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Par une nuit parfumée d'octobrele-jardin-d-eve-azur.e-monsite.com/medias/files/par-une-nuit-parfume… · un bal masqué lui paraissait grotesque. En vain sa mère avait-elle essayé

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Résumé

Un regard qui capte le sien parmi la foule… Un inconnu au masque doré, sombre, mystérieux, l’émissaire du destin… Et Constance, en ce soir de bal costumé, va tout oublier : son fiancé, son ma-riage imminent, sa mélancolie. Pour un soir, elle s’adonne à l’illusion, au rêve, et disparaît avec cet homme dans le jardin, par cette nuit parfumée d’octobre… Mais viendra le moment où il faudra ôter les masques…

SANDRA MARTON

Par une nuit parfumée d’octobre

Un grand merci à Rowane pour le Scan, OCR et MEP

COLLECTION AZUR

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :

CHERISH THE FLAME

Traduction française de MARIANNE LORENZI

<H> HARLEQUIN sont les marques déposées de Harlequin Entreprises Limited au Canada

Collection Azur est la marque de commerce de Harlequin Entreprises Limited.

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitue• rait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 el suivants du Code pénal.

© 1988, Sandra Myles. © 1989, Traduction française : Harlequin S.A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris – Tel. : 45 82 22 77

ISBN 2-2280-00714-2 – ISSN 0993-4448

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L’éclat des lustres… Ce fut la première chose qui éblouit Constance lorsqu’elle entra dans la grande salle du club. Les déguisements des invités, tout ce velours, ces bouillonnés de satin reflétaient la lumière à l’infini et formaient comme un flot de couleurs qui glissaient au rythme de la danse. Les loups qui dissimulaient les visages ajoutaient à cette impression de masse confuse, et l’on croyait assister ù quelque sabbat étrange où des diables et des chats noirs côtoyaient des marquises, des bergères ou des femmes déguisées en hommes, avec des chapeaux rabattus sur les yeux. Tous célébraient la veille de la Toussaint avec une égale gaieté et le bal costumé du Hunt Club, cette année encore, ne démentait pas sa légende de faste.

Un peu étourdie. Constance s’appuya sur le mur tendu de soie rouge où couraient les ombres des danseurs comme sur les parois d’une gigantesque toupie. Les lampes, au plafond, les consoles, la pièce entière paraissaient entraînées dans ce mou-vement continuel, jusqu’aux corbeilles de fleurs, aux quatre coins, qui se balançaient, ébranlées par le piétinement de la valse. Pourquoi Constance

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remarqua-t-elle tout de suite l’homme qui se tenait de l’autre côté de la salle ? Parce que lui seul res-tait immobile, indifférent à cette foule joyeuse ? C’est du moins la raison que la jeune femme invo-qua par la suite. Sur le moment, elle ne distingua que son masque doré et sa pose particulière, les mains à plat sur le mur et le buste penché en avant, comme un fauve aux aguets.

— Constance, pour l’amour du ciel, fais un ef-fort ! Nous n’allons pas rester plantées là toute la soirée !

La jeune femme se tourna vers sa mère qui s’agitait avec nervosité.

— Je suis désolée, maman, mais il y a au moins trente Roméo dans la salle ! Comment veux-tu que je reconnaisse Alain ?

Janet Gardiner haussa les épaules.

— Quelle idée de choisir un déguisement si ba-nal !

— Ton idée, jusqu’à preuve du contraire.

— Je rêvais de te voir en Juliette !

Constance esquissa une moue.

— Un rêve que partagent beaucoup de mères, si j’en crois la quantité de robes élisabéthaines ici !

Janet s’apprêtait à répliquer quand son mari l’interrompit :

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— N’est-ce pas Alain, là-bas ?

D’un geste de la main, il désignait un Roméo qui dansait près de la terrasse, mais Constance eut beau plisser les yeux, il lui fut impossible de re-connaître Alain Fowlers avec certitude. Pourtant un détail infime, la carrure, les cheveux devraient lui permettre de distinguer son fiancé malgré son déguisement ! Après deux mois passés ensemble ! Elle se fraya un chemin parmi les danseurs.

— Alain ? C’est toi ? demanda-t-elle après une brève hésitation.

A son grand soulagement, le Roméo lui sourit.

— Constance !

Il l’embrassa sur les deux joues, recula.

— Tu es ravissante en Juliette, ma chérie. J’ai hâte de te présenter à nos invités. Ma tante Maud meurt d’envie de te connaître et…

— Peut-être pourrait-on le faire au souper ? Je…

Quelle raison invoquer pour différer davantage les présentations d’usage ? La date du mariage approchait et il était grand temps que Constance fasse connaissance avec toute la famille d’Alain. Pourquoi se sentait-elle si peu de courage pour affronter la « tante Maud » et autres parents éloi-gnés ?

— Mieux vaut attendre que les gens aient enlevé leurs masques, tu ne trouves pas ?

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Depuis le début, cette idée de se retrouver dans un bal masqué lui paraissait grotesque. En vain sa mère avait-elle essayé de la convaincre.

— C’est la seule solution, mon petit. Il ne reste que trois jours avant ton mariage…

Un argument décisif mais qui augmentait enco-re le désarroi de Constance. L’organisation de la réception, la répétition générale que constituait ce bal, tout ce remue-ménage la conduisaient droit au moment fatidique où elle lierait pour toujours sa vie à celle d’Alain Fowler. Pour toujours ! Alors que deux mois plus tôt, leurs relations se limi-taient à des soirées passées ensemble, et aux pro-pos insignifiants qu’ils échangeaient dans la voitu-re, au retour ! Des propos comme ceux qu’ils te-naient aujourd’hui, dans cette salle de bal.

— Tu as sans doute raison, répondait Alain. Ce sera bien plus commode de se voir au restaurant.

Le père de Constance s’approcha, entraîna son futur gendre vers les fauteuils alignés le long du mur.

— Quelques affaires à régler…, expliqua-t-il à la jeune femme.

Constance sourit, heureuse de ces quelques mi-nutes de répit qui lui permettaient de s’isoler un peu dans un coin de la pièce, et de se remémorer pour la centième fois ce fameux jour où tout avait basculé…

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Quand Alain s’était-il mis en tête de l’épouser ? Difficile de s’en souvenir, tant cette idée lui sem-blait absurde, à l’époque. Ne traitait-elle pas ses propositions avec désinvolture, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie habituelle entre eux ?

— Mais oui, bien sûr, nous nous marierons ! di-sait-elle avec un sourire. Et nous aurons beaucoup d’enfants, n’est-ce pas ?

Comment ne percevait-elle pas déjà l’insistance à peine voilée de son compagnon ?

— Pourquoi ris-tu. Constance ? Je te demande en mariage et tu éludes la question.

— Moi ? Éluder ? Mais je te réponds, au contrai-re, puisque je te répète que j’accepte !

Il soupirait.

— J’imagine que tu n’es pas encore prête à t’engager. Mais je saurai attendre, tu sais…

— Attendre quoi ? Je viens de te dire que…

Et elle continuait à s’amuser de ses airs d’amoureux transi, persuadée qu’il jouait la comé-die, lui aussi. Après tout, il ne pouvait en être autrement : ils ne ressentaient rien l’un pour l’autre, rien qu’une amitié un peu tendre, de ces liens qui s’estompent avec les années et qu’on renoue parfois, l’espace d’un dîner, pour se rappe-ler le bon vieux temps.

Mais un soir, Alain devint plus pressant.

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— Constance, aujourd’hui, il faut que tu me ré-pondes.

Son visage reflétait une telle gravité que, pour la première fois. Constance le prit au sérieux.

— Alain, tu veux dire que… Enfin, tu me de-mandes vraiment de t’épouser ?

— Bien sûr ! Comment peux-tu en douter ? De-puis des semaines que je t’en parle !

— Mais je croyais que… Je pensais…

La peur la saisit soudain devant cet homme un peu falot, aux traits mal affirmés avec qui elle s’était liée par désœuvrement après son retour de New York et qui la demandait en mariage. Cet homme qu’elle n’aimait pas et qui ne l’aimait pas non plus, à son avis. Quelle sorte de passion reflé-taient ce sourire gentil, cette expression à peine inquiète, ces mots polis, prononcés avec calme ?

— Tu es contente avec moi, n’est-ce pas ?

— Euh… oui !

« Contente » était bien l’expression exacte. Les soirées avec Alain constituaient un passe-temps agréable, sans plus.

— Alors pourquoi hésiter ?

La question la laissa sans voix. Comme s’il suffi-sait de s’entendre bien avec quelqu’un pour l’épouser !

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— Un mariage stable suppose une affection mu-tuelle, continuait Alain. La passion ne dure pas et, tôt ou tard, les couples se déchirent, alors que là…

Alors que là, ils vivraient tous deux côte à côte une vie paisible, sans heurts, avec comme unique sujet de discussion : quels rideaux mettre dans leur chambre et la gravure la plus jolie pour le salon. Un mariage de raison, tel qu’il se concevait au siècle dernier. Des conceptions d’un autre âge ainsi qu’elle l’expliqua le soir même à ses parents. Mais, à sa grande surprise, son père se montra très contrarié de son refus.

Car elle avait refusé la proposition d’Alain. De-vant son air malheureux, des paroles consolantes lui étaient venues, des lieux communs qu’on dit dans ces cas-là :

— Je vais réfléchir. De toute façon, nous avons tout notre temps…

Le visage d’Alain s’était illuminé.

— Alors il y a une chance que tu acceptes ?

— Mais… peut-être. Je ne sais pas.

En fait. Constance savait bien qu’elle ne tenait pas le moins du monde à épouser Alain, et il n’était pas très honnête de le laisser espérer ainsi. D’autant plus que le départ de la jeune femme à New York repoussait d’une semaine la réponse définitive. Tant pis ! Elle lui écrirait une lettre de là-bas !

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Mais la lettre ne partit jamais : la réaction d’Andrew Gardiner sema le doute dans l’esprit de sa fille qui remit sa décision à plus tard.

— Comment peux-tu refuser une proposition pareille ! Les Fowlers ont bâti un véritable empire à Maywalk ! Voilà des années que je travaille avec le père d’Alain : je sais de quoi je parle !

Un argument peu propre à convaincre Constan-ce.

— Papa, je n’aime pas Alain, et le fait qu’il soit riche n’y change rien !

— Soit ! Mais Alain me paraît quelqu’un de gen-til et doux qui s’occupera très bien de toi : quoi rêver de mieux ? Mon petit, tu as vingt-quatre ans : j’imagine que tu ne crois plus au coup de foudre !

A vrai dire. Constance n’y avait jamais cru. Tomber amoureuse d’un homme en quelques secondes lui paraissait impossible et pourtant, épouser ainsi Alain pour qui elle n’éprouvait qu’une vague amitié… Devant son air hésitant, Andrew lui posa la main sur l’épaule.

— Réfléchis, Constance. Tu as une semaine de-vant toi : mais souviens-toi qu’un mariage stable ne se fonde pas sur une passion éphémère…

A peu près le même discours que celui d’Alain tout à l’heure dans la voiture. Et ce refrain lui trotta dans la tête pendant son séjour à New York

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sans parvenir à entamer sa conviction : on n’épousait pas un bon camarade. Voilà ce qu’elle répondrait à Alain. D’ailleurs, la vie trépidante de New York, les dîners chez des amis, les promena-des dans Central Park la divertirent bientôt de ces préoccupations et cette soirée lui sortit de l’esprit au bout de quelques jours.

Aussi fut-elle très étonnée, à son retour, de voir la voiture d’Alain devant la maison. Et lorsqu’il répondit lui-même à son coup de sonnette, le courage lui manqua de le renvoyer tout de suite : pourquoi ne pas remettre ses explications à plus tard, à ce soir, par exemple, ou même à demain ?

Mais rien ne la préparait à la scène qui suivit.

L’émotion sur le visage de sa mère, d’abord, qui apparut derrière Alain.

— Oh, ma chérie, je suis heureuse que tu te sois décidée ! J’espérais ce moment depuis si long-temps !

— Maman, que… ?

Alain lui passa le bras autour de la taille.

— Je n’ai pas pu attendre pour annoncer la nouvelle, lui murmura-t-il à l’oreille.

Elle le regarda avec stupeur.

— Quelle nouvelle ?

— Celle de notre mariage, bien sûr ! Tu com-prends, j’étais certain que tu accepterais !

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Constance voulut répliquer, mais déjà sa mère l’embrassait, puis son père, arrivé sur ces entrefai-tes.

— Je savais bien que tu te montrerais raisonna-ble, ma petite fille.

Abasourdie, la jeune femme se tourna vers Alain.

— Mais je ne t’ai rien…

Il l’entraîna plus loin, hors de portée de voix de ses parents.

— Ne te fâche pas, ma chérie. J’avais hâte, tu comprends ? Et tu avais presque accepté, le der-nier soir, tu te souviens ?

— Accepté ? Mais non, je…

— Ne fais pas d’esclandre, je t’en prie ! Ne gâche pas la joie de tes parents. Nous en reparlerons plus tard si tu veux.

Elle se tut, déconcertée, attendrie par le bon-heur de sa mère, émue par les manifestations d’affection des Fowlers, convoqués, eux aussi, pour l’occasion. Et le piège s’était refermé sur elle, peu à peu, sans qu’elle s’en aperçoive. L’envie lui venait parfois de tout expliquer, de dire qu’elle n’avait jamais téléphoné à Alain de New York, comme il le prétendait. Mais comment décevoir ses parents ? Comment remettre en question les préparatifs qui avaient commencé le jour même de son retour : la robe, les invitations, l’arrivée de la

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famille Fowlers dans son entier, que Constance devait rencontrer cette veille de Toussaint, lors du souper prévu après le bal masqué. Enfin le maria-ge lui-même, dans trois jours…

Trois jours ! Plus que quelques heures, et elle serait mariée sans l’avoir voulu, parce qu’elle était trop lâche pour contrarier ses parents, pour faire de la peine à Alain. Et la fête autour d’elle, ces gens heureux qui riaient lui paraissaient un autre mon-de dont on allait bientôt l’arracher pour la confiner dans un appartement cossu de la ville où elle se retrouverait seule avec Alain.

Dans son désespoir, il lui semblait que cette musique, cette débauche de couleurs et de gaieté constituaient un ultime aperçu de joie et de légère-té avant des années de vie terne. Et elle regardait les danseurs avec avidité, comme le dernier acte d’une pièce avant le baisser du rideau.

Chacun y jouait son rôle : des Marie-Antoinette en perruque poudrée riaient avec des petits ber-gers sortis tout droit d’un tableau de Watteau. Un Troyen de l’Iliade, tout près, donnait le bras à une bacchante qui portait des grappes de raisin autour de la taille. Une religieuse ôtait sa coiffe à cause de la chaleur, et l’on apercevait les ailes blanches d’un ange qu’un mouvement de danse trop violent avait déportées sur le côté. Des fenêtres de la terrasse aux murs de la salle, époques, classes sociales et allégories tournoyaient sans trêve et rejetaient

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Constance vers les fauteuils des côtés. Sur son passage, elle bouscula un Robin des Bois qui se retourna, furieux :

— Regardez donc devant vous !

— Excusez-moi.

Revenue près de la porte d’entrée, Constance s’appuya sur le dossier d’une chaise et contempla la salle. L’angoisse de ces derniers jours la repre-nait, plus violente que jamais. « Trois jours, se répétait-elle, trois jours et le piège se refermerait sur elle. » Trois jours, scandaient la musique de valse et les pas rythmés des danseurs. Trois der-niers jours.

Éperdue, Constance ferma les yeux.

Lorsqu’elle les rouvrit, quelques secondes plus tard, sa vision changea. Les invités et leurs costu-mes colorés s’estompèrent comme les paillettes d’un gigantesque kaléidoscope et, de nouveau, l’homme au masque doré se détacha de la foule. Il n’avait pas bougé depuis tout à l’heure et conser-vait la même attitude étrange, le buste penché en avant. Pourquoi ne portait-il pas de costume, à part ce loup, sur son visage ? Pourquoi restait-il ainsi immobile, la tête tournée vers Constance ?

Un frisson parcourut la jeune femme tandis qu’elle essayait de détacher son regard de l’homme. Mais alors, la musique reprenait le des-sus, et le bruit des rires lui revenait aux oreilles,

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avec l’impression qu’on la narguait. S’abstraire encore, oublier la fête, la réduire à un flot de lu-mières changeantes… Et le lien magique entre l’homme et elle se formait de nouveau.

— Constance ?

C’était son père qui s’approchait.

— J’ai eu beaucoup de mal à te trouver, conti-nua-t-il. Pourquoi restes-tu là toute seule ?

— Je… je vous cherchais, Alain et toi.

Andrew Gardiner la considéra un moment, avant de murmurer :

— Tu danserais avec moi ?

Constance accepta et ils rejoignirent tous deux la foule des danseurs.

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2

— Ta mère s’inquiète beaucoup à ton sujet.

Constance releva la tête vers son père. On jouait une valse lente et un brouhaha de conversations s’élevait dans la foule.

— Maman ? Pourquoi ?

— A cause de ton attitude. Tu parais si indiffé-rente à tout, si lointaine.

Constance baissa les yeux. Que répondre ? Si-non qu’elle cherchait justement à s’abstraire, à oublier ce mariage proche pour ne pas crier son angoisse.

— Je lui ai dit que c’était normal. Après tout, ta vie va changer et…

Il s’interrompit, le regard fixé sur sa fille. Et Constance eut l’impression fugitive qu’il savait tout, qu’il comprenait ce qu’elle ressentait. Quand il reprit la parole, son ton changea, devint plus tendre, empreint d’une émotion nouvelle :

— Alain est un brave garçon, tu sais. Je crois que tu vivras heureuse avec lui.

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Pourquoi paraissait-il si triste, soudain ? Cons-tance lui sourit.

— Tu me l’as déjà dit, papa, et je me suis ralliée à ton avis.

— Oui, dit Andrew, tu as téléphoné de New York…

Ajoutait-il foi au mensonge d’Alain ? Jus-qu’alors, Constance en était persuadée, et pour-tant, ce soir, un doute perçait dans la voix de son père. Une sorte de gêne aussi, comme s’il se sentait coupable. Avait-il conscience du piège dans lequel Constance se débattait ? Pourquoi ne l’aidait-il pas, alors ? Pourquoi avait-il contribué à l’y jeter, par ses conseils, par son insistance ? Constance s’immobilisa, se détacha de lui.

— Tu voulais que j’épouse Alain, n’est-ce pas ?

Il la ramena contre lui, l’embrassa sur le front.

— Oui, bien sûr. Ce… c’était ce qui pouvait nous arriver de mieux à nous tous.

— A nous tous ?

Elle eut un petit rire.

— En l’occurrence, ce mariage me concerne moi et moi seule.

Un peu paradoxal, si Ton songeait au peu de li-berté qu’on lui accordait dans cette affaire, à tou-tes ces décisions prises sans elle, presque sans la consulter. Andrew se reprit :

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— Tu sais bien ce que je veux dire : ta mère et moi partageons ton bonheur et…

Il la fixa avec intensité.

— … et tu es heureuse. Constance ?

— Euh… oui ! Oui, bien sûr !

Elle détourna les yeux et son regard se posa de nouveau sur le masque doré, au fond de la salle. Il lui sembla que l’inconnu tournait la tête vers elle, la considérait, lui aussi. Un frisson la parcourut, tandis que des mythes anciens lui revenaient à la mémoire, des allégories du destin venues désigner la future victime. Des personnages mystérieux qui restent immobiles et silencieux à vous contempler, et dont l’apparition annonce des catastrophes. Prise d’une inquiétude indéfinissable. Constance se serra contre son père.

— Papa, cet homme, là-bas, tu le connais ?

Elle esquissa un geste de tête vers le fond de la salle.

— Quel homme ? Quel costume porte-t-il ?

— Aucun. Il a juste un masque doré sur le visa-ge.

Andrew scruta la foule.

— Je ne le vois pas.

L’inconnu s’était volatilisé. En vain. Constance examina le moindre recoin de la pièce. Quelque-

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fois, un éclat doré l’induisait en erreur : la couron-ne d’une Cléopâtre ou la lyre d’un Orphée en tuni-que blanche. Mais aucune trace du masque. Ce qui accréditait la thèse de l’apparition : qui pouvait ainsi disparaître comme par enchantement, sinon un être fantomatique, une pure vision ?

— Constance ?

La jeune femme tremblait de tous ses membres dans les bras de son père.

— Constance, ça ne va pas ?

Elle se dégagea, secoua la tête.

— Ce n’est rien. Juste un petit étourdissement : il y a trop de monde ici. Je vais aller m’asseoir un peu.

Et, sans attendre Andrew qui tentait de la suivre à travers la foule. Constance se précipita vers un fauteuil près de l’entrée. Se reposer à l’écart des danseurs la calma un peu et son attention fut atti-rée par deux jeunes filles installées sur une ban-quette non loin d’elle. L’une des deux racontait avec animation les préparatifs de son mariage qui, d’après ce que comprit Constance, devait avoir lieu dans quelques jours.

— Ma robe est splendide, tu verras ! disait-elle à sa compagne. Et quant à la bague de fiançailles…

Elle leva la main droite. Un petit diamant bril-lait à son annulaire.

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— Regarde comme il est beau !

Au bord des larmes. Constance détourna les yeux. A son doigt aussi, un diamant somptueux scintillait, beaucoup plus gros et d’une eau bien plus pure que celui de sa voisine. Pourquoi ne lui causait-il pas la même joie ? Pourquoi n’attendait-elle pas le jour de son mariage avec impatience, comme cette inconnue ?

De nouveau, la gaieté ambiante angoissait la jeune femme. Tandis qu’à côté, les deux amies continuaient leur conversation, elle se leva, mar-cha quelque temps le long des murs. Une tentation lui venait de partir, de prendre un taxi jusque chez elle, de se coucher. Mais que diraient ses parents lorsqu’ils s’apercevraient de son départ ? Que penserait Alain ?

Que dirait l’un ? Que penserait l’autre ? Tou-jours ces éternelles questions ! Constance ne pou-vait-elle donc pas agir de son propre chef, sans se soucier de l’avis des autres ? Une conduite qu’elle suivait d’ordinaire. Qu’elle avait suivie plutôt, avant son retour de New York. Quelle force mysté-rieuse la tenait pieds et poings liés depuis ? La pitié à l’égard d’Alain ? Peut-être… Et pourtant les sentiments amicaux qu’elle portait à son fiancé ne suffisaient pas à accepter une pareille contrainte. Non, cette passivité étonnante devait procéder d’autre chose. Mais quoi ?

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Marcher, marcher encore de long en large, pour oublier ce cauchemar, marcher jusqu’à en avoir le tournis, pour ne plus entendre les gens rire auprès d’elle. Le regard fixé sur le sol. Constance voyait les grandes dalles grises danser sous ses yeux sans interrompre ses allées et venues, comme lorsque, enfant, elle jouait à tourner sur elle-même puis s’allongeait sur son lit, l’esprit vide, ainsi qu’un pantin désarticulé. Et qu’était-elle d’autre qu’un pantin dont on tirait les ficelles sans se soucier de ses avis, de ses chagrins ?

Les dalles, à ses pieds, bougeaient de plus en plus, se disloquaient. Un malaise s’emparait de Constance qui persistait à se promener de long en large, sur un trajet de plus en plus réduit, incons-ciente du regard des danseurs les plus proches qui s’arrêtaient pour la considérer. Quand enfin, étourdie, malade, elle s’appuya sur le mur, des bruits de voix lui parvinrent, dans une sorte de brouillard.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Avez-vous besoin d’aide ?

Puis soudain, une tonalité plus grave, plus assu-rée aussi :

— Appuyez-vous sur moi.

Elle essaya de résister.

— Je vous assure que je vais très…

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— Vous êtes sur le point de vous évanouir. Il faut sortir tout de suite.

Un bras lui enserra les épaules, on l’entraîna sans même qu’elle ait le temps de distinguer la figure de l’homme. Des images floues se succé-daient devant ses yeux : le chignon haut et poudré d’une Marie-Antoinette, la lorgnette d’un amiral et, soulignés de khôl au-dessus d’une voile, les yeux immenses d’une houri. Quand ils parvinrent sur la terrasse, Constance respira l’air frais, se retourna, retint un cri…

A côté d’elle, le bras encore passé sous le sien, se tenait l’homme au masque doré.

De la salle, des bribes de conversations lui par-venaient, avec des bouffées de musique qui se perdaient dans le vent d’octobre. Un monde dont la gaieté, si angoissante tout à l’heure, lui parais-sait presque familier, à présent. Plus familière en tout cas que cette esplanade vide et froide, avec l’océan partout : les odeurs marines qui passaient, le miroir de l’eau, là-bas, où l’on voyait se briser le reflet de la lune, et le bruit, un grondement sourd et obsédant. Et l’air chargé d’humidité vous met-tait par instants un goût salé sur les lèvres. Cons-tance frissonna de se trouver là, seule avec cet homme mystérieux dont elle voyait le masque briller dans l’obscurité.

— Respirez encore, dit-il.

— Merci. Je… je vais beaucoup mieux.

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Il lui prit la main.

— Ne parlez pas. Respirez seulement.

La jeune femme obéit. Peu à peu, le souffle lui revenait.

— Je me suis donnée en spectacle, dit-elle au bout d’un certain temps. Je suis désolée.

— Tout le monde se donne en spectacle, ce soir.

D’un geste de tète, il désigna la salle illuminée.

— Les bals masqués permettent aux gens de se montrer tels qu’ils sont, poursuivit-il. Un manteau d’hermine révèle les traits impérieux de l’un, alors qu’une tunique de bayadère dévoile la démarche langoureuse d’une autre. Chacun choisit son cos-tume en fonction de sa personnalité.

— Sauf moi ! Ce déguisement m’a été imposé, et…

Elle s’interrompit. Cette idée de « Roméo et Ju-liette » venait de sa mère, mais Constance l’avait accueillie avec enthousiasme, malgré son mouve-ment d’humeur, à l’arrivée : s’imaginer en femme amoureuse ne lui déplaisait pas. De façon assez paradoxale, au moment d’épouser un homme pour qui elle n’éprouvait aucun sentiment ! Mais cette longue robe rouge, avec des manches à crevés, symbolisait une partie d’elle-même à laquelle il lui faudrait bientôt renoncer pour toujours. Une par-tie un peu irrationnelle, un peu fantasque qui la

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poussait à se rapprocher de l’homme au masque d’or, à lui sourire.

Constance Gardiner, elle, mourait peut-être de peur, mais Juliette, son double l’espace d’un soir, se moquait des conventions et goûtait la présence envoûtante de l’inconnu.

— Vous ressemblez pourtant à l’image que j’avais de Juliette, reprit-il. De longs cheveux blonds, des mains fines et des yeux… Comment sont vos yeux, Juliette ?

Il voulut soulever le loup que la jeune femme portait sur le visage, mais elle s’écarta.

— Non, non.

De nouveau, la peur la prenait.

— Je dois rentrer. Mon fiancé…

— Dites-moi la couleur de vos yeux, douce Ju-liette. Ou plutôt laissez-moi deviner. Sont-ils noirs ?

— Je vous en prie, il faut que je rejoigne…

Mais il enchaîna, l’air songeur :

— Non, le noir serait trop sombre. Il n’y a aucu-ne violence en vous, Juliette. Et pourtant, je pres-sens une sorte de douleur profonde…

Du doigt, il lui caressa la joue.

— Pourquoi étiez-vous si pâle et si triste, ce soir ? Comme l’océan en cette saison, avant les

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rigueurs de l’hiver. Comme une dernière clarté du ciel avant la nuit.

Elle se taisait, fascinée par la voix grave, par le contact de sa main.

— Oui, c’est bien ainsi que je les imagine, mur-mura-t-il soudain.

— Quoi ?

— Vos yeux. Ils doivent être couleur de crépus-cule. Entre bleu et gris. Violets peut-être ?

D’un geste vif, il arracha le masque avant qu’elle puisse l’en empêcher. Pourquoi tenait-elle tant à garder l’incognito ? A cause de l’attirance que cet homme exerçait sur elle ? Une attirance d’autant plus forte qu’il avait deviné juste et que Constance recommençait à lui prêter des dons surnaturels, comme tout à l’heure, lorsqu’elle le voyait immobi-le au fond de la pièce.

Le loup à la main, il gardait le silence.

— Oui êtes-vous ? lui demanda-t-elle enfin. Comment me connaissez-vous ?

C’était la seule solution plausible. Sous ce mas-que doré se dissimulait sans doute un ami qui s’amusait à ses dépens depuis le début de la soirée. Et pourtant, cette stature, cette voix ne lui rappe-laient rien. Ce que l’homme lui confirma bientôt.

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— Je ne vous connais pas, douce Juliette… à part quelques détails : vous avez des yeux d’un violet rare et puis…

— Et puis… ?

— Et puis je sais votre nom…

— Ah ?

Constance le regardait, désorientée. Sans doute s’agissait-il d’un parent d’Alain, d’un ami même, à qui il aurait montré sa fiancée de loin, dans la salle de bal.

— Vous savez donc…, murmura-t-elle d’une voix hésitante.

— Que vous vous appelez Juliette et que vous assistez à un bal masqué.

— Mais non, je…

De nouveau, il l’interrompit.

— La scène se passe à Vérone, après une jour-née de ces chaleurs blanches qui brûlent les places de la ville. Des groupes de jeunes gens passent dans les rues, heureux de sentir arriver la fraî-cheur du soir, déjà costumés pour le grand bal donné par les Capulets, les parents de la belle Juliette. Mais un homme parvient à se glisser parmi les invités.

Constance hocha la tête.

— Roméo…

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— Oui… Roméo ou un autre. Il y avait beaucoup trop de Roméo à mon goût, ce soir.

— Les Juliette ne manquaient pas non plus.

— Peut-être… Mais je n’en ai remarqué qu’une.

Ses doigts pressèrent la main de Constance qu’il tenait toujours.

— Douce Juliette, accepteriez-vous de passer avec moi cette soirée d’été ?

Devant la terrasse, les allées d’un parc s’étendaient dans l’obscurité, jonchées de feuilles séchées. L’odeur de terre humide se mêlait à celle plus âcre, plus violente, de la mer. Et l’on imagi-nait des jours de printemps, avec des floraisons de roses, des après-midi d’été, des femmes avec des chapeaux de paille qui se promèneraient là. Tout un passé de joie dont il ne restait qu’un souvenir, mélancolique comme ces senteurs d’automne.

— Accepteriez-vous ? répéta-t-il.

— Oh, non !

L’été paraissait si loin ! Et si lointaine aussi l’Italie, les paroles d’amour échangées dans un bal, les mots passionnés murmurés sur un balcon ou dans un jardin en fleur. Un océan séparait Vérone du Connecticut.

Et bientôt. Constance se marierait avec Alain.

Elle se débattit.

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— Non ! Il ne faut pas. Mon Fiancé m’attend !

— Votre fiancé.

Pour la première fois, il prit conscience du refus de Constance.

— Où est-il ?

— Mon fiancé ? Mais… je ne sais pas ! Dans la salle de bal, quelque part.

Il la prit par les épaules, la guida vers le jardin.

— Tant pis pour lui. Il devrait rester auprès de vous, ne jamais vous quitter.

— S’il vous plaît !

Et elle le suppliait, incapable de lui résisté, brû-lant d’envie de le suivre, au fond.

— Juste pour quelques minutes…

La terrasse fut franchie en quelques pas et tous deux se retrouvèrent dans le jardin.

A la lueur de la lune, les arbres prenaient un as-pect mystérieux et allongeaient leurs bras tordus jusque sur les allées de sable. Des bosquets bor-daient çà et là le chemin, tapis dans l’ombre com-me des hommes aux aguets. Et les rares statues du jardin semblaient des promeneurs restés immobi-les à les regarder passer. Constance frémit.

— N’ayez pas peur, Juliette.

— Je n’ai pas peur !

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— Mais si ! Vous tremblez !

— C’est que… Mon fiancé…

Toujours ce mot qui revenait comme un re-mords et que l’inconnu rejetait du geste.

— Oubliez votre fiancé quelques minutes, Ju-liette. Vous marchez avec moi dans un jardin, en Italie. Vous respirez le parfum sucré des orangers.

Il désignait les arbres, les taillis, les feuilles sou-levées par le vent d’automne et la magie de sa voix amenaient une ultime lueur de soleil, le chant d’un rossignol, des branches courbées sous le poids des fruits murs. Une brise tiède semblait souffler de minuscules fleurs blanches autour d’eux et la robe de Constance paraissait accrocher des pétales de rose.

— Comme l’air est doux, ce soir ! dit-il.

Et Constance ne sentit plus le vent froid qui ve-nait de la mer. Comme dans un rêve, les impres-sions maussades de la soirée s’estompaient à me-sure que s’éloignaient les lumières de la salle de bal. Le masque d’or ne l’effrayait plus, à présent qu’elle subissait le charme et la puissance évoca-trice de l’inconnu. Se laisser aller, s’abandonner à ce bras qui l’étreignait, à cette voix…

— Regardez ce crépuscule, Juliette. Les soirées de printemps sont presque trop colorées. Mais en été, les brumes de chaleur atténuent les teintes et le violet là-bas…

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Il désignait la clôture du parc qui se fondait dans la nuit noire. Mais Constance croyait distin-guer un coucher de soleil sur des maisons roses et jaunes, des touches de mauve sur le ciel encore clair.

— Ce violet, continuait l’homme, cet indigo, plu-tôt, tout chargé de langueur, comme vos yeux à présent, Juliette. Vos yeux quand vous souriez.

Car elle souriait, la tête appuyée sur l’épaule de son compagnon.

— Pourquoi étiez-vous si triste, tout à l’heure ?

La question de l’inconnu la ramena au bal, à la foule bruyante, à Alain.

— J’étais juste un peu étourdie. Tout ce monde ! Et puis, je m’ennuyais. Je n’ai jamais beaucoup aimé danser.

— Menteuse !

Il la saisit par la taille et commença une valse lente, rythmée par le bruit des vagues, en contre-bas.

— Dites-moi la vérité, Juliette, lui chuchota-t-il à l’oreille. Pourquoi vous êtes-vous évanouie ?

— Je vous ai expliqué que…

— Vous étiez au bord des larmes, pourquoi ?

Puis, comme elle ne répondait pas, il reprit :

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— Qui cherchiez-vous à votre arrivée ? Votre fiancé ?

— Oui. Il m’attendait, comme il doit m’attendre maintenant.

— Dans ce cas, il vous aurait accueillie lui-même. Il vous chercherait partout. Il serait déjà sorti sur la terrasse, dans le jardin.

A ce moment, une des portes vitrées de la salle de bal claqua au loin et Constance se serra contre l’inconnu dans un mouvement instinctif. Mais aucun bruit de pas ne se fit entendre. Quelqu’un avait dû ouvrir par erreur. Constance se dégagea, un peu honteuse.

— J’ai froid, dit-elle.

Il enleva sa veste, la lui posa sur les épaules. Mais ses allusions au bal avaient brisé l’illusion. Plus d’Italie, à présent. Plus de fleurs blanches, plus de roses. Ne restaient que ces allées sombres, ces feuilles jaunies et craquantes. Et les vagues qui se fracassaient contre les rochers avec un bruit de foudre.

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3

— Descendons sur la plage.

Constance se tourna vers la falaise abrupte au pied de laquelle grondait la mer.

— Descendre ? Mais par où ?

— Je connais un chemin.

Il l’entraîna dans un dédale de petites allées creusées dans la pierre. Des arbustes piquants poussaient dans les anfractuosités de rocher et, plus bas, des herbes formaient un tapis humide et glissant. Mais l’inconnu se jouait de ces obstacles, marchait d’un pas sûr et guidait Constance par des détours mystérieux où sa longue robe glissait entre les épines et où ses escarpins de soie ne risquaient pas de se mouiller. A un certain passage délicat où il dut la prendre dans ses bras, un frisson saisit la jeune femme à la vue du masque d’or qui brillait à la lueur de la lune. Elle se sentait fascinée par cet homme, semblable à l’esprit de la nuit, qui des-cendait avec son fardeau d’un pas aussi rapide que s’il eût volé sur la falaise.

Comment savait-il les sentiers dégagés, allait-il sans hésiter dans les labyrinthes de buissons et

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d’herbes, et distinguait-il dans la nuit le moindre repli de terrain, la moindre cavité ? Constance contemplait les deux trous noirs creusés dans le haut de son masque et se prenait à se demander, à son tour, quelle était la couleur de ses yeux.

A le voir ainsi courir sur le rocher désert, avec ses cheveux noirs que le vent ramenait sur son front et sa chemise blanche un peu mouillée d’écume, on eût cru un ange déchu, renvoyé sur la terre pour quelque faute commise pour défendre les hommes. Et lorsque, enfin, l’inconnu la déposa sur la plage, la jeune femme resta serrée contre lui.

— Attendez.

Il se dégagea un peu, dénoua le fil qui retenait son masque.

A peine Constance aperçut-elle sa figure aux traits fins, aux lignes énergiques et ses yeux cou-leur d’eau sombre. Déjà les bras de l’homme l’enserraient de nouveau, déjà son visage se rap-prochait du sien…

Que représentaient ces quelques instants de bonheur volés sur toute une vie qu’elle s’apprêtait à sacrifier à Alain ? Fallait-il refuser ce baiser, ces lèvres qui caressaient les siennes, cette douceur, cette passion ? Près d’eux, l’océan rugissait et les vagues roulaient des eaux mêlées de sable et de coquillages, de ces coquillages tordus et brillants que les enfants ramassent quand la marée des-cend. Des souvenirs fugitifs revenaient à la mé-

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moire de Constance, des jours passés à courir sur des plages proches et puis, plus tard, des soirs où, toute jeune fille, elle contemplait l’horizon et rê-vait de voyages et d’amours inconnus. Pourquoi avoir accepté ce mariage de comédie ? Pourquoi ne s’être pas révoltée ?

Un gémissement lui échappa tandis que le visa-ge de l’inconnu se détachait du sien.

— Juliette ! Vous pleurez ?

Du revers de la main, elle essuya ses larmes de joie et de chagrin. Joie de ce moment, chagrin de le savoir si court, comme un souvenir qu’elle gar-derait toute sa vie tranquille et morose avec Alain.

— Non, murmura-t-elle. Non, je ne pleure pas.

Elle lui passa les doigts dans les cheveux.

— Embrassez-moi. Embrassez-moi encore.

Et cette fois-ci, plage, océan, lune pâle sur la mer, tout disparut devant la magie de ses baisers. Ne resta que le vent qui emmêlait leurs cheveux jet le cri incessant d’une mouette, au-dessus d’eux.

De nouveau, il se recula un peu pour la regar-der.

— Vous êtes belle, Juliette.

Elle sourit. Dans les chemins qui descendaient sur la plage, sa robe s’était imprégnée de l’odeur sèche des arbustes qui poussent sur les falaises et ses cheveux gardaient un goût de sel. Mais « Ju-

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liette », ce nom d’emprunt d’un soir, l’enveloppait d’un parfum de fleurs à peine écloses, de violettes enfouies dans l’herbe, de roses blanches, de lilas.

— Il faudrait que je rentre…

Mais sa voix manquait de conviction, à présent. A quoi bon se priver de ces instants ? A quoi bon refuser ce nom qu’il lui donnait et qui l’emportait dans un rêve ? Pourquoi résister à ses caresses, à sa voix grave qui lui demandait de rester ?

— Jusqu’à l’aube, disait-il. Ne partez-pas, je vous en prie.

Et Constance acceptait sans mot dire, d’une simple pression de main, d’un simple baiser qu’elle lui rendait avec passion…

* * *

— … tu es là ?

D’un mouvement brusque. Constance se déta-cha de l’inconnu. Des cris s’élevaient du haut de la falaise, en partie couverts par le bruit des vagues.

— … réponds ! Tu es là ?

L’homme tenta de la reprendre dans ses bras.

— Ce sont des gens qui se promènent dans le jardin, chuchota-t-il.

— Non ! Ils me cherchent !

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Les cris recommencèrent, plus distincts cette fois.

— Où es-tu ?

La jeune femme se raidit.

— C’est ma mère ! Je vais la rejoindre !

— Ne bougez pas !

Il la maintenait contre lui, lui enserrait les poi-gnets.

— Si vous restez tranquille, elle s’en ira.

Mais la mémoire revenait à Constance, le ma-riage, le dîner de présentation après le bal, Alain, Janet, dont le vent continuait à porter les appels.

— Réponds, si tu es là !

Elle se tourna vers l’inconnu.

— Je vous en prie, laissez-moi partir !

— Alors jurez-moi que vous reviendrez !

— Non, je ne peux…

— Jurez-moi !

Ses doigts la meurtrissaient.

— Oui, dit-elle dans un souffle. Oui, je revien-drai.

Elle se débarrassa de la veste, la lui tendit.

Puis elle s’échappa.

— Comment trouverez-vous le chemin ?

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Ces derniers mots de l’homme la poursuivirent tandis qu’elle remontait la falaise tant bien que mal. Les épines des arbustes déchiraient sa robe et une eau noirâtre tachait ses chaussures. Seule la voix de sa mère, de plus en plus proche, continuait à la guider.

Ses pieds glissaient sur les herbes et elle tomba plusieurs fois sur la pierre, épuisée, tentée de rester là, par terre, à attendre, désespérée de quit-ter l’homme, confuse en même temps de l’avoir suivi, d’avoir trahi Alain.

— Constance !

La jeune femme atteignait presque le sommet de la falaise et déjà la silhouette de sa mère appa-raissait, avec la main en visière pour se protéger du vent et des embruns.

— Je suis là, maman !

— Enfin !

Janet se précipita pour l’aider à franchir les derniers mètres.

— Quelle idée de se promener seule sur la pla-ge !

— Maman, je…

— Tout le monde te cherche depuis une heure et toi tu escalades des falaises !

— Mais…

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— Et ta robe ! Regarde dans quel état tu l’as mi-se !

Constance souleva les pans de satin déchirés, salis de boue, trempés d’eau de mer. Des bouts de dentelle noircis pendaient par endroits.

— Je suis désolée, maman. Je ne me sentais pas très bien et j’ai voulu prendre l’air.

— Mais quel besoin de descendre ainsi ! La fa-laise est très dangereuse à cet endroit. Tu aurais pu te tuer !

Elle s’interrompit. D’une main tremblante, sa fille ramenait ses cheveux en arrière et l’on voyait des traces de larmes sur son visage.

— Tu pleures ?

— Non. Enfin si, j’ai pleuré. Je… je n’en peux plus…

— Ma pauvre petite fille !

La voix de Janet prenait des inflexions plus douces et Constance crut un instant qu’elle com-prenait tout : ses hésitations, son angoisse, jusqu’à cette promenade de rêve avec l’inconnu, au bord de l’océan.

— Oh, si tu savais !

Janet lui caressa la joue du revers de la main.

— Je sais, ma chérie. Ces préparatifs de derniè-re minute sont épuisants. On a l’impression de

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donner un caractère officiel à cet amour que l’on ressent, de le réduire à une signature sur un pa-pier, à une liste de mariage, à quelques mètres de tulle. Ces heures passées à essayer une robe ou à envoyer des invitations…

— Euh… oui, sans doute.

La jeune femme esquissa un pauvre sourire. A quoi bon parler de ses sentiments à sa mère ? Tant que Janet resterait persuadée de son amour pour Alain, toute explication demeurait impossible.

— Mais tu verras, ces problèmes disparaîtront dès que tu te trouveras devant le prêtre avec ton fiancé.

Constance feignit d’être convaincue.

— Puisque tu le dis !

Elle passa le bras sous celui de Janet.

— Rentrons maintenant. Les autres doivent continuer à me chercher ; voilà Alain, justement.

Il accourait, l’air ennuyé.

— Constance ! Pourquoi disparais-tu ainsi en plein milieu du bal ? Ma tante Maud ne cesse de me demander où tu es, je ne te trouve pas, ça commence à devenir gênant ! J’ai même cru que tu étais retournée chez toi, mais comme la voiture était toujours là…

— Je marchais un peu.

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La jeune femme cachait mal son irritation de-vant le manque évident d’inquiétude d’Alain. Au-rait-il remarqué son absence si sa tante ne s’était pas manifestée ? Les affaires et les problèmes de l’entreprise familiale le préoccupaient bien trop, et il avait dû passer la soirée en discussions d’ordre professionnel, comme à son habitude. Le désarroi de sa fiancée ne le concernait pas outre mesure, même s’il manifestait un grand attachement pour elle.

— Constance, ma chérie, te rends-tu compte ? Plus que trois jours ! Je suis au comble du bon-heur !

La jeune femme le considéra avec stupeur. A peine avait-il jeté un coup d’œil à sa robe, à ses cheveux mouillés. Pas une parole de consolation. Mis à part l’allusion à sa tante Maud, pas un re-proche. La conversation reprenait comme si de rien n’était entre ce Roméo blond et cette Juliette aux vêtements déchirés, à tel point que Janet finit par intervenir. Quand Alain entraîna sa fiancée vers la salle de bal, elle le rattrapa :

— Alain ! s’écria-t-elle. Il faut que Constance se change !

Alain examina sa future femme et nota enfin le désordre de sa toilette.

— Que t’est-il donc arrivé ?

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Seule la curiosité lui dictait cette question : son ton de voix un peu étonné mais calme ne manifes-tait pas la moindre inquiétude.

— Tu es tombée ?

— Oui. J’ai fait un faux pas sur la falaise.

— Pauvre chérie !

Constance remarqua son air indifférent, son sourire de commande. Et toujours ce discours si peu en accord avec son comportement.

— Nous passerons chez toi le temps que tu met-tes une autre robe, dit-il. Pas question en tout cas de retarder ces présentations : j’ai tellement hâte que tu connaisses ma famille !

Il se tourna vers Janet avant d’ajouter :

— Nous partons tout de suite, pouvez-vous avertir nos invités de ne pas nous attendre ? Nous nous retrouverons à la maison.

Il prit le bras de Constance.

— Tante Maud meurt d’envie de te rencontrer. Je lui ai tant parlé de toi !

— Est-ce cette tante qui vit en Angleterre ?

— A Londres, oui. En fait, je ne l’avais pas vue depuis des années.

La conversation se poursuivit dans la voiture, sans aucune allusion à la disparition de Constance, tout à l’heure. Les divers membres de la famille

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d’Alain, leurs caractéristiques, leur histoire : des explications que la jeune femme écoutait d’une oreille distraite, incapable de fixer son attention, l’esprit accaparé par l’inconnu, là-bas, sur la plage. Combien de temps l’attendrait-il ? Reviendrait-il ensuite dans la salle de bal pour regarder d’autres femmes ? Et elle revoyait le masque d’or qui bril-lait sous la lune, les cheveux noirs sur son front, sa démarche. Elle entendait de nouveau sa voix gra-ve, ses récits étranges, ses évocations de Vérone au début de l’été.

— Constance ?

— Oui ?

Alain la considérait d’un air intrigué.

— Que penses-tu de la réaction de ma tante Maud ?

— Quelle réaction ?

— Mais quand elle s’est fâchée avec mes pa-rents !

Puis il ajouta, un peu vexé :

— Tu m’écoutes ?

— Bien sûr !

Ils arrivaient chez Constance. Se changer ne lui prit que quelques minutes et la longue robe rouge se retrouva abandonnée dans un fauteuil avec ses dentelles déchirées et ses lambeaux de satin, sem-blable à ces vêtements anciens enfermés dans des

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malles et qu’on conserve comme des fleurs sé-chées.

Les invités se trouvaient déjà réunis chez les Fowlers quand Constance et Alain y arrivèrent. Des coupes de fruits et des petits fours étaient disposés sur la table de la salle à manger, et l’on servait à la ronde des digestifs et des tisanes. Des petits groupes se formaient, une vingtaine de per-sonnes en tout, la plupart encore déguisés. Pres-que tous appartenaient à la famille Fowlers : seuls quelques amis très intimes étaient admis à cette soirée, sorte de répétition générale de la réception du surlendemain, à la veille du mariage.

— Enfin ! Nous commencions à nous inquiéter !

Mme Fowlers embrassa Constance, la considéra avec inquiétude.

— Votre mère dit que vous vous êtes trouvée mal tout à l’heure ? Rien de grave, j’espère ?

La jeune femme secoua la tête.

— Non. Je suis un peu fatiguée, c’est tout.

— Je comprends. Ces préparatifs sont toujours si fatigants !

Toujours cette même litanie ! Mais qui consti-tuait un prétexte bien commode pour expliquer la pâleur de Constance et son évidente lassitude.

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— Oui, répondit-elle avec un sourire. Je m’inquiète trop sans doute.

Janet s’approchait.

— C’est bien ce que je disais à Mme Fowlers !

Elle se tourna vers la mère d’Alain.

— Mais nous avons vécu ça nous aussi, n’est-ce pas ? Je me souviens encore de l’affolement d’Andrew, la veille de notre mariage. Figurez-vous qu’il avait oublié d’acheter les anneaux et…

Alain prit la main de Constance.

— Viens voir mes tantes.

D’un geste, il désigna un coin de la pièce où trois vieilles dames assises sur un sofa les exami-naient de loin. Trois sœurs, certainement, avec la même pose un peu figée, les mômes cheveux gris, et jusqu’à la môme façon de tenir leur tasse de tisane, droit devant elles, avec la petite cuillère dans l’autre main.

Par la suite. Constance nota des différences sen-sibles.

Le sourire, par exemple : Mabel, l’aînée des tan-tes, souriait du bout des lèvres, tandis qu’elle vous observait de ses petits yeux froids. Madeline, la deuxième, affectait des langueurs de jeune fille et prenait des airs rêveurs, la tête penchée, le regard fixé sur un point mystérieux à l’autre bout de la

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salle. La troisième enfin, la fameuse Maud, sourit à Constance avec gentillesse.

— J’avais hâte de vous voir, dit-elle.

Les deux autres se bornèrent à hocher la tête, sans doute pour signifier leur assentiment à leur cadette, pensa Constance. Malgré son chagrin, une envie de rire la prit à la vue de ces femmes qui paraissaient sortir d’une gravure ancienne.

— Vous êtes si jolie ! poursuivit Maud.

Elle l’observait.

— Et si fatiguée aussi !

Constance attendit la phrase rituelle sur les préparatifs du mariage, mais la tante d’Alain la prit de court avec sa remarque.

— Pourtant, vous vous mariez dans trois jours. N’êtes-vous pas heureuse ?

La question directe désarçonna la jeune femme.

— Mais… mais si !

Maud lui jeta un coup d’œil aigu.

— Comme c’est curieux ! Je vous aurais imagi-née plus gaie. Un peu excitée peut-être, mais gaie.

Elle vérifia qu’Alain, occupé à discuter avec des cousins, ne pouvait pas l’entendre, se pencha vers Constance.

— Vos yeux sont tristes, mon petit. Tristes comme un crépuscule d’automne…

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Constance se raidit, tandis que le jardin du club revenait à sa mémoire, avec ses feuilles mortes agitées par le vent et les paroles de l’inconnu qui devinait la couleur de ses yeux « couleur de cré-puscule. Entre bleu et gris. Violets peut-être… »

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— Que vous arrive-t-il, mon petit ?

La voix de Maud ramena Constance à la réalité. La vieille dame l’examinait avec étonnement.

— Je ne me sens vraiment pas bien. La fatigue des jours qui précèdent le mariage, parait-il.

C’était le seul argument qui lui venait, pour l’avoir entendu tant de fois.

— Qui dit ça ?

— Mais… tout le monde ici. Mes parents, Mme Fowlers.

— Ah ?

Maud secoua la tête d’un air agacé.

— C’est bien d’Elisa, murmura-t-elle.

Elisa était le prénom de Mme Fowlers.

— C’est bien d’Elisa de ne considérer que le mauvais côté des choses ! Comme si une jeune femme amoureuse pouvait se lasser d’essayer sa robe de mariée ou de vérifier la liste des invités !

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— Maud ! s’exclama sa sœur Mabel. Comment peux-tu porter des jugements si… tranchés sur la femme de John !

— Je dis ce que je pense, un point c’est tout ! Au moment de se marier, Elisa s’inquiétait beaucoup plus des personnalités qui assisteraient à la céré-monie que du pauvre John. C’est une nature sèche et sans joie, toujours à se plaindre, à récriminer contre tout le monde.

Mabel pinça les lèvres. A l’évidence, ces propos la choquaient beaucoup, mais elle n’osait lui ré-pondre, de peur de subir à son tour l’ironie mor-dante de sa sœur. Maud se tourna vers Constance.

— Mon franc-parler terrorise Mabel, déclara-t-elle avec un sourire. Mais au fond elle est bien d’accord avec moi, n’est-ce pas, Mabel ?

Sa sœur réprima un haut-le-corps.

— Non, Maud, non, je ne peux pas dire que je suis d’accord avec toi ! Elisa s’est montrée une femme parfaite pour John et…

— Parfaite pour organiser de petites fêtes, ou des week-ends Dieu sait où. Regarde ce pauvre John !

Le père d’Alain saluait de nouveaux arrivants avec le sourire de commande que Constance lui connaissait bien. En fait, la jeune femme parta-geait l’avis de Maud, en ce qui concernait sa future belle-mère. Rien ne pouvait la distraire de ses

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éternels problèmes, de ces points de détail qu’elle appelait son « train de maison ». L’organisation du mariage, par exemple, devenait un vrai cau-chemar sous l’influence de Mme Fowlers qui avait tenu à s’en occuper presque seule, malgré les pro-positions d’aide réitérées de Janet. Jusqu’à la réception de ce soir, tout à fait à l’image de la maî-tresse de maison : parfaite, sans aucune faute de goût, mais sans fantaisie ni gaieté. Chacun restait rivé à la place qui lui était plus ou moins assignée à son arrivée. Ainsi ce jeune cousin d’Alain qui ve-nait d’entrer se voyait envoyer d’emblée dans un endroit qui semblait trop vide à Elisa.

— Va voir ton oncle Elmer, mon garçon, disait-elle. Il est tout seul.

Et il s’exécutait non sans jeter des coups d’œil envieux à un groupe d’enfants de son âge qui riaient en mangeant de la tarte au potiron, dans un coin. Tout le monde subissait la loi immuable qui régissait le salon des Fowlers, jusqu’au père d’Alain qui parlait aux parents du garçon avec son air crispé habituel.

— Le pauvre John ! répétait Maud. Lui qui a horreur de ce genre de cérémonial. Comment s’étonner après ça qu’il se réfugie le plus possible à son bureau où il peut laisser traîner un papier sans être harcelé !

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— Je t’en prie ! Intervint Mabel. Tu avais pro-mis de ne pas revenir là-dessus ! Et tu ennuies cette petite avec tes histoires !

Constance secoua la tête.

— Pas du tout !

En réalité, la jeune femme s’amusait beaucoup. John Fowler lui avait toujours paru beaucoup plus sympathique que sa femme dont il supportait le joug avec une patience méritoire.

— Si quelqu’un « ennuie cette petite », répondit Maud, ce n’est certainement pas moi. Regarde-la qui sourit enfin ! Servez-vous de la tisane. Cons-tance, et expliquez-moi ce qui vous a pris d’aimer mon neveu.

— Maud !

— Laisse, Mabel ! Cette jeune femme comprend très bien ce que je veux dire, n’est-ce pas. Cons-tance ? Alain est assez joli garçon, intelligent, mais pas vraiment du genre à inspirer un coup de fou-dre. Surtout pas à une ravissante jeune femme comme vous !

Constance blêmit. Jusqu’alors, chacun s’appliquait à lui expliquer qu’il fallait épouser Alain. Même son père, pendant le bal, qui préten-dait que ce mariage serait bénéfique « pour tout le monde ». Mais personne ne lui avait jamais de-mandé pourquoi elle épousait Alain. Une question qu’elle se posait pourtant nuit et jour depuis quel-

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que temps sans y trouver de réponse car personne ne la forçait à proprement parler à ce mariage ; peut-être cette impression d’accord déjà conclu sans elle, le premier jour, cette atmosphère de conspiration qu’elle avait ressentie ? Pure illusion, d’ailleurs : le seul fautif demeurait Alain qui avait menti par excès d’amour.

Par excès d’amour ? L’expression paraissait bien forte pour un homme aussi calme qu’Alain, et aussi peu enclin à la passion. On le voyait plutôt épouser une femme pour des considérations d’ordre social, par snobisme. Mais pourquoi tant de hâte, dans ce cas ? Et les parents de Constance étaient loin de posséder la fortune des Fowlers. Par ailleurs, rien dans la conduite d’Alain ne lais-sait deviner une de ces passions folles qui vous conduisent au mariage dans le mois qui suit. Té-moins son indifférence tout à l’heure et son em-pressement à la laisser seule auprès de Maud.

Devant le silence de Constance, la vieille dame insista :

— Parlez-moi un peu d’Alain. Racontez-moi comment vous l’avez rencontré, comment…

— Maud…

Pour la première fois, Madeline, la troisième des sœurs, prenait la parole.

— Ce genre de choses est très difficile à ra-conter. Une sympathie naît entre deux êtres, se

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meut peu à peu en un attachement plus vif sans qu’on sache pourquoi. Le sentiment n’a pas d’histoire : je ne me souviens même plus à quel moment précis je suis tombée amoureuse d’Elmer et…

— C’est que tu devais être dans la lune comme d’habitude, intervint Maud, moqueuse. Elmer, lui, s’en souvient très bien et n’arrête pas de le ra-conter à qui veut l’entendre.

D’un geste de la tête, elle désigna le vieil homme qui parlait au garçon arrivé quelques minutes auparavant.

— Je parie qu’il est en train de répéter son his-toire à ce malheureux Jack pour la centième fois au moins ! Et ce pauvre petit qui aimerait tant rejoindre ses cousins ! Constance, pouvez-vous regarder sur la table s’il reste une part de tarte au potiron ?

— Je ne crois pas…

— C’est bien ce que je pensais ! Ces garnements ont tout dévoré ! Pour en revenir à Elmer, Dieu sait pourquoi il est resté si amoureux de toi, Made-line…

— C’est charmant de ta part !

— Je t’en prie, ne prends pas ton air d’héroïne offensée : tu sais bien que j’ai toujours adoré te faire enrager. Toujours est-il qu’il se rappelle cha-que seconde passée en ta compagnie, et il est ca-

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pable de disserter sur le moindre de tes batte-ments de cils. Une aventure amoureuse se déroule dans le temps, ne t’en déplaise, et je demandais simplement à cette petite de me raconter la sienne.

De nouveau, elle se tourna vers Constance.

— Eh bien, je… j’ai rencontré Alain à mon re-tour de New York, commença-t-elle.

— Votre père travaille dans l’entreprise de John d’après ce qu’on m’a dit ?

Constance hocha la tête.

— Depuis des années, oui. Il admire beaucoup M. Fowleret il… il était très content que je connais-se Alain.

— Je vois. Et vous ?

Et comme la jeune femme la regardait sans comprendre, elle reprit :

— Étiez-vous contente de connaître Alain ?

— Maud, comment peux-tu poser une question pareille ! s’exclama Mabel. Bien sûr que Constance était contente, puisqu’elle va l’épouser !

— Laisse-la donc ! murmura Madeline. Elle a l’art de compliquer les situations les plus simples.

Maud leur lança un coup d’œil courroucé.

— Je ne vois rien de simple dans la situation présente, fit-elle d’un ton péremptoire. D’un côté cette jeune femme splendide et de l’autre, le se-

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cond fils de John dont vous m’accorderez qu’il est plutôt terne.

Mabel haussa les épaules.

— Évidemment, toi, tu as toujours préféré Mark !

Constance saisit au vol cette occasion de chan-ger de sujet.

— Mark ? N’est-ce pas le frère aîné d’Alain ? demanda-t-elle.

— Mais oui !

— Il arrive demain d’Angleterre, c’est ça ?

Maud se servit une autre tasse de tisane.

— Je crois, oui, répondit-elle d’un air vague.

La vieille dame paraissait un peu gênée.

— Tu crois ? répéta Madeline. Je pensais que vous voyiez très souvent à Londres ?

— De temps à autre. Et je ne suis pas au courant des détails de son emploi du temps.

— Ressemble-t-il à Alain ? interrogea Constan-ce.

Depuis longtemps, ce frère mystérieux l’intriguait. Alain en parlait avec beaucoup d’admiration, mais sans jamais donner de préci-

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sions, à part quelques anecdotes sans importance. Mais la raison de son départ en Europe n’était jamais évoquée, ni le métier qu’il exerçait là-bas. Aucun renseignement à attendre de ses parents non plus. A la moindre allusion à leur fils aîné, John prenait un air triste et le visage d’Elisa se fermait. Maud, elle, se révéla plus loquace.

— S’il lui ressemble ? A peu près comme le jour et la nuit ! Mark est grand, brun et plutôt gai d’ordinaire. D’un caractère affirmé, aussi, emporté quelquefois.

Alors qu’Alain restait toujours si calme ! Cons-tance le chercha des yeux dans la pièce, finit par le découvrir, le coude appuyé sur la cheminée, en train de discuter avec Andrew. Ces conciliabules incessants finissaient par intriguer la jeune fem-me. « Les affaires », disaient-ils lorsqu’elle s’approchait d’eux. Quelles affaires, grand Dieu ? Ne pouvaient-ils oublier leur bureau un seul ins-tant ? Constance observa le visage sérieux de son fiancé, ses traits un peu mous, ses yeux de fille qu’Elisa vantait beaucoup, mais que Constance trouvait trop fades, ses cheveux sans couleur défi-nie, entre bruns et châtains, cette carnation encore enfantine, blanche, rose par endroits. Du charme, sans doute, le charme de ces hommes fragiles qui suscitent la protection.

— Ils doivent être bien différents, en effet, murmura-t-elle.

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Maud se pencha vers elle.

— C’est votre avis aussi ?

— Tante Maud ?

La petit Jack venait les rejoindre, en compagnie d’Elmer. Le garçon embrassait Madeline et Mabel avant de se précipiter dans les bras de Maud, à l’évidence sa préférée. La vieille dame lui ébouriffa les cheveux.

— Bonjour, jeune homme ! Alors, que t’a donc raconté ton oncle pendant tout ce temps ?

Jack jeta un coup d’œil à Elmer. ‘

— Sa rencontre avec tante Madeline…

— Là ! J’en étais sûre ! Sais-tu que tes cousins en ont profité pour finir la tarte au potiron ?

Le visage du garçon s’assombrit.

— Oui. J’ai regardé sur la table. Et il ne reste même pas un petit four !

— C’est ta faute aussi, Elmer ! Quelle idée de ra-bâcher ainsi ces vieilles histoires !

Elle considérait son beau-frère avec un sourire amusé.

— Je soupçonne parfois que tu rajoutes des épi-sodes !

— Moi ! Mais pas le moins du monde !

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— Qu’en penses-tu, Jack ? As-tu noté des varia-tions par rapport à la dernière fois ?

Elmer tenta de s’insurger :

— La dernière fois ? Mais je ne lui avais jamais racon…

— Je crois qu’à Noël dernier, oncle Elmer ne parlait pas de l’ombrelle oubliée par tante Madeli-ne.

Maud leva les yeux au ciel.

— Une ombrelle ! Tout à fait Madeline !

— Quelle ombrelle ? demanda sa sœur.

— Tu sais bien, ma chérie, celle que je t’ai rap-portée le lendemain de notre promenade sur la plage !

— Tiens, je ne me souviens pas.

Constance retint un sourire devant la mine em-barrassée d’Elmer, tandis que Maud affirmait :

— D’ici quelque temps, ton histoire deviendra une véritable épopée, mon pauvre Elmer !

Jack lui passa les mains autour du cou.

— Tante Maud ! Tu peux me chanter « La de-moiselle triste » ?

— Pas maintenant, mon chéri.

— Oh, tante Maud, s’il te plaît !

Alain s’approcha, en compagnie de ses cousins.

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— Je crois que tu as déjà rencontré Philip et Stan, dit-il à Constance.

Puis il se tourna vers Jack, tandis que la jeune femme serrait la main des nouveaux arrivants.

— Mais c’est petit Jack !

Il s’accroupit devant le garçon.

— Tu ne me dis pas bonsoir ? Qu’est-ce que tu as ?

— Tante Maud ne veut pas me chanter « La de-moiselle triste ».

— » La demoiselle triste » ?

Constance observait la scène pendant qu’elle bavardait avec Philip et nota avec surprise la légè-re contrariété d’Alain.

— Tu aimes cette chanson ? Continuait-il.

— Oh, oui ! Beaucoup !

— C’est curieux, elle m’a toujours paru si…, si…

— Si… triste, acheva Elmer. C’est le cas de le di-re !

Mabel partageait l’avis d’Alain.

— A-t-on idée de chanter des choses pareilles à des enfants !

— Voyons, Mabel ! Intervint Madeline. L’histoire est très belle !

Maud embrassa le petit garçon.

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— Le principal est que Jack l’apprécie, dit-elle avec un sourire. Mais où sont tes cousins ?

Depuis quelque temps, le groupe d’enfants avait déserté la salle.

— Partis se coucher ! répondit Alain. J’ai vu maman les accompagner tout à l’heure. Un lit a d’ailleurs été prévu pour Jack : ses parents revien-dront le chercher demain.

— Tu devrais rejoindre ta tante Elisa en haut, mon petit, dit Maud. Il est vraiment très tard, maintenant.

Jack fit la moue.

— Viens avec moi !

La vieille dame hésita un instant, finit par ac-cepter et Constance les regarda s’éloigner tous les deux, entendit Jack qui demandait à sa tante :

— Quand je serai dans mon lit, tu me chanteras « La demoiselle triste » ?

Constance se tourna vers les cousins d’Alain.

— J’avoue être intriguée. Quelle est cette chan-son ? S’enquit-elle.

Philip sourit.

— Pure création de la tante Maud ! Tous les en-fants de la famille en raffolent !

— Je me demande bien pourquoi, intervint Alain d’un ton bougon. L’histoire est idiote et la

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mélodie manque d’intérêt. Constance, j’aimerais te présenter un grand ami de papa…

Pendant une demi-heure, la jeune femme se promena de groupe en groupe, serra des mains. Le hasard la menait de temps en temps près du sofa, où Madeline et Mabel discutaient seules, à pré-sent.

— Maud n’est pas revenue ? demanda-t-elle une fois.

— Non.

Et Constance se surprenait à guetter le retour de la vieille dame : Maud lui plaisait beaucoup, sa verve et sa gaieté parvenaient même à la distraire de ses soucis. Les trois sœurs détonnaient de façon nette du reste de la famille. Aucune ne possédait cet air un peu guindé, cette réserve qui caractéri-saient Elisa Fowlers, par exemple, et qui finis-saient par déteindre sur les autres : d’après ses sœurs, M. Fowlers avait perdu toute joie au contact de sa femme.

Mais Maud ne réapparut qu’à la fin, au moment où Alain s’apprêtait à raccompagner Constance et ses parents. La jeune femme s’avança vers elle.

— Jack s’est endormi ?

— Oui ! Non sans mal ! Les enfants étaient tous très énervés, d’ailleurs.

Elle eut un petit rire.

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— Tout mon répertoire de chansons et de comp-tines n’a pas suffi ! J’ai dû raconter Jack et le hari-cot magique et une partie d’Alice au pays des merveilles.

— Me chanterez-vous « La demoiselle triste », un jour ?

La vieille dame la considéra un moment.

— Un jour, oui, répondit-elle enfin. Mais pas maintenant…

Une réponse étrange qui revint souvent à l’esprit de Constance ce soir-là, sans qu’elle par-vienne à la comprendre. Cette entrevue avec les tantes d’Alain la laissait un peu perplexe : pour-quoi cette réserve de Maud à l’égard d’Alain qui paraissait lui porter le plus grand respect ? Et cette évidente animosité pour Elisa ? Et ces allusions à Mark, ce frère mystérieux dont Alain parlait très peu et que Maud semblait beaucoup aimer ?

Allongée sur son lit, Constance se reposa long-temps ces questions qui la distrayaient un peu de ses préoccupations dominantes : ce mariage tant redouté, dans trois jours. Et surtout le souvenir de ces moments fous avec l’inconnu au masque d’or. Un souvenir si délicieux, si mêlé de remords et de regrets qu’elle s’interdisait d’y penser.

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Les jours suivants se passèrent à accomplir les derniers préparatifs. La robe, des bagages pour le voyage de noces, sans compter l’aménagement de l’appartement offert par les Fowlers, dans le centre de Maywalk : Constance et sa mère s’occupaient de tout, quoique dans un état d’esprit bien différent. Constance devenait de plus en plus sombre à me-sure qu’approchait la date fatidique, tandis que sa mère s’affolait du moindre retard, découvrait à chaque instant un détail oublié, prétendait que ce mariage l’épuisait, mais au fond s’amusait beau-coup.

— Constance ! As-tu vu la dentelle que nous avons achetée ce matin ?

— Non.

— Mais où ai-je pu la mettre ? Si je ne la pose pas tout de suite, ta robe ne sera jamais prête à temps !

Les deux femmes s’affairaient dans la chambre de Constance. Le mariage devait avoir lieu le len-demain et Janet s’obstinait à rajouter sans cesse de nouveaux ornements à la robe de soie blanche qui s’étalait sur le lit.

— Calme-toi, maman, dit Constance. Je t’assure que ce volant est très bien comme ça. La dentelle l’alourdira, au contraire, et l’ensemble fera trop chargé.

Mais Janet ne l’écoutait pas.

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— Se serait-elle glissée parmi ces serviettes ?

Elle souleva une pile de linge, en renversa la moitié, étouffa une exclamation, replia le tout, se releva, considéra Constance qui la regardait d’un air mi-attendri, mi-agacé.

— Mais ne reste pas ainsi les bras ballants, ma chérie ! As-tu au moins terminé tes bagages ?

— Pas encore, non.

— Qu’attends-tu pour continuer, alors ? N’oublie pas tes maillots de bain. Et il te reste à prendre ces jupes, là-bas.

— Je sais, maman ! s’écria Constance, excédée. Mais rien ne presse ! J’ai encore bien le temps.

— Bien le temps ! Il est déjà quatre heures et la soirée chez les Fowlers commence tôt.

— Je n’ai pas l’intention de m’y éterniser, figu-re-toi. Je finirai mes valises dans la nuit…

— Pour être épuisée le jour de ton mariage ? Constance, il faut que…

— Laisse-moi donc tranquille !

La jeune femme avait presque crié. Chaque al-lusion de sa mère à la cérémonie la rendait plus nerveuse et l’agitation perpétuelle de Janet épui-sait ses dernières capacités de résistance.

— Constance ! Comment peux-tu me parler sur ce ton alors que je me donne tant de mal !

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— Bien trop de mal, justement. Je supporte déjà les éternelles remontrances de Mme Fowlers et…

Janet s’assit sur le lit, au bord des larmes.

— Ne te mets pas en colère, je t’en prie ! Si tu crois que c’est facile pour moi ! Avec Elisa Fowlers qui téléphone toutes les heures pour demander si tout est prêt, ton père qui prend toujours son par-ti, toi qui as l’air si malheureux !

— Maman !

Constance repoussa sa robe de mariée pour s’asseoir à côté de sa mère, lui passa le bras autour des épaules. De tout son entourage, sa mère était la seule qui percevait son chagrin sans le com-prendre. Et cette agitation désordonnée, ces idées d’achat sans suite reflétaient un besoin de s’étourdir, une inquiétude pour le chagrin mysté-rieux de sa fille. Un chagrin qu’elle contribuait, malgré elle, à exacerber.

D’un revers de main, Janet essuya ses larmes, contempla la chambre en désordre, les vêtements de sa fille épars sur les fauteuils. Un flacon de parfum traînait sur un rayonnage de la bibliothè-que, une trousse de toilette, posée à la hâte sur une valise, laissait dépasser les rubans que Constance se mettait dans les cheveux. Dans un coin, on avait empilé les livres pour les porter dans le nouvel appartement. Et des tableaux gisaient au pied du lit, mêlés à des affiches que Constance voulait emporter.

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Janet eut un sourire mélancolique.

— Tu vas partir, dit-elle.

— Seulement pour deux semaines !

— Mais à ton retour, tu vivras dans cet appar-tement dans le centre ville.

— Je viendrai vous voir souvent ! Ce n’est pas comme quand j’habitais New York !

Janet secoua la tête.

— A ce moment-là, j’avais l’impression que tu vivais encore un peu là. Ta chambre restait telle quelle, et même si tu ne revenais que pour les vacances, tu habitais encore chez nous. Dans ton studio du village, tu campais avec deux ou trois meubles et quelques livres. Alors que là…

Constance appuya la tête sur l’épaule de sa mè-re. Jamais Janet ne s’était plainte de son absence auparavant et la jeune femme sentait que son départ ne l’affecterait pas autant si elle la voyait heureuse. Mais ce déménagement effectué sans joie, comme une obligation pénible, ce mariage que Constance préparait comme un pensum in-quiétaient Janet au plus haut point. D’où son énervement, ses remontrances, son chagrin, en ce moment.

— Maman, je vais très bien, tu sais. Tu le disais toi-même le soir du bal : ces derniers jours sont très éprouvants et ces détails à régler paraissent un peu factices, tu comprends ?

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Les arguments qu’elle refusait depuis quelques semaines lui venaient de façon naturelle pour rassurer sa mère.

— Alors c’est bien ça ? demanda Janet, déjà un peu rassérénée.

— Mais oui !

— Tu es tout de même heureuse d’épouser Alain ? Tu ne crois pas faire une erreur ?

Si, bien sûr ! Mais il était hors de question de l’avouer à sa mère. Deux mois auparavant, oui. Constance aurait dû lutter, réagir contre les pres-sions diverses qui la poussaient à accepter ce ma-riage. Mais à présent, où trouver le courage de revenir en arrière, de dire à Janet : « Non, je n’aime pas Alain. J’épouse malgré moi un homme qui m’est indifférent », comment expliquer qu’Alain avait menti, qu’elle ne lui avait jamais téléphoné, qu’elle n’avait jamais accepté ?

Ce serait mettre Alain dans une situation des plus ridicules, s’exposer à la colère des Fowlers, bouleverser Janet.

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— Tu verras. Tout ira bien !

Constance serra la main de sa mère, lui sourit.

— Tu as raison pour mes bagages : il vaut mieux que je les finisse avant la soirée. Si je me dépêche, j’ai encore le temps avant qu’Alain vienne nous chercher.

Elle se leva, prit un chemisier sur une chaise. Un petit paquet tomba par terre.

— Tiens, voilà ta dentelle ! Je la voyais beau-coup plus large dans mon souvenir : celle-ci fera très bien sur le volant. Veux-tu que je t’aide à la coudre ?

— Non. D’ailleurs, je ne suis pas certaine que ce soit nécessaire.

Janet semblait découragée.

— Cette pièce va paraître bien vide, maintenant, dit-elle. Et la maison aussi…

— Je viendrai te voir tous les jours. Et pour la chambre, que dirais-tu de la transformer en atelier pour papa ? Il n’a pas peint depuis longtemps et ce serait pour lui une occasion de recommencer.

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La peinture constituait la passion d’Andrew et il n’avait renoncé à une carrière d’artiste que pour des raisons financières. Constance admirait beau-coup le talent de son père dont elle avait d’ailleurs hérité ; témoin la réussite de ses études d’art, à New York. Des études interrompues à la suite d’un échec sentimental qui l’avait ramenée, amaigrie et malheureuse, à Maywalk, chez ses parents. Cette idée d’atelier. Constance la nourrissait depuis longtemps, dans l’espoir de reprendre la peinture, elle aussi. Son père pourrait ainsi l’encourager, la mettre sur la bonne voie.

Janet secoua la tête.

— Il a tout abandonné, ma chérie. Son travail à l’entreprise Fowlers le prend beaucoup et il ramè-ne tout le temps du travail à la maison, tu sais bien !

Constance savait et cette attitude d’Andrew l’inquiétait un peu. A son retour de New York, elle avait trouvé son père plus fatigué que d’habitude, plus angoissé aussi. Depuis qu’il se trouvait à un poste très important de l’entreprise Fowlers, son mode de vie prenait un autre tour. Plus question de peinture, à présent : des calculs sans fin, des papiers qui s’amoncelaient sur son bureau. Janet prétendait qu’il voulait « faire fortune », selon sa formule un peu ironique.

— J’ai peur que la richesse des Fowlers lui tour-ne un peu la tête, disait souvent la mère de Cons-

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tance. Il se sent humilié de notre train de vie, que je trouve pourtant tout à fait suffisant. La maison des Fowlers me paraît à la limite du mauvais goût, cette accumulation de meubles de grand prix, choisis au hasard parce qu’ils étaient les plus chers, cette piscine dont ils ne se servent jamais, tous ces domestiques…

Une opinion qu’elle répéta aujourd’hui à sa fil-le :

— Quand il a commencé à travailler chez les Fowlers, ajouta-t-elle, son métier lui donnait une certaine aisance matérielle qui lui permettait de peindre en toute liberté, sans but commercial. Il était beaucoup plus gai alors, moins soucieux. Et tout a empiré quand il s’est mis à jouer en bourse. Il ne me tient pas au courant de ses spéculations, mais j’ai l’impression qu’il a eu des problèmes et…

Constance posa quelques livres dans sa valise.

— Ne te tourmente pas trop tout de même, dit-elle. Si papa avait de gros ennuis, il t’en parlerait certainement. Quant à ses rêves dorés, s’il en a vraiment, ça lui passera s’il se remet à peindre, crois-moi.

En réalité, Constance craignait aussi que la nouvelle manie de son père ne l’entraîne trop loin. A certains moments, des soupçons lui venaient, aussitôt rejetés. Pourquoi cet air inquiet ? Pour-quoi cet entêtement à gagner de l’argent ? L’autre jour encore, au bal, il avait passé la soirée à discu-

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ter avec Alain de problèmes boursiers et il lui arrivait même d’étudier des dossiers des nuits entières : une attitude qui rappelait celle des hommes pris par le démon du jeu, prêts à tout pour s’adonner à leur passion. « Rappelait seule-ment », songeait Constance. Andrew, lui, gardait les pieds sur terre. Enfin, elle l’espérait…

Janet se leva à son tour.

— Je vais chercher de quoi coudre cette dentel-le. Je pourrais toujours l’enlever si tu ne trouves pas ça joli.

Lorsqu’elle revint, Constance tentait vainement de fermer sa première valise.

— J’emporte trop de vêtements, comme d’habitude, fit-elle avec un soupir. Et trop de livres aussi.

— Tu n’as qu’à prendre un sac de plus !

— Ce voyage va tenir du déménagement…

— De toute façon, votre voiture est bien assez grande.

— Pour une fois, je bénis papa d’avoir vu large.

En guise de cadeau de noces, Andrew venait d’offrir une immense berline ù Alain et à Constan-ce. Cet achat était un grand sujet de querelle entre M. Gardiner et sa fille qui estimait qu’un petit cabriolet, par exemple, aurait amplement suffi pour eux deux. Un argument rejeté par Andrew

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qui ne trouvait rien assez beau pour les futurs époux. Et ce mariage, ces dépenses somptuaires paraissaient sa seule source de joie.

— Ton bonheur compte plus que tout à ses yeux, disait Janet à Constance.

Jamais Andrew ne s’était montré si gentil, si prévenant avec sa fille et Constance s’en félicitait d’autant plus qu’elle n’avait pas compris sa réac-tion, à son retour de New York.

— Constance revient vivre ici ! S’était écriée Ja-net à l’arrivée de son mari.

— Ah ?

Andrew avait jeté un coup d’œil distrait à sa fil-le. Puis, comme Janet insistait, surprise de son indifférence, il ajouta :

— Très bien, très bien.

Et il se plongea dans ses calculs sitôt le repas terminé.

— Ton père est surmené ces temps-ci, remarqua Janet. Je suis sûre qu’il se réjouit beaucoup de ton retour.

La suite montra qu’elle avait raison. Andrew ac-cueillit très bien Alain, insista pour le recevoir plus souvent, manifesta enfin de l’intérêt pour la pein-ture de Constance.

— Tu progresses beaucoup ces temps-ci, affir-mait-il. C’est aussi l’avis d’Alain, d’ailleurs : tu as

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entendu ce qu’il a dit à midi ? Qu’il ferait installer un atelier pour toi dans votre appartement.

Mais l’opinion d’Alain importait peu à la jeune femme.

— Vraiment ? Tu trouves ça beau ?

— Oui. Et que penses-tu de la proposition d’Alain ?

— Papa, ce mariage n’aura pas lieu avant des mois !

— Pourquoi ? Il est inutile de faire durer ces fiançailles une éternité !

Un propos qu’Alain tenait aussi, comme Elisa Fowlers. Deux mois suffisaient amplement à pré-parer le mariage. Mais deux mois ne suffisaient pas à aimer un homme…

Constance soupira, ouvrit une autre valise. Les rêves d’Andrew se réalisaient et un atelier splendi-de attendait sa fille dans leur appartement. Mais cette chambre lui plaisait davantage que l’immense pièce vide et froide qui lui était assignée là-bas. Si son père décidait de se remettre à pein-dre, elle viendrait finir ses toiles ici, où la lumière prenait des reflets roses en été, presque bleus en hiver et d’un jaune safrané en ce début d’automne.

Lorsqu’Alain vint les chercher, quelques heures plus tard. Constance venait de terminer ses baga-

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ges, au grand soulagement de sa mère. La robe fut cachée avec soin, comme le voulait la tradition et tous se retrouvèrent bientôt dans la fameuse voi-ture pour se rendre chez les Fowlers où avait lieu la réception.

Les parents d’Alain avaient tenu à ce que toutes les festivités se déroulent chez eux, du souper intime, après le bal, jusqu’au mariage lui-même, en passant par ce dîner où Ton réunissait la plus grande partie des invités du lendemain. A la gran-de indignation de Janet.

— Mais l’usage veut que les parents de la jeune fille se chargent de la cérémonie ! s’était-elle écriée.

Andrew se montrait ravi de cet arrangement.

— Notre maison est bien trop petite pour ce genre de réception, Janet. Et pense à tout le tracas que tu t’épargnes !

— Et le jardin ?

— Le jardin ? En novembre ? Et il conviendrait à peine pour vingt personnes !

Mais Janet n’était pas convaincue.

— Comme s’il fallait à tout prix inviter tout May-walk ! J’ai horreur de ce genre de réception : on ne connaît pas la moitié des gens et…

— Les Fowlers sont obligés de recevoir les clients de John, ses collègues et le personnel de

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son entreprise. C’est leur situation sociale qui l’exige.

— J’ai bien envie de téléphoner à nos lointains cousins d’Australie de venir, avait rétorqué Janet. Pour une occasion si exceptionnelle !

— Ne te fâche donc pas, ma chérie. Crois-moi, laissons Elisa faire à son idée. Tu sais comme il est dangereux de la contrarier !

Sur le moment, Janet s’était rangée à cette idée, mais à leur arrivée chez les Fowlers, ce soir-là, sa rancœur réapparut à la vue des nombreuses li-mousines stationnées devant la villa.

— Incroyable ! S’exclama-t-elle. Compte com-bien il y en a. Constance. Une, deux, trois… Au moins une cinquantaine ! Sans compter ceux qui sont venus à pied. Tout ça pour le dîner : ce sera bien pis demain.

Alain sourit, habitué aux réactions de Janet.

— Maman n’a pas lésiné sur les invitations, en effet. Et j’avoue ne pas en être ravi moi non plus ! Dans ces cas-là, j’ai l’impression de passer ma soirée à serrer des mains ! Quant au pauvre papa, la plupart du temps, il cherche un prétexte pour s’éclipser au bout d’une heure ou deux.

A l’intérieur, une foule compacte se pressait, parmi laquelle une multitude de serveurs se pres-saient un passage avec difficulté. Janet recula d’un pas.

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— Seigneur ! A croire que le Connecticut entier est là ! Avec la moitié de New York, au bas mot.

Des murmures s’élevaient autour d’eux.

« Voilà M. Fowlers junior avec sa fiancée », di-sait-on.

« Comme elle est belle ! »

Affolée, Janet se pressa contre sa fille.

— Tout le monde nous regarde, chuchota-t-elle. Pour l’amour du ciel, Constance, dis-moi ce que je dois faire !

— Rien ! Borne-toi à saluer les gens et à répon-dre « merci » à leurs félicitations.

Janet continuait à jeter des coups d’œil inquiets aux alentours.

— Le mieux est qu’Alain me serve de chaperon, dit-elle. Où est-il donc passé ?

— Reparti !

Janet ouvrit de grands yeux.

— Il n’a pas l’intention d’assister à la réception ?

— Si bien sûr, répondit Constance en riant. Mais il faut qu’il aille chercher son frère à l’aéroport. Il me l’a expliqué au téléphone tout à l’heure.

— Ah !

Constance la regarda d’un air malicieux.

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— Il ne te reste plus qu’à prendre un bain de foule, maman. Tu es une sorte de célébrité, ce soir. Pense donc ! La mère de la fiancée !

— Je me passerais bien de ce genre de célébrité, je t’assure ! Alain est très gentil et je t’ai beaucoup poussée à l’épouser, mais sa famille ne me plaît pas beaucoup. Sa mère est tellement mondaine, ça m’exaspère ! Quant à son père, il se laisse mener par le bout du nez…

— Bonjour, madame Gardiner !

Elisa arrivait pour les accueillir.

— Je suis désolée de ne pas m’être trouvée là à votre arrivée, mais un problème d’intendance se posait.

— Sans doute un peu de sel tombé sur son tapis, murmura Andrew à l’oreille de sa fille.

— Papa !

Constance eut un sourire mélancolique. A voir ainsi ses parents dans la sévère demeure des Fo-wlers, des regrets plus poignants encore lui ve-naient de les quitter, fût-ce pour vivre à une demi-heure de chez eux. Ne ferait-elle pas partie désor-mais du « clan Fowlers » ? Ne se verrait-elle pas obligée d’assister à toutes sortes de réceptions ennuyeuses et de correspondre en tout point aux idéaux d’Elisa ? Jamais elle ne s’habituerait à ce profil aigu, à cette voix sèche et autoritaire, même pour souhaiter la bienvenue :

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— Constance ! Je suis si heureuse de vous voir enfin !

Janet lança un regard significatif à sa fille. Ce « enfin » était une critique implicite à leur léger retard.

Elisa entraînait déjà Janet et Andrew.

— Je vais vous présenter quelques collègues de mon mari, dit-elle à M. Gardiner. Je vous laisse seule, mon petit, ajouta-t-elle à l’adresse de Cons-tance, vous connaissez déjà beaucoup de monde.

A l’occasion de repas ou de thé pris chez les Fo-wlers, la jeune femme avait en effet rencontré certains amis d’Elisa et de John qu’elle retrouvait à présent dans la foule. Commença alors la longue suite des félicitations, qui se reproduirait encore le lendemain.

— Je suis vraiment heureux…

— C’est un tel plaisir pour moi de venir…

— Nous livrerez-vous quelques secrets sur la robe de mariée, mademoiselle Gardiner ?

— Il paraît qu’elle est entièrement rebrodée de perles…

— Constance, ne dis rien surtout, intervint Phi-lip, le cousin d’Alain. Ça porte malheur.

— Loin de moi l’idée d’en parler ! D’autant qu’elle vient à peine d’être terminée et…

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Constance s’interrompit, les yeux écarquillés de surprise.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle.

— Constance ? Que t’arrive-t-il ?

Philip la regardait avec stupeur.

— Non, ce… ce n’est rien, bredouilla-t-elle. Jus-te un petit malaise. Je… je vais sortir un peu.

Et elle s’enfuit à travers la foule.

Du fauteuil où elle était installée avec ses sœurs, Maud la vit courir vers la porte du fond.

— Curieux, fit-elle. Cette petite ne va décidé-ment pas très bien. L’autre soir, elle quitte le bal sans mot dire et aujourd’hui, elle se précipite dans le jardin à peine arrivée.

Mabel prit un sandwich au concombre sur la ta-ble, devant elle, le considéra un instant.

— Peut-être avait-elle trop chaud ?

— J’en doute. Elle était pâle comme un linge…

Au bout de quelques mètres, Constance s’arrêta, hors d’haleine. Que faire ? Repartir ? Mais que penseraient les invités ? Revenir dans la salle ? Non ! Tout, sauf ça ! Tout, sauf retrouver, fixés sur elle, les yeux bleu sombre de l’inconnu…

Elle s’apprêtait à répondre à Philip quand son regard avait croisé celui de l’homme, appuyé contre une porte. Avait-il remarqué sa fuite ?

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Constance espérait bien que non : la foule des invités la dissimulait. Penserait-il à la chercher dans le jardin ? La jeune femme s’adossa à un arbre. Quand bien même il y penserait, la plus élémentaire des politesses l’empêcherait de venir l’y rejoindre. Pourtant, à cette idée, Constance se sentait défaillir de nouveau. La soirée du bal lui revenait à l’esprit, plus poétique, plus brûlante que jamais. Les feuilles sous leurs pieds, sa longue robe rouge, la plage, le regard de l’inconnu, son étreinte, ses mots d’amour balbutiés : « Juliette, Juliette… »

— Juliette !

Un instant. Constance crut que son rêve se poursuivait, qu’à force de s’en souvenir, elle en-tendait pour de bon la voix grave de l’inconnu. Mais le bras qui la saisit n’avait rien d’une illusion, non plus que ce regard sombre chargé de colère.

— Pourquoi m’avoir quitté l’autre soir ? Pour-quoi n’être pas revenue ?

— Je ne pouvais pas… je…

— Vous pouviez ! On peut toujours : il suffit d’une excuse, d’un prétexte…

— Non, laissé-moi,-je… Où m’emmenez-vous ?

Il l’entraînait vers le fond du jardin, où des al-lées menaient à des bancs, avec des tonnelles sans feuilles dont on voyait l’armature.

— Où m’emmenez-vous ? répéta-t-elle.

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— Au pavillon d’été, là-bas.

D’un geste de tête, il désignait un petit bâtiment blanc entouré d’arbres, un reste de l’ancienne propriété, construite dans un style étrange, où les colonnes du perron et les tourelles sur les côtés évoquaient tour à tour un château ou une maison du Sud.

L’homme s’assit sur les marches, attira la jeune femme près de lui.

— Personne ne viendra nous chercher ici, dit-il.

Comme l’autre soir sur la plage. Et Constance retrouvait la même impression d’angoisse mêlée au plaisir d’être là, seule avec lui, loin de tout. Loin de l’univers réglé par Elisa, de cette réception où l’on se racontait des riens, un verre de champagne à la main. L’inconnu lui prit la main.

— Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas venue.

— Je vous l’ai dit : c’était impossible, on m’attendait, je devais partir.

— Et vous ? Vouliez-vous partir ?

Constance baissa la tête sans répondre. Il s’impatientait :

— Juliette ?

— Je ne m’appelle pas Juliette, murmura-t-elle. J’ai un autre nom, d’autres obligations, des pa-rents, des amis, un… un fiancé.

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— Mais pour moi, vous resterez Juliette. C’est ainsi que je vous ai vue pour la première fois.

— Et vous aviez un masque d’or.

— Je ne tenais pas à être reconnu.

Et Constance non plus ne tenait pas à le recon-naître. Un nom sur son visage, une famille, un passé qu’elle lui découvrirait, et son rêve s’effondrerait aussitôt. Ce rêve d’un personnage de légende, capable de courir sur une falaise à pic, avec elle dans les bras.

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6

— J’imagine que nous garderons le souvenir de cette soirée, dit-elle après un temps de silence. Nous étions déguisés et nous avons agi comme tels : à présent, il nous faut oublier et revenir à notre vie quotidienne.

Sa voix manquait de conviction et il le sentit.

— La vie quotidienne ? Pourquoi ne serait-ce pas justement ces moments, sur la plage ?

Elle haussa les épaules.

— Parce que tout était faux, ce soir-là, mon cos-tume, votre masque, cette promenade à Vérone que vous imaginiez…

— Et votre joie sur la plage, était-elle fausse aussi ?

Constance ne répondit pas.

— Parlez, Juliette, était-elle fausse aussi ? Vou-liez-vous vraiment me laisser pour rejoindre ceux qui vous cherchaient ?

— Je… je ne sais pas.

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Depuis deux mois. Constance avait perdu l’habitude de se demander ce qu’elle voulait : trop attentive à ce que désiraient les autres, à ce qu’ils exigeaient d’elle. Qu’était-il arrivé pour qu’elle change ainsi ? Une partie d’elle était devenu Cons-tance Gardiner, la fiancée de « Fowlers junior », en l’honneur de qui se donnait cette réception. Mais restait l’ancienne Constance, celle qui avait quitté Maywalk pour apprendre la peinture à New York et qui n’appartiendrait jamais à la famille Fowlers.

Voilà où résidait le vrai problème : cette sépara-tion que la jeune femme sentait en elle. Ce qui expliquait cette attirance pour l’inconnu et la ter-reur qu’il lui inspirait en même temps, comme le symbole d’une liberté refusée à la future femme d’Alain.

Du doigt, l’homme lui souleva le menton.

— Pourquoi vous mentir ainsi, Juliette ? Pour-quoi prétendre que vous jouiez, l’autre soir ?

— Parce que c’est vrai, dans un certain sens. Je ne voyais même pas votre visage et…

— Quelle importance ? Moi non plus, au début, je ne vous voyais pas.

Il lui passa les doigts dans les cheveux.

— Juste vos cheveux blonds, et votre démarche, et la pâleur de vos joues, comme si vous aviez peur.

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Sa voix changea, devint plus grave encore.

— De quoi aviez-vous peur, Juliette ? Pourquoi trembliez-vous quand je vous ai soutenue dans la salle de bal ?

— Je… je n’avais pas peur.

Mais Constance n’avouait pas la vérité, la crain-te que lui inspirait ce mariage qu’elle ne se sentait pas la force de refuser.

— Ainsi vous tenez à vous taire ?

Il la prit dans ses bras sans qu’elle songe à se débattre.

— Alors je me tairai aussi. Je ne vous dirai pas qui je suis.

— Je ne veux pas, balbutia-t-elle, je ne veux pas que vous me le disiez.

Les yeux sombres brillèrent d’un éclat plus in-tense et Constance sut qu’il comprenait son désir de prolonger le rêve encore un soir. Par la suite, peut-être, s’ils se rencontraient dans d’autres cir-constances, on lui présenterait l’inconnu avant de lui indiquer son nom à elle : Constance Fowlers, Constance Fowlers…

La femme qu’elle deviendrait demain.

Pour l’instant, sa tête reposait sur l’épaule de l’homme, ses doigts s’entremêlaient aux siens, sa main s’élevait, portée par la sienne…

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— Oui vous a offert ce diamant, Juliette ?

A l’annulaire de sa main droite, la bague d’Alain brillait dans l’obscurité naissante.

— Votre fiancé, n’est-ce pas ? Je veux dire : vo-tre Fiancé dans la réalité ?

Elle le regardait sans comprendre.

— Vous prétendiez tout à l’heure que nous évo-luions dans un monde faux. Mais le théâtre possè-de ses amours aussi, Juliette. Et les princesses dans votre genre y ont un fiancé.

Comme Constance tressaillait, il ajouta :

— Pourquoi vous troubler ainsi ? Oubliez-vous qu’il s’agit de simples rôles ? Tout à l’heure, vous reviendrez au réel.

Son regard se porta vers la villa, en partie ca-chée par les arbres et d’où provenait un bruit de voix confus.

— Mais ici, des techniciens ont hissé ses colon-nes de stuc. Un décorateur délirant a construit ces tourelles. Ici, je suis votre fiancé.

Le jeu amusa la jeune femme qui sourit.

— Et la bague ? demanda-t-elle. Un accessoire indispensable, n’est-ce pas ? Celle-ci ne peut pas servir…

Elle montrait le diamant d’Alain.

— Il faut en trouver une autre.

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— Exact !

Il sortit de sa poche une petite boîte.

— Ceci fera l’affaire, dit-il. Je le portais toujours sur moi : il est ce que je possède de plus beau. Je l’ai acheté sans savoir à qui je l’offrirais.

Constance ouvrit l’écrin et contempla en silence le rubis qu’il contenait. Un rubis comme elle n’en avait encore jamais vu. Un éclat, un feu qui trem-ble sur du satin, avec ce mouvement mystérieux de la lumière qui joue d’une facette à l’autre, qui éblouit un moment, disparaît, revient encore et qu’on appelle la « vie » d’un bijou.

— Où avez-vous trouvé cette pierre ? murmura-t-elle enfin. Dans un autre monde ?

Il sourit.

— En quelque sorte, oui.

Le soir tombait. Un vent froid se leva et des feuilles volèrent sur les marches du pavillon. Il sembla à Constance que le rubis les enveloppait d’un halo rouge, comme ces cercles que les sor-ciers tracent autour d’eux, comme ces flammes derrière lesquelles dort une guerrière en armes, à l’abri des humains. Et la voix de l’inconnu s’éleva, plus forte dans l’air de la nuit :

— Gardez ce bijou, Juliette. Gardez-le toujours en souvenir de moi et aimez-le comme je voudrais me faire aimer de vous.

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Un long silence suivit pendant lequel ils restè-rent tous deux penchés sur l’écrin. Enfin il releva la tête.

— Vous reverrai-je demain ?

Elle le considéra, hébétée.

— Demain ?

— Oui, pour le mariage. Vous êtes invitée, n’est-ce pas ?

— Je… oui.

Que pouvait-elle dire d’autre ? Que le mariage en question les séparerait à jamais ? Qu’elle n’y pouvait rien, malgré elle, malgré lui ?

— Demain, accepterez-vous de jeter le masque ? Saurai-je enfin qui vous êtes ?

— Oui, répondit-elle encore, dans un souffle. Oui, vous le saurez.

Elle se levait, se dirigeait vers la villa.

Pourquoi prolonger cette torture ? Il était temps de retrouver la réalité, ces lumières, là-bas, la terrasse où les invités commençaient à sortir prendre l’air, cette silhouette tout près qui traver-sait le jardin à leur rencontre.

— Vous êtes là ?

Alain ! Alain qui s’approchait, souriant.

— Maud m’a dit que je vous trouverais sans doute ici.

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Il se tourna vers l’inconnu.

— Et elle m’a aussi avoué ton petit stratagème. Tu aurais tout de même pu m’avertir avant mon départ pour l’aéroport : j’ai attendu pendant une heure devant la sortie, persuadé que tu étais retar-dé à la douane.

Puis il ajouta à l’adresse de Constance qui les considérait avec stupeur.

— Ainsi tu connais déjà mon frère Mark, ma chérie ?

Le lendemain, Constance, accoudée à la fenêtre de sa chambre, regardait les branches de l’érable bouger au gré du vent. Dans son enfance, cet éra-ble – un des plus beaux arbres du jardin – lui servait de refuge lorsqu’elle se sentait malheureu-se. Elle savait alors comment monter sur la char-pente en s’aidant d’une planche fixée par Andrew à mi-hauteur du tronc. Que ne pouvait-elle encore se cacher là, bien à l’abri, loin de tout ?

Mais les adultes devaient se montrer raisonna-bles et aller au-devant du danger. Aucune évasion ne leur est permise, fût-ce en rêve, fût-ce quelques minutes. D’ailleurs, sur l’érable, la planche pen-dait, détachée du tronc et pourrie d’humidité, et puis Constance était bien trop grande, à présent : elle aurait beau se blottir, ramener ses jambes en

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arrière, Janet la verrait et lui ordonnerait de des-cendre se préparer pour la cérémonie.

La robe blanche était disposée sur le fauteuil, recouverte de perles et de dentelles. Constance passa la main sur le satin, le froissa un peu entre ses doigts. Dans une heure ou deux, cette merveille provoquerait l’admiration des invités réunis chez les Fowlers. On se presserait pour mieux la voir, on en commenterait la coupe, la légèreté. On en-vierait le bonheur de ces jeunes mariés si beaux sans que personne ne soupçonne le chagrin de Constance devenu plus profond encore après l’arrivée d’Alain dans le jardin, hier…

Pourtant, aucune parole décisive n’avait été échangée. Constance s’était bornée à balbutier quelques paroles de convenance avant de rejoindre les convives, dans la salle de réception. Un bruit oppressant y régnait, les conversations les plus insipides s’y tenaient, mais tout paraissait préféra-ble à ce tête-à-tête lourd de sous-entendus avec Alain et Mark, son frère.

Son frère ! Cette révélation Pavait frappée de surprise et de terreur. Surprise bien fondée puis-que ce frère mystérieux n’était censé arriver de Londres que ce soir-là. Pour un motif quelconque une plaisanterie, d’après Alain – Mark Fowlers avait choisi de venir en secret quelques jours auparavant, ce qui expliquait Pair évasif de Maud, lors du souper : la vieille

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dame était l’une des rares dans la confidence, avec le père d’Alain, d’après ce que Constance avait compris.

La terreur ressentie par la jeune femme s’expliquait plus difficilement. Pourquoi craignait-elle à tout moment un coup de téléphone d’Alain, ce matin ? Pourquoi tremblait-elle que ce mariage tant redouté soit annulé, à la suite d’éventuelles confidences de Mark ? Confidences plus que pro-bables d’ailleurs : l’aîné des Fowlers ne pouvait pas laisser ainsi son frère se marier avec une femme qu’il serrait encore dans ses bras la veille au soir !

Alors pourquoi Alain ne téléphonait-il pas ?

Des bruits de pas précipités lui parvenaient du rez-de-chaussée, ponctués d’exclamations. Janet et Andrew se préparaient depuis longtemps déjà alors qu’elle…

Pensive, Constance s’assit sur le bord du lit, le menton appuyé dans la main. Se déciderait-elle jamais à enfiler cette robe et à fixer dans ses che-veux les fleurs en tissu qui l’attendaient sur la table ? Il le fallait pourtant, de même qu’il fallait partir chez les Fowlers, au risque de se voir rejetée à son arrivée. Un piège qu’elle ne dominait pas se refermait sur elle : à force d’obéir à des pressions extérieures, la jeune femme se retrouvait coupable d’avoir trahi des liens jamais vraiment acceptés.

Car pouvait-elle prétendre ne pas aimer Alain alors qu’elle s’apprêtait à l’épouser de plein gré ?

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Oui, de plein gré : après tout, personne ne lui avait mis un couteau sous la gorge pour lui arracher son consentement. Personne ne douterait qu’elle s’était jetée dans les bras d’un autre homme par frivolité, par caprice, à trois jours de son mariage. Ce jugement, Constance l’avait déjà lu la veille dans le regard glacial de Mark qui, pourtant, par-tageait la responsabilité de ses actes.

Mais cette honte paraissait presque supportable à Constance comparée à l’annulation de son ma-riage. Pour la centième fois depuis son réveil, elle se reposa la question : pourquoi tenait-elle tant à épouser Alain Fowlers, aujourd’hui ? Une intuition sans doute, un détail qui l’avait frappée, quelque chose d’infime qui rendait cette union nécessaire et qui, depuis le début, la poussait à supporter tout : Elisa, Alain, les réceptions. Quelque chose dont elle ne prenait vraiment conscience que ce matin, quand ce mariage se trouvait menacé.

— Constance ?

Janet l’appelait d’en bas.

— Oui ?

Sans doute le téléphone qu’elle n’entendait pas de sa chambre.

— Tu es prête ?

— Pas tout à fait !

— Dépêche-toi donc ! Il ne te reste qu’une demi-heure. Je monte t’aider dès que je peux.

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Constance sortit dans le couloir, se pencha par-dessus la balustrade de l’escalier.

— Maman ? Alain n’a pas téléphoné ?

— Non, pourquoi ? Il devait téléphoner ?

Janet apparut au pied de l’escalier et Constance battit en retraite dans sa chambre après avoir répondu :

— Non, non. Je te demandais ça à tout hasard.

— Comme si le malheureux avait le temps de t’appeler ! s’exclama Janet. Tout le monde est sans doute sur le pied de guerre là-bas. Elisa doit régen-ter la famille Fowlers au complet, de John à Ma-bel, en passant par Mark.

Constance ressortit dans le couloir.

— Maman ?

— Mon petit, il faut te préparer, tu sais. Tu as à peine le temps et Elisa déteste qu’on soit en re-tard : souviens-toi de sa remarque d’hier, à notre arrivée.

— J’y vais tout de suite. Mais auparavant, je me demandais…

Constance tenta de prendre le ton de voix le plus neutre possible.

— Que sais-tu sur Mark Fowlers ?

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— Mark ? Le frère d’Alain ? Pas grand-chose, à vrai dire. Hormis son départ en Angleterre, il y a quelques années…

— Pourquoi est-il parti ?

— Constance !

Ces questions d’apparence futile agaçaient Ja-net.

— Nous parlerons de ça plus tard ! Pour l’instant…

— Je cours me préparer, maman ! Mais ré-ponds-moi d’abord !

— Eh bien, je crois que Mark ne ressemblait pas à Alain : plus ombrageux, moins docile aussi. De quoi exaspérer Elisa qui a horreur qu’on lui résis-te. Tout jeune homme, il se rebellait sans cesse contre sa mère et même contre son père qui vou-lait le voir reprendre l’entreprise. Ce sujet s’est révélé décisif : tant que

Mark bénéficiait du soutien son père, il pouvait tenir tête à Elisa. Mais son refus de travailler avec John a monté contre lui à la fois son père et sa mère : il ne lui restait plus qu’à s’en aller. Au fond, John ne s’est jamais remis de son départ : il en parle souvent à ton père de qui je tiens ces détails. Et à présent, cours t’habiller !

— Juste un dernier point : quelles relations en-tretiennent Mark et Alain ?

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— Bonnes, je crois. Leur différence d’âge rend les choses plus faciles : Mark considère Alain comme un petit frère qu’il doit protéger. Quant à Alain…

Janet hésita un instant.

— John préférait de beaucoup Mark et Alain en voulait un peu à son frère d’accaparer ainsi l’affection de son père. Mais cette jalousie s’est sans doute estompée, les années venant. Hier soir, en tout cas, ils paraissaient s’entendre à merveille : je les ai vus discuter assez longtemps ensemble.

— Moi aussi.

Quel cauchemar de les regarder de loin parler à voix basse, sans savoir si son propre sort se jouait à cette minute même ! Que disaient-ils ? Mark ra-contait-il à son frère la conduite de sa fiancée ? Non, sans doute, puisque Alain ne téléphonait pas.

— Constance, je t’en supplie, prépare-toi !

La voix d’Andrew s’éleva.

— Janet ! As-tu vu mes gants ?

— Dans ton tiroir, ou sur la commode, je ne sais plus.

— Je ne les trouve nulle part.

— J’arrive ! Constance, ma chérie, il ne nous reste que quelques minutes !

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La jeune femme regagna sa chambre, souleva la longue robe : dans moins d’un quart d’heure, Alain passerait les chercher pour la cérémonie. A peine le temps de s’habiller et de se maquiller. Tant pis ! Elle se coifferait dans la voiture.

Lorsque la berline se rangea devant la porte des Gardiner, Constance se précipita à la fenêtre pour en voir descendre… le chauffeur des Fowlers. Alain manquait de temps, à ce qu’il lui expliqua. Il l’avait chargé de venir et les attendait chez lui. Un chan-gement qui parut de mauvais augure à Constance : si Alain était débordé, pourquoi n’avait-il pas téléphoné pour les avertir de ce contretemps ? Une fleur qu’elle tentait de fixer dans ses cheveux tom-ba à terre, tant ses mains tremblaient.

— Constance ? Tu es prête, maintenant ?

Janet parut sur le seuil de la chambre, un souri-re aux lèvres.

— Tu es ravissante, ma petite fille. Attends que je t’aide à te coiffer…

— Maman ? Pourquoi Alain n’est-il pas venu lui-même ?

— Sans doute parce qu’il est débordé ! Tu ne peux pas lui en vouloir : d’ailleurs, il m’avait aver-tie hier qu’il risquait de faire appel au chauffeur en cas d’empêchement.

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— Ah !

Les paroles de Janet rassurèrent un peu la jeune femme sans l’apaiser tout à fait. Elle ne retrouve-rait son calme qu’en présence d’Alain, lorsqu’elle serait certaine qu’il ne lui en voulait pas… ou que Mark ne lui avait rien dit.

Comme prévu, ils trouvèrent la cour, devant chez les Fowlers, encore plus encombrée que la veille, à tel point que Constance et ses parents se virent obligés de descendre devant le portail tandis que le chauffeur partait se garer plus loin, à l’extérieur. Andrew guida les deux femmes par un chemin détourné qui longeait la maison par le jardin et aboutissait à une petite porte, à l’arrière. La robe de Constance était dissimulés sous une grande cape, mais certains invités distinguaient la traîne blanche et les dévisageaient avec curiosité. D’autres, qui connaissaient la jeune femme, s’arrêtaient pour lui parler quelques minutes :

— Je suis désolée, disait-elle, mais je dois entrer saluer Elisa et John : ils ne sont même pas au courant de mon arrivée !

Et elle s’échappait pour croiser un nouveau groupe, plus loin. A quelques mètres de la porte, Maud surgit devant elle. Constance retint un cri.

— Vous m’avez fait peur !

La vieille dame lui sourit.

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— Je suis désolée, mais je voulais vous voir le plus tôt possible et comme je me doutais bien que vous passeriez par là, je vous attendais sous la tonnelle.

Elle désignait un banc à moitié recouvert de branches dénudées.

Constance présenta Janet et Andrew à la tante d’Alain.

— Je suis ravie de faire enfin votre connaissan-ce, dit Janet. Je voulais venir vous voir, l’autre soir, mais ces réceptions sont si…

Janet s’arrêta, un peu gênée.

— … si exaspérantes, n’est-ce pas ? Acheva Maud. Je partage tout à fait votre opinion, mada-me Gardiner. Il y a tant de monde qu’on ne peut discuter tranquillement. C’est pourquoi j’aimerais parler à

Constance en particulier avant le début des fes-tivités.

Et elle entraîna la jeune femme dans une allée, après quelques mots d’excuse à l’adresse de ses parents.

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— Je voulais vous parler d’Alain, dit Maud.

Elles marchaient toutes deux dans les chemins qui longeaient les pelouses du jardin. Le soleil brillait ce jour-là, un de ces soleils d’octobre qui dispensent une lumière vive et glaciale, une clarté de bord de mer à l’aube.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, le soir du bal, continuait Maud. Ou si peu. Pourquoi épousez-vous mon neveu ?

Constance soupira. La vieille dame lui plaisait avec son franc-parler moqueur et cette façon de comprendre les gens à demi-mot. De n’importe qui d’autre, cette demande aurait paru indiscrète, voire impolie, mais Maud savait tempérer la ru-desse de ses propos d’un sourire ou d’un regard ; si bien qu’on se sentait mis en confiance, obligé de lui dire la vérité.

— Je ne sais pas !

Constance s’arrêta, prit les mains de Maud.

— Il faut me croire ! A l’origine, je me mariais parce qu’on me le demandait…

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Maud hocha la tête.

— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-elle.

— Mais ce matin, je veux épouser Alain ! Je se-rais désespérée que ce mariage n’ait pas lieu et…

La jeune femme se mordit les lèvres. Pourquoi faire ainsi allusion à un scandale éventuel ? Une foule de gens se promenait déjà dans le jardin, envahissait la maison, et d’autres invités conti-nuaient à arriver sans cesse. A l’évidence, aucun contrordre n’avait été donné : la réception se pré-parait comme prévu, sous la férule d’Elisa qui devait courir en tout sens, s’indigner du retard de l’un, se fâcher de la maladresse d’un autre.

— Je veux dire : j’ai hâte d’en finir, à présent.

Mais Maud ne se laissait pas tromper si facile-ment.

— Pourquoi le mariage n’aurait-il pas lieu ?

— Euh… je ne sais pas : un incident peut-être, un… un obstacle de dernière minute.

— Ce genre d’«incident », comme vous dites,

n’arrive jamais ! Que craignez-vous vraiment. Constance ?

— Je… rien. Sans doute un peu de nervosité avant la cérémonie.

Maud lui jeta un coup d’œil perspicace.

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— Toujours ce même argument, n’est-ce pas ? C’est ainsi que tout le monde explique votre attitu-de, ici.

— Mon… attitude ? Mais…

La vieille dame rejeta l’objection du geste.

— Vous savez bien ! Vos disparitions, vos malai-ses. Maintenant je vais vous dire une bonne chose, mon petit. J’ignore la raison qui vous pousse à épouser Alain. Tout ce que je sais, c’est que vous ne l’aimez pas !

— Maud !

— N’essayez pas de feindre avec moi, voulez-vous ? Vous ne l’aimez pas, ça se voit. Et, fait plus surprenant encore, il ne vous aime pas non plus.

Elle réfléchit un instant.

— A l’annonce de votre mariage, j’ai d’abord cru qu’il vous épousait par orgueil. John me racontait que vous étiez très belle, que vous peigniez avec talent : Alain n’est pas homme à tomber amoureux fou, mais une femme comme vous pouvait lui être utile dans sa carrière.

Constance la considérait avec stupeur. Jamais personne ne parlait d’Alain dans ces termes : d’ordinaire, on s’accordait à le trouver un peu mou, sans grand caractère, incapable en tout cas du moindre calcul. Et sa conduite à l’égard de Constance s’accordait assez avec ce jugement : il se montrait toujours gentil, plein d’égard, un peu

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indifférent peut-être. Mais cette indifférence pa-raissait s’étendre à tout, aussi bien à sa vie familia-le qu’à son travail : ne prétendait-il pas souvent qu’il l’ennuyait à mourir ?

— Vous vous trompez, Maud. Alain n’attache pas la moindre importance à sa vie professionnel-le.

— Oh si, croyez-moi ! Il est très fier d’hériter de l’entreprise Fowlers, même s’il feint de s’en désin-téresser, par snobisme, peut-être. J’ai donc pensé qu’il vous épousait par arrivisme : une sorte de mariage de raison, en somme. Mais comment expliquer alors son comportement à votre égard ?

— Quel comportement ?

Mais Constance savait bien ce dont Maud vou-lait parler : le peu d’empressement d’Alain auprès d’elle dans les soirées, cette façon de l’abandonner pour discuter avec des amis…

— L’autre soir, il vous a laissée avec nous pen-dant plus d’une heure et il est toujours le dernier informé de vos disparitions.

Constance baissa la tête sans mot dire. De la maison là-bas, des bruits de klaxon leur parve-naient, des crissements de freins. Les derniers invités arrivaient dans une cour de plus en plus bondée. Et les promeneurs déambulaient dans le jardin, de plus en plus nombreux, non sans jeter des coups d’œil surpris sur cette jeune femme en

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robe blanche – sans doute la mariée – qui s’attardait à discuter une heure à peine avant la cérémonie.

— Pourquoi l’épousez-vous. Constance ? Pour-quoi ? S’il vous aimait encore, si vous aviez peur de le blesser. Si même vous trouviez votre intérêt dans un riche mariage où vous mèneriez une vie mondaine…

— Maud !

— J’ai bien conscience que vous n’êtes pas ain-si : la profession d’artiste que vous avez choisie le prouve. Et le grand monde n’attire personne dans votre famille.

Elle sourit.

— J’ai vu vos parents, l’autre soir : votre mère vous cherchait des yeux à longueur de temps, tandis que votre père la pressait de rentrer. Quant à vous, vous n’avez rien de plus pressé que de disparaître sous un prétexte quelconque ! D’autre part, vous ne me paraissait pas dénuée de juge-ment, ni de force de caractère. Alors pourquoi acceptez-vous ce mariage que vous ne désirez pas, et qui vous rend si triste ?

— Je vous l’ai déjà dit : je ne sais pas. Une vague intuition.

Une idée qui était venue à la jeune femme, sans qu’elle ose en parler à personne, ni même l’approfondir… Une idée horrible qui la plongeait

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dans le désarroi et qu’elle fut sur le point d’expliquer à Maud, tant la vieille dame lui inspi-rait confiance.

Maud remarqua son hésitation.

— Je vous en prie, expliquez-moi ce qui vous tourmente. Oui sait ? Je pourrais peut-être vous rassurer ?

Mais Constance secoua la tête.

— Non, murmura-t-elle. Non, je ne peux pas.

— Alors réfléchissez bien avant de prononcer le « oui » de tout à l’heure, mon petit. Réfléchissez que vous vous engagez pour la vie sur un simple pressentiment qui n’est peut-être pas fondé !

— Oui… Mais s’il l’est ?

— Prenez donc le risque ! A mon avis, il est mi-nime !

Ces dernières paroles résonnaient encore dans l’esprit de Constance comme elle achevait de se préparer dans la chambre d’Elisa une demi-heure plus tard. L’accueil de la mère d’Alain avait été plutôt froid.

— Personne ne sait jamais où vous trouver, dit-elle d’une voix sèche. Et il est grand temps que vous arriviez ! Votre voile vous attend dans ma chambre, avec les épingles pour le fixer. Je vous aurais bien aidée, mais il se fait tard et on a besoin de moi à la cuisine.

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Comme d’habitude. Tout le monde avait tou-jours besoin d’Elisa pour vérifier l’exact degré de cuisson d’une sauce, ou la décoration d’un gâteau.

— Ils doivent la craindre comme la peste, les pauvres, disait souvent Andrew. Je la vois bien arriver par surprise, sur la pointe des pieds, pour mieux les prendre en faute.

Une pure médisance, bien entendu, mais qui s’approchait sans doute de la réalité, songea Cons-tance en voyant sa future belle-mère partir dans le couloir du fond avec des airs de conspirateur.

Puis elle s’était décidée à monter fixer son voile seule, après avoir cherché en vain Janet dans l’assistance.

L’entreprise se révéla plus difficile que prévu. Les épingles glissaient sans arrêt et Constance ne parvenait plus à arranger les fleurs par-derrière. De guerre lasse, la jeune femme s’assit dans un fauteuil, le voile sur ses genoux : quelqu’un finirait bien par venir l’aider. Ses inquiétudes, les doutes soulevés par la conversation avec Maud, ce maria-ge enfin, dont elle ne voulait pas : comment sortir de ce piège ? Et ce maudit voile qui ne voulait pas tenir ! Et plus douce, mais plus amère aussi ces soirées avec Mark, la fascination qu’elle ressentait pour lui, la frayeur qu’il lui inspirait. Et ce rubis offert dans un élan d’amour, cette pierre aux re-flets magiques qu’elle portait autour du cou, ca-

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chée sous sa robe, comme un symbole de cet amour impossible que personne ne saurait jamais.

Car à l’évidence. Mark avait choisi de se taire, par amitié pour son frère, par crainte de le faire souffrir. Peut-être croyait-il à l’amour d’Alain, s’il ne possédait pas les mêmes dons d’observation que Maud ? Peut-être pensait-il que Constance épousait son frère par intérêt ? Ou bien… Non, la dernière supposition paraissait trop horrible : mieux valait éviter d’y penser.

On frappa à la porte et Constance courut ouvrir. Sans doute sa mère qui venait l’aider ? Ou Maud à qui elle pourrait raconter ses problèmes ?

C’était Mark, l’air sombre, le regard ironique, presque méchant. Constance se figea.

— Vous !

Il s’avança clans la pièce.

— Oui, moi ! Vous paraissez étonnée de me voir, douce Juliette !

Sa voix prenait des intonations railleuses.

— Comme cette robe vous va bien ! Une mer-veille vraiment !

Elle tenta de se défendre.

— Que faites-vous ici ? Où est Alain ?

— Alain ? Que vous importe Alain ?

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— Est-ce… est-ce lui qui vous envoie ? Je veux dire, sait-il que…

L’angoisse de ce matin la reprenait, la terreur qu’on empêche ce mariage à la dernière minute.

— Que vous vous moquez de lui ? Non, il ne le sait pas. Exprimé de façon aussi crue, cela l’aurait blessé. J’ai mis tout en œuvre, en revanche, pour le dissuader de se marier. Mais comment expliquer à un homme amoureux que sa future femme le trompe ? Alain refusait mes arguments en riant, prétendait qu’il se trouvait très heureux ainsi, que vous possédiez des qualités exceptionnelles…

Il esquissa une moue de mépris.

— Des qualités exceptionnelles en effet… de vol, de complicité de vol, plutôt.

— Que… que voulez-vous dire ?

Mais Constance savait déjà avant que Mark ne reprenne la parole. Oui, depuis le début, elle soup-çonnait quelque chose de ce genre sans vouloir se l’avouer. Tout le mystère qui entourait ce mariage : son père qui favorisait ses rencontres avec Alain, qui paraissait si heureux de la voir épouser le fils de son patron, si soulagé aussi, après ces longues nuits de veille sur ses comptes. Oui prétendait que cette union arrangerait tout. Mon Dieu ! Que lui était-il arrivé pour qu’il devienne…

— Je veux parler d’un détournement de fonds. Constance Gardiner, et vous le savez aussi bien

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que moi. Votre père a volé plusieurs millions de dollars à la société Fowlers depuis deux ans, et sans doute comptait-il continuer dans la plus grande impunité après votre mariage.

Il lui saisit les épaules, la secoua.

— Vous saviez bien tous les deux que jamais mon père n’attaquerait en justice quelqu’un de sa famille ! Que ce genre d’affaires s’arrangent alors à l’amiable, sans scandale ! Et vous avez décidé de vous servir de mon frère !

— Vous vous trompez ! Je… je n’étais pas au courant !

Pourtant, ses yeux baissés, le tremblement qui la secouait avouaient le contraire. Jamais Andrew ne lui avait confié ses problèmes, mais Constance sentait qu’il voulait ce mariage et, sans poser de questions, par affection pour lui, par peur de le voir conspué, arrêté, elle avait accepté.

Les choses s’étaient-elles vraiment passées ain-si ? Constance n’en savait rien : au début, peut-être, elle trouvait le comportement de son père étrange, sans plus. Et puis, au fil des jours, un soupçon s’insinuait en elle. Un soupçon qui deve-nait peu à peu conviction : pour une raison que la jeune femme ne voulait pas comprendre, elle de-vait épouser Alain Fowlers. D’où sa panique, ce matin, à l’idée que tout pouvait être annulé. Et voilà que Mark venait lui expliquer cette fameuse raison…

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— Mais… comment avez-vous appris ?

— Grâce à un nouveau système de détection par ordinateur que j’ai mis au point. Mon père m’a averti, il y a quelques mois, qu’un secteur de son entreprise conserva ! Un déficit inexplicable et j’ai profité de ce mariage pour venir en secret exami-ner ses comptes.

— C’est pour cela qu’Alain ignorait votre pré-sence à Maywalk ?

— Exactement. C’est aussi pour cette raison que je portais ce masque, au bal. Pour mener mes travaux à bien, il fallait que je puisse agir en toute liberté. La fraude était très difficile à déceler et il m’a fallu plusieurs jours pour la découvrir, mais depuis hier j’ai acquis la certitude que de fortes sommes sont prélevées chaque mois dans le servi-ce de votre père. Or il est le seul à avoir accès aux comptes…

Des larmes vinrent aux yeux de Constance. La forfaiture d’Andrew, racontée d’un ton neutre et froid, lui paraissait plus honteuse encore, plus douloureuse à entendre. Mais Mark continuait, inexorable :

— Par ailleurs, cette cérémonie précipitée me paraissait étrange : Alain a toujours professé une sainte horreur du mariage et je ne le voyais pas changer d’avis du jour au lendemain sous prétexte d’un « coup de foudre ». Mon frère est plutôt posé, calme, incapable de prendre ainsi une décision à la

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légère. En revanche, il est d’une nature très in-fluençable et un accueil chaleureux dans une fa-mille non conformiste, une ravissante jeune fem-me qui joue les effarouchées, un milieu différent du sien, enfin, lié à des peintres new-yorkais en vogue, voilà qui pouvait l’attirer peu à peu, si l’on s’y prenait bien.

Il arpentait la chambre, à présent, avec des coups d’œil rageurs vers Constance.

— L’idée vient de vous ou de votre père ?

La jeune femme ne jugea pas utile de répondre. Dans l’état où il se trouvait. Mark n’écouterait rien, surtout si elle essayait de nier. Et une sorte de pitié à l’égard de son père l’empêchait de rejeter toute la culpabilité sur lui. N’avait-elle pas joué son jeu, après tout ? Même le doute le plus infime aurait dû la pousser à fuir, ou du moins à parler à Alain.

Alain… Le cadet des Fowlers lui apparaissait sous un nouveau jour, à présent. Elle qui depuis le début se considérait comme sa victime ! Elle qui lui en voulait plus ou moins de la forcer ainsi à l’épouser, de lui tendre un piège, alors qu’il se comportait encore comme un enfant qui cherchait à échapper à la terrible Elisa ! D’où cette absence de passion véritable, d’où cette espèce d’indifférence à l’égard de sa fiancée : Alain n’épousait pas Constance, mais toute la famille Gardiner, leur mode de vie, leurs plaisanteries,

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leurs goûts, tout cet univers qu’on lui avait présen-té pour l’appâter.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda-t-elle.

— J’ai réfléchi la nuit entière avant de prendre une décision. Ma première réaction, hier, était de tout raconter à mon père et à Alain avant de repar-tir à Londres, une fois ma mission accomplie. Mais cette solution présentait de nombreux inconvé-nients, même si elle était la plus commode pour moi. L’annulation pure et simple du mariage ne manquerait pas de provoquer un scandale. On se douterait de quelque chose, on échafauderait des suppositions : ces sortes de bavardages ne sont bénéfiques ni pour les uns ni pour les autres. Mê-me si votre père était soupçonné, le scandale re-jaillirait sur l’entreprise Fowlers, ce que je ne veux à aucun prix.

Il marqua une pause, écouta un instant le re-mue-ménage de plus en plus intense dans le cou-loir.

— Il faut nous dépêcher, à présent, continua-t-il. D’autre part, Alain accepterait mal de découvrir qu’on s’est ainsi moqué de lui. Comme toutes les natures un peu fragiles, il attache une grande importance aux sentiments des autres, à ceux de vos parents en particulier. Hier soir, il me parlait de l’affection qu’il portait à votre père. Autant lui laisser ses illusions.

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— Alors le mariage aura lieu ?

— Surtout pas !

Mark la foudroya du regard.

— Vous ne comptez tout de même pas vous en tirer à si bon compte ! Non, j’ai trouvé une autre solution : vous allez vous marier, oui, mais pas avec Alain : avec moi !

— Quoi !

Constance vacilla sous le choc. Elle s’attendait à tout : au scandale public, au déshonneur, au blâ-me, mais pas à ça ! Pas à gâcher ainsi les rares heures de passion de sa vie, pas à des noces d’opérette avec cet homme qu’elle aimait en secret depuis leur première rencontre, au bal masqué. Un amour qu’elle avait repoussé autant que possible, mais qui devenait de plus en plus évident, jusqu’à ce matin où elle ne retrouvait plus les traits du mystérieux inconnu dans la figure convulsée de colère et de mépris de Mark Fowlers.

— Non, murmura-t-elle dans un souffle. Non, je vous en prie, ne me forcez pas à…

Il eut un sourire narquois.

— Vous forcer, belle Juliette ? Il me semble que vous auriez volontiers accepté cette proposition hier soir, devant le pavillon, vous vous souvenez ?

— Comment pouvez-vous faire allusion à ces moments si…

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— Romantiques ? C’est ainsi que je les voyais en effet. Mais lorsqu’Alain m’a appris qui vous étiez, je suis tombé de haut. Sans doute la seule femme malhonnête de l’assistance, et je trouve le moyen de…

La voix lui manqua.

— De lui donner le plus beau gage d’a… d’attachement que je possédais ! Pour un peu, vous vous moquiez des deux frères à la fois ! Tou-tes mes félicitations, Juliette !

Constance se détourna pour cacher ses larmes.

— Vous vous trompez. Mais il est inutile d’essayer de vous convaincre, n’est-ce pas ? Ne m’appelez plus Juliette, ne souillez pas ce que ce nom évoque pour moi.

— N’exagérons rien, voulez-vous ? Vos grands airs ne dupent plus personne, à présent. Allons, préparez-vous à écrire une petite lettre à Alain. Inutile d’avertir vos parents : votre père compren-dra très bien ce qui s’est passé.

— Une lettre ?

— Mais oui ! Pour expliquer notre départ, notre mariage. Du genre : « Ce mariage était une erreur. J’aime Mark et je pars avec lui. » Alain souffrira un peu, mais il se remettra vite, croyez-moi !

— Mais…

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La force revenait à Constance. Jusqu’alors, elle avait accepté le réquisitoire, l’humiliation, mais ce projet fou la dressait en face de lui, prête à tout pour lui échapper.

— Je ne partirai pas avec vous !

— Il me semble que vous n’avez guère le choix !

— Je ne veux pas vous épouser !

— Préférez-vous le scandale ? Dans ce cas, je suis prêt : quelques minutes de conversation avec mon père me suffisent !

Épouvantée, Constance tenta de fuir, mais il la retint par le bras, la maintint contre lui.

— Vous ne réussirez pas à m’échapper ainsi, Ju-liette. Hier encore, je rêvais de ce moment où je vous demanderais de m’épouser.

Ses yeux brillaient d’une émotion contenue et Constance retrouvait cette voix chaude, ces in-flexions graves.

— J’en rêvais. Et vous… Pourquoi m’avoir trahi ainsi ? Pourquoi ne pas m’avoir avoué qui vous étiez ?

— J’ai essayé…

— Non ! Vous ne vouliez pas me dire votre nom. Vous ne vouliez pas que je sache, vous ne pensiez qu’à une chose : conquérir Alain pour sauver votre père. Le reste n’était qu’un passe-temps, une pièce de théâtre que vous jouiez pour vous délasser.

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— Non, je vous assure !

Il la repoussa.

— Ne me mentez pas. Constance. Ayez au moins l’élégance de reconnaître vos erreurs. Et ne vous préoccupez pas outre mesure : ce mariage restera lettre morte, bien entendu. Vous vivrez quelque temps chez moi, à Londres, pour donner le change. Et puis vous serez libre d’aller où bon vous semble, au diable si vous le désirez !

Et Constance, vaincue, accepta. Que pouvait-elle espérer d’autre ? Les arguments de Mark se tenaient : ainsi l’honneur de son père resterait sauf et Alain en serait quitte pour une déception senti-mentale, pas très grave au demeurant. Andrew se douterait de la vérité et les déficits de l’entreprise Fowlers s’arrêteraient. Cette solution arrangeait tout le monde, sauf Constance que l’homme au masque d’or épousait par mépris.

Une fois la lettre à Alain écrite, il fallut sortir de la maison. Mark guida la jeune femme à travers un dédale de couloirs jusqu’à une porte dérobée qui donnait sur le jardin. A l’intérieur, on entendait des accords de piano : sans doute John qui s’amusait avant de jouer la marche nuptiale, tout à l’heure. Personne aux alentours. Les invités avaient dû se rendre dans le salon, attendre que la mariée soit enfin prête. Janet courait certainement avertir sa fille qu’il était temps de descendre tandis qu’Elisa assignait à chacun une place particulière

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dans les rangs. Les trois tantes d’Alain par exem-ple devaient bénéficier d’une place de choix, réser-vée aux membres de la famille la plus proche, et Maud se réjouissait de ne pas voir arriver Cons-tance, se demandait si elle avait suivi son conseil. Andrew se sentait soulagé : ses soucis prendraient fin dans quelques minutes, au moment précis où sa fille deviendrait Mme Fowlers.

Mais Mark emmenait Constance à sa voiture, lui ouvrait la portière.

— Nous passons chez vous chercher vos valises. Le mariage ne durera qu’un quart d’heure et en-suite direction l’aéroport. Nous partons dès ce soir à Londres.

— Ce soir !

— Oui ! Pourquoi s’éterniser ici ?

Devant eux, les rues de Maywalk défilaient. Des lieux familiers pour Constance, des magasins qu’elle fréquentait, des parcs : l’Europe paraissait si loin ! Et pourtant, dans quelques heures, la jeune femme épouserait Mark et l’accompagnerait là-bas. Leur rêve du premier soir se réalisait dans une certaine mesure : ils partaient, ils quittaient le Connecticut et ses érables rouges. Mais Londres n’était pas Vérone et le mépris de Mark remplaçait la passion de l’homme au masque d’or.

Les bagages de Constance furent entassés tant bien que mal dans le coffre.

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— Un véritable déménagement ! s’exclama Mark, contrarié. Je croyais que vous ne partiez que pour quinze jours ?

— En l’occurrence, j’avais raison de calculer lar-ge. J’imagine que je resterai absente plusieurs mois.

Il éluda la question.

— Si c’est nécessaire.

Avec un soupir. Constance reprit sa place à l’avant de la voiture. Inutile d’attendre de lui la moindre précision, le moindre renseignement. Toutes ses demandes restèrent sans réponse, y compris celle-ci, la plus justifiée peut-être :

— Où nous marierons-nous ?

— Vous verrez bien.

A la sortie de la ville, il emprunta la direction de New York, tandis qu’à côté de lui, la jeune femme se perdait en conjectures. D’ordinaire, un mariage supposait des formalités initiales, des papiers officiels, des bans. Mais Mark né semblait pas se préoccuper outre mesure : sans doute avait-il pris ses dispositions avant même de venir la rejoindre, ce matin. Ce qui lui fut confirmé quelques heures plus tard, lorsqu’ils s’arrêtèrent devant un bâti-ment officiel à Manhattan. Un homme descendit les marches du perron, se pencha par la vitre de la voiture.

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— Mark ! Je suis si content de te revoir après toutes ces années ! Tu es à l’heure, comme tou-jours !

— Les papiers sont prêts ?

— Aucun problème !

Mark se tourna vers Constance.

— Et voici ma fiancée. Ma chérie, je te présente Jim, un ami d’enfance. Je lui ai téléphoné à l’aube, ce matin, et il a bien voulu se charger de toutes les formalités.

Jim guida ses deux compagnons vers un petit salon où le mariage devait avoir lieu dans quelques instants, comme Mark l’apprit à Constance. Les murs hauts et froids, le silence qui régnait dans la pièce, le mobilier réduit au strict nécessaire don-naient une impression lugubre, en harmonie avec le tailleur noir choisi par la jeune femme. La robe de mariée, elle, était restée dans sa chambre, sur le lit, comme un regret.

Regret de quoi ? se demandait Constance tandis que Mark discutait avec Jim. De ce mariage avec Alain ? De cette vie sans intérêt qu’elle s’apprêtait à mener ? Regret de ces deux soirées passées avec Mark et qui ne reviendraient jamais parce qu’il refuserait toujours de la croire. Parce qu’il la pren-drait toujours pour une « voleuse », selon ses propres termes. Une complice. Une femme calcu-latrice et veule. Aucun espoir ne lui restait à pré-

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sent. Elle partait à l’aveuglette vers un futur dont elle ne connaissait rien, avec cet homme qui ne l’aimait plus.

Un homme vint, porteur de gros registres, et à sa suite, un autre, en costume noir, qui leur posa les questions habituelles d’une voix impersonnelle.

— Constance Gardiner, acceptez-vous d’épouser Mark Fowlers, ici présent ?

La jeune femme hésita un instant, croisa le re-gard sombre de Mark, ferma les yeux.

— Oui, murmura-t-elle.

La cérémonie ressemblait à ces cauchemars de demi-sommeil, où plusieurs tonalités contradictoi-res se mêlent : un mariage, sans doute, avec deux témoins, un fiancé, des registres à signer, tout le rite formel. Mais les assistants lui étaient incon-nus, l’endroit, austère, et le visage sévère de Mark se tournait vers elle sans aménité.

— Vous avez les anneaux ?

— Les anneaux ?

Aucun d’eux n’y avait pensé.

— Vous n’avez pas une bague qui puisse en tenir lieu ? lui demanda Mark.

— Rien, non… à part ça.

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Elle enleva la chaîne d’or qui retenait le rubis. Au moment de l’ôter en se changeant, tout à l’heure, le courage lui avait manqué.

— Votre pierre…

Dans sa main, la flamme brillait comme la veil-le, paraissait illuminer la pièce. Mark la regarda, releva la tête.

— La vôtre, répondit-il. Je vous l’ai donnée hier soir.

Puis, après un court moment de silence, il ajou-ta, à voix basse.

— Ainsi vous la portiez ?

Constance fit glisser la bague sur la chaîne et, sans mot dire, la lui tendit. Lorsqu’il la passa à son doigt, les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.

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8

Londres. Constance essayait en vain de distin-guer la rue à travers les vitres embuées du taxi. La pluie, bien sûr, en cette saison. Et le brouillard aussi, que trouait par instant la lueur rapide d’un réverbère. Aux feux, des passants frôlaient la voi-ture, s’interpellaient avec cet accent pointu que Constance ne connaissait pas. Des bâtiments an-ciens s’élevaient sur des places, avec leur face austère. La nuit tombante enveloppait tout d’une obscurité glauque et froide.

Mark possédait un cottage dans le quartier d’Hampstead. Un cadeau de son père, comme il l’expliqua à Constance. Après son départ de May-walk, il avait cherché où s’établir avec une seule condition : vivre le plus loin possible d’Elisa. Une occasion de monter son entreprise s’était présen-tée à Londres et il avait aussitôt télégraphié à John. Le lendemain, une forte somme parvenait sous son nom à la filiale anglaise de sa banque. Puis, quelques jours plus tard, une lettre de son père.

— Il me demandait d’accepter, disait qu’il vou-lait m’éviter les premiers soucis d’une installation,

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que, par la suite, il me laisserait voler de mes pro-pres ailes. J’ai donc acheté cette maison que j’habite depuis bientôt dix ans.

Le taxi s’arrêta devant un petit bâtiment de sty-le géorgien, avec un jardin devant, un escalier qui menait au perron et des vitraux aux fenêtres du rez-de-chaussée. L’ensemble tenait à la fois de la maison de province et du cottage de campagne. Le chauffeur aida Mark à porter les bagages.

— Norah va être très surprise, dit-il. Elle qui me voyait rester célibataire toute ma vie !

Il considéra Constance un moment.

— Ne pourriez-vous prendre l’air moins som-bre ? N’oubliez pas que vous jouez le rôle de la jeune mariée. Un sourire timide, par exemple, serait de circonstance, une légère rougeur sur vos joues aussi.

— Ne vous moquez pas de moi !

La colère s’emparait de Constance, tandis qu’elle lui faisait face, debout sur le perron.

— Je suis prête à tout accepter ! Tout sauf votre présence et vos continuels persiflages. Libre à vous de croire ce que vous voulez. Vous avez posé ce mariage comme condition pour ne pas dénoncer mon père : eh bien, nous sommes mariés, à pré-sent !

Il se détourna pour ouvrir la porte.

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— Nous sommes mariés, dit-il entre ses dents. Et si heureux ! C’est un plaisir de voir votre ex-pression butée et ces larmes qui brillent toujours dans vos yeux.

Constance s’empara des valises, s’engagea dans le couloir de l’entrée. Mieux valait ne pas conti-nuer cette discussion. Qu’attendait-il d’elle ? Que pouvait-elle répondre à son mépris, à sa politesse de pure forme, à ses propos insignifiants ou mo-queurs ? Quelques mois difficiles s’annonçaient pendant lesquels il fallait éviter le plus possible de parler avec lui. Et pour commencer, elle allait s’enfermer dans sa chambre sans dîner.

— Je n’ai pas faim, dit-elle. Pourriez-vous m’indiquer ma chambre ?

— La pièce verte du fond : c’est la plus jolie, je crois. Et elle donne sur le jardin.

— Merveilleux !

Comme si elle se souciait de ce genre de détail ! Elle commença à monter l’escalier.

— La pièce verte, au fond, dites-vous ?

— Oui, mais attendez, je vous accompagne.

— Inutile ! Je trouverai bien moi-même !

— Constance !

Il s’élançait derrière elle.

— Inutile, je vous dis ! Je…

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— Monsieur ? Vous êtes déjà de retour ?

Constance se figea. Une femme se tenait sur le palier du premier étage, vêtue d’une longue robe noire. Ses cheveux gris, tirés en arrière, enca-draient un visage long et sec. Et sa pâleur extrême contrastait avec l’éclat trop vif de ses yeux renfon-cés, presque noirs. Elle considérait Constance sans aménité, et un silence plein de gêne s’établit.

— Je suis rentré un peu plus tôt que prévu, No-rah, dit enfin Mark.

Et comme la femme continuait à regarder Cons-tance sans mot dire, il poursuivit :

— Je vous présente ma femme, Constance. Nous nous sommes rencontrés là-bas, dans le Connecti-cut et…

Il s’interrompit, embarrassé lui aussi par le spectacle qu’ils offraient tous les deux. Lui, épuisé par le voyage. Constance et son regard si triste. Mais Norah ne se livra à aucun commentaire, se borna à adresser un petit salut froid à la jeune femme.

— Voulez-vous dîner. Monsieur ? Je pourrais préparer un repas froid.

— Non, merci, Norah. Ma… ma femme et moi sommes assez fatigués et nous allons nous coucher tout de suite.

— Bien.

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— Pourriez-vous préparer la pièce verte pour Madame ?

Norah haussa les sourcils.

— La pièce verte ?

Puis elle hocha la tête.

— Je m’en occupe tout de suite. Monsieur.

— Elle doit se demander pourquoi vous ne cou-chez pas dans ma chambre, dit Mark après son départ.

Un sujet que Constance ne tenait pas à aborder.

— Peu importe ! Le principal est qu’elle s’occupe de cette fameuse pièce ! Ce que j’aurais très bien pu faire moi-même d’ailleurs. Quel be-soin de s’encombrer ainsi d’une domestique aus-si… aussi effrayante !

Mark sourit.

— Ainsi Norah vous effraie ? Moi je la trouve as-sez « couleur locale ».

— Avec un siècle de retard, oui ! On la dirait sortie tout droit d’un roman gothique avec un manoir perdu dans les landes.

Elle frissonna.

— Vous êtes en Angleterre, à présent, Juliette, ne l’oubliez pas.

— Je sais, oui. Cette ville m’a paru sinistre, quant à cette maison…

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Elle contempla les vitraux des fenêtres, l’escalier en volutes, le parquet à chevrons, sur le sol.

— Elle me fait un peu peur aussi.

Elle monta encore quelques marches avant d’accéder au palier, d’où partaient deux couloirs. L’un bifurquait tout de suite vers la gauche, l’autre, une longue allée droite, menait de l’autre côté du bâtiment. C’est celui que Norah venait d’emprunter. Constance pointa le doigt dans cette direction.

— C’est par là ?

— Non, Norah est sans doute partie chercher des draps dans la lingerie. Votre chambre se situe de l’autre côté.

Il la conduisit jusqu’à une porte devant laquelle elle s’arrêta, posa ses valises.

— Constance ? Pourquoi vous êtes-vous précipi-tée ainsi dans l’escalier ? Je doute que vous ayez trouvé toute seule !

— Peu probable en effet.

Elle esquissa un signe de tête.

— Merci de m’avoir accompagnée !

Sa main se posait déjà sur la poignée. Ce tête-à-tête avec Mark ne lui plaisait pas. Ne s’était-elle pas promis d’éviter de le rencontrer désormais ?

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Ce qui ne serait pas simple, puisqu’ils vivaient dans la même maison…

— Comptez-vous vivre ainsi, comme si je n’existais pas ?

— Je… euh, oui ! Autant que possible, en tout cas !

— Pourrons-nous nous croiser ainsi dans les couloirs en échangeant quelques mots polis ?

— Cette journée en est une preuve, non ? De-puis la… la cérémonie, nous n’avons parlé que de choses et d’autres sans que vous manquiez une occasion de vous montrer désagréable.

Il garda le silence, jeta sur elle un regard étran-ge.

— Pourquoi êtes-vous si triste ? demanda-t-il enfin.

— Pourquoi ? Il n’y a aucune raison, en effet et tout va pour le mieux ! Personne ne m’a forcée à quitter le Connecticut, personne ne s’est livré à ce chantage.

La souffrance accumulée pendant la journée la rendait ironique, donnait une nuance amère à sa voix.

— Mais cette solution devrait pourtant vous ar-ranger : votre père est hors de danger et…

— Il s’agit bien de mon père !

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— Vous étiez pourtant prête à épouser Alain pour le sauver !

— Non, je…

— Vous persistez à nier l’évidence ?

— Disons que j’acceptais l’idée d’épouser Alain…

Mais pas vous ! Pas l’inconnu rencontré au bal, pas cet homme qu’elle aimait et qui l’avait humi-liée. Pourquoi changeait-il d’attitude, à présent ? Pourquoi lui prenait-il la main ?

— J’aimerais vous voir sourire. Constance. Comme l’autre soir quand nous jouions cette pièce de théâtre, vous vous souvenez ?

Ce pavillon d’été bizarre, à l’écart de la maison, cette atmosphère de rêve où il lui avait donné le rubis. Mais la réalité reprenait toujours le dessus, sous la forme d’une maison géorgienne perdue dans Londres avec une femme de charge et des vitraux sombres.

— La pièce est terminée maintenant. Les ri-deaux se sont refermés…

— Mais vous portez encore ce rubis…

— Comme un simulacre de bague pour un simu-lacre de mariage ! Il a perdu toute sa magie.

Elle ôta la pierre de son doigt, la lui tendit.

— Il ne m’appartient plus, à présent.

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— J’imagine qu’il vous est devenu indifférent ! Peut-être même avez-vous feint cette émotion, hier ?

Sa voix redevenait ironique, presque railleuse.

— J’oubliais que vous agissiez toujours par inté-rêt ! J’ignore ce que vous attendiez de cette rela-tion avec un inconnu, mais elle devait présenter un avantage pour vous, n’est-ce pas ?

Elle ne trouvait rien à répondre, épouvantée par cette colère qui perçait de nouveau et qui le pous-sait à la calomnier plus encore.

— J’ignore aussi ce que vous comptez obtenir de moi avec vos airs tristes. Constance. Vous voulez vivre seule ici, sans me voir ? A votre aise ! Je reviens souvent tard de mon bureau et le matin, Norah pourra vous amener le petit déjeuner pour que vous ne couriez pas le risque de me rencontrer dans la salle à manger !

Et il partit. Quelques minutes plus tard, une porte claqua un peu plus loin : celle de sa cham-bre, sans doute, où il venait de s’enfermer.

Constance entra dans la sienne, une vaste pièce avec des fenêtres hautes entourées de rideaux de velours verts. Sur les murs, un tissu d’un vert foncé qui justifiait le nom donné à la chambre, et, au-dessus d’une cheminée de marbre, une glace ancienne. Des portrais décoraient les murs, un

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grand, surtout qui représentait une jeune fille avec une robe noire, la figure penchée.

La jeune fille triste, songea Constance. La glace lui renvoya le reflet étrange d’une femme qu’elle ne connaissait plus. Ces deux mois d’angoisse, ce dernier jour surtout avaient transformé son visage et terni l’éclat de ses yeux. Et elle se demandait qui était la dame du portrait, ce qui la rendait si mal-heureuse. Peut-être s’apprêtait-elle à épouser un homme qu’elle n’aimait pas, comme Constance ces jours derniers ? Peut-être avait-elle épousé un homme qui ne l’aimait plus, comme Constance aujourd’hui. Ou peut-être menait-elle une vie toute différente, avec d’autres chagrins ?

Un bruit de pas dans le couloir, bientôt suivi de légers coups à la porte. Norah qui amenait les draps, bien sûr.

La femme de charge apportait une pile de draps et de serviettes qu’elle déposa sur la table.

— Désirez-vous du feu dans la cheminée ? de-manda-t-elle du bout des lèvres.

— Non, merci, je vais me coucher tout de suite.

A part ce court échange de paroles, Norah s’acquitta de sa tâche sans mot dire, comme à contrecœur. Ses lèvres pincées, ses yeux froids signifiaient le peu de cas qu’elle faisait de cette étrangère, ramenée des États-Unis dans des condi-tions un peu étranges et qu’on reléguait dans une

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chambre d’amis. Elle s’apprêtait à partir quand Constance la rappela.

— Je voulais seulement vous remercier…

Mais Norah se contenta d’un vague signe de tête avant de s’éloigner.

Avec un soupir. Constance s’assit sur son lit. Voilà donc l’univers où elle devait vivre pendant plusieurs mois : une femme revêche, une maison un peu biscornue, le tableau d’une jeune fille mé-lancolique…

Les jours suivants se déroulèrent sans incident particulier. Mark rentrait très tard le soir, souvent longtemps après le dîner et le matin, Constance se réveillait toujours après son départ. Si bien que le samedi suivant arriva sans qu’ils se soient revus.

D’abord, cette ville nouvelle intimidait un peu la jeune femme. Le premier jour, par exemple, elle se contenta de visiter la maison sous le regard soup-çonneux de Norah. Une bibliothèque, au rez-de-chaussée, devint son refuge préféré avec ses rayonnages remplis de livres anglais et étrangers, et sa grande cheminée où Norah acceptait quel-quefois d’allumer du feu. Mais la plupart du temps. Constance devait chercher elle-même les bûches sous la remise, dans le jardin, ce qui la distrayait plutôt, de même que ces déjeuners pris

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sur la grande table, avec un livre ouvert devant elle.

Puis, petit à petit, elle se décida à sortir. Lors-qu’elle était arrivée à New York pour ses études, des amis de ses parents la recevaient chez eux, et ses camarades de l’institut d’art lui montraient les moindres recoins de la ville. Mais personne ne la connaissait à Londres, pas plus qu’elle n’était tentée de voir qui que ce soit, d’ailleurs. Son iso-lement actuel lui plaisait, alimentait sa tristesse.

Au bout de quelques jours, des gens du quartier commencèrent à la saluer, habitués à la voir pas-ser, une cape noire serrée contre elle, ses cheveux tressés en une grosse natte, avec un ruban. Des accès de coquetterie la prenaient pendant ces longues heures d’inactivité et elle s’amusait à es-sayer de nouvelles coiffures devant sa glace, à vérifier sans cesse la bonne tenue de son vêtement. Cette cape noire lui plaisait car elle l’enveloppait tout entière et qu’avec ces longs pans flottants, elle ressemblait assez à la robe du tableau.

La chambre aussi se décorait peu à peu, au gré de bibelots trouvés dans des magasins d’antiquité ou dans ces boutiques de bric-à-brac qu’elle trou-vait près de chez Mark. Un fleuriste du coin de la rue la voyait arriver tous les soirs acheter des bou-quets immenses, chaque fois différents, qu’elle mettait très longtemps à choisir et dont elle rem-plissait sa chambre. Et la pièce avait fini par res-

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sembler à un jardin avec ses murs verts et, dans les vases posés au hasard, des lis, des arums, des roses. Des orchidées baignaient dans des vasques sur la cheminée, à côté de gros nénuphars jaunes.

— Cette pièce est une chambre, pas une serre, maugréait Norah.

— Elle est pourtant bien mieux ainsi, vous ne trouvez pas ?

Norah, bien entendu, ne répondait pas. Ses re-lations avec la jeune femme se limitaient au strict nécessaire. A part ce jour-là, pour les fleurs, elle évitait de donner des avis, se contentait d’observer Constance de loin. Dans le quartier, tout le monde connaissait Norah, et plaignait plus ou moins Constance de devoir la supporter. La fleuriste en particulier n’avait pas de mots assez violents contre elle.

— Elle me fait peur, madame, si vous voulez sa-voir, dit-elle une fois à Constance. Avec son air de fouine et ses lèvres pincées. Ce n’est pas que je la voie souvent, ça non. Elle n’est pas du genre à aimer les fleurs, elle. Mais M. Fowlers donne sou-vent des dîners et elle vient m’acheter deux ou trois bouquets…

Ce jour-là, contre son habitude, la femme de charge attendait Constance dans le couloir.

— Madame Fowlers ?

— Oui ?

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C’était toujours un sujet d’étonnement pour elle qu’on l’appelle ainsi, comme si ce nom ne lui ap-partenait pas.

— Que dois-je faire pour le déjeuner de de-main ?

— Quel déjeuner ?

— Monsieur ne vous en a pas parlé ?

Une joie mauvaise brillait dans ses yeux. Rien ne lui échappait dans la maison, surtout pas la mésentente évidente de Constance et de Mark. Son principal plaisir, le matin, était d’annoncer à Cons-tance que « Monsieur était déjà parti », pour insis-ter encore sur l’abandon dans lequel il la laissait. Et Constance se demanda pour la centième fois ce qui pouvait bien motiver cette hargne que Norah nourrissait contre elle. Une hargne qu’elle avait décidé de traiter par l’indifférence, dans l’espoir qu’elle s’atténuerait, voire disparaîtrait, faute d’être alimentée.

— Non, il ne m’en a pas parlé, répondit-elle.

Puis, comme Norah gardait le silence, elle continua :

— Je ne l’ai pas vu et il ne m’a laissé aucune di-rective à ce sujet. Aussi je crains de ne pouvoir vous être d’aucune aide, ma pauvre Norah.

La femme de charge se redressa de toute sa hauteur. A l’évidence, cette expression de « pauvre Norah » lui paraissait déplacée, injurieuse même.

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— Je voulais simplement savoir si l’enfant dé-jeunait avec vous, dit-elle d’un ton sec.

— L’enfant ?

— Je crois qu’il s’agit de Jack, le petit-cousin de Monsieur et de ses parents.

— Jack ? Est-ce un garçon blond avec des bou-cles et des grands yeux noirs ?

Norah retint un sourire.

— J’imagine que beaucoup d’enfants corres-pondent à cette description. Mais celui-là est blond, oui, et il me semble que ses yeux sont noirs.

— C’est sûrement celui auquel je pense, alors. Je l’ai rencontré aux États-Unis, chez les Fowlers. J’ignorais qu’il habitait lui aussi en Angleterre.

Dans sa joie de revoir ce petit garçon entrevu lors du souper. Constance donna des détails à Norah, lui raconta combien Jack paraissait aimer sa tante Maud.

— Mlle Fowlers ? Elle vient de temps en temps voir Monsieur, oui.

Son attitude contrainte montrait bien qu’elle n’appréciait guère Maud et Constance, amusée, pensait à la rencontre de cette femme sèche avec Maud, si encline à parler et à rire.

— S’il s’agit de Jack, je serais heureuse qu’il as-siste au repas. De toute façon, il s’ennuierait tout seul dans la cuisine…

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— Faut-il en avertir Monsieur ?

Constance s’engageait déjà dans l’escalier.

— Inutile, Norah. Je me charge de tout.

Le lendemain samedi, Constance s’attendait à voir Mark dans le salon, mais une affaire de der-nière minute l’avait forcé à aller à son bureau, comme le lui apprit Norah.

— Il reviendra à temps pour le repas.

Après un court moment d’hésitation, elle de-manda :

— Voulez-vous vérifier le menu ?

— Volontiers !

La bonne humeur de Constance revenait à l’idée d’accueillir Jack… et de revoir Mark après cette semaine de séparation. Ces longues journées de solitude émoussaient peu à peu sa colère. Cet homme qui vivait avec elle sans jamais la voir excitait autant sa curiosité que l’inconnu du bal masqué. Et le Mark Fowlers méprisant et ironique disparaissait peu à peu de sa mémoire pour faire place au propriétaire de la maison biscornue, de cette immense bibliothèque, à cet homme qu’elle attendait tout le temps sans même s’en rendre compte et dont elle guettait le pas, le soir, du fond de son lit.

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Norah lui montra un papier sur lequel étaient griffonnés des noms de plats compliqués, avec, en bas, la liste des courses qu’elle devait faire.

— Norah ! Je ne vous connaissais pas ces talents de cuisinière !

Ces viandes en sauce, ces tartes aux légumes ne ressemblaient en rien à l’éternel poulet froid que lui servait la femme de charge d’ordinaire.

Norah sourit, flattée du compliment.

— Les invités de Monsieur apprécient beaucoup ma cuisine en général.

La femme de charge se détendait peu à peu, ra-contait des réussites particulièrement éclatantes, un soir où un industriel connu était venu la félici-ter dans la cuisine.

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9

— Et le petit garçon ?

Norah ouvrit de grands yeux.

— Le petit garçon ?

— Mais oui ! Les enfants n’aiment que le steak et la purée, c’est bien connu !

— Je n’y avais pas pensé !

— J’imagine que ce genre de convives ne doit pas être si fréquent, ici. Pour les courses, voulez-vous que je vous accompagne ?

Norah sembla un peu choquée.

— Oh non. Madame. Ce ne serait pas convena-ble !

— A votre aise, Norah, dit Constance en riant.

La femme de charge lui apparaissait sous un nouveau jour, avec ses traditions, ses méfiances. Dans les jours qui suivirent. Constance apprit à connaître ses manies : son attitude si réservée à l’égard des commerçants, par exemple, n’était due qu’à un complexe vieux de trente ans. Venue de province à dix-huit ans, Norah avait souffert des

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moqueries des Londoniens qui riaient de ses ju-pons trop longs et de son fort accent des Midlands. Des gamins la poursuivaient dans la rue, tentaient de prendre son panier ou marchaient à côté d’elle en imitant sa démarche balancée de paysanne.

— Et je ne comprenais rien à ce qu’ils me di-saient ! racontait-elle à Constance. Le cockney, voyez-vous, ça saute, ça jaillit sans qu’on ait le temps d’entendre une syllabe.

La plus grande fierté de Norah restait sa pre-mière place, chez un lord qui donnait des récep-tions somptueuses, où se pressait le monde le plus élégant. Ses yeux brillaient quand elle évoquait les femmes en robe longue, avec des grands chapeaux et qui laissaient derrière elles des sillages de par-fum. Mais ce temps avait passé. Tout se perdait et les gens ne conservaient qu’une femme de cham-bre et une cuisinière.

— Ils préfèrent prendre des extras pour une soi-rée, vous comprenez ?

Constance s’amusait de ses airs nostalgiques, lui posait d’autres questions. Norah adorait Mark : il s’était toujours montré si gentil à son égard ! Mê-me si elle lui reprochait son manque de distance, cette façon de lui parler d’égal à égal que Norah mettait sur le compte de son origine américaine. Pour la femme de charge, d’ailleurs, les Améri-cains demeuraient des individus subversifs, ani-més de dangereux principes égalitaires. Maud

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surtout qui était venue, un jour, lui demander pourquoi elle gardait une attitude si « compas-sée ».

— Je n’ai pas su quoi lui répondre. Madame.

Constance riait.

— Maud pose toujours ce genre de questions ! Il ne faut pas y attacher trop d’importance : ça part d’un bon sentiment.

D’après Norah, les membres de la famille Fo-wlers venaient de temps à autre rendre visite à Mark. Son père, trois fois par an à peu près, son frère un peu moins. Ceux qui vivaient en Angleter-re, plus souvent, bien entendu : Maud, les parents de Jack, d’autres encore que Constance ne connaissait pas. Madeline était venue une fois, avec son mari. Norah s’en souvenait très bien parce qu’Elmer, arrivé dans la cuisine pour pren-dre un verre d’eau, était resté une heure à lui ra-conter sa rencontre avec Madeline.

— Vous imaginez ! J’étais un peu gênée tout de même ! D’autant qu’avec tous ces détails, j’avais l’impression qu’il l’inventait à moitié, son histoire.

— La trame doit être vraie et il brode par-dessus.

— C’est bien ce que je pensais !

Constance trouva donc en Norah une compagne inespérée, avec laquelle elle aimait évoquer l’entourage de Mark, sans dépasser les limites de

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ce que la vieille domestique appelait la « bienséan-ce ». Les étranges relations de Constance et de Mark, par exemple, ne furent pas évoquées, non plus que les raisons du départ de Mark des États-Unis. Norah n’expliqua jamais non plus à Cons-tance les véritables motifs de son animosité initiale contre elle, que la jeune femme attribua à une méfiance naturelle à l’égard de la nouveauté.

En revanche, les deux femmes se racontaient les manies de chacun, les thèmes qui revenaient sans cesse dans la famille, comme « La demoiselle triste » que Jack leur chanta, ce samedi-là…

La scène se passait dans la cuisine, après le dé-jeuner pendant lequel Jack avait parlé sans arrêt, à tel point que sa mère l’avait envoyé jouer dehors, dès le dessert terminé. Mais le froid le ramena bientôt dans la cuisine où il entama une grande conversation avec Norah qu’on entendait rire de ses reparties jusque dans le salon.

— Je trouve Norah bien transformée, dit Mark à Constance.

Mis à part le bavardage de Jack, le repas s’était déroulé dans le plus grand calme. Paul et Bettina, les parents du petit garçon, évitaient avec soin de parler du départ de Constance et de son mariage précipité avec leur cousin. A tel point que la jeune femme désespérait d’aborder un sujet qui lui te-nait à cœur : ses parents. Combien de fois avait-elle voulu leur téléphoner ? Mais toujours le cou-

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rage lui manquait. Comment expliquer à son père qu’elle savait tout ? Et quelle raison donner à sa mère ? D’ailleurs Janet, sans doute morte d’inquiétude, lui peindrait sa situation sous le jour le plus noir et ne manquerait pas de lui ôter le peu d’équilibre qu’elle se constituait peu à peu.

Aussi Constance cherchait-elle à se renseigner sur ses parents de façon indirecte. Paul et Bettina n’étaient revenus en Angleterre qu’une semaine auparavant et devaient avoir vu les Gardiner, ne fût-ce que le jour du mariage. Mais plutôt que de les interroger, ce qui pouvait les gêner, la jeune femme préférait profiter d’un détour de la conver-sation. Et voilà que la question de Mark lui en donnait l’occasion.

— Norah a beaucoup évolué, en effet, répondit-elle avec un sourire.

Depuis l’arrivée de Mark, Constance et lui affec-taient, d’un commun accord, des relations de jeu-ne couple amoureux. Et, comme ils ignoraient comment montrer ce bonheur qu’ils ne ressen-taient pas, ils se souriaient sans cesse.

Constance se tourna vers les invités.

— Le premier soir, j’ai eu une peur horrible en la voyant, avoua-t-elle. Mais je me suis calmée depuis.

— Il faut avouer qu’elle n’est pas très… avenan-te, dit Bettina.

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— Pensez-vous ! En fait, c’est la meilleure fem-me du monde !

— Mais vous… tu disais qu’elle était effrayante, il y a une semaine !

Le tutoiement aussi rentrait dans la stratégie du « couple parfait ». L’allusion au fait qu’ils ne s’étaient pas vus depuis leur retour des États-Unis, en revanche, n’y rentrait pas du tout et Mark tous-sota, gêné.

— J’étais si émue ce soir-là, tu te souviens ?

Et Constance adressa à Mark un sourire nostal-gique qui provoqua une nouvelle quinte de toux.

— Ce jour-là restera un souvenir éprouvant pour tout le monde, je crois, continuait Constance qui suivait son idée.

Paul se contenta d’une réponse prudente.

— Oui, en effet.

— Ce genre de situation n’est très agréable pour personne. Les invités se sont déplacés pour rien et les parents se trouvent bien embarrassés.

— Il n’y a que les héros de l’histoire qui y trou-vent leur compte, en fait, intervint Mark, plus souriant que jamais. N’est-ce pas, ma chérie ?

Constance lui lança un regard noir à la dérobée.

— J’imagine qu’Elisa était au désespoir.

— Ça, on peut le dire !

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Paul éclata de rire.

— On aurait dit que le monde s’écroulait ! John, lui, restait plus calme. Quant à votre mère, ajouta-t-il à l’adresse de Constance, elle tenait des propos décousus, que personne n’a bien compris : elle maudissait tout le monde sans distinction. Le plus curieux, c’est la réaction de votre père : il parais-sait plutôt content.

— Ah ?

— Oui, comme s’il était soulagé. Qu’en penses-tu, Bettina ?

— Je n’ai pas fait très attention, à vrai dire. En revanche, j’étais tout près de Janet Gardiner qui paraissait vraiment très ébranlée. Mais ils ne vous ont pas téléphoné ?

Constance secoua la tête.

— Ils doivent attendre que je les appelle, et je n’ose pas.

La jeune femme avait appris ce qu’elle voulait savoir à présent et ce déjeuner de comédie deve-nait un pensum fastidieux auquel elle s’empressa d’échapper sous le prétexte « qu’on avait sans doute besoin d’elle dans la cuisine ». Une phrase qui laissa Mark muet d’étonnement.

Dans la cuisine, Jack aidait Norah à disposer des croisillons de pâte sur une tarte aux pommes.

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— Jack me parlait de sa tante Maud, dit Norah à Constance.

— Elle est formidable ! s’écria le petit garçon. Si tu savais les histoires de pirates qu’elle invente, et les légendes, et les chansons !

— Au fait !

Constance s’assit à côté de lui, s’empara d’un ruban de pâte.

— Tu peux me chanter « La demoiselle triste » ?

Jack hésita.

— Tu sais, je la chante pas aussi bien que tante Maud !

— Ça ne fait rien. Tu la sais par cœur ?

— Bien sûr !

Très fier, le petit garçon se leva, prit une pose d’écolier, droit et raide, les bras le long du corps.

Il était une demoiselle triste Avec des yeux cou-leur du soir Elle vivait dans un grand manoir Et presque jamais n’en sortait…

— Qui chante « La demoiselle triste » ? deman-da Mark du salon.

— Jack !

— Mais tu chante faux, mon garçon ! Moi, à ton âge…

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Mark arrivait à son tour, heureux, lui aussi, d’échapper au calvaire du déjeuner, à l’évidence ravi d’entendre la chanson de Maud.

— Reprends donc à « Elle vivait dans un grand manoir », dit-il au petit garçon. Je t’aiderai.

Et Jack reprit, de temps en temps soutenu par la voix de Mark.

Elle vivait dans un grand manoir

Et presque jamais n’en sortait

Parfois, on la voyait descendre

Vers la mer qui grondait en bas

Elle contemplait les vagues noires

Et là se prenait à pleurer

Qu’avez-vous donc, demoiselle triste

Avec vos yeux de crépuscule ?

Avez-vous perdu votre amour ?

Mais elle ne répondait jamais.

Un long silence accueillit les derniers mots de Jack. Norah restait rêveuse, le coude appuyé sur la table.

Bettina et Paul, venus aussi, restaient sur le seuil, attendris par leur petit garçon. Constance pensait à ces « yeux de crépuscule » dont Mark,

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puis Maud lui avait parlé et comprenait enfin la raison de cette coïncidence étrange.

Quant à Mark, il regardait Constance.

Jack, le premier, reprit la parole :

— Tante Constance ?

— Oui ?

Il l’appelait ainsi depuis aujourd’hui, parce qu’elle avait épousé son oncle Mark.

— Toi aussi, tu as les yeux violets comme la de-moiselle triste.

— Comment sais-tu qu’elle a les yeux violets ?

— Tante Maud me l’a dit. Au moment où le so-leil se couche, le ciel prend un teinte gris-violet qui…

Mais Constance ne l’écoutait plus, ramenée une fois de plus au soir du bal, sur la terrasse.

Ce samedi eut beaucoup de répercussions dans la vie de Constance. Le changement de Norah d’abord, qui, outre des conversations sans fin dans la cuisine, lui apporta des feux nourris dans la cheminée de la bibliothèque avec une provision de bûches à côté, des repas somptueux, des bruis à l’heure du thé, avec des sandwichs au concombre.

Puis Jack vint la voir souvent. Bettina le dépo-sait avant midi et le reprenait le soir après le goû-

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ter. Constance aimait se promener avec le petit garçon qui conquit bientôt tous les gens du quar-tier. Jack, cependant, gardait une prédilection pour la fleuriste qui appréciait beaucoup « La demoiselle triste » et à qui Jack ne manqua pas de faire remarquer la ressemblance avec les yeux de Constance. Les fleurs le fascinaient aussi et il ai-dait Constance à renouveler les bouquets de sa chambre que Norah persistait à trouver trop nom-breux.

— Et tous ces pétales qui tombent par terre ! di-sait-elle de temps en temps. Je suis obligée de les ramasser presque un par un pour ne pas casser les vases.

Jack trouvait très joli de poser les vases à même le sol.

— Ne vous donnez donc pas tant de mal, No-rah ! Je peux très bien m’en charger.

Proposition que, naturellement, Norah rejetait avec la dernière énergie.

— Allons donc ! Vous voilà prête à ranger la maison, à présent !

Elle secouait la tête.

— Ces Américains… !

Mais le changement le plus important aux yeux de Constance concernait Mark. Le samedi soir et le dimanche qui suivirent le déjeuner, il se montra gentil, gai, presque insouciant. Et Constance finit

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par accepter l’idée de le voir, maintenant qu’il avait renoncé à ses remarques ironiques, à ce ton railleur qui la blessait tant. Le matin, elle se levait plus tôt pour prendre le petit déjeuner avec lui et, le soir, elle ¡’attendait au lieu de monter tout de suite après le dîner. D’ailleurs, son travail l’accapara bientôt moins et Norah prit l’habitude de disposer deux couverts sur la table de la biblio-thèque.

— J’aime beaucoup cette pièce, lui dit-elle un soir.

Ils venaient d’achever leur repas et buvaient un café près de la cheminée. Mark reposa sa tasse.

— Moi aussi. J’ai toujours adoré les murs cou-verts de livres…

D’un geste de la tête, il désigna la pile de volu-mes, sur la table.

— J’ai vu que vous relisiez Shakespeare ?

— Oui, je…

— Que pensez-vous de Roméo et Juliette, Cons-tance ?

— Je… Ce n’est sans doute pas sa meilleure piè-ce et…

Pourquoi avait-elle oublié ce livre sur la table ? Il lui arrivait souvent de relire le début avec le bal masqué et d’imaginer la soirée à Vérone telle que Mark la lui décrivait le premier soir. Mais elle

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prenait toujours soin de replacer le volume dans la bibliothèque, le consultait même debout près du rayonnage, pour plus de sûreté. Cette faiblesse, ce souvenir qu’elle gardait devaient rester secret, pour ne pas remettre en question l’espèce de bon-heur qu’ils vivaient tous deux à présent. La moin-dre allusion à cette époque pouvait réveiller la passion de Mark et, partant, la colère qui l’avait suivie.

— C’est pourtant une pièce bien émouvante, Conti-nuait-il. Et si semblable à notre histoire, ne trouvez-vous pas ?

— Je ne vois pas pourquoi !

Elle mentait, bien sûr.

— A part le bal masqué…

— Et ce mariage secret, et l’homme que devait épouser Juliette avant sa rencontre avec Roméo ?

Sa voix prenait ces nuances plus graves que Constance connaissait bien, cette douceur particu-lière que lui donnait l’émotion.

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10

Il lui prit la main.

— Juliette…

— Je ne m’appelle pas Juliette, Mark. Vous le savez.

La jeune femme refusait de se laisser entraîner dans le rêve cette fois-ci. Ils ne pouvaient plus se mentir ainsi, construire des décors en carton-pâte pour s’aimer.

Mark se rembrunit.

— Vous savez bien que je n’apprécie pas l’autre facette de votre personnage.

— Ce n’est pas une « autre facette ». Juliette est un déguisement, un costume, comme cette « de-moiselle triste » de la chanson ou du portrait, dans ma chambre. Je ne suis ni une héroïne de théâtre, ni une phrase de chanson, ni un portrait.

— Mais…

— Tant que vous me rejetterez ainsi derrière tous ces masques, nous continuerons à vivre ainsi, à la fois près et loin l’un de l’autre.

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— Je ne pourrai pas vous voir longtemps, cha-que jour, et vous quitter ainsi devant la porte de votre chambre, vous le savez bien…

Il approcha son fauteuil de Constance, lui en-toura les épaules.

— Pourquoi refusez-vous ces noms que je vous donne et qui nous rappelle des moments si ten-dres ?

— Mark, je…

Il sentit qu’elle faiblissait, insista :

— Les masques correspondent souvent à une réalité que Ton porte en soi-même…

— Il vient un moment où il faut les ôter.

— Pourquoi ? Alors qu’il est si simple de s’aimer ainsi, moi avec ce masque, et vous, avec votre robe rouge…

Elle tenta de se dégager.

— Cette robe s’est déchirée sur les rochers quand je suis remontée, dit-elle. Et elle est couver-te de taches de boue.

— Qu’importe, puisque je vous vois encore mar-cher dans le jardin, puisque je vous tiens encore par la taille…

Il l’attirait de nouveau contre lui.

— Puisque je vous caresse le visage. Puisque je devine la couleur de vos yeux…

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Et il lui effleurait les paupières du bout des doigts.

— Vous souvenez-vous ? murmurait-il. Le vent qui soulevait vos cheveux et le goût de sel partout sur votre visage. Et le rubis…

Il prit la chaîne d’or que Constance portait tou-jours autour du cou.

— Je sais qu’il ne vous quitte pas… Pas plus que ne vous quittent ces souvenirs, ces rêves.

Sa voix évoquait des régions imaginaires, des palais féeriques où ils se promenaient tous deux.

— Mark !

Elle le repoussa encore.

— Nous avons changé ! On ne peut ainsi revenir toujours en arrière, recréer éternellement la même scène ! Tant que vous me mépriserez, tant que vous refuserez de me croire…

— Vous croire ! A certains moments, je voudrais tant vous croire, imaginer que vous n’êtes pas coupable, que vous ne vouliez pas épouser Alain, que je vous ai rencontrée, par hasard, dans une soirée qui ne nous concernait ni l’un ni l’autre !

— Encore imaginer ! Alors qu’il suffit de com-prendre…

Il se redressa, un éclat sombre dans les yeux.

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— Comprendre quoi ? Que vous me trompiez, que vous trompiez tout le monde ? Non merci ! Je préfère oublier ça, de peur de vous fuir, comme la première semaine.

— Je n’avais pas remarqué que vous me fuyiez…

La colère la prenait à son tour, à mesure que re-venait le mépris dans le regard de Mark.

— Il me semblait au contraire que c’était moi qui vous évitais !

— On ne travaille pas tous les soirs jusqu’à dix heures. Constance. Je m’attardais à mon bureau en attendant l’heure où je serais certain de ne pas vous trouver.

— Charmant ! Et je suis ravie que mon vrai nom réapparaisse dans votre vocabulaire, de même que vos propos révèlent vos véritables sentiments à mon égard.

— Que connaissez-vous de mes véritables sen-timents ?

— Ce que j’en vois !

Elle criait presque.

— Vous ne m’aimez pas assez… Mais peut-on dire « aimer » dans ce cas ? Vous ne m’estimez pas assez pour m’accorder le moindre crédit et vous voudriez que je croie, moi, à votre amour ?

— Vous ai-je donné la moindre occasion d’en douter ?

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— Oui !

Ils s’étaient levés tous les deux, se faisaient face.

— Quand vous m’avez humiliée sur une simple supposition !

— Une supposition ! Inutile de vous fatiguer à vous disculper ! Si je parlais, personne n’aurait le moindre doute, croyez-moi !

— Eh bien, parlez alors ! Après tout, je me mo-que de ce qui arrivera ! Tout plutôt que votre mé-pris…

Sa voix se brisa.

— Ne pouvez-vous donc m’aimer telle que je suis ? Savez-vous seulement qui je suis, d’ailleurs ? Tout, sauf une demoiselle triste en fait. Je passe ma vie à remplir la chambre de fleurs qui fanent, à rire avec Jack et avec Norah, à arranger des bou-quets avec la fleuriste, au coin de la rue. Rien de très romantique, sans doute…

Il sourit, attendri par son air de petite fille, ce geste qu’elle avait pour essuyer ses larmes.

— Mais si ! dit-il doucement.

— Mais non ! Croyez-vous que Juliette ou la femme du tableau passerait leur journée à des… à des idioties pareilles ! Et j’ai toujours été comme ça. A New York, je ne peignais que des enfants qui jouaient à colin-maillard ou des femmes qui cou-paient des tomates !

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Il lui caressa les cheveux.

— J’ai vu un tableau de vous chez mes parents, dit-il. Vous l’aviez offert à mon père et il me l’a montré le matin du mariage. Pourquoi ne vous remettez-vous pas à peindre ? Vous avez du ta-lent !

— Je ne sais pas… Pour l’instant, je n’en ai pas envie.

La jeune femme se calmait peu à peu, rassurée par la gentillesse de Mark. Elle releva la tête.

— Promettez-moi de ne plus m’appeler Juliette. Et de ne plus essayer de construire un décor au-tour de nous.

Il ne répondit pas, la contempla un long mo-ment en silence.

— Montons, voulez-vous ? Je vous raccompagne à la porte de votre chambre.

Cette nuit-là, Constance ne s’endormit qu’à l’aube, après avoir réfléchi des heures à la conver-sation de la soirée. Mark disait qu’il ne supporte-rait pas longtemps le statu quo de leur relation. Mais comment pouvaient-elles évoluer s’il ne se décidait pas à lui faire confiance ? Comment lui prouver qu’elle ne connaissait pas l’escroquerie de son père, qu’elle s’était laissé manipuler sans le savoir vraiment ? Qu’une simple intuition l’en avertissait ? Et peut-on accuser les gens sur une simple intuition ?

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Non, la situation ne comportait aucune issue possible. Le comportement de Constance parais-sait inexplicable à tous points de vue. Était-elle au courant pour son père ? Non. Alors pourquoi ac-ceptait-elle d’épouser Alain ? Parce qu’elle perce-vait obscurément qu’Andrew attachait une grande importance à ce mariage. Donc parce que, au fond d’elle-même, elle savait… Ce qui la rendait compli-ce.

Et pourtant, la jeune femme sentait que tout n’était pas si simple. Le comportement d’Alain, par exemple, manquait de clarté. L’aimait-il, oui ou non ? Maud affirmait que non. Maud, avec ses questions étranges et ses phrases à l’emporte-pièce… Pourquoi ne leur donnait-elle pas signe de vie ? Un mois s’était écoulé depuis leur arrivée à Londres : en admettant même qu’elle se soit attar-dée auprès de John Fowlers, son frère, dans ces moments difficiles, elle devait être rentrée désor-mais. Et Constance se promit d’en parler à Mark dès le lendemain avant de s’endormir, épuisée.

Quand elle se réveilla, un jour grisâtre se glis-sait par les fentes des rideaux et baignait la cham-bre d’une lumière crue. L’hiver s’annonçait : la ville ressemblerait bientôt à une photo en noir et blanc dont on aurait accentué les contrastes : blanc vif de la neige et du ciel, noir des maisons humides de pluie, noir plus foncé encore des ar-bres.

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Le téléphone sonna en bas et, quelques minutes plus tard. Constance entendit Norah monter l’escalier, courir jusqu’à la chambre.

— Madame ! C’est Mlle Maud !

La jeune femme enfila une robe de chambre, ouvrit la porte.

— J’ai pensé que vous seriez contente, lui dit Norah. C’est pour ça que je vous ai réveillée.

Constance parlait souvent de Maud à la femme de charge et se plaignait de temps en temps de ne pas avoir de ses nouvelles.

— Merci !

Elle se précipita dans le salon où se trouvait le téléphone.

— Maud ?

— C’est vous, ma petite fille ? Je ne voulais pas que

Norah vous réveille, mais elle a insisté… Au fait, comment y êtes-vous parvenue ?

— A quoi ?

— Mais à détendre Norah, voyons ! Je ne la re-connais plus ! La manière dont elle s’est exclamée : « Ah, c’est vous Mlle Maud ! » Moi qui croyais que son vocabulaire se limitait à « oui. Madame », avec comme unique variation : « bien madame » ! Je

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crains qu’elle n’ait perdu de son style à votre contact !

Constance sourit, ravie de retrouver les plaisan-teries de la vieille dame, étonnée de sa gaieté. Bettina et Paul, l’autre jour, montraient plus de gêne lorsqu’ils les avaient revus. Mais Maud reste-rait toujours imprévisible.

— Figurez-vous que je viens de rentrer en An-gleterre !

— Vous êtes restée longtemps.

— Ça m’arrive de temps à autre, selon mon hu-meur, ou plutôt selon celle d’Elisa que je supporte de moins en moins, il faut bien l’avouer. Mais cette fois-ci, elle était parfaite, comme annihilée !

Maud éclata de rire.

— Votre petite escapade l’a laissée sans force. Imaginez : elle ne pensait même plus à rôder dans la cuisine.

— Non !

— Si ! Et John pouvait fumer sa pipe pendant des soirées entières sans qu’elle s’en aperçoive !

Étrange ! Constance ignorait que sa belle-mère tenait tant à la voir épouser son fils cadet.

— Et Alain ?

— Il se porte à merveille, si vous voulez mon avis. Mais il est furieux.

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La vieille dame marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :

— Et vous ? Comment allez-vous ?

— Pas très bien, à vrai dire.

Ce que Constance n’aurait avoué à personne d’autre. Mais depuis leur conversation, avant le mariage, Maud lui paraissait digne d’estime et de confiance.

— Pourquoi ?

— C’est un peu compliqué à expliquer. Voulez-vous venir prendre le thé, aujourd’hui ?

— Hum… Si Norah accepte de me nourrir ! D’ordinaire, je n’ai droit qu’à une unique tasse de thé, sans le moindre gâteau à me mettre sous la dent. Et ce, depuis une question malencontreuse que j’ai eu le malheur de lui poser.

— Je sais ! répondit Constance en riant. Mais rassurez-vous, elle vous a pardonné et j’ai dans l’idée qu’elle ira jusqu’à vous préparer des scones.

Ce dont Norah s’acquitta avec ardeur dès la fin du déjeuner. A l’arrivée de Maud, vers quatre heures, une odeur de pâtisserie flottait dans la maison.

— J’étais sûre qu’il existait un moyen de rendre cette maison gaie ! s’exclama Maud. Avant, je ne m’aventurais ici qu’avec prudence, mais mainte-nant, j’y viendrais bien tous les jours !

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Norah apparut sur le seuil de la cuisine, un pla-teau à la main.

— Et vous serez la bienvenue. Madame, dit-elle avec un sourire.

Un quart d’heure plus tard, installée dans un fauteuil de la bibliothèque, Maud se reversait une tasse de thé.

— Seigneur, Constance, vous avez accompli des miracles ! répétait-elle. Ces scones sont une pure merveille, et c’est bien la première fois que je vois du feu dans la cheminée. Bettina m’a dit que Jack venait très souvent ?

— Oui. Et il chante tout le temps cette chanson, vous savez ?

— » La demoiselle triste » ? Je l’ai inventée à cause de ce tableau, dans la pièce verte en haut. C’est moi qui l’ai offert à Mark…

Constance hocha la tête.

— Je le connais bien. Il est dans ma chambre.

— Tiens ! Mark l’a changé de place ?

— Non ! Il est toujours dans ma chambre… dans la pièce verte.

Maud la considéra avec stupeur.

— La pièce verte, votre chambre ? Mais…

— Je… C’est pour ça que… que je voulais vous voir.

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La vieille dame regarda Constance avec atten-tion, remarqua enfin sa pâleur, ses traits tirés.

— Vous êtes encore triste, murmura-t-elle. Mais cette fois-ci, je ne comprends pas du tout pour-quoi.

— Vous compreniez, avant ?

Maud éluda la question.

— Le problème n’est pas là. Expliquez-moi plu-tôt ce qui se passe.

— Tout a commencé le soir du bal masqué…

Et la jeune femme raconta tout : leur rencontre, la fascination qu’exerçait sur elle le bel inconnu. Puis les accusations de Mark, leur mariage, leur vie actuelle, heureuse dans un sens, mais qu’ils ne supportaient plus.

Maud l’écoutait, l’interrompait pour demander des précisions.

— Moi qui croyais à une simple histoire roman-tique ! S’exclama-t-elle à la fin. Et j’en découvre une autre, plus complexe… et encore plus roman-tique ! Ne prenez pas cet air abasourdi, mon petit, et laissez-moi vous expliquer quelque chose. Mais auparavant, je vais remettre un peu d’eau dans la théière. Pendant votre longue histoire, ce thé est devenu complètement noir !

Ce rite accompli, elle enchaîna :

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— Savez-vous qu’une histoire peut varier du tout au tout selon les détails que l’on y ajoute ? Prenez les récits échevelés d’Elmer, par exemple : il en invente à peu près la moitié à chaque fois, quoique l’histoire initiale reste la même : celle de la rencontre de Madeline et d’Elmer. Or tous ces détails rajoutés, même infimes, rendent le récit tout à fait différent.

— Soit !

Constance ne voyait pas du tout où Maud vou-lait en venir.

— Il lui arrive par exemple de rajouter une affai-re d’ombrelle oubliée sur un banc. Cette ombrelle n’est d’abord qu’un élément insignifiant du roman qu’il construit. Mais une fois posée, puis oubliée sur ce banc, il devient la cause première de la rencontre d’Elmer et de Madeline, vous compre-nez ? Et mon pauvre beau-frère se voit obligé de déployer des trésors d’imagination, à chaque fois, pour reconstruire son histoire de façon plausible. Notez que chacun a entendu une version différente du récit et ne reconnaîtrait pas celle d’un autre, pas plus qu’il ne comprend celle qui lui est resser-vie deux mois après par le même Elmer, avec un autre détail, cette fois-ci !

Maud but une gorgée de thé, fit la grimace.

— Imbuvable, même en rajoutant de l’eau, dit-elle. Tout le monde traite Elmer de menteur, alors qu’il est tout à fait incapable d’inventer la moindre

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histoire de son propre cru ! Il se borne à construire des variations autour du même thème… Pourriez-vous demander à Norah d’apporter du lait. Cons-tance ? Peut-être cela atténuera-t-il l’amertume de ce thé.

Et en attendant, Maud contempla les flammes dans la cheminée.

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— Ainsi, Mark et vous avez construit une histoi-re autour d’une affaire donnée, reprit la vieille dame.

Norah venait d’apporter le pot à lait.

— Mais ce vol a eu lieu, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! C’est ce que je dis : ce vol constitue une donnée qu’on peut considérer de cent façons différentes. Mark a échafaudé son roman policier : libre à lui. Mais vous, pourquoi vous laisser ainsi convaincre par ses élucubrations ? D’autant que votre attitude doit le conforter dans ses certitudes, ce qui rend la situation encore plus inextricable.

— Il dit que son système de détection est infail-lible.

— Il l’est… jusqu’à un certain point.

— Vous étiez au courant, n’est-ce pas ?

— Eh bien… John m’en avait touché un mot, en effet.

— Et c’est pour ça que vous vouliez me dissua-der d’épouser Alain…

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— Dans une certaine mesure, oui.

— Alors il y a quelque chose que je ne com-prends pas.

Maud sourit.

— Il y a beaucoup de choses que vous ne com-prenez pas en ce moment, mon petit. Mais un jour, je vous raconterai…

— Votre version, tante Maud ?

— Oui, ma version. La seule qui se tienne en l’occurrence. Mais que vouliez-vous savoir au juste ?

— Si vous me déconseilliez d’épouser Alain, c’était pour me dissuader de participer à une es-croquerie ?

— Absolument !

— Mais mon mariage avec Mark n’empêche pas cette escroquerie ?

— Pas le moins du monde.

— Alors pourquoi vous réjouissez-vous tant de ce mariage ?

Maud éclata de rire.

— Mais pour des raisons très frivoles ! J’ai un côté romantique.

Sur ces mots, la vieille dame détourna la conversation, sans que Constance ose revenir sur le sujet qui l’intéressait. Le reste de l’après-midi

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passa rapidement et Maud s’en alla à la tombée de la nuit.

La jeune femme la raccompagna jusqu’au por-tail.

— Cessez donc de vous tourmenter. Constance. Si vous arrêtez de vous sentir coupable. Mark lui-même aura des doutes et cette dispute idiote prendra fin !

— Mais dans une certaine mesure, je suis cou-pable puisque…

— Vous n’avez absolument rien à vous repro-cher, vous m’entendez ? Absolument rien ! Je ne dis pas ça pour vous rassurer, ni pour relativiser les choses, mais parce que c’est vrai. Sur ce, je rentre avant de geler sur place !

Et Maud disparut dans la nuit, tandis que Cons-tance regagnait la maison, plus perplexe que ja-mais.

Quelle idée d’inviter la vieille dame pour clari-fier la situation ! Que cherchait-elle donc à lui expliquer à mots couverts ? Et que signifiaient ces discours embrouillés sur les histoires d’Elmer ? Du diable si elle en avait compris un mot ! Agacée, Constance claqua la porte d’entrée derrière elle, alla rejoindre Norah dans la cuisine.

— Que vous ai-je dit à propos de tante Maud, l’autre jour ? Qu’elle s’exprimait tout d’une pièce,

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sans détour, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est entière-ment faux !

Et, sous le regard médusé de Norah, elle partit s’enfermer dans sa chambre.

Quelques jours plus tard, Mark annonça à Constance qu’il s’absentait pour quelques jours.

— Une affaire à régler à Paris la semaine pro-chaine, déclara-t-il. Je n’ai pas pu éviter de m’y rendre, mais je n’y resterai que trois ou quatre jours.

Constance réfléchit.

— La semaine prochaine ? Je pourrais en profi-ter pour donner des vacances à Norah. Sa sœur est malade et elle voudrait beaucoup aller la voir.

— Vous n’avez pas peur de rester ici toute seu-le ?

Constance sourit.

— Cette maison ne m’effraie plus du tout main-tenant que j’en connais le moindre recoin. De toute façon, s’il arrivait quelque chose, Norah serait capable de s’évanouir avant de me porter secours.

— Eh bien, soit ! Faites comme vous voulez.

Norah se réjouit beaucoup de pouvoir rendre vi-site à sa sœur et passa la fin de la semaine à prépa-

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rer ses bagages, ce qui eut des répercussions sur sa cuisine.

— Je ne comprends rien à ce que fait Norah, di-sait Constance à Mark, le soir. Elle part dans sa chambre pour un oui ou pour un non et oublie presque à chaque fois un plat sur le feu. Résultat, tout brûle.

— J’ai remarqué, oui. C’est toujours comme ça quand Norah part en voyage. Je crois qu’elle réflé-chit sans cesse à ce qu’il faut ou ne faut pas empor-ter. Sa valise est prête plusieurs jours à l’avance, mais elle reste ouverte sur son lit.

Constance écarquilla les yeux.

— Mais pourquoi ?

— Pour qu’elle puisse en changer le contenu se-lon les variations du temps. S’il fait beau, au début, Norah dispose avec soin toutes ses robes d’été dans la valise. Vient une averse, Norah abandonne une omelette en train de cuire pour ôter les robes de sa valise et les remplacer par des vêtements de pluie.

— Quelle idée !

Mark haussa les épaules.

— Avec Norah, il vaut mieux ne pas chercher à comprendre. Mais parlons de choses plus sérieu-ses : en mon absence, un employé de l’entreprise doit venir chercher une somme d’argent très im-portante que j’ai ramenée l’autre jour. Vous irez la

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chercher dans mon coffre dont voici la combinai-son.

Il tendit à la jeune femme un bout de papier qu’elle rangea dans un tiroir du bureau.

— J’ai aussi écrit le numéro de téléphone de mon hôtel au cas où…, ajouta-t-il.

Mark partait le soir même et Constance l’accompagna en voiture à l’aéroport.

— Téléphonez-moi si vous avez un problème, dit-il en l’embrassant.

Norah quitta la maison le lendemain soir, et Constance, cette fois, la conduisit aussi à la gare. Les fameuses valises occupaient tout le coffre de la voiture et elles ne furent pas trop de deux pour les porter.

— Merci beaucoup de votre aide. Madame. Et souvenez-vous : je reviens après-demain matin.

— J’ai peine à croire que vous partiez si peu de temps, Norah.

Elle montra les valises qui encombraient le filet à bagages.

— Vous emportez assez de vêtements pour six mois, au moins !

La vieille dame prit un air gêné.

— J’amène des cadeaux à ma famille.

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En réalité. Mark avait expliqué à Constance que la femme de charge, incapable de résoudre les dilemmes que lui posait la météo, finissait par emporter toute sa garde-robe, pour plus de sûreté.

— Toutes mes amitiés à votre sœur !

Le train partit, et Constance rentra dans la mai-son vide.

Au bout de vingt-quatre heures, le temps com-mença à paraître long à la jeune femme. La vie ici semblait bien morne sans Norah… et sans Mark. Leurs conversations près du feu, le soir, lui étaient peu à peu devenues nécessaires et elle attendait avec impatience le moment où il s’installerait de nouveau sur le fauteuil en face d’elle pour lui ra-conter sa journée ou discuter d’un livre. Le tour étrange et ambigu que leurs relations avaient pris depuis leur dispute de l’autre jour lui plaisait as-sez, même si elle en reconnaissait elle-même les limites. Désormais, Mark ne faisait plus aucune allusion au passé : ni à l’escroquerie commise par son père, ni à leurs promenades sur la plage ou dans le jardin des Fowlers. D’un commun accord, tous deux vivaient dans le présent, conscient du caractère éphémère de leur situation, mais dési-reux d’en profiter le plus possible.

La veille du retour de Norah, vers onze heures du soir. Constance regardait donc avec mélancolie le siège vide de Mark : encore trois jours avant son retour ! Trois longs jours… Heureusement Norah

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revenait à l’aube le lendemain et sa compagnie l’aiderait à mieux supporter son attente.

La sonnette de la porte d’entrée fit sursauter la jeune femme. Peut-être cet employé qui venait chercher l’argent ? Mais pourquoi si tard ? Cons-tance jeta un coup d’œil à travers la vitre de la porte d’entrée, frémit à la vue de l’homme qui se tenait sur le perron.

— Papa ?

Elle ouvrit.

— Bonjour, Constance, dit Andrew.

— Papa ! Que viens-tu faire ici ?

Une idée lui traversa l’esprit.

— Il est arrivé quelque chose à maman ?

— Non. Ta mère va très bien. Un peu inquiète pour toi, bien sûr, mais rien de grave.

— Alors pourquoi… ?

Andrew désigna le couloir.

— Puis-je entrer ? demanda-t-il. Il fait vraiment très froid dehors.

— Bien sûr ! Et donne-moi ton manteau, il est trempé.

Elle parlait de façon machinale, vaguement an-xieuse de le voir ici, heureuse, malgré tout, de l’embrasser.

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— Installe-toi dans la bibliothèque, là-bas. Je reviens tout de suite avec du thé.

— Excellente idée ! Je suis transi !

— Tu as pris le dernier avion ? lui cria-t-elle de la cuisine.

— Oui. Et je compte repartir dès demain matin, de préférence par le premier vol.

— Quoi ?

— Oui. Je… je suis juste venu pour traiter une affaire.

Une affaire ! Un terme étrange, qui n’annonçait rien de bon. Depuis les révélations de Mark, la jeune femme avait compris que les « affaires » de son père se réduisaient à de simples manœuvres frauduleuses. Que pouvait-il bien avoir inventé cette fois-ci ? Peut-être Constance devrait-elle téléphoner à son mari ?

Elle se brûla le doigt en réchauffant la théière, retint un cri de douleur.

Oui, c’était la meilleure solution : téléphoner à Mark, lui demander conseil. Mais d’un autre côté, mieux valait attendre un peu pour connaître l’exact motif de sa visite. Après, elle appellerait Mark, si le besoin s’en faisait sentir.

Quelques minutes plus tard, elle rejoignait son père dans la bibliothèque, un plateau à la main.

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Debout devant la cheminée, Andrew regardait les flammes d’un air pensif.

— Voilà ! Maintenant assieds-toi et explique-moi ce qui se passe.

— Je ne peux pas t’expliquer pour la bonne rai-son que je n’en sais rien moi-même. Je… j’ai be-soin d’argent, Constance. Juste un prêt de quel-ques semaines.

Il détourna la tête pour éviter le regard de sa fil-le.

— J’ai pensé que tu pourrais m’en avancer.

— De l’argent ! Mais je n’en ai pas ! Et…

Elle le regarda d’un air soupçonneux.

— Que comptes-tu en faire ? Le jouer en bourse, perdre encore ?

Une surprise réelle se peignit sur le visage d’Andrew.

— Que veux-tu dire ? Je n’ai guère eu de chance à la bourse, ces derniers temps. Mais je n’ai jamais perdu de très grosses sommes…

Son visage s’assombrit.

— Heureusement, d’ailleurs. Les choses sont bien assez compliquées comme ça !

— C’est ta faute, aussi…

Il ne répondit pas, tisonna le feu avec des pin-cettes. Constance insista :

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— Pourquoi… te mettre dans des situations pa-reilles ?

Le mot « voler » lui paraissait trop fort, et si étrange à l’égard d’Andrew. Comment en était-elle venue à le soupçonner ? Lui qui paraissait droit et franc. Épuisé de soucis, sans doute, mais malhon-nête, non. Et pourtant il avait escroqué l’entreprise Fowlers, tenté de marier sa fille contre son gré pour assurer son impunité… Les yeux de Constan-ce se remplirent de larmes.

— Oh, papa, que s’est-il passé ?

Il secoua la tête.

— Si tu savais…

Sa voix tremblait d’émotion et sa fille lui posa la main sur l’épaule. Au moins, il éprouvait des re-mords à son égard, regrettait sans doute ces actes.

— Je me suis affolé et je… Oh, Constance, je suis si heureux que tu ne l’aies pas épousé, finalement !

— Alain ?

— Oui, ce… cet homme. Je m’en serais voulu toute ma vie. Je sentais bien que tu comprenais, que tu te sacrifiais pour moi. J’aurais dû m’interposer, mais j’ai manqué de courage, tu comprends ? Ça., ça arrangeait tout.

— Oui, ça arrangeait tout, n’est-ce pas ?

Constance laissa retomber sa main.

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— Et mon mariage avec Mark, il t’arrangeait aussi ?

Il la regarda, comme hébété.

— Mais… non ! C’est différent ! Et c’est pour cette raison que j’ai besoin d’argent, pour combler ce déficit : sinon, il va me dénoncer !

— Sois tranquille, il ne te dénoncera pas. Je me suis arrangée avec lui… ou plutôt, il s’est arrangé avec moi. En tout cas, il ne dira rien, sois-en sûr.

— Tu t’es arr… Mais de qui parles-tu ?

— De Mark, bien sûr ! C’est lui qui a tout décou-vert, n’est-ce pas ?

La réaction d’Andrew stupéfia Constance. Il lâ-cha les pincettes, lui prit les mains.

— Il a tout découvert ? Mais alors, il n’y a plus besoin de…

Il se ravisa, attira sa fille dans un fauteuil, s’assit à côté d’elle.

— Qu’a-t-il découvert exactement ?

— Un gros déficit dans ton service.

Andrew hocha la tête.

— C’est bien ça, murmura-t-il. Et a-t-il compris d’où venait ce déficit ?

— Mais, papa…

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Encore une fois, la jeune femme répugnait à prononcer le mot, à taxer son père de vol, d’escroquerie.

— Il… en a déduit que… que…

Son père la regardait, l’air découragé.

— Que c’était moi, n’est-ce pas ? Et tu as pensé la même chose !

— Euh… oui.

L’attitude d’Andrew la déconcertait. Allait-il lui reprocher d’avoir cru à l’évidence ? Alors qu’elle s’était mariée avec Mark pour le protéger, au ris-que d’être soupçonnée de complicité par l’homme qu’elle aimait ?

— Ainsi j’avais raison, dit-il tout bas. C’est vraiment dangereux, puisque même elle…

— Papa ? Que dis-tu ?

Il releva la tête.

— Je réfléchissais. Écoute, Constance, je n’ai pas le temps de t’expliquer, mais ma position de-vient de plus en plus périlleuse.

— Je m’en doute ! Mais puisque je te dis que Mark…

— Tu ne te doutes de rien du tout. Mais peu im-porte, il faut, tu m’entends, il faut que tu me prê-tes cet argent.

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Constance recula. Le regard d’Andrew, fixe, presque dur, l’effrayait. Le regard d’un homme aux abois, prêt à tout pour se sauver.

— Papa, non, je… je n’ai pas d’argent et…

— Ton mari en a certainement. Trouve un moyen. Constance, je t’en supplie.

Il lui serrait les poignets.

— Laisse-moi ! Tu me fais mal ! Aïe !

D’un geste brusque, elle se dégagea, puis se le-va, très pâle.

— Je vais te donner cet argent, dit-elle d’une voix blanche.

Elle venait de se souvenir du coffre. Mark avait laissé une forte somme, à l’attention d’un employé de son entreprise.

Constance allait prendre l’argent, le donner à son père.

Comme un automate, elle se dirigea vers le bu-reau, regarda le numéro du coffre sur le papier. A côté, écrit en tout petit, le numéro de téléphone de Mark, qu’elle n’appellerait pas, qu’elle s’aliénait à jamais.

Le coffre cliqueta à chaque numéro inscrit, s’ouvrit. Dedans une seule enveloppe que la jeune femme prit, tint un instant entre ses doigts. Il suffisait de prendre le téléphone, de composer un numéro pour Paris…

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Mais Constance ne supportait pas de voir son père avec ces yeux de fou, ce visage tendu, toute cette angoisse qu’elle lisait dans son regard. Pour cette raison, elle avait accepté d’épouser Alain, sans savoir vraiment pourquoi. Pour cette raison, elle volait à présent de l’argent que Mark lui avait confié et perdait sa seule chance de se réhabiliter à ses yeux.

Sans un mot, Andrew lui arracha l’enveloppe des mains, la déchira, compta les billets qu’elle contenait.

— C’est… c’est à peu près ce qu’il me faut.

— Il vaut mieux que tu partes, à présent. Je vais te reconduire à l’aéroport : j’imagine que tu es venu en taxi ?

Constance parlait avec calme, comme si de rien n’était, comme si son père était venu la voir pour l’embrasser, prendre de ses nouvelles. Andrew s’approcha.

— Je t’aime, ma petite fille, murmura-t-il.

Ils sortirent. A l’aéroport, Constance attendit le premier avion du lendemain avec son père, sans qu’une seule parole soit échangée entre eux. Lors-qu’elle regagna Hampstcad, dans la matinée, Constance songea à Norah qui devait être rentrée depuis longtemps. Un frisson la parcourut à l’idée de se qu’ils allaient penser d’elle, tous : Norah, Maud, Jack même, à qui on tenterait de cacher la

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vérité, et Mark surtout… Mark qui ne manquerait d’en tirer les conclusions qui s’imposaient : elle lui mentait depuis le début, avait feint l’innocence, utilisé son frère Alain de façon consciente pour protéger son père…

Lorsqu’elle ouvrit la porte, la maison était som-bre et silencieuse. Aucun bruit, aucune trace de Norah, sans doute restée chez sa sœur un jour de plus ou retardée pour un motif quelconque. Dans l’entrée, elle fut prise d’un étourdissement : la fatigue sans doute ou la faim. Mieux valait se cou-cher un peu, en attendant Norah. Les marches de l’escalier craquèrent sous ses pas comme à l’habitude, mais ce bruit résonna de façon étrange dans le silence. Sur le palier, les vitraux jetaient sur le sol des taches de couleur aux formes bizar-res, un chevalier bleu, par exemple, en armes, avec sa lance pointée. Ou cet oiseau rouge qui paraissait tomber, les ailes repliées, la tête en arrière.

Constance se dirigea vers sa chambre. La pièce verte plongée dans l’obscurité présentait son as-pect habituel. Au mur, la femme en noir la contemplait avec son air mélancolique. Et le rubis brillait sur la cheminée où elle l’avait déposé la veille.

— Je savais que vous reviendriez !

Constance sursauta au son de cette voix ironi-que, méchante.

— Je l’ai su quand j’ai vu le rubis.

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Mark sortit de l’ombre où il se dissimulait.

— Quand vous êtes-vous aperçue que vous l’aviez oublié ?

— Je…

— Quand ?

— Je ne suis pas revenue pour ça !

— Ah ?

Son regard parcourut la pièce à la recherche d’un objet imaginaire.

— Je ne vois pourtant rien d’autre à voler ici. A part, bien sûr le tableau. Mais il est difficile à transporter et n’a, malheureusement, aucune valeur autre que sentimentale.

Il eut un rire sardonique.

— Mais ces valeurs-là ne vous intéressent pas, n’est-ce pas ?

Il s’approcha d’elle, lui posa les mains sur les épaules, comme là-bas à Maywalk.

— Répondez ! Que cherchiez-vous d’autre ? Je suis prêt à vous le donner, pourvu que vous partiez tout de suite pour ne jamais revenir !

Elle ne répondait pas, se laissait insulter sans rien dire, incapable d’articuler un seul mot, les yeux secs.

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Des moments qui suivirent, Constance ne gar-dait par la suite qu’un souvenir confus. La honte dominait, le chagrin aussi. Honte du regard mé-prisant de Norah, dans le couloir, chagrin immen-se de quitter Mark, malgré son incompréhension, sa dureté. Avait-il réfléchi une seconde avant de la condamner ? Pou-vait-il croire si aisément à sa culpabilité, sans même chercher à comprendre ce qui pouvait motiver ce vol ?

Pourtant, la jeune femme ne parvenait pas à lui en vouloir : trop de coïncidences se succédaient. Le déficit dans l’entreprise de John, ce mariage de comédie qui se préparait, et puis, pour finir, Cons-tance qui disparaissait avec le contenu du coffre, et cela sans motif apparent…

Car elle se refusa toujours à parler : les accusa-tions de Mark, la réprobation indignée de Norah, tout valait mieux que de trahir son père, d’expliquer qu’il était encore responsable de cette nouvelle escroquerie. Hébétée, Constance ne ré-pondit rien aux questions de Mark, même lorsqu’il la serra dans ses bras, à bout de colère et de cha-grin.

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— Dire que je t’aimais tant, murmura-t-il. Que j’étais tout prêt à te croire ! Comment peux-tu avoir l’air si… si innocent ! Alors que tu passes ta vie à ourdir des plans, à calculer…

Il la repoussa.

— Mais dis quelque chose !

Puis, se reprenant :

— J’oublie que tu ne comptais pas sur mon re-tour ! Tu as eu l’air épouvanté de me voir, tout à l’heure. Et sais-tu pourquoi je suis revenu ? Pour te dire que je ne pouvais pas me passer de toi, que ces jours me semblaient longs et sans intérêt parce que tu n’étais pas avec moi. Je suis revenu, certain de te surprendre dans ton sommeil, savourant par avance ta surprise, ta joie quand je te parlerais…

Sa voix se brisa tandis qu’il continuait :

— Et je trouve ce maudit coffre ouvert, l’argent disparu, toi aussi ! Oh ! J’aurais donné cent fois cet argent pour te trouver dans ta chambre, pour pouvoir mettre le vol sur le compte d’un cambrio-leur quelconque. Mais la pièce était vide.

Il serra les poings.

— Mais parle donc ! cria-t-il. Dis-moi que tout ça n’est pas vrai, que je rêve !

Mais comme elle baissait la tête sans répondre, il changea de ton, reprit sa voix railleuse :

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— Au fait, sans doute avais-tu tout préparé à l’avance ! Moi parti, tu éloignais Norah le temps de te livrer à une fouille en règle de la maison. Tu as dû être contente quand je t’ai confié cet argent, hein ? Vraiment inespéré pour toi ! Et moi, comme un idiot…

Il se prit la tête dans les mains, hurla :

— Va-t’en ! Va-t’en tout de suite !

Constance se dirigea vers la porte. Il la rattrapa, lui désigna le rubis sur la cheminée.

— Tu l’oublies encore ! Prends-le !

Comme elle continuait à avancer. Mark s’empara du bijou, lui passa la chaîne d’or autour du cou.

— Je t’en prie ! dit-il. Garde-la ! Si tu m’as aimé, ne fût-ce qu’un moment, garde-la !

Ces mots et ces mots seuls déterminèrent Cons-tance à conserver le rubis. Et elle partit, croisa Norah dans le couloir. Une Norah redevenu sèche et méfiante.

— J’avais raison, dit la femme de charge d’une voix sifflante. A vous voir arriver le premier soir, j’ai tout de suite compris que vous vous sentiez coupable. Vous aviez si peur Ça se lisait dans vos yeux ! Par la suite, vous vous êtes détendue et vous avez réussi à me donner le change. Ah ! Si j’avais su ! Je ne serais jamais partie, je ne vous aurais

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jamais laissée seule. J’aurais continué à vous sur-veiller.

Elle se penchait par-dessus l’escalier, parlait de plus en plus fort, à mesure que Constance s’éloignait, finit par crier quand la porte se refer-ma. Une heure plus tard, la jeune femme se re-trouvait perdue dans les rues de Londres avec, pour toute fortune, son sac à main qu’elle serrait contre elle : quelques billets, un chéquier.

Son compte en banque contenait juste de quoi payer un billet pour les États-Unis, mais elle ne put se décider à partir loin de Mark. Quelle vie l’attendait pourtant dans Londres, sans argent, sans autre diplôme que ceux de l’institut d’art ? Cette vie. Constance la connaissait par ouï-dire et pour s’être promenée dans les quartiers plus pau-vres qui entouraient la City. Des bâtiments vétus-tes et noirs, des façades chancelantes, des murs lézardés, derrière lesquels on devinait des vies misérables.

Épuisée de fatigue. Constance se dirigea tout droit dans cette partie de Londres : là, les loyers ne risquaient pas d’être trop élevés et elle pourrait vivre quelques mois dans une petite chambre. Son peu d’argent suffirait à subvenir à ses besoins. Après ? Elle verrait…

Une logeuse accepta de lui fournir une chambre assez propre et le petit déjeuner contre un prix modique. Et Constance vécut là désormais, sans

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jamais sortir, sauf pour aller acheter un dîner frugal : du lait, du pain et des fruits, la plupart du temps. Mais les rues de Londres la dégoûtaient avec les trottoirs glissants de boue et de pluie.

Les eaux sombres de la Tamise ne l’inspiraient pas davantage. Mais elle venait parfois se pencher au-dessus d’un parapet et regardait couler le flot lourd et lent qui paraissait charrier des rêves ou-bliés. Sa figure s’amaigrit et pâlit, sous l’effet conjugué du chagrin et d’une nourriture trop pau-vre. A tel point que sa logeuse finissait par la prendre en pitié.

— Vous avez donc bien du chagrin pour vous laisser dépérir comme ça ? lui disait-elle. Un homme, je parie ! Il faut réagir, mon petit, cher-cher un métier. Vous ne savez donc rien faire de vos dix doigts ?

Et comme Constance secouait la tête, elle pour-suivait :

— Vous n’allez tout de même pas rester seule comme ça, toute la journée, à manger deux ou trois fruits !

Et elle l’invitait chez elle, lui offrait un repas chaud.

— Vous ne voulez pas me raconter vos mal-heurs ? Ma parole ! Seriez-vous muette ?

Constance ne parlait presque jamais, se conten-tait d’un « bonjour » le matin, quand elle passait.

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Noël arriva, et les rues s’illuminèrent de lam-pions colorés. Des enfants chantaient au coin des rues, enveloppés dans des pelisses chaudes, tandis que la cape de Constance commençait à s’user, prenait l’eau, traînait dans la neige fondue. La joie ambiante lui rendait son isolement plus doulou-reux encore, et elle entendait les gens rire dans la rue, retrouvait les mêmes impressions que le soir du bal costumé trois mois auparavant. Une hor-reur lui venait pour cette foule gaie qui chantait et dansait autour d’elle. Elle arrêta de sortir.

De toute façon, son argent s’épuisait. Plus de fruits, à présent. Un peu de lait et un morceau de pain suffisaient à son dîner. Ce régime de douleur et de privation eut raison de sa santé. Ses yeux prirent un éclat maladif qui en rehaussait la beau-té. Ce que ne manquait pas de remarquer la logeu-se.

— Plus ça va, plus elle devient belle, disait-elle. Mais cette beauté-là n’est pas de bon augure…

Et elle accompagnait ses paroles d’un geste fata-liste.

Ces prédictions se réalisaient : de jour en jour plus affaiblie, Constance finit par ne plus quitter son fauteuil, puis son lit. Par la fenêtre, le bruit de la rue montait jusqu’à elle, la narguait.

Le printemps arriva et, avec lui, l’air tiède et l’odeur de fleurs à peine écloses.

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Constance voulut à tout prix ressortir, malgré les avis du médecin appelé par la logeuse. Les parcs lui parurent enchanteurs avec les premières roses, les primevères, les pois de senteur. Il lui arrivait de passer une journée sur une chaise à étudier des variétés de couleurs. Pour la première fois depuis longtemps, ses couleurs, sa palette lui manquaient. Là encore, la logeuse se révéla d’un grand secours : un jeune peintre lui avait laissé son matériel en dépôt, et n’était jamais revenu.

Les forces revinrent à la jeune femme, à force d’arpenter les parcs de la ville. L’exercice réussit là où le repos avait échoué. Mais elle conserva ses allures de sylphide, sa démarche dansante, et ses joues pâles.

Pourtant, un nouveau souci la rongeait : jour après jour son compte en banque s’épuisait. Voilà déjà deux mois de loyer qu’elle devait. L’habitude venant, un dîner frugal lui suffisait amplement, mais il fallait bien dîner, et que deviendrait-elle quand elle n’aurait plus rien ?

Elle conservait toujours son rubis comme un trésor, sur son cœur. Pendant sa maladie, comme sa logeuse l’aidait à se déshabiller, le rubis avait glissé sur sa chemise.

— Qu’avez-vous là, ma petite ? Seigneur, quelle merveille ! Si vous vouliez le vendre, je connais des gens qui vous en donneraient un bon prix.

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Mais Constance avait serré la pierre entre ses doigts, de toutes les forces qui lui restaient.

— Non, je ne veux pas !

— Là ! Calmez-vous. Ce que j’en disais, moi, c’était pour votre bien.

Pourtant, elle était revenue plusieurs fois à la charge, plus souvent encore depuis que les loyers n’arrivaient plus.

— Vous pourriez vivre plusieurs années, affir-mait-elle. Et vous racheter des couleurs. Voilà que les vôtres s’épuisent.

Mais Constance résistait encore. Un matin, pourtant, comme elle arpentait les quais selon son habitude, avec son matériel sous le bras, l’enseigne d’un bijoutier apparut à un coin de rue. Ce matin, la logeuse s’était montrée plus insistante encore, faisant valoir la reconnaissance qu’elle lui devait, la note du médecin, sans compter les loyers.

— A quoi vous sert ce maudit bijou ? Vendez-le donc !

La jeune femme s’arrêta, considéra la devanture de la boutique, avec ses diamants sur du velours, ses saphirs, ses rubis. Mais aucun n’approchait le sien, ni en grosseur, ni en beauté. Constance tira la chaîne, tourna la pierre entre ses doigts. Ah ! Si elle pouvait renouveler ses pinceaux, se racheter des toiles. Peut-être parviendrait-elle à vendre ses tableaux, à vivre de sa peinture…

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D’une main hésitante, elle ouvrit la porte, se re-trouva devant le bijoutier qui considérait avec pitié cette femme si belle, d’aspect misérable.

— Que désirez-vous ?

— Je… je voudrais vendre un bijou.

Elle ôta la chaîne de son cou, lui tendit le rubis que l’homme examina longtemps.

— Où avez-vous eu cette pierre ? demanda-t-elle enfin.

— On me l’a donnée. Mais ce n’est pas le rubis que je veux vendre. C’est… c’est la chaîne.

Ce serait déjà mieux que rien !

— La chaîne ?

Il avança un prix très modique, la moitié de son prix initial.

— C’est votre dernière offre ?

Le bijoutier inclina la tête en silence. Constance tenta de reprendre le collier.

— Dans ce cas, je vais tenter ma chance ailleurs. Ça ne me suffit pas.

L’homme la retint.

— Et que diriez-vous de cinq mille livres ?

— Cinq mille livres ?

— Oui, pour le rubis.

— Je… je vous ai dit qu’il n’était pas à vendre.

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— Dix mille livres !

— Non !

— Vingt mille !

Les murs de la boutique dansèrent devant les yeux de Constance qui fut obligée de s’appuyer sur le comptoir. Vingt mille livres ! Jamais elle n’aurait espéré en obtenir autant !

— Non, répéta-t-elle, la gorge sèche, je vous ai dit non.

— Trente mille ! Mais dans ce cas, je dois d’abord appeler ma banque.

Constance évaluait les années de travail que cet-te somme lui apporterait, les toiles qu’elle pourrait peindre…

Le bijoutier s’approchait du téléphone.

— Non !

Il s’arrêta.

— Vous ne pouvez refuser une proposition pa-reille, mademoiselle. Je serais très étonné que vous trouviez mieux ailleurs et…

— Je ne chercherai pas ailleurs. Non, plus ja-mais !

Elle fixa l’homme avec des yeux brillants de fiè-vre et de larmes.

— Ce bijou n’a pas de prix pour moi, compre-nez-vous ? Je ne m’en séparerai jamais, jamais…

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Et la voix de Mark lui revenait à l’esprit, sa voix grave qu’elle n’entendait plus qu’en rêve depuis tant de mois…

« Aimez cette pierre, Juliette. Aimez-la comme j’aimerais me faire aimer de vous. »

La porte claqua derrière elle. Le bijoutier la re-garda partir, courir un instant sur le trottoir, avant de s’effondrer sur un banc, comme morte. Le choc nerveux avait ébranlé ses forces encore chancelan-tes et la fièvre la reprenait avec encore plus de violence qu’auparavant.

— Constance ?

Elle ouvrit les yeux, les referma aussitôt, éblouie par la lumière trop crue.

— Constance ? Répéta la voix.

Une voix si lointaine, et pourtant d’une douceur infinie, une voix qui lui avait tellement manqué…

— Mark ? murmura-t-elle.

Il l’avait appelée par son prénom… Cela symbo-lisait-il sa volonté d’ôter leurs masques ? De ne plus vivre dans l’illusion, mais dans la réalité ? Cela signifiait-il qu’il l’acceptait telle qu’elle était ?

— Constance, mon amour, je suis là, près de toi.

Elle gémit.

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— Oh, Mark, dit-elle dans un souffle. J’ai été si malheureuse !

— Je sais. Ne parle pas trop, tu risques de te fa-tiguer.

— Que… que m’est-il arrivé ?

— Tu t’es évanouie dans la rue et on t’a emme-née à l’hôpital dans une sorte de coma. Mais tu es hors de danger, maintenant. Par un hasard extra-ordinaire, le bijoutier chez qui tu es allée m’avait vendu le rubis, quelques années auparavant. Il m’a tout de suite téléphoné que quelqu’un essayait de s’en défaire. Il a demandé dans quel hôpital on t’amenait, et c’est ainsi que je t’ai retrouvée.

Il se pencha vers elle, effleura son front de ses lèvres.

— Moi qui te cherchais depuis des mois…

Quelques jours plus tard, Constance put sortir faire quelques pas dans le jardin de l’hôpital. Mark la soutenait par le bras, aidé de Maud. Les parents de Jack étaient venus aussi et le petit garçon cou-rait devant.

Tous s’assirent près d’un massif de roses.

— C’est délicieux ! dit Constance.

Maud contempla les pelouses, les parterres de fleurs, les pelouses jonchées de pétales blancs.

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— Si Elmer était là, je suis sûre qu’il inventerait une rencontre avec Madeline dans un jardin d’hôpital, après une grave maladie.

Un silence s’établit.

— Et vous ?

Mark se tourna vers Maud.

— Ne pourriez-vous pas nous raconter une his-toire, vous aussi ? Vous en inventez aussi de très belles.

— N’exagérons rien ! Mais il se trouve que j’en connais une qui vous intéressera sans doute, Cons-tance.

— Ah oui ?

La jeune femme écoutait d’une oreille distraite, la tête appuyée sur l’épaule de Mark.

— Imaginez un homme très riche qui vivait loin, très loin, au-delà des mers. Cet homme avait deux fils. L’un présentait toutes les qualités possibles. L’autre, plus falot, plus anodin, se sentait écrasé par son frère aîné et nourrit bientôt contre lui une sorte de haine envieuse. Le premier, bien sûr, ne s’en doutait pas le moins du monde, d’autant que leur mère, encline à préférer le second à cause de sa fragilité, ne manquait pas d’accuser l’aîné de violence et de méchanceté. Elle fit si bien qu’un jour, celui-ci s’en alla, au grand désespoir de son père qui entrevoyait pour lui de brillantes carriè-res.

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Constance prêtait une grande attention au récit de Maud, à présent. Le petit Jack, qui cueillait des pâquerettes, s’était arrêté pour écouter aussi.

— Mais le père eut beau faire, son fils partit chercher fortune ailleurs. Malheureux, déçu par son second fils qui ne montrait pas le même talent en affaires, cet homme continua à voir le premier, à suivre ses progrès. Et un jour, voyant qu’il se montrait digne de lui, il décida de lui donner la moitié de ses biens, sans le déshériter au profit du second, comme sa femme le lui demandait ins-tamment.

— Mais il n’en aurait pas eu le droit légalement ! Intervint Constance.

— Pas de le déshériter entièrement, non. Mais de lui ôter la direction de l’entreprise Fowlers, oui ! Il aurait pu se contenter de toucher des reve-nus. Or, John tenait à ce que Mark s’occupe d’une filière anglaise qu’il venait de créer, pour diriger tout par la suite. Il cacha soigneusement ses inten-tions à Elisa, dont il craignait la réaction, mais elle finit par l’apprendre et le raconta à Alain. Un plan fut aussitôt mis sur pied : déstabiliser l’entreprise Fowlers, l’appauvrir en capitaux, pour lui enlever de sa valeur. Pour ce faire, il suffisait de falsifier les comptes de chaque service, avec la complicité éventuelle d’un homme dévoué à Alain ou acheté par lui. Tout marchait à merveille quand Alain voulut s’attaquer à l’un des plus gros services de

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l’entreprise : à la tête de ce service, John avait mis son collaborateur le plus intègre et le plus désinté-ressé…

Elle se tourna vers Constance qui buvait ses pa-roles.

— Votre père. Pour Alain, aucun espoir à atten-dre de ce côté-là. Cet homme ne se laisserait ja-mais acheter. D’ailleurs, l’argent ne le fascinait pas ; il se bornait à gagner sa vie pour pouvoir se livrer en toute tranquillité à son hobby préféré : la peinture. Pressé par le temps, Alain décide alors de se passer de son aide et sort de grosses sommes d’argent sans falsifier les papiers. John, qui sur-veille son fils, le remarque immédiatement. Le pauvre Andrew, presque tout de suite aussi.

Maud prit la main de Constance.

— Vous imaginez quel calvaire pour lui de dé-couvrir cette escroquerie dont tout le monde allait croire qu’il était routeur. Affolé, il cherche d’abord un moyen de remettre l’argent. Mais où le gagner ? Il essaie bien de jouer en bourse, mais ces gains sont ridicules, voire nuls. Alors il va expliquer son problème à Alain.

— Pourquoi pas à John ?

— Par honte, toujours ! Il craint que son direc-teur ne le blâme, ne l’accuse même. Alain paraît plus jeune, et si gentil et affable ! Alain le rassure en apparence, mais menace de le « dénoncer » à

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chaque instant. C’est là que vous intervenez, Cons-tance. Alain cherchait un moyen de pression sur votre père et vous trouve. Il vous courtise, vous demande en mariage. Tout le monde pensait y trouver son compte. Vous mariée à Alain, celui-ci ne pouvait plus dénoncer Andrew. Quant à Alain, il comptait bien profiter de cette union pour faire pression sur votre père en toute impunité : jamais Andrew n’aurait trahi le mari de sa femme. Tout allait à merveille, et vous.

Constance, qui sent l’angoisse latente de votre père, vous vous sacrifiez sans mot dire. Mais voilà qu’une faille surgit sous la forme de votre mari, le premier fils venu au mariage de son frère.

Maud marqua un temps d’arrêt, reprit.

— Il faut savoir que John avait raconté sa petite affaire à deux personnes : son fils Mark et sa chère sœur Maud. A une différence près : à moi, il avait confié ses soupçons à l’égard d’Alain, et les avait cachés à Mark dans le souci de ne pas créer une dissension entre les deux frères. Attaqué de front, Alain pouvait devenir dangereux. En revanche, il chargea Mark de faire des vérifications dans le secteur d’Andrew, le futur beau-père d’Alain. Mark s’aperçoit vite du déficit, en déduit logiquement la culpabilité d’Andrew et croit comprendre la man-œuvre. La fille devait être aussi complice. Or le même Mark était tombé amoureux fou d’une ra-vissante Juliette entrevue dans un bal. Il rêve de

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lui offrir des bijoux, de l’emmener au bout du monde, de l’épouser. Et voilà qu’il apprend que ladite Juliette est précisément la fiancée de son frère ! Furieux, il emmène la jeune femme soi-disant pour l’empêcher de nuire à son frère, en fait, parce que c’est ce qu’il rêve de faire depuis trois jours.

— Mais non ! Je…

— Sinon, tu aurais au moins averti ton père ! Mais tu avais peur qu’il ne s’oppose à cette idée saugrenue… qui vous a sauvés, vous et votre père, Constance. Sinon, Alain vous tiendrait en ce mo-ment. C’est ce dont j’essayais de vous avertir sans accuser ouvertement Alain. A l’époque, nous espé-rions garder l’affaire secrète. Je vous disais que la raison pour laquelle vous épousiez Alain n’était pas vraie. Qu’il ne fallait pas vous marier.

— C’est aussi pourquoi vous me parliez des his-toires d’Elmer !

— Absolument ! Je voulais vous dire ainsi qu’on peut ne voir une histoire que par un côté. Qu’un détail infime, que vous ne connaissiez pas, peut tout changer… Après votre mariage avec Mark, Alain est rentré dans une fureur épouvantable et décida de frapper un grand coup : il avertit votre père qu’il le dénoncerait immédiatement s’il n’acceptait pas de rentrer dans son jeu. C’est pourquoi Andrew est venu vous demander de

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l’argent, Constance. Il préférait encore avoir l’air d’un voleur que de trahir John.

Maud se tut.

— Après ton départ, dit Mark à Constance, Maud est venue tout me raconter.

— Je préférais accuser Alain que de vous laisser accuser injustement, vous, expliqua Maud.

— Et je t’ai cherchée partout…

Quelques minutes plus tard, Mark et Constance se promenaient tous deux dans l’allée du jardin.

— En fait, j’ai tout de même essayé de protéger mon père deux fois, fit Constance, songeuse.

Il la serra contre lui.

— Au fond, tu le connaissais trop bien pour croire à sa culpabilité. Tu le défendais d’un danger, c’est tout.

— Sans doute était-ce ce que je ressentais, oui.

— Le bijoutier m’a raconté ce que tu avais dit, en partant. Pourrais-tu me le répéter ?

Constance lui sourit, les yeux embués de lar-mes.

— Je tiens à ce bijou plus que tout au monde, murmura-t-elle, parce que tu me l’as offert en souvenir de toi et que je t’aime.

Un peu plus loin, Maud discutait avec Bettina.

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— Quand on pense à ces histoires si compli-quées, à tous ces gens meurtris ou coupables, et tout cela dans un seul but : permettre à deux jeu-nes gens de s’aimer.

FIN