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1 Par quoi sont attirées les mouches ? La Puissance des mouches de Lydie Salvayre Sylvie LOIGNON Université de Caen Basse-Normandie LASLAR EA 4256 Les romans de Lydie Salvayre se font prises de parole, conférences, allocutions, déclarations (La Déclaration, Julliard, 1990) où se mêlent le présent et le passé, l’amour et la haine, où affleure le deuil, où se donne à voir le moment de bascule vers la folie. À l’image de La Compagnie des spectres (Le Seuil, 1997) qui lui vaut le Prix Novembre, le récit se fait huis-clos où se déploie une parole déliée du rapport au temps – parole de la folie, qui permet d’évoquer les sujets les plus douloureux. Il s’agit ainsi pour l’écrivain de mettre en scène une traversée des discours comme de la société qui les produit, une polyphonie ironique et violente – violence propre à l’acte créateur et à la réflexion menée par l’écrivain sur celui-ci. Dans La Puissance des mouches, le narrateur est un homme en prison. On découvre au fur et à mesure du roman qu’il y est enfermé pour le meurtre de son père, accusé par le narrateur d’avoir tué la mère de celui-ci bien avant qu’elle soit effectivement morte. Il est donc question dans ce roman d’une violence, et particulièrement de violences conjugales. La parole du narrateur se dévide au fil des jours et en fonction des interlocuteurs, restituant son passé, sa fascination pour les Pensées de Pascal, et ce qui l’a amené à son crime. On sait du narrateur qu’il est âgé de 48 ans, qu’il est fils d'un terrassier espagnol communiste, réfugié en France après la guerre civile. Il a longtemps été gardien et guide au musée de Port-Royal des Champs, haut lieu du jansénisme. Cette activité qui l’amène à guider les visiteurs devant, notamment, le masque mortuaire de Pascal, est une invitation à la lecture des Pensées de cet auteur. De fait, c’est déjà le titre même de l’œuvre qui invite à faire de celle-ci une scène de curiosité et qui pousse le lecteur à chercher son sens dans le roman et dans l’intertextualité qui le traverse. Le titre provient en effet d’une de ces pensées de Pascal : « La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps ». Ainsi, la prolifération des mouches devient-elle pour le narrateur une métaphore de la prolifération des

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1

Par quoi sont attirées les mouches ?

La Puissance des mouches de Lydie Salvayre

Sylvie LOIGNON

Université de Caen Basse-Normandie

LASLAR EA 4256

Les romans de Lydie Salvayre se font prises de parole, conférences,

allocutions, déclarations (La Déclaration, Julliard, 1990) où se mêlent le présent et

le passé, l’amour et la haine, où affleure le deuil, où se donne à voir le moment

de bascule vers la folie. À l’image de La Compagnie des spectres (Le Seuil, 1997)

qui lui vaut le Prix Novembre, le récit se fait huis-clos où se déploie une parole

déliée du rapport au temps – parole de la folie, qui permet d’évoquer les sujets

les plus douloureux. Il s’agit ainsi pour l’écrivain de mettre en scène une

traversée des discours comme de la société qui les produit, une polyphonie

ironique et violente – violence propre à l’acte créateur et à la réflexion menée

par l’écrivain sur celui-ci.

Dans La Puissance des mouches, le narrateur est un homme en prison. On

découvre au fur et à mesure du roman qu’il y est enfermé pour le meurtre de

son père, accusé par le narrateur d’avoir tué la mère de celui-ci bien avant

qu’elle soit effectivement morte. Il est donc question dans ce roman d’une

violence, et particulièrement de violences conjugales. La parole du narrateur se

dévide au fil des jours et en fonction des interlocuteurs, restituant son passé, sa

fascination pour les Pensées de Pascal, et ce qui l’a amené à son crime. On sait

du narrateur qu’il est âgé de 48 ans, qu’il est fils d'un terrassier espagnol

communiste, réfugié en France après la guerre civile. Il a longtemps été gardien

et guide au musée de Port-Royal des Champs, haut lieu du jansénisme. Cette

activité qui l’amène à guider les visiteurs devant, notamment, le masque

mortuaire de Pascal, est une invitation à la lecture des Pensées de cet auteur.

De fait, c’est déjà le titre même de l’œuvre qui invite à faire de celle-ci une

scène de curiosité et qui pousse le lecteur à chercher son sens dans le roman et

dans l’intertextualité qui le traverse. Le titre provient en effet d’une de ces

pensées de Pascal : « La puissance des mouches : elles gagnent des batailles,

empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps ». Ainsi, la prolifération des

mouches devient-elle pour le narrateur une métaphore de la prolifération des

2

pensées qui l’assaillent et l’amènent à son geste meurtrier. Mais, on le verra, ce

n’est pas là la seule signification que l’on peut assigner à ces drôles d’insectes…

On peut alors se demander en quoi le roman propose des scènes de

curiosité, notamment à travers un narrateur qui se montre curieux, et dans le

même temps étrange – avant que cette étrangeté stigmatise sa marginalisation

croissante au fil de l’œuvre. Puis on verra dans quelle mesure et selon quelles

modalités la curiosité est mise en scène au sein du roman. Enfin, on

s’intéressera à la théâtralité du roman, qui participe de la curiosité qu’il suscite,

cette théâtralité allant de pair avec une réflexion sur le divertissement et le

spectacle.

Scènes de curiosité

Le narrateur dont les différentes interventions à la première personne

constituent la matière même du récit se présente lui-même comme un être

curieux des autres et du monde en ce sens qu’il s’intéresse à ces derniers, et ce à

trois niveaux : d’abord dans un mouvement d’expansion vers les autres, ce

qu’indique son métier. Il est guide de l’Abbaye et du musée de Port-Royal-des-

Champs, ce qui l’amène à faire découvrir aux autres, aux visiteurs tout à la fois

un lieu, des objets et un rapport au monde particulier (le jansénisme). Il s’agit

donc d’un personnage qui n’a apparemment pas de difficulté à créer un lien

avec les autres : qu’il s’agisse de ceux qui l’entourent (ses collègues Turpin et

Musto, son supérieur Molinier, les touristes, les classes, sa famille, son épouse,

etc.) ; ou de ceux à qui il s’adresse. La parole du narrateur est à la fois la

création d’un lien et le « lieu » d’une curiosité – au sens où la parole nourrit la

curiosité de l’autre et du lecteur. Le récit part ainsi d’une situation a priori

normale ; il part d’apparences qui se fissurent au fur et à mesure du récit. Or, à

mesure que les failles surgissent, se révèlent un lien ténu aux autres

(communication restreinte, absence de confidences) et, au contraire, une

profusion de la parole comme seul lien dans des situations d’énonciation

particulières (avocat, psychiatre, juge…). La parole est donc, dans la vie du

narrateur, ce qui creuse l’écart (par manque de communication, etc.) et, dans

son monologue, ce qui tente de combler l’écart.

Ensuite, le narrateur est un être curieux en ce qu’il donne à voir un

mouvement d’expansion qui se fait élan vers le savoir. Il a accumulé un certain

savoir qu’il est censé transmettre à tout type de visiteur. Il évoque les

conversations qu’il a avec son supérieur hiérarchique, Molinier, au sein

desquelles apparaît une rivalité en termes de savoir et de culture. Or, il s’agit

d’un savoir récité, d’une curiosité qui a des limites. Par exemple, le narrateur

3

raconte la visite de Beckett à l’Abbaye, mais il ne sait pas qui est Beckett. Cet

élan vers le savoir prend le biais de la lecture, plus précisément de la

découverte de Pascal et de ses Pensées, liée à son métier et au lieu dans lequel il

l’exerce. La lecture du livre contamine la vie du narrateur, lui apporte une

faculté de réflexion inédite. De fait, une telle découverte bouleverse la vie du

narrateur – Lydie Salvayre, dans un entretien, affirme qu’il s’agit, dans La

Puissance des mouches, de la rencontre amoureuse d’un livre et d’un homme.

C’est l’histoire d’un lecteur, mais d’un lecteur idéal, d’un lecteur créateur. Dès

lors, la référence à Beckett, que le narrateur ne connaît pas, peut se lire comme

un système de dédoublement : on le sait, Beckett est un grand lecteur de Pascal,

auteur qui hante l’œuvre de l’écrivain irlandais. Cet élan vers le savoir touche

aussi à la sexualité, puisque la pulsion de savoir est une pulsion sexuelle. Cela

n’est pas sans lien avec la scène première de la curiosité : la scène primitive à

proprement parler, si l’on en croit Freud, celle qui amène un enfant à voir ses

parents faire l’amour. Ici, le narrateur les entend faire l’amour dans le salon où

ils dorment chaque soir. Il y a déjà un déplacement du voir vers l’entendre, de

la vue vers l’ouïe et la voix – essentiels pour le roman.

Enfin, ce mouvement d’expansion se fait en direction de l’ailleurs. En

effet, le narrateur est constitué par des habitudes dont il semble ne pas pouvoir

se défaire. Il fréquente toujours les mêmes lieux, les mêmes personnes. La fin

du récit montre au contraire son errance et correspond au moment où le

narrateur semble emporté par sa folie : il quitte sa maison, va en forêt, se rend à

Paris, dort dans la gare Saint-Lazare. Il effectue un voyage qui a un sens

initiatique et symbolique : le voyage extérieur mime le voyage intérieur ; de

même l’errance géographique est aussi une errance intérieure associée à une

folie meurtrière.

Mais ce triple mouvement d’expansion ne va pas sans un mouvement

contraire, un mouvement d’introspection. Le narrateur est en définitive curieux

de lui-même. Cette dimension introspective n’est pas sans lien avec sa lecture

des Pensées de Pascal : il rappelle la pensée de l’auteur selon laquelle tout le

malheur de l’homme vient de ce qu’il ne peut demeurer dans une chambre.

Cette introspection est également liée à sa détention en prison.

Non, docteur, en dehors de ma sœur, je n’en parle à personne.

J’ai horreur des confidences. La plupart du temps, elles sentent

mauvais et attirent les mouches.

Et j’ai horreur des mouches.

Mais depuis que je suis en prison, docteur, je ne sais pas ce qui

m’arrive, mes souvenirs affluent et j’éprouve le besoin

4

irrépressible de les dire. Chaque jour, de nouveaux souvenirs

ressurgissent, des pans de vie que je croyais à jamais oubliés.1

Le récit se structure donc sur le paradoxe d’une narration qui déploie un

discours tendu entre ce mouvement de curiosité qui est élan vers l’autre,

l’ailleurs et ce mouvement d’introspection qui est repli sur soi. Or, c’est d’une

part ce paradoxe, d’autre part la curiosité excessive du narrateur pour les

Pensées de Pascal qui révèlent l’étrangeté du narrateur.

Celui-ci adopte en effet un comportement étrange. Le récit fonctionne par

scènes racontées qui sont autant de scènes curieuses, étranges. Ce sont des

scènes ritualisées : le narrateur étant un homme d’habitudes, il répète sans cesse

le même discours, de même qu’il en passe par des lieux obligés lors des visites

guidées. Or, ces scènes rendent compte d’un comportement dévoyé. Des

dysfonctionnements se font jour dans le rapport au pouvoir et à l’autorité du

narrateur, mais également dans son rapport aux femmes. Le récit est ponctué

par des scènes de ménage : précisément, la scène, comme le rappelle Barthes

dans Fragments d’un discours amoureux « n’a pas d’objet ou du moins elle le perd

très vite : elle est ce langage dont l’objet est perdu »2 Le propre de la scène est la

surenchère. Il s’agit d’avoir le dernier mot. Ici, la surenchère consiste à passer

de l’ordre du langage à l’ordre du corps, de la violence verbale à la violence

physique. Les scènes entre la mère et le père du narrateur sont en quelque sorte

rejouées par le narrateur vis-à-vis de sa propre épouse. C’est ainsi un véritable

chemin de croix que vivent les femmes du récit – le référent religieux court tout

au long du texte, alors que le narrateur semble dénué de toute conscience de la

différence entre bien et mal :

J’ai le plus grand mal, monsieur le juge, à supporter le pardon

de ma femme et son visage de tristesse et de résignation. A vrai

dire, ils me rendent fou. Car ils me rappellent un autre visage

de tristesse et de résignation, ils me rappellent le visage de

maman sur la photographie de mariage qui orne encore, dans la

maison de mon père, le buffet de la salle à manger. Sur la

photo, mon père est ivre. Il s’est saoulé à mort pour fêter le

bonheur qui commence. Ma mère lève les yeux sur l’appareil

avec cet air de bonté désolée qui ne la quitte plus depuis qu’elle

a rencontré son mari. Et lorsque je vois ma femme vaquer à son

ménage avec cette expression de sainte suppliciée, lorsque je la

vois laver la vaisselle avec ses yeux de douleur retenue qui

s’écarquillent pour refouler les larmes, lorsque je la vois aller et

venir avec ce visage de pardon, avec ce petit air de victime, j’ai

1 L. Salvayre, La Puissance des mouches, Paris, Éditions du Seuil, 1995, coll. « Points », 1997, p. 62-63. 2 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 247.

5

envie de la frapper, monsieur le juge, je ne devrais pas vous

dire de pareilles choses, elles pourraient se retourner contre

moi, mais j’ai envie de la frapper, monsieur le juge, parce qu’à

ce moment-là, le sentiment que je suis pareil à mon père

m’envahit, aurais-je hérité, me dis-je, de sa malignité, se serait-il

insidieusement installé en moi pour se survivre et me tuer,

voilà ce que je me dis, monsieur le juge, et ces idées me rendent

fou, elles me rendent littéralement fou, car j’ai juré de ne jamais

ressembler à mon père, j’ai juré et je jure encore, sur la tête de

maman et de Blaise Pascal réunis, de ne jamais ressembler à

mon père. Jamais.3

Ce qui rend le narrateur étrange, c’est son amoralité. Celle-ci contribue à

sa marginalisation. Le comportement dévoyé du narrateur participe de sa

désocialisation, perceptible dans le voyage qu’il entreprend à la fin du récit. En

effet, c’est à une déchéance sociale que l’on assiste alors : alcool, chômage,

clochardisation. L’itinéraire du narrateur ressemble à une descente aux enfers,

doublée d’une sorte de mise en croix. La dimension christique de ce parcours

est indéniable, mais elle est cependant refusée par le narrateur. Il n’y a pas de

rédemption possible. Cette marginalisation aboutit à la situation initiale : la

réclusion, l’immobilité, l’enfermement :

Avant ma détention, la Pensée où Pascal affirme que tout le

malheur de l’homme vient de ne pas savoir demeurer en repos

dans sa chambre, cette pensée me bouleverse, et je la fais

mienne au point qu’il m’arrive parfois d’envisager

sérieusement de me reclure.4

La vie se conforme au livre et dans le même temps s’opère un

détachement par rapport aux Pensées, puisqu’ici le malheur de l’homme vient

du fait qu’il est enfermé…

Ces scènes de curiosité que le narrateur dessine dans son discours font

passer – étrangement – à des scènes de persécution. C’est d’abord la

persécution de l’autre qui est manifeste. Le narrateur est en effet l’objet de cette

persécution, à commencer par celle exercée par le père. Le narrateur explique

ainsi comment, enfant, il a été rejeté des autres car il empestait5. Or, cette

persécution et cette paranoïa apparaissent d’abord comme les caractéristiques

de son père :

3 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 13. 4 Ibid., p. 119. 5 Ibid., p. 59.

6

Papa est atteint d’une maladie grave que l’amour de maman n’a

pas réussi à guérir. Papa a la manie de la persécution. J’ai

toujours été entouré dans ma vie de personnes qui souffraient

de cette affection (j’ai l’honneur de compter parmi elles Blaise

Pascal qui fut en quelque sorte persécuté par Dieu, ce qui est la

pire des occurrences) et j’en conclus qu’il en existe un nombre

conséquent.6

Si ces indications font signe du côté du pathologique, il faut aussi les

entendre comme une quête de sens, des signes, propre à tout lecteur – et à tout

romancier… En ce sens le narrateur est lui aussi persécuté. Cela aboutit à

l’exclusion de l’autre jusque dans la forme romanesque adoptée : un dialogue

fictif qui absorbe, englobe l’autre. La persécution apparaît liée au

dédoublement, au trouble identitaire du narrateur. Celui-ci est perceptible, d’un

côté, par la confusion entre le féminin et le masculin (il trouve des

ressemblances entre sa mère et Pascal) et, plus fondamentalement, par le fait

que le narrateur est pris entre deux genres (première forme d’hybridité

générique ?), pris dans un entre-deux : « Mais à la lecture des Pensées, ce passé

s’est mis à bouger dans ma mémoire comme un enfant dans le ventre d’une

femme. »7 De l’autre, par son anonymat – le « nom du père » demeure absent

du récit, comme l’indiquent les vagues souvenirs de la mère au moment de sa

« rencontre » avec celui qui deviendra le père du narrateur : « (elle se souvient

seulement qu’il a un accent andalou, un nom qui commence par M, Malvida

peut-être, et qu’il a servi sous les ordres du général communiste Lister) »8.

L’onomastique, absente, mais reconstituée, fait signe vers la « mauvaise vie » du

narrateur et évoque la misère de l’homme sans Dieu dont parle Pascal. Par

ailleurs, ce M comme Malvida fait signe vers M. le maudit. Le nom est déjà un

destin, comme une persécution du narrateur exercée par son père. De même, la

solitude du narrateur renvoie à la solitude de l’homme et témoigne de son

essentielle monstruosité. Il en est ainsi du voisin du narrateur, M. Hennequin :

Sans doute est-il désespéré, me dis-je, mais d’un désespoir

inerte et qui ne sait pas trouver ses mots. Sans doute, me dis-je,

sa vie est monstrueuse comme celle de tous les paysans. Et la

monstruosité de sa relation avec les bêtes ne peut engendrer à

la longue qu’une monstruosité semblable dans sa relation avec

les hommes. tuer le cochon qui vous regarde d’un coup de

couteau dans la gorge, subir son hurlement interminable et le

chagrin bêlé des brebis, conduire les bœufs mélancoliques et

6 Ibid. p. 31. 7 Ibid., p. 26. 8 Ibid., p. 37.

7

consentants à l’abattoir, en ressortir avec une odeur de sang et

de bouse collée à son corps, se lever dès l’aurore avec des rêves

arrêtés en plein vol, affronter l’aube glacée, la terre ingrate,

souffrir du froid et de la solitude, renoncer à tous les désirs et à

tous les plaisirs des hommes, tout ceci, pensai-je, ne peut à la

longue que pervertir un être et le conduire au désespoir.9

Bien plus, le narrateur a un rapport à l’autre presque exclusivement fondé

sur la haine – comme le montrent les répétitions suivantes, illustrant au passage

le titre de l’œuvre :

Savez-vous, monsieur Jean, que, lorsque la haine vous

atteint, elle s’empare de votre être ? Et l’infeste. Et le

mange tout entier.

La haine, monsieur Jean, a la puissance des mouches.10

La haine, monsieur Jean, est sans discernement. Elle a la

bêtise des mouches.11

La haine aime la merde, monsieur Jean. Sa parenté avec

les mouches réside encore dans ce trait.12

Ma haine cependant s’endort avec le temps. Car le temps a

sur la haine comme sur tous les sentiments un immense

pouvoir somnifère.

Et si je peux, un jour, former l’hypothèse atroce que mon

père a tué lentement ma mère, c’est parce que mon esprit

est exempt de toute haine, c’est parce qu’il est libre de

penser.13

Donc, le narrateur est à la fois au centre de l’attention, de la curiosité et

rejeté, reclus par un rapport à l’autre qui tente de l’exclure ou de le réduire au

même. Le narrateur occupe ainsi tous les pôles de l’intersubjectivité curieuse,

puisqu’il s’agit de mettre en scène la curiosité autour de lui – ce qui perturbe les

codes romanesques.

La curiosité mise en scène

9 Ibid., p. 75. 10 Ibid., p. 85. 11 Ibid., p. 86. 12 Ibid., p. 86. 13 Ibid., p. 86.

8

Trois modèles permettent de rendre compte de cette curiosité mise en

scène : le modèle du roman policier, le modèle psychanalytique et le modèle

socratique.

Le récit joue en effet des règles du roman policier. Grâce au début in

medias res, on connaît déjà le criminel, mais on ne sait ni son crime, ni son

mobile, ni les circonstances dans lesquelles le crime a été commis. Le récit peut

donc se lire comme une vaste reconstitution, d’autant que les situations

d’énonciation sont toutes en lien avec la Loi et le judiciaire. Le narrateur-

personnage s’est déjà livré – c’est donc lui-même qui mène l’enquête. Il est de ce

fait un guide aussi pour la reconstitution de son crime (de même que son métier

l’avait amené à guider les visiteurs de l’Abbaye et du Musée de Port-Royal). Le

narrateur apparaît ici comme une sorte de figure de l’auteur. De plus, il fait les

questions et les réponses, détenant ainsi la maîtrise de la parole. En témoigne

l’incipit :

Pour une déposition ? et que dois-je déposer, je vous prie ? Si je

puis me permettre, monsieur le juge, ces détails n’ont aucune

importance. A votre place, je n’en tiendrais pas compte. Vous

connaissez votre métier ? Je l’espère, monsieur le juge, je

l’espère.

Puisque vous insistez, voici donc comment je pratique le mien.

J’entreprends ma visite par la salle du bas. Je me poste devant le

portrait de la Mère Angélique. Et d’une voix majestueuse,

Observez ce visage, leur dis-je. Il est laid. Moustachu. La

bouche est avare et posée de travers. La mâchoire est énorme.

On pourrait penser qu’il s’agit d’un travelo. Cependant, le

visage de cette femme qui fut abbesse de Port-Royal exerça sur

les esprits de son temps un magnétisme considérable.

Pourquoi ? leur dis-je. Parce que ce visage fut touché par la

grâce divine.

Qu’est-ce à dire ? dis-je. Que notre incarnation est peu de chose.

Que faut-il en conclure ? dis-je. J’aurais adoré être professeur,

monsieur le juge, mais la vie en a décidé autrement. Que faut-il

en conclure ? dis-je. Qu’il est vain de s’attacher à notre chair qui

est la matière la plus trompeuse et la plus périssable qui soit.

J’enchaîne alors sur la vanité de l’attachement humain. La

vanité de l’attachement humain est mon dada. Tout ce

qu’affirme Pascal sur la vanité de l’attachement humain, je

pourrais le reprendre à mon compte. L’attachement à un être,

écrit-il, est chose insensée, premièrement parce que tout être est

extrêmement provisoire, deuxièmement parce qu’il est

incapable de combler à cent pour cent les appétits et les désirs

d’un autre.

9

Quant aux effets à long terme de l’attachement, poursuis-je, ils

sont à proprement parler effroyables. Promiscuité puante.

Abêtissement lent. Rancœur rentrée ou rages éructantes. Et

pour finir, pour finir, détestation réciproque des attachés qui

n’ont plus qu’une idée : déchiqueter la laisse qui les lie. Ou s’y

pendre.14

L’incipit oriente d’emblée l’interrogatoire vers la discussion philosophique

et témoigne de la maîtrise du narrateur : c’est lui qui guide la conversation, qui

l’oriente, qui tire les conclusions et qui donne le ton (ici pour le moins ironique).

Ainsi, il insiste sur l’animalité des hommes, assimilés à des chiens. La structure

cyclique du livre participe de cette reconstitution propre au récit policier.

Le modèle du roman policier et plus largement le modèle judiciaire

(interrogatoire, déposition, etc.) met donc en scène la curiosité des

interlocuteurs et du lecteur, amenés à reconstituer le crime perpétré par le

narrateur. Or, parmi les interlocuteurs, on trouve un autre représentant de la

Loi : le psychanalyste.

Le narrateur consulte en effet un médecin, le docteur Villemotte – le jeu

sur l’onomastique le disqualifiant d’emblée. Le modèle psychanalytique fait du

récit une talking cure – une vaste séance de psychanalyse. Est mis en œuvre un

(faux) dialogue où le narrateur est amené à se raconter. Or, cette parole

n’échappe pas à un jeu sur les topoï du discours psychanalytique. Il en est ainsi

de l’enfance malheureuse permettant d’expliquer comment le narrateur devient

criminel. Ce topos est illustré par l’anecdote de l’instituteur qui offre les

vêtements de son fils au narrateur alors âgé de douze ans – le fils giflant le

narrateur le lendemain, en le voyant porter ce qui était son pantalon.

Le soir, je suis triste. Mon père me demande pourquoi. Je le lui

dis. Je n’ai pas encore appris à me méfier. Mon père me

rétorque violemment que j’ai dû mériter ce traitement,

commettre un acte répréhensible, une agression, ou plutôt non,

je suis trop lâche, une sournoiserie. Il exige que je lui avoue la

faute. Je lui dis que je n’ai rien fait. Répète, me dit mon père. Je

ne dis rien. Je tremble de tout mon être. Répète, hurle mon père.

Je n’ai rien fait, dis-je, en cachant mon visage derrière un bras

épouvanté.

Il me gifle.

C’est ce jour-là, je crois, docteur, que je deviens un criminel.15

14 Ibid., p. 9-10. 15 Ibid., p. 115.

10

Par ailleurs, le récit utilise le schéma de la répétition. On a évoqué, plus

haut, la persécution du père. Or, celle-ci l’amène à avoir un rapport au monde

fondé sur la haine – comme le narrateur – et à tenir une sorte de logorrhée en

guise de discours – là encore le narrateur le rejoint sur ce plan :

Alors il s’en prend au monde, à la pourriture du monde. Il parle

seul. Il grommelle pour lui-même des phrases indistinctes où se

mêlent des jurons français et des blasphèmes espagnols. Ou

bien il s’adresse à la télé qu’il laisse en permanence branchée

sur la Une. Il la tutoie. Il l’invective. Il a toujours raison contre

elle. Il n’y a plus maman pour lui dire Allons, calme-toi, le

docteur a dit qu’il ne fallait pas t’énerver, c’est mauvais pour ta

tension. Personne qui le dérange.16

Le narrateur prête quant à lui sa voix à un soliloque, une parole folle, qui

semble sans fin. Elle aboutit parfois à des digressions où sont perceptibles

l’absence de logique, ou des propos incohérents. Dès lors, l’auteur joue

ironiquement de cette référence psychanalytique et de ce délire prêté au

narrateur. Cela instaure également un singulier rapport à la Loi, qui semble

toujours de l’ordre du détour. Le narrateur, guide du et dans le texte, amène à

se demander s’il est bien raisonnable de se laisser guider… En témoigne

l’anecdote de l’écriteau dans le parc du Musée de Port-Royal :

Accroché à un tronc d’arbre, au-dessus du banc, figure un

écriteau sur lequel est écrit :

LE PARC EST PLACE SOUS VIDEOSURVEILLANCE

NE MARCHEZ PAS SUR LES PELOUSES

NE CUEILLEZ PAS DE FLEURS

NE BRISEZ PAS DES BRANCHES

J’ai ajouté au crayon et en petits caractères : Ne suivez pas le

guide, il ne sait pas où il va.17

C’est encore l’entrelacement entre le modèle judiciaire et le modèle

psychanalytique qui semble caractériser le discours du narrateur, en assignant à

ce double modèle la portée d’une critique sociale. Au début du chapitre 8, le

narrateur est amené par le juge à évoquer sa vie sexuelle, ce qui l’amène à

confesser sa pratique de l’onanisme, apprise chez les Scouts : « Pour ne rien

vous cacher, je signale, monsieur le juge, que cette pratique m’a été inculquée

16 Ibid., p. 39. 17 Ibid., p. 151.

11

chez les boy-scouts dès ma plus tendre enfance. »18 Se donne à lire un paradoxe

entre la lucidité du narrateur et la folie qui lui est prêtée. Le fou (celui qui

extravague, qui erre au sens étymologique du terme) apparaît comme celui qui

a une lucidité supérieure et qui, à ce titre, émet des vérités sur la société – on

rejoue ici une tradition héritée d’Erasme.

Se dégage alors un dernier modèle au sein de ces dialogues fictifs : le

modèle socratique. Le récit joue dans la parole du narrateur d’oppositions

classiques : entre raison et passion ; raison et folie ; corps et esprit… Si le

discours socratique amène le sujet à accoucher d’une vérité, de sa propre vérité,

La Puissance des mouches soulignerait la valeur de l’incompréhension, dans le

sillage de Pascal : « Et tout ce qui, d’une façon générale, fait échec au

cartésianisme exaspéré de tout le monde et à la logique écrasante des choses me

met en joie. Car tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ».19

Ce qui prévaut est l’ironie socratique : le récit est traversé par une parole

minée par l’ironie, qu’il faut entendre au sens étymologique comme un

questionnement. Ainsi, sont remis en cause les liens sociaux, familiaux, les idées

reçues et le langage lui-même. Par l’ironie, sont déconstruites de l’intérieur les

représentations… Cela amène donc à envisager l’univers dépeint comme une

vaste illusion.

Théâtralité du roman : la scène du roman

Cette théâtralité est perceptible dans la mise en voix que constitue le

roman. Pour Lydie Salvayre, il y a un lien profond entre la parole et l’écriture,

ce qu’elle explique dans un entretien avec Maïté Lapierre :

J'ai l'impression qu'il y a eu comme une inversion des choses

normales. On apprend à parler, d'abord, et ensuite à écrire. Moi,

j'ai eu beaucoup, beaucoup de mal à parler, jusqu'à trente ans,

jusqu'à ce que j'écrive justement. Avant, j'étais dans l'incapacité

de proférer une parole audible, lors d'un dîner par exemple ;

écrire m'a permis de parler, vraiment. Une fois que j'ai eu

déclaré littérairement, avec La Déclaration justement, je me suis

sentie plus libre par rapport à la parole orale, si malaisée

auparavant.20

18 Ibid., p. 65. 19 Ibid., p. 12. 20 « Rencontre avec Lydie Salvayre… », entretien avec HorsPress, webzine culturel, propos recueillis par

Maïté Lapierre, consultable à l’adresse suivante : http://erato.pagesperso-orange.fr/horspress/salvayre.htm

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La structure du roman est ainsi placée sous le signe de cette mise en voix :

il est constitué de 21 sections, avec un changement d’interlocuteur presque à

chacune d’entre elles : le juge, monsieur Jean le gardien, le docteur Villemotte,

l’avocat. Cette structure est régie par un jeu de déconstruction et de

reconstruction :

J'ai prétendument une trame ; je me lance mais elle est chaque

fois à recomposer. Pour La Puissance des mouches notamment, j'ai

dû reconstruire le récit. La construction telle qu'elle est, avec

une série d'interlocuteurs qui jamais ne parlent, n'était pas le

projet initial. Une fois avancée dans le déroulement de la

narration, j'ai tout reconstruit. La narration elle-même m'éclaire

sur la construction. Et la nouvelle construction induira telle ou

telle forme narrative.21

La mise en voix participe d’une certaine hybridité générique du roman ;

elle a différentes conséquences : le personnage se définit par ce qu’il dit et non

plus par ce qu’il fait. On se souvient que Francis Jacques évoque le dialogue

comme une tâche, un faciendum22. Le dialogue apparaît comme l’espace de

l’intertextualité et de l’intersubjectivité. Or, ici, cet espace est dévoyé – il résorbe

la parole de l’autre (celui-ci n’apparaissant qu’à travers la parole du narrateur,

dans ses apostrophes). De ce fait, le dialogue est si ce n’est inventé, du moins

fictif, renforçant par là-même l’idée d’une folie du personnage. Par ailleurs, la

mise en voix ouvre à la polyphonie : se font entendre le discours social, et

l’intertextualité par rapport au lecteur. Le discours du narrateur, qui a plusieurs

destinataires, plusieurs interlocuteurs, intègre le discours des autres, mais aussi

le discours autre : celui des dépliants touristiques, des visiteurs, les clichés

entendus ou lus, etc. et les différentes catégories sociales. Il fait entendre

combien Pascal a nourri la langue française de ce qui se présente désormais

comme des lieux communs, des expressions toutes faites, en les intégrant dans

paroles des touristes – comme c’est le cas de l’histoire du roseau, de celle du nez

de Cléopâtre, ou encore de la fameuse formule « le cœur a ses raisons que la

raison ne connaît pas »23

Dès lors, le roman peut s’entendre comme une « écho-graphie », un « je »

d’échos. C’est en effet une écriture de la répétition et du ressassement qui se

déploie ici :

Et moi qui ne puis m’arrêter. Des phrases, des phrases et des

phrases. Des phrases jusqu’au vertige. Des phrases jusqu’à

21 Ibid. 22 F. Jacques, Dialogique : recherches logiques sur le dialogue, Paris, P.U.F, 1979. 23 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 56.

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l’écœurement. Des phrases en vrilles, 1 des phrases aspirantes

comme des trous noirs, des phrases que l’on dit sans y penser,

sans le vouloir, et qui se révèlent, plus tard, décisives, parce

que, probablement, elles disaient la vérité. Alors, pour

m’interrompre, Molinier, moi qui suis un fin connaisseur de

Pascal… Et ma répartie immédiate, voulez-vous qu’on croie du

bien de vous ? N’en dites pas !24

Ces échos dont rend compte la mise en voix font partie intégrante du jeu

de remémoration et d’introspection propre à cette reconstitution. Dans le même

temps, cette échographie (on se souvient que le narrateur se rêve en femme)

témoigne d’un dédoublement, d’une folie. Comme l’écrivent Pascal Lécroart et

Frédérique Tourdoire-Surlapierre :

La voix révèle le rapport du sujet à lui-même, ce que le sujet

perçoit de l’autre en lui, mais également ce qui lui résiste. La

voix signifie une perception duale de soi, dans la mesure où elle

réfléchit forcément aussi deux sujets qui se répondent et qui

constituent donc un objet singulier. Par là même, elle renvoie

(rend-voix) à la schize du sujet, parce qu’elle est à la fois objet

du sujet et sujet de l’objet. La voix est ce qui me définit en

propre et ce que je ne maîtrise pas de moi-même.25

Cela souligne la dualité du narrateur, et, au-delà, du sujet. C’est ce

qu’indique le passage suivant :

Monsieur Jean, pourriez-vous me donner des cachets pour

dormir ? Je n’ai pas fermé l’œil. C’est toutes les nuits la même

chose. Je m’endors. J’entends un cri. Je m’éveille en sursaut.

Une sueur glacée me colle aux draps. Je comprends alors que le

cri vient de moi, car je sens encore, dans ma poitrine, la trace

qu’il a creusée.26

Dès lors, au sein de cette échographie, le narrateur est tout à la fois sujet

de l’énonciation et sujet de l’écoute (occupant ainsi la position du lecteur et de

l’interlocuteur). Il faut entendre le « sujet de l’écoute » comme le fait Jean-Luc

Nancy :

24 Ibid., p. 136. 25 P. Lécroart et F. Tourdoire-Surlapierre (dir.), Eclats de voix, expression de la voix en littérature et en musique,

Paris, Éditions de l’improviste, 2005. 26 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 97.

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Le sujet de l’écoute ou le sujet à l’écoute […] n’est pas un sujet

phénoménologique, c’est-à-dire qu’il n’est pas un sujet

philosophique et, qu’en définitive, il n’est peut-être aucun sujet

sauf à être le lieu de la résonance, de sa tension et de son

rebond infinis.27

Le sujet de l’écoute se situe dans une sorte d’entre-deux entre celui qu’il

était avant l’écoute et ce qu’il écoute. Il devient une présence-absence : absence

à soi-même et présence à l’autre – jusqu’à cette volonté de ne devenir lui-même

que l’écriture d’un écho. Le récit esquisse alors les contours d’un lecteur idéal, à

l’écoute, c’est-à-dire selon Nancy, « disposé à l’entame du sens, et donc à une

entaille, à une coupure dans l’indifférence in-sensée ».

En définitive, la théâtralité du roman est avant tout due à la confusion

entre discours et récit : le récit n’a lieu que dans l’énonciation du narrateur. En

cela il y a bel et bien une scène, au sens théâtral du terme, de la curiosité.

Mais c’est aussi une métaphore théâtrale qui structure le récit. Ainsi, les

attributs de l’acteur déterminent le narrateur et sa façon de se présenter aux

autres. D’abord il est doté d’un costume (son uniforme de guide) qui le fait

entrer dans son rôle :

Il s’en est fallu de peu que cette place de guide me passât sous

le nez, monsieur le juge. Je n’arrivais pas à réunir la somme de

deux mille francs nécessaire à l’achat du costume, accessoire, je

le répète, absolument indispensable à l’exercice de ce métier,

car il lui confère à la fois l’autorité, la séduction et le panache,

tout en accentuant son côté fabuleux, ornemental et totalement

irréaliste.28

Le narrateur apparaît comme un orateur. Il y a une théâtralité du langage

qui met en évidence son éloquence. Le narrateur aménage des coups de théâtre

dans l’ordre du langage :

Car Pascal meurt, mais triomphe en mourant, dis-je, lyrique. A

force de fustigations, à force de pénitences, à force de jeûnes,

d’attritions et de contritions, Pascal finit par vaincre le lion

rugissant qui est en lui. Mais pour vaincre le lion rugissant qui

est en lui, il lui faut ? Je ménage le suspense. Il lui faut vaincre

son corps entier jusqu’à son propre périssement. Cette dernière

phrase, je la prépare par un long silence, et je la laisse tomber

27 J-L. Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 45. 28 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 20.

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sur mon public comme une hache. IL LUI FAUT VAINCRE

SON CORPS ENTIER JUSQU'A SON PROPRE PERISSEMENT.29

Le narrateur joue et répète les mêmes scènes ; y compris dans la

remémoration : « Je me joue souvent cette scène, maître : je lis le texte séditieux

devant un souverain plus ou moins paranoïaque et plus ou moins ventru, et je

le regarde se décomposer lentement. Ça me venge. »30 Le narrateur se présente

donc comme un acteur perpétuel. La métaphore théâtrale définit jusque ses

propres membres, ses propres attributs physiques : « Parler bas. Réduire mes

gestes. Baisser mes vieilles paupières (rideaux chéris !). »31 Plus largement, la

métaphore théâtrale invite à une réflexion sur l’être et le paraître. Il nous donne

à voir les coulisses de sa vie, et donc nourrit notre curiosité. Ainsi, pour son

épouse, il s’agit de « sauver les apparences ».

Or, cette théâtralité du roman amène à se demander s’il s’agit ici d’une

tragédie ou d’une comédie. C’est sans conteste une tragédie par la vision

pessimiste de l’homme ici exposée, par la destinée du narrateur, etc. Mais dans

le même temps, le roman relève de la comédie, comme le montre un motif

récurrent, celui de la mouche, qui introduit à l’insignifiant sur un mode

burlesque. De plus, le narrateur évoque des situations cocasses ou triviales. Il en

est ainsi lorsqu’il critique les Espagnols hilares à la vue de la ceinture à clous de

Pascal.

Vous êtes espagnol, monsieur le juge ?

Comme moi.

C’est dans la vie un réel handicap.

Je vous prie de m’excuser, monsieur le juge, je ne voulais pas le

moins du monde vous offenser. Etre espagnol est après tout

une infirmité comme une autre. Mais l’hilarité que déclenche,

chez les Espagnols, la ceinture à clous de Pascal, est une chose

véritablement désobligeante pour un guide. Sinon même,

disons-le, tout à fait insupportable. Car l’infortuné se voit

soudain transformé en personnage de cirque, le costume ne

jouant plus ici le rôle intimidant qui lui est dévolu, mais venant

au contraire accentuer l’effet comique de la situation.32

Plus largement, le comique provient des décalages langagiers – le décalage

entre registre soutenu et réalité triviale notamment – qui participent de la

29 Ibid., p. 17. 30 Ibid., p. 48. 31 Ibid., p. 167. 32 Ibid., p. 23.

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singularité du personnage et de la curiosité qu’il suscite : « Il advient que papa

tabasse maman »33 ; « Mais brisons là. Je ne veux point encourir de reproches.34

Or, héritière de Rabelais, Céline et Quevedo, Lydie Salvayre compare sa

langue à un fleuve et parle d’une « nage entre deux rives » selon l’expression de

Chateaubriand : la rive classique, française et la rive baroque, espagnole.

L’auteur aime le classicisme français si tant est qu’il soit travaillé par une

certaine légèreté, voire une certaine licence qu’elle lie à la langue et à la culture

espagnoles : rigueur et clarté d’un côté, outrance et obscénité de l’autre. Lydie

Salvayre revendique le mélange des registres.

La théâtralité qui fait du roman une forme curieuse et une scène de

curiosité amène à réfléchir sur le sens de l’œuvre. Fondé sur la lecture de Pascal,

le roman doit-il s’entendre comme un divertissement ?

Il oriente la représentation du monde vers un spectacle généralisé. Ce n’est

pas seulement le narrateur qui file la métaphore théâtrale. Tout devient suspect

d’illusion, tout renvoie à un vaste spectacle – et donc interroge la vanité de

celui-ci. Ainsi, le psychanalyste devient prestidigitateur : « Lorsque nous nous

sentons suffisamment délassés, le psychiatre fait entrer maman dans le cabinet.

Maman lui glisse dans la main trois billets qu’il fait disparaître aussitôt d’un

geste de prestidigitateur »35 ; la violence conjugale est un triste spectacle : « Ma

mère me protège. Il la frappe d’un coup cinglant. Je ressens le choc dans ma

chair. Et je hurle Maman, maman. Poignant spectacle ! »36 Tout devient

apparence vide, comme le souligne l’exemple du docteur Villemotte, lorsque le

narrateur parle de lui au gardien, monsieur Jean :

Les entretiens avec le docteur Villemotte ?

Puis-je vous dire, sans vouloir vous flatter, que je préfère

m’entretenir avec vous. J’ai l’impression que le docteur

Villemotte cherche à tout prix à m’expliquer, à me comprendre,

et que son air détaché n’est en réalité qu’une façade. Cela m’est

désagréable.37

De même, les prédécesseurs du narrateur là où il habite sont des gens de

théâtre : « Il [M. Hennequin] avait beaucoup souffert, me confia-t-il, de la

présence de mes prédécesseurs, gens de théâtre qui menaient une vie de

bohème et se couchaient longtemps après minuit. »38 Dernier exemple de cette

métaphore théâtrale généralisée : le narrateur évoque la visite d’une classe de

33 Ibid., p. 31. 34 Ibid., p. 68. 35 Ibid., p. 60. 36 Ibid., p. 85. 37 Ibid., p. 79. 38 Ibid., p. 73.

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4ème et compare le portrait de Pascal par Quesnel à Daniel Mesguich… Or, c’est

précisément à cette occasion, qu’apparaît la pensée de Pascal d’où est tiré le titre

du roman.

Cette métaphore théâtrale se présente comme une façon de déconstruire

les préjugés mais aussi comme une façon de déconstruire la forme romanesque

elle-même. Cela permet de rejouer le theatrum mundi sur un mode mineur.

Ainsi, à l’enjeu métaphysique correspond une posture ironique. Il s’agit d’être

détaché du monde et des autres. Le narrateur rompt successivement ses liens

(familiaux, amoureux, professionnels, amicaux). Sa déchéance est à l’image

d’un détachement d’avec la vie sur terre, les biens matériels – on se souvient

qu’il perd ses seuls biens contenus dans sa valise…

Est ainsi mise en exergue la vanité de l’homme, formulée crûment dans la

bouche de l’un des collègues du narrateur, Turpin : les hommes ne sont autres

que « [d]es enculeurs de mouche »39. C’est aussi la précarité de l’homme qui est

sans cesse mise en évidence : la mouche revient pour dire non pas seulement les

pensées et obsessions du narrateur mais aussi pour dire la mort :

Les hommes sont pareils aux chiens, leur dis-je. Et en

prononçant ces mots, monsieur le juge, je repense à maman qui

est morte avant de mourir, et je vois son visage blanc qui repose

au-dessus de tous mes souvenirs, je vois une mouche se poser

sur sa joue glacée et se frotter les pattes, je vois ses lèvres

blanches qui ne s’ouvriront plus et ses yeux infinis derrière ses

paupières fermées.40

Il s’agit en outre d’actualiser le point de vue du moraliste, en passant du

theatrum mundi à la société du spectacle… comme le suggère la référence à Guy

Debord lors d’une conversation entre le narrateur et son supérieur hiérarchique,

Molinier :

Et moi, relançant, ne trouvez-vous pas que Pascal substitue en

quelque sorte à l’horreur du vide physique, l’horreur du vide

métaphysique ? Et lui, sur un ton pénétré, l’influence de Pascal

sur Guy Debord, mon petit, ne vous paraît-elle pas

déterminante ? Et moi, Guy Debord ? Et lui, le plus grand de ce

siècle, mon petit, le seul.41

Qu’en est-il alors de la lecture ? Peut-elle être envisagée comme un

« divertissement » ? La neuvième section est ainsi constituée d’une seule

39 Ibid., p. 92. 40 Ibid., p. 11. 41 Ibid., p. 135-136.

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phrase : « Faut-il considérer, monsieur Jean, la lecture de Pascal comme un

divertissement ? »42 On le voit, la narration est saturée d’incessants clins d’œil

de l’auteur, de multiples références à Pascal, à l’image de la visite de la classe de

4ème ... du lycée Blaise Pascal, ou encore à la fin du récit, du travail de

débroussaillage effectué chez M. et Mme Amiel. S’instaure une connivence avec

le lecteur qui résonne comme un rappel de la leçon pascalienne : le

divertissement est une tentative de nous faire oublier que nous sommes

mortels. Dans le même temps, la lecture est ici « curieuse » en ce sens qu’elle

côtoie le délire : « Chaque jour, en lisant, je découvre le bonheur de penser. Car

lire, c’est penser. Car lire, c’est délire. »43 Le narrateur, tout comme le lecteur, est

un créateur. Il nous fait entrer de plain-pied dans l’invention. Il s’agit là d’une

parole qui s’invente au fur et à mesure, et qui, de ce fait, maintient la curiosité et

le doute du lecteur en éveil. Le roman ouvre à un processus d’irréalisation, et

dans le même temps, à une spectralisation et du narrateur et du lecteur – pour

reprendre le terme employé par Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix.

De fait l’ultime ironie de ce curieux roman est de se fonder sur la

conversation – alors même qu’elle est en soi un divertissement : la conversation

est un art aristocratique en premier lieu, mais on lui associe – Rousseau

notamment – le bavardage, la politesse, l’hypocrisie – cet art du comédien.

Bibliographie

BARTHES, Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil,

coll. « Tel Quel », 1977.

JACQUES, Francis, Dialogique : recherches logiques sur le dialogue, Paris, P.U.F, 1979.

LECROART, Pascal, et TOURDOIRE-SURLAPIERRE, Frédérique, (dir.), Eclats de voix,

expression de la voix en littérature et en musique, Paris, Éditions de l’improviste,

2005.

NANCY, Jean-Luc, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002.

SALVAYRE, Lydie, La Puissance des mouches, Paris, Éditions du Seuil, 1995, coll.

« Points », 1997.

SALVAYRE, Lydie, La Déclaration, Paris, 1990, Julliard, coll. « Points », 1999.

42 Ibid., p. 77. 43 Ibid., p. 118.