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OPPORTUNISME ET HEDONISME REM KOOLHAAS ET LA TECHNIQUE Achille RACINE

Opportunisme et hédonisme Rem Koolhaas et la technique Mémoire R9 Achille Racine.pdf

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OPPORTUNISME ET HEDONISMEREM KOOLHAAS ET LA TECHNIQUE

Achille RACINE

Ce travail est né de l’envie d’expliciter certains aspects de la production bâtie de Rem Koolhaas, qui bien que très publiée et médiatisée, ne me semblait que peu commentée sous l’an-gle de la technique et des matériaux – à l’exception notable de l’architecte lui-même, et de Cecil Balmond, l’ingénieur avec qui il a engagé une longue collaboration. J’avais fait l’hypothèse que le rapport de Koolhaas à la technique cachait de vérita-bles ambitions, qui n’étaient pas sans avoir de fondements plus conceptuels. Cette hypothèse était liée à l’observation de son architecture construite, très singulière (et pour laquelle j’ai une admiration sans borne) mais aussi aux propos de l’architecte néerlandais et de l’ingénieur d’Arup, dans leurs interviews et leurs livres respectifs.

Mais au-delà de l’architecture construite auquel j’avais accès, et de l’explicitation des processus de travail dans la presse spé-cialisée, la difficulté principale a été de montrer par des docu-ments la nature des échanges entre ingénieurs et architectes, le plus souvent simplifiés et « linéarisés » pour les besoins de la publication. C’est surtout au travers d’un voyage pendant l’été 2009 aux archives du Nai (Netherlands Architecture Institute), auxquelles l’OMA a cédé une partie de ses documents de tra-vail, que j’ai pris conscience de méthodes de travail très parti-culières, pensées comme de véritables stratégies de concep-tion. De même, l’accès aux synthèses techniques fournies par le cabinet d’ingénieur londonien Ove Arup lors du concours pour deux bibliothèques à Jussieu, m’a permis de voir la qua-lité du travail du cabinet d’ingénieur, et la distance par rapport aux synthèses que je connaissaient par ailleurs.

SOMMAIRE

PROGRAMME

1. New York Délire p. 11

2. Reyner Banham p. 13

3. Imaginer la fin du monde Potemkine p. 15

HYBRIDATION

4. « Nous n’avons jamais été modernes » p. 19

5. Expérimentation p. 21

6. Ingénieurs p. 24

OPPORTUNISME

7. Décor p. 27

8. Instabilité p. 31

9. Révélation p. 34

10. Air conditionné p. 41

11. Machines p. 45

HEDONISME p. 49

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« Au yeux de Le Corbusier, user de la technologie com-me instrument et comme prolongation de l’imaginaire c’est en abuser. Adepte convaincu du mythe de la tech-nologie vu depuis l’Europe, il estime que la technologie en soi est fantasmatique. Elle doit rester virginale, n’être employée que dans sa forme la plus pure, comme une présence strictement totémique.» Rem Koolhaas1

« [L’Empire State Building] était et reste, au sens lit-téral impensé. Son rez-de-chaussée se compose exclu-sivement d’ascenseurs ; il n’y a pas de place entre les cages pour la moindre métaphore ou idéologie. » Rem Koolhaas2

Les architectures de Rem Koolhaas et de l’OMA sont peu-plées d’objets insolites, souvent énigmatiques : colonne-esca-lier, poutre en I démesurées, gigantesques piliers de guingois, tirants rétablissant un équilibre précaire, pieds dégingandés… S’y côtoient sensations de vertige, de basculement, de menace ou d’instabilité mais aussi espaces écrasés ou dilatés. Certains matériaux ou revêtements sont inhabituels, et même baro-ques: polyester ondulés, bardages et grilles vulgaires, murs ca-pitonnés, azulejos… ou utilisés à contre-emploi : isolants laissés apparents, placo brut lazuré, plaques posées en diagonales…

Le rôle d’apôtre du contingent ou du chaos auquel on a voulu le réduire ne résiste pas à l’examen attentif. Eclectisme ? Iro-nie ? Pour cet architecte qui écrit beaucoup et construit tout autant, l’accusation de cynisme n’est bien souvent qu’une fa-çon de ne pas s’y intéresser vraiment. Au contraire, l’ironie et le paradoxe dissimulent au regard de son œuvre un rapport à la technique et aux matériaux beaucoup plus complexe.

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PROGRAMME

1. New York Délire

Rem Koolhaas est né en 1944 à Rotterdam. Après des études à la AA School de Londres de 1968 à 1972, il part étudier de l’autre côté de l’Atlantique, à New York, le phénomène culturel qu’est à ses yeux la grande métropole, pratiquement ignorée des théoriciens. Il en propose le manifeste rétroactif et fiction-nel: New York Délire, publié en 19783. Trois ans auparavant, il avait fondé avec Elia et Zoe Zenghelis, et sa femme Madelon Vriesendorp, l’OMA (Office for Metropolitan Architecture), qu’il dirigera seul quelques années après. Le livre rassemble une grande partie des intuitions qu’il développera par la suite et constitue un véritable programme. Selon lui, l’âge industriel a développé à New York une nouvelle culture métropolitaine, véritable alternative à l’idéologie antiurbaine qui est celle des pères fondateurs américains. Les parcs d’attractions de Coney Island, à l’entrée du port de New York, sont des lieux où s’éla-bore ce qu’il nomme une culture de la congestion. L’espace du divertissement et de la culture est forcé d’évoluer sous la pression des masses que la révolution industrielle concentre dans les villes. Les plages envahies de milliers de promeneurs perdent leur attrait « naturel » et engendrent selon l’architecte une pénurie de réel. L’existant perdant une part de son attrait, il doit être aménagé et amélioré pour recevoir les métropoli-tains toujours plus nombreux. La lumière électrique et toutes les machines les plus diverses sont utilisées pour recréer une réalité qui fait défaut, dans une version synthétique. En même temps, elles en permettent l’accès à tous. L’éclairage artificiel permet la baignade nocturne, les circuits de chevaux mécani-ques réintroduisent une espèce disparue de Coney avec l’af-fluence nouvelle, tout en rendant accessible à tous un diver-tissement aristocratique, la vache à lait artificielle permet de distribuer un lait stérilisé à température constante…

Un peu plus tard, à Manhattan, la même culture métropo-litaine, sous l’œil bienveillant d’architectes décomplexés avec les théories architecturales, utilise les techniques à sa dispo-sition pour transformer l’architecture. Koolhaas identifie trois

Les rockettes, danceuses de music hall attendent près de gigantesques vérins leur entrée en scène

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inventions qui ont conditionné le développement de ce qu’il voit comme une autre modernité architecturale – en opposi-tion avec celle des modernes en titre – : l’ascenseur, l’acier et l’air conditionné. Il montre surtout que ces innovations ont été mise au service d’un programme métropolitain qui se fonde sur le spectaculaire, la démesure et la recherche incessante de la nouveauté. Contrairement aux architectes européens, Le Cor-busier en tête, qui ont utilisée la technique de manière symboli-que comme la marque même de la modernité, les concepteurs américains ont selon Koolhaas simplement créés de nouvelles « conditions », pour le programme « délirant » qu’est la mé-tropole. En prenant exemple sur Radio City Hall, la plus grande salle de spectacle du monde et son équipement ultra-moder-ne, il montre qu’en modifiant le contenant, les concepteurs ont aussi fait évoluer leur contenu – les spectacles traditionnels y apparaissant terriblement désuets, le corps de ballet doit inventer de nouvelles mises en scène. Koolhaas prend plaisir à décrire longuement, avec l’application d’un comptable, cha-cun des dispositifs techniques dans ses moindres détails, ainsi que les nouveaux usages qu’ils permettent. Il théorise aussi les changements qu’ils font subir à l’architecture : l’ascenseur autonomise tous les niveaux du bâtiment les uns par rapport aux autres, permettant de nouveaux assemblages de program-mes très différents les uns des autres dans ces gros bâtiments. Conjugué avec la structure en acier, l’ascenseur permet la re-production presque indéfinie de la parcelle au sol,…

Parce qu’ils sont artificiels, les prototypes de Coney Island n’en perdent pas pour autant leur « aura ». Au contraire, ils en tirent un intérêt et un plébiscite nouveaux. De même, l’artificia-lisation de l’architecture n’est pas, à New York, vécue comme une perte. Le véritable tour de force de cette culture, populaire et inconsciente aux dires de Koolhaas, c’est qu’elle a rendu sa « création » plus désirable que l’existant lui-même. Les habi-tants de Manhattan seraient les spectateurs « en extase » de cette métropole spectaculaire et féérique. N’étant pas nostalgi-que, cette culture n’est pas pour autant amnésique. L’architec-te rapporte des exemples de conservation de « l’esprit » et de la culture de certains lieux détruits, réincorporé dans les bâti-ments construits à la place, au travers de certains objets – une forme de modernisation sereine, sans l’oubli. Cette métropole

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et ses habitants sont immunisés contre toute volonté d’authen-ticité : vivre dans un environnement entièrement construit par les hommes, voilà son ambition.

2. Reyner Banham

New York Délire entretient avec le livre The architecture of the well-tempered environment, du critique et historien Rey-ner Banham, une grande proximité dans la manière d’aborder l’architecture et ses histoires. Le livre, publié neuf ans plus tôt en 1969, réécrit l’histoire à l’ère de la machine en prenant pour jalons les utilisations des avancées techniques, à la fois par les architectes et, plus généralement par tous. L’auteur y revient sur les problématiques et les réponses apportées aux différen-tes époques pour s’abriter, se chauffer, éclairer et ventiler les habitats et les bâtiments. Il montre surtout comment certaines avancées technologiques récentes – principalement depuis la seconde moitié du XIXème – ont, pour améliorer les conditions à l’intérieur de l’habitat, profondément modifié l’architecture et littéralement envahi le bâti. Il présente en même temps le contexte scientifique et les problèmes auxquels ces innova-tions apportent une solution ; mais aussi, ce qui l’intéresse en-core plus, les appropriations qu’en font les architectes, qu’elles portent sur une nouvelle organisation de l’espace ou sur une nouvelle image de l’architecture.

L’histoire de ces inventions est longue depuis la compréhen-sion de la thermodynamique qui couplée à la chaleur dégagée par les nouveaux becs à gaz vont permettre les premiers flux d’airs contrôlés, puis l’utilisation de l’électricité, jusqu’à l’ap-pareil à air conditionné miniaturisé en passant par le poêle, les manchons puis la lampe à incandescence, le néon, le mo-teur électrique. Ces techniques ont complexifié le rapport des bâtiments à l’environnement, jusqu’à permettre de s’extraire complètement de ses contraintes, vers le contrôle intégral des conditions intérieures. Banham explique que l’air conditionné couplé à l’éclairage artificiel au néon ont permis d’augmenter la profondeur des bâtiments et de rationnaliser leur plan. Il re-marque aussi que l’épaisseur des murs ou des niveaux a été colonisée par toute sorte de conduits ou de câblages, perdant au passage son statut monolithique. L’apparition et la généra-

La technique dans sa forme la plus pure selon Le Corbusier

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lisation des cloisons et du faux-plafond en sont l’illustration. Autant d’observations que Koolhaas fera dans New York Délire, ou un peu plus tard dans S,M,L,XL, le premier volume de ses œuvres complètes.

Le critique introduit dans l’histoire de l’architecture d’autres protagonistes, qui ont perfectionné l’utilisation des techniques disponibles en se les appropriant. De parfaits inconnus, pour-tant véritables génies aux yeux de Banham, sont parfois intro-duits et c’est tout un nouvel ensemble de références qui entrent dans le corpus de cette modernité. Parfois aussi, ce sont des bâtiments présentés dans les histoires de l’architecture pour d’autres raisons, qui se révèlent en fait novateurs par l’usage qu’ils font des technologies disponibles – bien souvent, souli-gne l’auteur, ces dispositifs sont soit tout simplement inconnus des historiens eux-mêmes ou, pire, gommés car ne concernant pas l’architecture. (Le livre tout entier de Banham a connu le même sort, malgré les tentatives de l’auteur qui conclut ainsi la deuxième édition de son livre : « Ce livre ne doit plus être rangé en Technologie. »)

Il écrit : « alors que les architectes modernes Européens avaient essayé d’inventer un style qui « civiliserait la techno-logie », les ingénieurs américains avaient inventés une tech-nologie qui rendrait l’architecture moderne habitable par des êtres humains civilisés.4 » Avec une plume tout aussi acerbe que celle de Koolhaas, Banham met en évidence un décalage entre des théories dépassées et très formalistes et une prati-que de plus en plus complexe. C’est lui qui introduit les deux figures, assez caricaturales, de l’ingénieur américain et de l’ar-chitecte européen – opposition que Koolhaas reprendra – pour vanter l’opportunisme décomplexé et fécond du premier. Il fus-tige les modernes en titre pour leur utilisation souvent triviale et archaïque des techniques à leurs dispositions, les accusant de fétichisme. Il montre surtout comment les théories moder-nistes de l’architecture ont condamné leurs détenteurs à ne pas pouvoir prendre en compte les innovations, étant entiè-rement basées sur la structure alors que les technologies sont aujourd’hui au moins aussi importantes. « Pendant une courte période, vers 1953-55, on avait pu croire qu’une « autre archi-tecture » allait émerger, entièrement libre de tous les préjugés où s’était encroûtée l’architecture depuis qu’elle était devenue

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« un art ». Pendant un moment on eut l’impression de se trou-ver au seuil d’un fonctionnalisme sans aucun complexe, libre même de cet esthétisme de la machine qui avait limité l’archi-tecture blanche des années trente». 5

Banham ne recommande pas pour autant une expression symbolique nouvelle et « vraie ». Son livre expose et commen-te tout autant les utilisations dissimulées de la technique, que celles qui l’expose et la scénarise. En même temps, il ajoute parmi ses exemples, dans la seconde édition de son livre pu-bliée en 1984, le centre Pompidou et son exubérante tuyau-terie colorée. Mais il montre surtout que les architectes sont encore dans le « sillage » des théories modernistes, de l’hon-nêteté et de la vérité structurelle. Face à ces théories mora-listes et inefficaces, Banham ouvre un champ de possibles à l’utilisation par les architectes des techniques ; des possibles instables qu’il incombe aux architectes de définir. Il conclut ainsi : « la vrai raison pour appliquer une intelligence radicale à nos problèmes, c’est précisément qu’elle dissout ce que l’ar-chitecture a été jusqu’à maintenant : des formes fondées sur l’habitude. »6

Technique exhibée et intentions plastiques

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3. Imaginer la fin du monde Potemkine

Ecrit et publié en pleine période post-moderne, New York Dé-lire est un manifeste théorique et contestataire. Un extrait est publié dans la revue Architectural Design en 1977, un an avant la parution du livre. L’auteur n’y dissimule pas les enjeux du livre : « L’architecture métropolitaine ainsi définie implique une polémique sur deux fronts : contre ceux qui croient qu’ils peu-vent réparer les dommages de l’Ere Moderne – c’est-à-dire la Métropole elle-même – à travers la respiration artificielle et la ressuscitation de l’architecture « traditionnelle » des rues, pla-ces, boulevards, etc. ; espaces vides pour des formes dignes et décentes de relations sociales, à faire respecter au nom du bon goût stoïque… et contre cette architecture Moderne qui – avec son implacable aversion pour la métaphore – a essayé d’exorci-ser sa peur du chaos à travers un fétichisme pour le concret, de reprendre le contrôle sur la volatilité de la Métropole, en dis-persant sa masse, en isolant ses composants, et en quantifiant ses fonctions, a essayé de la rendre prévisible une fois de plus…»7 Formulé rétrospectivement en manifeste, le manhattanisme devient en fait une véritable machine de guerre contre les lé-gitimes descendants des nostalgiques et des représentants du Mouvement moderne, les tenants du « retour à la ville » d’un côté et les néo-modernistes ou néo-rationalistes de l’autre.

Ce que Koolhaas trouve à New York, c’est une alternative aux théories européennes, tant progressistes que nostalgiques. Ce n’est pas un hasard si l’architecture nouvelle qu’il « découvre » est mise au point sur une île des plaisirs, c’est-à-dire loin du sérieux professionnel et de ses doctrines. Les théories culti-vées et modernistes – qu’il oppose au pragmatisme américain – empêchent selon lui de se saisir réellement de la technique et des potentiels qu’elle libère. Banham le disait déjà de maniè-re provocatrice : « A partir d’une recherche authentiquement fonctionnelle, sans préjugés culturels ni tout l’attirail moderne de l’équipement technique, une « autre architecture » pour-rait bien, loin de tout symbolisme monumental, n’utiliser la structure que comme un moyen de matérialiser de nouveaux contrôles de l’environnement, par lesquels on devrait arriver à définir un espace sans donner aux volumes cette accablante

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signification culturelle au nom de laquelle les sociétés se sont enserrées dans la massivité de leurs constructions. »8 Kool-haas, allant plus loin que le critique anglo-saxon, montre que la dissimulation derrière une façade Beaux-arts est une véritable stratégie de modernisation – c’est parce que les gratte-ciel dis-simulent leur intérieur derrière une façade impassible, qui of-fre à la ville une image stable et rassurante, qu’ils peuvent faire accepter leur nouveauté, tant programmatique que technique. En fait, après Banham, c’est à un véritable renversement des valeurs qu’il invite. Tous les critères de l’architecture moderne sont démasqués comme critères moralistes périmés, inaptes à saisir la complexité des problèmes. A New York, la beauté n’est qu’une apparence donnée à la ville, un masque ; l’authenticité et la vérité sont synonymes d’ennui profond ; la transparence et l’honnêteté empêchent la complexité de certains program-mes qui ont besoin de rester dans l’ombre.

Le livre introduit aussi un rapport au réel et à l’argumenta-tion assez complexe. Le Corbusier et Dali ont selon Koolhaas interprété la ville de New York selon la méthode de la paranoïa critique, inspirée des surréalistes. Elle consiste à étayer ses dé-sirs et ses visions délirantes les plus intimes par des arguments en apparence rationnels, en plus grand nombre possible. « Le paranoïaque, par une série d’associations incontrôlables, sys-tématiques et en soi strictement rationnelles, transforme le monde entier en un champ magnétique de faits qui vont tous dans le même sens : le sien. 9» écrit-il. Cette méthode – qui a manifestement été utilisée par Koolhaas lui-même pour inter-préter la ville – et plus généralement celles du surréalisme, ont souvent été reprises par les critiques pour tenter d’expliquer l’œuvre construite de l’architecte, en tentant de repérer ce qui pourrait relever du cadavre exquis ou du collage. Mais plus qu’une « technique » graphique ou artistique, cette méthode sous-tend un rapport au réel et à l’argumentation très parti-culier, absolument déterminant pour la pratique de l’OMA. Koolhaas explique : « Au début nous partons toujours de ce qui existe avec ses défauts, ses banalités même. Puis vient une sorte d’idéalisation à travers une analyse exagérée qui révèle plus que le réel : le potentiel inutilisé de cette réalité. »10 Le réel d’un projet n’est pas un donné, un élément extérieur et objec-

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tif, c’est une construction – et l’OMA semble en effet toujours échafauder « son » réel en sélectionnant, surestimant certains éléments. Plus qu’objectif ou subjectif, il n’est jamais que ce à quoi l’on donne corps et crédit ; seul, ou de manière plus effi-cace, collectivement.

Par rapport à l’histoire de l’architecture, telle que Banham la conte, ce que Koolhaas met en avant c’est la popularité, la vul-garité, l’hédonisme de cette modernité, sa nouveauté et son caractère spectaculaire. Il s’en explique dans une interview11 où il affirme que, dans une période de rejet de toute moder-nisation, la seule manière de récupérer l’architecture moderne était d’insister sur ses aspects positifs. Ce qui intéresse l’archi-tecte à New York, c’est son caractère délirant, son usage dé-complexé du faux et du décor, du brillant et parfois même du mauvais goût qui s’oppose au puritanisme et à l’ascétisme de l’architecture moderne. La métaphore (selon lui, l’utilisation des techniques pour renforcer des intentions plastiques et un programme), la dissimulation et l’ambivalence sont autant d’in-tentions qui rappellent ce qu’avait théorisé l’architecte et théo-ricien Robert Venturi, dans son livre De l’ambigüité en architec-ture, paru en 1966 en anglais. Il y disait que : «Les architectes n’ont plus aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritain de l’architecture moderne orthodoxe. »12 Le renversement qu’il propose, en prenant ap-pui sur ce qu’il « découvre », est, en tout cas, la condition pour pouvoir « imaginer la fin du monde Potemkine», c’est-à-dire paradoxalement d’un monde seulement fondé sur les appa-rences.13

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HYBRIDATION

4. « Nous n’avons jamais été modernes »

L’OMA entretient-il une relation particulière avec les ingé-nieurs ? Koolhaas observe : « Les arguments des architectes sont toujours des opinions, ils ne peuvent pas rivaliser avec l’aura d’objectivité qui protège les technologies de la construc-tion de l’examen critique. » La pensée de Bruno Latour, sociolo-gue et anthropologue des sciences, éclaire cette position14. En regardant dans les laboratoires la science en train de se faire, il a montré que les faits n’étaient pas découverts mais fabriqués, c’est à dire instrumentalisés et matérialisés. Par exemple, New-ton n’a pas découvert les lois de la pesanteur, mais il les a expé-rimentées (en se prenant une pomme sur la tête puis en créant toute sorte de pendules), il les a formalisées (par des formules puis des lois) et, avec d’autres, il les a « machinées » (ils ont fabriqué des objets qui lient des besoins, des hommes, des connaissances, d’autres objets préexistants). La science n’a pas accès à une réalité – la vérité des faits – elle est la représenta-tion et l’instrumentalisation d’une réalité. Latour n’affirme pas pour autant qu’il n’y a pas de réalité extérieure ou que nous sommes condamnés, pauvres humains, à fausser la réalité par nos sens. La science est plus simplement un réseau qui lie en-tre eux des hommes et leurs besoins, des connaissances et des valeurs, des instruments et des objets – et contrairement aux idées reçues, elle est donc d’autant plus sociale qu’elle est tech-nique. Entre les valeurs et les faits, ce n’est pas une différence de nature (il n’y a pas des raisonnements rationnels et d’autres qui ne le sont pas) mais une différence de degré. Certains faits sont plus « durs » que d’autres parce qu’ils renvoient à des liens plus étroits et inextricables, à plus de connaissances établies, à un nombre d’objets et d’instruments considérables, à plus d’in-dividus partageant ces savoirs et objets. Tous les arguments ne se valent donc pas, certains sont plus établis que d’autres, et sans reprendre le terme de progrès et ses connotations trop modernistes, le sociologue explique qu’il y a bien une capitali-sation et un durcissement progressif des connaissances.

Latour affirme dans un de ses livres, que nous n’avons jamais

Rem Koolhaas et Bruno Latour

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été modernes, c’est-à-dire que contrairement à ce que nous affirmions, nous n’avons jamais séparés les sciences dures qui ne s’occuperaient que de la nature, extérieure et objective, et les sciences molles et humaines, qui s’occuperaient des valeurs et des jugements. Latour voit dans cette revendication de l’ob-jectivité – les ingénieurs se réclament des faits – un argument d’autorité et une stratégie imparable. En affirmant que les sciences dures ne dépendent pas des hommes, les modernes ont pu faire valoir leur expertise sur la nature et faire proliférer des objets qui engageaient de manière toujours plus importan-te les hommes, tout en empêchant de réfléchir à ces relations. Il est troublant que Koolhaas explique de la même manière, dans New York Délire, la réussite surprenante des concepteurs de Manhattan, utilisant le même argumentaire objectif et ra-tionnel pour la poursuite de leurs désirs intimes (et idéologi-ques). C’est parce qu’ils tenaient cachés leurs ambitions, et surtout les implications pour tous de leurs choix, qu’ils ont pu parvenir à leur donner corps. Prétendant décongestionner la ville, ils n’avaient de cesse en fait de la densifier et de la rendre plus dépendante de la technologie.

La théorie de Latour modifie surtout les modèles jusqu’ici uti-lisées pour décrire la fabrication des sciences et des techniques. L’ancien modèle de diffusion, s’appuie sur l’idée que lorsqu’une découverte est accomplie, sous-entendu un accès aux choses-mêmes, elle est transmise et diffusée chez les scientifiques puis à la société toute entière, avec plus ou moins de résistances ou de conservatismes. Au contraire, puisque les faits et les objets sont fabriqués et pas découverts, Latour montre qu’ils n’ont de reconnaissance et de validité que dans la mesure où ils sont re-pris, cités et utilisés par les autres. C’est ce qu’il nomme modè-le de traduction. C’est du premier modèle de diffusion, en fait, que découle l’idée moderniste de « civiliser » la technologie – sur un mode qui tient d’ailleurs plus souvent du totémisme. Selon ce modèle, les objets techniques existent en eux-mêmes, il s’agit juste de les incorporer (tels quels). En revanche, selon le modèle de traduction, les objets lient entre eux des besoins, des connaissances, des gens et des objets préexistant. Si les appareils ont été développés et standardisés, ce n’est donc pas vers un progrès, une perfection croissante ou une essence de la technique (qu’il s’agirait d’exprimer selon les croyances des

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architectes) mais vers une baisse des coûts, une facilité d’utili-sation et une prévisibilité (la prise en compte de besoins plus larges). Cette théorie éclaire d’un jour singulier les propos de Koolhaas en réaffirmant que la distinction entre opinions et objectivité n’est pas pertinente, et qu’il faudrait plus parler de fait « mous » ou « durs », selon qu’ils étendent ou non leurs réseaux. En éloignant l’aura d’objectivité, elle invite en tout cas à l’examen critique.

5. Expérimentation

Entre les opinions de l’architecte et les faits de l’ingénieur, il y a tout au plus une différence de degré : la chute de la pomme relie simplement beaucoup plus de connaissances et d’individus, de savoirs-faires et d’objets entre eux, que l’écha-faudage pour qu’elle vole. Et l’architecte ne doit pas revendi-quer – même s’il est un artiste – sa subjectivité, en tentant de soumettre les ingénieurs et leur objectivité à ses caprices. S’il revendique de prendre en compte un programme, des inten-tions plastiques, au même titre que la structure ou les maté-riaux, ses opinions ne sont pas moins « dures ». Elles engagent simplement d’autres connaissances, individus, instruments. Koolhaas le sait bien qui fait cette remarque sur la prétendue impossibilité de recruter les ingénieurs, pour mieux prendre le contrepied. Utiliser le potentiel de la structure et des techno-logies, ce n’est pas se soumettre les ingénieurs, c’est créer de nouvelles relations entre structure, programme et intentions plastiques, entre architectes et ingénieurs. Latour observe : « Ce que nous avons en commun Koolhaas et moi, si je peux m’exprimer ainsi, c’est l’expérimentalisme. La sphère politique n’est pas encore composée ; elle doit l’être. Le monde commun n’est pas construit ; il doit l’être. Il n’y a pas d’autorité qui ait la définition du bien commun, on doit l’expérimenter. » (Le po-litique ne se réduit pas pour Latour à la Politique, c’est à dire au mieux aux relations des hommes entre eux. Il désigne plus généralement l’ensemble des liens qui s’établissent entre les hommes, leurs savoirs et leurs objets…)

Les recherches menées par Koolhaas l’ont en tout cas prépa-ré au doute méthodique, dans sa relation à la fois à la théorie architecturale et à l’expertise des ingénieurs. La seule citation

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que Koolhaas emprunte à Banham n’est pas anodine : « Il se pourrait bien que ce que nous avions jusqu’ici compris comme architecture, et que ce que nous commençons à comprendre de la technologie soient des disciplines incompatibles. L’architecte qui propose de courir après la technologie sait maintenant qu’il sera en compagnie rapide, et que, pour suivre, il pourrait de-voir imiter les Futuristes et se débarrasser de tout son fardeau culturel, y compris son costume professionnel par lesquels il est reconnu comme architecte ».15 Après son travail critique, Koolhaas va rechercher les fondements d’une nouvelle prati-que qui exploite, de manière consciente et affirmée cette fois, le potentiel des technologies et de la culture de la congestion (de la même manière, Latour va chercher dans un autre livre à poser les bases de la recomposition d’un « monde commun » entre les humains et leurs objets). New York Délire contient aussi – de manière surprenante – les germes d’une pratique. Au détour du projet du Rockefeller Center, Koolhaas y détaille l’or-ganisation de l’équipe de conception avec la minutie dont il est coutumier. Le projet est découpé en sous-ensembles, chacun étant étudié collectivement par une équipe d’architectes, de maquettistes, de dessinateurs, de techniciens et d’ingénieurs. Tous travaillent dans les mêmes locaux, spécialement aména-gés pour le projet. Les architectes associés se retrouvent une fois par jour dans une salle de conférences pour une séance de Brainstorming collectif. Chaque projet personnel, exposé et critiqué, est incorporé dans un diagramme synthétique, repris à chaque séance. Rétrospectivement, la description constitue étrangement une sorte de programme.

Philipp Oswalt et Matthias Hollwich, deux architectes ayant travaillé au sein de l’OMA, racontent leur expérience dans un article16. L’expérimentation est incessante, toutes les idées sont critiqués et testées les unes avec les autres, avec le site et avec le concept structurel, en utilisant croquis, collages, dia-grammes, maquettes. Le travail en agence est collectif et cha-que jour, comme pour le projet du Rockefeller, les idées qui ont émergées sont synthétisée et envoyée par fax à Koolhaas ou au chef de projet, obligeant délibérément à simplifier et conden-ser le concept du bâtiment. L’agence met en en place, dès les prémisses de chaque projet, des séances de brainstorming ré-gulières avec l’ensemble des intervenants, maîtrise d’ouvrage

Recherches esthétiques autour

des éléments techniques (stucture

et technologie)

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et tous les « conseillers ». Ils expliquent : «Les compétences émergent à l’OMA […] à travers les ingénieurs extérieurs ou les consultants dont les jugements ont un très grand poids – non pas qu’ils fassent des suggestions et qu’ils imposent ces solu-tions, mais ils commentent plutôt les idées selon leurs perspec-tives, les évaluent et formulent les besoins aussi simplement que possible, pour que l’OMA puisse développer de nouvelles solutions avec leur aide. (L’OMA n’est pas prêt à laisser la mise au point aux techniciens. L’office poursuit une stratégie d’ex-pansion afin d’inclure autant d’aspect du processus de design que possible). L’idée en faisant cela est d’utiliser la compétence des ingénieurs pour combattre la conventionalité de leur pro-fession. Encore et encore ils sont confrontés avec quantité de propositions naïves, intelligentes ou abstruses. Et parfois il est possible d’arriver à des solutions entièrement nouvelles, sur-prenantes et très simples »17. Les propositions faites par les in-génieurs d’Arup sont souvent multiples, numérotés en variantes possibles. Cela permet de manière assez simple de confronter des intentions techniques, programmatiques et esthétiques les unes avec les autres, en jugeant de l’effet des confrontations. L’OMA établit, de même, plusieurs variantes pour éprouver les solutions. En plus de contrarier la linéarité du processus de conception et d’empêcher de se focaliser sur une solution, el-les permettent de prendre les décisions en intelligence de tous les types de problèmes.

Koolhaas est le premier à avoir systématisé l’emploi de di-zaines et de dizaines de maquettes de travail, réalisées rapi-dement en mousse (du polystyrène extrudé), souvent sales et déglinguées. Ce sont elles qui permettent d’expérimenter les variantes et d’incorporer progressivement toutes les probléma-tiques. L’utilisation de maquettes par l’OMA pour la conception a fait l’objet d’une enquête approfondie par Albena Yaneva, chercheur en Science Studies.18 Elle montre que les maquettes, disposées les unes par rapport aux autres avec des échantillons et divers objets selon un ordre très précis, résument à la fois un historique du raisonnement et un état du projet à un instant t. Elles sont aussi des objets d’échanges, support des réunions ou prises en photo. Elle étudie surtout les constants changements d’échelle qui permettent à la fois d’étudier des détails en réali-sant de très grandes maquettes, et un nombre incalculable de

Maquette de structure

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variantes, puis de les fixer une fois établis dans des maquettes plus petites qui condensent et purifient les idées. Elles sont très diverses : de celles qui ne représentent que la structure à celles qui évoquent les matériaux en passant par celles qui ne montrent que les circulations… Oswalt et Hollwich expliquent que l’agence conserve le plus tard possible les variantes, qu’elle développer en parallèle. Cela permet de ne pas éliminer des idées potentiellement intéressantes plus tard, mais surtout de s’influencer et de s’enrichir les unes les autres. L’auteur de New York Délire le disait déjà : « L’organisation [du lieu de travail] n’a pas pour but de permettre la détermination la plus rapi-de possible de tous les détails constitutifs du centre, mais, au contraire, de retarder jusqu’au dernier moment l’énoncé de sa définition finale, de manière à conserver le concept du Centre comme une matrice ouverte à toutes les idées susceptibles de renforcer sa qualité ultime. »19

6. Ingénieurs

La relation de Koolhaas aux ingénieurs est très marquée par la rencontre de Cecil Balmond en 1985, lors du concours pour l’hôtel de ville de La Haye, gagné mais finalement donné à un autre architecte. C’est le début d’une très longue et étroite collaboration avec l’ingénieur du célèbre cabinet Ove Arup & Partners. Auparavant, Koolhaas a travaillé avec plusieurs autres ingénieurs. Stephan Polonyi, du cabinet d’ingénieurs allemand Polonyi & Finck, est l’un d’eux pour le projet du Théâtre de la Danse à La Haye, achevé en 1987. Il explique : « Rem Koolhaas est bourré d’idées et, dans une certaine mesure, ne les commu-nique que verbalement. Cela offre la possibilité de lui soumet-tre, au bon moment, un ensemble de propositions structurelles appropriées et opportunes. […] Pour le toit de l’auditorium, la seule condition de Koolhaas était qu’il ne devait pas être plat, mais animé. J’ai donc proposé pour ce toit, comme un hom-mage à Gaudi, une forme ondulée constituée d’éléments de tôle trapézoïdaux. 20» Lorsque des économies furent deman-dées, compromettant le dispositif, Koolhaas construit une très grande maquette et y enferme les commanditaires pour dé-fendre l’idée et justifier les surcoûts. A l’extérieur, les façades principales sont recouvertes de bardages noirs, seulement ani-

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mée par cet épannelage insolite et énigmatique, qui constitue l’identité même de l’édifice. « Koolhaas est particulièrement intéressé par l’image externe, par ce que l’on pourrait appeler la sculpture architectonique » observe Polonyi.

Cecil Balmond, né en 1943 au Sri Lanka, est à la fois ingénieur, mathématicien, musicien, artiste et un peu mystique. Il est aus-si l’auteur de trois livres dans lesquels il explique la relation du savoir technique occidental aux chiffres, la relation entre les éléments de la nature et la géométrie ainsi que ses visées poé-tiques à travers les structures qu’il élabore. Dans Informal, où il raconte sa collaboration avec les plus grands architectes du moment, il relate l’une des séances de travail commune avec Koolhaas : « Nous cherchions une solution de grande portée, mais une telle liberté était-elle vraiment nécessaire ? Pour l’at-teindre de grandes énergies devaient être dépensées dans la structure. A la place nous décidâmes de tester le concept in-verse – quelle était la densité maximum de colonnes pour un espace d’exposition ? Après une série d’études la réponse à la-quelle arriva OMA/Arup était d’environ 15m x 24m. Des ques-tions furent posées : est-ce que les camions pourraient entrer à l’intérieur et décharger, est-ce que les consultants accepte-raient l’étroite disposition et le manque d’espace sans colon-nes ? Dans ce cas, ils acceptèrent et la disposition fût acceptée

A la fois structure et sculpture, la couverture du théâtre de la danse

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comme faisable. […] Nous pensions que nous avions la réponse – et ce jusqu’à ce que l’officier pompier exige des barrières des-cendant du plafond pour contenir la fumée dans des réservoirs. L’étendue ininterrompue de surface lisse serait interrompue par des rideaux coupe-feu permanents. Une autre approche s’imposait.» 21 Balmond évoque ici le travail de réflexion qu’il a mené avec l’OMA pour le bâtiment du Congrexpo, mastodonte réunissant une salle de concert, des salles de congrès et des espaces d’exposition à Lille, achevé en 1994. S’il n’échappe pas à recréer l’image d’un flux de réflexion limpide et d’une itéra-tion toute rationnelle, le récit montre combien il parait difficile – autant qu’inutile – de tracer une frontière entre ce qui relève de chaque discipline. Entre un architecte intéressé à la techni-que et un ingénieur qui serait intéressé à plus de paramètres que ceux qu’on lui accorde souvent, la distinction s’amenuise. Rem Koolhaas ne dit pas autre chose : « [Balmond] est engagé dans les moments les plus intimes des processus architecturaux et a frayé une génération d’hybrides d’ingénierie et d’architec-ture, où les identités auparavant séparés se sont mélangées. A travers [son] travail, l’ingénierie peut maintenant entrer dans un territoire plus expérimental et émotionnel ; si l’architecture veut toujours évoluer au-delà du statut ornemental dont elle jouit actuellement, c’est à travers la pensée de Cecil Balmond et d’autres qui offrent à la fois un nouveau sérieux et de nou-veaux plaisirs.22»

Le détail technique au centre des échanges

entre concepteurs

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OPPORTUNISME

7. Décor

La pensée de la structure chez Koolhaas est indissociable de la (grande) portée. C’est en effet un thème lancinant chez lui depuis qu’il a découvert, à New York, que toute structure em-piétait de plus en plus sur les étages inférieurs, leur imposant de plus en plus de contraintes puisque la section des piliers augmente théoriquement en fonction de la somme des char-ges qui s’accumulent. La solution apportée à la grande portée c’est évidemment la poutre. Par un système structurel dense (membrures ou voiles continus) qui lui donne toute sa rigidité, elle concentre les charges sur quelques points d’appui, plus distants les uns des autres. Mais l’innovation que proposent OMA et Arup, c’est d’habiter la poutre, c’est-à-dire de rendre utilisable l’espace – la portion de la coupe – situé entre les membrures supérieure et inférieure où on loge habituellement la structure et les éléments techniques. Cette idée – toute la hauteur de la poutre utilisable – n’est pas sans avoir de consé-quences : nécessité de reloger les espaces techniques, appari-tion de très grands éléments structurels, de contreventements monumentaux. Les structures sont le plus souvent complexes et hybrides, avec des descentes de charges qui remontent en traction, des éléments en porte-à-faux, des membrures dont le fonctionnement statique n’est jamais évident. Fonctionnant comme un ensemble, où pratiquement chacun des membres est indispensable à la cohérence de l’ensemble, ces structu-res constituent une véritable stratégie pour l’OMA. Souvent d’ailleurs, elles semblent plus assemblées qu’édifiées.

Ce n’est pourtant pas la seule prouesse qui intéresse les concepteurs, qui poursuivent un tout autre but. Le ZKM, pro-jet de centre d’exposition d’art et de technologies, commencé avec Arup en 1989 et abandonné en 1992, inaugure réelle-ment cette utilisation de la (grande) structure. Koolhaas écrit : « Entre les murs s’étendent sept poutres vierendeel, chacune haute de six mètres, créant une alternance entre des étages complètement libres de structures […] et des étages de struc-tures habitées qui sont « marqués » par les différentes vieren-

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deels, oscillant entre support structurel et déterminant archi-tectural, entre utilité et esthétique, nécessité et décor. »23 C’est tout l’intérêt de la poutre habitée qui permet de différencier – d’opposer – plusieurs systèmes structurels qui créent autant d’identités très fortes. Parfois des espaces monumentaux, sans aucun point d’appuis intermédiaire, parfois des espaces plus intimistes, traversés de piliers. Les appuis sont de véritables prétextes à des exploitations architecturales et décoratives : pour l’un des niveaux une série de colonnes identiques, dis-posées de manière classique et régulière, évoque selon les concepteurs une « forêt » – pour le projet du Kunsthal la mé-taphore devient littérale et de véritables fûts d’arbres habillent certains pilier. Pour un autre niveau, la disposition de manière apparemment aléatoire de piliers tous différents les uns des autres tente de brouiller l’intelligibilité du système. Ces struc-tures hybrides et presque éclectiques sont récurrentes dans les premiers projets de l’OMA. Au Congrexpo, trois systèmes porteurs, correspondent aux trois grands programmes ; l’un est en acier, l’autre en béton, le troisième est mixte – les croquis préliminaires s’intitulaient : « catalogue structurel ». Le projet de 1990 pour un centre de congrès à Agadir, va plus loin dans l’utilisation détournée et la complexification des points d’ap-pui : certains piliers sont transformés en noyaux de béton qui accueillent escaliers et fluides, les autres lorsqu’ils ne sont que des piliers varient quand même en densité et en section – ils définissent différents espaces ou ambiances. Tous obscurcis-sent la compréhension et la lisibilité des points d’appuis, en même temps qu’ils marquent très fortement les espaces.

Le Kunsthal de Rotterdam (1987-1992), espace d’exposition temporaire, prolonge les réflexions du ZKM. Balmond en est l’ingénieur structure. Dans son livre Informal, le bâtiment lui permet de théoriser le rôle de la structure : « [elle] ne doit pas nécessairement être compréhensible ou explicite. Il n’y a pas de principe ou d’absolu qui dicte que la structure doit être reconnue comme un squelette fonctionnel élémentaire ou comme la manifestation d’une machine high-tech. […] L’ex-périence est pour moi plus riche si une énigme s’installe ou si une couche d’ambigüité repose sur l’interprétation de la struc-ture. […] Pourquoi la structure ne serait-elle pas comme une animation qui provoque la synthèse ?». La synthèse, le mou-

Points d’appui, prétextes esthétiques

au Kunsthal et à Agadir

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vement, intentions habituellement portées par la composition – le plan et l’architecte – sont ici assumés par la structure et l’ingénieur. Et les intérêts de Balmond sont loin de ceux que l’on pourrait attendre : rythme, variété, instabilité, animation, énigme, surprise, récits…

Le bâtiment se présente comme un parallélépipède posé contre la pente formée par une digue, et traversé en son cœur par une rampe à ciel ouvert qui relie les niveaux haut et bas du terrain. Une seconde rampe, intérieure celle-là, est renversée dans l’autre sens. Elle permet de relier les espaces de chaque côté de la première rampe, passant au-dessus ou en-dessous. Elle fait aussi office d’auditorium. Des piliers de béton de sec-tion carré le traversent en descendant les charges de la rampe et de l’étage supérieur jusqu’au sol. Ils suivent le mouvement de la rampe en conservant leur incidence orthogonale. Ils pen-chent dangereusement vers l’avant, inclinant toute la percep-tion de l’espace en un puissant vertige. Ils constituent de vé-ritables éléments plastiques et dynamiques pour l’espace. La rampe extérieure, adjacente à l’auditorium, est surplombé par un plafond de béton, semblant très lourd – c’est une troisième rampe, qui partant du haut de l’auditorium mène au toit ter-rasse. Ces deux rampes ont un système structurel autonome : cinq larges colonnes de béton noir, étrangement alignées en

Trois logiques différentes au Kunsthal en construction

Instabilité au Kunsthal

La poutre habitée à l’Educatorium

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biais par rapport aux directions des rampes. La rampe supé-rieure est en réalité dans un équilibre instable, contrebalan-cée de chaque côté par des piliers entièrement cachés dans les murs. Les deux halls d’expositions superposés se partagent encore un autre système structurel, en acier. Comme au ZKM, les différents systèmes structurels sont utilisés au Kunsthal pour singulariser et décorer les différents espaces les uns des autres, et en même temps, pour évoquer une certaine com-plexité. Au niveau de l’entrée, plusieurs de ces logiques se ren-contrent pour former un véritable catalogue structurel, poutre Vierendeel, colonne de béton noir, pilier de béton gris, poutre métallique en I, en croix de manière miesienne….

La bibliothèque de Seattle (1999, 2004) condense un certain nombre de thèmes chers à l’OMA – c’est surtout le premier grand bâtiment qui met à l’épreuve le principe de la poutre ha-bitée. (L’Educatorium d’Utrecht (1993,1997) le faisait déjà mais sans que la perception des étages libérés, en fait le seul rez-de-chaussée, soit très forte). Des « boites », qui sont aussi des parties du programme distinctes, sont maintenues séparées les une des autres dans l’espace par des piliers monumentaux, un noyau d’ascenseurs en béton et une résille extérieure struc-turelle. Ces boites se comportent comme des entités structu-relles autonomes qui transmettent leur charge uniquement par les quelques piliers en nombre très limité – les poutres qui constituent leurs flancs, absolument gigantesques, sont hautes

Seattle, des espaces structurels denses et des espaces «libres»

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de trois étages. L’opposition entre les étages libres et monu-mentaux, qui sont aussi inondés de lumière, et les étages struc-turaux plus contraints, mais aussi plus sombres, atteint ici un degré de cohérence et de lisibilité très important.

8. Instabilité

La structure est par définition stable. Parfois pourtant, elle exprime une instabilité, un léger déséquilibre qui peut paraitre menaçant. Deux maisons réalisées par Koolhaas utilisent ces jeux, de manière un peu maniériste, pour animer l’architecture et évoquer le mouvement plutôt que l’impassibilité. La Villa Dall’Ava, réalisée entre 1984 et 1991 pour un critique d’archi-tecture sur la colline de St-Cloud, fait correspondre à chacune des parties du programme un élément presque autonome de la structure : un socle, deux boites en porte-à-faux et une pisci-ne suspendue ; une séquence entrée/ salle à manger/ cuisine/ salon s’étire entre ces différents « objets » vers le fond de la parcelle. Aux deux extrémités, deux escaliers relient les deux boites, situées un niveau au dessus. Elles accueillent les suites respectives des propriétaires et de leur fille et sont reliées par la piscine suspendue. Ces deux boîtes, translatées de chaque côté de la piscine, pour ne pas se gêner en regardant vers Paris, semble dans un équilibre précaire. L’une repose sur de frêles poteaux colorés disposés apparemment de manière aléatoire – ils pourraient tout autant être des tirants. L’autre balance sur une sorte de pivot central ; retenue par deux poteaux sur l’un des côtés, au dessus du vide de l’autre. Le pivot, un élément en béton de profil asymétrique prend appui sur un unique poteau lui aussi désaxé… Tout dans la maison concourt à évoquer un léger déséquilibre, à peine remarquable.

La maison à Floirac est réalisée entre 1994 et 1998 pour un homme en chaise roulante, sur les hauteurs de Bordeaux. Elle fait elle aussi correspondre trois entités structurelles aux trois entités programmatiques – plus qu’elle ne les exprime, au sens propre et moderne, elle les singularise. La maison peut pres-que se résumer ainsi : une boite de béton en lévitation, absur-dement lourde, reposant sur une boite de verre (et trois points

Pivot et instabilité, Villa Dall’Ava

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porteurs), elle-même en appui sur une seconde boîte enterrée dans la pente. Deux objets reliés par un vide, un entre-deux plus qu’une pièce, faisant office de séjour. C’est une maison de verre dans la grande tradition, ouverte sur l’horizon à 360° et, au loin, sur la ville de Bordeaux. Mais elle est comme menacé d’écrasement par la lourde boite. Au rez-de-chaussée, les piè-ces de vie intime sont enterrées dans la pente : office, cuisine, salon privé. L’entrée, mène directement par un (faux) escalier troglodyte à l’espace de réception, à la fois salle à manger et salon et terrasse couverte. Au deuxième étage, à l’intérieur de la boîte se trouvent les chambres. Koolhaas parle non pas d’une mais de trois maisons superposées.

Dans un premier temps, entre l’OMA et Arup, la question posée très sérieusement est celle de faire voler la maison. Plus que sur l’invisibilité des structures porteuses, c’est vers la sensation d’instabilité que s’orientent les recherches. Bal-mond propose plusieurs variantes dont une retient l’attention

A Bordeaux, évoquer l’instabilité et la

pesanteur

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des concepteurs. D’un côté, la boîte repose sur un portique qui a été translaté – un de ses pieds se retrouve à l’extérieur de la maison. De l’autre, elle repose sur un seul pilier énigma-tique, déplacé de la position centrale qu’on attendrait. Il est chemisé d’acier chromé et reflète en le déformant le paysage, un peu à la manière d’un cylindre permettant de reconstituer une anamorphose (mais à l’inverse). Ce pilier est doublement trompeur puisqu’il est également creux, cachant un escalier en colimaçon. Un câble passe devant les vitres du séjour, à l’extérieur. C’est le quatrième point porteur de la boîte mais le comportement statique de l’ensemble n’est pas évident au premier abord. Relié à un contrepoids enfouis sous la cour, il contrebalance en fait le porte-à-faux lié au décalage du pilier. Il reprend les charges à travers une grande poutre en I, posée sur la toiture et débordant l’aplomb du côté de la cour. Cette pou-tre en I est fausse : son profil est creux dans sa partie centrale. Si le câble venait à rompre, la boîte n’écraserait pas le séjour, comme elle menace pourtant de le faire en permanence, mais elle se mettrait à gîter dangereusement. La maison relie dans une même structure plusieurs intentions plastiques, à la fois une prouesse technique et énigmatique, mais aussi une légère instabilité, un danger peut-être. Elle confère, non seulement de la maison, mais aussi chacune de ses parties, une identité très forte.

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9. Révélation

Dans son livre sur la maîtrise de l’environnement, Banham explique que c’est avec la généralisation du faux-plafond, que les technologies ont pu proliférer. Devenus produits de catalo-gue, les appareils et les conduits ont littéralement envahi les bâtiments – à couvert. Koolhaas remarque lui aussi: « Plus le bâtiment est profond, plus il dépend de l’artifice pour son fonc-tionnement. […] La coupe n’est plus simplement divisée par les démarcations discrètes des étages individuels ; elle est deve-nue un sandwich, une sorte de zèbre conceptuel ; les zones libres pour l’occupation humaine alternent avec des bandes inaccessibles faites de béton, de câbles et de conduits. […] Plus le bâtiment est sophistiqué, plus les zones inaccessibles aug-mentent, expropriant des régions toujours plus grandes de la coupe. »24 Le processus d’intégration des éléments standardi-sés a en effet le plus souvent été un processus de refoulement vers l’inconscient.

Banham voit cependant dans cette invasion – d’autant plus efficace qu’invisible – un conflit naissant avec le credo : « La réalisation d’enceinte de verre équipées de manière invisible satisfaisait manifestement une des ambitions principales de l’architecture moderne, mais ce faisant elle bafouait un de ses plus fondamentaux impératifs moraux, celui de l’expression honnête de la fonction, et un réel conflit d’intentions se res-sent dans les bâtiments et le discours architectural des années 1950.»25. Banham appelait justement à la fin du livre à utiliser les « opportunités modernes », expression qu’il reprenait à Frank Lloyd Wright, « délivrés des tyrannies de la technologie, autant que de celle du vernaculaire » 26. Débarrassé de l’idéalis-me high-tech teinté de fétischisme, autant que de la nostalgie low-tech. L’architecte américain fait selon le critique parti de ceux qui, en plus ou moins grande proximité avec les théories architecturales, ont tenté de rétablir une forme d’honnêteté : « une situation dans laquelle les équipements mécaniques four-nissaient souvent le point de départ ou le prétexte pour des expérimentations d’expression formelle.» 27

La description que fait Koolhaas des parties « inaccessibles » semble en fait plutôt tenir du repoussoir. Dès New York Dé-lire, l’architecte néerlandais s’intéresse à cet inconscient de

Freud Unlimited (1975)

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l’infrastructure. Un des tableaux qui illustrent le livre, peint par sa femme Madelon Vriesendorp, s’appelle Freud Unlimi-ted. Il représente l’infrastructure de la métropole recouverte – refoulée ? – par les eaux de l’Hudson qui forme une mince couche superficielle, d’où seuls émergent les gratte-ciel et l’île de Manhattan. Koolhaas a également développé, juste après New York Délire, un projet de papier pour l’île Roosevelt, une petite île entre Manhattan et le Queens. Le projet permet de comprendre certaines de ses intentions. Dans une perspective, il dessine ce qu’il appelle le ductpark, un espace où sous un sol de verre, apparaissent tous les réseaux de la métropole, colorés pour être facilement repérables « afin que le flâneur métropolitain […] fasse l’expérience d’une sorte de « vertige de l’infrastructure » baudelairien, la conscience soudaine – à moitié euphorique, à moitié horrifiante – de l’artificialité pré-caire de son mode de vie, supporté par ces multiples appareils qui ne peuvent plus être déguisés comme des technologies objectives.»28

Le projet du ZKM est séminal sous beaucoup d’aspects. Kool-haas fait, en marge de quelques croquis rapides où il envisage des habillages pour une structure porteuse, ce commentaire laconique : « 2 sortes de structures fantômes ». Les deux enve-loppes qu’il propose – l’une en tôle perforée, l’autre en métal déployé – sont ajourées et permettent de créer une paroi qui, lorsque on s’en approche, ne dissimulent pas les éléments por-teurs. Sous un autre croquis, il écrit : « l’affinement et l’épais-sissement des planchers comme indication d’une présence technique ». Cette relation complexe entre dissimulation et ré-vélation des éléments techniques, autant structurels que mé-caniques, traverse toute l’œuvre construite de l’OMA. Ce n’est pas forcément même une volonté de didactique ou d’intelli-gibilité qui anime les concepteurs – certains détails sont par-fois énigmatiques ou grotesques – mais plus simplement une volonté de montrer – d’utiliser – les éléments en présence. La présentation du ZKM dans S,M,L,XL est très révélatrice des in-tentions de Koolhaas. Sur une même planche, sont superposés l’ « espace » (en trait blanc) et les technologies qui condition-nent son existence (en traits bleus) ; au dessus, il ajoute en coupe les poutres monumentales qui portent les différents ni-veaux – l’architecture n’est plus le seul jeu savant et enfantin

Au ZKM puis à l’ambassade des pays-bas de Berlin, révéler les éléments porteurs

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de volumes, elle a gagné en complexité.

Au Kunsthal, le long de la rampe extérieure, l’un des murs est en polyester ondulé d’une couleur bleu-vert laiteuse. Elle laisse filtrer la lumière révélant au passage la structure de la paroi et les mouvements de l’ascenseur en ombres chinoises. Le plafond du hall supérieur du musée a fait l’objet de longues recherches entre OMA et Arup. Entre les poutres de section asymétriques qui enjambent l’espace, un système de sheds est mis en place. Des faces translucides en polycarbonate al-ternent avec des faces opaques. Elles distribuent de manière diffuse lumière naturelle et artificielle tout en laissant deviner la structure, les conduits et les appareils, apparaissant comme de vagues masses grisâtres. Alignés sous les poutres, au niveau des « plis » bas des sheds, des diffuseurs d’air longilignes et un système d’éclairage direct sont installés. Des fils rouge vif, s’organisant en arc avec des rayons, passent à travers ce sys-tème complexe. Leur rôle est énigmatique – presque décoratif. Ils apparaissent et disparaissent, piquant dans l’épaisseur des plis, comme pour les resserrer. Il s’agit en fait d’un système de contreventement des poutres qui portent la toiture.

Le Congrexpo marque une forme d’apothéose dans les jeux de dissimulation et de révélation – Koolhaas, en connaissance, choisit le titre « Organisation des apparences » pour présenter le projet dans S,M,L,XL. Le bâtiment est paradoxal et ambiva-lent, presque oxymorique par les confrontations qu’il met en scène. Depuis le hall d’entrée, un escalier monumental mène aux salles de conférence. En passant d’une volée à l’autre le visiteur se trouve nez à nez avec le détail technique exposé à la

Translucidité au Kunsthal

Au Congrexpo, exhiber les éléments en présence

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manière d’un écorché : une dalle de béton incliné supporte un platelage bois, décollé et plié pour former marches et paliers intermédiaires. Le revêtement de bois a la légèreté d’un ru-ban à peine en contact avec la structure plus brutaliste. Dans le hall, au rez-de-chaussée, un détail semblable. Le faux-plafond en contreplaqué est percé de grands trous circulaires pour lais-ser passer les piliers de béton à travers la tripaille mécanique. De loin, ils dissimulent les installations techniques ; de près ils permettent de les entrapercevoir. En s’éloignant un peu, de gros appareils extracteurs d’air se profilent par-dessus ce mince faux plafond. Disposés selon un rythme, ils participent à l’architecture tout en faisant affleurer sa technicité. Dans le grand auditorium de conférence, le plafond est composé de multiples facettes grossièrement taillée – en fait des plaques de polycarbonates découpées en triangle. Elles laissent devi-ner, par transparence, la structure et les équipements techni-ques liées à l’éclairage et à la sonorisation.

Parfois, parmi les réalisations de l’OMA, un détail plus fugace, comme un aveu des intentions de l’architecte : à la villa Dall’Ava par exemple, une paroi en verre dépoli floute simplement l’appareillage de la piscine, sans le dissimuler vraiment. Au Congrexpo, sous la partie zénith, de grandes vitres ferment un espace et sont ponctuées de grosses bouches de ventilation.

Variations à Seattle

Au congrexpo, écorché anatomique

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Par transparence les conduits qui leur sont reliés apparaissent comme de gros vers. Dans les projets plus récents, ces inten-tions entre révélation et dissimulation sont réutilisées et systé-matisées. A l’ambassade des Pays-Bas de Berlin (1997-2003), la promenade est intégralement recouverte de plaques d’alu-minium perforées. A travers on distingue à la fois la structure, des néons ou des équipements électriques. A Porto, où l’OMA réalise une salle de spectacle (1999-2005) lorsque le béton blanc ne pouvait être laissé à nu le même système de plaques perforées laisse deviner le système de sprinklage, les éclairages néons, les câbles. A la bibliothèque de Seattle, le plafond des rayonnages est en polycarbonate. L’éclairage est situé au des-sus, il met en scène les câbles par les ombres qu’ils projettent.

Parfois même, l’OMA exhibe des plafonds techniques à la ma-nière d’une architecture de mall ou d’usine, avec des intentions plus brutalistes. Pour le projet du ZKM, parmi les premiers cro-quis certains définissent des ambiances pour les différentes parties du programme. La forme et le type de structure por-teuse, et les systèmes d’éclairages participent plus encore à qualifier les espaces que les matériaux à proprement parler. La couleur des sols et des plafonds, ainsi que les matériaux mais

Ecailles translucides au Congrexpo

Plafond technique de la salle de réunion à l’ambassade

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surtout les systèmes d’éclairages sont esquissés et préfigurés Koolhaas évoquait un plafond « caverneux ». Il sera réalisé d’abord au Kunsthal puis pour la bibliothèque de Seattle. Tous les éléments électriques, mécaniques, de ventilation et d’éclai-rage sont simplement suspendus à la structure porteuse. La structure porteuse et le plafond sont floqués (et ignifugés) par une mousse d’un noir profond. Tous les autres éléments, bien que laissés apparents, viennent s’y faire oublier. Pour un projet de réhabilitation d’une usine de la Ruhr, l’OMA construit sur le toit du bâtiment une salle de réunion. Le thème du caverneux ou de la zone d’ombre réapparait au plafond. Mais ces plafonds sont en même temps parfaitement dessinés, calpinés.

Un détail encore. A l’Educatorium d’Utrecht (1992-1995), dans un des deux auditoriums, une sorte de treillis métalli-que occupe le centre d’un curieux plafond de béton incrusté de lampes. Cette structure de forme ovoïde évoque à la fois

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un grill scénique et une sculpture. Il s’agit en fait des armatu-res métalliques qui renforcent habituellement le béton mais qui sont ici sortis de leur gangue pour s’exposer au grand jour. Maintenus écartés par des butons verticaux, les câbles sous-tendent en fait le plafond.

10. Air conditionné

Dans son livre The architecture of the well-tempered envi-ronment, Banham explique que c’est la miniaturisation et la standardisation des appareils qui, en parallèle de la généralisa-tion de la cloison et du faux-plafond, ont permis leur diffusion à l’ensemble des bâtiments. La baisse des coûts, permise par la production à grande échelle, la simplicité d’installation et la compacité des appareils ont dans certains cas permis une utilisation massive. L’air conditionné, auparavant réservé aux usines ou aux grands bâtiments publics – à ceux qui justifie un lourd investissement – a pu entrer dans toutes les maisons à partir du moment où tous les composants étaient vendus en-semble, capotés de manière à ce qu’ils puissent se glisser dans l’embrasure d’une fenêtre, une simple prise de courant per-

Plafonds techniques et intentions esthétiques

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mettant de brancher l’appareil. Cette standardisation n’est pas pour autant une fin en soi, une étape vers un progrès. Et de la même manière qu’ils s’écartent du système poteau-poutre pour aller vers des structures plus complexes, pas plus « ra-tionnelles » mais plus intéressantes sous plusieurs aspects, les concepteurs développent parfois des alternatives à la re-prise des dispositifs standards. La réouverture de ces « boîtes noires » est en fait une véritable stratégie d’opportunisme, au sens de la citation de Wright. (Le terme d’opportunisme dési-gne, à l’instar de toute la pratique de Koolhaas, une posture au delà de la morale et du jugement, dans son sens anglo-saxon et non péjoratif.)

Le projet pour la bibliothèque de France de 1989, grand cube de 100 mètres par 100 mètres posé le long de la Seine dans le XIIIème arrondissement, est le premier bâtiment où Koolhaas revendique explicitement l’absence de conduits et de faux pla-fonds – justement parce qu’ils transformeraient le bâtiment en une tour à la place du cube prévu. L’OMA/Arup propose alors de monumentaux conduits verticaux amenant air, eau, électri-cité, réseaux divers sur lesquels viendraient se brancher les dif-férents espaces. Au ZKM, il formule la même intention, mais un croquis laisse deviner le but qu’il poursuit : il y délimite toutes les surfaces où le béton des grands voiles périphériques peut être laissé à nu (ne nécessitant ni isolation ni appareils). Vou-lant exhiber la rudesse des bétons et de la structure porteuse, les conduits, les câbles et les appareils qui s’interposent de-vant ces éléments deviennent en effet gênants. Tout le travail de conception consiste alors, comme Koolhaas l’explique lui-même29, à atomiser les espaces techniques, certains restants parfois dans l’épaisseur de la coupe, d’autres migrants vers des espaces dans le plan qui desservent de manière latérale…

En 1992, l’OMA/Arup participe au concours pour deux biblio-thèques dans le campus universitaire parisien de Jussieu ; l’une étant destinée aux sciences dures, l’autre aux sciences humai-nes. L’office propose une surface continue, pliée et repliée sur elle-même à de multiples reprises, partant du sol pour s’élever en spirale et former un grand prisme – reliant les deux biblio-thèques en une seule. Une trame régulière de poteaux d’acier de section ronde supporte l’ensemble. A la limite, le bâtiment se résume à une structure enveloppée de verre, une structure

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dom-ino mutante qui à la liberté du plan aurait ajouté celle de la coupe. Cette ossature qui fait s’enrouler sur lui-même un seul et même espace ne permettait pas de dissimuler quoi que ce soit dans l’épaisseur de la coupe. Pour le système de ventilation et de chauffage, plutôt que d’utiliser l’ensemble des appareils standards (appartenant au domaine de l’ingénieur), qui de toute manière n’aurait pu s’y faire oublier, l’équipe va s’attacher à décomposer ces machines et leur fonctionnement pour les recomposer d’une autre manière. Koolhaas voulait un bâtiment « qui respire » : il va devenir un gigantesque conduit d’air. Les entrées se font sur les façades devenues « membra-nes respirantes » ; des extracteurs sont placés au sommet pour extraire l’air vicié. Des respirateurs artificiels (des appareils de ventilation mécanique placés en périphérie) insufflent de l’air neuf dans les zones intérieures distantes de la membrane – en cas d’incendie, ils sont réversibles pour évacuer la fumée. Cer-taines zones spécifiques sont alimentées, chauffées ou rafrai-chies d’une autre manière par des systèmes conventionnels « tout air ». Le bâtiment est une énorme machine à condition-ner l’air, sur-mesure. Les solutions envisagées auraient permis d’ « exprimer » l’ossature et de montrer les grands voiles de béton courbes, dégraissés de leur attirail habituel. Ces inten-tions ne sont pas sans rappeler le brutalisme qu’avait théorisé Reyner Banham dans son livre de 1966, Le Brutalisme en archi-tecture30. « Exprimer » ne renvoie cependant pas au vieil im-pératif moral : la structure mixte a été dessinée spécialement

A Jussieu, un bâtiment-machine brutaliste.

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pour dissimuler le détail de l’accroche, les corbeaux métalli-ques étant noyés dans la dalle « afin d’éviter toute intrusion gênant l’architecture ».

A Lille, le Congrexpo utilise cette stratégie de modification des systèmes standards d’air climatisé. Dans l’espace d’expo-sition, un système de colonnes monumentales en acier porte la toiture. Les colonnes sont creuses et, couplées en tête avec des systèmes mécaniques situés sur le toit, elles diffusent l’air frais au niveau du sol servant de véritable conduit, invisible. Une section cruciforme, enchâssée au pied de la colonne qui s’arrête à deux mètres au-dessus du sol, répartit l’air dans les quatre directions, dissimulée derrière des grilles de ventilation circulaires. Les tuyaux de descente des eaux fluviales sont aussi intégrés dans les colonnes. A l’Educatorium, la reprise de ce principe permet de laisser vierge de toute technologie le pla-fond en béton qui se courbe et se retourne pour devenir le toit de l’auditorium. Cette utilisation de certains éléments pour y intégrer d’autres fonctions, le plus souvent technologiques, sera réutilisée et optimisée ultérieurement pour l’Ambassade des Pays-Bas à Berlin. L’idée d’un système à l’échelle du bâti-ment tout entier – en fait du bâtiment comme machine – y réapparait. C’est la poursuite du concept de Jussieu : un gigan-tesque conduit (une promenade architecturale) dans lequel

Au congrexpo, à l’Educatorium et à

Berlin, le conduit d’air réinterprété

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en plus d’extraire l’air en tête, on le surpressurise légèrement en pied. A Berlin, comme pour ajouter une complexité sup-plémentaire, l’air traverse les bureaux desservis par le conduit (tant en air qu’en personnes) avant de s’échapper. En façade, une double peau de verre, permet de ménager des conduits sur toute la hauteur de la façade, qui permettent d’extraire l’air des bureaux vers le toit du bâtiment. C’est selon Koolhaas une véritable stratégie : « L’ambassade est un bâtiment sans gai-ne, tous les services étant intégrés dans l’architecture. […] Ce concept de ventilation fait partie d’une stratégie d’intégration de différentes fonctions en un seul élément. »31

11. Machines

Parmi les innovations techniques utilisées dans les bâtiments, plusieurs sont liées au mouvement et au déplacement des hom-mes. L’ascenseur est, dans New York Délire, l’une des innova-tions clés dans le développement d’une nouvelle architecture. Avec l’ascenseur, l’étage le plus élevé n’est pas plus difficile à atteindre que le plus bas, mais surtout le parcours est devenu absolument aléatoire : l’ascenseur desservant chacun des ni-

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veaux à partir d’un autre, sans aucun effort pour l’usager mais surtout sans « passer » par les autres étages à la manière d’un court-circuit. A Harvard où il est professeur, Koolhaas étudie avec ses élèves le phénomène du shopping et les technologies qu’il met en jeu parmi lesquelles l’escalator jour un rôle cen-tral. Il permet la continuité totale entre les niveaux, dépassant même l’ascenseur par le nombre de personnes qu’il transporte et la continuité du mouvement.

La villa à Bordeaux, réalisée pour un homme en chaise rou-lante, permet d’exploiter véritablement le potentiel de la ma-chine. Koolhaas explique « C’est un projet qui va très loin […] dans la recherche de solutions pour compenser le manque d’ « architecture », en partie à travers l’utilisation de moyens mécaniques plutôt que spatiaux. 32» L’OMA dessine une grande plate-forme mobile – une véritable pièce – qui permet de relier les différents niveaux. Elle est actionnée par un vérin chromé lui-sant (le pendant du pilier chemisé soutenant la boite) qui n’est pas sans rappeler cette image de New York Délire où les rocket-tes, danseuses de music hall attendent prêt de gigantesques vérins graisseux leur entrée en scène. Cependant la plateforme ne correspond pas à l’ascenseur new yorkais, c’est si l’on veut son équivalent européen « civilisé ». En effet, loin de rendre les niveaux indépendants, il les relie et les mélange de manière formidable. (En revanche, quelques mètres à côté, l’escalier dissimulé joue le rôle d’un véritable ascenseur, permettant de relier les étages sans « s’arrêter » sur les paliers intermédiaires et sans être vu). Ce potentiel libérateur de la machine n’est pas sans imposer de contraintes et, comme toute infrastructure, la mobilité est indissociable de l’immobilité qu’elle impose. La lenteur du vérin et de l’ascension sont là pour le rappeler, tout comme l’« absence » et le danger créés par le trou béant (lui-même protégé par d’autres dispositifs mécaniques). Cette dé-pendance à la technologie n’est en revanche pas vécue comme problématique, elle est même renforcée par le programme : la cave à vin et la bibliothèque n’étant accessibles que lorsque la plate-forme se trouve à leurs niveaux.

La divergence de plus en plus grande entre connexion mé-canique et connexion architecturale, que Koolhaas théorisait dans Bigness à propos de l’ascenseur, est exploitée par l’OMA dans les projets. Même lorsqu’ils sont de très petite échelle,

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les parcours y sont toujours complexes et potentiellement multiples (sans forcément être mécaniques). Koolhaas publie d’ailleurs souvent les plans de circulation au même titre que les autres détails techniques. Dans la maison au Pays-Bas, un pont-levis électrique permet l’accès à la chambre des propriétaires, située au cœur de la maison et éclairée par un patio. Pour ce faire, il enjambe (en le bloquant) un escalier qui mène vers le RDC. Certains de ces parcours tiennent parfois du court-circuit, à l’instar de l’ascenseur qui ne dessert pas tous les niveaux. La bibliothèque de Jussieu est le premier bâtiment qui utilise cet-te idée : selon leur emplacement, les différents ascenseurs ne desservent pas les mêmes niveaux. De même à Seattle, deux systèmes complémentaires sont utilisés pour le déplacement : celui des escalators qui ne desservent que les plateaux « mo-

A Bordeaux et à Seattle, déplacement et utilisation architecturale des machines

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numentaux » de lecture, passant à travers les « boîtes » sans s’y arrêter, et celui des ascenseurs reliant sans exception tous les niveaux – chacun des plateaux, translatés les uns par rapport aux autres, restent en contact avec le conduit vertical. C’est le premier projet où les escalators vont devenir des éléments très important, (ils étaient certes déjà présent au Congrexpo mais seulement en complément des escaliers) tant pour le dépla-cement qu’au niveau de l’image du bâtiment même, capotés qu’ils sont de jaune citron. A l’ambassade des Pays-Bas, une promenade architecturale tourne et monte autour du prisme, comme contrainte de changer de chemin lorsqu’elle rencontre la façade. Dans cette spirale ascendante, elle croise à plusieurs reprises l’ascenseur qui, quant à lui, monte à la verticale.

Koolhaas cherche systématiquement à inventer de nouveaux programmes avec l’aide de machines, auquel il donne des noms évocateurs comme pour ses bâtiments, renouant avec le côté spectaculaire de la modernité qu’il voyait en acte à New York. Les premiers croquis de Koolhaas, pour le Congrexpo ou le Kunsthal, montrent de grandes plates formes qui doivent permettre par leur mouvement de reconfigurer l’espace et de l’adapter à plusieurs programmes – trop chers à mettre en place, ils n’ont pas été réalisés. Pour la rénovation du musée du MoMA à New York, il propose une plateforme mécanique avec un parcours complexe : se déplaçant dans un premier temps à l’horizontale, elle monte ensuite en biais, puis poursuit sa cour-se à la verticale. Le long de ce que l’architecte décrit comme un parcours rapide, des œuvres sont accrochés sur les murs. Koolhaas oppose à ce parcours pour les visiteurs les plus pres-sés un parcours plus lent, architectural celui là. Parfois aussi, l’OMA met au point des machines plus petites. Pour Prada à New York (2000-2001), l’OMA met au point des vitrines « vo-lantes », sortes de boites recouvertes de grillages d’acier qui se déplacent mécaniquement selon les besoins. De même, à Seattle la librairie est formée par des rayonnages mobiles qui se referment le uns contre les autres la nuit. Enfin, plus récem-ment et à plus grande échelle, l’OMA vient d’achever en 2009 le théâtre Dee and Charles Wyly à Dallas, où l’ensemble des sièges et des balcons sont volants, permettant de libérer en-tièrement l’espace pour des répétitions ou des expositions, au prix d’une machinerie absolument inimaginable.

Pour Prada, des vitrines volantes

Pour le MoMA, un parcours de visite

rapide et mécanisé

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HEDONISMELa casa Palestra est le nom du stand élaboré par Koolhaas

lors de la triennale de Milan de 1986. L’architecte a choisi de reprendre le pavillon de l’Allemagne de Mies de l’exposition de Barcelone, mais, situé au fond de l’espace d’exposition à l’endroit même où l’allée centrale fait un virage à 180° pour reprendre sa course, il se courbe pour s’adapter au contexte. L’original n’exposait que lui-même et son architecture moder-ne, puriste et ascétique. En pleine période post-moderne, Kool-haas en propose le revival insouciant en version carton-pâte, utilisé cette fois pour l’entrainement d’athlètes. Il commente ainsi l’installation, se posant une fois de plus en révélateur des ambitions cachées : « Nous avons toujours soupçonné que l’ar-chitecture moderne est en réalité un mouvement hédoniste et que sa sévérité, son abstraction, sa rigueur sont seulement un cadre dans lequel les réglages plus provocants pour cette ex-périmentation que constitue la vie moderne sont effectués. »33 Ces ambitions ne sont probablement que celles de l’architecte néerlandais, mais elles sont bien à l’œuvre dans les architectu-res de l’OMA, où l’on découvre des « effets » ou des « jeux » très loin du puritanisme et de l’ascétisme moderniste. Une pro-fusion – parfois baroque – de revêtements y cohabite le plus souvent avec le verre, le béton et l’acier, ces matériaux émi-nemment modernes, à la fois austères et abstraits. Koolhaas expliquait dans une interview que le ZKM devait « avoir une rudesse et une fonctionnalité, mais par ailleurs des endroits de mystère et d’inexplicable raffinement »34 mettant en avant son goût pour les oppositions et les frottements. Ces oppositions permanentes entre lisse et rugueux, dur et mou sont parfois interprétés comme des marques d’éclectisme ou de pop, mais ils tiennent plus d’une volonté de faire éprouver l’architecture, non seulement de manière visuelle, mais aussi tactile.

Le pan de verre a été constamment réinterprété par l’OMA. Lorsqu’il est employé de manière moderne, en mur rideau tou-te hauteur, c’est toujours avec quelques complexités supplé-

A Fukuoka, le pan de verre complexifié

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mentaires ; proposant un véritable dépassement (dialectique) de l’idéal moderniste de la transparence (et du programme de la maison de verre). Cet idéal n’a en fait jamais su satisfaire des volontés contradictoires : supprimer toute limite visuelle et physique entre intérieur et extérieur et, en même temps, faire oublier aux occupants leur cage de verre. Toutes les maisons réalisées par l’OMA ont quelque chose de la maison de verre, au moins dans la partie de séjour. Mais l’occultation des pans de verre est systématiquement traitée avec le plus grand sé-rieux – peut-être aussi parce qu’elle permet de décorer le mur-rideau, que Koolhaas qualifiait à New York de « membrane fri-gide ». Les rideaux sont les principaux éléments d’occultation. Souvent de fins rails tracent un chemin sinueux dans les lourds plafonds de béton, un détail presque bizarre, comme si toute l’énergie dépensée pour strier la surface lisse était incompati-ble avec la légèreté – la futilité ? – du rideau. Ils sont en tout cas toujours représentés sur les plans, au même titre que les cloisons. L’OMA travaille avec Petra Blaisse, designer néerlan-daise, à leur réalisation.

A la Villa Dall’Ava, en plus d’un grand rideau jaune d’or, une grande partie des vitrages sont dépolis, ou occultés par deux grands ventaux coulissant, l’un en tôle perforé, l’autre en tiges de bambous assemblés de manière lâche, apportant ombre et intimité. Dans la maison de Bordeaux, de complexes mé-canismes – un moteur et une crémaillère dissimulés – et des rails permettent à la fois de faire coulisser les vitrages et de déployer des rideaux. (A l’origine, ils devaient aussi faire sortir des œuvres d’arts sous la terrasse couverte, entrainées par des cimaises mobiles à la manière d’une chaîne de montage.) Dans la maison au Pays Bas, la façade est doublée à l’extérieur par un rideau métallique mécanisé, à l’intérieur par des voilages plus légers. Là encore, les vitrages sont parfois clairs, parfois de teinte verte ou dépolis – l’un d’eux est même sérigraphié de gros pois. Ce n’est pas un hasard si certaines des photos « officielles » des maisons sont prises de nuit, montrant de-puis l’extérieur des drapés diaphanes et des ombres chinoises, depuis l’intérieur, une enveloppe protectrice. Dans les projets plus importants, on retrouve les mêmes rideaux, qui en parais-sent presque domestiques. Au Kunsthal par exemple, un gigan-tesque rideau, enroulé sur lui-même au repos, permet une fois

De nuit, des espaces redéfinis

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déployé de réduire la surface de l’auditorium ou d’occulter la pièce.

Au Congrexpo, une nouvelle interprétation du pan de ver-re est proposée avec l’étrange façade qui surplombe l’entrée principale. Elle est constituée de verres orientés dans plusieurs directions. Certains reflètent le ciel, d’autres le sol, d’autres rien du tout. Entre les différences facettes, des lames de verre assurent à la fois le lien, l’étanchéité et le contreventement. Dans la même optique – de réinterprétation hédoniste des éléments modernistes – de gigantesques panneaux de verres ondulés sont installés à Porto dans la grande salle de concert, hésitants à se définir entre le polyester ondulé trivial et la tex-ture précieuse du verre (ils ont également un rôle acoustique déterminant).

Souvent des éléments mous, presque incongrus, sont em-ployés : le capiton est peut-être l’exemple le plus évident. Il apparait au Kunsthal dans un style Empire, dessinant des lo-sanges rembourrés juste derrière une lourde poutre I, comme par contraste. Au Congrexpo ce sont des panneaux rectangu-laires, revêtus de skaï et tiré en leur centre par un gros bouton, RIdeaux, écrans,

capitons à la Villa Dall’Ava et dans la maison au Pays-Bas

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qui recouvrent un pan de mur incliné. On le retrouve aussi sur plusieurs pans de murs de la maison aux Pays bas. (L’Educato-rium possède un des éléments les plus étrange : un plafond mou, comme s’il était prêt à couler, seulement retenu par de minces parcloses et les diverses accroches des lampes ou les sprinkler). Par opposition, certains éléments sont parfois d’une certaine dureté ou d’une lourdeur menaçante. Les portes de coffre-fort en béton que l’OMA utilise à Bordeaux, sont mons-trueusement lourdes – elles pivotent sur un axe central à l’aide d’une manivelle. Parfois aussi, des piliers titanesques ou des

Au Congrexpo, une façade-rideau éclatée

A Porto, capiton et verre ondulé

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éléments de structure monumentaux traversent les espaces de manière détachée, parfois un peu absurde.

L’architecture de l’OMA joue à la fois avec un langage éta-bli et avec les sens, du plaisir de la connaissance et de l’érudi-tion tout autant que du plaisir de l’expérience. En révélant ou en dissimulant la technologie non pas selon des préceptes et une morale constructive mais selon un programme esthétique et théorique, en exprimant et en exacerbant une complexité croissante, et en jouissant du spectaculaire et de la nouveauté, les architectures de Rem Koolhaas sont ambivalentes et com-plexes, à la fois savantes et directes. A travers des mises en scène brutalistes ou au contraire d’un raffinement inouï, à tra-vers des matériaux parfois dissonants, mais aussi des jeux plus littéraux comme les sols transparents, c’est en effet aussi une architecture pour les sens qu’il développe. Loin de tout idéa-lisme, l’hédonisme koolhaasien est aussi l’éducation au plaisir de ce qui est.

Jeux à l’Educatorium, sol transparent et plafond dégoulinant

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1 New York Délire, Rem Koolhaas, Chêne, Paris, 1978, traduit de l’anglais, rééd. utilisée : Parenthèses, Marseille, 2002 p. 255.

2 Ibid. p.144.

3 Ibid.

4 S,M,L,XL, Rem Koolhaas et Bruce Mau, The Monacelli Press, New York, 1995, p.162.

5 Le brutalisme en architecture, Reyner Banham, Dunod, Paris, 1970 traduit de l’anglais The New Brutalism: Ethic or aesthetic?, Architectural Press, Londres, 1966.

6 Ibid., p.312.

7 “« Life in the metropolis » or the culture of congestion”, Rem Koolhaas, Architectural Design N°5, août 1977

8 Le brutalisme en architecture, 1970, Dunod, Paris (1966 pour l’édition an-glaise), p.68-69

9 New York Délire, op. cit. p.238

10 « Rem Koolhaas Sur la crête de la vague moderne », L’architecture d’Aujourd’hui N°380, novembre 1988, p.77

11 “Finding Freedoms : Conversations with Rem Koolhaas”, Alejandro Zaera Polo, El Croquis N°53, Madrid, 1992, p. 18.

12 De l’ambiguïté en architecture, Robert Venturi, Dunod, Paris, 1999, p. 22, traduit de l’anglais, Complexity and Contradiction in architecture, the Mu-seum of Modern Art, New York, 1966.

13 S,M,L,XL, op.cit. p. 668.

14 La science en action, Introduction à la sociologie des sciences, Bruno La-tour, La Découverte, Paris, 1989 traduit de l’anglais, Science in action. How to follow scientists and engineers through society, Harvard University Press, Cambridge, 1987.

15 Theory and design in the First Machine Age, Reyner Banham, 1960, cité par Rem Koolhaas dans S,M,L,XL, op. cit. p.1196

16 “OMA at work”, P. Oswalt et M. Hollwich, archis N°7, 1998

17 Ibid., p.14-15

18 “Scaling up and down: Extraction Trials in Architectural Design” Albena Yaneva, Social Studies of Science N°35, 2005.

19 New York Délire, op. cit. p.191

Notes

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20 Read the supporting structure of architecture, Stefan Polonyi, dans Lotus International, 1993, N°79, p.87.

21 Informal, Cecil Balmond, Prestel, Munich, Berlin, Londres, New York, 2002, p. 283-284.

22 Rem Koolhaas, préface à Informal, op. cit., p.9.

23 S,M,L,XL,op. cit. p. 695

24 S,M,L,XL, op. cit., p.663.

25 The architecture of the well-tempered environment, op. cit., p.234.

26 Ibid., p. 307.

27 Ibid., p.237.

28 New Welfare Island/1975-76, dans Architectural Design, vol. XVII,1977 N°5, p.341, cite par Roberto Gargiani, op.cit.

29 S,M,L,XL, op. cit. p.673-675

30 Le brutalisme en architecture, op. cit.

31 AMC Le Moniteur N°109, septembre 2000, Paris, p. 85

32 “Stay on alert ! An interview with Rem Koolhaas”, Ole Bouman, archis N°12, 1998, p.63.

33 Commentaire de l’exposition, Rem Koolhaas, AA Files N°13, Londres, automne 1986

34 “Finding Freedoms”, art. cit., p.11.

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