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Singapour, Atlanta ou bien Dubaï : par son habitation de masse, son étatisme, son urbanisme d’apparence « anarchique », la métropole contemporaine heurte et interroge nos valeurs les plus profondes, ou du moins celles auxquelles nous sommes le plus senti-mentalement attachés. Pourquoi des architectes, des régimes politiques, des cultures (européenne, améri-caine, asiatique) complètement différents les uns des autres en arrivent-ils à des configurations similaires ? À travers des problématiques ordinairement délaissées par les architectes – la tabula rasa, le junkspace ou la congestion –, Rem Koolhaas questionne « ce qui s’appelait autrefois » la ville, en tant qu’espace unique pour la réflexion architecturale. Ce livre regroupe, pour la première fois, une série de textes – dont le magistral essai Singapour Songlines – qui sont autant de méditations sur la nature de la ville contemporaine et ses métamor-phoses radicales au cours des dernières décennies. Ces écrits, consacrés à Atlanta, Singapour, Paris, Lille, Berlin, Tokyo, New York, Rotterdam, Moscou ou Londres, s’apparentent à des portraits littéraires, à la manière des images de pensée de Walter Benjamin : ils abolissent les barrières conventionnelles entre archi-tecture, philosophie et journalisme.

Rem Koolhaas est architecte et urbaniste. Son agence, l’OMA (Office for Metropolitan Architecture), est mondia-lement connue pour ses contributions pratiques et théoriques sur l’urbanisme. Il est notamment l’auteur chez Payot de Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain.

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Collection dirigée par Lidia Breda

rem koolhaas aux éditions payot

Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbainÉtudes sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville

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Rem Koolhaas

Études sur (ce qui s’appelait autrefois)

la ville

Traduit de l’anglais par Francis Guévremont

Édition établie et présentée par Manuel Orazi

Manuels Payot

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Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur

payot- rivages.fr

© Rem Koolhaas© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017

pour la traduction française et la présente édition

Illustration de couverture : Shenzen © AMO.

ISBN : 978-2-228-91931-9

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préfacede Manuel Orazi

Le Corbusier et la Luftwaffe ontEn commun d’avoir œuvré avec zèleÀ modifier le profil de l’Europe :Ce qu’oublia la furie des cyclopes,De sang-froid le crayon l’acheva1.

Joseph Brodsky, Rotterdam Journal, 1973.

Durant plusieurs années, Rem Koolhaas a voulu écrire un livre au titre anodin, La Ville contemporaine2. S’il a mis de côté ce projet,

1. In Vertumne et autres poèmes, traduit par Hélène Henry, Paris, Gallimard, 1993, p. 42.

2. Rem Koolhaas, Introduction for New Research, « The Contemporary City », in « A + U », no 217, 1988, p. 152 ; et « Toward the Contemporary City », L’Archi-tecture d’aujourd’hui, avril 1989. Voir Odile Fillion, La Ville. Oriol Bohigas, Andrea Branzi, Rem Koolhaas, Léon Krier, Pierluigi Nicolin, Jean Nouvel, Paris, Le Moniteur, 1994, publié à l’occasion de l’exposition « La Ville. Art et architecture en Europe, 1870-1993 », Centre Georges- Pompidou, du 10 février au 9 mai 1994.

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c’est d’une part qu’un nombre toujours plus grand d’obligations l’ont occupé, d’autre part qu’il a préféré se consacrer à d’autres textes, notamment S, M, L, XL1, l’hypertexte de 1995 qui marque un net changement dans la trajec-toire intellectuelle de l’architecte et écrivain néerlandais. Les recherches collectives de Mutations2 ont procédé de S, M, L, XL, mais il est aussi fort probable qu’elles aient elles-mêmes évolué précisément à partir de La Ville contemporaine, qui avait crû démesurément entre 1993 et 1995 avant de se fondre dans ce nouveau texte. « Je suis en train d’écrire un livre dans lequel j’analyse Atlanta, la structure des nouvelles cités parisiennes, et Singapour. Les architectes, les systèmes politiques, les cultures (américaine, européenne, asiatique) sont complètement différents et, pourtant, ils en arrivent à des configurations relativement similaires – ce que d’ailleurs tout le monde

1. Rem Koolhaas et Bruce Mau, S, M, L, XL, New York, The Monacelli Press, 1995.

2. Rem Koolhaas, Stefano Boeri, Sanford Kwinter, Nadia Tazi, Hans Ulrich Obrist (éd.), Mutations, Barce-lone, Actar, 2001. Ce livre recueille les recherches pro-duites au cours de l’exposition organisée par l’Arc en rêve centre d’architecture de Bordeaux de novembre à mars 2001.

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regrette. Je voudrais comprendre ce phéno-mène et les raisons derrière ces similitudes1. »

Quoi qu’il en soit, nous pouvons rétroactive-ment mettre en exergue les limites de ce livre resté inédit ; en son centre se trouve la ville, le centre de toute la pensée de Koolhaas – qu’il place même dans le nom de son agence, Office for Metropolitan Architecture (OMA), fondée en 1975 avec Madelon Vriesendorp, Elia et Zoe Zenghelis. Plus encore, l’essai sur Atlanta tout aussi bien que Singapour Songlines s’attachent à découvrir et à comparer des villes de second plan, tout en révélant à la fois les problèmes globaux et les obsessions personnelles de l’au-teur. Comme l’écrivait Rem Koolhaas dans son avant-propos à Singapour Songlines, « En 1995, j’ai commencé à enseigner à Harvard. Je voulais appeler mon programme : “Centre d’étude de (ce qui s’appelait autrefois) la ville2”,

1. Rem Koolhaas, « Atlanta, Parigi, Singapore », entre tien paru dans Lotus, no 84, février 1995, p. 19. Voir le témoignage de Cecil Balmond : « Que s’est-il passé en 1993 ? Rem a commencé à écrire S, M, L, XL. Au début, ce n’était qu’un petit livre qu’il traînait partout avec lui. Quand il venait me voir, il l’ouvrait avant même de me dire bonjour ; à chaque fois, le livre était un petit peu plus épais ! », « Clog », entretien paru dans Rem, 2014, p. 133.

2. Après une longue réflexion, l’auteur a accepté la proposition de l’éditeur d’intituler ainsi son livre qui, à l’origine, avait pour titre La Ville aujourd’hui.

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mais l’administration a considéré que ma pro-position était trop radicale […]. En particu-lier, à Harvard, je voulais étudier le déclin de l’influence occidentale sur l’élaboration de la ville et énoncer quelques premières hypothèses sur la nature des modernités non occidentales en train d’émerger en Afrique, dans le monde arabe et en Asie, et qui allaient de toute évi-dence fixer les contours de notre siècle1. »

De même, dans son analyse de la métropole par excellence, Delirious New York, Koolhaas avait déjà trouvé dans l’encombrement urbain le fil rouge de toute son œuvre à venir. Si Atlanta, dominée par la figure atypique de John Portman, l’architecte/promoteur/artiste, est une ville sans histoire, dont la principale caractéristique est d’avoir « perdu son centre » – « Il n’y a plus de centre, donc il n’y a plus de périphérie » –, si elle est en outre la ville de la réinvention, à une vaste échelle, de l’atrium romain (« [Portman] pourrait affirmer que toutes les villes sont maintenant devenues Atlanta – Singapour, Paris – le Louvre n’est-il pas l’atrium ultime ? »), on peut en dire autant de Singapour : « Des aspects toujours plus

1. Voir le texte introductif de l’auteur, infra, p. 95. Ce texte a d’abord été écrit pour paraître en tête de l’édi-tion italienne de Singapour Songlines édité par M. di Robilant, Macerata, Quodlibet, 2010, p. 7-9.

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nombreux de l’artificialité de Singapour se sont insérés dans l’écologie de “nos” villes, que ce soit l’ubiquité des pelouses et des haies d’arbustes ou encore le contrôle obsessionnel de la propreté et de l’environnement des villes telles que Paris et Londres1. » Par la suite, il a prolongé ses intui-tions au sujet d’Atlanta et les concepts étudiés à Singapour, il les a poussés à leurs plus extrêmes conséquences – il les a, autrement dit, radicalisés et a ainsi donné naissance à l’essai sur la ville générique, « qui est une représentation légère-ment déguisée, abstraite, généralisée, de Singapour2 ». Il s’agit, à proprement parler, d’un véritable affront fait aux architectes occidentaux, car la ville générique remet en question le tabou du genius loci des villes européennes, anciennes et sacrées. « Paris ne peut devenir que plus pari-sienne – elle est déjà en train de devenir hyper-Paris, une caricature vernie3. »

Cependant, Atlanta et Singapour ont besoin

1. Ibid.2. Ibid.3. Rem Koolhaas, « La Ville générique », Junkspace.

Repenser radicalement l’espace urbain, Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2011, p. 46. À propos de ce passage, voir aussi l’important essai de Sébastien Marot, « Du vil-lage global à la ville générique. Rem Koolhaas archéo-logue », Marnes, no 2, 2011, p. 235-251.

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de Paris – pour s’y comparer. D’ailleurs, les pre-miers projets importants d’OMA étaient conçus pour la capitale française : la participation aux concours, sous Mitterrand, pour le parc de la Villette, la Bibliothèque nationale de France, Melun-Sénart, l’Expo 89, la ZAC Danton, la bibliothèque universitaire de Jussieu, La Défense ; et la réalisation de la villa dall’Ava à Saint-Cloud. Si l’on tient compte des autres pro-jets décisifs, tels qu’Euralille et la villa Lemoine à Floirac (qui se trouve déjà inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques) et de l’association avec certains intellectuels pari-siens comme Hubert Damisch ou Bruno Latour, on comprend sans peine que Koolhaas ait pu être pratiquement considéré comme un architecte français1 au cours des années 1980 et 1990, c’est-à-dire au moment même où il réfléchissait sur

1. « Il est certain que j’ai fait mon meilleur travail en France et que j’ai répondu à des conditions spécifique-ment françaises. Je pense que les projets que nous avons faits pour Paris sont peut-être les plus contextuels, les plus précis, les plus nuancés parmi tous ceux que nous avons faits. Les plus polémiques et en même temps les plus crédibles. » François Chaslin, Deux conversations avec Rem Koolhaas et autres textes, Paris, Sens & Tonka, 2001, p. 87. Voir aussi le chapitre « Un livre français ? », in Paul Bouet, Rem Koolhaas en France I. Le retour à la ville (1976-1979), Paris, Éditions B2, 2014, p. 88-90.

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La Ville contemporaine. D’ailleurs, des nom-breuses traductions de Delirious New York, seule la traduction en version française1 est parue la même année que l’édition originale en anglais – et pour cause : « Quand j’écrivais New York délire, des parties me venaient en français, tant le livre était français dans sa conception. D’ailleurs, je préfère la version française du livre à sa version anglaise, à mon avis moins correcte2. » Deleuze citait souvent, à cet effet, une phrase de Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » Paradoxalement, parmi toutes les traductions parues dans le monde, on ne compte encore aucune traduction néerlan-daise du premier livre de Koolhaas.

Ce n’est donc pas un hasard si le présent recueil paraît d’abord en France. Il rassemble pour la toute première fois les textes que Koolhaas a consacrés aux diverses villes aux-quelles il s’est intéressé, que ce soit pour son travail d’architecte ou d’universitaire, ou simple-ment à titre personnel, entre 1987 et 2007 – c’est-à-dire pendant les vingt années de sa pleine

1. Rem Koolhaas, New York délire. Un manifeste rétroactif pour Manhattan, Paris, Chêne, 1978.

2. Jean-François Chevrier, « Entretien avec Rem Koolhaas. Changement de dimensions », L’Architecture Aujourd’hui, no 361, novembre-décembre 2005, p. 97.

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maturité. Nous avons déjà évoqué Atlanta, Paris, Singapour, mais il faut également mentionner Lille, Tokyo, Berlin, New York, Moscou et Londres. Et il ne s’agit pas ici de textes théo-riques, comme c’était le cas dans Junkspace, son livre précédent, dans lequel on trouvait aussi les essais « Bigness » et « La Ville générique1 ». Il s’agit plutôt de textes de circonstance, traversés de labyrinthiques retours sur soi-même, quelque part à mi-chemin entre l’expérience et la réflexion. Le modèle de structure du livre, et d’un point de vue transversal, est Images de pensée 2, ouvrage posthume de Walter Benjamin qui réunit des descriptions de villes que l’auteur a aimées ou qu’il a habitées. À propos de Moscou, par exemple, il écrivait à son ami Kracauer qu’il en revenait « enrichi d’images visuelles et non de théories ». Dans les années 1920, en effet, Benjamin avait remis à la mode le genre littéraire du Denkbild (image de pensée) – le terme alle-mand venant du néerlandais denkbeeld, qui s’ap-plique à l’art baroque. Il s’agit de textes brefs, qui font presque toujours référence à un environne-

1. Rem Koolhaas, Junkspace, op. cit. Voir en particu-lier la préface très complète de Gabriele Mastrigli, « Architecture : théorie et narration », p. 7-25.

2. Walter Benjamin, Images de pensée, Paris, Chris-tian Bourgois, 2011.

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ment urbain. Sens unique 1, paru en 1928, est un autre exemple de Denkbild. Ce genre permet à Benjamin d’élaborer une forme de réflexion qui ignore les frontières conventionnelles entre la philosophie, la littérature et le journalisme.

Employant une méthode analogue, Koolhaas a eu recours, ces dernières années – peut-être inconsciemment –, à la forme brève du Denk-bild, d’une part pour donner une forme fixe à certaines idées, d’autre part parce que cela lui permet de jouer avec une autre identité – une identité littéraire. Depuis ses débuts en tant que scénariste et journaliste, ce travail est celui auquel l’architecte néerlandais est le plus intimement et le plus jalousement attaché2. On peut penser que cette seconde identité d’écrivain représente une hétéronomie et que s’articule autour d’elle une multiplicité de personnalités littéraires, un peu comme Kierke gaard et Pessoa. Elle lui permet d’utiliser des voix différentes, qui souvent se

1. Walter Benjamin, Sens unique, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013.

2. « Il est très difficile d’écrire et de travailler en même temps. Écrire exige beaucoup de temps et d’effort. Lui, il a un endroit secret où il va écrire, et personne n’y a accès. Il est vraiment très isolé, là-bas. C’est comme ça qu’il y arrive. » Madelon Vriesendorp, « Clog », Rem, 2014, p. 24.

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contredisent les unes les autres ; même AMO est un hétéronyme d’OMA. Certes, Junkspace donne l’impression d’avoir été écrit par une autre personne que Singapour Songlines ; Koolhaas y paraît plus polémique, plus radical. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’on a pu l’accuser de cynisme, alors qu’il ne s’agit, en vérité, que d’une voix parmi tant d’autres, à laquelle a été assigné une sorte de « cynisme lyrique », plus stylistique que réel. Bien entendu, l’écriture est un domaine qui permet de se déplacer dans plusieurs direc-tions, tandis que l’architecture, affirme-t-il, oscille constamment entre la méga lomanie et l’impuissance, entre l’héroïsme et le cynisme.

À l’exception peut-être des essais sur Atlanta et Singapour, villes que Koolhaas observe avec un regard d’urbaniste, les textes de ce recueil sont de brefs portraits, faits d’un point de vue plus dis-cret, presque secret, qui évoque le traîneau mos-covite de Benjamin : « un frôlement tendre, rapide, le long des choses, des hommes et des ani-maux1 ». Si le Denkbild est la forme littéraire qui

1. Walter Benjamin, « Moscou », Images de pensée, op. cit., p. 51 (citation légèrement modifiée). Noter que « Les hommes, les choses, les animaux » était le titre de la rubrique que tenait le jeune Koolhaas dans le quotidien néerlandais De Haagse Post. Voir « Architecture : théorie et narration », in Junkspace, op. cit., p. 9-10.

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permet la meilleure présentation, le montage est l’outil privilégié pour tout relier : « Encore main-tenant, je suis intimement persuadé que le travail d’un scénariste et celui d’un architecte sont deux processus fondés sur le montage, l’art d’enchaîner des séquences programmatiques, cinématogra-phiques ou spatiales1. » Au contraire, l’écriture préfère la métaphore et surtout, chez Koolhaas, la comparaison. Le langage des images, disait Peter Szondi, permet de comprendre l’étrange sans pourtant faire disparaître l’étrangeté. La comparaison rapproche ce qui est lointain et le fixe en même temps dans une image soumise à la puissance dévorante de l’habitude2. En effet, ce n’est que lorsqu’il découvre le pittoresque et l’exo-tique d’une ville inconnue que l’étranger retrouve les sensations qu’il avait éprouvées dans son enfance, alors qu’il découvrait sa ville natale. En ce sens, on peut comprendre l’euphorie que Koolhaas dit avoir ressentie quand, jeune étu-diant singulier à l’Architectural Association de Londres, il a découvert Berlin en 1971 : cette ville pleine de vides à cause des immenses bombarde-ments lui rappelait Rotterdam, qui en fut aussi

1. « Entretien avec Rem Koolhaas », op. cit., p. 91.2. Claudio Magris, avant-propos à l’édition italienne

de Walter Benjamin, Städtebilder, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1963.

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victime1. De même, Benjamin écrivait : « Plus rapidement que Moscou lui-même c’est Berlin qu’on apprend à voir de Moscou2. » Il y a toute-fois d’autres modèles possibles, bien plus proches de l’écrivain néerlandais, que ce soit au niveau chronologique ou au niveau personnel.

Par l’observation non idéologique de la vie dans les villes, de leurs règles et de leurs manifes-tations les plus variées, par les généralisations ponctuelles qui ne cherchent jamais à porter de jugement, par les innombrables références à la culture savante ou à la culture populaire, l’écri-ture de Koolhaas se rapproche du Nouveau Journalisme américain et de la littérature post-moderne. Or l’un des principaux ouvrages post-modernes est sans conteste L’Enseignement de Las Vegas, de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour (en dépit du refus des auteurs de se réclamer de cette étiquette) ; il a été précédé par le snobisme enthousiaste du célèbre

1. Voir « Excursion de classe. Souvenirs de l’AA » infra, p. 29. Voir aussi la comparaison entre Berlin et Rot-terdam (assimilées à Caïn et Abel) dans Rem Koolhaas, « La terrifiante beauté du xxe siècle », L’Architecture d’au-jourd’hui, no 238, avril 1985. Ce texte a été republié depuis dans Jacques Lucan, OMA. Rem Koolhaas, pour une culture de la congestion, Paris et Milan, Electa- Moniteur, 1990.

2. Walter Benjamin, Images de pensée, op. cit., p. 25.

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roman-reportage de Tom Wolfe, le premier à explorer la ville du Nevada1. Au-delà des éti-quettes et des styles, L’Enseignement de Las Vegas a surtout représenté pour Koolhaas la découverte de la ville comme manifeste architectural. Autrement dit, en découvrant le livre de Venturi, paru exactement au moment de son arrivée aux États-Unis en 1972, Koolhaas prend conscience qu’il « n’était plus possible d’écrire de manifestes, mais qu’on pouvait en revanche écrire à propos de certaines villes comme si elles étaient elles-mêmes des manifestes2 ». Qu’il se penche sur des fragments de certaines villes, à la suite d’un concours (La Défense, « une réserve stratégique qui permet à Paris de demeurer intact3 ») ou de la création d’un plan directeur (Lille) ; qu’il découvre une ville dans son ensemble, que ce soit par l’intermédiaire d’un maître (Oswald Mathias Ungers à Berlin), d’un ami photographe

1. Tom Wolfe, « Las Vegas (What ?) Las Vegas (Can’t Hear You ! Too Noisy) Las Vegas !!!! », The Kandy- Kolored Tangerine-Flake Streamline Baby, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1965.

2. Hilar Stadler et Martino Stierli (éd.), « Flâneurs in Automobiles : A Conversation Between Peter Fischli, Rem Koolhaas, Hans Ulrich Obrist », Las Vegas Studio. Images From the Archive of Robert Venturi and Denise Scott Brown, Zurich, Scheidegger & Spiess, 2008.

3. Voir infra.

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(Nobuyoshi Araki à Tokyo) ou d’un méchant digne de notre ironie (Portman à Atlanta) ; qu’il revienne sur les « lieux du crime » des livres ima-ginés (celui sur les constructivistes à Moscou) ou effectivement publiés (New York) ; ou qu’il parle de Londres, où il a étudié et dont il utilise la langue pour travailler et pour écrire, Koolhaas engage à chaque fois un véritable corps à corps avec la ville concernée, ce qui lui permet d’aller bien au-delà des simples impressions de voyage. Par exemple, « Les dilemmes de l’évolution de la ville » est non seulement une étude de la capitale britannique, mais aussi une réflexion ouverte sur la nature de la ville au xxie siècle ; de fait, cet essai est un concentré d’analyse urbaine comparée, par le biais d’« images globales » d’inspiration tout à fait benjaminienne, de miniatures dans lesquelles on retrouve tous les centres d’intérêt et toutes les obsessions de Koolhaas, de la congestion à la tabula rasa. Il s’agit donc, à proprement parler, de portraits de villes, Denkbild ou denkbeeld, qui n’ont presque rien à voir avec le reste de la littéra-ture architecturale1. Seules sont absentes de cette liste quelques villes non européennes dont la

1. Le seul livre qui puisse peut-être s’y comparer serait celui de Giancarlo De Carlo, Nelle città del mondo, Venise, Marsilio, 1995. Dans ce recueil, les villes (et non seulement les villes occidentales : Dakar, New Delhi,

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croissance est très rapide (Lagos, Dubaï, les villes chinoises) : les textes qui les concernent sont dans un état trop fragmentaire. Autre absence éclatante, les villes italiennes – elles ont peut-être, dans l’absolu, des caractéristiques trop spécifiques pour qu’on puisse leur appliquer le paradigme de la ville générique. Elles sont peut-être aussi trop liées à l’histoire, pour laquelle Koolhaas, indubi-tablement, éprouve une idiosyncrasie quasiment deleuzienne1. D’ailleurs, cela explique en partie l’idiosyncrasie parallèle qu’il éprouve pour des figures telles qu’Aldo Rossi ou que Manfredo Tafuri, qui défendent l’architecture autonome, fondée sur l’historicisme. Du reste, sa prédilec-tion pour les projets radicaux du Superstudio ou pour les analyses rétrospectives, par exemple son travail sur New York, est délibérément incompa-tible avec une analyse historiciste.

Dans un livre peu connu, le grand historien viennois Alois Riegl écrivait qu’il « manque à l’art hollandais la peinture d’action, c’est-à-dire

Ankara, Nicosie) sont vues de l’intérieur, avec un regard plus émotif que rationnel.

1. « À partir de Singapour, pourtant, on peut tirer quelques conclusions : l’histoire est vouée à disparaître, la tabula rasa deviendra la norme. » « Thinking Big. John Reichman talks with Rem Koolhaas », Art Forum, décembre 1994.

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le sujet historique [...]. Les Hollandais y ont substitué le portrait 1 ». Riegl oppose la peinture italienne du xviie siècle à celle hollandaise : la première tend à exalter les figures, à les subordonner les unes aux autres par le déve-loppement narratif bidimensionnel, et ainsi à créer une unité interne objectivement auto-nome et exagérément linéaire. Au contraire, aux Pays-Bas, le portrait de groupe – un genre qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs – cherche, par un jeu d’ombre et de lumière sur les visages, à établir un ordre psychologique ; les personnages regardent hors du cadre, ce qui met en place avec le spectateur une unité externe, subjective, à travers l’espace. De même que la peinture hollandaise se définit par rapport à l’italienne, l’évolution de Koolhaas l’a mené à connaître parfaitement les stratégies italiennes, mais uniquement dans le but de parvenir, en définitive, à incarner l’attitude hollandaise et à rechercher l’unité externe avec le spectateur2.

1. Alois Riegl, Le Portrait de groupe hollandais, Paris, Hazan, 2008.

2. Koolhaas était le directeur de la Biennale d’archi-tecture de Venise de 2014. Pendant l’exposition, il a donné aux autres secteurs de la Biennale – la danse, le cinéma, le théâtre et la musique – la possibilité de créer des spectacles sur des scènes construites pour l’occasion à

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Riegl utilise le terme d’« attention » à la fois pour caractériser la précision descriptive de la peinture hollandaise et l’implication directe du spectateur dans la représentation. Il est difficile de ne pas voir dans ces traits culturels l’intérêt que portent les projets d’OMA au fonctionne-ment interne de ses édifices, à tout ce qui a trait à la circulation et à la logique intérieures1. Riegl attribue le paradigme de l’attention à l’icono-clasme protestant, qui s’oppose au culte des images considérées comme ayant une présence

l’intérieur de la corderie de l’Arsenal, c’est-à-dire dans la section « Monditalia ». Le spectateur se trouvait ainsi doublement impliqué : s’il venait pour assister à un spec-tacle de danse, il pouvait aussi voir l’exposition d’archi-tecture, et vice versa. La seule œuvre de Koolhaas, parmi les quarante et une installations architecturales de « Monditalia », était consacrée à la bibliothèque Lauren-tienne de Michel-Ange.

1. « Je ne sais pas si ce n’est que le résidu d’un certain calvinisme ou quelque chose de plus positif, mais j’essaie toujours de mettre en lumière la logique qui sous-tend un projet, allant jusqu’à la rendre presque suffocante, parce que c’est une façon de convaincre. Cette rationali-sation d’un projet me fascine, peu d’architectes la pra-tiquent, et je trouve de temps en temps que notre travail à ce point de vue est assez impressionnant. » Patrice Goulet, « La deuxième chance de l’architecture. Entre-tien avec Rem Koolhaas », L’Architecture Aujourd’hui, no 238, avril 1985, p. 11.

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objective et extérieure, et au caractère relative-ment démocratique de la société hollandaise. L’attention, en dernière analyse, selon l’historien viennois, « n’est rien de plus qu’une image men-tale dans laquelle l’expression des intentions et des sensations est réprimée ». Ce qui explique-rait que la prédilection des Hollandais pour les portraits serait que ce genre est perçu comme une autre possibilité que les sujets historiques, qui sont justement dénués de toute attention. Si Singapour Songlines peut aussi s’appeler le « por-trait d’une métropole Potem kine », comme le veut le sous-titre, nous pouvons peut-être alors considérer tous les textes de ce recueil comme de petits portraits de villes « hollandais », dans lesquels sévit la « répression protestante » contre les intentions et les sensations personnelles. On peut dire la même chose de l’architecture d’OMA, de plus en plus austère et ungersienne ces dernières années, comme le démontrent la Bourse de Shenzhen et les bureaux de Rotterdam. Du reste, un des premiers écrits d’OMA s’intitulait, de façon programmatique, « Notre nouvelle sobriété1 ». Après tout, l’archi-

1. Rem Koolhaas et Elia Zenghelis, « Our New Sobriety », AA. VV., The Presence of the Past, Catalogue de la première Exposition internationale d’architecture de Venise, Éditions La Biennale di Venezia, 1980, p. 214- 216.

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tecture sera toujours un travail d’équipe et, pour cette raison, si l’on peut appliquer l’épithète de postmoderne à Rem Koolhaas l’écrivain, on ne peut pas du tout l’appliquer à l’architecte.

De toute façon, Koolhaas entend poursuivre ces deux activités parallèles, d’architecte et d’écrivain, et jouer avec l’ambiguïté qui en résulte ; il en retire en outre une plus grande liberté dans ses travaux de recherche1. Les deux essais les plus récents de cette anthologie, La smart city et La Campagne l’attestent bien : plutôt que des textes définitifs, ils représentent en quelque sorte les ébauches de recherches en cours, même s’ils peuvent sembler aux anti-podes l’un de l’autre ; ils seront certainement approfondis au cours des prochaines années : à la fin 2019 est prévue une exposition sur Countryside organisée par l’OMA au musée

1. « Je ne me considère pas seulement comme un architecte, mais comme un écrivain, c’est d’ailleurs comme cela que j’ai commencé. À ce titre, lorsque j’écris, je m’autorise à prendre toutes les libertés. L’écriture est une expérimentation et peut adopter toutes sortes de tonalités. Je peux être sérieux, innocent, romantique, obsessionnel, ironique… » Entretien avec Frédéric Edel-mann, « Rem Koolhaas : Il faut cesser d’embaumer les villes », Le Monde, 4 septembre 2010. Dans la même interview, l’architecte hollandais aborde aussi la question de l’ambiguïté, thème cher à Venturi et Scott Brown.