que traduire un sentiment général sur le jeune. Il peut néanmoins servir demémoire à ce sentiment qui, figé et fixé par l’écriture, sert alors de cadre cognitif pour l’aiguillagedes discussions. Le fait même que de nombreux surveillants s’appuient sur les observations duCEL pour présenter la situation du jeune et en débattre collectivement nous renseigne sur ce rôledu CEL, qui ne saurait dès lors être limité à celui d’un traducteur passif, mais peut au contraireêtre étendu à celui d’un diffuseur de catégorisations soigneusement mémorisées en son sein. Dansles cas où le « profil » des détenus est plus flou, moins assuré voire vivement controversé, le CELpeut se muer en acteur de la controverse : « sur le CEL, il est marqué que. . . ». Dès lors, non

18 Pour une analyse des conditions de la réception des actes d’écriture, partie prenante d’un « cours d’action », nousrenvoyons notamment aux réflexions de Béatrice Fraenkel sur la performativité des dispositifs de scription (Fraenkel,2007).

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seulement les catégories véhiculées au sein du CEL deviennent partie prenante de la controverse,mais la légitimité du CEL en tant qu’acteur peut venir à être mise en question.

Ce fut notamment le cas à propos d’un jeune pour lequel avait été décidé, par l’administrationpénitentiaire, un transfert disciplinaire. Les éducateurs de la PJJ, très remontés contre cette décisionqu’ils qualifiaient d’« injuste », estimaient que le jeune avait été victime d’un « acharnement » de lapart de l’administration pénitentiaire. À l’occasion d’une réunion PJJ, un éducateur s’emportait :« Il paye son côté gros black. Comment tu expliques qu’il y en a un, il pète le nez d’un surveillant,il reste 2 jours au QD, et que lui il reste 5 jours ! En fait, d’entrée, dès qu’il est arrivé, ils se sont dit“lui, on va le transférer” ». Les éducateurs mettaient alors en cause les écrits contenus dans le CEL àpropos de ce jeune. Des écrits qui, selon eux, ne faisaient que relayer et renforcer une représentationinitiale injuste et biaisée : « c’était écrit depuis longtemps dans son suivi comportemental, qu’ilallait être transféré ». En cela, la manière dont le CEL est à même de faconner les trajectoiresindividuelles des détenus, combinée au scepticisme dont cet usage est l’objet, nous renseigne tout àla fois sur la prééminence de l’administration pénitentiaire et de son système de catégorisation dansla construction des trajectoires carcérales, et sur la fragilisation ponctuelle de cette prééminence,soumise aux regards de divers « autres » qui peuvent, en certaines situations, y apporter des formesde contrôle ou de modération.

2.2. La gestion des risques en EPM. Les écritures comme « traces » du travail

Du fait des conditions de diffusion et de publicisation des écrits au sein du CEL, le logicielapparaît, pour les surveillants de terrain, comme un dispositif essentiel d’archivage de traces deleur travail. Plusieurs fois, nous avons ainsi assisté à des scènes où les surveillants cherchent« quoi écrire » dans le CEL, pour tenter de rendre visible la qualité de leur travail et la pertinencede leur regard sur les détenus. C’est ce que raconte un jeune surveillant, qui explique sa volonté,par l’écriture, de montrer qu’il « [fait] bien [son] travail » :

« En fait, la direction ils savent pas vraiment ce qu’il se passe ici, donc bon le CEL ca leurpermet de voir ce qui se passe. J’ai fait, tu vois, 13 observations en 3 mois. Bon, je trouve quec’est un truc vraiment utile hein le CEL, sauf que moi la direction m’a fait des remarquesqui m’ont pas vraiment plu. Tu vois le jeune qui était là, S., bah il est là pour viol, bon, etdans la remarque je dis qu’il a du mal avec l’autorité féminine, parce qu’il avait mal parlé àl’éducatrice, et moi on m’a répondu, en validant, “votre rôle c’est d’aider l’éducatrice, pasd’analyser la situation”. . . [silence] Donc bon tu vois y a des effets pervers.— Toi t’as répondu ?— Nan, j’ai fait profil bas mais après j’ai réussi à me faire mieux voir, notamment quandj’avais géré une bagarre générale en gymnase, où j’étais intervenu. Alors au début, quand jenotais, j’étais sans aucune retenue, sans filtre, alors que bon depuis ca, je fais des remarquespertinentes, qui vont dans le sens, pour dire que je suis bien présent, que j’agis, que je faisbien mon travail » (Surveillant).

Cette question des « traces » produites par l’usage du CEL renvoie dans le même temps, etplus fondamentalement, à la question de la gestion des risques par les professionnels scrip-teurs. Comme l’avaient déjà pointé Michèle Grosjean et Michèle Lacoste dans un autre contexte,l’informatisation de l’écrit au sein des organisations a renforcé et accentué son rôle de protec-tion contre les procédures pénales (Grosjean et Lacoste, 1999). À cet égard, le CEL apparaîtcomme un dispositif essentiel de protection juridique en cas de survenue d’incidents en déten-tion, notamment en matière de prévention du suicide. L’aspect moralement « intolérable » (Fassin

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et Bourdelais, 2005) d’un suicide en détention — tout particulièrement du suicide d’un mineurdétenu —, ajouté à la responsabilité d’ordre juridique engagée par les agents en poste le jourd’un éventuel « drame », font de cette question du suicide un thème incontournable à l’EPM.Non seulement les agents estiment, à tort ou à raison, y jouer leur emploi, mais ils estiment pluslargement que l’ensemble de la structure y joue sa crédibilité, voire sa survie. Cette vigilanceimplique, de la part de l’ensemble des membres de l’EPM, non seulement de détecter le mal-êtreéventuel d’un jeune qui ne supporterait pas la détention, et de repérer les tactiques d’un jeune qui« joue la comédie », mais également de « se protéger » en rendant visible et tracable l’ensembledes pratiques de prévention :

« Indirectement, on joue tous un rôle en prévention du suicide [. . .] La preuve, on le senttout de suite que le mineur il est pas bien, tout de suite. Le mineur, tu trouves qu’il achangé, qu’il est pas bien, tout de suite on le note [dans le CEL], parce qu’au moins lachaîne d’information passe. [. . .] Et faut pas se leurrer, le jour où y a un incident, c’est“tiens, comment ca se fait, comment ca se fait, comment ca se fait ?”. Mais ca c’est normal.Après, je trouve que c’est quasiment un automatisme. Enfin moi, je suis rentré dans unautomatisme. Le moindre souci, j’en parle, je le note, j’ai fait ce que j’avais à faire, à lalimite s’il se pend, c’est son choix, c’est pas le mien » (Surveillant).

« Quand je sens un détenu qui est pas bien, qui m’a parlé, avec qui j’ai eu un entretien, quime dit “Ouais, j’en ai marre de la détention, j’en ai marre de tout”, quand je sens vraimentque ca va pas, ouais, je prends note et j’en informe la hiérarchie. Et à ce moment-là, le soirils sont en surveillance spéciale.— Quasiment automatiquement quoi ? Dès. . .

Dès qu’on fait un CEL qui pose problème ouais. Autant des adultes, quelqu’un qui va venirte voir en disant “Ouais ce soir je me suicide”, je vais pas dire que tu prends ca à la légère,c’est pas ce que je veux dire. Mais tu fais plus attention à un mineur » (Surveillante).

Le CEL permet ainsi d’informer efficacement d’une situation d’urgence et, par le même biais, de« se couvrir » en cas de tentative de suicide, dédouanant de sa responsabilité l’agent qui aura « faitson travail » en signalant un risque éventuel. Dans la même logique, le signalement d’un risqueimplique nécessairement une réaction de la part de la hiérarchie, qui ne pourra pas dire qu’elle nesavait pas en cas de drame. La trace « protège » en même temps qu’elle fait agir. À ce titre, l’examendes pratiques d’écriture des surveillants au sein du CEL nous offre un regard sur la spécificité despratiques de surveillance en EPM. Comme le montrent de nombreuses « traces » du CEL analyséesdans cet article, si gestion des risques il y a, elle se formule davantage en termes de préventiondes risques suicidaires, d’impératif de protection des personnes vulnérables et d’identification deséléments perturbateurs du quotidien carcéral. Certes, à l’instar de tout mécanisme institutionnelde gestion des risques, ces traces apparaissent comme des modes de sécurisation de l’institutionpar elle-même (le suicide d’un jeune, constituant une épreuve redoutable pour l’institution etson personnel, nécessite le déploiement d’un parapluie préventif), mais la différence n’en est pasmoins réelle avec les prisons pour majeurs où, au côté de l’impératif de la gestion des risquessuicidaires (Cliquennois et Chantraine, 2009), la gestion des risques de récidive et de la dangerositédes détenus occupe une place prépondérante (Cliquennois, 2009).

3. Conclusion

Dans une contribution à un ouvrage collectif consacré à l’actualité et à la fécondité des sur-veillance studies, Fabien Jobard et Dominique Linhart proposent de déglobaliser l’approche de

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la surveillance, pour appréhender la diversité des réalités empiriques que ce concept recouvre(Jobard et Linhart, 2011). La comparaison des formes de surveillance de l’aéroport d’Orly aveccelles mises en œuvre sur le territoire de la cité de Dammarie-lès-Lys leur permet de construiredeux idéaux-types de la surveillance : la « surveillance libérale » et la « surveillance souveraine ».Dans la première, il s’agit de concilier droits des citoyens et confort des consommateurs, tout encherchant à identifier des terroristes potentiels en s’appuyant sur des indices spécifiques. Dans laseconde, il s’agit non plus de sonder des anonymes, mais de pérenniser, personnaliser et indivi-dualiser l’observation d’une population et d’individus assujettis, fixés à un territoire, dans le cadred’une relation toujours marquée par l’imminence de l’emploi de la force. Insistant sur le caractèreidéal-typique de leur démarche, les auteurs mettent en évidence la manière dont, au sein d’unmême espace, les logiques et les pratiques de la surveillance peuvent basculer d’un idéal-type àl’autre, en fonction des objectifs du pouvoir et de la sophistication de ses techniques. En EPM,ces types d’articulation sont cependant réduits à peau de chagrin. L’administration pénitentiairey a en effet la capacité d’organiser et de contrôler chaque mouvement, grâce à une intrication fineentre surveillance à distance (caméras) et surveillance rapprochée (« corps à corps ») (Chantraineet al., 2012). Nous retrouvons là notre premier axe de l’activité des surveillants — « surveiller,séparer, isoler » —, et l’art de produire l’ordre au temps présent. Conjointement, le CEL permetde dé-spatialiser les observations et de les rendre visibles par tous, mais aussi de les consigneret de les accumuler ; bref, de les inscrire dans un temps passé, présent et futur, apparentant defait le CEL à un panoptique informationnel, illustration « pure » de l’idéal-type de la surveillancesouveraine.

Cette lecture a néanmoins le défaut de sous-estimer les potentialités d’usage du CEL. Loinde pouvoir être réduit à un seul dispositif de surveillance et d’observation des détenus, l’objets’avère être aussi, dans la pratique, un dispositif de surveillance et d’observation des profession-nels, en particulier les surveillants. Les jugements qu’ils émettent sur les détenus sont susceptiblesd’être regardés et épiés, voire contrôlés, non seulement par leur propre hiérarchie, mais égale-ment par les différents professionnels qui interviennent à leurs côtés, ou par d’éventuels tiersextérieurs — qu’il s’agisse de sociologues, de contrôleurs qui travaillent à l’amélioration desconditions de vie en détention, ou d’éventuels enquêteurs susceptibles d’intervenir en cas desurvenue d’un drame en détention. La surveillance souveraine des détenus, permise par le CEL,apparaît dès lors comme une « surveillance sous surveillance » (Jobard et Linhart, 2011). Sil’on peut craindre que ces formes de surveillance de la surveillance conduisent à une décon-nexion accrue entre les pratiques réelles et celles qui sont rapportées au sein du CEL, il nefaudrait pas réduire à l’avance l’impact potentiel de cette surveillance sur les rapports sociauxréels en détention. À cet égard, il est probable que la routinisation du CEL dynamisera nonseulement l’évaluation diffuse et prégnante des détenus, mais également le mouvement plusgénéral de judiciarisation des rapports sociaux en détention (Rostaing, 2007). Les effets de cettejudiciarisation accrue sont eux-mêmes potentiellement ouverts. Relativement au deuxième axede l’activité des surveillants — « négocier, dialoguer, punir » —, ils pourraient tout aussi bienconsister en un contrôle — et une modération — de l’arbitraire infradisciplinaire en détention,qu’en une réduction simultanée du dialogue social et de l’informalité des relations entre sur-veillants et détenus, accentuée par l’ouverture systématique de parapluies protecteurs et, in fine,déresponsabilisants.

Ainsi, le choix de placer notre focale sur le troisième axe du travail des surveillants— « observer, consigner, tracer » — nous permet non seulement d’appréhender l’actualisationque connaissent les facettes les plus traditionnelles de leur activité, mais également d’analyserles enjeux plus généraux par lesquels passe cette actualisation. Loin d’être spécifiques à l’univers

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pénitentiaire, la mise en visibilité du travail et la consignation continue de ses opérations les plusordinaires, corollaires de sa tracabilité en expansion, condensent les transformations majeuresauxquelles est actuellement confronté, dans son ensemble, le monde des surveillants de prison.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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