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Trimestriel, Année 8 n° 28 Papier libre « Ne demande pas que les choses arrivent comme tu le veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. » Épictète Elle n’est pas terminée, mais je peux déjà dire que 2015 aura été pour moi une année de transition. L’appel aux bonnes volontés que j’ai lancé dans le précédent numéro de ce jour- nal a été entendu et des propositions concrètes m’ont d’ores et déjà permis de progresser dans la réalisation de mon projet. Cela correspond exacte- ment à mes attentes. J’en appelais aux compétences particulières de chacun, espérant voir apparaître des idées que je ne peux avoir seul, et ceux qui l’ont pu n’ont pas hésité à m’écrire. Cer- tains aussi ont critiqué quelques points de mon projet, de manière cons- tructive, et je leur en sais gré. Nul doute que les destinataires de mes remerciements se reconnaîtront. Mais ce n’est pas fini, loin de là, et je suis preneur de toute nouvelle proposition. Année de transition, car je navigue actuellement dans une sorte de no man’s land : entre la prison qui est encore mon quotidien sans l’être com- plètement, et le monde extérieur au- quel j’ai un accès de plus en plus large mais qui n’est pas encore le mien. C’est une sensation nouvelle et plutôt excitante. Si tout se passe bien, 2016 devrait être l’année des réalisations. J’ai pratiquement terminé la rédaction de ma thèse et je vais m’engager dans le processus menant à la soutenance. Puis il y aura, je l’espère, un retour à la vie normale (qui ne le sera pas vrai- ment au début). Mon projet, qui était encore abstrait il y a quelques mois, est entré dans sa phase concrète. J’ai pris contact avec un organisme qui accompagne les créateurs d’entrepri- ses. Quelques associations à orienta- tion philosophique m’ont manifesté un réel intérêt. J’étudie aussi la possibili- té de créer des cafés philo dans l’agglo- mération lilloise et j’ai un contact très prometteur avec une association qui correspond en tout point à ce concept (le Collectif Bar-bars). Je suis aussi en rela- tion avec une association qui pourrait m’aider pour la publication de mon livre. Et beaucoup d’autres choses dont je par- lerai plus tard. Au chapitre des réalisa- tions, il y a mon blog (http:// www.philoaese.wordpress.com ) qui est certes en chantier, mais déjà opéra- tionnel. N’ayant pas accès à internet, je ne peux évidemment pas y intervenir directement. Le chantier est sous la res- ponsabilité d’Olivier qui y met tout son cœur. J’y mettrai mon grain de sel à l’oc- casion de mes futures permissions. Je vous invite donc à y jeter un œil dès à présent, et surtout à ne pas être avares en critiques. Au moment où vous lisez ces lignes, je ne suis ni à Val de Reuil, ni en permission. J’ai été transféré à la maison d’arrêt de Sequedin où je resterai confiné jusque début novembre avant de regagner ma Normandie d’adoption. C’est une période très peu réjouissante, mais il faut voir le côté positif des choses : un passage obligé dans la procédure de libération condi- tionnelle au Centre National d’Évalua- tion (CNE) censé mesurer l’aptitude du postulant à regagner la vie « normale ». Si vous voulez m’écrire, voici l’adresse : Surtout, n’hésitez pas à me rendre visite au parloir. Ils ont lieu les dimanches et lundis, durent 1h15. Pour prendre ren- dez-vous, il faut appeler le mardi de 14h00 à 16h00 ou le vendredi de 10h00 à 12h00, au 03 20 30 28 60. Avis aux ama- teurs. Pour ma part, ce serait un réel ré- confort. Édito (eh ! Dis, tô !) octobre 2015 Sommaire : Édito (eh ! Dis, tô !) P. 1 Effets pervers P. 2 Catalogue de la déroute P. 2 Je mate les échecs P. 3 Délit de faciès P. 3 Dépaysement estival P. 4 Suite des photos P. 5 Encourager la réinsertion P. 6 CP de Lille-CNE de Sequedin Chemin de la Plaine BP 129 59482 SEQUEDIN

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  • Trimestriel, Année 8 n° 28

    Papier libre

    « Ne demande pas que les choses arrivent comme tu le veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. » Épictète

    Elle n’est pas terminée, mais je peux déjà dire que 2015 aura été pour moi une année de transition. L’appel aux bonnes volontés que j’ai lancé dans le précédent numéro de ce jour-nal a été entendu et des propositions concrètes m’ont d’ores et déjà permis de progresser dans la réalisation de mon projet. Cela correspond exacte-ment à mes attentes. J’en appelais aux compétences particulières de chacun, espérant voir apparaître des idées que je ne peux avoir seul, et ceux qui l’ont pu n’ont pas hésité à m’écrire. Cer-tains aussi ont critiqué quelques points de mon projet, de manière cons-tructive, et je leur en sais gré. Nul doute que les destinataires de mes remerciements se reconnaîtront. Mais ce n’est pas fini, loin de là, et je suis preneur de toute nouvelle proposition.

    Année de transition, car je navigue actuellement dans une sorte de no man’s land : entre la prison qui est encore mon quotidien sans l’être com-plètement, et le monde extérieur au-quel j’ai un accès de plus en plus large mais qui n’est pas encore le mien. C’est une sensation nouvelle et plutôt excitante. Si tout se passe bien, 2016 devrait être l’année des réalisations. J’ai pratiquement terminé la rédaction de ma thèse et je vais m’engager dans le processus menant à la soutenance. Puis il y aura, je l’espère, un retour à la vie normale (qui ne le sera pas vrai-ment au début). Mon projet, qui était encore abstrait il y a quelques mois, est entré dans sa phase concrète. J’ai pris contact avec un organisme qui accompagne les créateurs d’entrepri-ses. Quelques associations à orienta-tion philosophique m’ont manifesté un réel intérêt. J’étudie aussi la possibili-té de créer des cafés philo dans l’agglo-mération lilloise et j’ai un contact très prometteur avec une association qui

    correspond en tout point à ce concept (le Collectif Bar-bars). Je suis aussi en rela-tion avec une association qui pourrait m’aider pour la publication de mon livre. Et beaucoup d’autres choses dont je par-lerai plus tard. Au chapitre des réalisa-tions, il y a mon blog (http://www.philoaese.wordpress.com) qui est certes en chantier, mais déjà opéra-tionnel. N’ayant pas accès à internet, je ne peux évidemment pas y intervenir directement. Le chantier est sous la res-ponsabilité d’Olivier qui y met tout son cœur. J’y mettrai mon grain de sel à l’oc-casion de mes futures permissions. Je vous invite donc à y jeter un œil dès à présent, et surtout à ne pas être avares en critiques.

    Au moment où vous lisez ces lignes, je ne suis ni à Val de Reuil, ni en permission. J’ai été transféré à la maison d’arrêt de Sequedin où je resterai confiné jusque début novembre avant de regagner ma Normandie d’adoption. C’est une période très peu réjouissante, mais il faut voir le côté positif des choses : un passage obligé dans la procédure de libération condi-tionnelle au Centre National d’Évalua-tion (CNE) censé mesurer l’aptitude du postulant à regagner la vie « normale ». Si vous voulez m’écrire, voici l’adresse :

    Surtout, n’hésitez pas à me rendre visite au parloir. Ils ont lieu les dimanches et lundis, durent 1h15. Pour prendre ren-dez-vous, il faut appeler le mardi de 14h00 à 16h00 ou le vendredi de 10h00 à 12h00, au 03 20 30 28 60. Avis aux ama-teurs. Pour ma part, ce serait un réel ré-confort.

    Édito (eh ! Dis, tô !)

    octobre 2015

    Sommaire :

    • Édito (eh ! Dis, tô !) P. 1

    • Effets pervers P. 2

    • Catalogue de la déroute

    P. 2

    • Je mate les échecs P. 3

    • Délit de faciès P. 3

    • Dépaysement estival P. 4

    • Suite des photos P. 5

    • Encourager la réinsertion

    P. 6

    CP de Lille-CNE de Sequedin Chemin de la Plaine BP 129

    59482 SEQUEDIN

  • PAGE 2 PAPIER LIBRE TRIMESTRIEL, ANNÉE 8 N° 28

    sociologue (ou mieux : d'anthropo-logue et d'éthologue). Évidemment, l'homo sapiens est tout sauf sa-piens, et ça râle à tout va. Mais je dois admettre qu'ils n'ont pas tout à fait tort. Je suis à Val de Reuil depuis près de 8 ans et j'ai assisté à une sacrée évolution des possibi-lités de consommation offertes aux détenus. Il faut d'abord compren-dre que nous sommes pour la plu-part condamnés à de longues pei-nes, aussi la possibilité de nous installer de manière correcte nous est-elle offerte. En théorie. Nous avons par exemple l'autorisation d'aménager notre cellule à notre gré, dans les limites du raisonna-ble quand même. Mais 9m² restent toujours 9m². Quand je suis arrivé ici, le catalogue de la Redoute était conséquent et j'ai d'abord acheté une commode pour ranger mon linge. Mais au fil des ans, il est passé de plus de 600 pages à au-jourd'hui un peu moins de 400. Peu à peu, je me suis équipé : oreiller, cafetière électrique, mixer, fer à repasser et, récemment, grille-pain. J'avais cependant très bien vécu pendant quatre ans sans ce confort luxueux. Ces articles on progressivement disparu du cata-

    C'est à chaque fois la même his-toire. Une semaine avant la paru-tion du « nouveau » catalogue de la Redoute, je suis harcelé par une horde d'aspirants consommateurs qui veulent tous être LE premier à le consulter. Et je ne dis pas ce que c'est une fois qu'il est arrivé, le fameux catalogue. La fréquenta-tion de la bibliothèque est démul-tipliée dans des proportions in-vraisemblables. Pas de doute, le magasin de la rue de l'Alma fait beaucoup pour la promotion de la culture en prison. D'ailleurs, tout au long de l'année, des détenus me réclament le plus naturellement du monde « le » Livre, comme s'il n'en existait qu'un au monde, plus populaire encore que la Sainte Bible. Car oui, il y a ici une autre religion du livre dont la ferveur des adeptes frise souvent l'inté-grisme consumériste. Jusqu'à la guerre de religion même, car un seul catalogue pour 200 person-nes, il faut avoir la foi. Alors il y a des foires d'empoigne, et il arrive même que, furieux de ne pas trou-ver l'article qu'il cherche, un fana-tique m'en tient pour responsable. Moi, j'aurais plutôt tendance à observer tout ça avec un regard de

    logue pa-pier au profit de sa version internet, à laquelle nous ne pouvons évidem-ment pas accéder. Mais cette fois, force est de reconnaître que nous touchons le fond. Il n'y a plus que des vêtements, dont les trois-quarts sont destinés à la gent féminine et aux enfants. Et sur les 100 pages restantes, il y a les articles autorisés et ceux qui sont interdits (il est par exemple interdit d'acheter un sweat à capuche ou des vêtements de cou-leur foncée). Même les chaussettes ont disparu du catalogue et ceux qui n'ont pas de famille vont être bien embêtés (sans parler du risque de développement d'un trafic de chaus-settes). Là j'avoue, je comprends que certains soient mécontents. Mais ce qui m'a le plus étonné, c'est une des premières réactions face à l'indi-gence du catalogue. Au bord de la crise de nerfs, un détenu le claque violemment sur la table et s'écrie : « Comment je vais faire ? Il n'y a plus de friteuses électriques ! » Et, les yeux remplis de larmes, il se lance dans une litanie sans équivoque : sa vie est vraiment fichue. Pas de doute : l'attachement aux choses matérielles est source de souffrances déraisonnables.

    Catalogue de la déroute

    Effets pervers

    deux portions sur mon plateau. Un instant plus tard, il vient me voir en cellule, tout heureux de m'ap-porter toutes les portions de Va-che-qui-rit dont les autres n'ont pas voulu. Certes, j'aime ça (modérément), mais trente por-tions d'un coup, ça fait beaucoup ! Le problème, c'est qu'ici on ne peut pas refuser ce qu'on nous offre, cela froisserait le généreux dona-teur. Pire, la scène va se répéter à chaque distribution de Vache-qui-

    À première vue, on pourrait pen-ser que la générosité, le désinté-ressement, l'altruisme… ne peu-vent avoir que des conséquences positives. Ici par exemple, certains (pas tous, loin de là) sont sensibles à la lutte contre le gaspillage, question sérieuse lorsque l'on songe aux monceaux de nourriture qui sont jetés chaque jour. C'est mon cas et je m'efforce de trouver quelqu'un qui sera content de ré-cupérer ce dont je ne veux pas (ainsi, je donne systématiquement mes desserts sucrés). Jusque-là, tout va bien. Une ou deux fois par semaine, on nous donne deux por-tions de Vache-qui-rit, et un jour, le gars qui me suit dans la file de distribution des repas me de-mande si j'aime ça. Comme ma réponse est positive, il pose ses

    rit et, au bout de quelques semai-nes, je me retrouve à la tête d'un cheptel de plusieurs centaines de ces bovidés dont le sourire sem-ble me narguer. Que faire ? Ma foi, je ne dois pas être le seul à l'apprécier (cette fois TRÈS mo-dérément) et j'ai l'idée de déposer discrètement mon trésor sur la

    table du réfectoire. Le soir, je cons-tate soulagé que tout a disparu. Mais peu après la distribution des repas, mon ami vient me voir et, le visage rayonnant, m'exhibe un gros sac plastique en proclamant, triom-phant : « Tu vas être content ! Re-garde ce que j'ai trouvé tout à l'heure. Tu vas pouvoir en manger de la Vache-qui-rit ! » Alors, de grâce, n'obligez pas tous les aveugles que vous croiserez à traverser la rue …

  • PAGE 3 PAPIER LIBRE TRIMESTRIEL, ANNÉE 8 N° 28

    Je mate les échecs

    jours les mêmes qui sont tirés au sort. Il arrive parfois que l'un d'eux, exaspéré, laisse échapper un « Encore ! » Et à chaque fois le chef lui répond : « Nous on n'y peut rien. C'est l'ordinateur » ! J'ai eu maintes fois l'occasion d'observer cette situation récurrente : les élus ont à n'en pas douter le même « profil » comme on dit ici (et c'est rarement un pro-fil bas). J'en suis venu à la conclusion qu'il faut se méfier des ma-chines : elles sont par-fois plus racistes que les humains. S'il y a parmi vous un spécia-liste des calculs de probabilités, je lui propose l'exercice sui-vant : sachant que sur vingt personnes six sont tirées au sort, quelle est la probabi-lité pour que l'une

    C'est bien connu, en France, les dépositaires de l'autorité sont d'une parfaite neutralité et, en particulier, n'opèrent aucune dis-crimination à l'occasion des contrôles divers. Il en va de même ici bien entendu. Du coup, je me dis que je devrais jouer au Loto. Les lois de la probabilité me sont en effet plus que favorables. De-puis un peu plus de deux ans, les fouilles à la sortie des parloirs ne sont plus systématiques. Un ordi-nateur sélectionne une demi dou-zaine de détenus (sur la vingtaine de « candidats ») qui passent en-suite à la fouille intégrale. Enfin, c'est la version officielle. Mais de-puis l'instauration de cette nou-velle règle, j'ai dû avoir plus de trente parloirs, et pas une fois je n'ai été tiré au sort. Notez que ça m'arrange plutôt car il s'agit à chaque fois d'un exercice assez humiliant. Globalement, j'ai tou-jours parloir avec les mêmes codé-tenus et, bizarrement ce sont tou-

    d'elles soit tirée au sort à chacun des trente tirages ? Question subsi-diaire : quelle est la probabilité, dans les mêmes conditions de trente tirages consécutifs, pour qu'une per-sonne ne soit pas tirée au sort une seule fois ? J'attends les réponses…

    Délit de faciès

    expressions de leurs visages qu'ils se comprennent parfaitement. Ce-la n'a rien d'exceptionnel (sauf pour moi qui ne comprends rien aux échecs). Tous les après-midi, Sainkhuu, ressortissant mongol, passe des heures à jouer aux échecs chez Bokar, mon voisin mauritanien. Cette connivence a même des effets incroyables. Sainkhuu vient fréquemment me voir pour me demander un service, le plus souvent lui écrire un cour-rier. Lorsque sa demande fait suite à une lettre administrative qu'il me montre, cela ne me pose géné-ralement pas de problème car je vois immédiatement de quoi il re-tourne (la difficulté réside plutôt dans le fait que je suis incapable de le lui expliquer, mais comme il me fait confiance tout va bien). Mais quand il vient à moi sans rien d'autre que ses questions en mongol, impossible de s'entendre. Une fois, à court de solution, je lui ai fait signe de m'accompagner chez Bokar et là surprise : il a ra-

    Le nombre important de déte-nus étrangers fait que parfois la barrière de la langue est infran-chissable, d'autant que certains refusent catégoriquement d'ap-prendre les rudiments du français. Mais la barrière de la langue n'est pas la barrière du langage, et même si cela n'offre aucun intérêt pour les actes de la vie courante, certains ont trouvé un moyen de communication interpersonnelle infaillible, presque universel. À défaut de partager des messages verbaux mutuellement intelligi-bles, certains sont capables d'échanger une communication intellectuelle et émotionnelle aussi parfaite que possible. Un miracle ? Non, le jeu d'échecs. En ce mo-ment même, j'ai sous les yeux la cour de promenade ensoleillée et j'ai dans mon angle de vision un Antillais et un Chinois, tous deux concentrés dans une entente totale sur les pièces qu'ils déplacent al-ternativement. Aucun mot n'est ni ne sera échangé, mais je vois aux

    conté son affaire dans sa langue im-perméable (et en gestes) au maurita-nien qui n'a évidemment pas com-pris un traître mot mais qui a fini par me dire : « Je crois qu'il veut te demander ceci et cela… » Et c'était pile poil ce qu'il avait à me dire ! Une chose est sure, les échecs sont un succès.

    Robert Mulligan, Du silence et des ombres

    Gegory Pek et Brock Peters, 1962

  • PAGE 4 PAPIER LIBRE TRIMESTRIEL, ANNÉE 8 N° 28

    Des années durant, j’ai appréhendé l’arrivée de l’été, m’obstinant à continuer de travailler comme si de rien n’était et me heurtant au mur de l’absence. Celle de mes amis et de ma famille partis en vacances (donc plus de visites), mais aussi de mes nombreux correspondants dont les échanges nourrissent mon travail, jusqu’à la fermeture de la bibliothèque universitaire me pri-vant de mes sources documentaires. Mon moral avait alors une fâcheuse tendance à décliner. J’ai vite compris qu’il fallait moi aussi me changer les idées, la première solution étant de tro-quer mes lectures philosophiques pour d’autres plus récréatives. Fred Vargas, Agatha Christie et Amélie Nothomb ont remplacé Kant, Hegel et Bergson ; les mots fléchés et les mots croisés se sont substitués à mes exercices d’écriture. Et ces derniers étés se sont succédés de manière plu-tôt agréable. Celui- ci fut enfin bien différent, laissant augurer des perspectives encore meilleu-res et entrouvrant la porte d’un avenir prometteur. J’ai en effet eu la possibilité de partir une petite semaine en (vraies) vacances, parenthèse ensoleillée sur la Côte d’Opale et retrouvailles en famille comme si de rien n’était. La rédaction de ma thèse s’étant achevée fin juin, j’ai occupé le plus clair de mon temps, de part et d’autre de cette parenthèse, à finaliser mon projet. Un tra-vail très complexe au rythme d’une idée par jour. Je n’ai pas eu le temps de m’apercevoir de l’ab-sence des autres. C’est aussi une des raisons qui font que ce journal est moins fourni que d’habi-tude (bien que la vie en prison n’ait pas ralenti le rythme de ses incongruités).

    Je me souviens que jadis, rien ne m’ennuyait plus que ces soirées diapos post-vacances où cha-cun voulait généreusement montrer aux autres ses photos exceptionnelles qui n’intéressaient que lui. Alors je trouve quand même un peu gonflé de vous gaver avec les miennes. Mais que voulez-vous, je n’ai pas su résister à l’envie de me mettre en scène dans des situations banales pour vous, mais tellement insolites pour moi. Un accès d’égocentrisme parfaitement assumé. Mais après tout, vous n’êtes pas obligés de les regarder...

    Dépaysement estival

    Où je troque le stoïcisme pour

    l’épicurisme

  • PAGE 5 PAPIER LIBRE TRIMESTRIEL, ANNÉE 8 N° 28

    Cultivant l’art d’être grand-père...

    … et les senteurs de la grand-mer

    Le chemin est encore long mais le phare offre ses promesses de lumière. D’abstrait, l’horizon devient réel. Entièrement repensé, le site du Cap Gris-Nez a des airs de lande irlandaise. Calme, sérénité, respect de la nature...

  • PAGE 6 PAPIER LIBRE TRIMESTRIEL, ANNÉE 8 N° 28

    Pierre HAESE, CP de Lille-Sequedin, Chemin de la Plaine, BP 129,

    59482 SEQUEDIN

    [email protected]

    http:/www.philoaese.wordpress.com

    Peut-être n'arriverons-nous pas

    à bon port dans les délais pré-

    vus, mais en tout état de cause

    nous garderons le cap.

    Henry David Thoreau, Walden (1854)

    Encourager la réinsertion

    vous parle pas des complications logistiques pour organiser une telle sortie (train, hébergement…). Mais quel sentiment de satis-faction au moment de boucler le dossier ! Et quel sentiment de gratitude envers ces interlocuteurs inconnus qui m'apportent leur soutien. Oui mais voilà. Le greffe me renvoie mon dossier en me disant que ma demande n'est pas recevable, au motif qu'une permission pour la réinsertion ne peut excéder une journée ! Bref, il faudrait que je demande huit permissions distinctes, à des moments différents, soit huit aller-retour ! Loin de me décou-rager, je décide d'envoyer directement mon dossier à la juge avec une lettre d'explications et une question simple : accepterez-vous d'examiner ma demande ? À quinze jours de mon premier ren-dez-vous, cela me donnait le temps de prévenir mes correspon-dants en cas de réponse négative. Quel naïf je fais ! La réponse (négative bien sûr), je l'ai eue quelques heures avant mes pre-miers rendez-vous, et pas par la juge, mais par ma CIP qui reve-nait de vacances. Alors me voilà obligé de détricoter dans l'ur-gence tout ce que j'avais construit avec beaucoup d'opiniâtreté et d'énergie, puis d'anticiper sur de nouvelles prises de rendez-vous que je vais devoir gérer du CNE. Ça pose quand même une ques-tion sur l'encouragement des initiatives qu'est censée représen-ter la JAP. Plus, sur l'élémentaire politesse qu'il y aurait eu à me répondre, même (surtout) pour me dire que ce n'était pas possible. Ma CIP m'a dit : « elle n'a sans doute pas eu le temps » ! C'est vrai que moi j'ai tout mon temps. Difficile de ne pas inter-préter un tel comportement comme l'expression d'un mépris dé-sinvolte. Mais là, c'est vous qui êtes juges…

    Surtout n'allez pas croire en lisant ce qui suit que je me plains de quoi que ce soit (pas aujourd'hui que je vais commencer). Mais vous allez voir combien il existe un double langage concernant la réinsertion sociale des personnes détenues. D'un côté un discours officiel encourageant toutes les initiatives visant à la réinsertion (soutenu par l'idée que c'est le meilleur moyen de prévenir la récidive), de l'autre une absence totale de moyens qui fait que les conseillers d'inser-tion (CIP) ne peuvent pas plus conseiller qu'insérer. Pas grave : une fois qu'on l'a com-pris, on a compris aussi qu'on ne doit comp-ter que sur son propre sens de l'initiative et surtout ne rien attendre des instances offi-cielles. Par rapport à mes petits camarades qui n'ont pas la chance d'avoir les réseaux d'amis et de professionnels dont je dispose, j'ai bien conscience d'être un privilégié, et mes relations avec ma CIP sont d'autant plus détendues qu'elle est de fait délestée de cette lourde obligation qu'elle n'est pas en mesure d'assumer, en dépit de toute la bonne volonté qu'elle manifeste. Désolé pour tout ce baratin, mais il fallait que je campe le décor. Vous connaissez le fond et l'origina-lité de mon projet de réinsertion, limite ir-réaliste. Mais aussi ma détermination (c'est sûr que je ne vais rien lâcher !). Bien enten-du, je joue cash avec ma CIP et je tiens à l'informer en temps réel de l'avancement de mon projet. Et je dois dire qu'elle est à la fois réceptive et prête à m'apporter toute aide compatible avec ses (maigres) moyens. Comme les six semaines que je vais passer au CNE vont bloquer mes initiatives (alors que le temps de la procédure, lui, continue à s'écouler), elle m'a conseillé de rencontrer, avant mon départ, les partenaires les plus importants pour avancer dans la réalisation concrète de mon projet. Un véritable défi : il me fallait regrouper un maximum de rendez-vous en un minimum de temps et obtenir pour chacun une attestation confirmant le rendez-vous. Pas facile car mes interlocu-teurs n'ont souvent pas conscience du degré d'urgence de ce document. Alors j'ai passé des heures à composer un agenda bien rem-pli (encore merci à Catherine qui m'a une fois de plus épaulé avec enthousiasme). Au final, c'est huit attestations que je pouvais enfin présenter à la commission. Et je ne