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Claud'e-Gilbert Dubois ZT2Tr : le PremÌCT e " tolie: <<Le Bar ° qUe S0US K ^ d eur °Péen». Erasmo e le Lxtremadura, 1999, pp. 17-36; le dernier en France: «Le baroque· méthodes Attitudes et mouvements Lectures des Essais par Marcel Raymond et Jean Starobinski André Tournon 178

Œuvres et Critiques XXVII, 2 (2002) ecole de geneve

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school of geneva literary theory

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Claud'e-Gilbert Dubois

ZT2Tr: le PremÌCT e" tolie: <<Le Bar°qUe S0US K^d eur°Péen». Erasmo e le Lxtremadura,

1999, pp. 17-36; le dernier en France: «Le baroque· méthodesAttitudes et mouvements

Lectures des Essais par Marcel Raymond et Jean Starobinski

André Tournon

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I Loin de Genève, beaucoup de lieux sont régis par des autorités à compétences jadis scolastiques, maintenant scolaires. Entre les érudits riverains du Léman on décèlera plus volontiers des affinités intellectuelles, parmi lesquelles justement la défiance envers les écoles et leurs produits. Tentons ici d'en distinguer quelques effets, venus à la rescousse d'un écrivain inclassable que des coteries idéologiques, hors Helvétie, ont un peu trop souvent pris pour gibier.

Il s'agit de Montaigne. En France, il traversait au cours des années trente du siècle dernier une période critique, marquées par de vives controverses sur sa pensée religieuse. La question paraissait presque simple: fallait-il le reléguer dans l'enfer du doute, ou l'admettre au paradis après stage en purgatoire? Moins d'une centaine d'années plus tôt, l'abbé Bournisien serait tombé d'accord avec Bossuet et Malebranche en faveur de la première solution. Mais en cette ultime décennie de la Troisième République, leurs héritiers spirituels avaient changé de tactique: les ancêtres présumés de l'agnosticisme faisait l'objet de tentatives de conversion, posthumes et d'autant plus intrépides. Ainsi de Montaigne: les universitaires bien-

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pensants ne fulminaient plus contre lui, ils s'efforçaient plutôt de montrer qu'il n'avait jamais quitté le troupeau du Bon Pasteur, sinon pour quelques escapades verbales sans conséquences - des malentendus tout au plus, envenimés par de méchants positivistes en quête de patrons de mécréance. A quoi les tenants du Panthéon anticlérical répliquaient en termes non moins pérempt

oires. Mais de part et d'autre il était toujours question d'appartenance doctrinale, et l'on échangeait des citations prétendues décisives pour ou contre les catéchismes des uns et des autres. Une voix s'est singularisée dans le tintamarre: celle de Marcel Raymond dont un bref article, publié en 1935, portait un titre qui à lui seul changeait les données du problème: «Attitude religieuse de Montaigne»1.

Rien de fracassant pourtant. Les premières pages rappellent avec un égal respect les recherches d'H. Busson et de H. Janssen, entre autres, avant de

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problématiser leurs acquis en insistant sur le surprenant «tour d'escrime» de / 'Apologie de R. Sebond, qui vient, du côté de chez Janssen, au secours de la doctrine du théologien, mais en ruinant, du côté de chez Busson, l'anthropomorphisme et l'anthropocentrisme qui lui servaient de fondements2. Très tôt cependant apparaît la différence de perspective: Marcel Raymond s'interroge sur une «pensée à deux étages»3, et sur ses présupposés plus que sur les déclarations habituellement invoquées. Car il ne s'agit ni d'estimer factices les professions de foi et de soumission à l'Eglise, ni de les tenir pour péremptoires, mais plutôt de voir, en deçà, comment Montaigne se situe par rapport à ses propres convictions de chrétien, compte tenu du mode d'investigation qui régit son livre - le dessein de mettre à l'essai les pensées et comportements spontanés qu'il enregistre, pour leur donner forme et les assumer en toute lucidité. Dès lors, rien ne va plus de soi. Ainsi de l'humilité peut-être fidéiste qui inspire Y Apologie: elle a pour préalable la décision de considérer «l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes et dépourvu de la grâce et connaissance divine» - ce qui revient, écrit Marcel Raymond, à «poser le problème de l'homme en des termes qu'un chrétien jugerait à peu près inconcevables»4. Un modèle pourrait pallier la difficulté - celui d'un mysticisme d'abnégation, fervent de se retrouver sans mots ni savoir devant Dieu et totalement abandonné à Sa volonté. Marcel Raymond le récuse, et creuse encore l'écart: même si Montaigne à la fin de Y Apologie évoque «cette divine et miraculeuse métamorphose» qui pourrait transfigurer l'homme, il reste à distance, cantonné dans le monde bien terrestre qu'il reconnaît pour sien. «Non que la religion ait cessé d'être le vrai, mais par une étrange pretention Montaigne entend que l'homme se compose et se guide ici-bas sans son aide»5. Le terme de pretention touche à l'essentiel; car la gestion des représentations, la khrêsis phantasiôn que Montaigne emprunte à Epictète, comporte bien la possibilité d'un tel détachement réfléchi, et c'est grâce à cela que le sujet peut déterminer ou varier son attitude à l'égard des diverses composantes de sa pensée sans forcément discréditer les unes au bénéfice des autres; ce qui lui permet d'affirmer sans réserve les vérités de foi tout en réglant sa vie selon une éthique entièrement sécularisée, qui ne doit à la Révélation qu'une possibilité de dépassement à peine concevable et peut-être inaccessible. Tout se joue dans le décalage opéré par la réflexion, entre les assertions que profère le sujet et l'autorité qu'il leur accorde - affaire de conscience régulatrice, à l'œuvre dans un présent instable, non de dogmes reçus ou refusés une fois pour toutes. La théorie de ce dédoublement est à peine esquissée, en une évocation poétique de l'univers où se complaît Montaigne,

ce monde fluide, où tout roule sans cesse, où les choses et les êtres s'écartent apparemment de toute loi, à la poursuite de leur propre

ressemblance. Entre le monde de la croyance, peu à peu désaffecté, et le inonde du savoir, que Descartes n'est pas venu encore soumettre aux principes de la mathématique universelle, un artiste-musicien s'attarde à écouter en lui l'écho multiple d'une vie et de la vie de la nature6.

ce qui était en germe dans ces pages, et déjà suffisait à frapper de péremption les débats d'école entre les Armaingaud et les Citoleux7, comme ceux de leurs émules obstinés à perpétuer la commune méprise, se profile discrètement dans l'étrange image des êtres «à la poursuite de leur propre ressemblance»; Marcel Raymond y fait entrevoir la phénoménologie sous-Jaccnte à l'essai réflexif.

Mais ce n'était là qu'un indice, et comme une promesse. Jean Slurobinski, près de cinquante ans plus tard, en a développé les virtualités bien au-delà des perspectives initiales, dans son Montaigne en mouvement. Entre temps, Jean-Yves Pouilloux8 avait porté un coup décisif aux tentatives de remembrement des Essais en corps doctrinal par assemblage de sentences; mais il fallait procéder, en complément de cette critique, aux investigations sur les attitudes qui s'essayent par leur «mise en rolle». Dès la première section de son ouvrage, Jean Starobinski a défini cette visée, en notant la difficulté qui lui donne lieu: l'identité, la coïncidence avec soi, modèle ou mirage de la sagesse traditionnelle, est fragmentée par le travail de Vessai et devient problématique, quitte à prendre une consistance nouvelle dans la recherche qui à la fois en dévoile les failles et la dynamise en son progrès.

Le mouvement dont je [= J. S.] tente ici la description n'est rien d'autre que l'effort qui, commençant par penser l'identité comme constance, stabilité, conformité à soi-même, reconnaît qu'il ne peut atteindre ce qu'il a d'abord visé, mais reste assez fidèle à l'appel de l'identité pour chercher à lui donner un autre contenu, une autre signification9.

Cette phrase vaut d'abord pour les analyses consacrées aux pages reflexives des Essais, par exemple pour celle qui constate la démultiplication du scripteur en instances concurrentes à la fin du chapitre De l'oisiveté (I, 8), et pose la question cruciale, «Où l'unité peut-elle trouver refuge?», pour y répondre par une disjonction supplémentaire:

D'une part, dans la permanence du premier sujet, témoin persévérant de l'échappée de son esprit [...]. D'autre part dans le rolle final - registre qui [...] doit recueillir la pluralité irréelle et discontinue des chimères et monstres fantasques^.

Mais le champ de dissociations ainsi éclairé est bien plus vaste. Il s'étend au rapport de Montaigne avec son ami disparu, avec les valeurs qu'il incarnait,

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avec la grande tradition de l'humanisme chrétien qui se profilait derrière lui: sans renier ce legs, l'écrivain assume la différence qui le définit «par sa distance et sa disparité, et il choisit comme thème de son discours cette différence même: il dira ce qui, tout ensemble, lui fait vénérer la figure exemplaire et l'oblige à s'en écarter»11. Ainsi, l'effet disjonctif de la réflexion s'exerce même sur le souvenir du regard fraternel qui avait conféré à Montaigne son identité (sa «vraie image») et, une fois éteint, requérait pour substitut imparfait le «déchiffrement» dont les Essais sont la trace12. De même, la volonté expresse d'arracher les masques, de démentir les apparences, se convertit en acceptation d'une condition humaine qui n'a «aucune communication avec l'être», ce qui conduit à «admettre que nous ne sortons jamais du paraître, que nous passons sans cesse d'une apparence à l'autre»13. Jean Starobinski suggère ici que ces options contrastées s'apparentent aux phases d'«une "dialectique" dont le troisième terme consiste] en un retour au premier terme, mieux compris»14 - mais il ne manque pas de placer le mot dialectique entre guillemets: une argumentation proprement dialectique établirait le troisième terme (la synthèse) comme savoir acquis par confrontation et dépassement des deux premiers; or, ce qui est décrit, c'est un mouvement qui perpétue la confrontation, une transformation des données initiales qui n'en vient jamais à les neutraliser pour élaborer à leur place la configuration définitive. Cela est encore plus net dans l'étude de la «relation à autrui»: saisie d'abord telle que la sollicite la société, comme agent d'aliénation, elle aurait pour remède traditionnel la solitude du sage; mais la voici qui s'insinue jusque dans le dialogue intérieur de celui-ci: «au moment où Montaigne tente de se ressaisir par un acte du jugement, il doit créer ou subir une distance qui le rend étranger à lui-même»15; le seul recours est de tirer parti de ce défaut de coïncidence avec soi pour se contrôler, se donner forme; mais c'est là le travail de l'écriture, qui justement expose le for intérieur au regard d'autrui - et l'écrivain se retrouve tributaire des autres, ses lecteurs cette fois. «Constatons qu'il y a alternance [...] expérience successive de deux exigences qui s'appellent mutuellement», avec au terme, non une synthèse, mais un «trajet parcouru [...] de la dépendance aveugle à la relation maîtrisée»16. Le même schéma vaut pour le rapport aux philosophes anciens: tout en rêvant de parler «tout fin seul», Montaigne les cite ou les pille, mais il revendique ses emprunts et s'en affranchit par le même geste: «il n'est plus sous la dépendance de Sénèque et de Plutarque, sitôt qu'il fait de cette dépendance l'objet de sa réflexion perspicace [...] La soumission à autrui aura donc servi à établir un rapport réfléchi à soi-même»17.

On voit ce qui distingue les lectures que propose Jean Starobinski de toutes celles qui les précèdent - et notamment de celle de Hugo Friedrich, qui faisait autorité: décrivant les démarches philosophiques de Montaigne à

partir des questions dont elles procèdent, elles prétendent moins définir des aboutissements que montrer comment à chaque l'ois la question se transforme, et subsiste comme choix de vie contingente cl île pensée problématique au lieu de laisser place à une conclusion qui ferait mine de la résoudre paisiblement. Une telle fidélité à la zététique des Essais ne se dément jamais, jusque dans le domaine où l'on avait cru trouver un exemple de positivité - celui de l'expérience la plus concrète, du corps el de la souffrance physique. Jean Starobinski montre sans peine que les deux chapitres qui lui sont particulièrement consacrés - celui qui termine les Essais de 1580 et celui qui termine Γallongeait de 1588 récusent toute prétention à un savoir objectif sur le corps (au savoir dont se réclame la médecine): ils affirment la primauté de l'expérience intime, qui ne saurait établir ce savoir puisqu'elle «ne tente nullement de fonder une induction causale, d'ordre général, interprétant l'origine des faits constatés pour aboutir à la série future des effets prévisibles»18. Après quoi l'on découvre que cette expérience intime est détaillée, dans le chapitre De l'expérience, selon les rubriques des médecins du temps (d'Ambroise Paré, entre autres), quitte à en perturber l'application. Retour inattendu à la doctrine? Non, car l'éloge ironique de la gravelle dénature l'exposé par un surcroît d'artifice, le transforme en morceau de bravoure rhétorique, suggère le théâtre:

L'expérience vécue [...] nous est communiquée comme une scene pathétique, [...] insérée dans un discours consolant, lui-même inséré clans l'exposé de Vusage et des façons auxquels Montaigne a soumis sa vie corporelle - exposé qu'il destine au lecteur-convive19.

A défaut d'un langage du corps comme d'un savoir sur le corps, une comédie un peu amère de la souffrance. L'étude s'achève donc sur une question: «Le corps, tout compte fait, ne pourrait-il se dire qu'indirectement?». Sans doute; mais le non-dit et le détour qui le cerne ne sont pas de simples défauts de l'expression: ils avivent celle-ci et assurent sa justesse précisément en lui ôtant ses vaines prétentions au compte rendu exhaustif. Il en est de même, plus explicitement, du désir: seules les évocations poétiques, vers de Virgile ou de Lucrèce, peuvent le dire, et parce qu'elles sont voilées, parce qu'elles «signifient plus qu'elles ne disent»20 comme les manèges de la séduction. De même pour le consentement à soi, qui semblerait préjuger d'une identité sans faille propre à fournir un socle à l'éthique de Montaigne: il requiert en fait le détachement et le regard critique, à distance, qui puisse ratifier l'attitude spontanée; ce qui revient à tirer parti de la fêlure intime pour «former sa vie»21, sinon la réformer, d'instant en instant et selon les effets d'un jugement toujours révocable, ou plus exactement encore selon le mouvement même de la réflexion qui informe le déjà là de la vie au quotidien aussi bien que le déjà vécu de l'âge.

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Jean Starobinski rejoint ainsi la lecture de Maurice Merleau-Ponty, qui voit dans cette philosophie de la conscience l'ébauche d'une phénoménologie22. Mais surtout, en montrant ainsi que la pensée à Vessai ne va jamais toute d'une pièce, il la soustrait aux classifications d'appartenance. Cet acquis est particulièrement sensible dans la dernière section du livre, «Quant aux "maniemens publiques"», et permet de réfuter les images simplistes de ce qu'on appelle le conservatisme de Montaigne quand on le confronte avec les idéologies ultérieures du progrès pour lui reprocher de les ignorer, ou pour l'en féliciter23. Contre de tels stéréotypes Jean Starobinski démontre que «l'abstention intellectuelle de Montaigne (l'epochè sceptique) n'entraîne chez lui ni l'abstention politique, ni la recherche d'une sécurité assurée à n'importe quel prix, ni le refus de l'action»24, mais le détourne des justifications théoriques alléguées à son époque par les dévots de l'ordre comme par les fomenteurs de nouvelletés. Dans la cité comme dans l'Eglise le penseur accepte la discipline commune, mais sans se leurrer sur les valeurs qui la cautionnent: il y adhère «dans l'insécurité»25, puisque son obéissance même est déterminée par la réflexion critique, non par les pouvoirs d'aliénation. Si bien que pour montrer enfin qu'il est irréductible aux catégories unificatrices des philosophes modernes, et notamment à celles de Nietzsche, qui pourtant se réclamait de lui, les dernières pages du livre répètent avec force que chez Montaigne «un dédoublement persiste, une dualité s'obstine, non seulement comme une donnée de fait, mais comme un impératif lié à la sauvegarde de l'individu et de sa liberté»26. Telle est la leçon tirée du mouvement de sa pensée, autrement dit des images instables et contrastées qu'elle présente lorsqu'on s'efforce d'en saisir les démarches dans le texte, au lieu de prélever sur celui-ci un choix de sentences qui permette de l'étiqueter.

On voit transparaître ici l'option commune à Marcel Raymond et à Jean Starobinski, qui les place, avec quelques autres francs-tireurs, en marge des controverses traditionnelles sur Montaigne, ou au-dessus d'elles: la contestation des étiquetages, et plus encore de leurs corollaires, l'embrigadement posthume des écrivains dans les factions idéologiques de leurs commentateurs, ou leur momification dans des répertoires sans surprises. - Mais ce sont là, dira-t-on, des précautions élémentaires de la critique, acceptées en principe par tout le monde, depuis longtemps: rien qui puisse définir une école de pensée... - Souhaitons, en guise de conclusion, que cette réplique soit convaincante, ou plutôt le devienne un jour; et reconnaissons que si cette éventualité se produisait, les deux universitaires helvétiques, qui peut-être devaient à l'indépendance séculaire de leur pays leur commun refus des inféodations et des partis-pris, y seraient sans doute pour quelque chose.

NOTES

1 Italiques ajoutées. Ce texte a été publié dans les Mélanges de philologie et de littérature offerts au Professeur E. Tappolet, Bâle, Β. Schwabe, 1935, puis repris avec en notes quelques précisions complémentaires dans Génies de France, recueil d'articles de M. Raymond, Cahiers du Rhône, La Baconnière, Neuchatel 1945, pp. 50-67 et 234-239. Nos références renvoient à cette dernière publication.

2 Concession à Janssen: «Il ne faut pas craindre de parler |... ] d'un Montaigne fidéiste, et d'affirmer qu'il s'agit d'une tendance permanente, qui se révèle dès les premiers essais. [...] Il est possible qu[e Montaigne] ait vu dans la Théologie naturelle un ouvrage quasi fidéiste et qu'il ait songé d'abord à travailler à sa défense» (p. 52). Mais plus loin, avec Busson: «Toute Y Apologie contredit ce chant à la gloire de l'homme, privilégié entre tous les êtres, élu par son Créateur, qui figure dans la Théologie naturelle. [...] Ce que Montaigne consent à dire de plus favorable à l'humanité, c'est qu'elle n'est "ni au-dessus, ni au-dessous du reste". La découronner, la remettre à sa place par un geste de même sens que la révolution copernicienne - la Terre, et l'Homme, quittant le centre du monde pour céder à une gravitation nouvelle - voilà qui répond, chez Montaigne, à un besoin de nature, et comme le grand axe de sa pensée. [...] Son Dieu s'éloigne. Il plane au-dessus du monde, dans l'empyrée métaphysique, également près et également loin de toutes les choses et de tous les êtres» (pp. 53-54).

3 Sous la plume de M. Raymond cette expression (p. 56) ne signifie pas que Montaigne concilie un christianisme de façade avec une éthique païenne: cette hypothèse, proposée par Strowski entre autres, présente encore le problème en termes d'appartenance doctrinale; elle est réfutée p. 62.

4 p. 57. Suit l'explication: «L'hypothèse sur laquelle repose tous les développements de ΓApologie, celle d'un homme seul, "dépourvu de la grâce et connaissance divine", a en soi, aux yeux d'un pur chrétien, le caractère de ce que les grammairiens nomment une hypothèse irréalisable. Entre Dieu et l'homme, la religion a tissé un lien indissoluble. Si l'homme a péché, il a été racheté par le sang du Christ, et le salut pour lui reste possible; sa place est donc toujours celle d'un privilégié; il ne saurait en aucune façon être seul. [...] Il est pour le moins étrange de s'établir d'emblée hors du monde illuminé par la Révélation, et d'imaginer l'homme sans Dieu, pour décrire ensuite sa nature et montrer sa faiblesse.»

5(Italiques ajoutées) p. 63. Marcel Raymond cite à l'appui une addition manuscrite à III, 12: «Si [Montaigne] aime la "prud'homie", c'est "telle que les lois et religions non fassent, mais parfassent et autorisent, qui se sente de quoi se soutenir sans aide", [...] Socrate meurt en philosophe, et sans trembler, "non parce que son âme est immortelle, mais parce qu'il est mortel"» (italiques de M. R.).

6 (Italiques ajoutées) p. 66. Dans une note, M. Raymond restitue à B. Grœthuysen (Die Weltanschauung Montaignes, article des Mélanges Wechsler) cet «entre-deux» assigné à Montaigne.

7Ce dernier, auteur en 1937 d'un Vrai Montaigne, théologien et soldat à la limite de la caricature, est réfuté avec indulgence dans une note ultérieure, pp. 236-237: «M. Marc Citoleux prétend nous révéler le vrai Montaigne. Son livre est éloquent, habile, et même, par endroits, subtil. Montagne y apparaît sous les traits d'un «théologien

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attardé du moyen âge», tout à fait étranger à l'esprit de la Renaissance (...) Dans les aveux gaillards du chapitre Sur des vers de Virgile, M. Citoleux nous invite à voir «la suprême victoire du chrétien». Et cent pages du livre sont intitulées Morale et Ascèse, Montaigne ayant lutté toute sa vie pour s'amender lui-même dans un sens chrétien. Une gageure? on le croirait parfois. Mais il ne faut pas prendre ce livre à la légère... Je suis heureux qu'il ait été écrit. Il devait l'être. Dommage seulement qu'il veuille trop prouver. Qu'il veuille donner Montaigne, et sa vie, en exemple aux catholiques. Quelle aventure!» Présentées d'abord en termes simplement ironiques, mais déclarées «irrecevables» à la fin de l'article (d'Humanisme et Renaissance, 1937, 3), les spéculations de Marc Citoleux sont radicalement viciées, aux yeux de Marcel Raymond, par leur volonté expresse d'enrôler Montaigne au service d'un système théologique bien identifié, auquel le critique sectaire réduit toute sa pensée. Le livre plus nuancé de Mathurin Dréano obtient presque son approbation, mais sous réserve de ce qu'il aurait aussi de réducteur: dans le chapitre Du repentir, où il décèle avec M. Dréano le «haut sentiment qu[e Montaigne] avait indéniablement de la vie chrétienne et de ses exigences» (p. 238), M. Raymond relève aussitôt ce qui fait difficulté: «Un chrétien peut-il regarder ses fautes [...] comme nécessaires1!» - remarque propre à manifester la tension interne du texte entre deux perspectives inconciliables et pourtant associées. Le même reproche de simplification abusive est opposé à l'autre école, des tenants d'un Montaigne secrètement incroyant: «Je ne puis croire que Montagne ne fut catholique que par raison d'Etat, et même qu'il réussit à établir «une cloison étanche» entre ses croyances religieuses et sa vie. Tout en restant persuadé qu'il décida d'organiser sa vie morale selon la nature, je pense qu'en cette âme «à divers étages» l'imperméabilité de l'un à l'autre ne fut jamais absolue» (p. 239). Trait commun de toutes ces objections, qui singularisent Marcel Raymond dans le débat: elles manifestent l'insuffisance ou la partialité de toute description qui assujettit la pensée à des dogmes et aux exclusives qui en résultent; en ressort la nécessité de comprendre celle de Montaigne comme un jeu complexe d'attitudes réfléchies dans les miroirs mobiles de l'écriture.

8 Dans Lire les Essais de Montaigne, Maspéro 1969 (repris dans Montaigne. L'éveil de la pensée, Champion, 1995).

9 Montaigne en mouvement, Gallimard (Bibliothèque des Idées), 1982,1, 3, p. 27.10 Ibid., I, 6, pp. 35-36 (italiques de J.S.). Voir aussi VI, 2, pp. 267-268, sur un passage

du ch. De la présomption (PUF pp. 657-658) où «les "opinions", le "jugement" [...] sont des hypostases du je, du moi premiers: ils figurent l'instrument et l'opération interposée entre un agent (celui qui dit: je trouve, j'exerce) et un point d'application (nommé mon insuffisance, un sujet). Le moi se distribue entre tous ces niveaux syntaxiques: il entre enjeu comme agent, outil et point d'application».

11 Ibid., I, 9, p. 84. Après avoir commenté en ce sens le début du chapitre Du jeune Caton (I, 37), J. Starobinski poursuit: «Ecrire, exercer son jugement, ce ne sera pas seulement, par voie détournée [...] revenir à ce qui avait été initialement accusé, à ce qui ne cesse pas, on vient de le voir, d'être récusé: l'apparence. Ce sera, de surcroît, rester en rapport, mais négativement, avec ce que l'on avait cherché derrière les apparences, et qui se dérobe: l'essence, l'exemplarité vertueuse: rapport désormais dénué d'epoir, empreint d'humilité, mais devenu matière d'un discours sans fin.» (p. 85).

12 J. Starobinski a montré que Montaigne a entrepris ce déchiffrement parce qu'il avait perdu celui qui «jouissait de [sia vraie image, et l'emporta» (selon une variante de 1588 du chapitre De la vanité citée en note p. 983 de l'éd. Villey-Saulnier, PUF 1965, et excellemment commentée dans Montaigne en mouvement pp. 54-55. Voir aussi pp. 69-71 l'extension donnée à cette idée).

13 Montaigne en mouvement, II, p. 106.

14 Ibid. p. 111.15 Ibid., Ill, p. 118, en conclusion de remarques sur les termes par lesquels Montaigne

définit le rapport à soi: «Des expressions comme "se hanter", "s'entretenir avec soi-même", etc., projettent au dedans la relation avec l'autre. L'intimité massive que Montaigne voulait recréer en lui-même, la plénitude qu'il souhaitait substituer à la dispersion externe: rien de tout cela ne se laisse instaurer. Il y a, pour ainsi dire, trop d'espace "au dedans" pour que la pluralité et l'altérité ne l'envahissent pas.»

16 Ibid.,p. 126 et 127.

17 Ibid., p. 135.

18 Ibid., IV, p. 177.

19 Ibid., p. 222, ainsi que la citation suivante.

20 Essais, III, 5, p. 873, cité par J. S. p. 231.21 Montaigne en mouvement, VI, 1, pp. 262-263. Voir aussi VI, 2, la section «Aspects du

mouvement», p. 267-275, qui précise et parachève l'analyse.22 Dans Signes (1960, reprenant un article de 1947), p. 261, cité par J.S. p. 294 avec

pour seule réserve le refus d'y reconnaître les linéaments d'un système: «Merleau-Ponty parle de Montaigne en phénoménologue, sans faire de lui un husserlien. Mais il ne peut se défendre de voir ce qui, dans cette philosophie de la conscience, rendra possible une phénoménologie: "Le scepticisme est mouvement vers la vérité"». -L'objection est toutefois atténuée par la phrase suivante, qui montre que Merleau-Ponty, «si attentif à revenir au "chiasme" fondamental qui unit l'homme au monde, discerne sans peine le mouvement de retour dont Montaigne nous offre tant d'exemples» (retour vers l'expérience première donc, plutôt qu'effort vers une théorie critique de la connaissance).

23 J. Starobinski cite comme exemple de la première de ces tendances l'ouvrage de Max Horkheimer, Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie, Francfort, Fischer 1971, qu'il critique vivement p. 313; il ne mentionne pas la tendance inverse, qui sans doute ne mérite même pas une réfutation bien qu'elle ne soit pas moins nocive.

23 Montaigne en mouvement, VII, p. 314.24 Ibid., p. 340. Sur ce point, J. Starobinski renvoie en note à l'article de Marcel

Raymond étudié ci-avant.

24 Ibid., p. 365.

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12 Op. cit., p. 332.

13 Ibidem., pp. 333, 334.

14 H.-R. Jauss, Jean Starobinski et l'archéologie de la modernité, in Jean Starobinski, «Cahiers pour un temps», Centre Georges Pompidou, Paris, 1985, p. 119.

15 R. Munteanu, op. cit., p. 334.

16 Cf. Jean Starobinski, Mélancolie, nostalgie, ironie, éd. cit., p. IX.

17 Ibidem, p. IX.

18 Ibid., p. XIV.

19 V. Nemoianu, op. cit., p. 58.

20 Cf. Marian Papahagi, Eros i utopie, Editura Cartea Româneasc, Bucuresti, 1980, p. 7.

21 Marian Papahagi, op. cit., pp. 7-8.

22 Ibidem, p. 8.

23 Ibid., p. 9.

24 Cf. Marian Papahagi, Critica de atelier, Editura Cartea Româneasc, Bucuresti 1983 p. 16. '

25 V. Ion Pop, Ore francete (Heures françaises), Editura Uinivers, Bucuresti 1979 ρ 326.

26 ν. Faire l'histoire, éd. cit., p. 168.

27 Jean Starobinski, La relation critique, Ed. Gallimard, Paris, 1970, p. 19.28 Idem, op. cit., p. 22.

Une érudition du sensible A Jean Starobinski1

Maurice Ölender

Ecrire un mot puis un autre. Avancer en tâtonnant. Laisser sa chance à l'échec. Faire de la poésie avec de l'érudition. Ne pas confondre la sympathie, pour Rousseau par exemple, avec une dogmatique entraînant la soumission à un maître. Se mouvoir, traversant des piles de livres, brasser tant de donnés superposés, imbriqués, sans vraiment tenter de ne pas s'y perdre - mais s'y retrouver ensuite sans avoir fracturé les textes, sans les avoir éclairés à l'aide de spots éblouissants, aveuglants. Cheminer en archéologue, en épigraphiste même, toucher la pierre inscrite du bout des doigts pour discerner les creux avant d'en dessiner les reliefs à l'aide de jeux d'ombre et de lumière; ne jamais se propulser sur la scène d'un théâtre solitaire, interdisant toute recherche commune.

Donner donc sa chance à l'échec. Sans crainte de prendre le contre-pied des idées convenues. Peut-être le secret de la composition appartient-il ici au musicien. Car les doigts du pianiste sont aussi ceux de l'auteur Jean Staro-binski, toujours attentif aux rythmes, aux inflexions de la voix - une défini-tion possible pour le récitatif.

Ces quelques images me sont venues, mon très cher Jean, les 26 et 27 mai 2000, aux journées que la Sorbonne Nouvelle vous a consacrées à Paris2, où nous étions nombreux, comme nous le sommes aujourd'hui, à Genève, chez vous, dans votre ville, dans votre université, pour partager l'émotion liée aux aventures d'un savoir qui toujours échappe autant qu'il nous tient. Si, pour vos lecteurs, l'émotion intellectuelle est à ce point liée au goût du savoir, c'est sans doute parce que dans votre travail vous ave/ choisi d'être atteint par les mots.

Passions réciproques

L'impassibilité critique n'est pas l'affaire de Jean Starobinski. Il sait que du mot à l'action, de l'action à la réaction, la frontière est souvent poreuse. L'univers des mots est d'abord celui des mortels. Les vocables animent

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autant la vie des savoirs, dont la poésie et la littérature sont également des piliers, que celle de la politique où les discours précèdent souvent les actions.

N'est-ce pas cela qui m'a frappé à la lecture d'Action et Réaction lorsque vous m'en aviez adressé les premiers chapitres à Sils-Maria où, sur votre conseil, je m'étais réfugié, entre Nietzsche et Anne Franck, pour commencer à vous lire en décembre 1997?

Emotion structurelle d'abord. Parce que ce terme, émotion, dans ce qu'il dit du mouvement, traduit des mots grecs qui, chez Aristote notamment, jouent aux ancêtres sémantiques du couple action et réaction. L'opposition entre agir et pâtir (poieîn et pascheîn) peut alors se traduire, dans le registre du mouvement, donc de l'émotion, par l'antinomie entre actif et passif, entre mouvoir (kineîn) et être mû (kineîsthai). Le fait d'être mû peut inciter à mouvoir en retour - à un contre-mouvement (antikineîn). C'est Aristote encore qui permet de souligner, dans sa Physique, que seul «le moteur premier» (proton kinoûn), immobile (akinèton), ne peut être mû ni mouvoir en retour.

Mais dans le monde des passions réciproques, où se trouvent tout à la fois l'actif et le passif, «le moteur naturel est mobile: tout être de ce genre, en effet, meut en étant mû lui-même». Nous sommes ici «parmi les choses qui sont mues sous l'action d'autre chose». D'emblée, votre lecteur est plongé dans un environnement sémantique lié à ce qui, dans l'émotion, met en mouvement, entraînant action et réaction, éveillant, à l'occasion, un autre couple problématique: attraction et répulsion.

Le registre de l'émotion se trouve encore dans ce livre quand l'auteur, également médecin, touche au corps - impliquant ces jeux d'actions et de réactions supposant une part de psychique: interactions dont les psychana-lystes et les cognitivistes ne cessent de débattre aujourd'hui. Mais cet ouvrage s'attache tout autant à un autre corps, social, à ce corps politique que forme toute communauté humaine. Action et réaction empruntent alors des formulations diverses liées à des périodes et des contextes historiques spécifiques. On trouve ainsi l'emploi politique de «réaction», après la Révo-lution, et l'invention tardive du mot «réactionnaire» - construit sur le modèle de «révolutionnaire».

Un laboratoire d'analyses du contemporain

Côté politique, Action et réaction veut aussi répondre aux nécessités d'un laboratoire pratique d'analyses du contemporain, si l'on songe à la conférence d'Ernst Nolte à Paris, où il a été applaudi en ce mois de juin 2000 - Nolte qui considère le nazisme comme une «réaction» au communisme soviétique. C'est Jean Starobinski qui a attiré mon attention sur un

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article du Monde3 où se trouvait le compte rendu de cette conférence - mais il n'avait pas attendu les acclamations parisiennes pour prendre position.

En effet, à la fin de l'ouvrage, Starobinski demande que l'on distingue deux mots: la compréhension et le pardon, qui appartiennent à deux caté-gories différentes. Il vaut la peine de citer le passage suivant:

Les circonstances et les antécédents permettent d'expliquer, voire de com-prendre les décisions raisonnables aussi bien que les choix criminels. En tout cas, l'établissement d'une nécessité causale ne permet de préjuger en rien du bien-fondé éthique. Si un effort rationnel permet de saisir la néces-sité causale sous-jacente à une réaction, il ne s'ensuit pas que cette réac-tion elle-même soit raisonnable et justifiée. [...] Le mot «raison», tel qu'on l'emploie couramment, est notoirement chargé de multiples sens. S'il est fondement d'intelligibilité, il n'est pas pour autant fondement de légitimité (p. 347).

C'est ainsi que le livre introduit au «révisionnisme» de Nolte qui, pour Starobinski, conduit effectivement à une disculpation du nazisme. Il évoque à ce propos la correspondance de Nolte avec Furet4, où ce dernier considère qu' «une interprétation de ce genre (celle de Nolte donc) peut conduire sinon à une justification, du moins à une disculpation partielle du nazisme, comme l'a montré le débat récent des historiens allemands sur le sujet». A cette citation de Furet, Starobinski ajoute ceci, sans autre commentaire: «Ce que Furet présente comme une possibilité me paraît être un fait» (page 348).

Ce passage, comme les pages consacrées à Benjamin Constant ou à Ger-maine de Staël, soulignent les problèmes liés à la formation de la vocation politique des intellectuels (pp. 313sq.). Ce qui nous incite à renouveler constamment les questions relatives à la vigilance des intellectuels dans la cité -questions qui ne semblent plus guère éveiller d'intérêt si ce n'est pour les évacuer en prétendant que le temps en est passé. Action et réaction propose ainsi une vision dynamique de l'individu politique en démocratie. Position qu'à mon tour j'imaginerais volontiers comme une prise de conscience de ce que serait la responsabilité sémantique.

Dès les premières pages du livre, Jean Starobinski dit en effet l'importance des analyses sémantiques pour saisir ce qui nous touche au plus près: «Pour comprendre notre époque et notre situation présente, il y a beaucoup à attendre de l'histoire de la langue, parce que celle-ci est inséparable de l'histoire des sociétés, des savoirs, des pouvoirs techniques, et qu'à ce titre elle a valeur d'indice» (p. 11).

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De la responsabilité sémantique

Ce type de choix intellectuel dénote d'une méthode depuis longtemps éprouvée: marcher, se perdre un instant, sans hésiter à prendre des routes de traverse pour mieux se repérer par la suite - plutôt que d'avancer à l'aveu glette sur des voies toutes tracées.

Désormais, grâce à la publication de textes écrits entre 1942 et 19445, on prend la mesure de la fermeté des positions politiques de Starobinski dès que la démocratie est mise en péril - c'est-à-dire, souvent, à chaque instant, cai ce qui caractérise la démocratie n'est-ce pas d'être toujours et par nécessité une construction fragile? 6

Lorsque après Lucien Febvre (1929-30), Marcel Mauss (1930) et Emile Benveniste (1954) Starobinski se saisit à son tour du mot, de l'idée de «civi-lisation», il répond en 1983 à l'invitation de notre ami J.- B. Pontalis, en écri-vant ceci dans Le Temps de la réflexion: «L'opposition de la civilisation et de la barbarie se résout en un quiétisme désespéré. Ceci ne conduit pas à renier la civilisation, mais à reconnaître qu'elle est inséparable de son revers»7. Tels sont les derniers mots de cet article, ou l'auteur a choisi d'accompagner le Borges de Labyrinthes, qui souligne la précarité des limites.

Quant à Benveniste, dans son étude dédiée à Lucien Febvre, en 1954, il commence ainsi sa contribution à l'histoire du mot civilisation: «Toute l'his-toire de la pensée moderne et les principaux achèvements de la culture in tellectuelle dans le monde occidental sont liés à la création et au maniement de quelques dizaines de mots essentiels, dont l'ensemble constitue le bien commun des langues de l'Europe occidentale. Nous commençons seulement à discerner l'intérêt qu'il y aurait à décrire avec précision la genèse de ce vocabulaire de la culture moderne»8.

Nous entraînant dans des explorations sémantiques, Action et réaction renouvelle la démarche de Benveniste: parce que ce couple de vocables, où le psycho-somatique croise le politique, appartient en effet à ces mots «es-sentiels». Si la méthode de Starobinski incite à tracer des voies singulières dans la recherche, c'est sans doute aussi parce que ses analyses résultent d'une érudition du sensible.

Une biographie intellectuelle

En me conviant à cette journée, Alain Grosrichard et Michel Jeannerct m'invitaient sans doute à dire quelque chose de mon «aventure editoriale» liée à cette traversée qui a peut-être commencé en 1985, à moins que ce ne soit déjà en 1984, lorsque avec Jacqueline et Jean Starobinski nous nous sommes rencontrés, pour la première fois, rue de Candolle (mais c'est en

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1975 et 1976 qu'apparaissent les premières formulations publiques de l'enquête sur «Action et réaction»).

N'étant pas vraiment éditeur, plus simplement un lecteur parmi d'autres,

j'ajouterai simplement ceci.Lorsqu'au printemps 1999 j'ai reçu le manuscrit, je l'ai lu lentement, très

lentement - il faudrait faire savoir qu'on ne lit jamais asse/, lentement. Lentement mais d'une traite. Au fil des pages, avançant, mol à mot, j'ai acquis une conviction qui m'engage entièrement: j'avais entre les mains un traité de savoir poétique autant que politique. Or ce livre, où la vie de Tau-leur ne s'expose jamais, ni sa trajectoire intime, ni publique, m'est apparu d'emblée comme une biographie intellectuelle exemplaire. Par ses choix thématiques: ce qui dans l'humain touche au plus intime, le corps tout à la l'ois biologique, psychique, social et politique; par sa méthode, artisanale, qui s'inscrit de chapitre en chapitre comme autant d'itinéraires.

Tout à la fin de la Préface à La poésie et la guerre. Chroni<iucs l()42-1944, un volume que Jean Starobinski a publié récemment, on trouve ceci: «Ecrire est un métier que je n'ai pas fini d'apprendre»9.

Pour celui qui a eu la chance d'être le premier à découvrir Action et Réaction, lire est un métier où l'on demeure toujours apprenti. Peut-être, parce qu'apprendre à lire est un exercice sans fin, une ascèse qui donne lieu au désir de savoir, à l'exigence d'une parole en partage. Celle dont vous parliez, cher Jean, dans une conférence intitulée «La littérature et la beauté du monde». Vous étiez ce jour-là en Roumanie, à Cluj, le 30 juin 1995. Comme bien d'autres, l'université roumaine venait de vous décerner le t i t re de Doctor Honoris Causa: après avoir lu et cité notamment René Char, Yves Bonnefoy et Louis-René Des Forêts, vous terminiez votre conférence par ces mots que je vous emprunte au moment d'interrompre:

De ces derniers textes parcourus, je ne retiendrai pas seulement le témoi-gnage d'une persévérance de la poésie, mais surtout celui d'une persévé-rance du souci de ce qui advient hors de nous, dans l'espace du monde. La littérature, certes, court aujourd'hui bien des périls. L'un de ces périls est qu'elle soit tentée de chercher en elle-même un substitut du monile, (lit vous précisiez en guise de conclusion): Mais tant que persiste le désir d'apporter réponse au monde, et tant que, dans cette inquiétude, la parole aspire à s'offrir en partage à d'autres consciences, on peut être assuré qu'elle demeure vivante10.

Telle est assurément l'expérience de ma lecture de vos écrits: la rencontre avec une parole qui «aspire à s'offrir en partage». Avec ce que l'amitié suppose à chaque instant de rigueur. Sans concession.

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NOTES

1 Allocution prononcée le 23 juin 2000 à l'Université de Genève, lors d'une jounuv organisée autour du dernier livre de Jean Starobinski: Action et réaction. Vie et aven ture d'un couple, Paris, Le Seuil, 1999. Je conserve le style oral de cette adresse ;i Jean Starobinski.

2 Publications des Actes de ce colloque dans Starobinski en mouvement, sous la direc-tion de Murielle Gagnebin et Christine Savinel, Seyssel, Champ Vallon, 2001.

3 Nicolas Weill, «Un historien "révisionniste" applaudi à Paris», Le Monde du 17 juin 2000, page 17.

4 François Furet, Ernst Nolte, Fascisme et communisme, traduction des lettres de Nolte par Marc de Launay, Paris, Pion, 1998. La citation de Fr. Furet qui suit se trouve p. 15 (et chez Starobinski, p. 348).

5 J. Starobinski, La poésie et la guerre. Chroniques 1942-1944, Genève, Zoé (coll.Minizoé), 1999.

6 A ce propos, Faut-il avoir peur de la démocratie?, Le Genre humain 26, 1993, éd. du Seuil, notamment pp. 7-8.

7 Jean Starobinski, Le mot civilisation, dans Le Temps de la réflexion, IV, 1983, p. 51 (l'article: pp. 13-51).

8 Emile Benveniste, Hommage à Lucien Febvre, Paris, 1954 et Problèmes de Linguis-tique Générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 336 (l'article: pp. 336-345).

9 J. Starobinski, La poésie et la guerre, op. cit., p. 7.

10 J. Starobinski, «La littérature et la beauté du monde», Studia Universitatis «Babes-Boyai», XLII,1997, Philologia 1 (dir. R. Baconsky et R.Lascu-Pop), p. 27 (l'article: pp. 13-27).

La question du sujet: «l'Ecole de Genève» et l'œuvre de Baudelaire

Patrick Labarthe

I

Le paysage baudelairien ne serait pas ce qu'il est sans l'appuri considérable que constituent les analyses littéraires d'un groupe d'auteurs rattachés à l'Université de Genève, et dont l'histoire de la critique a ressaisi l'importance sous le nom de «l'Ecole de Genève». Loin de se définir par un dogmatisme méthodologique, cette «école» est l'autre nom d'une communauté d'esprits où, par-delà tout compartimentage disciplinaire, l'échange affectueux reste inséparable de l'étude des textes, au plus près de leur singularité spirituelle et formelle. L'influence de ses représentants, de Marcel Raymond (né en 1897) à Jean Starobinski, d'Albert Béguin (1901-1957) au belge Georges Poulet (1902-1991), sans oublier Jean Rousset, ne le cède en rien à celle des maîtres de la philologie romane (Curtius, Spitzer, Auerbach), ou it ces maîtres français de l'histoire littéraire et de la philosophie critique que sont, chacun selon son inflexion propre, Jean Pommier et Claude Pichois, Georges Blin et Jean-Pierre Richard. Quant à l'origine de ce qui ne l'ut jamais une «école» fondée sur un credo, on peut s'en remettre au jugement de Georges Poulet, considérant la lecture du livre de Marcel Raymond: De Baudelaire au surréalisme (publié en 1933), «comme le grand événement spirituel de (s)on existence, un itinéraire, une ouverture, plus encore |... ] la présentation d'un style, au sens le plus élevé de ce mot, c'est-à-dire une manière soutenue de penser, de vivre, de donner forme à ce qui vient de la partie la moins basse de nous-mêmes»1; mais peut-être est-ce l'édition des Œuvres complètes de Rousseau en Pléiade qui, dans la fondation même de la «conscience critique» de ce groupe d'amis, joua un rôle décisif. La parution, en 1959, du premier tome, consacré aux Confessions et autres textes autobiographiques donnait, en effet, un relief particulier à la découverte de la profondeur subjective, et au vœu d'insularité autarcique qui obséda Jean-Jacques: du coup, la question du sujet apparaissait au centre de Γ attention critique, et cela au moment même où la linguistique structurale se proposait

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comme défi la «déconstruction» de l'illusion d'identité. Que la «mythique école genevoise»2 ait affermi sa démarche, et fondé son destin propre, dans l'étude fervente de Rousseau n'est donc pas un hasard, ni qu'elle ait prolongé cette réflexion sur le théâtre d'une œuvre poétique qui ne cessa de dialoguer, fût-ce pour s'y opposer avec sarcasme, avec l'égotisme vertueux de Jean-Jacques. C'est qu'en effet l'intériorisation dramatique dont témoignent Les Fleurs du Mal ne pouvait que solliciter l'attention d'esprits requis à ce degré par les vicissitudes de l'expérience intérieure, par les aventures d'un moi moins antérieur au texte qu'immanent à lui3, déchiffré dans la complexité des positions subjectives que l'œuvre traduit, ou plutôt conquiert.

Π

Or, il est indéniable que Marcel Raymond joue un rôle séminal dans l'ex-ploration critique de la vie intérieure, c'est-à-dire dans la capacité à s'identifier à un état comme natif de la subjectivité créatrice, à un sentiment de soi aussi obscur qu'élémentaire, à «un pressentiment de la nébuleuse opaque, irrationnelle», en deçà de la pensée discursive, qui serait le fond dont se nourrissent les œuvres. «A l'époque où parut De Baudelaire au surréalisme», constate Poulet, «rien n'était plus nouveau dans la critique d'expression française qu'une méthode ayant son principe dans l'acte de conscience»4. Le lien qu'établit Raymond, d'emblée, entre la démarche critique et l'attention à un étiage de l'être proche du flux énigmatique de l'inconscient, le conduit à privilégier, dans sa lecture de Baudelaire, tout ce qui, par la magie du verbe, «brise les barrières du moi et du non-moi». Ainsi, cette analogie qu'il propose, dans la préface de l'édition des Œuvres complètes de Baudelaire parue à Lausanne en 1967, entre l'enivrement rousseauiste à l'île Saint-Pierre, où de la conscience ne reste que le pur sentiment d'exister, et Γ auto-suffisance quasi divine du rêveur des «paradis artificiels». Aux yeux de Raymond, l'expérience du mal elle-même serait celle d'un «infini sata-nique» décrit comme la voie d'un Beau négatif, l'expression exacerbée et inverse d'une tension vers un «rachat», vers une vita nuova qui ne saurait être que d'ordre poétique5.

L'analyse du surnaturalisme baudelairien, qui est au cœur de l'attention de ce critique, renvoie ainsi à l'expérience d'une «immanence du divin»6. Ainsi, dans la description qu'il propose, dans l'article des Journées Baude-laire de Namur-Bruxelles, en 1967, de l'ambivalence de ce poète à l'endroit de la sculpture: grevée de la plus sévère réticence dans le Salon de 1846. l'idée de la sculpture se fait, constate-t-il, «infiniment plus large» dans le Sa-lon de 1859. Epousant à l'excès les contours du tangible, la sculpture n'est

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revalorisée qu'à proportion qu'elle ouvre, par «l'hiératisme des formes» et une redramatisation de la statuaire, le champ de l'imagination, et transmue «un simple langage» de pierre en une «confuse parole, dont la valeur, pré-eise-t-il, est sacrée»7. Lisons notamment le commentaire de l'oxymore «fan-lAme de pierre»:

Que veut dire cette figure, ce trope, où se fondent le résistant et l'évanes-cent, ce qui dure et ce qui vit dans la métamorphose, la réalité concrète de l'en-soi et la forme la plus insaisissable de la conscience, ou de l'in-conscience? C'est l'idée de la mort qui vient sous-tendre la calaelirèse du fantôme et du rêve de pierre. Si le fantôme est l'image vague et nottante [...] d'un être intouchable, il arrive que cet être se précipite en quelque sorte, se pétrifie dans la matière de la statue. Ce qu'il y a tie plus informe dort sous le grain du marbre, s'étant plié à la rigidité de la forine arrêtée.

Ces lignes ont ceci de remarquable qu'elles donnent à voir à la fois le paradoxe qui sous-tend l'idée baudelairienne de la sculpture hybride de «forme arrêtée» et d'un élément informel relevant de la finilude , et une attention critique qui se porte électivement, dans un geste d'identification généreuse, vers un sentiment de l'être «aussi proche que possible.de l'in-conscient».8 Le «fantôme de pierre» devient l'attestation d'une unité retrou-vée, mais dans une sorte d'indétermination originelle, dans l'expérience d'une non-dualité où le divin trouve à s'inscrire au cœur même des choses pétrifiées. La pensée de Marcel Raymond n'est jamais tant sollicitée que par ces états qui témoignent de ce qu'il nomme, dans Vérité et l'oésic, un «athéisme mystique», et dont la rêverie lui paraît être le théâtre privilégié.

C'est précisément dans Romantisme et rêverie, son dernier ouvrage cri-tique (1978), que nous trouvons deux études, jalons d'une «histoire de la rêverie au XIXe siècle», consacrées à cette «mystique naturelle» que consti-tue, à ses yeux, l'expérience des «paradis artificiels». Le rêve du haschisch est décrit comme ouvrant sur l'euphorie de ce que le critique appelle «la sensation unifiante», dont il approfondit, dans ces mêmes années, des modalités apparentées chez Rousseau et Senancour9, avec toujours l'idée d'une «participation mystique» aussi grisante que précaire. En effet, cette synthèse entre le sujet et son objet, Raymond décrit le paradoxe qui l'habite, «car cet homme qui n'a plus de non-moi n 'a plus de moi»; en d'autres termes, la «participation mystique» se paie au prix d'une retombée due à «l'impossibilité où se trouve le système nerveux de soutenir et de prolonger un état d'euphorie». La qualité d'une telle approche critique réside ainsi dans la prescience des contradictions qui habitent les expériences retraduites, contra-diction entre le rêve passif, «quiétiste», et le rêve créateur - celle «sorte de vision en profondeur, de vision infinie [...], où s'unifie [...] ce qu'il y a de plus intime dans la vie sensuelle et spirituelle de l'artiste» -; ou encore entre une valeur ontologique des symboles et une valeur purement subjective de

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ces derniers, comme en témoigne le commentaire suivant de «Correspon-dances»10:

D'une part, on a affaire à un symbolisme aux formes arrêtées, qui aboutirait à la limite à un réalisme ontologique; d'autre part, à une lecture plus spontanée et subjective de la valeur symbolique des sensations. Cepen-dant, dans un cas comme dans l'autre, le symbole est doué d'une significa-tion transcendante. Qu'il y ait contradiction entre les deux interprétations - le symbolisme du temple menant à l'allégorie, que Baudelaire chérissait -on l'admettra, comme on admettra qu'il y a souvent désaccord entre la «religion» du poète et son esthétique.

Commentaire des plus précieux qui repère, dans ce sonnet, une oscillation fondamentale qu'explicitera John E. Jackson, entre un Baudelaire en quelque sorte médiéval, pour lequel les analogies, inscrites in rebus, appelleraient le déchiffrement savant du poète-«traducteur», et une lecture «subjective» qui référerait à la singularité d'une «imagination créatrice» le libre jeu des similitudes11. Même si la seconde phrase tend à confondre, à l'exemple du Baudelaire critique d'art, symbole et allégorie, le critique conclut, à très juste titre, sur le «désaccord entre la religion» des «correspondances», et une «esthétique» centrée, peut-être dans ses plus hauts moments, sur ce que Walter Benjamin appelle «l'expressivité destructrice» de l'allégorie12. On comprend que le regard de Marcel Raymond ne se soit guère arrêté à ce qui, dans la poétique si ambivalente des Fleurs du Mal, contredit ce que Marc Eigeldinger a appelé «le platonisme de Baudelaire», sinon pour y lire un effroi, qui relance aussitôt l'élan vers une «transmutation» de la boue en Γ «or» d'une contemplation. Aussi bien est-ce à ses yeux le sens de la démarche critique que de favoriser, par une ascèse de Γ amour-propre, et par-delà la maîtrise de la connaissance spéculative, une «entr(ée) dans le monde des symboles», c'est-à-dire l'approche d'une «totalité indifférenciée» où s'identifieraient l'universel et le particulier13.

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Or, une telle ascèse, dont Marcel Raymond montre qu'elle est au principe d'un «dégagement» du moi hors des rationalisations qui l'offusquent, ne va pas sans une ambiguïté qu'illustre au premier chef l'approche critique d'Albert Béguin. C'est qu'il n'est guère de différence entre la tension vers l'Unité, et l'ouverture à la part cachée du continent intérieur, comme si l'en deçà de l'être et son au-delà, devenus «correspondants», ne faisaient qu'un14. Dès lors, il n'est guère étonnant que Dieu soit le point de fuite d'un paysage tout à la fois intime et extérieur. Toutefois l'exigence d'absolu ne conduit jamais Marcel Raymond à rien sacrifier du contraste, chez

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Baudelaire, entre «des touches "morales" opposées». On ne saurait en dire autant d'Albert Béguin, pour lequel la quête poétique d'une unité de soi et du sensible tend à se confondre avec ce qu'il appelle, dans les pages de L'Ame romantique et le rêve (1937) consacrées à Baudelaire, «l'affirmation d'une présence mystérieuse, derrière les choses comme au fond de l'âme, présence de l'Eternité»15. Indéniablement, le spiritualisme de Béguin est tout proche de se décliner en une croyance qui tend à gommer les apories dont témoigne la poésie baudelairienne. Ainsi dans une belle étude sur Mon cœur mis à nu (reprise, en 1957, dans Poésie de la Présence), Béguin souligne-t-il dans ce «livre des colères baudelairiennes», «la constante ambivalence» d'une âme vouée à «la nécessaire juxtaposition des contraires», ou encore la «lucidité d'une conscience sans illusions» qui creuse, dans l ' invective, «le masque difforme et pitoyable de la créature humaine», et cela jusqu'à un «sentiment de l'absurde» - du malentendu, dirions-nous -, aussi fondamental que chez Kafka16. Pourtant Béguin ne peut se défendre d'établir un lien dialectique implicite entre tant d'acre désespérance, et une réalité supérieure. 11 suffit parfois d'un adverbe pour que le credo, le désir d'une teleologie religieuse prennent le pas sur le respect de l'ambivalence: parlant «d'un chant sans cesse victorieux des ombres et révélateur des plus profondes ténèbres», Béguin ajoute aussitôt: «celles où est rejointe enfin la lumière». Evoquant la tonalité pascalienne de ce tableau de «la misère humaine», le critique ne peut s'empêcher de souscrire à une visée religieuse qu'on devine être la sienne:

Car une aussi totale clarté jetée sur la misère humaine, écrit-il, ne peut que susciter l'appel à une lumière que l'homme ne tirera plus de soi. La véritable poésie n'est autre que cette plainte de la créature qui, n'ignorant plus rien de sa détresse, et parvenue aux limites de ses pouvoirs propres, s'ouvre enfin, humblement, au mystère, et attend qu'à sa voix réponde une voix d'ailleurs.

Le réquisitoire saccadé de Mon cœur mis à nu est lu ainsi comme le lieu d'une quête «méta-esthétique» vers une présence indéfinissable, dont la voix résonne «d'ailleurs». Si le sens des Fleurs du Mal est bien dans cette conversion du gémissement solitaire en «appel» - «un livre de communion avec autrui», dit-il du recueil -, c'est qu'au total demeurait vive en Baudelaire - «cet homme de désir et de peine» -, «la certitude qu'en celte vie d'ici, à quelque malédiction qu'elle soit vouée, il doit y avoir des moyens de communiquer (mot que prise Béguin) à l'Eternité»17. Communiquer à l'Eternité: telles sont la promesse et la tâche à laquelle la poésie, comme la critique qui en réfléchit la portée, doivent l'une et l'autre se vouer, selon une perspective mystique qui ne va pas sans ambiguïté. A ce point, il convient de se tourner vers le chapitre XVII de L'Ame romantique et le rêve, où «le

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recours au rêve» est posé à la fois comme une grâce et comme un travail: une grâce, en ce qu'en «des instants de dépersonnalisation, d'oubli du moi et de communication avec les "paradis révélés", il fut donné au poète «d'éprouv(er) parfois cette présence intérieure de l'Eternité qui seule le consolait de son exil terrestre»; un travail, en ce que l'effort esthétique, «en replaçant les choses dans leur relation originelle, espère recréer dans (l)a conscience, et recréer pour autrui, l'unité cosmique»18. En d'autres termes, la nostalgie de l'Unité oriente Béguin vers «la rêverie d'une participation de la psyché individuelle à une dimension collective et transcendante»19. Le refus de l'inconscient individuel freudien au profit d'un inconscient collectif jungien est révélateur d'une tentation romantique qui, selon nous, gauchit la spiritualité baudelairienne, dans la mesure où, d'une part, l'expérience de l'extase prend ici moins le sens d'une ouverture au cosmos comme chez Hugo, que celui d'un voyage métaphorique vers un «paradis» dont la reconquête se paie au prix du «gouffre», et où l'extase, liée qu'elle est à une dimension rétrospective, ne va jamais, d'autre part, sans son envers amer et rageur, quand l'effusion lyrique vient se briser sur le butoir d'une Histoire désidéalisée. Tant il est vrai, comme l'affirme John E. Jackson, que «dans les Fleurs du Mal, le lyrisme vit littéralement de son échec ou, si l'on préfère, de la représentation de celui-ci»20.

IV

Aussi bien la critique de Baudelaire par Georges Poulet est-elle exem-plaire d'un mode d'approche qui s'essaie à dialectiser les deux versants - de grâce et de disgrâce - de la poésie baudelairienne. Sa «méthode», on le sait, repose sur un acte intuitif d'identification à la subjectivité dans sa dimension spatio-temporelle, à un acte de présence au monde et à soi latent sous l'ap-parence formelle des œuvres. Comment la conscience baudelairienne se per-çoit-elle, à partir de quelle perception de soi, de quel ordre de réalité interne se ressaisit-elle, telle est la question que Georges Poulet pose à cette œuvre, non sans varier l'éclairage dans trois ou quatre monographies successives? Le premier essai, dans les Etudes sur le temps humain de 1952, part ainsi d'une contradiction originelle et tragique entre Dieu et Satan, retraduction théologique d'un conflit entre l'extase et l'horreur de la vie, autrement dit, entre un état paradisiaque de coïncidence à soi - celui qu'autorise, dit Baudelaire, la spiritualité de l'enfance -, et «la chute dans le temps» et le gouffre, où la Mort comme «transcendance inexorable» vient se redoubler dans ce tourment des damnés qu'est le remords, ou dans «l'éternité à rebours» de l'oppression mélancolique. Tout l'essai explore cette oscillation dramatique entre temps extatique et temps irréversible21. On mesure à cette

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double expérience, emblématique d'un devenir subjectif placé sous le signe du paradoxe, combien le regard de Poulet se porte électivement vers un drame premier de la conscience de soi, où se noueraient les trames contrastées non seulement de cet être particulier que fut Baudelaire, mais au-delà, «d'un être général en qui l'angoisse humaine retentit». Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter au chapitre XIV des Métamorphoses du cercle22, tout entier centré sur la polarité de la «concentration» et de la «dispersion», en d'autres termes, sur un mouvement d'expansion de la sensation dans «la profondeur de l'espace» comme dans celle du temps, qui se paie au prix d'une dilapidation de l'être, l'immensité du paysage mental s'inversant soudain en «l'immensité d'une absence»:

L'enflure de la charogne, commente Poulet, est le correspondant exact de l'amplification du rêve paradisiaque. Elle révèle l'effrayante mutation du cercle heureux en un «cercle tragique».

La subjectivité baudelairienne chercherait ainsi un point d'équilibre où associer, dans la plus vive tension, mouvement expansif et concentration, im-mersion dans «le flot mouvant des multitudes» et ressaisie de la pensée dans un acte volontaire et fini. De là une série de remarques très aiguës sur le refus baudelairien du cercle, parce qu'il est le «symbole de l'idéal atteint», au profit de l'entrelacement de la droite et de la courbe que résume l'image du thyrse, emblème de l'acte poétique. Extase et horreur de la vie, vaporisation et concentration du moi: l'attention de Poulet se porte vers une dualité constitutive de la conscience de soi, et c'est encore à l'exploration de ce duellum ontologique qu'il consacre, en 1980, le grand essai qui constitue la première partie de La Poésie éclatée23.

Il est toutefois significatif que l'aiguillon de la réflexion soit ici le pôle négatif de la conscience de soi chez Baudelaire, ce «fond ténébreux» qui, les-tant la perspective d'un devenir du poids de «l'Irrémédiable», rive à toutes les modalités de l'errance. Qu'elle s'essaie à décrire le sceau d'une beauté déchue, la dialectique de l'Ennui et du voyage, de la mélancolie et de «l'effort rêvé» - élan régénérateur de la mémoire; rêves divers d'expansion et de mobilité -, la réflexion de Poulet se fait des plus novatrices dès lors qu'elle approfondit l'absence de «toute finalité» de la pensée baudelairienne, «c'est-à-dire de toute idéalité bien définie»: «rien de moins platonicien», écrit-il, concluant de l'expérience de la profondeur chez ce poète qu'elle est «celle d'une force non pas restauratrice, mais au contraire, désagrégatrice». La perspective dualiste décrite dans les essais précédents trouve ici un enrichissement considérable dans l'évocation d'une dialectique jusqu'alors peu commentée entre un premier plan lumineux, et un fond de ténèbres, l'imagination baudelairienne se plaisant à une mise en contact si intime de la noirceur et de la clarté que s'opère «un échange de leurs propriétés contraires»:

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«alors la lumière devient ténébreuse et les ténèbres, lumineuses». Georges Poulet montre ainsi ce que la «rhétorique profonde» baudelairienne doit à une subjectivation des figures, en l'occurrence celle de l'oxymore dont il décrit en ces termes l'inflexion gnostique:

Faut-il rappeler que ce monde, c'est celui des gnostiques et des occultistes, monde où, par suite du renversement des valeurs, c'est au fond du mal que réside le bien, au fond du laid que réside le beau, et c'est l'obscurité qui est réellement lumière? Non plus seulement donc une lumière dans la nuit, mais une lumière émanant de la nuit, mais une lumière qui est noire, qui est fondamentalement ténébreuse. Telle est la conception extrême de la lumière, parfois formulée par Baudelaire24.

Ce qui fait la spécificité d'un tel passage est qu'il relie les choix esthé-tiques à une phénoménologie de la conscience incarnée, c'est-à-dire d'une conscience qui ne se pose jamais dans une autonomie illusoire, mais dans l'ouverture au monde et aux autres qui en constituent l'horizon: en effet, à peine Poulet a-t-il décrit la lumière infernale dans sa transposition rhétorique en une «vorace Ironie», qu'il se porte à l'opposé, c'est-à-dire au plus près du besoin d'identification qui taraude la conscience. Rarement a-t-on décrit aussi bien l'ambivalence baudelairienne qui, au sein de la discorde et de l'écart, s'essaie à recréer le sentiment d'une proximité, l'élan d'une compassion. «Il s'agit de suivre», explique-t-il à propos des «Petites Vieilles», «bien plus, de devenir un être au cours des années dans la genèse et le développement de son destin». Une telle critique, qui s'aventure au plus près des ambivalences du devenir subjectif, restitue ainsi le mouvement perpétuel qui anime la conscience baudelairienne. L'on ne s'étonnera guère, du coup, que l'essai de 1980 s'achève sur la capacité d'identification critique dont témoignent les Salons: «sa poésie est une poésie critique», écrit-il, «comme sa critique est une critique poétique»25.

Telle est précisément la question qui innerve les grandes pages consacrées, dans La Conscience critique (1986), à la pensée critique de Baudelaire: en quoi consiste «l'acte d'identification poétique»? L'énergie de la pitié qui conduit le poète vers tous les visages d'un désespoir partagé trouve son répondant dans le mouvement de «sympathie comprehensive» qui conduit le critique au plus près de la pensée d'autrui. L'acte critique est donc compris comme un acte intersubjectif par lequel la conscience de l'interprète s'ouvre à l'effet voulu par la volonté créatrice. L'originalité de la critique d'art baudelairienne n'est pas seulement dans la magie d'une assimilation accueillante à l'effet voulu par l'artiste, elle est, montre-t-il, dans un art de la mémoire:

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Baudelaire critique a pour qualité prééminente de toujours répondre pleinement à la suggestion offerte par l'œuvre qu'il lit ou qu'il contemple. 11 est le liseur et l'amateur d'art parfait, celui chez qui la perception de l'œuvre se fait littéralement comme un acte de mémoire. Elle se manifeste sous la forme d'une reconnaissance^.

Le critique devient ainsi «le traducteur d'une traduction», c'est-à-dire le déchiffreur d'une expérience créatrice, elle-même vécue par l'auteur comme la réminiscence d'analogies enfouies. De La Poésie éclatée à La Conscience critique, on mesure l'art qu'a Poulet de se tenir précisément au carrefour des contradictions baudelairiennes, le vœu d'identification avec la pensée d'autrui lui paraissant comme l'envers de «la conscience dans le mal», c'est-à-dire d'une conscience appliquée à «gratter» opiniâtrement la «plaie» des passions et des drames de la subjectivité moderne. Aucune page ne l'illustre mieux que la note incluse dans La Pensée indéterminée, centrée sur le «négativisme baudelairien»27. Cependant, la description ne s'attarde tant sur la chute «dans un lieu indéfini» qui s'apparente aux limbes, et dont l'analogue temporel serait «une éternité sans forme», que pour souligner que «la pensée de l'auteur des Fleurs du Mal se présente presque invariablement [...] comme ne faisant jamais du négatif un absolu». Poulet revient ainsi, au terme de son œuvre, sur le double mouvement qu'il repérait dès l'essai de 1952, la descente dans le noir et le nul s'inversant en «quelque chose comme une imploration, une prière, un pauvre signe quémandeur». Dans cette ébauche d'un retour douloureux «vers la lumière», le critique lit la part la plus «authentique» de la poésie baudelairienne: du geste d'expansion privilégié dans les Etudes sur le temps humain ou Les Métamorphoses du cercle, on est passé à un geste d'imploration au cœur de la nuit. Si la lecture de Baudelaire par Poulet se montra sensible, dès l'origine, à tous les modes de la dualité dans cette œuvre, il semble bien que La Poésie éclatée constitue le pivot d'une interprétation toujours plus sensible au versant anti-platonicien de la poétique baudelairienne, jusqu'à la note de La Pensée indéterminée, où l'émergence hors des ténèbres n'apparaît plus que comme le sursaut d'agonisant d'une âme «fêlée».

V

Nul autre peut-être n'a écouté avec plus de vigilance les dissonances de Γ anti-platonisme baudelairien que Jean Starobinski. Il s'agit bien, là encore, d'explorer, hors de tout postulat méthodologique, une subjectivité immanente au texte considéré, d'établir, dans un acte de connaissance inséparable d'une adhésion aimante, un relevé du paysage affectif de l'œuvre. Cependant l'attention aux dualités constitutives de l'univers baudelairien se déplace

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vers une dualité inhérente au regard, notée jadis par Jean Molino: l'opposition de l'apparence, du masque, et de la réalité cachée; celle de la distance reflexive et de l'intimité souffrante28. Nous partirons de l'art qu'a Starobinski de mettre en valeur la relation du premier plan et du fond dans les «tableaux» baudelairiens, par exemple, dans Portrait de l'artiste en saltimbanque, l'évocation de Fancioulle et du «vieux saltimbanque», dont les silhouettes «se découpent sur fond d'abîme et de mort imminente», ou encore, dans La Mélancolie au miroir, celle du travail de la représentation» dans «Le Cygne»:

Cet arrière-fond de «chose vue» s'enlève lui-même sur un premier arrière-fond imaginaire, peuplé par les figures de l'épopée classique: Andromaque, sur les bords du «petit fleuve» dont elle a fait creuser le lit dans la terre d'Epire; les «superbes» guerriers possessifs...129

A l'étagement des figures correspond, montre-t-il, un étagement des couches temporelles, du présent de l'aridité parisienne aux cités originelles de Rome et de Troie. Le regard critique est ainsi requis par le contraste entre un présent de reviviscence et un passé remémoré, entre la modernité du sujet exilé dans sa ville, et le «fond d'une histoire plus ample»: l'âge du paganisme. Qu'un tel écart sollicite un esprit si soucieux de préserver un «regard surplombant» sur les œuvres n'est guère étonnant, mais il y a plus dans cette dramaturgie poétique auquel le critique nous rend attentifs. Le poète d'«Un voyage à Cythère» par exemple n'assume pas seulement, selon lui, la position d'un témoin de la réprobation chrétienne à l'endroit de l'âge antique. La distance du témoin n'est qu'un moment du voyage qui mène au plus près de «l'insoutenable face-à-face avec soi-même»30. En d'autres termes, à la distance contemplative du voyageur devant lequel s'ouvre tout l'horizon mémoriel du paganisme, succède la proximité malheureuse avec un double allégorisé de soi: telle est l'oscillation décrite, non sans que soit désignée une instance tierce, cette voix poétique qui survit de dire «la vie décomposée». Jean Starobinski décrit ainsi une expérience à trois temps, où la proximité périlleuse se trouve médiatisée dans une distance poétique, celle même d'une conscience à la fois douloureuse et reflexive, et qui n'a d'autre recours que de se dire dans la poésie. Telle est l'expérience qui retient si intensément le critique, d'une vie reconquise par la tâche d'écrire, d'une «fécondité de la mélancolie»31. De ce point de vue, la lecture de Baudelaire n'a pu que légitimer un modèle herméneutique, comme si, entre distance et sympathie passionnée, le mouvement de la pensée ne pouvait faire halte, la voix critique résonnant à partir d'un lieu comme en marge, qui n'est autre que celui de l'écriture. Ainsi le voyageur et le pendu de Cythère forment-ils un couple - celui «d'un Narcisse malheureux et de son image» -, que médiatise cette instance tierce qu'est la voix poétique: le trajet décrit par Baude-

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luire, et retraduit par le critique, ramène alors le sujet vers lui-même, niais avec un regard plus vrai sur soi, modifié par le parcours intermédiaire.

La prédilection de Starobinski pour ce scheme ternaire, où le troisième temps est celui d'une compréhension pacifiante, explique peut-être son goût ties scènes, regardées comme des moments de crise hautement signifiants. La composition de 1789. Les Emblèmes de la raison est fondée, on le sait, sur un enchaînement de tableaux: dans le premier chapitre, le jardin de Bernardin de Saint-Pierre, mi-desséché, mi-fleuri; dans le deuxième, l'Incendie de San Marcuola de Guardi, vu comme «la lueur de la catastrophe»; puis les nocturnes de Mozart, avec l'image d'une «aube» qui triomphe des ruines, d'où une suite de scènes solaires, vues en surplomb comme la résultante de tensions, et déchiffrées comme une «histoire symbolique» des tribulations de la lumière. Chez Baudelaire, deux scènes du Spleen de Paris semblent l'avoir particulièrement fasciné: celle du prince et du bouffon dans «Une mort héroïque»; celle du don entravé dans «Le Gâteau». Or, le commun dénominateur de ces récits, placés sous le sceau de la violence, est d'être des paraboles thématisant l'acte esthétique. Le regard de l'interprète s'efforce de faire valoir une double distance: celle qui détache le texte de Baudelaire sur un fond culturel plus ou moins lointain; celle qui autorise la réflexivité du témoin devenu narrateur. Ainsi le récit d'«Une mort héroïque» s'enlève-t-il sur le fond d'une nouvelle de Bandello dont il «déplace(rait) les traits marquants», de même que la sinistre déconvenue du voyageur du «Gâteau», ne prend sens que sur le fond des idylles rousseauistes. Cette distance temporelle est lue par Starobinski comme le signe d'une historicité, qui fait de Baudelaire le témoin d'un âge où l'art réfléchit sur son propre statut. Le prince esthète et le bouffon révolté sont donnés pour les figures en miroir d'une idéalité qui se renonce dans sa mise à mort. Soulignant que le Prince oublie son amour des «beaux-arts» pour embrasser un savoir d'ordre médical, l'exégète conclut en ces termes:

Pour qui sait ce que Baudelaire pensait en 1863 de l'action politique révo-lutionnaire, et des prétentions des «physiologistes», il est évident que Fan-cioulle et le Prince trahissent l 'un et l'autre les exigences du Beau, et que l'Art ne peut que périr de cette double trahison. L'âge des révolutions, l'âge de la physiologie, c'est donc aussi l'âge de la mort de l'art, figurée à travers la mort de l'artiste. Et Baudelaire, en composant son poème en prose, fait l'essai d'un art qui vivrait de raconter sa propre mise à mort, entre l'échec politique (et l'erreur qu'est tout espoir politique) et l'impi-toyable loi de l'objectivité «physiologique»33.

La précision qui ouvre le commentaire permet de mettre l'accent sur le surcroît de sens historique dont témoigne la démarche de Starobinski, ce qui est l'indice d'un accord fondamental à son objet, dans la mesure où Baudelaire retraduit, avec une franchise sans précédent, la force aliénante de Γ His-

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toire sur un sujet désormais dépossédé. Que l'idéalité de l'envol se paie au prix de l'impitoyable loi de l'objectivité physiologique, «Le Gâteau» vient en confirmer la leçon. A considérer la «correspondance thématique» qu'il décèle entre le diptyque baudelairien (fait d'une ascension exaltée brutalement ternie par le noir tableau de la lutte enfantine), et «l'idylle des pommes» dans la neuvième Rêverie, où la «fête personnelle» contrebalance la sotte perversité des riches, on mesure la richesse de sens de tels dialogues. Ce qui en ressort n'est autre que le contraste de deux poétiques, l'une pour laquelle le mal n'est que «la conséquence d'une malfaçon dans la formulation des règles de l'association civile», l'autre qui éclaire de sa lumière soufrée la donnée indépassable du mal. Π y a plus. L'art de camper de telles scènes se double d'une étonnante mise en relief du vertige qui fragilise la subjectivité de l'auteur présumé du récit:

Baudelaire, note-t-il à propos d'une «Mort héroïque» et du «Vieux Saltim-banque», ne se borne pas à confronter une victime et un bourreau; le poète se met lui-même en scène, dans un angle du tableau; il est le témoin d'une scène qui le marque si profondément qu'il se sent gagné par les larmes, et que sa gorge est serrée par la main terrible de l'hystérie. La relation ainsi développée est «triangulaire», le témoin-poète venant cueillir l'image d'une agonie (au sens fort du terme) pour s'en faire à lui-même l'applica-tion symbolique et prophétique.

Ce passage conclusif montre la subjectivité baudelairienne se creusant de toute l'énigme de l'expérience décrite, et suppose, selon l'hommage rendu à son ami par Yves Bonnefoy, «l'écoute de ce qui, dans la création, se dérobe à soi-même, se perd, s'ignore, non sans pourtant transgresser bien des formes usées de la conscience».

Au demeurant, la démarche critique de Jean Starobinski ne donne pas seulement à voir, elle donne aussi à entendre la «"musique» de Baudelaire. Or, Y écoute ne se fait jamais plus vigilante que dans le champ à la fois res-treint et infini de l'explication de textes. Le refus des postulats méthodologi-ques va de pair avec une modestie critique qui sait s'exercer sur des poèmes parfois très brefs (comme, dans les Mélanges Gerald Antoine, l'exégèse du dizain: «Je n'ai pas oublié»), où la forme linguistique la plus ramassée en-gendre un mouvement critique qui, de proche en proche, donne à voir et à entendre le paysage entier de l'œuvre baudelairien. L'élégie XCIX est alors déchiffrée, comme ailleurs tel fragment d'une Bucolique d'André Chénier, comme la «consolidation visuelle» et sonore «d'un moment enfui», comme si à l'irrévocable écart du temps ne pouvait répondre que la constitution d'une œuvre de beauté, mais sur le mode de la frugalité, à l'égal des repas de la veuve et de l'enfant autour d'une nappe de «communion», dans le silence du deuil. Une telle valorisation de l'éclairage critique sur le territoire restreint d'une page donnée pour emblématique suppose un principe de

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variabilité, un art de se «multiplier» au gré des virtualités formelles et thé-matiques de telle pièce, ressaisie dans Vici et le maintenant d'un moment de lecture et d'accueil. Cet art de faire la lumière, qu'il s'exerce sur «Horreur sympathique», le deuxième «Spleen» ou «Le Cygne», s'il est bien l'une des modalités du don - de cette largesse dont Jean Starobinski a retracé quelques grandes représentations littéraires et picturales -, se situe au carrefour de l'esthétique et de l'éthique. Telle est sans doute l'une des raisons de l'affection de Starobinski pour Baudelaire, que le souci du moraliste - celui qui d'emblée s'attacha à la dialectique de l'être et du paraître chez La Rochefoucauld, de la transparence et de l'opacité chez Rousseau - s'allie contradictoirement au rêve de l'artiste, la probité consistant à sacrifier le repos de la forme close à l'«infini en mouvement» d'une pensée placée sous le sceau du paradoxe. On songe aux beaux vers d'Hölderlin dans «Stuttgart», où il est dit qu'autour de la table de réunion, «le vin fait fondre, comme perles, Γ amour-propre», tant'D est vrai que l'éthique de l'interprète trouve son prolongement dans le réveil, chez le lecteur, d'une capacité à musicaliser, en une sorte d'irénisme critique, la violence de toute appropriation indue du texte considéré.

La musique serait ainsi le point d'appui et le point d'aboutissement de la critique de Starobinski, et sans doute est-ce là ce qui fait de lui un si grand lecteur des poètes. D'une part, parce que la forme dialogique de la «relation critique» est d'essence musicale. Il faudrait ici relire les quatre études consacrées au Neveu de Rameau?·4. La mutabilité capricieuse qui place le dialogue diderotien entre Moi et Lui sous le signe de Vertumne se traduit, on le sait, par une caractéristique frappante du neveu, et aussi bien du Papageno de La Flûte enchantée: la faculté mimétique, l'art de la pantomime. L'attachement du critique aux figures du mime et du bouffon, chez Diderot comme chez Baudelaire, s'expliquerait, telle est notre hypothèse, non seule-ment par leur capacité à représenter dramatiquement la manière dont l'esprit critique peut s'identifier aux pensées qu'il rencontre, mais par la figuration qu'elles proposent de la «polyphonie» de l'esprit. Au fond, le dialogue dans Le Neveu entre Moi et Lui, entre la rigueur argumentative de l'un et l'énergie imaginative de l'autre, serait l'emblème d'une subjectivité critique en profondeur liée à l'expérience musicale.

D'autre part, les pages qui requièrent son attention sont souvent, comme chez Baudelaire, des poèmes où s'élabore une musique, c'est-à-dire l'accord soudain d'une réussite sonore et d'une visée qui dépasse l'ordre esthétique, dans la mesure où, intériorisant le divorce entre les éléments de la réalité et le sens qui s'en dégage, la conscience baudelairienne ne peut plus voir dans ces éléments que les signes d'une indépassable finitude. Cette visée, sur laquelle Baudelaire fonde, dans quelques grands poèmes des Fleurs du Mal, ce que Max Milner appelle une «poétique du Malheur», on peut la dire tout

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à la fois éthique et musicale, comme si la chaîne sonore des mots transmuait en musique la violence et la nuit d'un réel désidéalisé. Songeons au palin-drome du «Cygne» dont Starobinski montre qu'il allège la pesanteur de souvenirs «plus lourds que des rocs», en un «vieux Souvenir» allégorisé qui «sonne à plein souffle du cor»: «la pesanteur néfaste a été supplantée par la fluidité sonore», commente-t-il, et dans une conférence au Collège de France, le critique ajoutait que nous sommes dans la «région de la mélancolie musicalisée», comme dans tel chœur de Schubert ou dans le trio avec cor de Brahms. La musique baudelairienne naîtrait au point où la pensée, par un puissant coup de rame, sait traduire et transcender la désespérance dans le don à autrui, «aux captifs, aux vaincus, à bien d'autres encore...» Dans une lecture d'«Horreur sympathique», Jean Starobinski, qui a médité l'hermé-neutique spitzérienne, écoute la chaîne sonore que constituent, à la rime, quatre termes qui sont autant de «variantes augmentées» du mot vide. Les homophonies accidentelles entre livide, avide, Ovide, loin de valoir pour leur seule cohérence sonore, sont ressaisies dans leur virtualité sémantique, si bien que l'interprète étudie le paradoxe d'un vide qui «se développe en un discours sans lacune», déchiffrant dans quelques mots appariés toute une nosologie médicale et littéraire de la mélancolie. Tout se passe comme si dans la crispation de sa voix dédoublée, tout à tour accusatrice et rebelle, le libertin d'«Horreur sympathique», s'essayait à colmater le vide par la seule force de suggestion de la rime. Mais le sommet de telles analyses, où le critique conjoint l'acuité du stylisticien, le savoir de l'historien et l'écoute de l'analyste, est peut-être le commentaire du second «Spleen»35. Dans cette étude d'une transmutation poétique du «désastre psychique», Jean Starobinski ne montre pas seulement la cohérence des motifs et des identifications allégoriques du sujet dans un double effet d'agrandissement et d'éternisation, il met en évidence la pétrification progressive du «je lyrique déchu de son statut de sujet». L'analyse grammaticale des formules comparatives aboutit ainsi à une remarque à la fois clinique et poétique sur la contradiction inhérente au spleen:

Ainsi, tandis que le sujet lyrique comparé à la fosse commune, puis devenu cimetière, s'attribuait le recel massif de la mort, voici l'ennui (éprouvé à coup sûr par le sujet) qui accède à ce qui est, très évidemment, le contraire, le contraire absolu de la mort: l'immortalité. Le spleen s'énonce donc comme l'expérience quasi simultanée d'une inclusion de la mort dans la crypte intérieure (pyramide ou caveau), et d'une souffrance interminable -l'ennui - vouée à ne jamais connaître la mort.

Si une telle analyse donne à voir l'intuition médicale, cette dernière vaut d'être ressaisie dans l'ample geste d'un historien de la mélancolie. L'attention portée au vécu mélancolique procède d'une connaissance médicale des

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résistances physiologiques, de la cohésion intime qu'elles entierement avec la «maladie de l'âme», de l'historicité profonde des vicissitudes du corps et de la pensée. Qu'il n'y ait de savoir qu'ancré dans le devenir historique et d'abord dans cette temporalité qui affecte le corps - ne va pas sans une double conséquence: d'une part, le choix paradoxal de la critique littéraire aux dépens de l'exercice de la médecine; d'autre part, la conviction que les plus hautes réussites poétiques s'enlèvent, comme autant de variations originales, sur le fond d'une tradition qu'elles revivifient. Commentant l'inversion de la pétrification du sujet, devenu «granit», en un «texte sonore», de la mélancolie «aphone» et alourdie, en la libre énergie d'un chant réparateur, le critique analyse non seulement comment «l'intuition poétique de Baudelaire, sur bien des aspects, anticipe sur ce que les cliniciens apprendront à reconnaître», mais comment le langage devient l'espace d'un liberté reconquise. Autrement dit, tout se passe comme si le savoir médical précédait un savoir musical, la description clinique des pesanteurs psychiques conduisant à l'écoute de l'insistant préfixe négatif in-, du paradoxe d'un écho comme pris dans le bloc d'énigme de la figure monumentalisée. Ecoutons son commentaire du mot «sphinx», au vers 22:

Encadrée par deux doubles consonnes, mais en telle manière que se répondent symétriquement un s initial et un s final, la masse centrale du mot est constituée par la nasale in. Ne dirait-on pas que les consonnes des-sinent leur relief sur un noyau granitique, dont la charge de négativité est celle-là même qui pèse de tout son poids dans les préfixes d'incuriosité et d'insoucieux? Ne dirait-on pas également que les s de «sphinx» sont les congénères des sifflantes d'«incuriosité» et d'«insoucieux»? Par la vertu du contexte, le sphinx apparaît comme la vie fabuleuse, mais indépendante et détachée, de l'opaque préfixe de négation. Les ajouts consonantiques (sf..ks) et le jeu avec la mémoire culturelle font surgir, comme sculptée dans le rien (vers 15), la forme de l'être hybride, mi-animal, mi-féminin, poseur d'énigmes, et, dans une libre condensation avec Memnon le roi déchu, porteur du chant, quand l'atteint le soleil du soir.

La mise à nu de la logique inconsciente qui sous-tend l'effacement de la vie s'accompagne ainsi de l'écoute des possibilités cathartiques inhérentes à la musique même des mots36. Dans un texte antérieur, paru en 1982, sur «l'immortalité mélancolique», Jean Starobinski partait d'une étude clinique, celle de Jules Cotard (1840-1882) sur le «délire» de certains malades convaincus de ne pouvoir mourir, pour relier cette affection au mythe du Juif errant dont la hantise s'exacerbe vers 1850, et dont le paradigme romantique extrême lui paraît se manifester dans «Les Sept Vieillards» de Baudelaire. L'expérience d'une «réitération grotesque» de la figure du Juif, dépossédée dans la métropole moderne du sens eschatologique de sa quête, le réduit à n'être plus que le porteur démultiplié d'un péril, d'une nions-

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truosité, que le sujet reconnaît comme siens. Ce que le commentaire met, une fois de plus, en évidence, tient au retournement du négatif- «la perte de la direction psychique, la dérive infinie» -, en une positivité esthétique:

Au plus profond de sa subjectivité, blessé par une réalité extérieure insupportable, le poète se sent lui-même perdu dans l'espace illimité; mais il travaille à dire cette errance dans le matériau parfaitement travaillé d'une versification forte et souple. La beauté poétique est d'une part ce qui produit l'image de l'errance, d'autre part ce qui la surmonte. Un sens esthétique, évident et risqué, survit mystérieusement à l'énoncé du non-sens. Cette beauté «moderne» s'appuie sur la civilisation dont elle dénonce l'absurdité37.

Sans doute est-ce là une constante de la démarche critique de Staro-binski: l'attention qu'il porte à la dramaturgie à travers laquelle le Je cherche à dire une identité aussi vacillante qu'angoissée, en passe toujours par l'écoute de la transmutation de la condition blessée en autant d'aspects sonores. La musique est ainsi ce qui, assumant «l'ardent sanglot» de la créature, viserait l'horizon d'un sens, fût-ce dans un mouvement de désespérance et de «riposte agressive qui ira en s'accentuant jusqu'aux lambeaux rageurs de Pauvre Belgique!»^ Mais comprenons que cette «musique» est ce qui naît au plus près de la finitude, de ce corps que Baudelaire pose comme le lieu irrécusable de toutes les blessures de l'éros et de l'Histoire. Ainsi la lecture de Starobinski est-elle à l'opposé du dédain «janséniste» de Poulet à l'endroit de l'Histoire, comme de son refus de considérer la substance sonore des œuvres, au profit d'une «réalité mentale» qui, pour ainsi dire, précéderait toute incarnation formelle.

Or, c'est précisément autour du lien qui noue le destin de la Poésie au tragique de l'Histoire que se situe, selon nous, l'apport majeur de ceux qui, tel John E. Jackson, ont ressaisi et prolongé la leçon des maîtres genevois. De La Mort Baudelaire (1982) au récent Baudelaire, ou à l'étude du «rêve de palingénésie chez Baudelaire» incluse dans Souvent dans l'être obscur (2001), Jackson n'a cessé d'approfondir l'intériorisation de la mort, chez Baudelaire, «comme foyer de perception du réel», c'est-à-dire comme une aggravation d'une conscience tragique de l'Histoire, devenue synonyme d'un «négatif» affectant la possibilité même de la poésie. Ce serait là ouvrir un nouveau chapitre sur «l'école de Genève» et la lecture de Baudelaire. Sans doute Georges Blin et Max Milner ont-ils su se porter au plus près de la conflictualité baudelairienne, restituant la vigueur d'une négativité devenue avec Baudelaire la condition paradoxale, tragique, du chant poétique. Mais nul peut-être mieux que John E. Jackson n 'a pensé la radicale aliénation qui - faisant de l'homme de 1850, la victime prolétarisée d'une dégradation à la fois métaphysique et sociale -, atteste l'étiolement même des possibilités créatrices. Ainsi «l'école de Genève» nous est-elle apparue comme ce lieu

essentiel où, au moment même où la linguistique structurale réduisait le langage à n'être qu'un système de différence, a refusé de disjoindre l'homme de l'œuvre, la singularité d'une conscience tragique dans son rapport à soi et à l'histoire, de l'invention formelle dont témoigne une œuvre comme Les Fleurs du Mal. De Marcel Raymond à Jean Starobinski, se dessine, nous espérons l'avoir montré, une herméneutique toujours plus sensible aux pesanteurs de l'Histoire, à l'audace avec laquelle Baudelaire s'efforça de transmuer en poésie l'accablante teneur en négativité inscrite au cœur d'une «modernité», devenue avec lui inséparable du tragique.

NOTES

1 Voir la lettre de Georges Poulet du 17 décembre 1962, in Marcel Raymond Georges Poulet, Correspondance 1950-1977, Paris, Corti, 1981, p. 108.

2 Ibid., p. 125.3 Voir Jean Starobinski, «Considérations sur l'état présent de la critique littéraire»,

Diogene, n° 74, 1971, pp. 62-95.4 Voir respectivement DÉ Baudelaire au surréalisme, Paris, Corti, 1940, p. 354; Geor-

ges Poulet, La Conscience critique, Paris, Corti, 1986, p. 116; p. 109.5 La 5e Rêverie est évoquée dans la Préface générale de l'édition des Œuvres complètes

de Baudelaire (Lausanne, La Guilde du Livre, 1967, reprise dans Être et dire, Neucliâ-tel, A la Baconnière, 1970, pp. 139-166), en particulier pp. 146-147; ou encore, dès l'ouverture de De Baudelaire au surréalisme, comme l'attestation d'un «climat moral et mystique», celui même qui préside à une abolition des frontières «entre le senlimcnt du subjectif et celui de l'objectif» (Paris, Corti, 1940, p. 13). C'est sur le tond d'une telle expérience que s'enlève l'évocation de «l'extraordinaire complexité tic «l'âme humaine» en Baudelaire» (p. 17), hantée par la «conscience de l 'unité de la vie psychique» et soucieuse de «se hausser jusqu'à cet état de «communion universelle» où le sujet et l'objet s'absorbent l'un l'autre» (p. 25). Sur l ' infini satanique comme «face mauvaise» du Beau, voir Être et dire, op. cit., p. 163.

6 Dans Génies de France ( Neuchâtel, A la Baconnière, 1942, pp. 190-217), Marcel Raymond vise à accréditer l'existence, chez Baudelaire, d' «une tendance spirituelle non catholique [...] qui s'accorde avec une des aspirations les plus étranges des modernes» (p. 190). La mention d'une vita nuova apparaît p. 193 pour définir cet état «où les objets vivent d'une vie qui est la même que celle du moi». Sur ce mouvement de retour à l'unité, lié à un suspens des activités du «moi superficiel» (en un sens bergsonien, c'est-à-dire englobant les conduites sociales comme l'inlelleclualité ou les motions affectives), et cela au bénéfice d'un envahissement de l'âme «par les lames de fond des puissances inconscientes, rendues agissantes», voir pp. 197sqq. Sur la fin profonde de cette «participation» à l'Un, voir p. 201: «[...Ι le mouvement île retour à l'unité, l'effort pour saisir l'un dans le multiple, en remontant le cours des analogies, s'apparente à une tentative pour créer en soi une «vision divine» de l'univers, et même un peu davantage: le sentiment d'une existence absolue, qui participe au divin».

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7 Voir «Baudelaire et la sculpture», Journées Baudelaire, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, 1968, pp. 66-74, repris dans Être et dire, op. cit., pp. 167-177, notamment p. 174 pour la citation commentée.

8 Poulet discerne chez son ami la tentation de plonger si avant dans l'obscurité de l'être que la connaissance ne soit plus que de l'ordre du silence, donc qu'elle s'annule elle-même en tant que pouvoir de clarification de son objet: «il y aurait donc», conclut-il, «non pas seulement une conscience vague et confuse, mais un sentiment presque ténébreux de l'être; une conscience aussi proche que possible de l'inconscient». Voir La Conscience critique, op. cit., p. 119.

9 «S'il importait de caractériser l'expérience de Senancour», note-t-il au début de Senancour. Sensations et révélations, Paris, Corti, 1965, «on songerait moins à la mystique chrétienne qu'à l'aspiration à l'unité des platoniciens et des néo-plato-niciens, qu'à celle des «gymnosophistes» à la non-dualité, on songerait même à la voie du tao, au terme de laquelle les deux puissances antagonistes du yin et du yan se résolvent en une synthèse supérieure» (op. cit., p. 22). Plus loin, Senancour est défini comme un philosophe «de l'être passible plutôt que de l'être pensant, du moi qui sent, et qui se sent abandonné».

10 Voir Romantisme et rêverie, Paris, Corti, 1978 («Gautier, Baudelaire et Les Paradis artificiels», pp. 135-146; et «Baudelaire. Rêverie et imagination», pp. 147-157). Pour le commentaire de «Correspondances», voir p. 152. L'expression «mystique naturel-le» se trouve dans Etre et dire, op. cit., p. 144. Rappelons, pour mémoire, que le Jean-Jacques Rousseau, la Quête de soi et la Rêverie paraît chez Corti en 1962, Senan-cour, Sensations et Révélations paraissant chez le même éditeur en 1965.

11 Dans son intuition d'une profonde ambivalence au cœur de ce sonnet, Raymond va plus loin que le commentaire qu'il proposait de «Correspondances» dans De Baude-laire au surréalisme où il soulignait «le pressentiment confus de la participation de toutes choses les unes aux autres» (p. 25), où la lecture des analogies était décrite comme relevant à la fois d'une «révélation» dans la tradition du «néo-platonisme», et d'une «méthode», sans que la contradiction implicite entre les deux termes fût appro-fondie. Sur l'ambivalence de «Correspondances», voir John E. Jackson, La Poésie et son autre, Paris, Corti, 1998, pp. 26-32; Baudelaire, Paris, Le Livre de poche, 2001, pp. 41 sqq.

12 Sur l'ambivalence entre symbole et allégorie, et l'histoire de la tradition sur le fond de laquelle s'enlève l'œuvre de Baudelaire, voir notre Baudelaire et la tradition de l'allégorie, Genève, Droz, 1999.

13 Sur ce mode de connaissance «contemplatif» d'inspiration fénelonienne, voir Le sens de la qualité. Propos sur la culture et la situation de l'Homme, Neuchâtel, A la Ba-connière, 1948, en particulier p. 32: «Par une sorte d'ascèse, il s'agit d'entrer dans un état de réceptivité profonde où l'être se sensibilise à l'extrême, puis de céder peu à peu à une sympathie pénétrante»; et p. 39: «Envisagée sous la forme absolue, idéale, cette connaissance serait le fruit d'une identification à l'objet. En fait, on peut croire que cette identification ne se produit jamais parfaitement, et qu'il subsiste toujours une distance intérieure imperceptible, même dans le cas le plus favorable, du sujet à l'objet. Mais tout le travail de l'intelligence la mieux avertie, la plus subtile, devrait assurer cette approche de la réalité de l'œuvre d'art; par un effacement et un suspens opportuns, l'intelligence, ayant achevé son office précieux, devrait rendre possible cet

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acte de présence» c'est nous qui soulignons. Sur le symbole connue «noyau vital cl ontologique» de la poésie, voir la préface de Vérité et poésie, Neuchâtel, Λ la Hacon nière, 1964, où, après avoir caractérisé «l'athéisme mystique» des poètes contempo rains, Raymond définit en ces termes la visée de la poésie: «voyons bien qu'il |le symbole] n'est pas un signifiant renvoyant à un signifié, mais qu'il se signifie; on ne le traduira pas, on ne le remplacera pas par une idée qui serait son équivalent abstrait. Par l'action à vif d'un langage fait d'images et de symboles, et suffisamment ambigu, la poésie se soustrait à «l'angélique échelle du bon sens», elle brise les garde-fous que le réseau de nos habitudes dresse autour de nous; elle nous arrache à l'univers second où nous enferment la raison ouvrière et la technique; et cela pour nous réin-sérer, nous rapatrier dans l'univers premier, ou primordial, très familier et très étrange en son immédiateté, où nous avons été appelés à vivre» (p. 9).

14 Point fortement marqué par Jean Starobinski dans «Aux portes du rêve et de l'inconscient. Albert Béguin et Marcel Raymond», Table d'orientation, Lausanne, Editions l'Age d'Homme, 1989, pp. 136sq. L'auteur parle d'«une transcendance diffuse, dont Raymond ne cesse de guetter les signaux: transcendance, parce qu'elle sedérobe et se refuse; diffuse, parce qu'elle pénètre l'espace du monde et du moi, parcequ'elle nous habite et nous domine tout ensemble. Elle est l'intimité du visible et dusensible, en même temps que le tréfonds de l'âme. Elle est au-dedans et au-dehors.L'inconscient, l'irrationnel, l'obscur, apparaissent alors comme les termes privatifs etprovisoires de celui que Raymond, finalement, se décide à désigner en le nommantDieu».

15 Voir L'Ame romantique et le rêve, Paris, Corti, 1939, pp. 376-381, notamment p. 379.16 Voir Poésie de la Présence, Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1957, pp. 177-186.

17 Ibid., respectivement pp. 181-182; p. 185.18 Voir L'Ame romantique et le rêve, op. cit., p. 378; p. 380.19 Expression de John E. Jackson dans la postface au Choix de rêves de Jean Paul

(Introduction Claude Pichois, préface et traduction Albert Béguin), Paris, Corti, 2001, p. 269.

20 Voir John E. Jackson, Souvent dans l'être obscur. Rêves, capacité négative et roman-tisme européen, Paris, Corti, 2001, p. 111.

21 Voir Georges Poulet, Etudes sur le temps humain, 1, Paris, Pion, 1952, pp. 364-385.

22 Lev Métamorphoses du cercle, Paris, Pion, 1961, pp. 397-432.

23 La Poésie éclatée, Paris, P.U.F., 1980, pp. 7-84.

24 Ibid., p. 63.25 Ibid., respectivement p. 64: «il y a donc une lumière infernale qui rend le monde ironi-

quement compréhensible pour une pensée proprement démoniaque»; p. 73 où, a pro-pos des «Petites Vieilles», il précise qu' il serait erroné «de limiter l'art identificateur de Baudelaire à celui du comédien», ajoutant que «l'intuition d'autrui va bien au-delà des apparences. Il s'agit de suivre, bien plus, de devenir un être au cours des années dans la genèse et le développement de son destin»; p. 79.

26La Conscience critique, op. cit., p. 42.27Voir La Pensée indéterminée, Paris, P.U.F., t. II, 1987, pp. 145-149.

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28 Voir Jean Molino, «La Relation clinique ou Jean Starobinski dans la critique», in Jean Starobinski, Centre Georges Pompidou, Cahiers pour un temps, 1985, pp. 37-71.

29 Voir respectivement Portrait de l'artiste en saltimbanque, Genève, Albert Skira; Paris, Flammarion, 1970, p. 91; La Mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1989, p. 66.

30 Voir Jean Starobinski, «Cadavres interpellés», Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 41, 1990, pp. 69-81.

31 II vaut la peine de relire l'admirable conclusion de «Cadavres interpellés» (op. cit., p. 81): «La voix qui parle ainsi de la vie décomposée se désigne elle-même comme survivante: elle compose le poème. Et avec elle survivent un «cœur» et un «corps» dont elle ne se délivre pas et qu'elle rend bizarrement immortels. La voix poétique allegorise l'allégorie elle-même: elle tisse un drap funèbre pour désigner métaphori-quement, sous le voile, le constat fictif de la mort sans voile, de la putréfaction à ciel ouvert».

32 Voir respectivement 1789. Les Emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1979, pp. 5-37; sur «Une mort héroïque» (OC, I, 319-323), voir «Sur quelques répondants allégoriques du poète», Revue d'Histoire littéraire de la France, avril-juin 1967, pp. 402-412; Portrait de l'artiste en saltimbanque, op. cit., pp. 81-95; «Bandello et Baudelaire (Le Prince et son bouffon)», in Le Mythe d'Etiemble. Hommages, Etudes et Recherches, Paris, Didier, 1979, p. 259.

33 Sur «Le Gâteau» (OC, I, 297-299), voir «Sur Rousseau et Baudelaire. Le dédom-magement et l'irréparable», Le Lieu et la formule, hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, A la Baconnière, 1978, pp. 47-59; «Nouvelles batailles d'enfants», Lar-gesse, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1994, pp. 131-154. Pour le témoignage d'Yves Bonnefoy, voir La Mélancolie au miroir, op. cit., p. 8.

34 Voir «Le dîner chez Bertin», in Das Komische, Munich, Fink, 1976, pp. 191-204; «L'incipit du Neveu de Rameau», La Nouvelle Revue française, n° 347, pp. 41-64; «Diogene dans Le Neveu de Rameau», Stanford French Review, automne 1984; «Sur l'emploi du chiasme dans Le Neveu de Rameau», Revue de métaphysique et de morale, LXXXIX, n° 2, avril-juin 1984, pp. 182-196.

35 Voir respectivement La Mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1989, p. 78; «Les Rimes du vide», Nouvelle Revue de psychanalyse, ncll, printemps 1975, pp. 133-143; «Les proportions de l'immortalité», in I Linguaggi del sogno, Florence, Sansoni, 1984, pp.235-249.

36 On pourrait multiplier les exemples. Ainsi le commentaire de «la séquence statue-moi», dans «A une passante», ou encore l'écoute des allitérations de «Je n'ai pas ou-blié», où le redoublement des consonnes semble mimer le binarisme temporel propre au ressouvenir.

37 Voir «L'immortalité mélancolique», Le Temps de la réflexion, Gallimard, 1982, pp. 231-251, notamment p. 246 pour la citation.

38 Voir «De la critique à la poésie», Preuves, n° 207, mai 1968, p. 18.

Denis de Rougemont et l'amour de l'Occident

Pascal Dethurens

A l'origine de la religion, de la inorale cl de la culture européennes, il y a l'idée de la contradiction, du déchirement fécond, du conflit créateur. E y a ce signe de contradiction par excellence qui est la croix e( qui fait de l'homme européen l'homme dialectique. Voilà pourquoi l'Europe a toutes les chances de rester la patrie de l'invention.

Denis de Rougemont: L'Esprit européen, Rencontres internationales de Genève, 1946.

Au commencement n'étaient ni le Verbe, comme il est dit dans la Genèse, ni l'Action, ainsi que s'est plu à le rectifier ironiquement le Faust de Goethe, mais peut-être quelque chose comme le fruit du mot et de l'acte - l'Amour. S'il est vrai que le XX e

siècle aura été entre tous le siècle critique, el le siècle de la critique par excellence, à nous ses héritiers force sera de relire ceux des grands critiques qui ont le mieux su remonter jusqu'aux sources de notre culture occidentale pour en indiquer le sens, le sens conçu tout ensemble comme direction et comme signification. Ce sens de l'Europe, c'est à Denis de Rougemont mieux qu'à quiconque peut-être de sa génération en Suisse qu'il a appartenu de le redécouvrir et de le redéfinir tout au long de son parcours intellectuel, de L'Amour et l'Occident (1939) à L'Aventure occidentale de l'homme (1957) et de Vingt-huit siècles d'Europe (1961) à la Lettre ouverte aux Européens (1970). Ce sens de l'Europe, ce qui y définit le rapport de l'homme au réel, ce qui construit son devenir spirituel, tendu entre son commencement et sa fin, c'est l'amour.

Tel est le présupposé théorique de départ, selon l'hypothèse méthodologique soutenue dans L'Amour et l'Occident: «L'amour-passion est apparu en Occident comme l'un des contrecoups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité»1. Heureux Rougemont! Comprend-on aujourd'hui, savoure-t-on encore le bonheur de pouvoir accueillir au sein d'une même

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Pascal Dethurens

Histoire, pour leur souhaiter la bienvenue dans ce lieu de naissance qui est le leur, toutes les plus belles figures de l'amour, Héloïse et Abélard, Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, et saluer en tout lieu, de Dante à Stendhal, de Cervantes à Racine et de Milton à Wagner, le mythe de Γ amour-passion? Eux tous sont l'Europe et l'Europe trouve à se définir à travers eux et eux seuls: Europa, terra erotica.

S'il y a donc lieu de déterminer un mythe emblématique du monde européen, à la façon dont on se réclamait d'un écusson ou d'un étendard au Moyen-Age, ce mythe originel et fondateur sera en même temps l'archétype du sentiment amoureux aux yeux de Rougemont, Tristan:

L'amour heureux n'a pas d'histoire dans la littérature occidentale [...]. La grande trouvaille des poètes de l'Europe, ce qui les distingue avant tout dans la littérature mondiale, ce qui exprime le plus profondément l'obses-sion de l'Européen: connaître à travers la douleur, c'est le secret du mythe de Tristan, Γ amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux d'un bonheur qu'il repousse, magnifié par sa catastrophe, l'amour réciproque malheureux2.

Nous voyons que Tristan, poème du triangle essentiel (Père, Mère et Fils) et de la primordiale situation créatrice [...] est le poème de la culture oc-cidentales.

L'Europe est ainsi avant tout une conception de l'amour (et donc de la littérature), Γ amour-passion inventé et chanté par les troubadours dès le ΧΙΓ siècle avant de parcourir l'espace occidental de part en part, comme s'il suffisait qu'un concept gagne du terrain pour devenir peu à peu son propre lieu d'origine et donner corps aux sphères qu'il s'approprie.

C'est assez souligner, à l'évidence, combien la perspective critique de Rougemont est redevable à la méthode exploratoire de la généalogie, au sens nietzschéen du terme. Que les finalités d'Eros et d'Agapè soient en relation d'antinomie systématique, dès le surgissement de Γ amour-passion au Moyen-Age, la thèse eût pu faire l'objet d'un développement synchronique. Or, il n'en est précisément rien, parce que l'enjeu théorique n'est pas ici déterminé par des nécessités immanentes, mais par des causalités dynamiques. Il s'agit de rien moins que de récrire l'Histoire de la culture européenne en fonction de ce concept. «On comprendra peut-être mieux l'opiniâtreté de mon enquête sur les origines de l'amour», conclut en substance l'essayiste, quand on saura que «j'ai tenté de réinventer la genèse de la passion d'amour»4.

Sans aucun doute l'herméneutique généalogique de Rougemont, en tant qu'elle a pour vocation de faire servir les concepts à une interrogation sur la définition de la culture qui les a produits, doit être aujourd'hui perçue comme une herméneutique de son temps. L'Europe existe, pourrait-on

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avancer pour présenter succinctement l'angle analytique de L'Amour et l'Occident, et l'identité culturelle de l'Europe se manifeste avec le plus d'éclat quand, depuis le mythe malheureux et (par conséquent) sublime de Tristan et Yseult, Γ amour-passion se voit rejeté des structures du monde social qui le proscrit au nom d'un autre système de valeurs, fondé lui sur la fidélité, sans laquelle l'homme se condamne à la perdition''. On voit immédiatement à quoi tient l'avantage critique d'une telle lecture: préthématique (il est légitime d'admettre qu'elle annonce, par exemple, Les Métamorphoses du cercle de Georges Poulet), pré-comparatistc (elle fraye non loin d'un champ de recherche comme celui de Paul van Tieghem), elle rend compte avec force et minutie du devenir d'un code.

Ainsi pensée, l'Europe de Rougemont se donne moins comme un espace géographique que comme la somme d'histoires particulières qui, au gré de leurs métamorphoses, vont se changer en Histoire et écrire celle de notre culture. Si l'on peut suivre la trace de Tristan ici et là, c'est alors que l'on peut aussi s'émerveiller, comme le ferait un archéologue, que celle culture existe. Nous savons très bien, à la vérité, d'où provient ce désir heuristique: il est devenu clair pour les Modernes, depuis Hugo pour qui l'Europe se présente comme une immense légende des siècles jusqu'à Nietzsche pour qui elle chante à jamais le même leitmotiv douloureux, qu'un mylhe allait pouvoir prendre en charge, sur le mode symbolique, à la façon d'une métonymie spirituelle, le contenu de l'intégralité de la culture. Ce niylhe-témoin, avant Rougemont, a eu le nom double d'Apollon et de Dionysos d'Eschyle et Sophocle à Wagner chez Nietzsche6, il a reçu celui d'Ahasvérus le Juif errant de la Bible à Kafka et Joyce chez H. Brodi7, il a encore été baptisé Saturne d'Aristote à Baudelaire chez Panofsky*.

C'est à l'intérieur de ce vaste cadre que prennent place les travaux de Rougemont. Dans une culture donnée, il vient un moment, un âge si l'on préfère, où un mythe est prêt, au sens où l'on dit d'un fruit qu'il est mûr, pour cristalliser autour de lui le sens de l'humanité que ce monde abrite. Et ce mythe européen s'appelle ici Tristan - mais à la même époque, Freud relit le grand texte européen pour y découvrir tout au fond le mylhe de Moloch9, tout comme une génération plus tard G. Steiner y trouvera à son tour celui de Barbe-Bleue10.

A chaque Argonaute - herméneute ou généalogiste - son mylhe de prédilection. Celui de Rougemont a toutefois ceci de surprenant, nonobstant sa grande cohérence interne du Graal à Julien Gracq ou de saint Augustin à Dostoïevski, que l'on voit mal en quoi le couple de Tristan et Yseult, envisagé comme le vecteur de lisibilité de la culture, serait véritablement européen, sinon peut-être pendant «vingt-huit siècles d'Europe», du moins même depuis le Moyen-Age. Peut-on encore souscrire à cette première conclusion de l'essai?

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E s'en faut de beaucoup que la passion et le mythe de la passion n'agis-sent que dans nos vies privées. La mystique d'Occident est une autre passion dont le langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui de l'amour courtois. Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou des 'profanations' successives de son contenu et de sa forme. Enfin la guerre, en Occident, et toutes les formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par le fait de leur origine chevaleres-que un parallélisme constant avec l'évolution du mythe'1.

De même faut-il prendre le risque, dont on serait en peine de dire quelle théorie de la littérature comparée voudrait l'encourir, de soutenir qu'à travers le même mythe amoureux un pan entier de notre culture trouverait à s'illuminer tout d'un coup?12 L'Europe ne se confirme pas, elle se réinvente à chaque fois dans ses représentations de l'amour, de Pétrarque à Rousseau, de Corneille à Proust et des chansons de geste au cinéma moderne. Doit-on enfin tenir pour le fin mot de l'enquête occidentale les quelques apostilles consacrées à «Freud et [aux] Surréalistes», à «Dante hérétique» ou à «saint François d'Assise et [à] Sade»?13

Souvenons-nous des difficultés rencontrées, tout au long de la génération pendant laquelle a écrit Rougemont, par ceux des théoriciens les plus exi-geants en matière de définition de l'esprit européen. Comment peut-on être Européen? En revivant sur le mode plus ou moins savant du palimpseste la crise du mariage et l'avènement de Γ amour-passion? Mais ce serait là, en même temps que proposer une voie passionnante pour parcourir le domaine enchanté et désenchanté de Béroul, de Cervantes ou de Shakespeare, occulter l'origine plus profonde, ou plus secrète, de l'identité européenne. Car celle-ci, avant de donner naissance au mythe des amants maudits, avant même de rendre possible la dialectique d'Eros et d'Agape, a d'abord dû passer à travers une triple strate. Avant Tristan, et pour qu 'il y ait Tristan (au sens où l'on montre qu'avant Faust, et pour qu'il y ait Faust, il a fallu la conjonction de la conception médiévale de la mélancolie et l'avènement du protestantisme), il a fallu qu'il y ait en Europe un substrat métaphysique qui le prépare -mais qui le déborde aussi, et largement, ainsi que l'a défini Valéry dans La Crise de l'esprit en 1919:

Mais qui donc est Européen? Je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l'Histoire trois influences [...]. Telles réap-paraissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véri-table Européen, un homme en qui l'esprit européen peut habiter dans sa plénitude: partout où les noms de César, de Caïus, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d'Aris-tote, de Platon et d'Euclide ont eu une signification et une autorité simul-tanées, là est l'Europe1^

Il est donc théoriquement possible que le mythe de Tristan et Yseult, comme le soutient Rougemont, emblematise la dialectique amoureuse de l'Europe, avec son cortège de délices et de poisons; mais à la façon d'une résurgence, d'un fruit tardif de notre système de valeurs et de représentations. Ces amants-là, pour le formuler autrement, viennent tard: ils arrivent jeunes dans un monde vieux.

Sauf à penser, inversement-ce qu'inclinerait plutôt à penser la thèse de Rougemont -, qu'ils inaugurent la modernité de l'Europe, celle qui, sans l'avoir directement recherché ni délibérément voulu, s'est peu à peu affranchie du triple héritage judéo-chrétien, grec et romain. En ce sens, les théories européennes de L'Amour et l'Occident sont beaucoup plus proches de celles de l'après-guerre, entre, disons, celle de Madariaga (qui, dans son Portrait de l'Europe en 1950, lance l'idée d'une culture européenne comme culture du désir, avec comme archétypes les grands chercheurs d'infini que sont Faust, Hamlet, Don Quichotte et Don Juan15) et celle de Jaspers (qui, lors des Rencontres internationales de Genève sur L'Esprit européen en 1946, fait de l'Europe le continent-culture de la passion, travaillé par le désir1(l). On comprend qu'elles se soient attachées en priorité aux œuvres du Moyen-Age et de la Renaissance, de Chrétien de Troyes à saint Jean de la Croix et de Dante à Shakespeare: ces œuvres portent toutes la trace, jubilation ou catastrophe, de la sacralisation de l'amour.

Donc, des amants pour l'Europe, et des amants passionnés - plus pas-sionnés peut-être par leur passion que par l'Autre qui la leur inspire. C'est à croire qu'en dépit des nombreuses critiques et des divers reproches adressés à son texte majeur (d'Albert Béguin à Jean-Paul Sartre17), Rougemont a finalement vu juste. La dialectique européenne de l'infini du désir et de la fidélité du couple n'est-elle pas, très exactement, celle qui va nourrir le plus grand roman d'amour de notre temps, et qui plus est tout entier traversé par la question européenne, Belle du Seigneur d'Albert Cohen (1968)'? Là comme ici, auprès d'Yseult comme auprès d'Ariane, la question est de savoir, encore et toujours, comment se définit l'esprit et se vit l'identité de l'Europe. En somme, c'est l'amour impossible -interdit, fou, malheureux, «.invitus invitam» suivant le mot de Suétone repris par Racine dans la préface de Bérénice - qui rend possible l'idée de l'Europe. Ainsi en va-t-il de la tragédie classique:

Phèdre est un moment décisif non seulement dans la vie du poêle, mais dans l'évolution du mythe à travers l'histoire de l'Europe.1 x

Ainsi en va-t-il encore, et déjà, de la tradition platonicienne:

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Pascal Dethurens

Les paradoxes de l'Occident [sont fondés sur] l'opposition fondamentalede l'Eros et de l'Agape, c'est-à-dire les deux religions qui se disputentnotre Occident. 19 '

Ainsi en va-t-il enfin de l'éthique chrétienne:

Les Orientaux caractérisent l'Europe par l'importance qu'elle donne aux forces passionnelles. Ds y voient l'héritage du christianisme et le secret de notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes: christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants de la psyché occiden-tale [parce que] la volonté chrétienne de transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l'idée de transformer le milieu humain (d'où le mythe de la révolution) et l'idée de transformer le milieu naturel (d'où la technique).20

Sans doute mesure-t-on moins, aujourd'hui, ce qui fait l'originalité théorique de cette thèse. Notre propos n'est pas, bien entendu, de ranimer les querelles des spécialistes disciplinaires, médiévistes ou existentialistes, qui ont eu leur écho et fait leur temps. Il demeure néanmoins une question en suspens, laissée inaperçue en grande partie dans la réception de Rougemont: s'est-on jamais avisé que l'auteur de L'Amour et l'Occident est le seul à avoir proposé une lecture historique de l'Europe dans son rapport au vécu amoureux?

Il est aisé de rappeler que, dans «l'horizon d'attente» (H.R. Jauss) de son temps, le lien de l'homme au monde s'est systématiquement médiatisé par cette visée européenne. Dès le début des années 30, le médiéviste et futur théoricien de renom E.R. Curtius a l'un des premiers rendu l'opinion publique sensible à ce phénomène d' européanisation de la pensée et des débats, politiques ou philosophiques21. Michel Raimond a consacré à cette nouvelle donne du fait littéraire et social un chapitre entier de ses travaux sur La Crise du romand. Souvenons-nous, succinctement ici, et pour nous en tenir uniquement à des pensées en cours d'élaboration et contemporaines de celle de Rougemont, que l'Europe s'est pensée dans son rapport à la mort chez Spengler23, dans son rapport à la guerre chez Caillois24, dans son rapport au temps chez Heidegger25, dans son rapport au jeu chez Huizinga26, dans son rapport à la raison chez Husserl27, dans son rapport à la liberté chez Croce28, ou encore dans son rapport à la violence et au sacré chez Girard 29, dans son rapport à la mélancolie chez Guardini30, dans son rapport à la folie chez Foucault31 - et, serait-on tenté d'ajouter: etc.

On a donc tout lieu d'être étonné, dans le champ interprétatif si fertile de l'Europe comme concept culturel, qu'à l'époque de sa publication L'Amour et l'Occident a été le seul essai à tenter de penser simultanément l'Europe et ses mythes amoureux. Pourtant, aime-t-on vraiment l'amour en Europe? La question eût paru saugrenue à Rougemont. Une archéologie de nos repré-

Denis de Rougemont et l'amour de l'Occident 155

sentations culturelles ne saurait-elle pas, au rebours de ses thèses, désigner l'Europe comme le lieu du désir châtié (Prométhée), catastrophique (Othello), maudit (Faust), parodié (Don Quichotte), sublime (Béatrice), condamné (Don Juan), voire ultimement domestiqué pour disparaître définitivement (dans toutes les comédies classiques du mariage, de Molière àGoldoni)?

Heureux Rougemont qui, envers et contre tout, a maintenu l'image d'une Europe de l'amour! Ce bonheur, à la réflexion, n'a rien toutefois d'une naïveté intuitive, car il connaît trop bien, à la vérité, ce qui fait sa précarité. A ce titre, le texte de L'Amour et l'Occident doit être relu dans une optique plus «nocturne» que «diurne», pour reprendre les «métaphores obsédantes» (Mauron) qui le structurent, parce qu'il place notre culture à un moment beaucoup moins auroral que crépusculaire. C'est Tristan, et non Ulysse, qui sert maintenant de sémaphore à notre monde. A force de «vulgarisation» - rançon de son succès -, le mythe a souffert de sa propre énergie, avant de sombrer32. Et Rougemont de proférer le chant du cygne (wagnérien) du mythe européen:

Aimer l'amour plus que l'objet de l'amour, aimer la passion pour elle-même, de Yamabam amare de saint Augustin jusqu'au romantisme moderne, c'est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion: désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C'est un secret dont l'Occident n'a ja-mais toléré l'aveu et qu'il na pas cessé de refouler, de préserver! Il en est peu de plus tragiques et sa persistance nous invite à porter sur l'avenir de l'Europe un jugement très pessimiste. C'est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu'elle dissimule, et d'un certain mode de connaître, qui définirait à elle seule notre psyché occidentale. Pourquoi l'homme d'Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne? Pourquoi veut-il cet amour dont l'éclat ne peut être que son suicide? C'est qu'il se connaît et s'éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort33.

Chant qui a du mal à aller «au-delà de la tragédie» et qui se perçoit au cœur de notre monde contemporain, où l'on déclare forfait à l'idée de «trouver» l'Europe34:

Cet ouvrage, à bien des égards, peut apparaître comme le bilan d'une dé-cadence: mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner la destruction de notre civilisation35.

Pourtant, et tel se veut le mot de la fin - la sagesse, pourquoi pas? - de la recherche de Rougemont, l'espoir est permis à l'Europe, l'espoir non seule-ment de se retrouver elle-même pour pouvoir s'unir, comme le montreront les essais des années 40 à 6036, mais aussi l'espoir de reprendre goût à la

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passion, d'opérer un «mouvement de retour à la passion, tel que l'a décrit Kierkegaard» ou, selon la merveilleuse formule de Rimbaud, de «réinventer l'amour». Ce que l'Europe devra réapprendre, en un mot, pour pouvoir à nouveau s'aimer à l'avenir, c'est à aimer l'amour:

Nous sommes sans fin ni cesse dans le combat de la nature et de la grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais l'horizon n'est plus le même. Une fidélité gardée au nom de ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère: c'est qu'au-delà de la tragédie, il y a de nouveau le bonheur. Un bonheur qui ressemble à l'ancien, mais qui n'appartient plus à la forme du monde, car c'est lui qui transforme le monde37.

NOTES

1 Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Paris, Librairie Pion, rééd. 1972, p. 77.

2 Ibid., p. 55.

3 Ibid., p. 416.

4 Ibid., p. 421.

5 Voir ibid., pp. 71, 188, 261, 316 et 363.

6 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, traduit de l'allemand par Geneviève Bian-quis, Paris, Gallimard, 1949.

7 H. Broch, Création littéraire et connaissance, traduit de l'allemand par Albert Kohn, Paris, Gallimard, 1966.

8 E. Panofsky, R. Klibansky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, traduit de l'anglais par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, Paris, NRF Gallimard, 1989.

9 S. Freud, Malaise dans la civilisation, traduit de l'allemand par Ch. et J. Odier, Paris, P.U.F., 1971.

10 G. Steiner, Dans le Château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, traduit de l'anglais par Lucienne Lotringer, Paris, Gallimard, 1973.

10 L'Amour et l'Occident, p. 154.

11 Voir ibid., chap. «Le mythe dans la littérature», pp. 190-263.

12 Ibid., pp. 361-368.

13 P. Valéry, La Crise de l'esprit, Paris, NRF Gallimard, 1924, pp. 42-50.

11 S. de Madariaga, Portrait de l'Europe, traduit de l'anglais par Marie-Louise Gra-vagne, Paris, Calmann-Lévy, 1950.

12 K. Jaspers et alii, in L'Esprit européen, Rencontres internationales de Genève, Genève, Librairie Jullien, 1946. Pour un bilan de ces Rencontres, voir Jean Starobinski, Table d'orientation. L'Auteur et son autorité, chap. «Aux Rencontres internationales de 1946», Lausanne, éd. L'Age d'Homme, 1989 (pp. 181-206) et Pascal Dethurens, Ecriture et culture. Ecrivains et philosophes face à l'Europe (1918-1950), chap. «Le temps des bilans», Paris, Champion, 1997 (pp. 293-337).

17 On en trouve le compte rendu dans le «Post-scriptum scienlilïco-polémique» de L'Amour et

l'Occident, pp. 383-418.

18 L'Amour et l'Occident, p. 221.

19 Ibid., p. 341.

20 Ibid., pp. 342-343.

21 E.R. Curtius, Essais sur la littérature européenne, traduit de l ' a l lemand par Claude David,

Paris, Grasset, 1954.

22 Michel Raimond, La Crise du roman, des lendemains du naturalisme au\ aimées vingt, Paris,

Corti, 1985.

23 Ο. Spengler, Le Déclin de l'Occident, traduit de l'allemand par M. Ta/croul, Paris, Gallimard,

1948, ren. 1976.

24 R. Caillois, L'Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950.

25 M. Heidegger, L'Etre et le temps, traduit de l'allemand par Λ. de Waclhens el R. Boehm,

Paris, Gallimard, 1964.

26 J. Huizinga, La Crise de la civilisation européenne, traduit du néerlandais par .1. Roe-broek,

Paris, Librairie de Médicis, 1937.

27 Ed. Husserl, La Crise de l'humanité européenne et la philosophie, traduil de l'allemand par

Paul Ricœur, Paris, Aubier, 1977.

28 B. Croce, Histoire de l'Europe au XIX' siècle, traduit de l'italien par Henri Bédarida, Paris,

Gallimard, 1959.

29 R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

30 R. Guardini, De la mélancolie, traduit de l'allemand par Jeanne Aneelel Lustache, Paris, Le

Seuil, 1953.

31 M. Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1961.

32 L'Amour et l'Occident, p. 253. Voir de même pp. 225sq. sur «L'éclipsé du mythe» à partir de Spinoza et Descartes et pp. 227sq. sur ses avatars à partir de Rousseau.

33 Ibid., p. 53.34 Voir à ce sujet Eduardo Lourenço, L'Europe introuvable. Jalons pour une invtlio-logie

européenne, traduit du portugais par Annie de Faria, Paris, Métailié, 1991; Hans Magnus Enzensberger, Europe, Europe!, traduit de l'allemand par Pierre Galissaires et Claude Orsoni, Paris, Gallimard, 1988; Alberto Savinio, Encyclopédie nouvelle, traduit de l'italien par Nino Frank, Paris, Gallimard, 1981; Milan Kundera, L'Ait du roman, 6e partie, Paris, Gallimard, 1986.

35 L'Amour et l'Occident, p. 346.

36On lira sur ce point la brillante synthèse de Mary Jo Deering, Combats acharnés. Denis de Rougemont et les fondements de l'unité européenne, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l'Europe, Centre de Recherches européennes, 1991.

37 L'Amour et l'Occident, pp. 350-351 (souligné dans le texte).

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Entretien avec Michel Butor - Février 2002par Olivier Pot

O.P. Michel Butor, quels ont été vos premiers contacts avec l'Ecole de Genève? Est-ce qu'il y a une préhistoire?

M.B. Quand j'étais jeune, pendant l'Occupation, il y avait deux livres très importants, la critique fraîche je dirais, la critique un peu moderne, c'était les deux livres publiés chez José Corti (qui était toujours ouvert pendant l'Occupation): De Baudelaire au Surréalisme de Marcel Raymond et L'âme romantique et le rêve d'Albert Béguin. Ce sont deux ouvrages qui ont eu beaucoup d'importance pour les étudiants de cette époque-là et pour moi en particulier. Les gens qui tournaient un peu autour du Surréalisme avaient ces livres comme référence. Pendant l'occupation allemande, on peut dire que la littérature française a été vraiment coupée d'elle-même. 11 y avait des tas de choses qui étaient interdites et même celles qui n'étaient pas interdites étaient introuvables, donc c'était très difficile de connaître certaines choses. Il y a eu à cette époque-là une activité editoriale en Suisse très importante et très importante pour nous en France. Je me souviens de la collection des «Cahiers du Rhône» et une collection publiée par la librairie de l'Université de Fribourg qui s'appelait «le Cri de la France» mettait à la disposition des lecteurs des œuvres d'écrivains quelquefois très connus, quelquefois moins connus et dans cette collection Marcel Raymond avait un rôle très important. J'ai retrouvé un des volumes de cette collection, il avait fait un livre sur Montesquieu, un livre sur Rousseau, c'étaient des pages choisies, et Jean Starobinski encore très jeune à ce moment-là avait fait un choix de pages de Stendhal. Après la fin de la guerre j'ai travaillé comme secrétaire, pour gagner mon argent de poche, au Collège philosophique dirigé par Jean Wahl, d'abord portier puis secrétaire; cela m'a donné l'occasion d'entendre et de rencontrer beaucoup de gens. A ce Collège philosophique, nous avons eu des conférences de Marcel Raymond, de Jean Rousset, de Jean Starobinski, donc tous ces gens-là je les ai entendus à Paris et ils m'ont beaucoup apporté. Je me souviens d'une conférence de Marcel Raymond sur Ronsard et le Baroque et cela m'a révélé tout un aspect de l'œuvre de Ronsard que je connaissais très mal encore à l'époque. Jean Rousset parlait de la poésie baroque, et Jean Starobinski je ne sais plus de quoi il a parlé, sans doute de Rousseau mais je n'en suis pas sûr. Jean Starobinski m'avait

Entretien avec Michel Butor 279

intéressé, -j'étais tout jeune à ce moment-là - à cause de sa traduction de la Colonie pénitencière de Kafka avec une préface très intéressante, je voyais déjà que c'était un esprit extrêmement ouvert et pertinent, quelqu'un d'une grande honnêteté intellectuelle et d'une grande ouverture. Ensuite je suis venu à Genève pendant une année comme professeur à l'Ecole internationale qui est Route de Chêne. A ce moment-là Georges Lamhiïchs qui était lecteur aux Editions de Minuit m'a dit: «mais tu vas à Genève, lu devrais aller voir Jean Starobinski, tu peux te recommander de moi»; je n'avais qu'une envie c'était de voir Jean Starobinski. Je me souviens avoir entendu alors une conférence de Jean Starobinski à la Faculté des I ,ellres tie Genève où Jean était présenté par Marcel Raymond. Je l'avais déjà entendu, je l'avais vu, mais je l'ai rencontré vraiment à un concert, je m'en souviens très bien, un concert du Quatuor Wegh, Place de la Fusterie à un I " étage. J'ai rencontré Jean, je lui ai dit «Voilà je m'appelle Michel Butor», il avait déjà entendu parler de moi. Je peux dire que Jean Starobinski m'a immédiatement adopté. Pendant cette année-là il faisait ties petites excursions, plus ou moins gastronomiques en compagnie de Jean Rousset qui était déjà un grand spécialiste du vin, et d'un troisième qui ensuite a été professeur aux Etats-Unis, Louis Bolle, dont je ne sais pas du lout ce qu'il est devenu maintenant. Nous nous retrouvions une fois par semaine, nous allions déjeuner ici ou là. Rousset allait en bicyclette, Jean Starobinski, Louis Bolle (à la fin de l'année Louis Bolle était déjà parti) et moi allions en train, nous avions toutes les possibilités de parler de choses et d'autres. Je me suis trouvé plongé ainsi dans cette Ecole de Genève.

O.P. C'était en quelle année?

M.B. C'était en 1956-57, je venais de publier L'emploi du temps et La modification a paru l'année suivante, à la fin de 1957.

A partir de ce moment-là, je suis resté en contact très étroit avec Jean Starobinski. Une fois nous sommes allés passer des vacances ensemble, il avait à ce moment-là ses trois fils, moi j'avais trois filles, cl nous sommes allés tous ensemble au Grand Hôtel de Leysin qui était un ancien sanatorium qui fonctionne maintenant comme «junior year in Europe» pour les Universités américaines. Après les événements de mai 68, il y a eu un timide effort de changement dans l'université française et cela s'est manifesté, à ce moment-là, par le fait que l'on pouvait faire une soutenance de thèse de doctorat sur dossier, on n'avait pas besoin de faire une thèse, on pouvait présenter des textes déjà publiés. Je l'ai fait, grâce à des amis, en particulier Jean Duvignaux qui était professeur à l'Université de Tours. Mon présentateur

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était Jean-Pierre Richard. Il a fallu constituer un jury et c'est à ce moment-là que l'on a demandé à Jean Starobinski qui, très aimablement,Œuvres et Critiques XXVII, 2 (2002)

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est venu à Tours pour cette cérémonie. Ensuite, on m'a demandé d'être professeur à Vincennes qui est devenu Saint-Denis maintenant. Je n'étais pas très à mon aise je dois dire. Puis j'ai été invité aux Etats-Unis (j'étais déjà allé aux Etats-Unis un certain nombre de fois), au Nouveau-Mexique, dans le Far-West. En revenant j'ai été invité par la Faculté des Lettres de Nice, c'était un poste qui pouvait durer trois ans. On m'avait laissé entendre que par la suite la situation se stabiliserait. Après mes trois ans à Nice je suis reparti aux Etats-Unis. Alors l'Université française s'était refermée sur ses habitudes ancestrales et donc au retour j'ai eu des problèmes à Nice. Je suis resté maître de conférences mais cela posait des difficultés, c'est pourquoi Jean Starobinski m'a proposé de venir à Genève comme professeur invité et j'ai succédé à Roland Barthes et à Jean-Pierre Richard. Les choses se sont très bien passées, c'est après cette année de professeur invité que je suis devenu professeur à l'Université de Genève, ce qui m'a considérablement simplifié la vie.

O.P. Il y a une analogie entre vous et plusieurs critiques qui se sont tournés vers la Suisse, par exemple Thibaudet, Poulet, Richard, parce qu'ils avaient beaucoup de peine à se faire reconnaître en France, du fait qu'ils appartenaient à un mouvement critique qui n'était pas toujours bien reconnu du point de vue académique et institutionnel.

M.B. Et surtout c'étaient tous des gens qui avaient une carrière universitaire un peu atypique. Vous savez qu'en France c'est extrêmement centralisé, il y a le Ministère de l'Education Nationale qui contrôle tout avec des comités et encore aujourd'hui on n'aime pas beaucoup les figures atypiques. Donc j'ai été très heureux d'être accueilli ainsi à Genève après d'autres.

O.P. Dans les Entretiens avec Michel Butor, publiés en 1999 chez J.K, vous dites, à propos de votre approche des auteurs: «J'ai une relation très étroite, passionnelle, avec les gens que j'étudie (...) C'est une étude passionnée, mais où il y a autant de froideur que possible» (p. 138).

M.B. Quand je plonge dans ces auteurs, je m'en sens de plus en plus proche, je m'identifie de plus en plus à ces auteurs, il y a toujours un moment où je me reconnais dans ces auteurs et évidemment c'est un moment très important. Il y a beaucoup d'écrivains auxquels je me suis beaucoup intéressé mais pas immédiatement. Il y a des écrivains que j'admirais, mais de loin, dont j'avais beaucoup de difficultés à parler. Il y a un exemple très clair pour moi, celui de Montaigne. J'admirais beaucoup Montaigne comme écrivain naturellement mais il me semblait aussi loin que possible de moi-même et je n'imaginais pas que je pourrais un jour en parler.

C'est une circonstance extérieure qui a fait cela. C'est un éditeur, Michel Claude Jallard qui dirigeait la collection 10/18, ensuite achetée par d'autres, etc., il y a bien longtemps que cela a beaucoup changé. Un jour il m'a demandé de lui faire une introduction à une édition de Montaigne qu'il voulait faire dans sa collection de poche. C'était bien la première fois qu'on mettait Montaigne en collection de poche. J'ai été tout à fait étonné. Ce qui m'a décidé c'est qu'il m'a dit: «Voilà nous avons l'intention de publier cela en trois volumes» (en réalité ils ont été obligé de mettre quatre volumes parce que c'est quand même trop important, surtout le second livre) «mais si vous voulez, vous n'avez pas besoin de conserver la distribution des essais dans les trois livres, vous pouvez faire un nouvel arrangement» et cela m'a stupéfait, d'abord que l'on me demande et deuxièmement cette idée de transformer l'ordre des Essais de Montaigne, alors ça j'ai dit: «non, cela n'est pas possible». Dans la critique de Montaigne habituelle, on considère que c'est fait un peu n'importe comment, qu'il n'y a pas la moindre construction. Mais ça ne m'était pas possible. Pourtant j'ai beaucoup fait bouger les textes des auteurs; j'ai beaucoup fait de montages, de collages, etc., donc pourquoi pas avec Montaigne ? Mais non, j'ai donc écrit pour montrer pourquoi il faut laisser les Essais du Premier Livre dans le premier, les Essais du second dans le Second, les Essais du troisième dans le Troisième. C'est l'origine de mes Essais sur les Essais. A partir du moment où je suis entré dans le Livre, où je me suis mis à l'étudier, je me suis identifié à Montaigne, et j'ai compris pourquoi c'était à moi que l'on avait demandé cela. Dans d'autres cas, cela s'est passé de la même façon, des gens m'on dit «vous nous faites penser à Diderot», j'avais lu un peu Diderot mais pas d'une façon systématique. J'ai pris Diderot comme sujet d'un cours et je me suis efforcé de le lire aussi complètement que possible, ce qui n'était pas facile parce que, à cette époque-là, on manquait beaucoup d'éditions. Je me suis donc plongé dans Diderot et le même phénomène s'est produit.

O.P. En ce qui concerne votre démarche qui est peut-être un peu celle de l'Ecole de Genève, je pense surtout à Leo Spitzer qui, dans son célèbre article contre «Rabelais et les Rabelaisants», s'en prenait à travers Lefranc et ses élèves au positivisme venu d'Allemagne à la fin du XIXe siècle et qui régnait dans les études universitaires. Par exemple, vous revendiquez le droit de mettre très peu de notes en bas de page, d'éviter toute surcharge d'informations erudites ou techniques.

M.B. Cette question des notes a été décisive à l'intérieur de mes relations avec l'université française. J'avais passé cette thèse sur dossier et plus tard les comités regardant de nouveau ces textes se sont aperçus qu'il n'y avait

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pas de notes, dans les cinq volumes de répertoire il n'y a pas une seule note. Ils ont considéré cela comme une espèce d'insulte. Je ne mets pas de notes parce que j'écris pour faire lire les textes et donc pour moi il est important que les gens cherchent où sont les citations. Je dis en gros où c'est, mais je ne veux pas qu'on puisse se servir d'un corpus de citations sans remettre ces citations à l'intérieur du fleuve du texte ou de la construction du texte, et c'est pour cela que je ne mets pas de notes. Je reconnais avoir été presque insolent vis à vis de la plupart de mes prédécesseurs qui ont parlé de tel ou tel auteur parce que je ne cite presque jamais un critique antérieur et pourtant je m'en sers beaucoup. J'ai besoin d'utiliser des textes avec des notes, des éditions avec des notes, mais je veux essayer d'arriver à un contact aussi direct que possible, je dis d'arriver parce que ce n'est pas du tout au début que l'on a ce contact direct, il faut au contraire très lentement défaire un certain nombre de lectures habituelles et dans cette étude évidemment je suis très proche de l'Ecole de Genève.

O.P. Dans les Entretiens avec Michel Butor, publiés en 1999 chez J.K. vous dénoncez le «réflexe de fermeture» de l'Université française à l'égard des écrivains et des artistes qui ne sont pas pris en compte comme critiques. Et vous ajoutez: «J'admire beaucoup la critique qui est faite par les écrivains et qui m'apporte beaucoup plus que celles des historiens de la littérature» (t. II, p. 134 sq.). Je pense naturellement à la phrase de Baudelaire dans l'essai sur Wagner: «Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques». Je pense aussi à la «critique des maîtres» dont parlait Thibaudet.

M.B. Pour moi, au XIXe siècle, il y a deux grands critiques dans la littérature française, c'est Baudelaire et Hugo. Sainte-Beuve n'est pas un écrivain méprisable, c'est un critique fin, intéressant, c'est un bon lecteur. Mais on ne peut pas le comparer comme ouverture de porte vers le texte avec les essais de Baudelaire ou avec le William Shakespeare de Hugo. Dans le William Shakespeare en particulier, le grand chapitre où il fait défiler ce qu'il appelle les «égaux» chacun de ses portraits, est d'une originalité, d'une profondeur, et d'une pertinence absolument extraordinaires. Pour moi la critique c'est d'abord la critique des écrivains. Il y a d'ailleurs des écrivains qui s'expriment avant tout par l'intermédiaire de la critique. Je pense à quelqu'un comme Roland Barthes qui est un écrivain remarquable mais il n'est jamais si intéressant que lorsqu'il parle des autres et même lorsque ce qu'il dit n'est évidemment pas juste. Souvent on voit qu'il est à côté de la question, mais dans cet à côté il révèle quelque chose que personne d'autre n'avait vu avant lui. Je suis très respectueux naturellement des historiens de la littérature et je remercie profondément les érudits qui nous permettent d'avoir des textes beaucoup plus sûrs et qui nous éclairent toutes sortes

Entretien avec Michel Butor 283

d'éléments; c'est extraordinairement précieux mais ça ne suffit pas.

O.P. Dans les Entretiens, p. 140, vous parlez d'une «schizophrénie objective» qui, aux yeux des étudiants, distingue le professeur Butor qui parle de Molière et l'écrivain Butor qui écrit La Modification. Comment avez-vous vécu cette double fonction?

M.B. La difficulté était moins grande à Genève qu'en France mais elle existait encore parce que écrivain et professeur ce sont, dans la francophonie, deux fonctions considérées comme profondément différentes. Dans l'université ce qui est essentiel c'est un cursus avec des examens, des concours, etc., donc il faut qu'on puisse mesurer tout ça; l'écrivain est donc un peu un perturbateur. D'ailleurs les meilleurs revendiquent cette qualité de perturbateur. Il est très difficile d'être un perturbateur de l'institution et d'y trouver tout de même sa place. Evidemment c'est dans une large mesure depuis l'intérieur de l'institution que l'on peut la perturber en profondeur, mais on est obligé de prouver son respect et donc d'adopter pour certaines activités un certain nombre de règles qui ne sont pas celles que l'on a dans d'autres activités. Quand on est professeur, on fonctionne autrement que quand on est écrivain. Il y a des pays où les choses sont plus faciles, où il y a plus de souplesse, où depuis longtemps il y a des professeurs invités, c'est plus souple qu'en France. A Genève, j'avais bien compris qu'il fallait que je donne des gages, j'étais de toute façon un professeur un peu spécial mais il fallait absolument que je montre que j'étais capable d'être un professeur, d'être aussi un professeur comme les autres. Pour certains de mes étudiants c'était très difficile de superposer les deux images, l'écrivain dont on pouvait parler dans d'autres cours et puis le professeur qu'ils avaient devant les yeux. C'est une des raisons pour lesquelles, jusqu'à ma dernière année d'enseignement, je n'ai jamais parlé de mes propres livres; je n'ai jamais évoqué mes propres essais sur les écrivains dont je parlais. On ne me l'avait pas demandé, ce n'était pas une règle écrite, mais si je n'avais pas compris cela, ma situation serait rapidement devenue intenable.

O.P. Mais vous étiez quand même compris par vos collègues, je pense à Marcel Raymond qui était sensible au fait qu'il y avait une relation entre l'écriture et la critique.

M.B. Bien sûr, mais tous les critiques de l'Ecole de Genève sont de remarquables écrivains. En général ils ne se sont exprimés que par l'intermédiaire de la critique mais cela n'empêche pas, c'est un des genres les plus nobles. La communication entre l'écriture au sens habituel, la création littéraire au sens habituel, et la critique, cette relation est pour moi

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extrêmement étroite. A Genève on vivait ça très bien, mais pour les étudiants cela posait quand même un problème. Ils avaient Marcel Raymond, Jean Rousset, Jean Starobinski, Georges Poulet, etc., professeurs et critiques remarquablement ouverts par rapport à la plupart des professeurs dans l'université française mais ils ne se manifestaient pas comme romanciers, poètes, ou si l'un ou l'autre avait publié quelques poèmes cela a toujours été avec la plus grande discrétion. Donc cela correspondait avec l'image du professeur, c'était une amélioration de l'image du professeur mais ça ne la mettait pas vraiment en question, tandis que pour moi il y avait un problème pour l'étudiant, je l'ai très bien senti. Certains faisaient immédiatement le rapport, pour d'autres c'était une gêne et il fallait que je les comprenne.

O.P. Dans le même ordre d'idée, est-ce que l'Ecole de Genève ne se caractériserait pas par un penchant pour la critique «essayiste», et par une attention pour l'écriture elle-même dans l'acte critique? Cette position se rapprocherait de la vôtre, vous qui avez écrit des Essais sur les essais.

M.B. Les membres de l'Ecole de Genève ont été de grands essayistes. Us ont aussi publié des livres d'érudition mais ils ont eu une démarche d'essayistes et ils ont réussi à avoir un dialogue avec les auteurs dont ils parlaient.

O.P. Vous insistez aussi beaucoup sur la nécessité de lire les auteurs contemporains pour pouvoir lire les classiques. C'était aussi une démarche de Jean Rousset qui lisait la production romanesque du XVIIIe siècle à travers le «Nouveau Roman».

M.B. Oui, ils étaient tous très ouverts à ce qui se passait de leur temps. Pour moi, j'étais à l'intérieur du débat donc c'était facile; mais maintenant que j'ai pris ma retraite, non seulement de l'université de Genève mais de la vie parisienne, j'ai un peu de difficultés à me tenir au courant de ce dont on parle à Paris. Je connais un certain nombre de choses, mais je ne suis plus à l'intérieur de ce que je pourrais appeler «le débat médiatique».

O.P. Est-ce que vous avez eu des échanges avec Jean Rousset ou Jean Starobinski sur ce que vous faisiez? Et est-ce qu'en retour leur propre travail pouvait avoir une influence sur vos propres recherches d'écrivain?

M.B. Oui, bien sûr. Je lisais ce qu'écrivaient Jean Rousset, Jean Starobinski. J'avais lu les livres de Marcel Raymond et j'ai continué, mais il y avait aussi beaucoup de conversations. J'ai évoqué ces petites escapades

gastronomiques, mais aussi lorsque j'étais déjà professeur à Genève, au début surtout, nous allions avec quelques collègues, des assistants, etc., déjeuner au Club universitaire, une fois par semaine il y avait un déjeuner autour de Jean Rousset et il nous parlait de ce qu'il faisait, de toutes sortes de choses, aussi bien de l'opéra, que de la cuisine ou du club de vins dont il faisait partie et tout cela était évidemment très enrichissant.

O.P. Je pense que l'attention à la forme qui était peut-être une des caractéristiques de l'Ecole de Genève correspondait à vos propres convictions.

M.B. Il y avait un intérêt pour des recherches sur la forme sans jamais séparer la forme de la signification. On a pu reprocher à certains structuralistes d'essayer de détacher la forme de la signification historique tandis que chez Jean Rousset il n'y avait pas ça du tout. Il montrait très bien à quel point les difficultés des écrivains produisaient des recherches formelles, comment ça aidait ces écrivains, ça été quelque chose de très précieux. L'Ecole de Genève pour moi m'a beaucoup aidé à éviter ou à dépasser un certain nombre d'attitudes critiques, caractérisées par le fait qu'on essaie d'imposer au texte une signification qui est là d'avance. C'est le fait de la critique historique de l'université française dans laquelle une certaine conception de l'histoire littéraire, des sources, etc., aboutit au fait qu'on ne lit plus le texte lui-même, on cherche dans le texte ce que l'on veut y trouver, ce que l'on sait d'avance. C'est la même chose dans la critique marxiste qui avait beaucoup d'importance à cette époque-là et dans laquelle on lisait un texte pour y trouver une illustration d'un certain nombre de thèses de Marx. C'est la même chose pour une bonne partie de la critique psychanalytique dans laquelle on a déjà un système et puis on cherche des illustrations de ces systèmes, et si le texte ne marche pas avec ce système, eh bien c'est toujours le texte qui a tort. Avec l'Ecole de Genève, Marcel Raymond, Jean Rousset, Jean Starobinski, Georges Poulet ou Jean-Pierre Richard, le texte est toujours le premier, c'est toujours le plus important. C'est le texte qui sert de pierre de touche pour les théories critiques qu'on lui confronte et c'est toujours le texte qui a raison. Les outils critiques extérieurs se révèlent plus ou moins féconds mais si tel texte n'illustre pas bien telle thèse marxiste ou psychanalytique, ce doit être que la thèse marxiste ou psychanalytique était insuffisante.

O.P. Le terrorisme théorique ou méthodologique est bien éloigné de la démarche critique de l'Ecole de Genève...

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M.B. Il n'y a pas de théorie, il y a une attitude qu'on peut bien caractériser. Le texte s'explique par le texte et par les textes. On pourrait dire que c'est cela la critique des maîtres. A cela est liée une suspicion à propos de tous les dogmatismes critiques, de théorie critique qui ne se met pas à l'épreuve du texte, qui ne cherche pas à évoluer en relation avec le texte. C'est tout à fait en accord avec l'ouverture sur le contemporain, compris d'une façon assez large. Ce n'est pas ce qui est paru dans l'année, c'est ce qui garde une certaine fraîcheur, ce qui va poser des questions, etc.. Et l'ouverture sur d'autres formes d'art. C'est vrai chez tous. Tous se sont intéressés à la peinture et à la musique et tous ont estimé qu'écouter de la musique et s'intéresser à la peinture c'est très important pour comprendre la littérature. Evidemment la première chose c'est d'avoir une écoute sur la musique ou un regard sur la peinture contemporaines du texte en question parce que cela apporte un éclairage indispensable sur des quantités de détails ou d'aspects du texte et que cela permet de se remettre dans l'attitude des gens de cette époque-là, de retrouver les évidences de l'époque, les évidences sensibles et imaginatives. Ce qui est évident c'est ce dont on ne parle pas à une certaine époque, puisque c'est évident ce n'est même pas la peine d'en parler. Quelquefois des philosophes essaient de dire ce qui est évident, mais si nous lisons aujourd'hui leurs textes, nous voyons que ce qui était évident pour eux, n'est pas du tout évident pour nous. La lecture de Descartes maintenant est tout à fait caractéristique. Mais pour la plupart ce qu'ils considéraient comme évident, ce qui était évident pour l'ensemble de la population, il n'y avait pas besoin d'en parler, donc on ne l'exprimait pas, et c'est très difficile à retrouver aujourd'hui. Qu'est-ce qui ne faisait pas de questions pouf ces gens-là et qui en fait tellement pour nous maintenant ? L'étude de la musique, de la peinture, etc., aide beaucoup à se remettre dans une certaine vision du monde, de retrouver à quel endroit on était. La musique de l'époque bien sûr, mais il faut aussi tout voir dans la transformation historique.

O.P. Vous êtes sensible aux relations qui existent entre la littérature et les arts, ou les autres moyens d'expression artistique. Cette préoccupation rejoint aussi celle de l'Ecole de Genève.

M.B. Jean Starobinski a écrit de très beaux essais sur des peintres et en particulier dans ses grandes études sur le XVIIIe siècle, il prend vraiment tout cela ensemble; il étudie le mouvement des idées et de l'imagination et il réussit très bien à montrer à quel point tout cela bouge ensemble. Cela ne veut pas dire que tous les aspects d'une culture évoluent à la même vitesse, il y a des régions qui prennent du retard par rapport à d'autres. Il y a des volets ou des portes qui se ferment. C'est passionnant de voir ce que les

gens du XVIIe s. ont gardé du XVIe s. ou du Moyen Age, ce qui existait encore pour eux, quel découpage ils ont fait à l'intérieur de l'histoire.

O.P. Vous avez eu une formation de philosophe. La littérature et la philosophie vous semblent-elles entretenir des rapports privilégiés?

M.B. En effet j'ai fait des études de philosophie et j'ai commencé par être professeur de philosophie dans un lycée français et puis ensuite j'ai viré vers la littérature. Mais j'ai fait des études de philosophie d'une part parce que la philosophie me passionnait, et d'autre part parce que c'était pour moi une façon de faire de la littérature autrement que la façon dont on en faisait à la Sorbonne. A la fois c'était vraiment ce que je voulais faire et en même temps c'était un pis-aller. Dans cette ambiguïté d'ailleurs, il y a sans doute la raison de mes échecs à l'agrégation de philosophie. J'ai fait des études de philosophie très facilement. Au début, toutes les portes s'ouvraient à moi, mais il y a un moment où je me suis trouvé devant un petit mur institutionnel. Je suis un peu à cet égard un traître à la philosophie, un renégat. Mes amis étudiants étaient des philosophes. J'ai connu beaucoup de gens qui sont devenus célèbres dans la philosophie. J'ai été un condisciple de Deleuze et surtout j'ai été très proche de Jean-François Lyotard. Au bout d'un certain temps je me suis plongé dans la littérature, dans ce que j'écrivais d'abord et puis dans l'enseignement. C'était dans l'enseignement de la littérature où je me sentais le plus à l'aise. Mais je me suis toujours intéressé et je m'intéresse toujours aux philosophes comme écrivains. J'ai parlé de Descartes, évidemment je l'ai beaucoup étudié dans l'histoire de la philosophie parce qu'à la Sorbonne on ne faisait pas de la philosophie, on faisait de l'histoire de la philosophie, ce qui était d'ailleurs très bien parce que peut-être que la philosophie on ne peut pas l'enseigner vraiment dans un cadre universitaire, tandis que l'histoire de la philosophie on peut l'enseigner. J'ai donc fait beaucoup d'histoire de la philosophie et j'ai beaucoup lu certains grands philosophes et j'ai tiré certainement énormément de choses de cette lecture mais j'avais un peu tendance à lire les philosophes comme des écrivains. Je disais à cette époque-là à mes camarades qu'il fallait lire les écrivains comme des philosophes et les philosophes comme des écrivains, et je le crois encore aujourd'hui. Il y a une façon d'étudier la philosophie et d'étudier l'histoire de la philosophie qui me semble insuffisante et dangereuse, qui amène à certains aveuglements, c'est de ne considérer dans le texte philosophique que les idées et non pas l'ensemble de ses aspects.

O.P. Qu'en était-il de l'existentialisme, de la phénoménologie?

M.B. La phénoménologie commençait à conquérir la Sorbonne.

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O.P. Vous n'aimez pas Husserl, je crois.

M.B. A l'époque j'ai beaucoup étudié Husserl. Je ne suis pas d'accord avec certains aspects de son œuvre, mais je ne vais pas me mettre à faire de la discussion philosophique, parce que j'en suis incapable maintenant. J'ai étudié ça autrefois, ça me semble très très loin. Mais, ça m'a apporté énormément. Tous les existentialistes et la phénoménologie m'ont énormément apporté. Je suis vraiment né là-dedans. Sartre a eu beaucoup d'influence sur moi, il n'y a aucun doute.

O.P. Et la psychanalyse? Je pense en particulier, pour le domaine littéraire, à Bachelard.

M.B. Il était un de mes professeurs à la Sorbonne, un professeur extraordinaire; j'ai assisté non seulement à certains de ses cours sur l'imagination où il avait un art de comédien prodigieux, mais aussi à ses cours sur la science. Il était d'abord un philosophe de la science. Il était un disciple de Brunschwig beaucoup plus intelligent que son maître et beaucoup plus souple. Il faisait des cours sur la science, sur l'epistemologie qui étaient passionnants. Ces deux aspects de la pensée, de l'activité de Bachelard ont eu beaucoup d'importance sur moi. Sur l'imagination, Bachelard se sert de la psychanalyse mais en gardant une liberté complète. Il se sert du vocabulaire psychanalytique d'une façon très fine mais il n'en est jamais esclave, il a toujours regardé cela avec beaucoup d'intérêt et en même temps un peu d'ironie. En ce qui concerne Freud, c'est un écrivain que j'ai beaucoup lu, je le considère comme un écrivain et un critique remarquable. Je pense par exemple au petit essai sur le Moïse de Michel Ange, pour moi c'est un texte admirable ou bien la préface à la Gradiva de Jensen. Dans son œuvre «littéraire» je mets au-dessus de tout ses Cinq psychanalyses, cinq récits qui sont des textes magnifiques. En ce qui concerne la théorisation de tout cela, il y a des tas de choses passionnantes mais cela a beaucoup évolué au cours de sa vie et il ne faut évidemment pas en rester là. C'est aussi vrai pour Freud que pour Husserl, c'est passionnant mais on ne peut pas en rester là. Les «retours à Freud», (il n'est pas question de «retour à Husserl» pour l'instant), comme les «retours à Marx», ce n'est pas satisfaisant et ça a empêché au contraire ces disciplines d'évoluer de façon intéressante. Ceci dit, il faut toujours revenir au texte. Il faut aussi bien revenir aux textes de Freud, de Marx, etc. qu'il faut revenir aux textes de Rousseau ou de Montaigne, ou de Hugo, etc. Mais revenir au texte, ça ne veut pas dire, avec des gens comme Hugo ou Montaigne, ça ne peut pas vouloir dire adhérer à un corps de doctrine, ça veut dire retrouver un certain nombre d'idées vivantes, en évolution, un certain nombre de passions philosophiques ou

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politiques.

O.P. On a parfois reproché à l'Ecole de Genève de n'avoir pas suffisamment tenu compte de l'inconscient. Le reproche vous paraît-il justifié?

M.B. Je pense que en ce qui concerne Jean Starobinski, c'est parfaitement injustifié. D'abord médecin lui-même, il a une grande connaissance des textes psychanalytiques. Il a toujours gardé une certaine distance, mais en connaissant les textes. Pour de qui est de l'inconscient, tout dépend de ce qu'on appelle inconscient. La notion d'inconscient a considérablement évolué à l'intérieur de l'œuvre de Freud et à l'intérieur de la psychanalyse qui a suivi. Je ne pense pas du tout que l'on puisse reprocher à l'Ecole de Genève de ne pas tenir compte de ce qui est inconscient ou peu conscient, mais l'Ecole de Genève n'interprète peut-être pas ce préconseient, inconscient, à peine conscient, etc., de la même façon que certains psychanalystes; là encore c'est le texte qui décide. Je crois que tous les gens de l'Ecole de Genève sont d'accord sur ce point que l'auteur n'est pas conscient complètement de ce qu'il fait. C'est d'ailleurs là que le critique a un rôle tellement important. L'auteur n'est pas conscient de tout ce qu'il l'ait par rapport à nous, parce qu'il est à une autre époque, ou dans un autre pays, ou dans une autre situation. Nous parlions tout à l'heure des évidences; eh bien, on pourrait dire ce qui est évident à une certaine époque, c'est inconscient à cette époque. Nous, nous avons besoin de le rendre distinct, d'en prendre conscience. Cet inconscient-là est évidemment différent de ce dont parlent les psychanalystes, mais lui est lié. Cet inconscient est quelque chose de beaucoup plus vaste, beaucoup plus enveloppant que l'inconscient des psychanalystes et il est je pense possible d'interpréter l'inconscient des psychanalystes comme un aspect et une région de ce que je pourrais appeler l'inconscient historique.

O.P. Ce sont des angles morts dans la culture.

M.B. Voilà! Dans la culture et dans la personnalité. 11 y a un inconscient historique qui est évidemment aussi un inconscient du langage. Il y a des quantités de choses pour lesquelles nous ne nous posons pas de questions parce que notre langue fonctionne comme ça. Mais si nous sommes en contact avec d'autres langues, alors il y a des choses que nous sommes obligés d'examiner. Prenons un exemple très simple et bien connu. En France, le soleil est masculin et la lune est féminin. Pour nous, c'est une évidence absolue, pour tout petit gamin qui est né à l'intérieur de la langue française, le soleil est évidemment masculin et la lune est évidemment

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féminine, et on peut trouver toutes sortes de rationalisations pour ça. Mais si on passe en allemand, la lune est masculin et le soleil féminin, ce qui est pour nous très difficile à comprendre mais qui, pour un petit allemand, est une évidence aussi forte. Evidemment tout le genre ou le sexe des astres fait partie de l'inconscient de la langue.

O.P. L'invitation faite à Barthes par l'Université de Genève n'était-elle pas un peu inattendue?

M.B. Je ne pense pas, le Barthes qui a été invité à l'Université ça n'était pas le Barthes structuraliste, c'était le Barthes d'avant, des Mythologies, du Degré zéro de l'écriture, du Michelet. Le livre sur Michelet est très proche de l'Ecole de Genève, même à certains égards c'est de l'Ecole de Genève flamboyante. Donc il se trouvait là très à son aise. Barthes a eu en France une énorme influence parce que c'est vraiment lui qui a mis à la mode le structuralisme. Pour lui c'était avant tout l'influence de Saussure, qui était venue en France par l'intermédiaire de Lacan et de Lévi-Strauss. Il y a comme ça une espèce de trinité structuraliste, en France, Lacan, Barthes, Lévi-Strauss. Aujourd'hui le structuralisme est déjà bien loin de nous; c'a été un effort pour adopter un certain nombre de thèmes de la linguistique à d'autres disciplines. Lacan, on peut dire: c'est la linguistique appliquée à la psychanalyse, Lévi-Strauss: la linguistique appliquée à l'ethnographie et Barthes: la linguistique appliquée à la littérature. C'est tout à fait normal d'appliquer la linguistique à la littérature, c'est un peu une autre façon d'étudier les mêmes choses. Le structuralisme a, à mon sens, le défaut de s'arrêter à un certain moment de la linguistique, moment qui est personnifié par Saussure et par un certain nombre de ses grands successeurs. Depuis, la discipline linguistique a considérablement évolué, et elle a évolué à l'écoute de la littérature. L'Ecole de Genève est certainement pour quelque chose dans cette évolution.

O.P. Avez-vous connu Georges Poulet qui s'était d'ailleurs installé à Nice?

M.B. Je l'ai peu connu, je l'ai rencontré à Nice mais je l'ai rencontré surtout en compagnie de Jean Starobinski, ce qui le «naturalisait» dans l'Ecole de Genève. C'est un critique très intéressant évidemment.

O.P. La pensée de Thibaudet vous a-t-elle inspiré?

M.B. Pas vraiment. Thibaudet c'est une époque antérieure.

O.P. Et la Nouvelle Revue Française, celle de Rivière, Du Bos.

M.B. Oui, tous ces gens-là sont des critiques, ce sont des écrivains qui s'expriment par la critique, donc ils disent souvent des choses très intéressantes. Je ne sais pas si Thibaudet a eu sur moi une influence directe mais évidemment il l'a eue par toutes sortes d'intermédiaires.

O.P. Marcel Raymond reconnaissait dans son cas qu'il y avait «une sorte de transfert du 'religieux' au 'littéraire', disons plus exactement au 'poétique'»...

M.B. Je pense que la littérature est en effet un peu un substitut de la religion. Toute notre littérature classique, même celle du XXe siècle, est évidemment nourrie de traditions religieuses qui sont d'ailleurs multiples. Il y a au moins deux traditions religieuses qui se rencontrent dans toute notre littérature classique. D'abord, c'est le christianisme bien sûr dans ses différentes formes. Dans la littérature française c'est surtout la tradition catholique, mais le protestantisme donne aussi des œuvres importantes. Mais aussi la culture gréco-latine et sa mythologie. Ce sont deux sources essentielles qui existent chez tous nos écrivains. Certains restent dans une obédience à une église, qu'elle soit catholique ou protestante. En ce qui concerne le paganisme il y a bien longtemps que toute institutionnalisation est mise entre parenthèses.

L'intérêt pour les écrivains mystiques est tout à fait normal pour un critique. Ce sont des écrivains particulièrement intéressants. Nous nous intéressons tous à des textes religieux; nous ne pouvons pas échapper à ces textes religieux; mais nous pouvons échapper aux institutions religieuses, y échapper dans une certaine mesure. Au début du XXe siècle, il y a eu des polémiques très fortes autour de l'église catholique, en particulier la laïcité. Ces débats ont été magnifiés par des conversions retentissantes, la conversion de Claudel par exemple. Jean Cocteau à son époque a eu aussi une reconversion retentissante qui n'a pas duré bien longtemps. Aujourd'hui, on ne voit pas de phénomène de ce genre, on ne parle pas de grands convertis, donc le problème se pose d'une façon différente. Il y a très peu d'écrivains qui se proclament catholiques, il y en a qui le sont, ils vont à la messe, au temple, mais c'est beaucoup moins dit qu'avant. En ce qui concerne la relation avec des textes d'écrivains qui, eux, étaient catholiques, cette relation est parfaitement normale. Une chose qui m'a étonné quand je suis venu à Genève comme professeur à l'université, je m'imaginais que dans cette citadelle du protestantisme, on connaîtrait la Bible, ce qu'on appelait l'Histoire Sainte, je pensais que pour les étudiants genevois cela coulerait de source. A ma grande surprise, ça été de voir que la plupart

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d'entre eux n'en avaient aucune idée, on leur parlait de Moïse, d'Abraham, de Isaïe ou bien des Béatitudes, de la Multiplication des pains, des Noces de Cana, etc. ça ne leur disait rien, donc j'ai été obligé de leur donner quelques notions là-dessus. Je suis allé une seule fois en Russie, il y a fort longtemps, j'avais un jeune interprète qui en même temps faisait tous les soirs un rapport, mais il était charmant et il venait de se marier et je suis allé avec lui dans les églises du Kremlin. Il me montrait et me disait c'est beau ça, je lui disais: c'est la naissance du Christ, c'est l'Ascension, c'est l'Assomption de la Vierge. C'était pour lui une découverte extraordinaire. Il ne se doutait pas du fait que cela correspondait à des histoires; et le fait que je les connaissais, pour lui c'était prodigieux. Cet étonnement, cette ignorance étaient tout à fait normaux à l'intérieur de la Russie post-stalinienne. Mais j'ai été très surpris de voir que l'Histoire Sainte était pratiquement oubliée à Genève. Or pour lire n'importe quel texte de littérature française, il y a quelques notions qu'il convient d'avoir, sinon le langage est obscur.

O.P. Rousseau, c'est évidemment un des auteurs fétiches de l'Ecole de Genève...

M.B. C'est le génie du lieu à Genève, avec Calvin, mais je préfère Rousseau et tous les gens de l'Ecole de Genève ont été fascinés par Rousseau, c'est tout à fait normal. Quand j'ai écrit L'Ile au bout du monde je me demandais si j'avais le droit d'écrire quelque chose sur Rousseau, et puis j'ai fait un cours, je me suis dit que j'avais quand même quelque chose à dire. J'ai soumis mon texte à Jean Starobinski avant de le publier et il m'a naturellement fait des remarques très ingénieuses et très intéressantes dont j'ai tenu le plus grand compte.

O.P. Et Baudelaire?

M.B. Marcel Raymond De Baudelaire au Surréalisme, Jean Rousset aussi. Baudelaire c'est une des références fondamentales de l'Ecole de Genève. C'est vrai aussi pour Jean-Pierre Richard si vous l'annexez.

O.P. Quelle serait, à vos yeux, l'originalité de l'Ecole de Genève?

M.B. La priorité du texte et le fait que c'est le texte qui met à l'épreuve les théories critiques et pas l'inverse.

O.P. Et la «critique d'identification» qui implique une forme de «sympathie» avec l'auteur?

Entretien avec Michel Butor .293

M.B. Je pense que c'est lié à toute critique. Si nous faisons une d i s t i nc t i on entre l'histoire littéraire avec tous ses index et ses notes, etc. et l'essayiste qui accorde moins d'importance à ces choses-là, on peut dire que l'essayiste fait un texte avec le texte d'autrui. On fait des citations, on s'exprime par l'intermédiaire de ces citations; à un certain moment de son texte, on adopte le «je» de celui dont on parle. Evidemment on n'y reste pas, on n'est pas enfermé dedans, on prend ses distances et il est très important d'être capable de mesurer la distance, d'être capable de moduler cela. On s'approche; on s'éloigne; cette modulation de l'identification, je crois que c'est tout à fait caractéristique de l'Ecole de Genève. Avant que Barthes soit structuraliste, il y a eu une époque où il était brechtien, ce qu'il a retenu surtout de Brecht c'était la notion de distanciation qui est une notion paradoxale parce que la thèse de Brecht c'est le Paradoxe sur le comédien de Diderot, Brecht ne dit pas autre chose. Mais il est utile d'avoir des auteurs contemporains pour relire les auteurs antérieurs. Nous savons bien que l'acteur s'identifie à son personnage et que le public s'identifie au personnage, sinon ça n'intéresse pas, c'est tout simple. On peut parler de distanciation tant que l'on voudra, l'important c'est l'identification; mais à l'intérieur de l'identification il peut y avoir des prises de conscience, et donc à l'intérieur même de l'identification, il y a de la distanciation. Evidemment le bon acteur c'est celui qui, à la fois est le Roi Lear, et qui prend de la distance par rapport au Roi Lear, qui se voit jouant et qui est capable de ressentir l'effet qu'il fait devant le public. La thèse de Brecht c'est que finalement à l'intérieur de l'identification du public, il faut que l'écrivain donne des éléments tels que le public puisse prendre un certain nombre de distances. A l'Ecole de Genève on a très bien su faire cela. On a su s'identifier mais ne pas rester dans la conscience de l'écrivain. Conscience qui est toujours hypothétique parce que la conscience de l'écrivain c'est quelque chose que nous construisons, elle n'est pas donnée comme ça, nous la construisons avec les éléments dont nous disposons. Nous nous identifions à quelqu'un que nous inventons. C'est une invention qui nous rapproche de la réalité de ces écrivains mais l'écrivain n'est pas là, il n'y a pas un écrivain donné auquel nous pouvons nous identifier, non, c'est en nous identifiant à lui que nous le faisons apparaître et d'une façon tout autre que la façon dont il pouvait s'apparaître à lui-même.

O.P. Michel Butor, est-ce que vous vous sentez appartenir à l'Ecole de

Genève?

M.B. Je suis très flatté si l'on me dit que je fais partie de l'Ecole de Genève,

profondément honoré.