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Date : 01 JUIN 15 Pays : France Périodicité : Quotidien OJD : 93781 Page de l'article : p.1-5 Journaliste : Amandine Cailhol / Didier Péron / Laurent Joffrin Page 1/11 SOLIDARITES2 5497414400505 Tous droits réservés à l'éditeur

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Dans un cinéma parisien, dimanche, lors de la projection de la Loi du marché, de Stéphane Brizé.

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«On dkait unecaméra cachée

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à Pôle Emploi»Patrick Leon Emile,

chômeur depuisdeux ans, a regardé etcommenté «la Loi dumarché». Il y retrouvedes situations qu'il neconnaît que trop bien«face à une structure

administrative sourdeet incapable

de s'adapter».

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ParAMANDINE CAILHOL

P atrick Léon Emile ne se-rait jamais allé voir la Loidu marché si on ne lui

avait pas proposé. «Trop dur,trop réaliste. On ne regarde pasça quand on est dans ma situa-tion», explique le quinquagé-naire, chômeur depuis deux ans.Ou quatre, si l'on additionne sesdernières périodes d'inactivité.Quatre années -le chiffre le«heurte» - et un seul objectif: re-trouver un emploi.«Je n'aurais jamais pu imaginerrester aussi longtemps au chô-mage», note-t-il, en remontant lefil de son parcours professionneldans l'événementiel, jusque-làsans encombre. Près de vingt anspassés à organiser des salonsdans toute la France, «un métierexcitant, jamais routinier».Mais, en 2008, tout s'arrête. Ra-chat par un grand groupe, dé-graissage, suppression des acti-vités les moins rentables, dont lasienne. En quèlques jours, il estpoussé dehors. Pour ce pas-sionné qui «croyai[t] dans ceposte», la rupture est «brutale».A l'époque, il a 44 ans et le sait,«cela joue beaucoup» sur seschances de retrouver un poste.«Les jeunes coûtent moins cher.

Là aussi, c'est la Ici du marché»,dit-il en souriant

PREMIER RENDEZ-VOUS

Depuis, ce Parisien à l'allure soi-gnée s'est frotté plusieurs foisaux arcanes de Pôle Emploi.Alors quand le film de StéphaneBrizé s'ouvre sur un espace exigusous une lumière aveuglante, ilne s'y trompe pas : «On diraitune caméra cachée dans uneagence.» Le dialogue qui s'en-clenche entre Thierry, chômeuret personnage clé du film in-carné par Vincent Lindon, «ex-ceptionnel de crédibilité et de jus-tesse», selon Patrick Léon Emile,et le conseiller, «plus vrai quenature» -l'homme joue son pro-pre rôle-, le lui confirme. Entrequatre murs blancs, Thierry,quinqua au chômage, peste :«Personne ne me dit rien, c'estn'importe quoi [...]. Vous vousfoutez de la gueule du monde.»Voilà pour la fiction.«Le type essaie de défendre soncas face à une structure qui nel'entend pas, incapable de s'adap-ter à lui», analyse Patrick LéonEmile, qui se replonge dans sontout premier rendez-vous à PôleEmploi. Reçu pendant une heurepar une personne «très cordiale»,il fait le point

«Tout tourne autourie ce moment, quanc

apres avoir iraa toutes les portes, oi

PATRICK LÉON ÉMILEchômeur depuis deux ans

sur sa si-tuation et ses droits à l'indemni-sation. Mais l'expérience est «as-sez impersonnelle, presquedéshumanisée. Les agents ne sontpas désagréables, mais ils n'ontpas le temps de ressentir la per-sonne en face d'eux, ils sont dé-passés. Du coup, on a l'impressiond'être un numéro, alors on n'at-tend plus grand-chose de ces ren-contres». Voilà pour sa réalité.Après ce premier échange unpeu froid, Pôle Emploi proposeà Patrick Léon Emile un accom-pagnement par un cabinet privéde coaching. Au programme:préparation de CV, conseils pourles entretiens d'embauché... Unpeu «léger», selon lui. «Le suivin'était pas très sérieux. Le but,c'est de recaser les gens le plusvite possible, sans prendre letemps de comprendre leur par-cours ou leur personnalité.»Dans la Loi du marché, Thierrypasse aussi par là. Entouré dedemandeurs d'emploi, il se prêteà un exercice de simulation d'en-tretien. «Pas très dynamique»,«enfance dans sa chaise», «passouriant», «regardfuyant», lesparticipants ne sont pas tendressur sa prestation. S'il n'a jamaisvécu lui-même de scène aussihumiliante, Patrick Léon Emilesait combien «se mettre à nu estdifficile». D'autant plus qu'en pa-rallèle, les opportunités sontrares. Pôle Emploi, qui «ne faitque gérer un fichier de chô-meurs», lui fait suivre une oudeux annonces qui ne débou-chent sur rien. Les mois passent,ses droits à l'indemnisation setarissent, tout comme son petitpécule. «Tout va très vite et, enpeu de temps, on se retrouve dansdes situations périlleuses, résu-me-t-il. C'est là où le film est vio-lent, il ramène à cette réalité, auconcret. Il montre comment onpeut être écrasé par le marché.»C'est peut-être d'ailleurs ce qui

explique le succès du film, selonlui, parce que «tout le monde estune victime potentielle». Commecette caissière de supermarchélicenciée pour un simple vol debons d'achat dans le film deBrizé. «Le chômage est l'une desconséquences des excès du capi-talisme, c'est la grande questiondu moment qui inquiète.»

IMPAYÉS DE LOYERA l'écran, au bout de vingt moisde chômage, le personnage deThierry est convoqué par sa ban-quière qui, sans le ménager, éve-que sa «situation un peu pré-caire» et lui conseille de vendreson appartement. «Ça m'a ren-voyé à ma peur de tout perdre, cesentiment d'être sur le fil», com-mente Patrick Léon Emile, quivit seul et n'a pas d'enfant. Aprèsquèlques rappels de la banque etdeux ou trois mois d'impayés deloyer, lui s'en sort en renégociantson découvert et en réduisantson train de vie : «Neplus acheterde vêtements, ne plus aller aurestaurant, avoir une vie au mi-nimum.»Mais quand il tombe au revenude solidarité active (RSA), leséconomies de bout de chandel-les ne suffisent plus. Alors, lors-qu'un ami lui parle d'un postedans le secteur funéraire, il netergiverse pas, même s'il y va «àreculons, avec la seule détermi-nation de gagner de l'argent».Dans le cimetière de Montpar-nasse, où il supervise les exhu-mations, il se retrouve bien loinde son métier d'origine : «Cétaitdur, la première fois. Avant, je nesavais pas que ce métier existaitet, pourtant, ça a été mon quoti-dien pendant trois ans.» S'il sefélicite de retrouver «de la stabi-lité, un salaire, des collègues, unemutuelle, des repères», il ne sesent pas à sa place, «un peu horschamp». «Les journées passaientet c'était en train de devenir monmétier.» Il raconte comment,seul, il vagabonde alors parfoisentre les caveaux, le regard dansle vide, se demandant «jusqu'à

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quand il va être là». Un désarroiqu'il retrouve à l'écran chezThierry, ex-ouvrier qualifié de-venu vigile de supermarché.Obligé de mettre sa qualificationet ses valeurs au placard, il fliquecaissières et chalands contre unsalaire qui lui permet de payerles études de son fils. PatrickLéon Emile, lui, envisage plu-sieurs fois de quitter son poste àcontre-emploi dans le funéraire.En 2013, le graal se présente : unCDD dans une boîte qui lance unnouveau salon. Il prend le ris-que, signe, mais, quatre moisplus tard, l'événement est aban-donné et son contrat n'est pas re-nouvelé. Retour à la case PôleEmploi, où rien n'a changé. Endeux ans, il n'a eu que deux ren-dez-vous, a demande à voir saconseillère pour se lancer dansune formation, mais n'a «pas eude retour».

DÉMARCHE«INDÉCENTE»

Avec son bac+3 en marketing etsa petite cinquantaine, PatrickLéon Emile est peut-être moinsprioritaire que d'autres à PôleEmploi, qui propose quatre ty-pes d'accompagnements, dusimple «suivi» pour les chô-meurs les plus autonomes, àl'accompagnement «global».Mais quand il a entendu, le20 mai, que 200 agents allaientêtre recrutés pour renforcer lescontrôles à la fraude, il a trouvéla démarche «indécente». «C'estune façon de renverser les choses,comme si on avait trouvé la solu-tion au chômage en accusant leschômeurs. Cela nourrit la stig-matisation.»Une semaine après l'amende-ment au projet de loi sur le dialo-gue social proposé -et vite re-tiré- par l'exécutif pour autoriserl'accès des agents contrôleurs àcertains documents personnelsdes assurés, il n'est pas plus ten-dre avec les responsables politi-ques, «incapables de proposerquoi que ce soit». Sans colère, ilparle d'«injustice». Celle de n'être

ni considéré ni entendu. «Je suisen pleine forme, motivé, mais j'aile sentiment d'être sous-utilisé,que la collectivité ne m'offre pasdéplace.» Le plus dur, c'est lequotidien et la solitude, qu'iltente de tuer en faisant du sportet un peu de baby-sitting pourdépanner des amis et «se sentirutile». Le reste se résume à «selever le matin et se dire que le seulinterlocuteur de la journée serason ordinateur. Quand j'ai unrendez-vous, même un seul dansla semaine, cela va encore. S'il n'ya rien de prévu, c'est difficile».Depuis trois mois, Patrick LéonEmile a trouvé une nouvellebéquille. Chaque semaine, ilpasse deux heures avec deux bé-névoles de l'association Solidari-tés nouvelles face au chômage.Elles font avec lui «un travail defond exceptionnel, tà où Pôle Em-ploi reste schématique». A la clé,peut-être, un emploi aidé dans leculturel. De quoi repousser unpeu sa crainte de «retomber dansles minima sociaux et de repartirà zéro», une sensation que la Loidu marché asm, selon lui, parfai-tement retranscrire. «Touttourne autour de ce moment,quand, après avoir frappe à tou-tes les portes, on ne sait plus quoifaire. Le film est dur, mais lomd'être caricatural. Il est surtoututile et nécessaire. En rendantcompte de la détresse liée au chô-mage, de ces gens jamais écoutés,il propose une autre image deschômeurs qui, comme Thierry,restent debout, font le maximum,se démerdent.» •*•

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La crise, cette grandemachine à déclasserLadelap

pression exercée sur les chômeursongue durée, dont le nombreus que doublé depuis 2008,

les conduit à accepter des postesde moins en moins qualifiés.

A ncien ouvrier qualifié devenuvigile dans une grande sur-face après une longue pé-

riode sans emploi : le personnagejoué par Vincent Lindon dans la Loidu marché n'est pas qu'un rôle de fic-tion. C'est un phénomène - le chô-mage de longue durée suivi d'un dé-classement social- en pleineexplosion dans une France laminéepar six ans de crise. En mars, PôleEmploi recensait ainsi 2,3 millionsde chômeurs de longue durée (ins-crits depuis plus d'un an), un chiffreen hausse de 10% sur douze mois, etde 18% pour les très longues durées(sans emploi depuis plus detrois ans). Soit une progression deuxà quatre fois plus importante quepour les autres chômeurs.

«Sédimentation». Depuis le débutde la crise, la hausse est même verti-gineuse : +128% depuis janvier 2008.Les demandeurs d'emploi de longuedurée représentent désormais quasi-ment un chômeur sur deux (43%),contre un petit tiers il y a sept ans.«C'est l'effet mécanique d'une crise quidure, où l'absence d'offres d'emploifait gonfler le stock de chômeurs, ennombre et en durée, explique le cher-cheur Thomas Amossé, du Centred'études de l'emploi (CEE). Mais c'estaussi dû au fait que cette crise a pros-péré sur un niveau de chômage quiétait déjà élevé. Crise après crise, Hya une sédimentation progressive de lapaupérisation par le chômage.»Outre la crise, Pôle Emploi estime

que cette hausse est aussi liée, pourles plus âgés, à la suppression pro-gressive, depuis 2008, de la dispensede recherche d'emploi (DRE), quileur permettait d'attendre la retraitesans être contraints de chercher unboulot. Suppression qui les a faitbasculer, depuis, dans les statisti-ques du chômage. A cela s'ajoute laréforme des retraites de 2010 qui, enrepoussant l'âge légal de départde 60 à 62 ans, a maintenu des se-niors au chômage deux années sup-plémentaires.Mais Lindon n'incarne pas seule-ment un chômeur de longue durée,c'est aussi un «déclassé social», autrephénomène en vogue dans la Franceen crise. Ouvrier qualifié, il subit deplein fouet la désindustrialisation en-tamée dans le milieu des an-nées 2000. «Les usines qui ont ferméou qui ferment sont souvent adosséesà des villes moyennes, où retrouver unemploi du même type se révèle impos-sible, explique Thomas Amossé. A dé-faut d'obtenir une indemnisation delongue durée, ou même après, lesouvriers concernés sont contraintsd'accepter des boulots alimentaires,généralement dans le tertiaire : gar-diennage, restauration, entretien.»Une tendance confirmée par les cher-cheurs Laurence Lizé et Nicolas Pro-kovas (I) : «Alors que les déclassementsétaient encore très rares entre 1980et 1985, la mobilité descendante adouble depuis, sous l'effet de la des-truction des emplois industriels et del'essor des emplois de service de faible

qualification.» Les femmes, notam-ment, «ont subi des suppressionsd'emploi dans l'industrie et se sont re-classées dans des emplois de serviceavec un niveau de qualification infé-rieur, d'aide ménagère, par exemple».Selon une étude sur un groupe desortants de l'ANPE en 2007, les cher-cheurs ont relevé un taux de 24 % dedéclassement. Et encore ces chiffresdatent-ils d'avant la crise.

Décalage. Mais ce que souligneégalement le film de Stéphane Brizé,c'est l'acceptation de ce déclasse-ment, battant ainsi en brèche l'idéequ'un chômeur préfère rester auchaud à Pôle Emploi plutôt que dereprendre un travail en décalage avecses prétentions. L'étude de Lizé etProkovas montre ainsi que «lesper-sonnes acceptent les emplois déclassésqui leur sont proposés, même si leurstrajectoires antérieures sur le marchédu travail leur ouvrent des droitsà l'indemnisation». Selon leursauteurs, «il n'existe pas de comporte-ment de refus d'emploi de la part deschômeurs : si trappe au chômage il ya, il faudrait en chercher les raisonsdu côté de la nature des emplois pro-posés, de leurs conditions d'exerciceou de leur rémunération».Retrouver un travail, même s'il necorrespond pas à ses qualifications,n'est-il cependant pas préférable auchômage? Non, selon ces mêmeschercheurs : «L'acceptation des em-plois déclassés n'apparaît pas commeune stratégie efficace de sortie du chô-mage car le déclassement n'accélèrepas la reprise d'emploi et provoquesouvent un enlisement dans la préca-rité de statut et de revenu.» Bref,«l'emploi à tout prix n'est pas forcé-ment une voie satisfaisante de sonicdu chômage».Luc Paillon(I) «Itinéraires de chômeurs sur longuepériode etude des parcours déclassants»

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Le succès de «la Loi dumarché», de Stéphane Brizé,éclaire le malaise d'unesociéte qui culpabiliseses chômeurs en leurdemandant de justifierleur condition cle démunis.ParDIDIER PÉRONPhotos JULIEN MIGNOT

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L e jury du dernier Festival deCannes, présidé par les frèresCoen, a donné à Vincent Lin-

don la consécration qu'il attendaitdepuis longtemps, lui offrant le prixd'interprétation masculine pour sacomposition dans la Loi du marché,de Stéphane Brizé, dans un rôle dechômeur taiseux obligé de faire levigile de supermarché pour gagnersa croûte et celle de sa famille. L'ac-teur, qui fignole de film en film sastature de monstre sacré huma-niste, endosse, sur le mode Gabin,les habits du proto qui serre les mâ-choires et avale les couleuvres sansbroncher.C'est lui qui a permis au film de dé-marrer en trombe, avec 250000 en-trées réalisées en huit jours d'exploi-tation, puis une sortie élargie parle distributeur, Diaphana, dans150 salles supplémentaires après larécompense cannoise. Le filmfranchira aisément le cap des500000 entrées, score réalisé parexemple sur un créneau similairepar Deux jours, une nuit, des frèresDardenne, avec Marion Cotillarddans le rôle d'une ouvrière se bat-tant pour garder son taf.Découvrir le film dans le déchaîne-ment de luxe et l'hystérie média-tique du Festival produisait un drôled'effet, mais une certaine nervositépost-palmarès perdure, comme leprouve l'étrange virulence de Lau-rence Parisot, ex-patronne du Me-def, dans une chronique sur Eu-rope I, qui qualifie ta Loi du marchéde «film d'horreur» : «Sa descriptiondu monde de l'entreprise est l'équiva-

lent de ce que l'on pourrait dire dufilm Rosemary's Baby, de Roman Po-lanski, si on avait dit qu'il traitait dela maternité», explique Parisot,pointant le manichéisme d'une re-présentation caricaturale du mondedu travail à travers une «épopée dubien et du mal» qui vire «au systèmetotalement cauchemardesque», le-quel n'aurait rien à voir avec «uneréalité sociale».

JEU CRUEL. Le film, comme ondit, «fait symptôme», il offre uneimage possible d'une condition pro-létarienne exténuée. En particulierdans la seconde partie, qui exhibeles coulisses paranoïaques d'untemple de la marchandise big-bro-therisé et aggrave le sentimentqu'est confié aux plus démunis lesoin de se dénoncer mutuellementdans un jeu cruel de chaises musica-les socio-économique.Luc Dardenne, dans les notes prisespour les préparatifs du scénario deDeux jours, une nuit, raconte com-ment il a été fasciné par un articledu Monde d'avril 2009 sur un jeu detélé-réalité américain, Someone'sCotta Go, sur des travailleurs d'unepetite entreprise qui doivent déci-der, «en accord avec leur patron, dulicenciement d'un (ou plusieurs)d'entre eux. Ce qu'ils désirent exploi-ter dans cette situation, c'est la miseen concurrence des individus, leurpeur d'être désigné comme victimeet, en apothéose, le sacrifice de l'und'eux».Ce modèle éliminatoire dans un sys-tème global de pénurie de places,voilà ce dont parlait déjà le film-ma-trice d'une école du réalisme social

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français, Ressources humaines, deLaurent Cantet (1999), sur un di-plôme d'une école de commerce quiintègre une usine en Normandie oùson père est ouvrier depuis trois dé-cennies et qui découvre un plan delicenciement en marche dans le ca-dre de la mise en application de laloi sur les 35 heures.Film de crise,/ee/ bad movie d'unpessimisme français face au senti-ment d'une persistance inquiétantede la mouise économique : on com-prend bien que Parisot préféreraitune version plus Full Monty dela France, avec des chô-meurs qui se requinquenten faisant du strip-tease,mais le dopage à l'enthousiasme en-trepreneurial n'a pas encore (suffi-samment) percuté le cerveau desscénaristes hexagonaux.Le genre s'est décliné ici en de mul-tiples récits d'injustices avec réac-tions plus ou moins vengeresses :Selon Matthieu, de Xavier Beauvois,la Raison du plus faible, de LucasBelvaux, Violence des échanges enmilieu tempéré, de Jean-Marc Mou-tout, ou encore, récemment, le do-cumentaire les Règles du jeu, deClaudine Bories et Patrice Cha-gnard. L'ancien rapport dominant-dominé qui s'instaurait dans unchamp de force avec des dissymé-tries de classes a été remplacé parun tout autre décor, de toutes nou-velles postures, où le salarié ou lechômeur est sommé de devenir lui-même le gardien des prescriptionsd'efficacité, de performance, decompétitivité et de développement

ANALYSE

qui peuvent le porter ou l'opprimer.La figure du vigile, profession dontle nombre d'occurrences au cinémaa explosé ces dix dernières années,devient d'ailleurs un vecteur defiction de plus en plus fréquent.

«INTENABLE». Sociologue, maîtrede conférence à Paris-III, Marie-Anne Dujarier a vu fa Loi du marchéet y a reconnu la réalité du terrain :«On vit dans une société intégrale-ment fondée sur le salarial, qui fixela norme d'intégration des indivi-dus, qui leur procure un numéro de

sécuritésociale, une apti-tude à se loger, à acquérirune retraite, etc. Et, dans

le même temps, depuis quaranteans, il n'y a pas de travail pour toutle monde. La norme sociale devientdonc littéralement intenable, sou-ligne cette spécialiste des nouvellesmodalités du management contem-porain. On demande aux chômeursde justifier leur situation de non-emploi, en renversant la cause nonsur une pénurie structurelle de tra-vail mais sur des défauts personnels.La violence directe du marché s'ex-prime ici quand on voit Lindon fairele vigile et dénoncer des collègues quiont volé quèlques coupons de ré-duction. C'est une vraie tragédiecontemporaine car, dans sa situa-tion, il n'a le choix qu'entre deuxdéchéances, l'une sociale (en démis-sionnant et en risquant la relé-gation), l'autre morale (en restantet en consolidant à son corps dé-fendant les règles du contrôlesocial).» •*•

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Par LAURENT JOFFRIN

Miroir

Dans fa Loi du marché, Thierry (Vincent Lindon), ex-ouvrier qualifié au chômage de longue durée, devient vigile de supermarché. PHOTO DIAPHANA DISTRIBUTION

pétitivité obsessionnelle, celuiqui est rejeté pense qu'il estfautif, qu'il présente mal, qu'iln'est pas adapté, qu'il ne faitpas assez d'efforts. Aide-toi :le ciel ne t'aidera pas.La victime devient coupable,alors que la responsabilité col-lective éclate à chaque instant.L'Europe vouée aux dogmesfinanciers relance bien troptard la machine économique ;les partenaires sociaux qui de-vraient faire de l'emploi leurseul critère de réussite pala-brent sans fin ou réformentde manière homéopathique ;les exemples de réussites àl'étranger sont ignorés ou te-nus pour exotiques.Pourtant, les remèdes existent,hors des carcans idéologiques.Soutien européen à l'activité,investissements collectifs,réforme - sociale - du marchéde l'emploi : on dit qu'on a toutessayé alors qu'on n'a riententé à fond et que les ortho-doxies et les conservatismesle plus souvent triomphent.Ce qui est dans les discoursune priorité absolue de tous lespartis est en pratique un objec-tif relatif. Cette impuissancevolontaire, qui est celle detoute une classe de dirigeants,produit un résultat qui se litdans le regard humilié de Vin-cent Lindon.

La mauvaise conscience fran-çaise a un visage : celui de Vin-cent Lindon. Par le succèsdu film, qui s'affirme de jouren jour, par le talent du comé-dien, grâce à la participationd'anonymes au tournage,la Loi du marché tend à la so-ciété un miroir où elle se re-connaît avec une angoisseteintée de culpabilité. Au filde ces années de sous-emploichronique, une terrible inver-sion des valeurs s'est produite.Selon les chartes universelle-ment reconnues, celle de 1946par exemple, le travail est undroit. Dans les faits, il estdevenu dans plusieurs paysune sorte de privilège. Pire :l'individualisme contempo-rain impute désormais la res-ponsabilité du sous-emploinon aux failles de la politiqueéconomique ou à la dureté desrègles du marché, mais auxchômeurs eux-mêmes. De plusen plus, en ces temps de com-

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Xavier Mathieu, ex-«Conti», joue un syndicaliste dans le film:» s w

«Jusqu'à quel point peut-onaccepter les humiliations?»

C J est sûr qu'il y a euun effet Cannes,tout comme il y a

eu un phénomène Vincent Lin-don, mais le film marchait déjà.Les spectateurs se sont déplacés,alors que d'habitude, les sujetssociaux, compliqués comme ce-lui-ci, n'ont pas un si grand suc-cès. Je crois qu'ils viennent voirun film vrai, bien joué.«C'est la preuve que ça bouge,que les gens ne veulent plus fer-mer les yeux sur la réalité. Ce filmpeut faire du bien pour pas malde choses. J'espère qu'il va servirà changer l'opinion assez nauséa-bonde que certains ont des chô-meurs, ces hommes et ces fem-mes qui souffrent et qu'on faitpasser pour des profiteurs. Il inci-tera peut-être les autres à leurtendre la main, à les soutenir. Et,qui sait, il pourrait même influer

sur l'image des syndicalistes qui,comme les chômeurs ou les im-migrés, sont accusés d'être lacause de tous les malheurs.«En fait, la Loi du marché poseune question essentielle : jusqu'àquel point peut-on accepter de sefaire humilier? Moi, j'ai la chanceaujourd'hui d'exercer un métierqui me rend heureux. Avecle cinéma, je suis contentd'aller bosser le matin. Je neconnaissais pas çaavant. Chez les Conti,j'appréciais la vie encommunauté avec mes collè-gues, mais le travail à la chaîne,les horaires en trois-huit, non, jen'aimais pas. Alors, même si jen'ai qu'une scène, je suis fierd'avoir tourné dans ce film. Je nele trouve pas noir. Il est dur, c'estvrai, mais Thierry, le personnage,reste digne et fort. A sa manière,

VERBATIM

il se révolte. Il ne sombre pas.C'est un acte de courage, car dansces moments de détresse, resterdebout, c'est déjà un combat.Parmi mes ex-collègues, la cassea été sévère, certains sont tombésdans l'alcool, des couples ont étébrisés.«L'annonce de la fermeture del'usine, c'était il y a six ans, maisle traumatisme est toujours là.Bien sûr, incarner un représen-

tant syndical, ça rap-pelle la lutte. Des fois,je me dis que je devrais

arrêter les rôles de syndicaliste.Mais, après tout, j'ai joué le vraipendant vingt-cinq ans, je peuxbien faire le faux aujourd'hui. J'aiaussi envie d'aller vers d'autreschoses. Je viens de jouer un pèrede famille et, bientôt, je vais in-carner un flic. Depuis quatre ans,j'ai enchaîné quèlques tournages,

mais je reste sur le fil du rasoir.Certains m'ont vu à Cannes, alorsils pensent que j'ai le salaire deDany Boon ! En fait, je ne gagnepas des mille et des cents. Lors dema meilleure année cinéma, j'aià peine touché la moitié de ceque je touchais quand j'étais chezConti.«Je ne sais pas si ma présencedans la Loi du marché va changerquelque chose pour moi. Je saisjuste que j'ai participé à un filmexceptionnel. Et Cannes, c'étaitun moment énorme pour morettous les acteurs non profession-nels du film. Il faut se rendrecompte, une banquier^ une cais-sière qui tournent pour la pre-mière fois et se retrouvent àmonter les marches. C'est magni-fique ! Cela prouve la grandeurdu film.»RECUEILLI PAR AmandineCailhol