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Par quoi sont attirées les mouches ?
La Puissance des mouches de Lydie Salvayre
Sylvie LOIGNON
Université de Caen Basse-Normandie
LASLAR EA 4256
Les romans de Lydie Salvayre se font prises de parole, conférences,
allocutions, déclarations (La Déclaration, Julliard, 1990) où se mêlent le présent et
le passé, l’amour et la haine, où affleure le deuil, où se donne à voir le moment
de bascule vers la folie. À l’image de La Compagnie des spectres (Le Seuil, 1997)
qui lui vaut le Prix Novembre, le récit se fait huis-clos où se déploie une parole
déliée du rapport au temps – parole de la folie, qui permet d’évoquer les sujets
les plus douloureux. Il s’agit ainsi pour l’écrivain de mettre en scène une
traversée des discours comme de la société qui les produit, une polyphonie
ironique et violente – violence propre à l’acte créateur et à la réflexion menée
par l’écrivain sur celui-ci.
Dans La Puissance des mouches, le narrateur est un homme en prison. On
découvre au fur et à mesure du roman qu’il y est enfermé pour le meurtre de
son père, accusé par le narrateur d’avoir tué la mère de celui-ci bien avant
qu’elle soit effectivement morte. Il est donc question dans ce roman d’une
violence, et particulièrement de violences conjugales. La parole du narrateur se
dévide au fil des jours et en fonction des interlocuteurs, restituant son passé, sa
fascination pour les Pensées de Pascal, et ce qui l’a amené à son crime. On sait
du narrateur qu’il est âgé de 48 ans, qu’il est fils d'un terrassier espagnol
communiste, réfugié en France après la guerre civile. Il a longtemps été gardien
et guide au musée de Port-Royal des Champs, haut lieu du jansénisme. Cette
activité qui l’amène à guider les visiteurs devant, notamment, le masque
mortuaire de Pascal, est une invitation à la lecture des Pensées de cet auteur.
De fait, c’est déjà le titre même de l’œuvre qui invite à faire de celle-ci une
scène de curiosité et qui pousse le lecteur à chercher son sens dans le roman et
dans l’intertextualité qui le traverse. Le titre provient en effet d’une de ces
pensées de Pascal : « La puissance des mouches : elles gagnent des batailles,
empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps ». Ainsi, la prolifération des
mouches devient-elle pour le narrateur une métaphore de la prolifération des
2
pensées qui l’assaillent et l’amènent à son geste meurtrier. Mais, on le verra, ce
n’est pas là la seule signification que l’on peut assigner à ces drôles d’insectes…
On peut alors se demander en quoi le roman propose des scènes de
curiosité, notamment à travers un narrateur qui se montre curieux, et dans le
même temps étrange – avant que cette étrangeté stigmatise sa marginalisation
croissante au fil de l’œuvre. Puis on verra dans quelle mesure et selon quelles
modalités la curiosité est mise en scène au sein du roman. Enfin, on
s’intéressera à la théâtralité du roman, qui participe de la curiosité qu’il suscite,
cette théâtralité allant de pair avec une réflexion sur le divertissement et le
spectacle.
Scènes de curiosité
Le narrateur dont les différentes interventions à la première personne
constituent la matière même du récit se présente lui-même comme un être
curieux des autres et du monde en ce sens qu’il s’intéresse à ces derniers, et ce à
trois niveaux : d’abord dans un mouvement d’expansion vers les autres, ce
qu’indique son métier. Il est guide de l’Abbaye et du musée de Port-Royal-des-
Champs, ce qui l’amène à faire découvrir aux autres, aux visiteurs tout à la fois
un lieu, des objets et un rapport au monde particulier (le jansénisme). Il s’agit
donc d’un personnage qui n’a apparemment pas de difficulté à créer un lien
avec les autres : qu’il s’agisse de ceux qui l’entourent (ses collègues Turpin et
Musto, son supérieur Molinier, les touristes, les classes, sa famille, son épouse,
etc.) ; ou de ceux à qui il s’adresse. La parole du narrateur est à la fois la
création d’un lien et le « lieu » d’une curiosité – au sens où la parole nourrit la
curiosité de l’autre et du lecteur. Le récit part ainsi d’une situation a priori
normale ; il part d’apparences qui se fissurent au fur et à mesure du récit. Or, à
mesure que les failles surgissent, se révèlent un lien ténu aux autres
(communication restreinte, absence de confidences) et, au contraire, une
profusion de la parole comme seul lien dans des situations d’énonciation
particulières (avocat, psychiatre, juge…). La parole est donc, dans la vie du
narrateur, ce qui creuse l’écart (par manque de communication, etc.) et, dans
son monologue, ce qui tente de combler l’écart.
Ensuite, le narrateur est un être curieux en ce qu’il donne à voir un
mouvement d’expansion qui se fait élan vers le savoir. Il a accumulé un certain
savoir qu’il est censé transmettre à tout type de visiteur. Il évoque les
conversations qu’il a avec son supérieur hiérarchique, Molinier, au sein
desquelles apparaît une rivalité en termes de savoir et de culture. Or, il s’agit
d’un savoir récité, d’une curiosité qui a des limites. Par exemple, le narrateur
3
raconte la visite de Beckett à l’Abbaye, mais il ne sait pas qui est Beckett. Cet
élan vers le savoir prend le biais de la lecture, plus précisément de la
découverte de Pascal et de ses Pensées, liée à son métier et au lieu dans lequel il
l’exerce. La lecture du livre contamine la vie du narrateur, lui apporte une
faculté de réflexion inédite. De fait, une telle découverte bouleverse la vie du
narrateur – Lydie Salvayre, dans un entretien, affirme qu’il s’agit, dans La
Puissance des mouches, de la rencontre amoureuse d’un livre et d’un homme.
C’est l’histoire d’un lecteur, mais d’un lecteur idéal, d’un lecteur créateur. Dès
lors, la référence à Beckett, que le narrateur ne connaît pas, peut se lire comme
un système de dédoublement : on le sait, Beckett est un grand lecteur de Pascal,
auteur qui hante l’œuvre de l’écrivain irlandais. Cet élan vers le savoir touche
aussi à la sexualité, puisque la pulsion de savoir est une pulsion sexuelle. Cela
n’est pas sans lien avec la scène première de la curiosité : la scène primitive à
proprement parler, si l’on en croit Freud, celle qui amène un enfant à voir ses
parents faire l’amour. Ici, le narrateur les entend faire l’amour dans le salon où
ils dorment chaque soir. Il y a déjà un déplacement du voir vers l’entendre, de
la vue vers l’ouïe et la voix – essentiels pour le roman.
Enfin, ce mouvement d’expansion se fait en direction de l’ailleurs. En
effet, le narrateur est constitué par des habitudes dont il semble ne pas pouvoir
se défaire. Il fréquente toujours les mêmes lieux, les mêmes personnes. La fin
du récit montre au contraire son errance et correspond au moment où le
narrateur semble emporté par sa folie : il quitte sa maison, va en forêt, se rend à
Paris, dort dans la gare Saint-Lazare. Il effectue un voyage qui a un sens
initiatique et symbolique : le voyage extérieur mime le voyage intérieur ; de
même l’errance géographique est aussi une errance intérieure associée à une
folie meurtrière.
Mais ce triple mouvement d’expansion ne va pas sans un mouvement
contraire, un mouvement d’introspection. Le narrateur est en définitive curieux
de lui-même. Cette dimension introspective n’est pas sans lien avec sa lecture
des Pensées de Pascal : il rappelle la pensée de l’auteur selon laquelle tout le
malheur de l’homme vient de ce qu’il ne peut demeurer dans une chambre.
Cette introspection est également liée à sa détention en prison.
Non, docteur, en dehors de ma sœur, je n’en parle à personne.
J’ai horreur des confidences. La plupart du temps, elles sentent
mauvais et attirent les mouches.
Et j’ai horreur des mouches.
Mais depuis que je suis en prison, docteur, je ne sais pas ce qui
m’arrive, mes souvenirs affluent et j’éprouve le besoin
4
irrépressible de les dire. Chaque jour, de nouveaux souvenirs
ressurgissent, des pans de vie que je croyais à jamais oubliés.1
Le récit se structure donc sur le paradoxe d’une narration qui déploie un
discours tendu entre ce mouvement de curiosité qui est élan vers l’autre,
l’ailleurs et ce mouvement d’introspection qui est repli sur soi. Or, c’est d’une
part ce paradoxe, d’autre part la curiosité excessive du narrateur pour les
Pensées de Pascal qui révèlent l’étrangeté du narrateur.
Celui-ci adopte en effet un comportement étrange. Le récit fonctionne par
scènes racontées qui sont autant de scènes curieuses, étranges. Ce sont des
scènes ritualisées : le narrateur étant un homme d’habitudes, il répète sans cesse
le même discours, de même qu’il en passe par des lieux obligés lors des visites
guidées. Or, ces scènes rendent compte d’un comportement dévoyé. Des
dysfonctionnements se font jour dans le rapport au pouvoir et à l’autorité du
narrateur, mais également dans son rapport aux femmes. Le récit est ponctué
par des scènes de ménage : précisément, la scène, comme le rappelle Barthes
dans Fragments d’un discours amoureux « n’a pas d’objet ou du moins elle le perd
très vite : elle est ce langage dont l’objet est perdu »2 Le propre de la scène est la
surenchère. Il s’agit d’avoir le dernier mot. Ici, la surenchère consiste à passer
de l’ordre du langage à l’ordre du corps, de la violence verbale à la violence
physique. Les scènes entre la mère et le père du narrateur sont en quelque sorte
rejouées par le narrateur vis-à-vis de sa propre épouse. C’est ainsi un véritable
chemin de croix que vivent les femmes du récit – le référent religieux court tout
au long du texte, alors que le narrateur semble dénué de toute conscience de la
différence entre bien et mal :
J’ai le plus grand mal, monsieur le juge, à supporter le pardon
de ma femme et son visage de tristesse et de résignation. A vrai
dire, ils me rendent fou. Car ils me rappellent un autre visage
de tristesse et de résignation, ils me rappellent le visage de
maman sur la photographie de mariage qui orne encore, dans la
maison de mon père, le buffet de la salle à manger. Sur la
photo, mon père est ivre. Il s’est saoulé à mort pour fêter le
bonheur qui commence. Ma mère lève les yeux sur l’appareil
avec cet air de bonté désolée qui ne la quitte plus depuis qu’elle
a rencontré son mari. Et lorsque je vois ma femme vaquer à son
ménage avec cette expression de sainte suppliciée, lorsque je la
vois laver la vaisselle avec ses yeux de douleur retenue qui
s’écarquillent pour refouler les larmes, lorsque je la vois aller et
venir avec ce visage de pardon, avec ce petit air de victime, j’ai
1 L. Salvayre, La Puissance des mouches, Paris, Éditions du Seuil, 1995, coll. « Points », 1997, p. 62-63. 2 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 247.
5
envie de la frapper, monsieur le juge, je ne devrais pas vous
dire de pareilles choses, elles pourraient se retourner contre
moi, mais j’ai envie de la frapper, monsieur le juge, parce qu’à
ce moment-là, le sentiment que je suis pareil à mon père
m’envahit, aurais-je hérité, me dis-je, de sa malignité, se serait-il
insidieusement installé en moi pour se survivre et me tuer,
voilà ce que je me dis, monsieur le juge, et ces idées me rendent
fou, elles me rendent littéralement fou, car j’ai juré de ne jamais
ressembler à mon père, j’ai juré et je jure encore, sur la tête de
maman et de Blaise Pascal réunis, de ne jamais ressembler à
mon père. Jamais.3
Ce qui rend le narrateur étrange, c’est son amoralité. Celle-ci contribue à
sa marginalisation. Le comportement dévoyé du narrateur participe de sa
désocialisation, perceptible dans le voyage qu’il entreprend à la fin du récit. En
effet, c’est à une déchéance sociale que l’on assiste alors : alcool, chômage,
clochardisation. L’itinéraire du narrateur ressemble à une descente aux enfers,
doublée d’une sorte de mise en croix. La dimension christique de ce parcours
est indéniable, mais elle est cependant refusée par le narrateur. Il n’y a pas de
rédemption possible. Cette marginalisation aboutit à la situation initiale : la
réclusion, l’immobilité, l’enfermement :
Avant ma détention, la Pensée où Pascal affirme que tout le
malheur de l’homme vient de ne pas savoir demeurer en repos
dans sa chambre, cette pensée me bouleverse, et je la fais
mienne au point qu’il m’arrive parfois d’envisager
sérieusement de me reclure.4
La vie se conforme au livre et dans le même temps s’opère un
détachement par rapport aux Pensées, puisqu’ici le malheur de l’homme vient
du fait qu’il est enfermé…
Ces scènes de curiosité que le narrateur dessine dans son discours font
passer – étrangement – à des scènes de persécution. C’est d’abord la
persécution de l’autre qui est manifeste. Le narrateur est en effet l’objet de cette
persécution, à commencer par celle exercée par le père. Le narrateur explique
ainsi comment, enfant, il a été rejeté des autres car il empestait5. Or, cette
persécution et cette paranoïa apparaissent d’abord comme les caractéristiques
de son père :
3 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 13. 4 Ibid., p. 119. 5 Ibid., p. 59.
6
Papa est atteint d’une maladie grave que l’amour de maman n’a
pas réussi à guérir. Papa a la manie de la persécution. J’ai
toujours été entouré dans ma vie de personnes qui souffraient
de cette affection (j’ai l’honneur de compter parmi elles Blaise
Pascal qui fut en quelque sorte persécuté par Dieu, ce qui est la
pire des occurrences) et j’en conclus qu’il en existe un nombre
conséquent.6
Si ces indications font signe du côté du pathologique, il faut aussi les
entendre comme une quête de sens, des signes, propre à tout lecteur – et à tout
romancier… En ce sens le narrateur est lui aussi persécuté. Cela aboutit à
l’exclusion de l’autre jusque dans la forme romanesque adoptée : un dialogue
fictif qui absorbe, englobe l’autre. La persécution apparaît liée au
dédoublement, au trouble identitaire du narrateur. Celui-ci est perceptible, d’un
côté, par la confusion entre le féminin et le masculin (il trouve des
ressemblances entre sa mère et Pascal) et, plus fondamentalement, par le fait
que le narrateur est pris entre deux genres (première forme d’hybridité
générique ?), pris dans un entre-deux : « Mais à la lecture des Pensées, ce passé
s’est mis à bouger dans ma mémoire comme un enfant dans le ventre d’une
femme. »7 De l’autre, par son anonymat – le « nom du père » demeure absent
du récit, comme l’indiquent les vagues souvenirs de la mère au moment de sa
« rencontre » avec celui qui deviendra le père du narrateur : « (elle se souvient
seulement qu’il a un accent andalou, un nom qui commence par M, Malvida
peut-être, et qu’il a servi sous les ordres du général communiste Lister) »8.
L’onomastique, absente, mais reconstituée, fait signe vers la « mauvaise vie » du
narrateur et évoque la misère de l’homme sans Dieu dont parle Pascal. Par
ailleurs, ce M comme Malvida fait signe vers M. le maudit. Le nom est déjà un
destin, comme une persécution du narrateur exercée par son père. De même, la
solitude du narrateur renvoie à la solitude de l’homme et témoigne de son
essentielle monstruosité. Il en est ainsi du voisin du narrateur, M. Hennequin :
Sans doute est-il désespéré, me dis-je, mais d’un désespoir
inerte et qui ne sait pas trouver ses mots. Sans doute, me dis-je,
sa vie est monstrueuse comme celle de tous les paysans. Et la
monstruosité de sa relation avec les bêtes ne peut engendrer à
la longue qu’une monstruosité semblable dans sa relation avec
les hommes. tuer le cochon qui vous regarde d’un coup de
couteau dans la gorge, subir son hurlement interminable et le
chagrin bêlé des brebis, conduire les bœufs mélancoliques et
6 Ibid. p. 31. 7 Ibid., p. 26. 8 Ibid., p. 37.
7
consentants à l’abattoir, en ressortir avec une odeur de sang et
de bouse collée à son corps, se lever dès l’aurore avec des rêves
arrêtés en plein vol, affronter l’aube glacée, la terre ingrate,
souffrir du froid et de la solitude, renoncer à tous les désirs et à
tous les plaisirs des hommes, tout ceci, pensai-je, ne peut à la
longue que pervertir un être et le conduire au désespoir.9
Bien plus, le narrateur a un rapport à l’autre presque exclusivement fondé
sur la haine – comme le montrent les répétitions suivantes, illustrant au passage
le titre de l’œuvre :
Savez-vous, monsieur Jean, que, lorsque la haine vous
atteint, elle s’empare de votre être ? Et l’infeste. Et le
mange tout entier.
La haine, monsieur Jean, a la puissance des mouches.10
La haine, monsieur Jean, est sans discernement. Elle a la
bêtise des mouches.11
La haine aime la merde, monsieur Jean. Sa parenté avec
les mouches réside encore dans ce trait.12
Ma haine cependant s’endort avec le temps. Car le temps a
sur la haine comme sur tous les sentiments un immense
pouvoir somnifère.
Et si je peux, un jour, former l’hypothèse atroce que mon
père a tué lentement ma mère, c’est parce que mon esprit
est exempt de toute haine, c’est parce qu’il est libre de
penser.13
Donc, le narrateur est à la fois au centre de l’attention, de la curiosité et
rejeté, reclus par un rapport à l’autre qui tente de l’exclure ou de le réduire au
même. Le narrateur occupe ainsi tous les pôles de l’intersubjectivité curieuse,
puisqu’il s’agit de mettre en scène la curiosité autour de lui – ce qui perturbe les
codes romanesques.
La curiosité mise en scène
9 Ibid., p. 75. 10 Ibid., p. 85. 11 Ibid., p. 86. 12 Ibid., p. 86. 13 Ibid., p. 86.
8
Trois modèles permettent de rendre compte de cette curiosité mise en
scène : le modèle du roman policier, le modèle psychanalytique et le modèle
socratique.
Le récit joue en effet des règles du roman policier. Grâce au début in
medias res, on connaît déjà le criminel, mais on ne sait ni son crime, ni son
mobile, ni les circonstances dans lesquelles le crime a été commis. Le récit peut
donc se lire comme une vaste reconstitution, d’autant que les situations
d’énonciation sont toutes en lien avec la Loi et le judiciaire. Le narrateur-
personnage s’est déjà livré – c’est donc lui-même qui mène l’enquête. Il est de ce
fait un guide aussi pour la reconstitution de son crime (de même que son métier
l’avait amené à guider les visiteurs de l’Abbaye et du Musée de Port-Royal). Le
narrateur apparaît ici comme une sorte de figure de l’auteur. De plus, il fait les
questions et les réponses, détenant ainsi la maîtrise de la parole. En témoigne
l’incipit :
Pour une déposition ? et que dois-je déposer, je vous prie ? Si je
puis me permettre, monsieur le juge, ces détails n’ont aucune
importance. A votre place, je n’en tiendrais pas compte. Vous
connaissez votre métier ? Je l’espère, monsieur le juge, je
l’espère.
Puisque vous insistez, voici donc comment je pratique le mien.
J’entreprends ma visite par la salle du bas. Je me poste devant le
portrait de la Mère Angélique. Et d’une voix majestueuse,
Observez ce visage, leur dis-je. Il est laid. Moustachu. La
bouche est avare et posée de travers. La mâchoire est énorme.
On pourrait penser qu’il s’agit d’un travelo. Cependant, le
visage de cette femme qui fut abbesse de Port-Royal exerça sur
les esprits de son temps un magnétisme considérable.
Pourquoi ? leur dis-je. Parce que ce visage fut touché par la
grâce divine.
Qu’est-ce à dire ? dis-je. Que notre incarnation est peu de chose.
Que faut-il en conclure ? dis-je. J’aurais adoré être professeur,
monsieur le juge, mais la vie en a décidé autrement. Que faut-il
en conclure ? dis-je. Qu’il est vain de s’attacher à notre chair qui
est la matière la plus trompeuse et la plus périssable qui soit.
J’enchaîne alors sur la vanité de l’attachement humain. La
vanité de l’attachement humain est mon dada. Tout ce
qu’affirme Pascal sur la vanité de l’attachement humain, je
pourrais le reprendre à mon compte. L’attachement à un être,
écrit-il, est chose insensée, premièrement parce que tout être est
extrêmement provisoire, deuxièmement parce qu’il est
incapable de combler à cent pour cent les appétits et les désirs
d’un autre.
9
Quant aux effets à long terme de l’attachement, poursuis-je, ils
sont à proprement parler effroyables. Promiscuité puante.
Abêtissement lent. Rancœur rentrée ou rages éructantes. Et
pour finir, pour finir, détestation réciproque des attachés qui
n’ont plus qu’une idée : déchiqueter la laisse qui les lie. Ou s’y
pendre.14
L’incipit oriente d’emblée l’interrogatoire vers la discussion philosophique
et témoigne de la maîtrise du narrateur : c’est lui qui guide la conversation, qui
l’oriente, qui tire les conclusions et qui donne le ton (ici pour le moins ironique).
Ainsi, il insiste sur l’animalité des hommes, assimilés à des chiens. La structure
cyclique du livre participe de cette reconstitution propre au récit policier.
Le modèle du roman policier et plus largement le modèle judiciaire
(interrogatoire, déposition, etc.) met donc en scène la curiosité des
interlocuteurs et du lecteur, amenés à reconstituer le crime perpétré par le
narrateur. Or, parmi les interlocuteurs, on trouve un autre représentant de la
Loi : le psychanalyste.
Le narrateur consulte en effet un médecin, le docteur Villemotte – le jeu
sur l’onomastique le disqualifiant d’emblée. Le modèle psychanalytique fait du
récit une talking cure – une vaste séance de psychanalyse. Est mis en œuvre un
(faux) dialogue où le narrateur est amené à se raconter. Or, cette parole
n’échappe pas à un jeu sur les topoï du discours psychanalytique. Il en est ainsi
de l’enfance malheureuse permettant d’expliquer comment le narrateur devient
criminel. Ce topos est illustré par l’anecdote de l’instituteur qui offre les
vêtements de son fils au narrateur alors âgé de douze ans – le fils giflant le
narrateur le lendemain, en le voyant porter ce qui était son pantalon.
Le soir, je suis triste. Mon père me demande pourquoi. Je le lui
dis. Je n’ai pas encore appris à me méfier. Mon père me
rétorque violemment que j’ai dû mériter ce traitement,
commettre un acte répréhensible, une agression, ou plutôt non,
je suis trop lâche, une sournoiserie. Il exige que je lui avoue la
faute. Je lui dis que je n’ai rien fait. Répète, me dit mon père. Je
ne dis rien. Je tremble de tout mon être. Répète, hurle mon père.
Je n’ai rien fait, dis-je, en cachant mon visage derrière un bras
épouvanté.
Il me gifle.
C’est ce jour-là, je crois, docteur, que je deviens un criminel.15
14 Ibid., p. 9-10. 15 Ibid., p. 115.
10
Par ailleurs, le récit utilise le schéma de la répétition. On a évoqué, plus
haut, la persécution du père. Or, celle-ci l’amène à avoir un rapport au monde
fondé sur la haine – comme le narrateur – et à tenir une sorte de logorrhée en
guise de discours – là encore le narrateur le rejoint sur ce plan :
Alors il s’en prend au monde, à la pourriture du monde. Il parle
seul. Il grommelle pour lui-même des phrases indistinctes où se
mêlent des jurons français et des blasphèmes espagnols. Ou
bien il s’adresse à la télé qu’il laisse en permanence branchée
sur la Une. Il la tutoie. Il l’invective. Il a toujours raison contre
elle. Il n’y a plus maman pour lui dire Allons, calme-toi, le
docteur a dit qu’il ne fallait pas t’énerver, c’est mauvais pour ta
tension. Personne qui le dérange.16
Le narrateur prête quant à lui sa voix à un soliloque, une parole folle, qui
semble sans fin. Elle aboutit parfois à des digressions où sont perceptibles
l’absence de logique, ou des propos incohérents. Dès lors, l’auteur joue
ironiquement de cette référence psychanalytique et de ce délire prêté au
narrateur. Cela instaure également un singulier rapport à la Loi, qui semble
toujours de l’ordre du détour. Le narrateur, guide du et dans le texte, amène à
se demander s’il est bien raisonnable de se laisser guider… En témoigne
l’anecdote de l’écriteau dans le parc du Musée de Port-Royal :
Accroché à un tronc d’arbre, au-dessus du banc, figure un
écriteau sur lequel est écrit :
LE PARC EST PLACE SOUS VIDEOSURVEILLANCE
NE MARCHEZ PAS SUR LES PELOUSES
NE CUEILLEZ PAS DE FLEURS
NE BRISEZ PAS DES BRANCHES
J’ai ajouté au crayon et en petits caractères : Ne suivez pas le
guide, il ne sait pas où il va.17
C’est encore l’entrelacement entre le modèle judiciaire et le modèle
psychanalytique qui semble caractériser le discours du narrateur, en assignant à
ce double modèle la portée d’une critique sociale. Au début du chapitre 8, le
narrateur est amené par le juge à évoquer sa vie sexuelle, ce qui l’amène à
confesser sa pratique de l’onanisme, apprise chez les Scouts : « Pour ne rien
vous cacher, je signale, monsieur le juge, que cette pratique m’a été inculquée
16 Ibid., p. 39. 17 Ibid., p. 151.
11
chez les boy-scouts dès ma plus tendre enfance. »18 Se donne à lire un paradoxe
entre la lucidité du narrateur et la folie qui lui est prêtée. Le fou (celui qui
extravague, qui erre au sens étymologique du terme) apparaît comme celui qui
a une lucidité supérieure et qui, à ce titre, émet des vérités sur la société – on
rejoue ici une tradition héritée d’Erasme.
Se dégage alors un dernier modèle au sein de ces dialogues fictifs : le
modèle socratique. Le récit joue dans la parole du narrateur d’oppositions
classiques : entre raison et passion ; raison et folie ; corps et esprit… Si le
discours socratique amène le sujet à accoucher d’une vérité, de sa propre vérité,
La Puissance des mouches soulignerait la valeur de l’incompréhension, dans le
sillage de Pascal : « Et tout ce qui, d’une façon générale, fait échec au
cartésianisme exaspéré de tout le monde et à la logique écrasante des choses me
met en joie. Car tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ».19
Ce qui prévaut est l’ironie socratique : le récit est traversé par une parole
minée par l’ironie, qu’il faut entendre au sens étymologique comme un
questionnement. Ainsi, sont remis en cause les liens sociaux, familiaux, les idées
reçues et le langage lui-même. Par l’ironie, sont déconstruites de l’intérieur les
représentations… Cela amène donc à envisager l’univers dépeint comme une
vaste illusion.
Théâtralité du roman : la scène du roman
Cette théâtralité est perceptible dans la mise en voix que constitue le
roman. Pour Lydie Salvayre, il y a un lien profond entre la parole et l’écriture,
ce qu’elle explique dans un entretien avec Maïté Lapierre :
J'ai l'impression qu'il y a eu comme une inversion des choses
normales. On apprend à parler, d'abord, et ensuite à écrire. Moi,
j'ai eu beaucoup, beaucoup de mal à parler, jusqu'à trente ans,
jusqu'à ce que j'écrive justement. Avant, j'étais dans l'incapacité
de proférer une parole audible, lors d'un dîner par exemple ;
écrire m'a permis de parler, vraiment. Une fois que j'ai eu
déclaré littérairement, avec La Déclaration justement, je me suis
sentie plus libre par rapport à la parole orale, si malaisée
auparavant.20
18 Ibid., p. 65. 19 Ibid., p. 12. 20 « Rencontre avec Lydie Salvayre… », entretien avec HorsPress, webzine culturel, propos recueillis par
Maïté Lapierre, consultable à l’adresse suivante : http://erato.pagesperso-orange.fr/horspress/salvayre.htm
12
La structure du roman est ainsi placée sous le signe de cette mise en voix :
il est constitué de 21 sections, avec un changement d’interlocuteur presque à
chacune d’entre elles : le juge, monsieur Jean le gardien, le docteur Villemotte,
l’avocat. Cette structure est régie par un jeu de déconstruction et de
reconstruction :
J'ai prétendument une trame ; je me lance mais elle est chaque
fois à recomposer. Pour La Puissance des mouches notamment, j'ai
dû reconstruire le récit. La construction telle qu'elle est, avec
une série d'interlocuteurs qui jamais ne parlent, n'était pas le
projet initial. Une fois avancée dans le déroulement de la
narration, j'ai tout reconstruit. La narration elle-même m'éclaire
sur la construction. Et la nouvelle construction induira telle ou
telle forme narrative.21
La mise en voix participe d’une certaine hybridité générique du roman ;
elle a différentes conséquences : le personnage se définit par ce qu’il dit et non
plus par ce qu’il fait. On se souvient que Francis Jacques évoque le dialogue
comme une tâche, un faciendum22. Le dialogue apparaît comme l’espace de
l’intertextualité et de l’intersubjectivité. Or, ici, cet espace est dévoyé – il résorbe
la parole de l’autre (celui-ci n’apparaissant qu’à travers la parole du narrateur,
dans ses apostrophes). De ce fait, le dialogue est si ce n’est inventé, du moins
fictif, renforçant par là-même l’idée d’une folie du personnage. Par ailleurs, la
mise en voix ouvre à la polyphonie : se font entendre le discours social, et
l’intertextualité par rapport au lecteur. Le discours du narrateur, qui a plusieurs
destinataires, plusieurs interlocuteurs, intègre le discours des autres, mais aussi
le discours autre : celui des dépliants touristiques, des visiteurs, les clichés
entendus ou lus, etc. et les différentes catégories sociales. Il fait entendre
combien Pascal a nourri la langue française de ce qui se présente désormais
comme des lieux communs, des expressions toutes faites, en les intégrant dans
paroles des touristes – comme c’est le cas de l’histoire du roseau, de celle du nez
de Cléopâtre, ou encore de la fameuse formule « le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît pas »23
Dès lors, le roman peut s’entendre comme une « écho-graphie », un « je »
d’échos. C’est en effet une écriture de la répétition et du ressassement qui se
déploie ici :
Et moi qui ne puis m’arrêter. Des phrases, des phrases et des
phrases. Des phrases jusqu’au vertige. Des phrases jusqu’à
21 Ibid. 22 F. Jacques, Dialogique : recherches logiques sur le dialogue, Paris, P.U.F, 1979. 23 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 56.
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l’écœurement. Des phrases en vrilles, 1 des phrases aspirantes
comme des trous noirs, des phrases que l’on dit sans y penser,
sans le vouloir, et qui se révèlent, plus tard, décisives, parce
que, probablement, elles disaient la vérité. Alors, pour
m’interrompre, Molinier, moi qui suis un fin connaisseur de
Pascal… Et ma répartie immédiate, voulez-vous qu’on croie du
bien de vous ? N’en dites pas !24
Ces échos dont rend compte la mise en voix font partie intégrante du jeu
de remémoration et d’introspection propre à cette reconstitution. Dans le même
temps, cette échographie (on se souvient que le narrateur se rêve en femme)
témoigne d’un dédoublement, d’une folie. Comme l’écrivent Pascal Lécroart et
Frédérique Tourdoire-Surlapierre :
La voix révèle le rapport du sujet à lui-même, ce que le sujet
perçoit de l’autre en lui, mais également ce qui lui résiste. La
voix signifie une perception duale de soi, dans la mesure où elle
réfléchit forcément aussi deux sujets qui se répondent et qui
constituent donc un objet singulier. Par là même, elle renvoie
(rend-voix) à la schize du sujet, parce qu’elle est à la fois objet
du sujet et sujet de l’objet. La voix est ce qui me définit en
propre et ce que je ne maîtrise pas de moi-même.25
Cela souligne la dualité du narrateur, et, au-delà, du sujet. C’est ce
qu’indique le passage suivant :
Monsieur Jean, pourriez-vous me donner des cachets pour
dormir ? Je n’ai pas fermé l’œil. C’est toutes les nuits la même
chose. Je m’endors. J’entends un cri. Je m’éveille en sursaut.
Une sueur glacée me colle aux draps. Je comprends alors que le
cri vient de moi, car je sens encore, dans ma poitrine, la trace
qu’il a creusée.26
Dès lors, au sein de cette échographie, le narrateur est tout à la fois sujet
de l’énonciation et sujet de l’écoute (occupant ainsi la position du lecteur et de
l’interlocuteur). Il faut entendre le « sujet de l’écoute » comme le fait Jean-Luc
Nancy :
24 Ibid., p. 136. 25 P. Lécroart et F. Tourdoire-Surlapierre (dir.), Eclats de voix, expression de la voix en littérature et en musique,
Paris, Éditions de l’improviste, 2005. 26 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 97.
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Le sujet de l’écoute ou le sujet à l’écoute […] n’est pas un sujet
phénoménologique, c’est-à-dire qu’il n’est pas un sujet
philosophique et, qu’en définitive, il n’est peut-être aucun sujet
sauf à être le lieu de la résonance, de sa tension et de son
rebond infinis.27
Le sujet de l’écoute se situe dans une sorte d’entre-deux entre celui qu’il
était avant l’écoute et ce qu’il écoute. Il devient une présence-absence : absence
à soi-même et présence à l’autre – jusqu’à cette volonté de ne devenir lui-même
que l’écriture d’un écho. Le récit esquisse alors les contours d’un lecteur idéal, à
l’écoute, c’est-à-dire selon Nancy, « disposé à l’entame du sens, et donc à une
entaille, à une coupure dans l’indifférence in-sensée ».
En définitive, la théâtralité du roman est avant tout due à la confusion
entre discours et récit : le récit n’a lieu que dans l’énonciation du narrateur. En
cela il y a bel et bien une scène, au sens théâtral du terme, de la curiosité.
Mais c’est aussi une métaphore théâtrale qui structure le récit. Ainsi, les
attributs de l’acteur déterminent le narrateur et sa façon de se présenter aux
autres. D’abord il est doté d’un costume (son uniforme de guide) qui le fait
entrer dans son rôle :
Il s’en est fallu de peu que cette place de guide me passât sous
le nez, monsieur le juge. Je n’arrivais pas à réunir la somme de
deux mille francs nécessaire à l’achat du costume, accessoire, je
le répète, absolument indispensable à l’exercice de ce métier,
car il lui confère à la fois l’autorité, la séduction et le panache,
tout en accentuant son côté fabuleux, ornemental et totalement
irréaliste.28
Le narrateur apparaît comme un orateur. Il y a une théâtralité du langage
qui met en évidence son éloquence. Le narrateur aménage des coups de théâtre
dans l’ordre du langage :
Car Pascal meurt, mais triomphe en mourant, dis-je, lyrique. A
force de fustigations, à force de pénitences, à force de jeûnes,
d’attritions et de contritions, Pascal finit par vaincre le lion
rugissant qui est en lui. Mais pour vaincre le lion rugissant qui
est en lui, il lui faut ? Je ménage le suspense. Il lui faut vaincre
son corps entier jusqu’à son propre périssement. Cette dernière
phrase, je la prépare par un long silence, et je la laisse tomber
27 J-L. Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 45. 28 L. Salvayre, La Puissance des mouches, op. cit., p. 20.
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sur mon public comme une hache. IL LUI FAUT VAINCRE
SON CORPS ENTIER JUSQU'A SON PROPRE PERISSEMENT.29
Le narrateur joue et répète les mêmes scènes ; y compris dans la
remémoration : « Je me joue souvent cette scène, maître : je lis le texte séditieux
devant un souverain plus ou moins paranoïaque et plus ou moins ventru, et je
le regarde se décomposer lentement. Ça me venge. »30 Le narrateur se présente
donc comme un acteur perpétuel. La métaphore théâtrale définit jusque ses
propres membres, ses propres attributs physiques : « Parler bas. Réduire mes
gestes. Baisser mes vieilles paupières (rideaux chéris !). »31 Plus largement, la
métaphore théâtrale invite à une réflexion sur l’être et le paraître. Il nous donne
à voir les coulisses de sa vie, et donc nourrit notre curiosité. Ainsi, pour son
épouse, il s’agit de « sauver les apparences ».
Or, cette théâtralité du roman amène à se demander s’il s’agit ici d’une
tragédie ou d’une comédie. C’est sans conteste une tragédie par la vision
pessimiste de l’homme ici exposée, par la destinée du narrateur, etc. Mais dans
le même temps, le roman relève de la comédie, comme le montre un motif
récurrent, celui de la mouche, qui introduit à l’insignifiant sur un mode
burlesque. De plus, le narrateur évoque des situations cocasses ou triviales. Il en
est ainsi lorsqu’il critique les Espagnols hilares à la vue de la ceinture à clous de
Pascal.
Vous êtes espagnol, monsieur le juge ?
Comme moi.
C’est dans la vie un réel handicap.
Je vous prie de m’excuser, monsieur le juge, je ne voulais pas le
moins du monde vous offenser. Etre espagnol est après tout
une infirmité comme une autre. Mais l’hilarité que déclenche,
chez les Espagnols, la ceinture à clous de Pascal, est une chose
véritablement désobligeante pour un guide. Sinon même,
disons-le, tout à fait insupportable. Car l’infortuné se voit
soudain transformé en personnage de cirque, le costume ne
jouant plus ici le rôle intimidant qui lui est dévolu, mais venant
au contraire accentuer l’effet comique de la situation.32
Plus largement, le comique provient des décalages langagiers – le décalage
entre registre soutenu et réalité triviale notamment – qui participent de la
29 Ibid., p. 17. 30 Ibid., p. 48. 31 Ibid., p. 167. 32 Ibid., p. 23.
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singularité du personnage et de la curiosité qu’il suscite : « Il advient que papa
tabasse maman »33 ; « Mais brisons là. Je ne veux point encourir de reproches.34
Or, héritière de Rabelais, Céline et Quevedo, Lydie Salvayre compare sa
langue à un fleuve et parle d’une « nage entre deux rives » selon l’expression de
Chateaubriand : la rive classique, française et la rive baroque, espagnole.
L’auteur aime le classicisme français si tant est qu’il soit travaillé par une
certaine légèreté, voire une certaine licence qu’elle lie à la langue et à la culture
espagnoles : rigueur et clarté d’un côté, outrance et obscénité de l’autre. Lydie
Salvayre revendique le mélange des registres.
La théâtralité qui fait du roman une forme curieuse et une scène de
curiosité amène à réfléchir sur le sens de l’œuvre. Fondé sur la lecture de Pascal,
le roman doit-il s’entendre comme un divertissement ?
Il oriente la représentation du monde vers un spectacle généralisé. Ce n’est
pas seulement le narrateur qui file la métaphore théâtrale. Tout devient suspect
d’illusion, tout renvoie à un vaste spectacle – et donc interroge la vanité de
celui-ci. Ainsi, le psychanalyste devient prestidigitateur : « Lorsque nous nous
sentons suffisamment délassés, le psychiatre fait entrer maman dans le cabinet.
Maman lui glisse dans la main trois billets qu’il fait disparaître aussitôt d’un
geste de prestidigitateur »35 ; la violence conjugale est un triste spectacle : « Ma
mère me protège. Il la frappe d’un coup cinglant. Je ressens le choc dans ma
chair. Et je hurle Maman, maman. Poignant spectacle ! »36 Tout devient
apparence vide, comme le souligne l’exemple du docteur Villemotte, lorsque le
narrateur parle de lui au gardien, monsieur Jean :
Les entretiens avec le docteur Villemotte ?
Puis-je vous dire, sans vouloir vous flatter, que je préfère
m’entretenir avec vous. J’ai l’impression que le docteur
Villemotte cherche à tout prix à m’expliquer, à me comprendre,
et que son air détaché n’est en réalité qu’une façade. Cela m’est
désagréable.37
De même, les prédécesseurs du narrateur là où il habite sont des gens de
théâtre : « Il [M. Hennequin] avait beaucoup souffert, me confia-t-il, de la
présence de mes prédécesseurs, gens de théâtre qui menaient une vie de
bohème et se couchaient longtemps après minuit. »38 Dernier exemple de cette
métaphore théâtrale généralisée : le narrateur évoque la visite d’une classe de
33 Ibid., p. 31. 34 Ibid., p. 68. 35 Ibid., p. 60. 36 Ibid., p. 85. 37 Ibid., p. 79. 38 Ibid., p. 73.
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4ème et compare le portrait de Pascal par Quesnel à Daniel Mesguich… Or, c’est
précisément à cette occasion, qu’apparaît la pensée de Pascal d’où est tiré le titre
du roman.
Cette métaphore théâtrale se présente comme une façon de déconstruire
les préjugés mais aussi comme une façon de déconstruire la forme romanesque
elle-même. Cela permet de rejouer le theatrum mundi sur un mode mineur.
Ainsi, à l’enjeu métaphysique correspond une posture ironique. Il s’agit d’être
détaché du monde et des autres. Le narrateur rompt successivement ses liens
(familiaux, amoureux, professionnels, amicaux). Sa déchéance est à l’image
d’un détachement d’avec la vie sur terre, les biens matériels – on se souvient
qu’il perd ses seuls biens contenus dans sa valise…
Est ainsi mise en exergue la vanité de l’homme, formulée crûment dans la
bouche de l’un des collègues du narrateur, Turpin : les hommes ne sont autres
que « [d]es enculeurs de mouche »39. C’est aussi la précarité de l’homme qui est
sans cesse mise en évidence : la mouche revient pour dire non pas seulement les
pensées et obsessions du narrateur mais aussi pour dire la mort :
Les hommes sont pareils aux chiens, leur dis-je. Et en
prononçant ces mots, monsieur le juge, je repense à maman qui
est morte avant de mourir, et je vois son visage blanc qui repose
au-dessus de tous mes souvenirs, je vois une mouche se poser
sur sa joue glacée et se frotter les pattes, je vois ses lèvres
blanches qui ne s’ouvriront plus et ses yeux infinis derrière ses
paupières fermées.40
Il s’agit en outre d’actualiser le point de vue du moraliste, en passant du
theatrum mundi à la société du spectacle… comme le suggère la référence à Guy
Debord lors d’une conversation entre le narrateur et son supérieur hiérarchique,
Molinier :
Et moi, relançant, ne trouvez-vous pas que Pascal substitue en
quelque sorte à l’horreur du vide physique, l’horreur du vide
métaphysique ? Et lui, sur un ton pénétré, l’influence de Pascal
sur Guy Debord, mon petit, ne vous paraît-elle pas
déterminante ? Et moi, Guy Debord ? Et lui, le plus grand de ce
siècle, mon petit, le seul.41
Qu’en est-il alors de la lecture ? Peut-elle être envisagée comme un
« divertissement » ? La neuvième section est ainsi constituée d’une seule
39 Ibid., p. 92. 40 Ibid., p. 11. 41 Ibid., p. 135-136.
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phrase : « Faut-il considérer, monsieur Jean, la lecture de Pascal comme un
divertissement ? »42 On le voit, la narration est saturée d’incessants clins d’œil
de l’auteur, de multiples références à Pascal, à l’image de la visite de la classe de
4ème ... du lycée Blaise Pascal, ou encore à la fin du récit, du travail de
débroussaillage effectué chez M. et Mme Amiel. S’instaure une connivence avec
le lecteur qui résonne comme un rappel de la leçon pascalienne : le
divertissement est une tentative de nous faire oublier que nous sommes
mortels. Dans le même temps, la lecture est ici « curieuse » en ce sens qu’elle
côtoie le délire : « Chaque jour, en lisant, je découvre le bonheur de penser. Car
lire, c’est penser. Car lire, c’est délire. »43 Le narrateur, tout comme le lecteur, est
un créateur. Il nous fait entrer de plain-pied dans l’invention. Il s’agit là d’une
parole qui s’invente au fur et à mesure, et qui, de ce fait, maintient la curiosité et
le doute du lecteur en éveil. Le roman ouvre à un processus d’irréalisation, et
dans le même temps, à une spectralisation et du narrateur et du lecteur – pour
reprendre le terme employé par Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix.
De fait l’ultime ironie de ce curieux roman est de se fonder sur la
conversation – alors même qu’elle est en soi un divertissement : la conversation
est un art aristocratique en premier lieu, mais on lui associe – Rousseau
notamment – le bavardage, la politesse, l’hypocrisie – cet art du comédien.
Bibliographie
BARTHES, Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil,
coll. « Tel Quel », 1977.
JACQUES, Francis, Dialogique : recherches logiques sur le dialogue, Paris, P.U.F, 1979.
LECROART, Pascal, et TOURDOIRE-SURLAPIERRE, Frédérique, (dir.), Eclats de voix,
expression de la voix en littérature et en musique, Paris, Éditions de l’improviste,
2005.
NANCY, Jean-Luc, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002.
SALVAYRE, Lydie, La Puissance des mouches, Paris, Éditions du Seuil, 1995, coll.
« Points », 1997.
SALVAYRE, Lydie, La Déclaration, Paris, 1990, Julliard, coll. « Points », 1999.
42 Ibid., p. 77. 43 Ibid., p. 118.